Le Moyen-Orient apparaît aujourd’hui comme une zone de désolation, de massacres continus et de répression brutale des populations, comme un immense champ de ruines. Des pays entiers, tels l’Irak, la Syrie, le Yémen, la Palestine ou la Libye sont totalement dévastés par des confrontations militaires, des guerres civiles et les carnages les plus brutaux de centaines de milliers de civils, tandis que des millions sont obligés de rejoindre les masses de réfugiés dans les camps. En Iran la population subit depuis 40 ans un régime arriéré qui la plonge dans une situation économique désastreuse, un état de guerre permanent et la répression. L’Égypte est un chaudron en ébullition depuis la chute de Moubarak et la prise du pouvoir par le général Sissi. Le Liban est au bord de la faillite économique et les tensions communautaires s’intensifient à nouveau, tout comme dans la péninsule arabique où les tensions entre États (l’Arabie Saoudite avec le Qatar ou le sultanat d’Oman) comme en leur sein (entre cliques au sein de l’État saoudien) s’intensifient. Les révoltes populaires sont écrasées dans le sang tandis que de sinistres milices imposent leur loi sous la bannière de l’intégrisme religieux (Al Qaida, Daech, Hezbollah), du nationalisme (les milices kurdes) ou du tribalisme (Libye, Yémen).
Ce tableau dramatique est celui d’une région qui illustre de manière saisissante l’enfoncement du capitalisme dans l’engrenage de guerres interrompues qui, en permanence, ouvrent de nouvelles zones de conflits :
Bien sûr, des conquêtes d’Alexandre le Grand aux Croisades, de la lutte entre les consuls romains Marc Antoine et Auguste au creusement du Canal de Suez, la région a souvent été depuis l’Antiquité, au centre des convoitises économiques, politiques et militaires et des guerres qui en ont découlé.
Aussi, ce texte ne vise pas à développer une histoire des conflits récents au Moyen-Orient mais à montrer comment la compréhension de la décadence et de la décomposition du capitalisme est un cadre incontournable pour comprendre l’explosion des contradictions qui plongent aujourd’hui la région dans la bestialité guerrière et le chaos. Cette barbarie a une histoire, et celle-ci reflète le pourrissement sur pied du système.
Il y a 30 ans déjà, dans le texte d’orientation Militarisme et décomposition, ([1]) le CCI soulignait l’importance pour les révolutionnaires de faire preuve de discernement sur cette question essentielle de la place de la guerre et du militarisme : “il importe que les révolutionnaires soient capables de bien distinguer les analyses qui sont devenues caduques de celles qui restent valables, afin d’éviter un double écueil : soit s’enfermer dans la sclérose, soit “jeter le bébé avec l’eau du bain”. Plus précisément, il est nécessaire de bien mettre en évidence ce qui, dans ces analyses, est essentiel, fondamental, et conserve toute sa validité dans les circonstances historiques différentes, par rapport à ce qui est secondaire et circonstanciel ; en bref : de savoir faire la différence entre l’essence d’une réalité et ses différentes manifestations particulières."
C’est en appliquant ces principes et dans la continuité de cette méthode que nous situerons et analyserons les trente dernières années de guerres et de conflits au Moyen-Orient.
La question des guerres et du militarisme n’est bien évidemment pas un problème nouveau. Elle a toujours été une question centrale au sein du mouvement ouvrier. L’attitude de la classe ouvrière à l’égard des guerres bourgeoises a évolué dans l’histoire, allant du soutien à certaines d’entre elles à un refus catégorique de toute participation. Si, au cours du XIXe siècle, les révolutionnaires pouvaient appeler les ouvriers à apporter leur appui à telle ou telle nation belligérante (pour le Nord contre le Sud lors de la guerre de Sécession aux États-Unis, pour les tentatives d’insurrection nationale des Polonais en 1846, 1848 et 1856 contre la Russie tsariste), la position révolutionnaire de base au cours de la première guerre mondiale était justement le rejet et la dénonciation de tout appui à l’un ou l’autre des camps en présence.
La modification de la position de la classe ouvrière à l’égard des guerres fut justement en 1914 le point de clivage crucial dans les partis socialistes (et particulièrement dans la social-démocratie allemande) entre ceux qui rejetaient toute participation à la guerre, les internationalistes, et ceux qui se réclamaient des positions anciennes du mouvement ouvrier pour mieux soutenir leur bourgeoisie nationale. Ce changement correspondait à la modification de la nature même des conflits militaires liée à la transformation fondamentale subie par le capitalisme entre sa période d’ascendance et sa période de décadence.
C’est en particulier sur cette analyse que se base l’Internationale Communiste pour affirmer l’actualité de la révolution prolétarienne. Le CCI depuis sa fondation s’est réclamé de cette analyse et plus spécifiquement de son élaboration par la Gauche Communiste de France qui, en 1945, se prononçait sans ambiguïté sur la nature et les caractéristiques de la guerre dans la période de décadence du capitalisme : “À l’époque du capitalisme ascendant, les guerres (nationales, coloniales et de conquêtes impérialistes) exprimèrent la marche ascendante de fermentation, de renforcement et d’élargissement du système économique capitaliste. La production capitaliste trouvait dans la guerre la continuation de sa politique économique par d’autres moyens. Chaque guerre se justifiait et payait ses frais en ouvrant un nouveau champ d’une plus grande expansion, assurant le développement d’une plus grande production capitaliste. […]
La guerre fut le moyen indispensable au capitalisme lui ouvrant des possibilités de développement ultérieur, à l’époque où ces possibilités existaient et ne pouvaient être ouvertes que par le moyen de la violence. De même, le croulement du monde capitaliste ayant épuisé historiquement toutes les possibilités de développement, trouve dans la guerre moderne, la guerre impérialiste, l’expression de ce croulement qui, sans ouvrir aucune possibilité de développement ultérieur pour la production, ne fait qu’engouffrer dans l’abîme les forces productives et accumuler à un rythme accéléré ruines sur ruines. […]
Si dans la première phase, la guerre a pour fonction d’assurer un élargissement du marché, en vue d’une plus grande production de biens de consommation, dans la seconde phase, la production est essentiellement axée sur la production de moyens de destruction, c’est-à-dire en vue de la guerre. La décadence de la société capitaliste trouve son expression éclatante dans le fait que des guerres en vue du développement économique (période ascendante), l’activité économique se restreint essentiellement en vue de la guerre (période décadente).
Cela ne signifie pas que la guerre soit devenue le but de la production capitaliste, le but restant toujours pour le capitalisme la production de la plus-value, mais cela signifie que la guerre, prenant un caractère de permanence, est devenue le mode de vie du capitalisme décadent”. ([2])
Ce qui caractérise donc la guerre dans la période de décadence du capitalisme, c’est son caractère de plus en plus irrationnel. Alors qu’au XIXe siècle, malgré les destructions et les massacres qu’elles occasionnaient, les guerres constituaient un moyen pour la marche en avant du mode de production capitaliste, favorisant la conquête du marché mondial et stimulant le développement des forces productives de l’ensemble de la société, les guerres du XXe siècle ne sont plus que l’expression extrême de toute la barbarie dans laquelle la décadence capitaliste plonge la société.
Dans ce sens, les dépenses militaires ne représentent nullement un champ d’accumulation pour le capitalisme mais constituent un cancer rongeant l’économie capitaliste en pompant de plus en plus de moyens techniques, humains et financiers dans des secteurs improductifs. En effet, si les biens de production ou les biens de consommation peuvent s’incorporer dans le cycle productif suivant en tant que capital constant ou capital variable, les armements constituent un pur gaspillage du point de vue même du capital puisque leur seule vocation est de partir en fumée (y compris au sens propre) quand ils ne sont pas responsables de destructions massives.
Face à une situation où la guerre est omniprésente dans la vie de la société, le capitalisme décadent a développé deux phénomènes qui constituent des caractéristiques majeures de cette période : le capitalisme d’État et les blocs impérialistes : ([3])
Dès lors, ni le capitalisme d’État, ni les blocs impérialistes, ni a fortiori la conjugaison des deux, ne traduisent une quelconque “pacification” des rapports entre différents secteurs du capital, encore moins un “renforcement” de ce dernier. Au contraire, ce ne sont que des moyens que secrète la société capitaliste pour tenter de résister à une tendance croissante à sa dislocation.
Cette omniprésence de la guerre dans la vie de la société et son caractère irrationnel se sont particulièrement confirmés lors des deux Guerres mondiales, qui ont marqué le XXe siècle, comme durant la guerre froide et sa course folle aux armements. Ce déchaînement guerrier s’est particulièrement concrétisé au Moyen-Orient. ([4])
L’histoire du Moyen-Orient illustre de manière frappante le développement du militarisme et des tensions guerrières dans le capitalisme décadent. ([5]) Pour des raisons économiques et stratégiques (accès aux “mers chaudes”, routes commerciales vers l’Asie, pétrole…) le Moyen-Orient, tout comme les Balkans d’ailleurs, a toujours été un enjeu important dans la confrontation entre puissances. Depuis l’entrée en décadence du capitalisme et l’effondrement de l’Empire ottoman en particulier, la région se situe au centre des tensions impérialistes. Après l’effondrement de l’Empire ottoman, la mise en application des accords Sykes-Picot répartit la zone entre l’Angleterre et la France. Elle est alors le théâtre de la guerre civile turque et du conflit gréco-turque, de l’émergence du nationalisme arabe et du sionisme ; ([6]) elle est un enjeu majeur de la Seconde Guerre mondiale (offensives allemandes en Russie vers la mer Caspienne et l’Iran et des forces italo-allemandes en Afrique du Nord et en Libye vers l’Égypte).
Après 1945 et les accords de Yalta, la région constitue une zone centrale pour la confrontation entre les blocs de l’Est et de l’Ouest. La période est marquée par l’implantation du nouvel État d’Israël et les guerres israélo-arabes successives en 1948, 1956, 1967 et 1973 et surtout, dans ce cadre, par les tentatives persistantes de la Russie et de son bloc pour s’implanter dans la région : appui à Mossadegh en Iran au début des années 1950, à Nasser en Égypte au cours des années 1960, à Hasan al-Bakr en Irak vers 1972, aux Fédayins palestiniens et à l’OLP pendant les années 1970, à Hafez el-Hassad en Syrie en 1980. Ces tentatives se heurtent à une forte opposition des États-Unis et du bloc occidental, qui ont fait de l’État d’Israël un des fers de lance de leur politique. À la fin des années 1970, bien que le bloc américain s’assure progressivement du contrôle global du Moyen-Orient et réduise progressivement l’influence du bloc russe, la chute du Shah et la “révolution iranienne” en 1979 privent non seulement le bloc americain d’un bastion important mais annoncent, à travers la venue au pouvoir du régime rétrograde des Mollahs, la décomposition croissante du capitalisme.
Les années 1980 s’ouvrent sous les auspices de la chute du régime du Shah en Iran, ayant eu pour conséquence le démantèlement du dispositif militaire occidental au sud de l’URSS, et de l’invasion de l’Afghanistan par les troupes de l’Armée rouge. Cette situation a déterminé le bloc américain, aiguillonné par la pression de la crise économique, à lancer une offensive impérialiste de grande envergure visant à mettre au pas les petits impérialismes récalcitrants (Iran, Libye, Syrie), à expulser l’influence russe de la périphérie du capitalisme et à établir un “cordon sanitaire” autour de l’URSS : “La croissance des armements des deux blocs n’est pas seule à révéler la dimension et l’intensité présentes des tensions impérialistes. Cette intensité est à la mesure des enjeux considérables qui sont en cause dans toute la chaîne des conflits locaux qui déchirent la planète. Cette dimension est donnée par l’ampleur et les objectifs de l’offensive présente du bloc US.
Cette offensive a pour objectif de parachever l’encerclement de l’URSS, de dépouiller ce pays de toutes les positions qu’il a pu conserver hors de son glacis direct. Cette offensive a pour priorité une expulsion définitive de l’URSS du Moyen-Orient, une mise au pas de l’Iran et la réinsertion de ce pays dans le bloc US comme pièce importante de son dispositif stratégique. Elle a pour ambition de se poursuivre par une récupération de l’Indochine. Elle vise en fin de compte à étrangler complètement l’URSS, à lui retirer son statut de puissance mondiale.
La phase présente de cette offensive qui débute au lendemain de l’invasion de l’Afghanistan par les armées de l’URSS (qui constitue une avancée importante de celle-ci en direction des “mers chaudes”) a d’ores et déjà atteint des objectifs importants :
Une des caractéristiques majeures de cette offensive est l’emploi de plus en plus massif par le bloc de sa puissance militaire, notamment par l’envoi de corps expéditionnaires américains ou d’autres pays centraux (France, Grande-Bretagne, Italie) sur le terrain des affrontements (comme ce fut en particulier le cas au Liban pour “convaincre” la Syrie de la “nécessité” de s’aligner sur le bloc US et au Tchad, afin de mettre un terme aux velléités d’indépendance de la Libye), ce qui correspond au fait que la carte économique employée abondamment par le passé pour mettre la main sur les positions de l’adversaire ne suffit plus :
Ainsi, malgré l’indiscipline et les soubresauts de toute une série de pays moyen-orientaux, tels l’Iran, la Syrie, l’Irak ou la Libye, plongés dans une situation économique catastrophique et aux ambitions impérialistes perpétuellement frustrées, qui tentent par un chantage permanent de se vendre le plus cher possible, les dernières années de la décennie marquent une accentuation sensible de la pression du bloc occidental et des États-Unis pour consolider leur contrôle au Moyen-Orient.
Cependant, la “perte de contrôle” de la situation en Iran à partir de 1979, la déstabilisation du Liban (le terme “libanisation” deviendra un concept pour désigner la déstabilisation et la fragmentation d’États), l’occupation de l’Afghanistan par la Russie et finalement sa défaite ainsi que la guerre meurtrière entre l’Iran et l’Irak étaient déjà des signes annonciateurs de l’enclenchement de la dynamique de décomposition et fournissent les ingrédients qui permettront d’engendrer la nouvelle configuration impérialiste de la période de décomposition. ([8])
L’implosion du bloc de l’Est marque l’ouverture de la période de décomposition du système. Elle accélère dramatiquement la débandade des différentes composantes du corps social dans le “chacun pour soi”, l’enfoncement dans le chaos. S’il est un domaine où s’est immédiatement confirmée cette tendance, c’est bien celui des tensions impérialistes : “La fin de la “guerre froide” et la disparition des blocs n’a donc fait qu’exacerber le déchaînement des antagonismes impérialistes propres à la décadence capitaliste et qu’aggraver de façon qualitativement nouvelle le chaos sanglant dans lequel s’enfonce toute la société […]”. ([9])
La disparition des blocs ne remet nullement en cause la réalité de l’impérialisme et du militarisme. Au contraire, ceux-ci deviennent plus barbares et chaotiques : “En effet, ce n’est pas la constitution de blocs impérialistes qui se trouve à l’origine du militarisme et de l’impérialisme. C’est tout le contraire qui est vrai : la constitution des blocs n’est que la conséquence extrême (qui, à un certain moment peut aggraver les causes elles-mêmes), une manifestation (qui n’est pas nécessairement la seule) de l’enfoncement du capitalisme décadent dans le militarisme et la guerre. […] La fin des blocs ne fait qu’ouvrir la porte à une forme encore plus barbare, aberrante et chaotique de l’impérialisme”. ([10])
Ensuite, l’exacerbation de la barbarie guerrière tendra à s’exprimer plus concrètement par le biais de deux tendances majeures, qui se révéleront capitales pour le développement de l’impérialisme et du militarisme, en particulier au Moyen-Orient :
Cette pression du “chacun pour soi” et la multiplication des appétits impérialistes qui en résulte en période de décomposition sont par ailleurs une entrave majeure à la reconstitution de nouveaux blocs. La tendance historique prédominante est donc au chacun pour soi, à l’affaiblissement du contrôle des États-Unis sur le monde, en particulier sur leurs ex-alliés, même si la première puissance mondiale tente de contrecarrer cette tendance sur le plan militaire, où ils ont une supériorité énorme, et de maintenir son statut en imposant leur contrôle sur ces mêmes alliés.
L’opération Desert Storm, déclenchée par les États-Unis contre l’Irak de Saddam Hussein lors des premiers mois de 1991, est une manifestation qui corrobore pleinement les caractéristiques de l’impérialisme et du militarisme dans la période de décomposition, telles qu’elles sont dégagées dans le texte d’orientation Militarisme et décomposition. Face à l’invasion du Koweït par les forces irakiennes, le président Bush senior mobilise une large coalition militaire internationale autour des États-Unis pour “punir” Saddam Hussein.
La guerre du Golfe a mis en évidence la réalité d’un phénomène qui découlait nécessairement de la disparition du bloc de l’Est : la désagrégation de son rival impérialiste, le bloc de l’Ouest. Ce phénomène était déjà à l’origine de l’invasion irakienne du Koweït : c’est bien parce que le monde avait cessé d’être partagé en deux constellations impérialistes qu’un pays comme l’Irak a cru possible de faire main basse sur un ex-allié du même bloc. Ce même phénomène s’est manifesté, lors de la phase de préparation de la guerre, avec les diverses tentatives des pays européens (notamment la France et l’Allemagne) et du Japon de torpiller, à travers des négociations séparées menées au nom de la libération des otages, l’objectif central de la politique américaine dans le Golfe. Cette politique vise à faire de la punition de l’Irak un “exemple” censé décourager toute tentation future d’imiter le comportement de ce pays.
Mais elle ne se limite pas à cet objectif. En réalité, son but fondamental est beaucoup plus général : face à un monde de plus en plus gagné par le chaos et le “chacun pour soi”, il s’agit d’imposer un minimum d’ordre et de discipline, et en premier lieu aux pays les plus importants de l’ex-bloc occidental.
Dans un tel monde de plus en plus marqué par le chaos guerrier, par la “loi de la jungle”, c’est à la seule superpuissance qui se soit maintenue qu’il revient de jouer le rôle de gendarme du monde, parce que c’est le pays qui a le plus à perdre dans le désordre mondial, et parce que c’est le seul qui en ait les moyens. Paradoxalement, ce rôle, il ne sera en mesure de le tenir qu’en enserrant de façon croissante l’ensemble du monde dans le corset d’acier du militarisme et de la barbarie guerrière.
Desert Storm révèle deux caractéristiques fondamentales des affrontements impérialistes dans la période de décomposition :
- En premier lieu, il y a l’irrationalité totale des conflits, qui est une des caractéristiques marquantes de la guerre en période de décomposition. “Si la guerre du Golfe constitue une illustration de l’irrationalité d’ensemble du capitalisme décadent, elle comporte cependant un élément supplémentaire et significatif d’irrationalité qui témoigne de l’entrée de ce système dans la phase de décomposition. En effet, les autres guerres de la décadence pouvaient, malgré leur irrationalité de fond, se donner malgré tout des buts apparemment “raisonnables” (comme la recherche d’un “espace vital” pour l’économie allemande ou la défense des positions impérialistes des alliés lors de la seconde guerre mondiale). Il n’en est rien pour ce qui concerne la guerre du Golfe. Les objectifs que s’est donnée celle-ci, tant d’un côté comme de l’autre, expriment bien l’impasse totale et désespérée dans laquelle se trouve le capitalisme
Du côté irakien, l’invasion du Koweït avait incontestablement un objectif économique bien clair : faire main basse sur les richesses considérables de ce pays […]. En revanche, les objectifs de la guerre avec les “coalisés”, telle qu’elle a été acceptée par les dirigeants irakiens à partir du moment où ils sont restés sourds à l’ultimatum du 15 janvier 1991, n’avait d’autre but que de “sauver la face” et d’infliger le maximum de pertes à ces ennemis et cela au prix de ravages considérables et insurmontables de l’économie nationale.
Du côté “allié”, les avantages économiques obtenus, ou même visés, sont nuls y compris pour le principal vainqueur, les États-Unis. L’objectif central de la guerre, pour cette puissance (donner un coup d’arrêt à la tendance au chaos généralisé, même s’il s’habille de grandes phrases sur le “nouvel ordre mondial”) ne contient aucune perspective réelle sur le plan de l’amélioration de la situation économique, ni même de la préservation de la situation présente. Les États-Unis ne sont pas entrés en guerre, contrairement à la Seconde Guerre mondiale, pour améliorer, ou même préserver leurs marchés, mais tout simplement pour éviter une amplification trop rapide du chaos politique international qui ne ferait qu’exacerber encore plus les convulsions économiques. Ce faisant, ils ne peuvent faire autre chose qu’accentuer l’instabilité d’une zone de première importance tout en aggravant encore les difficultés de leur propre économie (notamment l’endettement) comme celles de l’économie mondiale”. ([11])
- En second lieu, il faut relever le rôle central joué par la puissance dominante dans l’extension du chaos sur l’ensemble de la planète : “La différence avec la situation du passé, et elle est de taille, c’est qu’aujourd’hui ce n’est pas une puissance visant à modifier le partage impérialiste qui prend les devants de l’offensive militaire, mais au contraire la première puissance mondiale, celle qui pour le moment dispose de la meilleure part du gâteau. […]. Le fait qu’à l’heure actuelle, le maintien de “l’ordre mondial” […] ne passe plus par une attitude “défensive” […] de la puissance dominante mais par une utilisation de plus en plus systématique de l’offensive militaire, et même à des opérations de déstabilisation de toute une région afin de mieux s’assurer de la soumission des autres puissances, traduit bien le nouveau degré de l’enfoncement du capitalisme décadent dans le militarisme le plus déchaîné. C’est justement là un des éléments qui distingue la phase de décomposition des phases précédentes de la décadence capitaliste”.
L’opération Tempête du désert permet effectivement de réprimer la contestation du leadership americain et les divers appétits impérialistes pour un certain temps. Toutefois, elle exacerbe la polarisation des moudjahidin qui combattaient les Russes en Afghanistan contre les “croisés” Américains (constitution de Al-Qaïda sous la direction d’Oussama ben Laden au cours des années 1990). Dès la seconde moitié des années 1990, les pays européens tels la France ou l’Allemagne exploitent les velléités d’autonomie de pays comme l’Égypte ou l’Arabie Saoudite, tandis que, après son échec lors de l’invasion du Sud-Liban, la droite israélienne “dure” arrive au pouvoir (Premier gouvernement Netanyahu) contre la volonté du gouvernement americain qui soutenait Shimon Peres, laquelle droite fera tout à partir d’alors pour saboter le processus de paix avec les Palestiniens qui constituait un des plus beaux succès de la diplomatie americaine dans la région.
Une expression plus manifeste de la contestation du leadership américain est l’échec lamentable en février 1998 de l’opération Tonnerre du désert, qui vise à infliger une nouvelle “punition” à l’Irak et, au-delà de ce pays, aux puissances qui la soutiennent en sous-main, notamment la France et la Russie.
En 1990-91, les États-Unis avaient piégé l’Irak en le poussant à envahir un autre pays arabe, le Koweït. Au nom du “respect du droit international”, ils avaient réussi à rassembler derrière eux, bon gré mal gré, la presque totalité des États arabes et la totalité des grandes puissances, y compris les plus réticentes comme la France. L’opération Desert Storm avait ainsi permis d’affirmer le rôle de seul “gendarme du monde” de la puissance américaine, ce qui lui avait ouvert la porte au processus d’Oslo (les accords Israélo-palestiniens). En 1997-98 par contre, c’est l’Irak et ses “alliés” qui piègent les États-Unis : les entraves posées par Saddam Hussein à la visite des “sites présidentiels” par des inspecteurs internationaux ont conduit la superpuissance à une nouvelle tentative d’affirmer son autorité par la force des armes. Mais cette fois-ci, elle a dû renoncer à son entreprise face à l’opposition résolue de la presque totalité des États arabes, de la plupart des grandes puissances et au soutien (timide) de la seule Grande-Bretagne. Le contraste entre la Tempête du désert et le Tonnerre du même nom met en évidence l’approfondissement de la crise du leadership des États-Unis.
Bien sûr, Washington n’a nul besoin de la permission de quiconque pour frapper quand et où il le veut (ce qu’il a d’ailleurs fait fin 1998 avec l’opération Renard du Désert). Mais en menant une telle politique, les états-Unis se placent précisément à la tête d’une tendance qu’ils veulent contrer, celle du chacun pour soi, comme ils avaient momentanément réussi à le faire durant la guerre du Golfe. Pire encore : le signal politique donné par Washington au cours de l’opération Renard du Désert s’est retourné contre la cause américaine. Pour la première fois depuis la fin de la guerre du Vietnam, la bourgeoisie américaine s’est montrée incapable de présenter un front uni vers l’extérieur, alors qu’elle était en situation de guerre. Au contraire, la procédure d’ “empeachment” contre Clinton s’est intensifiée durant les événements : les politiciens Américains, plongés dans un véritable conflit interne de politique étrangère, au lieu de désavouer la propagande des ennemis de l’Amérique selon laquelle Clinton avait pris la décision d’intervenir militairement en Irak à cause de motivations personnelles (“Monicagate”), y ont apporté leur crédit.
Le conflit de politique étrangère sous-jacent entre certaines fractions des partis Républicain et Démocrate s’est avéré très destructif, précisément parce que ce “débat” révèle une contradiction insoluble, que la résolution du 12e congrès du CCI formulait ainsi :
Sur ce point, la résolution du 13e congrès de Révolution internationale (section du CCI en France) de 1998 était prémonitoire : “Si les États-Unis n’ont pas eu l’occasion, au cours de la dernière période, d’employer la force de leurs armes et de participer directement à ce “chaos sanglant”, cela ne peut être que partie remise, dans la mesure, notamment, où ils ne pourront pas rester sur l’échec diplomatique essuyé en Irak”. ([13])
Les attentats du 11 septembre 2001 amènent le président Bush junior à déclencher une War against terror contre l’Afghanistan et surtout l’Irak (Operation Iraqi Freedom en 2003). Malgré toutes les pressions et la diffusion de “fake news” visant à mobiliser la “communauté internationale” contre “l’axe du mal”, Bush junior échoue dans sa tentative de mobiliser les autres impérialismes contre l’ “État voyou” de Saddam et se voit obligé d’envahir l’Irak avec pour seul allié significatif l’Angleterre de Tony Blair.
La résolution sur la situation internationale du 17e congrès du CCI (2007) relevait combien l’échec de Operation Iraqi Freedom soulignait l’incapacité du gendarme Américain d’imposer son “ordre mondial”. Au contraire, cette war against terror avait renforcé les tensions impérialistes, le développement du chacun pour soi, l’ébranlement du leadership américain : “La faillite de la bourgeoisie américaine, tout au long des années 1990, à imposer de façon durable son autorité, y compris à la suite de ses différentes opérations militaires, l’a conduite à rechercher un nouvel “ennemi” du “monde libre” et de la “démocratie”, capable de ressouder derrière elle les principales puissances du monde, notamment celles qui avaient été ses alliées : le terrorisme islamique. […] Cinq ans après, l’échec de cette politique est patent. Si les attentats du 11 septembre ont permis aux États-Unis d’impliquer des pays comme la France et l’Allemagne dans leur intervention en Afghanistan, ils n’ont pas réussi à les entraîner dans leur aventure irakienne de 2003, réussissant même à susciter une alliance de circonstance entre ces deux pays et la Russie contre cette dernière intervention. Par la suite, certains de leurs “alliés” de la première heure au sein de la “coalition” qui est intervenue en Irak, tels l’Espagne et l’Italie, ont quitté le navire. Au final, la bourgeoisie américaine n’a atteint aucun des objectifs qu’elle s’était fixés officiellement ou officieusement : l’élimination des “armes de destruction de masse” en Irak, l’établissement d’une “démocratie” pacifique dans ce pays, la stabilisation et un retour à la paix de l’ensemble de la région sous l’égide américaine, le recul du terrorisme, l’adhésion de la population américaine aux interventions militaires de son gouvernement.
La question des “armes de destruction massive” a été réglée rapidement : très vite, il a été clair que les seules qui étaient présentes en Irak étaient celles apportées par la “coalition”, ce qui, évidemment, a mis en évidence les mensonges de l’administration Bush pour “vendre” son projet d’invasion de ce pays.
Quant au recul du terrorisme, on peut constater que l’invasion en Irak ne lui a nullement coupé les ailes mais a constitué, au contraire, un puissant facteur de son développement, tant en Irak même que dans d’autres parties du monde, y compris dans les métropoles capitalistes, comme on a pu le voir à Madrid en mars 2004 et à Londres en juillet 2005.
Ainsi, l’établissement d’une “démocratie” pacifique en Irak s’est soldé par la mise en place d’un gouvernement fantoche qui ne peut conserver le moindre contrôle du pays sans le soutien massif des troupes américaines, “contrôle” qui se limite à quelques “zones de sécurité”, laissant dans le reste du pays le champ libre aux massacres entre communautés chiites et sunnites ainsi qu’aux attentats terroristes qui ont fait plusieurs dizaines de milliers de victimes depuis le renversement de Saddam Hussein.
La stabilisation et la paix au Proche et Moyen-Orient n’ont jamais paru aussi éloignées : dans le conflit cinquantenaire entre Israël et la Palestine, ces dernières années ont vu une aggravation continue de la situation que les affrontements inter palestiniens entre Fatah et Hamas, de même que le discrédit considérable du gouvernement israélien ne peuvent que rendre encore plus dramatiques. La perte d’autorité du géant américain dans la région, suite à son échec cuisant en Irak, n’est évidemment pas étrangère à l’enlisement et la faillite du “processus de paix” dont il est le principal parrain.
Cette perte d’autorité est également en partie responsable des difficultés croissantes des forces de l’OTAN en Afghanistan et de la perte de contrôle du gouvernement Karzaï sur le pays face aux Talibans.
Par ailleurs, l’audace croissante dont fait preuve l’Iran sur la question des préparatifs en vue d’obtenir l’arme atomique est une conséquence directe de l’enlisement des États-Unis en Irak qui leur interdit toute autre intervention militaire. (…)
Aujourd’hui, en Irak, la bourgeoisie américaine se trouve dans une véritable impasse. D’un côté, tant du point de vue strictement militaire que du point de vue économique et politique, elle n’a pas les moyens d’engager dans ce pays les effectifs qui pourraient éventuellement lui permettre d’y “rétablir l’ordre”. De l’autre, elle ne peut pas se permettre de se retirer purement et simplement d’Irak sans, d’une part, afficher encore plus ouvertement la faillite totale de sa politique et, d’autre part, ouvrir les portes à une dislocation de l’Irak et à la déstabilisation encore bien plus considérable de l’ensemble de la région”. ([14])
De fait, l’occupation de l’Irak qui découle de l’invasion mène à un fiasco pour les États-Unis. Les troupes d’occupation subissent de lourdes pertes lors d’attaques et d’embuscades, la montée en force de l’Iran en tant que puissance régionale défiant les États-Unis n’est nullement bloquée, bien au contraire, et les cadres Baasistes du régime de Saddam rejoignent la résistance et constituent l’armature de mouvements sunnites extrémistes, tel l’État islamique.
Plus fondamentalement, l’aventure irakienne de Bush junior a pleinement ouvert la boîte de Pandore de la décomposition au Moyen-Orient. En effet, elle a d’abord révélé de manière éclatante l’impasse croissante de la politique des États-Unis et la fuite aberrante dans la barbarie guerrière. Elle a fortement affaibli le leadership mondial des États-Unis. Même si la bourgeoisie américaine sous Obama a tenté de réduire l’impact de la politique catastrophique menée par Bush et si l’action de commandos décidée par Obama menant à l’exécution de Ben Laden en 2011 a exprimé une tentative des États-Unis de réagir à ce recul de leur leadership et a souligné leur supériorité technologique et militaire absolue, ces réactions n’ont pas pu inverser la tendance de fond, tout en entraînant les États-Unis dans une fuite en avant dans la barbarie guerrière.
Par ailleurs, l’aventure guerrière de Bush junior a également exacerbé l’expansion du chacun pour soi, qui s’est manifestée en particulier par une multiplication tous azimuts des ambitions impérialistes de puissances comme l’Iran, qui a développé son emprise sur les partis et milices chiites dominant l’Irak, mais aussi la Turquie, l’Arabie Saoudite, voire les Émirats du Golfe ou le Qatar qui ont augmenté leur soutien à des groupes radicaux sunnites. Ces ambitions n’ont amené aucune paix à l’Irak mais bien l’exacerbation des tensions entre requins impérialistes et une plongée encore plus profonde de ce pays et de sa population dans un carnage sanglant.
M. Havanais, 22 juillet 202
[1] Revue Internationale n° 64 (1991)
[2] Rapport à la Conférence de juillet 1945 de la Gauche Communiste de France.
[3] Cf. le texte d’orientation : “Militarisme et décomposition”, Revue internationale n° 64.
[4] Cf. “Guerre, militarisme et blocs impérialistes”, Revue internationale n° 52 et 53 (1988).
[5] Cf. à ce propos les “Notes sur l’histoire des conflits impérialistes au Moyen-Orient”, Revue Internationale n° 115 (2003) et n° 117 (2004), pour un aperçu plus détaillé des rapports impérialistes dans la région jusqu’à la Seconde Guerre mondiale.
[6] Sur ce plan, l’histoire du Moyen-Orient souligne combien l’instauration aujourd’hui de nouvelles entités nationales, réussies (Israël) ou non (Kurdistan, Palestine), engendre la guerre et exacerbe les rivalités impérialistes.
[7] “Résolution sur la situation internationale, 6e congrès du CCI”, Revue internationale n° 44 (1986).
[8] En ce qui concerne la Chine, celle-ci n’avait pas encore les moyens dans les années 1980 et 1990 de faire valoir ses intérêts impérialistes au-delà d’un certain seuil. Cependant entre 1980-1989 elle s’était engagée à côté des États-Unis contre la Russie en Afghanistan. Dans la deuxième partie de cet article, nous verrons que son projet de “Route de la soie” ainsi que ses besoins énergétiques attribuent aujourd’hui au Moyen-Orient un poids croissant dans la mise en place de sa politique impérialiste.
[9] “Résolution sur la situation internationale, 9e congrès du CCI, ”, Revue internationale n° 67, (1991)
[10] “Texte d’Orientation Militarisme et décomposition”, Revue internationale n° 64.
[11] “Rapports sur la situation internationale (9e congrès du CCI)”, Revue internationale n° 67 (1991).
[12] Revue internationale n° 90 (1997).
[13] Revue Internationale n° 94 (1998)
[14] Revue Internationale n° 130 (2007).
L’évolution de la situation au Moyen-Orient entre 1990 et 2010 a montré de manière éclatante que les confrontations impérialistes, le militarisme, la barbarie guerrière, qui sont des caractéristiques essentielles de la période de décadence du capitalisme, se sont non seulement intensifiés mais ont surtout vu, dans la phase de décomposition générale de la société capitaliste, leur caractère irrationnel et chaotique s’imposer de plus en plus nettement. C’est ce que les deux guerres du Golfe ont démontrées très clairement. Elles illustrent le fait que les tentatives avortées du “gendarme mondial” américain pour garder le contrôle de la situation et contrecarrer les tendances au “chacun pour soi” au niveau des ambitions impérialistes ont mené au déclin du leadership américain. Elles ont aussi ouvert la boîte de Pandore de l’explosion des appétits impérialistes tous azimuts. Ces tendances s’accentueront de manière spectaculaire dans la deuxième décennie du XXIe siècle.
L’année 2011 est marquée par deux événements majeurs qui symbolisent au plus haut point l’accroissement du chaos dans les rapports impérialistes au Moyen-Orient et marqueront de manière déterminante la période présente : le retrait américain d’Irak et l’éclatement de la guerre civile en Syrie.
Le retrait programmé des troupes américaines et de l’OTAN d’Irak (et, dans un second temps, d’Afghanistan) provoque une instabilité sans précédent dans ces pays qui va participer à l’aggravation de la déstabilisation de toute la région. En même temps, ce retrait souligne aussi combien la puissance impérialiste américaine décline : si, dans les années 1990, elle réussissait à tenir son rôle de “gendarme du monde”, son problème central dans la première décennie du XXIe siècle est d’essayer de masquer son impuissance face à la montée du chaos mondial.
Cette même année, l’éclatement de la guerre civile dans le pays voisin, la Syrie, confirme le caractère de plus en plus chaotique et incontrôlable des conflits impérialistes. Elle fait suite aux mouvements populaires du “printemps arabe” qui ont touché la Syrie comme de nombreux autres pays arabes. En affaiblissant le régime d’Assad, ces derniers ont ouvert la boîte de pandore d’une multitude de contradictions et de conflits que la main de fer de ce régime avait maintenus sous le boisseau pendant des décennies. Les pays occidentaux se sont prononcés en faveur du départ d’Assad mais ils sont bien incapables de disposer d’une solution de rechange sur place alors que l’opposition est totalement divisée et que le secteur prépondérant de cette dernière est constitué par les islamistes.
En même temps, la Russie apporte un soutien militaire sans faille au régime d’Assad qui, avec le port de Tartous, lui garantit la présence de sa flotte de guerre en Méditerranée. Ce n’est pas le seul État qui soutient le régime d’Assad puisque l’Iran y voit l’occasion, avec le Hezbollah libanais et les milices irakiennes qu’elle contrôle, de constituer un grand front chiite. Enfin, la Chine n’est pas en reste. La Syrie est devenue ainsi un nouvel enjeu sanglant des multiples rivalités entre puissances impérialistes de premier ou de deuxième ordre, qui portent avec eux la menace d’un embrasement et d’une déstabilisation considérables de la région dont les populations du Moyen-Orient feront une fois de plus les frais.
Le rapport sur les tensions impérialistes du 20e congrès du CCI (2013) soulignait l’impact de ces deux événements sur l’expansion spectaculaire du militarisme, de la barbarie guerrière et des confrontations tous azimuts entre impérialismes dans la région, profitant du déclin de plus en plus visible du leadership US : “Le Moyen-Orient est une terrible confirmation de nos analyses à propos de l’impasse du système et de la fuite dans le “chacun pour soi” :
Il s’agit d’une situation explosive qui échappe au contrôle des grands impérialismes et le retrait des forces occidentales d’Irak et d’Afghanistan accentuera encore la tendance à la déstabilisation, même si les États-Unis ont entrepris des tentatives de limiter les dégâts […]. Globalement cependant, dans le prolongement du “printemps arabe”, les États-Unis ont montré leur incapacité à protéger des régimes à leur dévotion (ce qui conduit à une perte de confiance, comme l’illustre l’attitude de l’Arabie Saoudite cherchant à prendre ses distances envers les États-Unis) et ont encore gagné en impopularité.
Cette multiplication des tensions impérialistes peut mener à des conséquences majeures à tout moment : des pays comme Israël ou l’Iran peuvent provoquer des secousses terribles et entraîner toute la région dans un tourbillon, sans que quelque puissance que ce soit puisse empêcher cela, car ils ne sont véritablement sous le contrôle de personne. Nous sommes donc dans une situation extrêmement dangereuse et imprévisible pour la région, mais aussi, à cause des conséquences qui peuvent en découler, pour la planète entière” ([1]).
Ce rapport mettait aussi en évidence que ces événements engendraient une instabilité croissante de nombreux États de la région, le déploiement d’idéologies rétrogrades et barbares et une suite ininterrompue de massacres qui provoquaient des flots de réfugiés dans la région et vers l’Europe : “Dès 1991, avec l’invasion du Koweït et la première guerre du Golfe, le front sunnite mis en place par les occidentaux pour contenir l’Iran s’est effondré. L’explosion du “chacun pour soi” dans la région a été ahurissante. Ainsi, l’Iran a été le grand bénéficiaire des deux guerres du Golfe, avec le renforcement du Hezbollah et des mouvements chiites ; quant aux Kurdes, leur quasi-indépendance est un effet collatéral de l’invasion de l’Irak. La tendance au chacun pour soi s’est encore accentuée, surtout dans le prolongement des mouvements sociaux du “printemps arabe”, en particulier là où le prolétariat est le plus faible. On a ainsi assisté à une déstabilisation de plus en plus marquée de nombreux États de la région […].
L’exacerbation des tensions entre factions adverses recoupe tout autant les diverses tendances religieuses. Ainsi, outre l’opposition sunnites / chiites ou chrétiens / musulmans, les oppositions au sein du monde sunnite se sont aussi multipliées avec l’arrivée au pouvoir en Turquie de l’islamiste modéré Erdogan ou récemment celle des Frères musulmans et assimilés en Égypte, en Tunisie (Ennahda) et au sein du gouvernement marocain. Les Frères musulmans sont aujourd’hui soutenus par le Qatar, et s’opposent à la mouvance salafiste / wahhabite, financée par l’Arabie Saoudite et les Émirats Arabes Unis., qui eux avaient soutenu Moubarak et Ben Ali respectivement en Égypte et en Tunisie.
Mais cette explosion des antagonismes et du fractionnement religieux depuis la fin des années 1980 et l’effondrement des régimes “laïcs” ou “socialistes” (Égypte, Syrie, Irak…) exprime aussi et surtout le poids de la décomposition, du chaos et de la misère, de l’absence totale de perspective à travers une fuite dans des idéologies totalement rétrogrades et barbares”.
Ces orientations mises en évidence dans le rapport allaient tragiquement être confirmées dans les années suivantes.
Les conséquences majeures du retrait américain d’Irak et de la guerre civile en Syrie sur l’exacerbation des tensions impérialistes au Moyen-Orient sont bien pointées dans la résolution sur la situation internationale du 23e congrès international du CCI (2019) : “Le Moyen-Orient, là où l’affaiblissement du leadership américain est le plus manifeste et où l’incapacité américaine de s’engager militairement trop directement en Syrie a laissé le champ ouvert aux autres impérialismes, offre un concentré de ces tendances historiques :
Depuis 2011, l’évolution de la situation dans la région est effectivement caractérisée par une extension sensible du chacun pour soi et une explosion de l’instabilité : l’interminable guerre civile en Syrie, la guerre contre Daech en Irak et en Syrie, les guerres civiles au Yémen et en Libye, les poussées de fièvre régulières entre les États-Unis et l’Iran, la “question kurde” qui pousse la Turquie à intervenir régulièrement en Irak ou en Syrie et l’éternel conflit Israélo-palestinien ont aiguisé les appétits d’une armada de vautours de premier, second ou troisième ordre, qui se confrontent dans la région dans le cadre d’alliances souvent fluctuantes : relevons bien sûr au premier rang les États-Unis, la Russie ou la Chine, mais d’autres brigands se jettent dans la mêlée, tels l’Iran, la Turquie, l’Arabie Saoudite, le Qatar, l’Égypte, et bien sûr Israël qui bombarde le Hamas à Gaza ou l’Iran et ses alliés au Liban et en Syrie, sans oublier les milices et les gangs armés au service de ces puissances ou des chefs de guerre locaux agissant pour leur propre compte.
La Russie consolide sa position dans la région
Au Moyen-Orient, le déclin du “gendarme du monde” a en premier lieu profité à l’impérialisme russe qui a réussi à s’imposer comme la puissance dominante dans le conflit syrien à travers le sauvetage du régime d’Assad. Il a ainsi d’abord sauvegardé son point d’appui dans la région (en particulier sa base navale de Tartous) et a tenté d’accentuer les divisions entre la Turquie et l’OTAN. Pour souligner son poids dans la région, la Russie a également organisé des manœuvres navales communes avec l’Iran et la Chine, qui est une importatrice de pétrole iranien et a soutenu l’action de la Russie et de l’Iran dans la région. Elle a ensuite tenté de consolider cette position en mettant en place une alliance stratégique avec l’Iran et la Turquie (Conférence de Sotchi en février 2019), dans la mesure où elle a intérêt à promouvoir le statu quo actuel, soutenu en cela par la Chine qui, elle aussi, tient à stabiliser la situation. Si cette dernière n’a pas encore dans cette zone du monde les moyens de rivaliser directement avec les requins les plus puissants, elle tente néanmoins d’agir et d’influer en sous-main pour défendre ses propres ambitions impérialistes. Les rapports ambigus que la Turquie entretient à la fois avec les États-Unis (et l’OTAN) mais aussi avec la Russie offrent des opportunités pour l’impérialisme chinois (pour le positionnement de la Turquie, voir plus loin).
L’Iran étend sa domination du Golfe Persique à la Méditerranée
L’Iran est un deuxième bénéficiaire important de l’affaiblissement de la présence américain au Moyen-Orient : la position dominante des fractions chiites en Irak lui a permis de renforcer considérablement son emprise sur ce pays. L’intervention sur le terrain de la force Al-Qods ainsi que la présence en première ligne des combats de combattants du Hezbollah et des milices chiites irakiennes ont changé le rapport de force en Syrie et portent de fait le régime de Assad vers la victoire. Enfin, l’Iran contrôle une large partie du Liban à travers ses alliés du Hezbollah, ce qui fait qu’elle domine de larges territoires allant de la Mer d’Oman et du Golfe Persique jusqu’à la Méditerranée et a donc acquis en tant qu’impérialisme une position dominante dans la région.
Toutefois, son ambition de devenir une puissance atomique l’amène à se confronter plus que jamais aux États-Unis. Par ailleurs, autant ses objectifs nucléaires que ses progressions sur le terrain (Liban, Syrie) entrent en collision frontale avec les intérêts d’Israël, alors que le soutien à la rébellion des Houthis au Yémen exacerbe les tensions avec l’Arabie Saoudite. À l’origine, l’État des Ayatollahs était lié à l’Inde par une série d’accords commerciaux (pétrole contre investissements indiens dans le port iranien de Chabahar), mais l’embargo américain a entraîné une réduction de 40 % des importations de pétrole iranien en Inde ([3]), ce qui a amené l’Inde à se tourner pour son pétrole vers l’Arabie Saoudite. En conséquence, l’Iran tendrait aujourd’hui à se rapprocher du Pakistan et par là à se brancher sur le corridor économique Chine-Pakistan.
Pour l’État théocratique iranien, il n’y a fondamentalement pas d’autre perspective qu’une politique de recherche systématique de confrontation, dans la mesure où c’est la seule qui permet de rallier le peuple derrière le régime et lui faire accepter une pression économique et sociale terrifiante : “Pour Téhéran, la perpétuation de la tension permet de consolider la domination de l’aile dure du régime, dont la colonne vertébrale est constituée par le complexe militaro-économique du Corps des gardiens de la révolution islamique, les pasdarans (“gardiens”)”. ([4]) D’où les provocations régulières, comme récemment l’arraisonnement de pétroliers dans le Golfe Persique, le bombardement d’installations pétrolières en Arabie Saoudite ou l’attaque de l’ambassade américaine à Bagdad (même si elle a sous-estimé dans ce dernier cas l’impact symbolique de l’attaque d’une ambassade americaine, après l’occupation de celle de Téhéran en 1979 et de Benghazi en 2012). Bref, l’Iran ne changera pas de politique, même si elle peut calmer le jeu lorsque la situation de “guerre asymétrique” devient trop explosive. Elle reste donc un puissant vecteur de déstabilisation de la région.
La Turquie : un jeu d’alliances délicat
Le positionnement de la Turquie, qui occupe une place clé dans la région, est à la fois capital pour l’évolution des confrontations et pleine de menaces pour la stabilité même du pays, dans la mesure où toute tendance vers la cristallisation d’une forme d’État ou d’entité indépendante kurde est un cauchemar pour Ankara. Par ailleurs, la Turquie a des ambitions impérialistes importantes dans la région, non seulement en Syrie ou en Irak, mais aussi envers l’ensemble des pays musulmans, de la Libye au Qatar, du Turkménistan à l’Égypte. Bridée dans ses ambitions impérialistes du temps de l’opposition entre blocs russe et américain, elle joue aujourd’hui pleinement sa propre carte impérialiste : autrefois un des piliers de l’OTAN, son statut de membre de l’Alliance est dès lors devenu largement “instable”, d’abord à cause de ses rapports tendus avec les États-Unis et d’autres pays d’Europe de l’Ouest membres de l’OTAN, ensuite aussi à cause des tensions avec l’Union européenne concernant les réfugiés et enfin vu les relations conflictuelles avec la Grèce. Aussi, elle tente de jouer au chantage entre puissances impérialistes en se rapprochant ces dernières années de la Russie et même de l’Iran, pourtant un concurrent impérialiste direct sur le théâtre moyen-oriental.
Par rapport à la guerre civile en Syrie, la Turquie s’est retrouvée dans une situation difficile dans la mesure où les États-Unis s’appuyaient sur leurs ennemis kurdes pour la lutte contre Daech. De fait, les États-Unis estimaient que les Kurdes étaient la chair à canon la plus fiable en Irak ou en Syrie et, de plus, ils se méfiaient des Turcs qui toléraient et instrumentalisaient les actions de divers groupes djihadistes dans les régions qu’ils contrôlaient, comme l’illustre le fait que le “calife” de Daech, El Baghdadi, s’était réfugié dans une zone sous contrôle turc. Le rapprochement avec la Russie visait aussi à exercer un certain chantage envers les États-Unis. Depuis lors, les Américains ont “lâché” les Kurdes, ce qui a permis aux Turcs de lancer une offensive contre les milices kurdes et de les chasser de certaines zones le long de la frontière syro-turque, ceci avec l’assentiment des Russes. De ce fait, les milices sunnites alliées aux Turcs et l’armée turque qui les appuie se confrontent de plus en plus souvent, en particulier dans la poche d’Idlib, aux troupes gouvernementales syriennes alaouites et aux milices iraniennes et libanaises chiites, soutenues par les Russes.
Au sein du monde sunnite, la Turquie s’oppose aussi à l’Arabie Saoudite dans son conflit avec le Qatar ou encore en Égypte, où la Turquie (et le Qatar) soutient les Frères musulmans tandis que l’Arabie Saoudite appuie et finance le régime militaire de Sissi. De la même façon, dans la guerre civile en Libye, les premiers soutiennent le gouvernement de Tripoli tandis que les seconds appuient l’armée du maréchal Haftar.
En conclusion, les confrontations entre brigands impérialistes se développent tous azimuts, tandis que l’instabilité des rapports impérialistes rend l’extension des foyers de tensions imprévisible. Ce que conclut Le Monde diplomatique à propos des relations russo-turques est pleinement valable pour l’ensemble des protagonistes dans la région : “Plus généralement, le concept même d’alliance ou de partenariat, qui induirait un certain nombre de devoirs et de contraintes politiques réciproques, ne permet pas de saisir la nature essentiellement pragmatique de la relation russo-turque. Il ne faut pas confondre la coopération idéologique, politique et économique rendue nécessaire par le contexte géopolitique avec un rapprochement stratégique dans une logique de bloc, ni oublier la constante réévaluation de ses intérêts par chaque pays”. ([5])
Le déroulement de la guerre et de l’occupation de l’Irak avait souligné le recul du leadership americain. Il mettait aussi en évidence de fortes tensions au sein de la bourgeoisie américaine sur la manière de maintenir sa suprématie mondiale. L’arrivée au pouvoir d’un président populiste, Donald Trump, va accentuer ces tensions et faire émerger plus nettement le rôle des États-Unis en tant que vecteur majeur de déstabilisation au Moyen-Orient (tout comme, à des degrés divers, dans d’autres zones du monde).
L’aperçu de l’évolution des confrontations au Moyen-Orient durant ces trente dernières années a mis en évidence le surgissement de tensions de plus en plus nettes au sein de la bourgeoisie américaine sur la manière d’essayer de maintenir la suprématie mondiale des États-Unis dans un monde où les blocs ont disparu : d’une part, il y a les tenants d’une approche “multilatérale” qui essaient de mobiliser une large “coalition d’alliés” autour des États-Unis pour contrôler la situation, comme Bush senior l’a fait en 1991 et Obama a tenté de le refaire lors de sa présidence (cf. le traité sur le nucléaire iranien), mais avec un succès de plus en plus mitigé ; d’autre part, face à la montée du “chacun pour soi”, il y a ceux qui prônent l’approche “unilatérale”, où les États-Unis jouent cavalier seul dans le rôle de shérif du monde. C’était l’approche de Bush junior après les attentats du 11 septembre 2001, mais celle-ci a, de son côté, débouché sur l’échec cuisant de l’aventure irakienne.
Lors de l’arrivée au pouvoir de Trump, les différentes fractions au sein de la bourgeoisie américaine ont essayé de “cadrer” le président populiste, que ce soient les tenants du “multilatéralisme” comme le secrétaire d’État Tillerson et le ministre de la défense Mattis, ou les partisans de l’ “unilatéralisme”, comme John Bolton. Tous ont été finalement écartés pour privilégier, au-delà des décisions imprédictibles du président populiste, une politique de type “America First” sur le plan impérialiste. Cette orientation constitue en réalité la reconnaissance officielle de l’échec de la politique impérialiste américaine de ces 25 dernières années : “L’officialisation par l’administration Trump de faire prévaloir sur tout autre principe celui de la défense de leurs seuls intérêts en tant qu’état national et l’imposition de rapports de force profitables aux États-Unis comme principal fondement des relations avec les autres États, entérine et tire les implications de l’échec de la politique des 25 dernières années de lutte contre le chacun pour soi en tant que gendarme du monde et de la défense de l’ordre mondial hérité de 1945”. ([6])
Un principe commun, visant à surmonter le chaos dans les relations internationales, est résumé dans cette locution : “pacta sunt servanda” (les traités, les accords doivent être respectés). Si quelqu’un signe un accord mondial (ou multilatéral) il est censé le respecter, du moins en apparence. Mais les États-Unis, sous Trump, ont aboli cette conception : “Je signe un traité, mais je peux l’abolir demain si c’est dans l’intérêt des États-Unis”. Cela se concrétise par la dénonciation du Pacte Transpacifique (PPT), de l’accord de libre-échange avec le Canada et le Mexique ou du Traité de Paris sur les changements climatiques. Il en va de même au Moyen-Orient avec le rejet du traité nucléaire avec l’Iran ou des résolutions de l’ONU concernant Israël et la Palestine. Pour Trump, les États-Unis imposeront aux autres pays sans détour par le chantage économique, politique et militaire des accords “bilatéraux” qui seront favorables à leurs intérêts.
“Malgré le populisme de Trump, en dépit des désaccords au sein de la bourgeoisies américaine sur la manière de défendre leur leadership et des divisions en particulier concernant la Russie, l’administration Trump adopte une politique impérialiste en continuité et en cohérence avec les intérêts impérialistes fondamentaux de l’État américain […]”. ([7])
Cette politique exacerbe toutefois les tensions au sein de la bourgeoisie américaine, comme cela apparaît en particulier à travers deux dossiers emblématiques :
- le possible rapprochement avec la Russie.
La fraction Trump reconnaît le profond changement des conditions géostratégiques qui demande à repenser les relations avec la Russie (“ l’instabilité des rapports de forces entre puissances confère à l’État-continent eurasiatique russe, une importance stratégique nouvelle au vu de la place qu’elle peut occuper dans l’endiguement de la Chine”) et se montre favorable à de meilleures relations avec le Kremlin. Par contre, “le reste des institutions américaines [conserve] une grande hostilité envers la Russie. C’est le cas notamment des agences de renseignements américaines qui ont démontré l’ingérence russe mais ont publiquement été désavouées par le Président lors de sa rencontre avec V. Poutine à Helsinki en juillet 2018. Parallèlement au Congrès, la plupart des Républicains ont conservé leur hostilité traditionnelle à l’égard de la Russie (qui date de la Guerre froide) et sont rejoints par les Démocrates, qui sont de plus en plus antirusses à cause des prises de position anti-démocratiques de Poutine”. ([8])
- les négociations avec les Talibans en Afghanistan. Trump avait fait le pari (qui a échoué) d’arriver rapidement à un accord avec les Talibans pour achever le retrait américain en cédant “aux demandes des talibans, en dépit de l’absence de garanties concernant l’organisation de l’État Islamique et Al-Qaïda. Ces négociations ont installé les talibans comme des interlocuteurs crédibles pour l’ensemble des pays de la région et au-delà, ce qui constituait un objectif majeur de l’insurrection. De plus tout le processus ayant été mené en dehors du régime de Kaboul, l’avenir de l’Afghanistan se décidait de fait en dehors de son gouvernement légal. Or, après avoir payé le prix politique de la reconnaissance politique des talibans et s’être ainsi aliéné le gouvernement afghan, le président Trump a annulé la rencontre prévue avec eux à Camp David et a déclaré [...] les négociations mortes. La raison précise de cette volte-face de dernière minute n’est pas connue, y compris chez les diplomates américains”. ([9]) La politique de Trump visant à se retirer “unilatéralement” d’Afghanistan au mépris des alliés et du gouvernement en place a également suscité de fortes oppositions au sein de la diplomatie, des services secrets et de fractions politiques de la bourgeoisie américaine : “Le fait que Trump ait secrètement planifié une rencontre personnelle avec un groupe meurtrier classé par les États-Unis comme terroristes quelques jours avant le dix-huitième anniversaire des attaques du 11 septembre 2001, auxquelles le groupe a participé, aurait fait lever quelques sourcils à Washington. Une manière diplomatique d’exprimer le choc et l’horreur”, commente le Guardian”. ([10])
La politique de Trump aura deux conséquences majeures, qui apparaissent clairement au Moyen-Orient :
Cette politique “bilatérale” tend à saper la fiabilité des États-Unis comme allié : les rodomontades, les coups de bluff et les brusques changements de position de Trump (menaçant l’Iran de représailles militaires d’une part, annulant des frappes militaires au dernier moment d’autre part, ou utilisant les milices kurdes pour les laisser tomber ensuite) non seulement décrédibilisent les États-Unis mais mènent surtout au fait que de moins en moins de pays leur font confiance.
Par ailleurs, les décisions imprévisibles et les coups de poker de Trump ont pour effets de saper les bases des stratégies politiques antérieures des administrations américaines au Moyen-Orient : en dénonçant l’accord nucléaire avec l’Iran, les États-Unis laissent le champ libre non seulement à la Chine et à la Russie, mais s’opposent même à leurs “alliés” de l’UE et même à la Grande-Bretagne. Leur alliance à première vue paradoxale avec Israël et l’Arabie Saoudite, les seuls à les suivre dans leur politique de confrontation avec l’Iran, ne peut que favoriser un rapprochement croissant entre la Turquie, la Russie et l’Iran.
Enfin, en Irak, les États-Unis ont perdu successivement le soutien des sunnites (après la chute de Saddam), des kurdes (après les avoir abandonnés à leur sort en Syrie) et récemment des milices chiites (après “l’élimination” de leurs leaders et de Soleimani), ce qui met même en danger le maintien en Irak de forces américaines et ne peut qu’accroître la méfiance de la Turquie, qui a subi des menaces de pression économique et militaire de la part de Trump.
Dès lors, cette stratégie “trumpienne” reste controversée, d’abord parce que ses résultats sont loin d’être probants et tendent plutôt à accentuer le chaos et la perte de contrôle des États-Unis sur la situation et ensuite parce que les intérêts d’impérialismes locaux sur lesquels Trump prétend baser sa politique dans la région, à savoir Israël ou l’Arabie Saoudite, ne correspondront pas nécessairement toujours à ceux des États-Unis.
Dans le prolongement de sa promesse de rapatrier les “boys” à la maison, Trump redoute par-dessus tout d’être entraîné dans une opération militaire avec des “boots on the ground”. C’est pourquoi il tient absolument à accélérer le retrait de Syrie et d’Afghanistan. En contrepartie, pour maintenir les intérêts de l’impérialisme américain, il exploite pleinement les atouts pour lesquels les États-Unis disposent d’une supériorité écrasante : d’une part, la pression économique, comme avec le chantage économique envers la Turquie ou les sanctions contre l’Iran. Et, d’autre part, la guerre technologique pour mettre à profit la supériorité écrasante des États-Unis dans ce domaine. Les opérations coups de poing contre Al-Baghdadi dans le Nord de la Syrie et de drones contre le général iranien Soleimani près de l’aéroport de Bagdad, dans une région sous contrôle des milices shiites pro-iraniennes, démontrent une capacité inégalée des États-Unis à frapper quand et où ils veulent avec une précision terrifiante.
De plus, comme mentionné ci-dessus, la stratégie américaine vise à s’appuyer sur deux des puissances militaires les plus importantes de la région, Israël et l’Arabie Saoudite, qu’ils arment jusqu’aux dents et sur lesquels ils ont un contrôle étroit, pour assumer la politique d’endiguement de l’Iran.
Cependant, ici aussi, les décisions imprédictibles de Trump sont souvent contestées non seulement au sein de l’appareil politique de la bourgeoisie américaine mais même au sein de la hiérarchie militaire (cf. la démission du ministre de la défense Mattis). Ainsi, plusieurs annonces de retrait de troupes de Syrie ou d’Irak ont été ignorées ou contournées par les stratèges du Pentagone. De même, le Pentagone et les services de renseignement ont exprimé un avis défavorable concernant l’attaque de drone contre Quassem Soleimani.
La politique américaine ne peut donc mener qu’à une augmentation des crispations impérialistes et à une déstabilisation accrue de la situation dans la région. De plus, le comportement de vandale d’un Trump, qui peut dénoncer du jour au lendemain les engagements internationaux américains au mépris des règles établies, représente un nouveau et puissant facteur d’incertitude et d’impulsion du chacun pour soi. “Il forme un indice supplémentaire de la nouvelle étape que franchit le système capitaliste dans l’enfoncement dans la barbarie et l’abîme du militarisme à outrance”. ([11])
La multiplication des conflits et des guerres mène à une extension dramatique du chaos, de la barbarie et du désespoir au Moyen-Orient. Cela se manifeste à travers plusieurs caractéristiques.
Déstabilisation de nombreux États de la région et multiplication de groupes terroristes
Des parties entières du Moyen-Orient, y compris des États entiers, glissent dans l’instabilité et le chaos. C’est de toute évidence le cas de pays comme le Liban, la Libye, le Yémen, l’Irak, la Syrie, le “Kurdistan libéré” ou des territoires palestiniens qui sombrent dans l’horreur de la guerre civile voire carrément dans la guerre de clans. Et dans d’autres pays, comme l’Égypte, la Jordanie (où les Frères musulmans s’opposent au roi Abdallah II), le Bahreïn et même l’Iran ou la Turquie, les tensions sociales et l’opposition entre fractions bourgeoises rendent la situation imprévisible.
L’exacerbation des tensions entre factions adverses divise tout autant les diverses tendances religieuses. Ainsi, outre l’opposition sunnites / chiites ou chrétiens / musulmans, les oppositions au sein du monde sunnite se sont aussi multipliées avec l’arrivée au pouvoir en Turquie de l’islamiste modéré Erdogan soutenant les Frères musulmans et assimilés en Égypte, en Tunisie (Ennahda) ainsi que le gouvernement libyen officiel. Les Frères musulmans sont aussi soutenus par le Qatar et ces fractions s’opposent à la mouvance salafiste / wahhabite, financée par l’Arabie Saoudite et les Émirats Arabes Unis, qui eux soutiennent le régime militaire de Sissi en Égypte ou le général Haftar en Libye. Dans le sud de l’Irak, les chiites irakiens s’opposent de plus en plus à la tutelle iranienne chiite.
Les confrontations guerrières de plus en plus sanglantes et la déstabilisation de divers États ont mené à l’émergences de nombreuses organisations terroristes, comme Al-Qaida, l’organisation de l’État Islamique, le Front Al-Nosra, le Hezbollah et divers autres groupes salafistes, qui sont financés et utilisés par divers impérialismes régionaux (le Pakistan, l’Arabie Saoudite et les Émirats, la Turquie, l’Iran) et qui sèment la terreur et la désolation non seulement dans la région mais qui frappent aussi directement l’Europe par des campagnes d’attentats terroristes (Madrid, Paris, Londres, Bruxelles,…).
Bien sûr, ces tendances religieuses, les unes plus barbares que les autres, ne sont là que pour cacher les intérêts impérialistes qui gouvernent la politique des diverses cliques au pouvoir. Plus que jamais aujourd’hui, avec les guerres en Syrie, Libye et au Yémen, il est évident qu’il n’existe pas de “bloc musulman” ou de “bloc arabe”, mais différentes cliques bourgeoises défendant leurs propres intérêts impérialistes en exploitant les oppositions religieuses (chrétiens, juifs, musulmans, diverses tendances au sein du sunnisme ou du chiisme) mais aussi les divisions ethniques (Kurdes, Turcs, Arabes) ou tribales (Libye, Yémen), ce qui apparaît d’ailleurs aussi dans la lutte entre des pays comme la Turquie, le Maroc, l’Arabie Saoudite ou le Qatar pour le contrôle des mosquées à “l’étranger”, en Europe en particulier. “Mais cette explosion des antagonismes et du fractionnement religieux depuis la fin des années 1980 et l’effondrement des régimes “laïcs” ou “socialistes” (Égypte, Syrie, Irak,…) exprime aussi et surtout le poids de la décomposition, du chaos et de la misère, de l’absence totale de perspective à travers une fuite dans des idéologies totalement rétrogrades et barbares”. ([12])
Révoltes populaires impuissantes écrasées dans le sang
De la fin 2010 à la fin 2012, une série de contestations populaires embrasa de nombreux pays du monde arabe. Les populations protestaient à la fois contre la pauvreté et le chômage et contre la tyrannie et la corruption de gouvernements autoritaires installés au pouvoir depuis des décennies. Ce mouvement qui commença en Tunisie, s’étendit ensuite vers d’autres pays, tels l’Égypte, la Jordanie, le Bahreïn ou la Syrie. Cependant, l’ensemble de ces mouvements sociaux furent soit détournés au profit d’une fraction bourgeoise en lutte contre d’autres, soit écrasés dans le sang. “Le fait que les manifestations du “Printemps arabe” en Syrie aient abouti non sur la moindre conquête pour les masses exploitées et opprimées mais sur une guerre qui a fait plus de 100 000 morts constitue une sinistre illustration de la faiblesse dans ce pays de la classe ouvrière, la seule force qui puisse mettre un frein à la barbarie guerrière. Et c’est une situation qui vaut aussi, même si sous des formes moins tragiques, pour les autres pays arabes où la chute des anciens dictateurs a abouti à la prise du pouvoir par les secteurs les plus rétrogrades de la bourgeoisie représentés par les islamistes, comme en Égypte ou en Tunisie, ou par un chaos sans nom comme en Libye”. ([13])
Une nouvelle vague de révoltes sociales éclate en 2019 au sein de populations soumises aux conséquences traumatisantes et dramatiques des tensions impérialistes et des guerres sans fin. En Iran, la contestation populaire explose une fois de plus contre la hausse des carburants durant l’automne 2019 ; Lors de l’automne 2019 et l’hiver 2020, les chiites irakiens se soulèvent contre la corruption et la mainmise de l’Iran (environ 500 morts et plus de 20 000 blessés) ; au Liban la révolte sociale se développe à travers les mouvements des retraités (en particulier de l’armée) des fonctionnaires, des jeunes, et a débouché sur un large mouvement, le “Hirak” (“mouvement”) qui occupe la rue depuis octobre 2019 jusqu’à aujourd’hui face à l’effondrement et à la faillite économique, à la paupérisation liée aux conséquences des carnages guerriers et à la corruption des cliques au pouvoir. Une fois de plus, tous ces mouvements sont détournés vers des voies de garage ou écrasés dans le sang, soulignant l’impuissance des populations en l’absence de perspective prolétarienne mondiale. Ces révoltes populaires contre la misère, l’exploitation la violence et la corruption expriment le rejet désespéré et sans espoir de la barbarie impérialiste par des millions de personnes, victimes de la plongée de la région dans le chaos sanglant. En accentuant l’instabilité et en aggravant potentiellement le chaos, ces révoltes ont aussi un impact sur la capacité des différents impérialismes à développer leurs objectifs ou à conserver leurs positions “acquises”.
Désespoir de populations entières “déplacées” et réfugiées
Le bilan des pertes de vies humaines causées par la barbarie guerrière n’a cessé de croître. En Syrie par exemple, il est estimé à 580 000 morts entre 2013 et début 2020, avec les destructions systématiques des habitations ou de villes entières (telles Alep et Idlib en Syrie ou Mossoul en Irak) et les bombardements à répétition des hôpitaux supposés servir de refuges aux forces rebelles. Tout cela, sans compter les victimes innombrables, aujourd’hui passées sous silence, de la pénurie de vivres qui sévit dans les régions sinistrées depuis 2013. Cette situation ne peut qu’accentuer un autre phénomène amplifié par la phase de décomposition du capitalisme : la déportation ou l’exode massif de populations fuyant les massacres et la misère, survivant dans des ruines de villes rasées ou s’entassant dans des camps insalubres ou des bidonvilles. Au Moyen-Orient, cela prend des proportions cataclysmiques : plus de 6 millions de Syriens ont fui à l’étranger, auxquels il faut ajouter plus de 6 millions de “déplacés” internes, soit environ la moitié de la population du pays. Et la situation est similaires dans les autres pays de la région : environ 300 000 réfugiés irakiens et plus de 2,6 millions de déplacés internes, 2 ,5 millions d’Afghans essentiellement réfugiés dans les pays voisins, 280 000 yéménites réfugiés et 2,1 millions de déplacés internes, 500 000 déplacés internes libyens, plus de 3 millions de réfugiés palestiniens et 2 millions de réfugiés “internes”.
Des masses de pauvres gens brisés affluent vers les États les plus riches, à la recherche désespérée d’une terre d’asile, notamment en Europe. Or, cette dernière n’a de véritable solution devant l’afflux de migrants sinon chercher coûte que coûte à les bloquer, les parquer, à les rejeter sans ménagement en les renvoyant à la mort, à édifier des murs et des barbelés. Les gouvernements européens n’ont d’ailleurs de cesse de distiller la peur de l’étranger, réprimant même sévèrement ceux qui tendent la main aux migrants et essaient de les aider. Le cynisme des États européens, n’a d’ailleurs pas de limites. La Turquie, moyennant des aides économiques et financières, est chargée de bloquer le passage des migrants vers la Grèce en les parquant dans des camps de réfugiés aux conditions inhumaines (près de trois millions de réfugiés actuellement). Derrière cet accord se joue un vrai marchandage d’êtres humains avec un tri au compte-gouttes entre ceux qui pourront rejoindre un pays européen et ceux, l’immense majorité, qui restent dans les camps.
La “victoire” sur Daech qui s’est matérialisée par la prise de Mossoul, Rakka, Deir-Ez-Zor, l’emprisonnement et la dispersion des derniers combattants djihadistes, ainsi que la “victoire” du régime d’Assad dans la guerre civile en Syrie, auraient pu impliquer une stabilisation des positions et une réduction des affrontements. Comme le souligne la résolution du 23e congrès international, c’est tout le contraire qui se réalise aujourd’hui : “Les “victoires” militaires en Irak et en Syrie contre l’État Islamique et le maintien d’Assad au pouvoir n’offrent aucune perspective de stabilisation. En Irak, la défaite militaire de l’EI n’a pas éliminé le ressentiment de l’ancienne fraction sunnite de S. Hussein qui lui a donné naissance : l’exercice du pouvoir pour la première fois par des chiites ne fait que l’attiser encore. En Syrie, la victoire militaire du régime ne signifie ni la stabilisation ni la pacification de l’espace syrien partagé et soumis à des impérialismes aux intérêts concurrents”. ([14])
Des victoires qui préludent à de nouvelles confrontations
L’État islamique a été défait par les avions et drones américains, mais les “boots on the ground” étaient les milices kurdes et les légions chiites entraînées par l’Iran. La “trahison” des kurdes par Trump et l’“élimination” du leader principal des milices chiites en même temps que le général Soleimani, chef des “gardiens de la Révolution”, par un drone américain fait sauter en éclat cette alliance circonstancielle et implique des conséquences importantes pour le développement de nouvelles tensions :
La défaite de Daech n’a donc en rien réduit l’instabilité et le chaos. Ceci d’autant plus que les divers impérialismes n’hésitent pas à pousser à la confrontation.
Cela est vrai aussi en ce qui concerne la Syrie. “La Russie et l’Iran se divisent profondément quant à l’avenir de l’État syrien et la présence de leurs troupes militaires sur son territoire”. ([15])
La Russie et l’Iran n’ont pas la même vision sur l’avenir de l’État syrien et d’une éventuelle réorientation des forces contre Israël. Dans les coulisses, la Russie tente de mettre en place un projet de rapprochement entre Ankara et Damas, mais ceci s’annonce difficile avec la faction dirigeante actuelle : Assad a qualifié Erdogan de “voleur de territoire” et a rappelé “son total refus de toute invasion de terres syriennes sous aucun nom ou sous aucun prétexte” ; son but est de rétablir au final le contrôle de son gouvernement sur l’ensemble du territoire de la Syrie. Pour légitimer sur la scène internationale le pouvoir syrien et aussi pour entamer la reconstruction matérielle du pays (au moins de certaines infrastructures vitales) au moyen de fonds que les deux parrains russe et iranien ne sont pas vraiment en mesure de lui fournir, Moscou se résigne à favoriser la réintégration de Damas dans la “famille arabe” (cf. “Syrie : retour feutré dans la famille arabe” titre Le Monde diplomatique de juin 2020). En conséquence, la Syrie commence à faire des appels du pied aux pays arabes, en particulier pour le moment aux Émirats arabes unis et au sultanat d’Oman, mais cette orientation ne peut qu’attiser les tensions avec le parrain iranien et exacerber la lutte de factions au sein même du régime.
Des indications subtiles révèlent le développement des tensions avec l’Iran : il y a par exemple “La diffusion par les services de l’ayatollah Khamenei, “Guide suprême” du régime depuis 1989, d’une affiche représentant une prière collective sur l’esplanade des Mosquées de Jérusalem, le troisième lieu saint de l’Islam. […]
La place d’honneur de cette cérémonie virtuelle revient à Hassan Nasrallah, reconnaissable au turban noir des supposés descendants du prophète Mohammed. Il est depuis 1992 le chef du Hezbollah, le “parti de Dieu” pro-iranien au Liban, qui reconnaît Khamenei comme autorité à la fois politique et spirituelle. En revanche, Bachar al-Assad […], n’apparaît qu’au troisième rang à gauche. Cette rétrogradation protocolaire suscite le trouble au sein de la dictature syrienne, qui n’a dû sa survie depuis 2011 qu’à l’engagement au sol du Hezbollah et des milices pro-iraniennes, encadrées par les Gardiens de la révolution. Assad n’a en effet cessé de se présenter comme le fer de lance de la “résistance” à Israël, assimilant ainsi l’opposition syrienne à un “complot sioniste”. Voir celui qui est officiellement le “président de la République arabe syrienne” relégué derrière des chefs de milice conduit à s’interroger sur la solidité du soutien iranien à son régime.
Une telle humiliation intervient au moment où la famille Assad étale ses règlements de compte en public. Ces différends au sommet sont eux-mêmes amplifiés par les critiques inédites émises depuis Moscou à l’encontre de la dictature syrienne et de son incapacité à sortir d’une pure logique de guerre. Déjà très dépendant de la Russie sur le plan militaire, le régime Assad l’est encore plus de l’Iran, dont les partisans disposent en Syrie de véritables privilèges extraterritoriaux”. ([16])
La politique de Trump et de ses comparses dans la région ne peut que jeter de l’huile sur le feu
Le retrait de la grande majorité des troupes américain dans la région ne signifie nullement l’arrêt de toute immixtion américaine au Moyen-Orient : “Les États-Unis et les occidentaux ne peuvent pas non plus renoncer à leurs ambitions dans cette zone stratégique du monde”. ([17]) L’objectif majeur de la politique de Trump est la mise en œuvre d’une pression constante vis-à-vis de l’Iran visant à déstabiliser et à renverser le régime des Ayatollahs en jouant sur ses divisions internes.
Pour ce faire, en complément du chantage économique et d’actions coup de poing contre ce pays, Trump mène une politique d’appui inconditionnel à l’Arabie Saoudite et à Israël, dans le cadre de laquelle les États-Unis fournissent à chacun de ces deux États et à leurs dirigeants respectifs les gages de soutien indéfectible sur tous les plans (fourniture d’équipements militaires dernier cri, appui de Trump dans le scandale de l’assassinat de l’opposant Khashoggi dans le cas de l’Arabie Saoudite, reconnaissance de Jérusalem-Est comme capitale et de la souveraineté israélienne sur le plateau syrien du Golan dans le cas d’Israël) pour s’attacher leur alliance. De cette manière, ils piègent aussi ces États en les liant inconditionnellement à leur politique par des mesures qui les isolent par rapport au reste du monde.
La priorité de l’endiguement de l’Iran s’accompagne de la perspective de l’abandon des accords d’Oslo de la solution des “deux États” (israélien et palestinien) en “terre sainte”. L’arrêt de l’aide américaine aux Palestiniens et à l’OLP et la proposition d’un “big deal” pour la question palestinienne (l’abandon de toute revendication de création d’un État palestinien et annexion par Israël de larges parties de la Palestine en échange d’une aide économique américaine “géante”) visent en particulier à faciliter le rapprochement de facto entre les comparses saoudien et israélien : “Pour les monarchies du Golfe, Israël n’est plus l’ennemi. Cette grande alliance a débuté depuis bien longtemps en coulisses, mais n’a pas encore été jouée. Le seul moyen pour les Américains d’avancer dans la direction souhaitée est d’obtenir le feu vert du monde arabe, ou plutôt de ses nouveaux leaders, MBZ (Émirats) et MBS (Arabie) qui partagent la même vision stratégique pour le Golfe, pour qui l’Iran et l’islam politique sont les menaces principales. Dans cette vision, Israël n’est plus un ennemi, mais un potentiel partenaire régional avec qui il sera plus facile de contrecarrer l’expansion iranienne dans la région. […] Pour Israël, qui cherche depuis des années à normaliser ses relations avec les pays arabes sunnites, l’équation est simple : il s’agit de chercher une paix israélo-arabe, sans forcément obtenir la paix avec les Palestiniens. Les pays du Golfe ont de leur côté revu à la baisse leurs exigences sur le dossier palestinien. Ce “plan ultime”[…] semble aspirer à établir une nouvelle réalité au Moyen-Orient. Une réalité fondée sur l’acceptation par les Palestiniens de leur défaite, en échange de quelques milliards de dollars, et où Israéliens et pays arabes, principalement du Golfe, pourraient enfin former une nouvelle alliance, soutenue par les États-Unis, pour contrecarrer la menace de l’expansion d’un empire perse moderne”. ([18])
Cependant, ce plan, qui est une pure provocation au niveau international (abandon d’accords internationaux) comme régional, ne pourra que réactiver la pomme de discorde palestinienne, instrumentalisée par tous les impérialismes régionaux (l’Iran bien sûr, mais aussi la Turquie et même l’Égypte) contre les États-Unis et leurs alliés. De plus, il ne peut qu’enhardir les comparses israéliens et saoudiens dans leurs propres désirs de confrontation. Ainsi, les tensions entre ces comparses de Trump et les autres impérialismes de la région s’aiguisent : – “Ni Israël, hostile au renforcement du Hezbollah au Liban et en Syrie, ni l’Arabie Saoudite ne peuvent tolérer cette avancée iranienne”. ([19])
Quant au régime des Ayatollahs, alors qu’il est mis sous forte pression par les sanctions économiques imposées par les États-Unis, par les tensions sociales au sein de la société iranienne même subissant la misère et les pénuries de biens vitaux, le résultat de quarante années d’économie de guerre, et par l’opposition de plus en plus explicite de la population chiite d’Irak contre le “colonialisme” iranien, il ne peut que choisir la fuite en avant dans les confrontations. Ainsi, c’est cette détérioration de la situation qui aurait poussé Soleimani à orchestrer des provocations de plus en plus fortes contre les États-Unis : “Le plan de Soleimani […] visait à provoquer une riposte militaire dans le but de détourner contre les États-Unis la colère qui montait”. ([22]) L’objectif est avant tout de renforcer l’union sacrée contre les “Satans” : “Certes, l’Iran a perdu en la personne de Soleimani un chef militaire d’un grand prestige et d’une expérience précieuse. Mais ses funérailles, organisées à plus grande échelle que celles de l’ayatollah Rouhollah Khomeiny en 1989, ont été l’occasion d’une énorme campagne d’exaltation du nationalisme iranien. Les chefs de l’opposition interne au régime, et même les partisans de la monarchie déchue en 1979, se sont joints à cette union sacrée”. ([23])
Les louvoiements impérialistes de la Turquie
Le président turc Erdogan subit la pression économique des États-Unis et cela a aussi un impact sur l’économie turque et sur le mécontentement social croissant dans le pays ; cela s’est exprimé par un net recul de l’AKP lors des élections locales, surtout dans les grandes villes. Sur le plan impérialiste, Erdogan voit ses concurrents régionaux marquer des points, l’Iran en Syrie, l’Arabie Saoudite en Égypte. Or, “[…] la Turquie ne peut accepter les trop grandes ambitions régionales de ses deux rivaux”. ([24]) Cette situation le pousse à radicaliser son discours par rapport à l’Europe, les Kurdes, l’Égypte et la Palestine en vue de rassembler la population derrière lui par un discours nationaliste. En même temps, la Turquie s’engage de plus en plus sur différents terrains par l’envoi de troupes.
En Syrie, les groupes sunnites que la Turquie soutient perdent de plus en plus de terrain dans la province d’Idlib, ce qui risque d’amener une nouvelle vague de réfugiés (un million de réfugiés risquent de passer en Turquie qui en compte déjà trois). Ankara a envoyé des troupes dans la poche d’Idlib, ce qui peut mener à des accrochages de plus en plus importants avec les troupes gouvernementales syriennes, les milices kurdes, voire avec les forces russes. Dans ce contexte, la Turquie tente d’opérer un mouvement de rapprochement avec l’Europe et l’OTAN, mais se trouve confronté à l’imprédictible politique de Trump, donnant d’abord son aval à une opération contre les Kurdes puis, face aux désaccords au sein de sa propre administration et au tollé parmi les alliés, ordonnant de limiter l’opération en menaçant de détruire son économie si la Turquie n’obtempérait pas.
En Libye, Erdogan, après avoir fait échouer la conférence de Moscou sur la Libye, a également envoyé des troupes pour “sauver” le gouvernement de Tripoli (reconnu officiellement par l’UE), menacé par l’avancée des troupes du maréchal Haftar, soutenu non seulement par l’Égypte et l’Arabie Saoudite, mais également par la Russie (et la France !), en contrepartie de l’obtention des droits de forage au large de la côte libyenne, ce qui a provoqué une levée de bouclier d’Israël, de la Grèce, de Chypre et de l’Égypte. Cette dernière vient d’ailleurs de décider à son tour d’envoyer des troupes en Libye.
Les ambitions impérialistes turques intensifient même les oppositions au sein de l’OTAN et de l’UE : la marine turque a empêché un bateau grec de la force de contrôle européenne en Méditerranée de contrôler la cargaison (probablement des armes turques) d’un navire en route pour le port libyen de Misratah.
La politique d’Ankara contribue donc fortement à l’expansion du militarisme et du chaos et est un facteur majeur d’extension de l’instabilité et des confrontations à une région s’étendant du Sahel à l’Afghanistan.
Bref, l’idée d’une stabilisation de la région, d’un endiguement des ambitions impérialistes tous azimuts, de la barbarie guerrière et du chaos est une pure vue de l’esprit.
Tout d’abord, “[…], si l’impérialisme, le militarisme et la guerre s’identifient à ce point à la période de décadence, c’est que cette dernière correspond bien au fait que les rapports de production capitalistes sont devenus une entrave au développement des forces productives : le caractère parfaitement irrationnel, sur le plan économique global, des dépenses militaires et de la guerre ne fait que traduire l’aberration que constitue le maintien de ces rapports de production”. ([25])
Dans ce contexte, les trente dernières années de l’histoire dramatique du Moyen-Orient font pleinement ressortir quel est impact dévastateur sur la région de la tendance croissante au pourrissement sur pied et à la dislocation du capitalisme, qui caractérisent la période actuelle de décomposition :
Cette description apocalyptique de la situation au Moyen-Orient préfigure ce qui nous attend si nous laissons s’étendre le pourrissement sur pied du mode de production capitaliste. La multiplication des tensions impérialistes peut mener à des conséquences majeures à tout moment : outre les confrontations entre impérialismes majeurs, tels les États-Unis, la Chine ou la Russie, des pays comme Israël ou l’Iran, la Turquie ou l’Arabie Saoudite peuvent provoquer des secousses terribles et entraîner toute la région dans un tourbillon, sans que quelque puissance que ce soit puisse empêcher cela, car ils ont leur propre agenda impérialiste et échappent à tout contrôle véritable. La situation est donc extrêmement dangereuse et imprévisible pour la région, mais aussi, à cause des conséquences qui peuvent en découler, pour la planète entière. Le degré de chaos impérialiste et de barbarie guerrière, au-delà de ce qu’on aurait pu imaginer il y a 30 ans, traduit bien l’obsolescence du système et la nécessité impérieuse de son renversement.
R. Havanais, 22 juillet 2020
[1]“Rapport sur les tensions impérialistes, 20e congrès du CCI”, Revue internationale n° 152 (2013).
[2] Revue internationale n° 164.
[3] Cf. Le Monde diplomatique (septembre 2019).
[4] Le Monde diplomatique (février 2020).
[5] Le Monde diplomatique (octobre 2019).
[6] “23e congrès international du CCI, Résolution sur la situation internationale”, Revue internationale n° 164.
[7] Ibid.
[8] Diplomatie, “Grands Dossiers” n° 50.
[9] Le Monde (24 octobre 2019).
[10] Courrier International (11 septembre 2019).
[11] “23e congrès international du CCI, Résolution sur la situation internationale”, Revue internationale n° 164.
[12] “Rapport sur les tensions impérialistes, 20e congrès du CCI”, Revue internationale n° 152 (2013).
[13] “20e congrès international du CCI, Résolution sur la situation internationale”, Revue internationale n° 152 (2013).
[14] “23e congrès international du CCI, Résolution sur la situation internationale”, Revue internationale n° 164.
[15] “23e congrès international du CCI, Résolution sur la situation internationale”, Revue internationale n° 164.
[16] Le Monde (31 mai 2020).
[17] “23e congrès international du CCI, Résolution sur la situation internationale”, Revue internationale n° 164.
[18] L’Orient-Le Jour (18 juin 2019).
[19] “23e congrès international du CCI, Résolution sur la situation internationale”, Revue internationale n° 164.
[20] New York Times (28 août 2019).
[21] Le Monde diplomatique (juin 2020).
[22] “Inside the plot by Iran’s Soleimani to attack US forces in Iraq”, Reuters (4 janvier 2020).
[23] Le Monde diplomatique (juin 2020).
[24] “23e congrès international du CCI, Résolution sur la situation internationale”, Revue internationale n° 164.
[25] “Texte d’orientation Militarisme et décomposition”.
La pandémie de Covid-19 a suscité la publication d’un grand nombre d’ouvrages cherchant à établir les causes du Covid et à proposer des alternatives. L’un d’eux, La Fabrique des pandémies de Marie-Monique Robin bénéficie d’un écho non négligeable. Cet ouvrage se présente sous la forme d’une synthèse d’entretiens réalisés par l’auteure avec une soixantaine de scientifiques de par le monde : infectiologues, épidémiologistes, médecins, parasitologues ou encore vétérinaires, pour lesquels, le monde actuel est confronté à "une "épidémie de pandémies" causée par les activités humaines, qui précipitent l’effondrement de la biodiversité".
Présenté comme "salutaire", ce livre interpelle sur la nécessité de s’attaquer aux causes des "nouvelles pestes "et se veut un appel à une prise de conscience de la nécessité d’un "profond changement dans notre économie mondialisée prédatrice des ressources de la planète, cause des crises climatique, écologique, sanitaire, économique, énergétique et financière "et se conçoit comme "un appel à fonder une social-écologie de la santé et du bien vivre ensemble".([1]) Rien de moins !
La recherche de la vérité scientifique est une valeur que partage le prolétariat. Comme classe de la révolution, dépourvue de tout appui matériel au sein de la société capitaliste et ne possédant que sa capacité d’organisation et sa conscience comme armes de combat, il est impératif pour lui de développer une vision démystifiée de la réalité. C’est la condition sine qua non de son action politique. Pour leur part, les révolutionnaires "ont face à la science uniquement une position d’assimilation théorique de ses résultats en en comprenant les applications pratiques comme ne pouvant servir l’humanité réellement pour ses besoins que dans une société évoluant vers le socialisme. Le processus de la connaissance dans le mouvement ouvrier considère comme une acquisition sienne le développement théorique des sciences, mais il l’intègre dans un ensemble de connaissances dont l’axe est la réalisation pratique de la révolution sociale, axe de tout progrès réel de la société".([2])
En ce qui concerne la recherche des causes et de l’origine scientifiquement fondées de la pandémie, le moins qu’on puisse dire, c’est qu’elle a bien du mal à se frayer un chemin. Elle rencontre de nombreux obstacles dans l’atmosphère empoisonnée générée par la décomposition de la société capitaliste, marquée par le développement de l’irrationalité et l’hostilité à l’égard de la pensée scientifique, à commencer par les conceptions complotistes. Selon de nombreuses "théories "complotistes, souvent relayées par les populistes de tout poil, la pandémie est une création artificielle voulue par les "élites "au service d’intérêts dissimulés, pour maximiser les bénéfices des grands groupes pharmaceutiques ou imposer un contrôle supplémentaire de l’État sur la vie privée. Même des représentants du système capitaliste passant pour les plus "responsables "et qui ont pignon sur rue dans les médias, tirent publiquement à boulets rouges sur les conclusions scientifiques qui soulignent le rôle de la destruction de l’environnement dans l’émergence du Covid : "Voir un lien entre pollution de l’air, la biodiversité et le Covid-19 relève du surréalisme, pas de la science", a ainsi pu déclarer à L’Express, Luc Ferry, ancien ministre de l’Éducation nationale. La recherche de la vérité scientifique expose parfois les chercheurs à des mesures de rétorsion de la part des autorités, non seulement en Chine où ces pressions sont grossièrement évidentes, mais aussi dans les États démocratiques, sous des formes bien plus subtiles, via les financements ou la mise au placard.
Même sur le terrain de la connaissance scientifique, il existe de puissants filtres et d’importantes limitations idéologiques à l’analyse de la réalité. La "croyance très ancrée dans le monde scientifique, l’éco-modernisme [pour qui] l’homme est au-dessus de toutes les autres espèces peuplant la Terre et ne fait pas partie de la nature, […] l’utilité de la nature se mesure à l’aune de ce qu’elle nous apporte ou nous inflige : elle nous fait du bien ou du mal "et qui "réduit la nature à un pourvoyeur de services pour l’humanité "reflète une conception idéologique complètement bourgeoise de la nature, qui ne peut qu’empêcher de saisir ce que signifie la survenue de la pandémie de Covid-19 pour l’humanité.
À tout cela s’ajoute, en toile de fond, le bras de fer impérialiste et la guerre sans merci auxquels se livrent la Chine et les États-Unis depuis des mois et qui s’accusent mutuellement d’être à l’origine de la pandémie en ayant laissé échapper le virus d’un laboratoire, qui à Wuhan, qui sur le sol américain. L’intox, la désinformation, les mensonges au service de la raison d’État déployés de part et d’autre en vue de discréditer l’adversaire ne peuvent qu’alimenter encore les fantasmes complotistes et avoir comme effet qu’un discrédit supplémentaire de la science.
Les manipulations de virus à des fins de guerre bactériologique font bien sûr partie de la réalité du monde barbare d’aujourd’hui et l’hypothèse d’une fuite de laboratoire ne peut pas non plus être a priori exclue.([3]) Si tel était le cas, en Chine ou ailleurs, au vu des conséquences dramatiques, ce serait alors une preuve accablante de l’irresponsabilité de la bourgeoisie et de la perte de contrôle de celle-ci sur son propre système ! "Mais même si le virus était sorti accidentellement d’un laboratoire, cela changerait-il notre compréhension des émergences et des épidémies à répétition de zoonoses des dernières décennies ? Assurément non".
Depuis les années 1950, la planète fait face à une véritable "épidémie d’épidémies", tant anciennes que nouvelles : d’une vingtaine dans la décennie 1940, on est passé à plus d’une centaine dans les années 1990. Depuis les années 2000, l’humanité est confrontée au moins à une nouvelle maladie infectieuse par an. (SRAS, Ebola, Fièvre de Lhassa, ou Covid-19). 70 % des maladies émergentes sont des zoonoses, des maladies transmises par des animaux aux humains.
Cette "épidémie d’épidémies "est causée par la déforestation, l’extension de l’agriculture industrielle des monocultures et de l’élevage industriel (ainsi que le dérèglement climatique) qui, en fragilisant les écosystèmes et en précipitant l’effondrement de la biodiversité, créent les conditions et favorisent la propagation de nouveaux agents pathogènes. Les mécanismes de ces émergences à répétition depuis la Seconde Guerre mondiale sont bien identifiés et tournent autour de "plusieurs facteurs qui contribuent à l’émergence des nouvelles pestes […] : le premier, celui par qui tout le problème arrive, c’est la déforestation à des fins de monoculture, d’exploitation minière, etc. […] ; le deuxième, ce sont les animaux domestiques qui servent de pont épidémiologique entre la faune et les humains, mais aussi d’amplificateur, quand ils sont élevés de manière industrielle ; […] le troisième, c’est l’intégration dans le marché global d’un pays". Ainsi, par exemple, on sait désormais que "la véritable émergence [du SIDA] est liée à l’expansion coloniale débutée au XIXe siècle. Les demandes en ivoire, en bois, puis en caoutchouc avec une déforestation importante, couplées au travail forcé des villageois pour les plantations et la construction des chemins de fer ont transformé les écosystèmes et les sociétés traditionnelles". Ainsi l’ancêtre du virus du SIDA remonterait à 1910 environ ; il circulait en Afrique centrale depuis les années 1960 et serait arrivé aux États-Unis dès cette époque, avant d’être identifié dans les années 1980.
Enfin, les scientifiques ont identifié le mécanisme naturel de ""l’effet dilution", grâce auquel une riche biodiversité locale a un effet régulateur sur la prévalence et la virulence des agents pathogènes, dont l’activité est maintenue à bas bruit dans les écosystèmes équilibrés". La destruction de la biodiversité représente un danger mortel pour le genre humain ; sa préservation est un enjeu pour sa survie. "La majorité des scientifiques qui s’expriment dans ce livre est convaincue que non seulement l’effondrement [de la vie sur Terre] est possible, mais qu’il est déjà en marche."
Bien sûr, ces scientifiques dénoncent l’incurie des pouvoirs publics. Alors qu’on connaît "depuis longtemps les risques sanitaires liés à l’élevage industriel comme source majeure de sélection et d’amplification d’agents pathogènes à potentiel pandémique […], force est de constater l’échec des stratégies de préparation par les acteurs publics au risque sanitaire pandémique, comme d’ailleurs des stratégies de prédiction des émergences". Ils pointent aussi l’incapacité des États à apporter des solutions à la question sanitaire, lesquels face "aux crises sanitaires à répétition" ont surtout accru "les mesures de biosurveillance et de biosécurité". Mais "à chaque fois, l’impératif de répondre à la crise sanitaire conduit au final à ignorer les causes de l’émergence. On ne répond pas à la question de savoir pourquoi et comment un virus circulant quelque part en Asie a pu se retrouver en l’espace de quelques mois dans l’ensemble des populations humaines de la planète". Une incurie, et une impuissance de la classe dominante confirmées par une institution peu suspecte de préjugés "anti-système", la CIA, qui écrit en 2017, dans le rapport sur la situation du monde remis à l’entrée en fonction de chaque nouvelle administration gouvernementale : "La planète et ses écosystèmes risquent d’être fortement affectés dans les années à venir par diverses mutations humaines et naturelles. Ces perturbations exposeront les populations à de nouvelles vulnérabilités et à des besoins en eau, nourriture, services de santé, énergie et infrastructures. […] Ces risques seront distribués de façon inégale dans le temps et la géographie, mais toucheront la plupart des écosystèmes et des populations, dans certains cas de manière grave, voire catastrophique. […] Le changement des conditions environnementales et la croissance des liens et des échanges à travers le monde affecteront la fréquence de précipitations, la biodiversité et la reproduction des microbes. Tout cela affectera naturellement les récoltes et les systèmes d’agriculture, et décuplera l’émergence, la transmission et la propagation des maladies infectieuses humaines et animales. […] Les lacunes et les négligences des systèmes de santé nationaux et internationaux rendront la détection et la gestion des épidémies plus difficiles, ce qui risque de causer leur expansion sur de très vastes périmètres. La généralisation des contacts entre les populations va accroître la propagation des maladies infectieuses chroniques déjà répandues (telles que la tuberculose, le SIDA et l’hépatite), entraînant de sérieux problèmes économiques et humains dans les pays les plus touchés, malgré l’importance des ressources internationales octroyées pour leur prévention".([4]) Les scientifiques interviewés dans l’ouvrage de Marie-Monique Robin sont également légitimement scandalisés et révoltés par le fait que "ce sont les plus pauvres qui sont le plus durement frappés "par le fardeau sanitaire en raison du "gouffre entre ceux qui profitent de ces activités [économiques qui causent les émergences] et ceux qui payent le prix d’une santé dégradée".
Mais quand il s’agit de savoir précisément ce qui se niche derrière les "activités humaines qui constituent le principal facteur du risque sanitaire", le flou et la confusion s’installent.
De qui ou de quoi parle-t-on ? Du néolibéralisme ? De la finance ? Des "multinationales de la pharmacie et de l’agro-business ou leurs dirigeants lobotomisés par l’avidité du profit à court terme "? Qui sont tour à tour cloués au pilori au fil des chapitres. En fait, l’incrimination vague et inconsistante des "activités humaines "et de "l’impact anthropique sur l’environnement "ne nous mène que dans le brouillard.
Dans la société divisée en classes qu’est le capitalisme, l’invocation de "l’Homme "en général pour expliquer un phénomène social est une formule complètement mystificatrice. En faisant écran à la réalité des rapports sociaux du système capitaliste, elle masque et empêche de saisir les termes dans lesquels se pose réellement et concrètement le problème sanitaire et environnemental. En présentant comme des "excès "ou une "dérive "ce qui, en réalité, correspond à sa pratique ordinaire, on dédouane de toute responsabilité le système capitaliste lui-même comme un tout.
Quand on passe aux propositions concrètes d’action politique pour s’engager dans "la seule issue qui vaille : la remise en cause du modèle économique dominant fondé sur l’emprise prédatrice des humains sur les écosystèmes", toute science s’évanouit complètement. On retombe lamentablement dans les filets de l’idéologie dominante et de l’État bourgeois. On nous prône différentes recettes qui tournent toutes autour de la vieille mystification éculée du "Tous dans le même bateau "et de la nécessité pour "l’individu-citoyen "de se mobiliser pour faire pression sur les institutions et sur les "politiques "afin qu’ils "prennent leurs responsabilités". Ainsi, la conclusion du livre débouche-t-elle, entre autres fadaises dont cette partie regorge, sur la promotion d’une tribune publiée dans Libération, "Le temps de la solidarité écologique est venu", appelant "chacun [à] prendre sa part, de contribuer dans la mesure de ses possibilités, à l’exploration continue de deux questions essentielles : quel développement voulons-nous ? Quelle nature voulons-nous ? Il convient pour cela d’inciter tous les niveaux décisionnels (citoyens, collectifs, associations, syndicats, groupes spirituels, communes, entreprises, départements, régions, services de l’État, organisations du système des Nations unies…) à penser individuellement et collectivement puis mettre en œuvre cette solidarité (distante et de proximité) dans ses dimensions écologiques, sociales et économiques". En clair, on nous demande de faire confiance à la bourgeoisie et aux institutions de l’État, de remettre notre sort entre leurs mains et de faire cause commune avec la classe qui incarne le capitalisme, celle qui est précisément l’agent de la catastrophe : pour tout changer, il ne faudrait rien changer aux fondements du monde capitaliste !
À moins qu’il n’ait découvert la baguette magique lui permettant d’échapper à sa nature et aux contradictions qui en résultent([5])... Mais il y a belle lurette que le mouvement ouvrier et le marxisme ont montré que le système capitaliste comme un tout ne possède justement pas la faculté de mettre un frein à sa prédation sur les écosystèmes. En véhiculant l’illusion d’un capitalisme apte à limiter ses "excès", à faire "des choix raisonnables pour le bien de tous", on nous enferme dans les limites de l’horizon de la société capitaliste, dans une logique de gestion et de réforme du capitalisme sur le terrain de l’action citoyenne, là où le prolétariat est complètement impuissant. Croire à cette possibilité est une impasse, vouloir y faire croire c’est clairement se rendre complice de la classe dominante. Dans le contexte de la pandémie où l’État bourgeois et la classe dominante ont perdu une partie de la confiance des exploités, "La Fabrique des pandémies "apporte sa contribution aux campagnes de la bourgeoisie et n’est rien d’autre que l’un des contre-feux idéologiques allumés pour que se fourvoient dans des impasses tous ceux qui se posent légitimement la question de quoi faire pour enrayer le cycle barbare de destruction environnementale.
Au fil des pages, les insistances des scientifiques esquissent en quoi devraient consister les contours de la solution à la crise environnementale planétaire. Ils mettent en avant la nécessité d’une "révolution sociétale", au terrain universel, qui touche tous les domaines, capable "de tout repenser de manière systémique "en particulier le rapport du genre humain à la nature, spécialement sur le plan de l’économie et de la production, le besoin de développer une nouvelle éthique et de régler "la question de la pauvreté", sans quoi il sera impossible de "préserver durablement les écosystèmes".
Peut-on un instant imaginer sérieusement que ces prétendues solutions correspondent un tant soit peu à ce que puisse offrir le monde bourgeois en pleine décomposition ? Bien sûr que non ! Les grandes lignes de ce tableau pointent au contraire vers le projet de société du fossoyeur du monde capitaliste, la seule alternative susceptible d’ouvrir les portes de l’avenir : "Le communisme [comme] vraie solution de l’antagonisme entre l’homme et la nature, entre l’homme et l’homme"([6]), dont est porteuse la classe révolutionnaire de notre temps, le prolétariat.
Au XIXe siècle, confronté aux conséquences de l’industrialisation sur les conditions de vie du prolétariat et sa santé, à l’insalubrité, aux épidémies et à la pollution de l’air, des eaux dans l’enfer urbain des grandes villes, ainsi qu’à l’épuisement alarmant des ressources naturelles, particulièrement des sols soumis à l’agriculture capitaliste à grande échelle en Angleterre, le pays d’alors le plus développé sur la voie du capitalisme, le mouvement ouvrier s’est, dès ses premiers pas, préoccupé des questions environnementales.
Ainsi, le marxisme a-t-il dénoncé vigoureusement l’aberration de l’appropriation privée de la terre et l’incompatibilité du capitalisme avec la nature et sa préservation. Le système capitaliste, qui se présente comme l’aboutissement d’un processus historique qui consacre le monde de la marchandise, un système de production universel de marchandises, où tout est à vendre, n’a pas inauguré le pillage de la nature. Mais ce pillage, avec le capitalisme, s’exerce à l’échelle planétaire, un fait sans précédent par rapport aux modes de production antérieurs, restreints à des dimensions plus locales, et prend un caractère de prédation qualitativement nouveau dans l’histoire de l’humanité. : "c’est seulement avec lui que la nature devient un pur objet pour l’homme, une pure affaire d’utilité ; qu’elle cesse d’être reconnue comme une puissance pour soi ; et même la connaissance de ses lois autonomes apparaît comme une simple ruse pour l’assujettir aux besoins humains, tant comme objet de consommation que comme moyen de production".([7]) L’incompatibilité du capitalisme avec la nature (qui se traduit dans les dévastations écologiques à la hauteur de sa rapacité) trouve sa racine justement dans sa nature exploiteuse, dans le fait que, mû par la recherche frénétique du profit maximal, c’est non seulement de l’exploitation de la force de travail du prolétariat qu’il tire sa richesse et son profit mais aussi de l’exploitation et du pillage des ressources de la nature. : "Le travail n’est pas la source de toute richesse. La nature est tout autant la source des valeurs d’usage (qui sont bien, tout de même, la richesse réelle !) que le travail, qui n’est lui-même que l’expression d’une force naturelle, la force de travail de l’homme. […] Et ce n’est qu’autant que l’homme, dès l’abord, agit en propriétaire à l’égard de la nature, cette source première de tous les moyens et matériaux de travail, ce n’est que s’il la traite comme un objet lui appartenant que son travail devient la source des valeurs d’usage, partant de la richesse".([8]) Marx dénonçait déjà les effets de l’exploitation et de l’accumulation capitalistes pareillement destructeurs sur la planète comme sur la force de travail du prolétariat : "Dans l’agriculture moderne, de même que dans l’industrie des villes, l’accroissement de productivité et le rendement supérieur du travail s’achètent au prix de la destruction et du tarissement de la force de travail. En outre, chaque progrès de l’agriculture capitaliste est un progrès non seulement dans l’art d’exploiter le travailleur, mais encore dans l’art de dépouiller le sol ; chaque progrès dans l’art d’accroître sa fertilité pour un temps, un progrès dans la ruine de ses sources durables de fertilité. Plus un pays, les États-Unis du nord de l’Amérique, par exemple, se développe sur la base de la grande industrie, plus ce procès de destruction s’accomplit rapidement. La production capitaliste ne développe donc la technique et la combinaison du procès de production sociale qu’en épuisant en même temps les deux sources d’où jaillit toute richesse : la terre et le travailleur".([9])
Surtout, le marxisme a mis à jour que le processus de développement du Capital, soumis à la nécessité de toujours plus accumuler, affecte la base naturelle même de la production, déséquilibre dangereusement l’interaction entre le genre humain et la nature et provoque une rupture irrémédiable de son métabolisme. "Avec la prépondérance toujours plus grande de la population urbaine, qu’elle concentre dans les grands centres, la production capitaliste, d’une part, accumule la force motrice historique de la société, d’autre part, elle perturbe le métabolisme entre l’homme et la terre, c’est-à-dire le retour au sol des composants du sol utilisés par l’homme sous forme de nourriture et de vêtements, donc l’état naturel éternel de la fertilité permanente du sol".([10]) "La grande propriété foncière réduit la population agricole à un minimum, à un chiffre qui baisse constamment en face d’une population industrielle concentrée dans les grandes villes, et qui s’accroît sans cesse ; elle crée ainsi des conditions qui provoquent un hiatus irrémédiable dans l’équilibre complexe du métabolisme social composé par les lois naturelles de la vie : il s’ensuit un gaspillage des forces du sol, gaspillage que le commerce transfère bien au-delà des frontières du pays considéré. La grande industrie et la grande agriculture exploitée industriellement agissent dans le même sens".([11]) C’est pourquoi, en dépit de toutes les avancées scientifiques et technologiques, même lorsqu’elles étaient censées faire face à la crise écologique, le capitalisme n’a fait qu’alimenter cette crise, l’étendre en l’aggravant toujours plus. En dévastant la nature, en menaçant "la condition naturelle éternelle de la vie des hommes". Marx pouvait déjà discerner que le capitalisme compromettait l’avenir des générations ultérieures et, potentiellement, mettait l’avenir de l’humanité en danger.([12])
Si Marx et le mouvement ouvrier de son époque ne pouvaient imaginer les effets de l’agonie du capitalisme sur l’humanité, leurs prévisions ont été amplement confirmées après plus d’un siècle de décadence du capitalisme. Au cours de cette période, l’accumulation du capital est devenue toujours plus destructrice, "la destruction impitoyable de l’environnement par le capital [a pris] une autre dimension et une autre qualité […] ; c’est l’époque dans laquelle toutes les nations capitalistes sont obligées de se concurrencer dans un marché mondial sursaturé ; une époque, par conséquent, d’économie de guerre permanente, avec une croissance disproportionnée de l’industrie lourde ; une époque caractérisée par l’irrationnel, le dédoublement inutile de complexes industriels dans chaque unité nationale, […] le surgissement de mégalopoles, […] le développement de types d’agriculture qui n’ont pas été moins dommageables écologiquement que la plupart des différents types d’industrie".([13])
"La grande accélération "(comme certains désignent l’ampleur des dévastations écologiques de ces dernières décennies) forme en réalité une des manifestations de la crise historique du mode de production capitaliste dans sa période de décadence, poussée à son paroxysme dans sa phase ultime, celle de sa décomposition. Les conséquences écologiques du capitalisme en pleine décomposition (dont la pandémie du Covid-19 est un pur produit) se mêlent et se combinent à tous les autres phénomènes de la dislocation de la société capitaliste pour plonger l’humanité dans un chaos et une barbarie grandissants. L’épuisement des ressources et les conséquences du réchauffement climatique perturbent et désorganisent gravement la production agricole et industrielle, génèrent des déplacements de populations fuyant les zones devenues improductives ou inhabitables et exacerbent les rivalités militaires dans un monde où chaque État cherche à se sauver lui-même face à la catastrophe. Plus que jamais, les rapports sociaux capitalistes, devenus obsolètes, font peser un danger mortel sur la survie de l’humanité.
C’est donc par l’abolition du capitalisme lui-même, des rapports sociaux d’exploitation capitalistes que passe la résolution de la crise écologique. Elle va de pair avec la résolution de la question sociale et dépend de cette dernière pour établir une société des producteurs librement associés (le communisme) qui devra "instituer systématiquement [le métabolisme entre l’homme et la terre] en loi régulatrice de la production sociale "([14]) afin de placer au centre de son mode de production la satisfaction des besoins humains. Cette société communiste ne peut être mise en œuvre que par le prolétariat, la seule force sociale ayant développé une conscience et une pratique aptes à "révolutionner le monde existant", à "transformer pratiquement l’état de choses existant".([15]) Lui seul, par son combat pour le communisme, peut assurer un avenir à l’humanité !
Scott, 25 octobre 2021
[1] Sauf mention contraire, toutes les citations sont tirées de l’ouvrage de Marie-Monique Robin.
[2] "Critique de "Lénine philosophe" de Pannekoek", Revue internationale n° 27 (4e trimestre 1981).
[3] "Des conditions de sécurité, même drastiques, ne prémunissent pas contre les accidents. Plus de sept cents incidents, de vol, de perte ou de libération d’agents infectieux et de toxines se sont ainsi produits aux États-Unis entre 2004 et 2010, et cela concerne aussi bien le bacille de l’anthrax que celui de la grippe aviaire. Une dizaine d’entre eux ont provoqué des infections "(S. Morand, La prochaine peste, 2016).
[4] Le monde en 2035 vu par la CIA (2017).
[5] Avec un cynisme glaçant, le rapport de la CIA lève un coin du voile sur la raison de l’incapacité congénitale du capitalisme à prémunir l’humanité des fléaux qui l’accablent : "Mobiliser les politiques et les ressources pour prendre des mesures préventives se révélera difficile sans une crise dramatique forçant à repenser les priorités. Même après une crise, la volonté d’éviter la répétition est souvent dépassée par l’ampleur des investissements pour la recherche climatique, pour la protection et la prévision des catastrophes". (Le monde en 2035 vu par la CIA) On ne peut être plus clair ! La même agence confirme d’ailleurs, que la pandémie de Covid-19 amoindrit encore les capacités de réponse du capitalisme à la crise sanitaire et écologique, et qu’il ne faut pas se faire d’illusions sur une quelconque amélioration à venir : "La pandémie de Covid-19 a souligné les faiblesses et les clivages politiques des institutions internationales […] et a remis en question la capacité et la volonté des pays à coopérer de façon multilatérale pour relever les défis communs au-delà des maladies infectieuses, notamment le changement climatique "(Le monde en 2040 vu par la CIA). Son "impact se fera sentir de manière disproportionnée sur le monde en développement et les régions les plus pauvres et s’ajoutera à la dégradation de l’environnement pour créer de nouvelles vulnérabilités et exacerber les risques existants concernant la prospérité économique, l’alimentation, l’eau, la santé et la sécurité énergétique. Les gouvernements, les sociétés et le secteur privé vont probablement développer des mesures d’adaptation et de résilience pour faire face aux menaces existantes, mais il est peu probable que ces mesures soient réparties uniformément, laissant certaines populations à la traîne "(Idem). C’est un euphémisme !
[6] Karl Marx, Manuscrits de 1844.
[7] Karl Marx, Manuscrits de 1857-1858, dits Gründrisse.
[8] Marx, Engels, Programmes socialistes, critique des projets de Gotha et d’Erfurt.
[9] Karl Marx, Le Capital, Livre I. À ne considérer que ce seul aspect agricole, les prévisions de Marx ont été amplement confirmées : "Plus d’un tiers des sols (sources de 95 % des ressources alimentaires) est déjà dégradé, et cette part augmentera probablement avec la croissance de la population mondiale. La dégradation des sols (la perte de productivité des sols étant due aux changements causés par l’homme) est déjà en cours à une vitesse quarante fois supérieure à celle de leur reformation "(Le monde en 2035 vu par la CIA).
[10] Idem.
[11] Karl Marx, Le Capital, Livre III.
[12] "Le fait, pour la culture des divers produits du sol, de dépendre des fluctuations du marché, qui entraînent un perpétuel changement de ces cultures, l’esprit même du capitalisme, axé sur le profit le plus immédiat, sont en contradiction avec l’agriculture, qui doit mener sa production en tenant compte de l’ensemble des conditions d’existence permanentes des générations humaines qui se succèdent "(Karl Marx, Le Capital, Livre III).
[13] "Ecologie : c'est le capitalisme qui pollue la Terre", Revue internationale n° 63 (4e trimestre 1990).
[14] Marx, Le Capital - Livre premier : Le développement de la production capitaliste, IV° section : la production de la plus-value relative, Chapitre XV : Machinisme et grande industrie -§ X. - Grande industrie et agriculture (in Ed. La Pléiade, Œuvres : Economie I, p. 998)
[15] Marx, L’Idéologie Allemande (1846).
Cet article fait partie d'un ensemble d'articles à travers lesquels nous projetons de traiter de la montée de la Chine et de ses conséquences pour les rapports impérialistes dans le monde. Pour des raisons de place, nous nous focaliserons dans cet article sur la "Nouvelle Route de la Soie". A l’avenir, nous examinerons plus en détail les ambitions chinoises en Afrique et en Amérique Latine, et l’ensemble de ses rivalités avec les États-Unis.
Mais pour l'instant, la Chine ne cherche pas la confrontation directe avec les États-Unis ; au contraire, elle prévoit de devenir l'économie la plus puissante du monde d'ici 2050 et vise à développer ses liens avec le reste du monde tout en essayant d'éviter les affrontements directs. La politique de la Chine est une politique à long terme, contrairement aux accords à court terme privilégiés par Trump. Elle cherche à développer son expertise et sa puissance industrielle, technologique et surtout militaire. À ce dernier niveau, les États-Unis ont encore une avance considérable sur la Chine. (Rapport sur les tensions impérialistes, juin 2018, CCI)
En mai 2017, en présence de 27 chefs d’État ou de gouvernements, le président chinois Xi Jinping présentait le projet "Une ceinture, une route" (OBOR - One Belt One Road), appelé aussi "la Nouvelle Route de la Soie". Ce projet est composé de deux éléments : la ceinture économique de la route de la soie (SREB - Silk Road Economic Belt) et la route de la soie maritime (MSR - Maritime Silk Road). Ce projet implique environ 65 pays, comptant environ pour 60% de la population de la planète et à peu près 1/3 du PNB mondial. Le président chinois a annoncé des investissements pour une période couvrant les 30 prochaines années (jusqu'en 2050 !) et représentant jusqu’à 1.2 billion de dollars. Ce n’est pas seulement le plus gros projet économique de ce siècle, mais ce sont aussi les grandes lignes du plus ambitieux projet impérialiste que la Chine aient rendus publics. Derrière cela, Xi Jinping confirme l’objectif de dépasser les États-Unis et de devenir la première puissance mondiale aux alentours de 2050.
Ce projet correspond aux ambitions de la Chine de reconquérir sa vieille position dominante dans le monde – qu’elle occupait jusqu’à la pénétration en Chine des puissances capitalistes au début du 18ème siècle. [1] Avec cet objectif proclamé, la Chine vise au plus grand changement dans la constellation des puissances impérialistes depuis plus d’un siècle. La Route de la Soie n’est qu’un pas, quoiqu’essentiel, dans les ambitions de la Chine. Après une extension massive au niveau économique, la Chine a aussi commencé à établir un "collier de perles" dans l’Océan Indien, ce qui lui permet d’encercler l’Inde via la Birmanie, le Bengladesh, le Sri Lanka, le Pakistan et les Maldives. Après cette expansion maritime, le projet de la Route de la Soie vise à une nouvelle expansion terrestre sur le continent asiatique.
La Chine est devenue le pays le plus peuplé de la planète : presque 1,4 milliard d'habitants (l’Inde vient en second avec 1,32 milliard). C’est la seconde puissance économique dans le monde et dans beaucoup de branches, elle est déjà devenue numéro 1 ; et elle vient en troisième place pour l’étendue de son territoire. Après plus de trois décennies de modernisation capitaliste et d’ouverture, la Chine est devenue le plus grand pays commercial du monde, du e-commerce et du marché de consommation. Entre 1979 et 2009, en 30 ans, le PIB chinois en dollar 2005 constant, est passé d’environ 201 milliards à environ 3,5 billions ; Les exportations chinoises ont augmenté de presque 5% de leur part dans le PNB à environ 29% ; les importations de 4 à 24%. Le surplus commercial a conduit à l’existence d’une grande croissance des réserves de la Chine, ce qui a permis au capital chinois de sortir pour investir, fusionner et faire des acquisitions, devenir une source importante d'Investissements Directs Etrangers sur la scène financière mondiale. On s’attend à ce que vers 2030, la Chine représente un cinquième de la production économique du monde. Le pays a massivement investi dans les techniques industrielles les plus modernes telles que la technologie quantique et l’intelligence artificielle (IA). En ce qui concerne ses dépenses militaires, elles représentent le total de celles de tous les pays européens pris ensemble. Aucun autre pays ne pourrait nourrir de telles ambitions, et aucun autre pays ne pourrait développer une telle vision, en déployant ses tentacules sur le continent asiatique. Pour le moment, ce n'est pas au moyen d'une occupation militaire directe (excepté pour les récifs coralliens de la mer de Chine du Sud) mais en construisant un réseau économique avec toute une politique géostratégique sous-jacente : en développant une nouvelle infrastructure, en implantant des avant-postes, en forgeant des liens privilégiés. Les ambitions de la Chine ébranlent tout l’ensemble de la constellation impérialiste et pas seulement dans la zone qui entoure l’Asie : cela a un impact sur les pays du Pacifique, sur l’océan Indien, sur l’Afrique, sur l’Amérique du Sud, sur l’Europe, et évidemment, sur ses rapports avec les États-Unis. En bref, cela a des répercussions internationales et à long terme des plus étendues. En même temps, ses ambitions vont la faire rentrer en conflit, pas seulement avec les États-Unis, mais aussi avec d’autres pays. On a déjà pu voir la résistance s‘organiser entre certains de ses plus proches voisins (Vietnam, Inde, Japon), et les plans de la Chine seront aussi un nouveau défi pour la Russie. Ce projet vise aussi à contrecarrer toute possibilité d’étranglement de la Chine par le blocage du transport maritime dans le détroit de Malacca ou la mer de Chine du Sud. En établissant des connexions ferroviaires vers l’Iran, le Pakistan, la Birmanie et la Thaïlande, la Chine espère circonvenir les moyens possibles d’étranglement ou d’alléger certains de leurs pires effets[2].
Le projet de la Nouvelle Route de la Soie va relier la Chine via l’Asie Centrale et la Russie à l’Europe, et la connexion maritime va lui permettre d’établir de nouveaux liens avec l’Afrique et l’Europe par la mer de Chine et l’Océan Indien. Six couloirs entre la Chine et l’Europe vont être réalisés. Le premier grand couloir : une connexion par voie ferrée et des pipe-lines reliant la Chine et l’Europe via la Mongolie, la Russie et le Kazakhstan[3].
Les deux autres grands couloirs : Chine occidentale – via l’Asie Centrale – et Moyen Orient vers la Turquie via l’Iran, et le couloir Chine-Pakistan la reliant à l’océan Indien.[4] Trois des six couloirs passent au travers de la partie d’Asie centrale du Xinjiang.
En plus, trois couloirs "secondaires" connecteront a) Chine-Mongolie-Russie, b) Bangladesh- Chine- Inde – Myanmar (BCIM), c) Chine – Indochine – (à travers la partie nord du Laos – se prolongeant en Thaïlande – Vietnam et Malaisie-Singapour) – i.e. dans les eaux d’Asie du Sud-Est. En Asie, une ligne de chemin de fer de 873 km doit établir un lien entre la Chine et la côte Thaï.
En Afrique, la Chine a financé et construit une ligne de chemin de fer entre Djibouti et Addis Abeba (Station de la Route de la Soie de Djibouti), elle financera une ligne de chemin de fer de 471 km au Kenya entre la capitale Nairobi et le port de Mombasa sur l’Océan Indien. Le but à long terme est d’établir un réseau de connexions par train entre le port de Lamu (Kenya), le Sud Soudan et l’Ethiopie (LAPSSET). A la suite du Kenya, de l’Éthiopie, de l’Égypte et de Djibouti, le Maroc a aussi commencé à coopérer au projet de la Nouvelle Route de la Soie. [5]
Toute une chaine de ports et des projets de grand investissement vont offrir la base logistique d’investissements ultérieurs dans la zone.
En plus des connexions par voies ferrées sur terre, et de la mise en place du "collier de perles", la Route Maritime de la Soie est le second plan du mégaprojet, qui exige l’expansion et la construction de ports le long de la route principale reliant la Chine via la mer de Chine, le détroit de Malacca, l’océan Indien aux côtes d’Afrique. Les plans dans l’Arctique d’une "Route de la soie de la glace", pour mettre en place un raccourci entre l’océan Pacifique et l’Atlantique le long de la route de la Sibérie du Nord, comme aussi les plans de construire une second canal en Amérique centrale à travers le Nicaragua, font partie de la stratégie globale de la Chine.
En outre, la Chine projette aussi de construire des câbles de fibre optique, des passages de transport international, des structures mobiles et des liens de e-commerce le long des couloirs de la Route de la Soie. Comme cela va certainement stimuler la connectivité et l’échange d’informations, cela peut facilement rendre la Chine capable d’assurer une surveillance électronique et d’accroître sa présence dans le cyberespace, augmentant ainsi à cela ses capacités d’espionnage.
Bien sûr, ce "plan directeur" demandera du temps pour sa mise en œuvre et confronte un certain nombre d’obstacles. Les capacités de résistance d’autres puissances sont impossibles à évaluer de façon réaliste pour le moment.
Cependant, l’État chinois semble être prêt à y consacrer un maximum de ressources :
Et ainsi de suite… Aussi, alors que cela peut être vu comme un énorme pari économique et financier, ça reflète la détermination de l’État chinois à fortifier sa position à tout prix. En même temps, le projet, dont la mise en œuvre est planifiée pour une période de 30 ans, devra faire face aux orages des irruptions mondiales de la crise économique, aux guerres commerciales, aux turbulences politiques et à la résistance croissante des rivaux de la Chine – des États-Unis à un grand nombre d’autres pays.
En bref, toutes les contradictions de la crise capitaliste qui s’accumulent et les antagonismes qui s’aiguisent entre les États-Unis et la Chine rendent impossible de répondre à la question de savoir si le projet ne sera jamais achevé. Sans mentionner le développement imprévisible de l’économie chinoise et de ses ressources sur le long terme. De plus, la vitesse à laquelle la Chine a bâti ses lignes de chemin de fer au sein de la Chine ces dernières années- avec l’État qui a mobilisé toutes sortes de ressources et écarté tout doute ou toute résistance écologique des populations locales – ne sera pas
De plus, plusieurs des projets passent par des zones sous attaque des djihadistes. Un certain nombre de pays qui participent au projet vont empiler tant de dettes que toute tempête financière future pourrait bien signifier la fin de leur solvabilité. Par exemple, la construction de la ligne de chemin de fer Kunming-Singapour à travers le Laos coutera 50 milliards de dollars au pays, à peu près 40 % de PNB du Laos en 2016. La dette extérieure du Pakistan s’est accrue de 50 au au cours des trois dernières années, atteignant environ les 100 milliards de dollars, et autour de 30 % de ce qui est du à la Chine. Le Turkménistan est confronté à une crise de liquidité due au paiement des dettes à la Chine. Le Tadjikistan a vendu le droit d’exploiter une mine d’or à une compagnie chinoise au lieu de rembourser les prêts. Beaucoup des pays participants ont été marqués et seront marqués par l’instabilité politique, l’ébullition civile, les conflits armés. Alors que les points d’interrogation qui restent sur le projet sont sans fin, ces risques élevés n’ont pas empêché le gouvernement Chinois de projeter ce plan.
Le fait que la Chine mette maintenant ouvertement ses positions en avant est fondé sur la nouvelle position qu’elle occupe dans l’économie mondiale et dans l’ordre hiérarchique impérialiste. Comme nous l’avons développé dans les articles précédents[6], la Chine a été une puissance mondiale dominante jusqu’à la fin du 18ème siècle, quand elle a été démantelée, principalement par les puissances coloniales européennes, L’Angleterre et la France, et quand elle a été partiellement occupée par le Japon jusqu’en 1945. Quand Mao Tse Toung a pris le pouvoir en 1949, l’État chinois n’avait pas les moyens de raviver les vieilles ambitions chinoises. Dans le contexte d’une longue dépendance vis-à-vis de la Russie, la République populaire de Chine a désespérément essayé de surmonter son arriération. Au début des années 1950 déjà, dans la guerre de Corée, elle a montré son envie de briser la domination des États-Unis dans cette région, et plus tard, dans les années 1960, la Chine a commencé à susciter des conflits avec l’Inde, et surtout avec la Russie. Par rapport à la Russie et aux États-Unis, la Chine a été l’outsider pendant des décennies. Ni "le Grand bond en avant", ni son autarcie pendant des décennies, ni la révolution culturelle au milieu des années 1960, ne lui ont permis de développer le pouvoir de concurrencer ses plus grands rivaux. Et la division de la Chine entre Taiwan et la Chine continentale, l’impasse permanente avec les États-Unis en Corée, au Vietnam et dans le Pacifique (Taiwan, Japon), le conflit qui a duré des années avec la Russie le long de la rivière Oussouri, laissaient la Chine encerclée et bloquée au niveau géostratégique et militaire.
Cependant, ayant subi une humiliation militaire de la part du Vietnam beaucoup plus petit dans le conflit de 1979, l’armée chinoise a été déterminée à moderniser ses forces. Et dans le contexte d’un régime stalinien en voie d’effondrement en Russie et en Europe de l’Est, le Parti Communiste Chinois a résolu d’adapter le pays aux nouvelles conditions qui prévalaient depuis 1989. Sa croissance économique spectaculaire et sa détermination à reconquérir sa position dans un monde où les États-Unis étaient sur le déclin depuis des décennies, ont signifié que la Chine devait faire peser tout son poids économique pour traduire cela en triomphes géostratégiques et impérialistes.[7]
Son développement économique prodigieux au cours des quelques dernières décennies a déclenché une forte tendance à mettre en avant ses intérêts sur l’échiquier impérialiste, qui depuis la fin des années 1980 a été marqué par deux facteurs. Le fait que l’ancien bloc soviétique avait commencé à s’écrouler et a implosé en 1991, et que) les États-Unis – comme seule super puissance restante - ont été, et sont, minés et défiés dans pas mal de régions : par l’Inde, l’Iran, la Turquie et beaucoup d’autres pays qui avancent leurs propres ambitions impérialistes. En d’autres termes, un monde où il y a eu une "mêlée générale" de tensions impérialistes. La confrontation entre les États-Unis et la Chine dans la région n’est qu’une polarisation (même si c’est la plus dangereuse à long terme) au milieu d’un champ de mines de plus en plus complexe de tensions impérialistes.
Pendant deux décennies, l’économie chinoise a enregistré des chiffres de croissance très élevées, et des taux de croissance à deux chiffres certaines années. Cà s’est ralenti (en 2017 à 6,5 %) et il est indéniable que le projet de la Nouvelle Route de la Soie est aussi une réponse à ces difficultés. Le capital national chinois doit trouver plus de débouchés pour sa surproduction gigantesque. En particulier, dans les branches de développement de l’infrastructure, ou dans les secteurs du fer et de l’acier, du ciment et de l’aluminium, la surproduction est à son plus haut. Entre 2011 et 2013, la Chine a produit plus de ciment que les États-Unis pendant tout le 20ème siècle. Avec une demande insuffisante sur le marché chinois, les compagnies chinoises doivent à tout prix trouver des débouchés à l’étranger.
Les projets concernant les infrastructures n’offrent pas que la logistique nécessaire pour conquérir de nouveaux marchés et installer de nouveaux couloirs pour des transports de troupes, ils requièrent aussi des investissements massifs eux-mêmes. Des 800 millions de tonnes d’acier produits en 2015 par les compagnies étatiques chinoises, 112 millions de tonnes ont été exportées à prix cassé, parce que les possibilités de vente avaient fondu sur le marché international. Avec le Nouveau projet de Route de la Soie, l’État chinois déclenche donc une des plus grandes interventions capitalistes d’État qui n’ait jamais été pour stimuler son économie en difficulté. Et l’État chinois a planifié d’investir les ressources financières les plus massives pour y arriver. On dit que la Chine a déjà versé 1000-1400 milliards de dollars pour le premier financement des projets de la Route de la Soie, mais on s’attend à ce que le coût total s’élève en 2049 (l’année des 100 ans d’existence de la République populaire de Chine) à deux fois la taille du PNB actuel de la Chine. Si nous comparons la masse de fonds déjà disponible, elle dépasse de loin les fonds américains du Plan Marshall de 1948, grâce auquel les États-Unis ont alloué 5 milliards de dollars pour aider 16 nations européennes ?[8]
A la différence de la Russie et des États-Unis, la Chine peut encore mobiliser des quantités aussi énormes. La Russie n’a jamais disposé de tels fonds, en grande partie du fait du poids de l’économie de guerre à l’époque de la Guerre froide et de son "arriération" traditionnelle, liée au mécanisme de la domination stalinienne.
Le capitalisme russe sous Poutine n’est pas devenu plus compétitif sur le marché mondial. La forte dépendance sur les revenus qu’il tire des ressources énergétiques et le poids de son économie de guerre signifient qu’il n’a tout simplement pas les fonds pour développer des projets comparables à la Nouvelle Route de la Soie. Et les États-Unis aussi, parmi d’autres raisons, en conséquence de leurs dépenses militaires gigantesques, ne peuvent plus jouer leur "joker financier" comme ils pouvaient le faire dans le passé Dans beaucoup de secteurs, l’industrie américaine est en retard et dans beaucoup de régions, des parties de son infrastructures à l’abandon. Ainsi la Chine est actuellement le seul pays capable de mettre à disposition des montants aussi considérables, même si une bonne partie de cela est financé par des crédits soutenus par l’État. Mais alors que les deux dernières décennies avaient permis l’ascension vertigineuse de la Chine, les conditions futures du développement du capitalisme mondial ne vont pas vraisemblablement offrir le même cadre avantageux pour ce pays.
Pouvons-nous comparer la construction d’un tel nouveau réseau ferré gigantesque à travers l’Asie et d’autres continents au rôle qu’a joué la construction des chemins de fer dans la phase d’expansion du capitalisme aux États-Unis au 19ème siècle ?
Comme l’a développé Rosa Luxembourg dans ses écrits (L’accumulation du capital et Introduction à l’économie politique), la construction des chemins de fer aux États-Unis et leur avancée vers le Far West s’accompagnait de la conquête de territoires des populations natives grâce à une combinaison d’usage de la force et de la pénétration des rapports marchands. Le chemin de fer rentrait dans une zone dominée par la production précapitaliste. Les efforts combinés des compagnies de chemin de fer, de l’État avec son appareil judiciaire et ses forces armées, ont commencé à éliminer toute résistance locale et ont pavé la route de l’intégration de la zone dans le système capitaliste. Avec la construction du chemin de fer de la Route de la Soie à travers l’Asie Centrale et ailleurs, certaines régions qui avaient jusque-là été à la périphérie, même en dehors du marché capitaliste, seront encore plus confrontées à un flot de produits chinois. Et comme les ouvriers chinois ont souvent été engagés dans la construction d’infrastructures ou autres projets majeurs, il n’y a probablement qu’une petite portion de la population locale qui trouvera (temporairement ou de façon permanente) des emplois grâce à ces nouveaux couloirs de transport. Dans l’ensemble, cette construction n’aura vraisemblablement pas des retombées similaires à ce qu’avait eu l’extension des chemins de fer américains au 19ème siècle. Le scénario le plus vraisemblable est celui d’une ruine largement répandue des producteurs locaux et des boutiquiers étranglés par les produits chinois plus compétitifs.
L’économie de la Chine est environ 8 fois plus importantes que celle de la Russie (et sa population est 10 fois plus grande), mais la Chine est extrêmement dépendante des fournitures d’énergie de l’étranger, et l’Asie Centrale joue particulièrement un rôle vital pour la fourniture d’énergie.
L’État chinois est en train d’essayer de réduire sa dépendance vis-à-vis de l’énergie fournie par la Russie (elle reçoit 10 % de son pétrole et 3% de son gaz de la Russie). La Chine vise maintenant à sécuriser de nouvelles voies d'approvisionnement énergétique à l'ouest, en contournant les dangers qui pèsent sur le Moyen Orient et les voies de transport de là vers la Chine. 43 % du pétrole chinois et 38 % de la consommation de gaz viennent d’Arabie Saoudite. Le transport maritime passe le long des côtes d’Hormuz, Aden et le détroit de Malacca, toutes à portée des 5ème et 7ème flottes américaines stationnées dans l’Océan Indien et l’océan Pacifique. En d’autres termes, la Chine tente de rendre les ressources d’énergie de l’Asie Centrale plus accessibles à ses besoins. Cependant, tous les plans chinois pour établir des liens plus étroits avec l’Asie Centrale et au-delà, vont profondément altérer ses rapports avec la Russie. Cela intervient après une période dans laquelle, pendant les 20 dernières années, la Chine a déjà étendu son influence dans le territoire sibérien à son nord.
Depuis 1991, l’extrême est de la Russie (EER) a perdu à peu près un quart de sa population. Le nombre de travailleurs immigrés chinois dans l'EER s’est élevé à 400 000 depuis juin 2017, alors que le District fédéral de l’extrême est de la Russie a perdu deux millions de personnes depuis 1991 (environ un quart de sa population) en conséquence d’un taux de mortalité élevé et de l’émigration. La Russie a loué des terres – des centaines de milliers d’hectares – à des compagnies chinoises et leur a permis d’exploiter le bois à bas prix. Il existe la possibilité que la population chinoise à un certain stade surpasse la population russe et que l’influence commerciale chinoise devienne dominante. Pour les nationalistes russes cela signifie que le but du tsar russe quand il a construit le chemin de fer sibérien – garder le contrôle de la Sibérie et être capable de jouer un rôle crucial en extrême orient – est menacé.[9] Et après son expansion dans l’extrême orient russe, avec le nouveau projet de Route de la Soie, la Chine lance une autre offensive sur son côté occidental.
Jusqu’à récemment, la Russie pouvait considérer l’Asie Centrale comme son "arrière-cour", mais maintenant, le commerce russe avec l’Asie Centrale diminue continuellement. En 2000, la part chinoise du marché en Asie Centrale n’était que de 3 %, alors qu’en 2012, elle s’élevait à 25 % - en grande partie aux dépens de la Russie.[10] Les moyens de Moscou d’éviter des dégâts ultérieurs, conséquences de l’expansion chinoise, sont limités. Même avant que le projet ne soit officiellement annoncé par le président chinois XI Jinping, la Russie avait essayé de stabiliser sa position en Asie Centrale en mettant en place, en 2014, l’UEE (Union Economique Eurasienne) dont la Chine était exclue.[11] ***
Mais pour les pays d’Asie centrale, le projet de la Route de la Soie semble être plus attrayant, à cause des promesses d’investissements chinois dans la région et d’un marché plus libre. L’UEE, dominée par la Russie, ne peut offrir qu’une union tarifaire, alors que la Russie elle-même est à cours de fonds. Cela met en lumière sur le retard chronique du capital russe. La Russie a essayé de compenser son infériorité économique en accroissant le rôle de son armée. Mais la Chine joue aussi comme rival grandissant de la Russie au niveau militaire en Asie Centrale. Par exemple, la Chine a commencé à livrer de l’équipement militaire aux pays d’Asie Centrale. Des manœuvres communes ont commencé entre les troupes chinoises et d’Asie Centrale. Même si la Russie domine encore l’Organisation du Traité de Sécurité Collective (CSTO [7] - Collective Security Treaty Organization)[12], (Arménie, Biélorussie, Kazakhstan, Tadjikistan et Russie en font partie), la Chine a déclaré son intention d’assurer la sécurité dans la région, en comptant sur ses propres forces. Des négociations ont commencé avec le Turkménistan pour ouvrir une base militaire dans ce pays (la deuxième après Djibouti). La Chine s’est aussi engagée dans une alliance de sécurité avec l’Afghanistan, le Pakistan et le Tadjikistan, pour combattre le terrorisme. La coopération militaire entre les pays d’Asie Centrale et la Chine marque un tournant, parce qu’avant la Chine s’était abstenue d’établir une présence militaire et a gagné la sympathie de nombreux régimes du fait de sa "non-interférence dans les affaires des autres pays". Sa politique consistant à soit garder un profil bas soit agir plus agressivement, comme dans la Mer de Chine du Sud, correspond à une tactique "d’avancée" et de "recul".
Plus globalement, le développement des relations russo-chinoises montre le caractère contradictoire de leurs relations, où l'un des pays a été fortement dépendant de l'autre (comme la Chine l'était de la Russie de Staline dans les premiers jours de Mao) ou bien où ils ont développé leur rivalité et se sont même directement menacés de destruction mutuelle (comme dans les années 1960). Chaque fois, les deux pays ont des antagonismes majeurs avec les États-Unis (même si temporairement, au début des années 1980, la Chine a soutenu les États-Unis en Afghanistan contre la Russie). Depuis 1989, la Chine a visé à une collaboration plus étroite avec la Russie de façon à contrer les États-Unis partout où c’est possible, et pendant une période initiale, la Chine a aussi reçu la plupart de ses armes et de sa technologie militaire de la Russie. C’est en train de changer.
La Chine a aussi toujours utilisé la Russie comme source d’énergie. Après l’occupation russe de la Crimée, et la présence cachée de la Russie en Ukraine orientale, la Chine a bénéficié des sanctions occidentales contre la Russie. Cherchant un contrepoids à ces sanctions, la Russie devait trouver des marchés en Chine, mais la Chine pouvait faire pression sur la Russie et, à la fois faire baisser les prix russes des produits énergétiques, et obtenir des concessions pour investir en Russie. Ainsi, si la Russie a marqué des points en occupant la Crimée et en étant présente dans l'Est de l'Ukraine, elle a payé un lourd tribut en subissant un certain chantage dans le cadre d'accords commerciaux pour la Chine. Cela montre que l’économie de guerre russe a un coût élevé. En même temps, la Russie, qui se sent menacée par une "invasion chinoise par la porte de derrière" en Asie orientale et à l’ouest par les ambitions de la Route de la Soie, est consciente de la nature asymétrique du rapport entre les deux rivaux. Plus la Chine développe sa propre industrie d’armement et sa technologie, moins elle sera dépendante des exportations d’armes russes et de transfert de technologie d’armement. La Chine ne pouvait pas ouvertement saluer l’occupation russe de la Crimée parce que cela aurait discrédité l’intransigeance de la Chine sur l’intégrité territoriale – indispensable par rapport aux aspirations à l’indépendance des ouigours au Xinjiang. La Russie représente aussi un dilemme vis-à-vis de l’expansion de la Chine dans la mer de Chine du sud (MCS), spécialement après que la Chine ait plus ou moins occupé un certain nombre de récifs coralliens dans la mer de Chine du Sud, les transformant en bases militaires. Les liens militaires entre la Russie et le Vietnam pourraient aussi créer des tensions entre Chine et Russie.[13]
Cependant, comme nous l’avons montré ailleurs[14], la Russie et la Chine travaillent ensemble autant que possible contre les États-Unis. Les deux pays ont fait des manœuvres militaires communes en extrême orient, en Méditerranée et dans la Mer Baltique. Mais le projet de la Route de la Soie est certainement un des programmes chinois qui va obliger la Russie à réagir. En même temps, cela pousse d’autres pays à essayer d’approfondir tout intérêt antagonique entre Chine et Russie.
Avec l’avancée chinoise en Asie Centrale, la Chine s’est débrouillée pour bénéficier de l’affaiblissement à la fois des États-Unis et de la Russie dans la région. Peu après l’effondrement de l’empire soviétique, les États-Unis ont réussi à développer des liens privilégiés et même à ouvrir certaines bases militaires en Asie Centrale. Cependant, dans le contexte du déclin des États-Unis dans le monde, ceux-ci ont aussi perdu du terrain en Asie Centrale – avec la Chine comme principal bénéficiaire.[15]
Mais les pays d’Asie Centrale craignent tout autant l’hégémonie militaire russe que l’expansion chinoise, et essaient autant que possible de se servir des intérêts divergents entre Russie et Chine pour en tirer profit.
Comme l’Europe absorbe 18 % des exportations chinoises, toute amélioration dans les connexions du marché va renforcer la position chinoise en Europe même.[16] C’est pourquoi la Chine est particulièrement encline à accélérer le trafic de fret à partir du port du Pirée près d’Athènes, récemment acquis, vers l’Europe Centrale. Le projet de construire un train à grande vitesse entre Athènes et Belgrade et plus loin vers Budapest, reflète les tentatives de la Chine de développer une influence grandissante en Europe Centrale. La Chine utilisera la Route de la Soie comme un moyen de "mettre la Russie sur la touche" (ou si c’est nécessaire de faire une alliance avec elle), pour étendre sa position en Europe. Cela menacerait en même temps en particulier les intérêts des rivaux européens en Europe centrale même, où l'Allemagne a surtout acquis une position dominante.. Les réactions du capital allemand ont déjà signalé que – en plus des efforts pour repousser les tentatives chinoises pour avoir une emprise plus grande dans les secteurs hi-tech – le capital allemand va contrer le projet de la Route de la Soie sur différents fronts. Cela peut même vouloir dire que cela obligera le capital allemand ou d’autres capitaux nationaux à faire des alliances tactiques contre l’influence grandissante de la Chine dans la région. Cela comporte un autre élément imprévisible – des pas communs possibles des pays européens avec la Russie contre la Chine.
La Turquie a aussi été une des cibles majeures des investissements chinois. Les compagnies chinoises sont impliquées dans plusieurs des projets mégalomaniaques du président Erdogan. Dans les 3 ans à venir, on s’attend à ce que le nombre de compagnies chinoises actives en Turquie double. En même temps, la Chine et la Turquie ont eu des tensions à propos du rôle des Ouigours islamiques au XIjiang. Comme la Turquie occupe une position clef sur l’échiquier impérialiste où les ambitions russes, européennes, américaines, iraniennes sont toutes en conflit les unes avec les autres, tout mouvement de la Chine en direction de la Turquie ajoutera plus d’éléments explosifs dans cette zone profondément soumise à des conflits.
En tant que partie du projet "Une ceinture –une Route", l’Iran a une importance spécifique. De nouveaux couloirs de transport entre l’Iran et la Chine ont été ouverts, et de nouveaux aménagements portuaires en Iran sont en construction.[17] En même temps, les sanctions américaines renouvelées contre l’Iran vont permettre à la Chine de gagner plus d’influence en Iran – c’est presque similaire aux effets des sanctions de l’occident contre la Russie, qui ont aussi conduit à une dépendance accrue de la Russie vis-à-vis de la Chine et donc, à un poids globalement accru de la Chine.
L’expansion chinoise dans l’Océan Indien oblige tous les États riverains à se positionner. D’un côté, la Chine doit faire avancer sa Route de la Soie maritime le long des côtes de l’Océan indien jusqu’à la côte iranienne. Cela engendre de nouvelles tensions entre Inde et Pakistan. Au Pakistan, le port de Gwadar, pas très loin de la frontière iranienne, sera connecté à l’extrême est de la Chine après la construction d’une connexion de 500 km de route. Le port devrait donner au marché chinois un accès plus aisé au Moyen Orient que la route par mer via le détroit de Malacca (entre la Malaisie et l’Indonésie). L’Inde proteste contre ce projet de route qui traverse la partie du Cachemire revendiquée par New Delhi. Un nouvel aéroport international doit être construit à Gwadar.
Le projet maritime de la Route de la Soie pousse aussi l’Inde à prendre des contremesures. D’un côté, l’Iran ne veut pas être trop dépendant de la Chine, c’est pourquoi il vise à renforcer ses liens avec l’Inde. L’inde a contribué à la construction du nouveau port iranien de Chabahar, lui permettant d’éviter de passer par le Pakistan pour atteindre l’Afghanistan. En même temps, l’Inde elle-même qui a eu des liens spéciaux avec la Russie pendant des décennies, les a intensifiés, malgré le fait qu’au niveau militaire l’Inde ait aussi essayé de diversifier ses achats d’armes, aux dépens de la Russie et que l’Inde est vue par les États-Unis comme un important contrepoids à l’expansion chinoise. Elle a reçu un soutien américain pour militariser plus fortement, en particulier, en accroissant ses capacités nucléaires. Et, avec la Russie, l’Iran et l’Azerbaïdjan, l’Inde a tenté pendant quelques temps, d’établir un Couloir International de transport Nord-Sud (INSTC [8]) qui doit connecter Mumbai à Saint Pétersbourg, via Téhéran et Baku/Azerbaïdjan.
En outre, l’Inde et le Japon ont démarré le Corridor de croissance Asie Afrique (AAGC - Asia-Africa Growth Corridor), en essayant de renforcer les liens entre Japon, Océanie, Asie du Sud-Est, Inde et Afrique … avec le plan de construire une route Inde-Birmanie-Thaïlande. En ce qui concerne la ruée sur les aménagements portuaires dans l’Océan Indien, la Chine a signé des traités pour établir de nouveaux aménagements portuaires à Hambantota au Sri Lanka et a commencé à moderniser les ports au Bengladesh. Au Pakistan et au Sri Lanka, cela a conduit à une spirale de nouvelles dettes. La construction des aménagements portuaires à Hambantota donnera à la Chine le contrôle du port pour 99 ans.
Le développement en Afghanistan met en lumière les principaux bénéficiaires de presque 40 de guerre dans ce pays.
La Russie a dû retirer ses troupes après son occupation de l’Afghanistan de 1979-1989, à la suite d’une longue guerre d’usure de 10 ans, qui a contribué à l’implosion de l’Union Soviétique. Les forces de la coalition dirigée par les États-Unis en Afghanistan ont aussi subi un réel fiasco, quand, après plus de 15 ans d’occupation du pays par les troupes occidentales, la coalition n’a pas été capable de stabiliser le pays. Au contraire, dans l’ambiance de terreur répandue dans le pays, ses propres troupes craignent pour leur vie où qu’elles aillent. Alors que les pays occidentaux ont déversé des milliards de dollars en Afghanistan pour mener la guerre et ont fait stationner des milliers de soldats (dont beaucoup ont été traumatisés), la Chine a acheté des mines (par exemple, au prix de 3,5 milliards de dollars pour une mine de cuivre en Aynak) et construit une ligne de chemin de fer reliant Logar (sud de Kaboul) à Torkham (une ville frontière du Pakistan) sans aucune mobilisation militaire jusqu'ici. Mais tandis que la Chine a jusqu’à maintenant été épargnée des attaques militaires en Afghanistan, il n’y aucune garantie que cela continue.
En plus de l’expansion de l’influence chinoise sur le Continent asiatique dans différentes directions, la Chine a aussi commencé à avancer ses pions en Afrique, où les bateaux chinois sont arrivés dès 1415. À cette époque, la Chine ne s’est pas installée en Afrique. Cela a laissé de l’espace aux puissances coloniales européennes, dont l’expansion dans le monde a commencé très vite après. Maintenant, 600 ans plus tard, c’est surtout l’influence européenne en Afrique que la Chine repousse. En 2018, on estimait que qu’environ un million de chinois vivaient sur le continent africain (ouvriers, boutiquiers, et propriétaires de compagnies). La construction des lignes de chemin de fer, mentionnées plus haut, en Ethiopie et au Kenya et les plans de vastes connections ferroviaires, donnent un éclairage sur ses ambitions à long terme en Afrique. Un certain nombre de pays (Djibouti, Egypte, Algérie, Cap-Vert, Ghana, Tchad, Guinée Equatoriale, Gabon et Angola) ont commencé à acheter la technologie militaire chinoise ; la Namibie et la Côte d’Ivoire projettent d’avoir des centres pour faciliter les fournitures à la marine chinoise. Comme on l’a dit plus haut, nous traiterons de l’expansion chinoise en Afrique dans un prochain article.
Pour conclure cet article, quand nous examinons les ambitions en arrière-plan du projet "une ceinture- une route", il ne nous reste aucun doute sur le fait que cette énorme entreprise est plus qu’un programme de "relance" économique. Construire une telle infrastructure gigantesque est inséparablement lié aux ambitions chinoises à long terme de devenir la puissance dominante, avec le but de faire tomber les États-Unis. Même si personne ne peut prévoir pour le moment si ce projet peut être mis en œuvre du fait des facteurs de risque imprévisibles mentionnés plus haut, une telle expansion n’est pas seulement vouée à restructurer les constellations impérialistes en Asie – elle aura aussi des implications à long terme en Europe et sur les autres continents.
Gordon, septembre 2018. ,
[1] Source : Foreign Direct Investment
[3] En 2018, le chemin de fer a déjà connecté la Chine avec environ 50 stations européennes de trains de marchandises. Le trajet long de trois semaines est plus court mais plus cher que la voie maritime.
[4] En Turquie, 3 compagnies étatiques ont acquis le 3ème port du pays, Kumport, près d’Istanbul. Des investissements de 10 milliards de dollars à Bagamoyo, Tanzanie, Hambantoto au Sri Lanka, des investissements majeurs à Cebu et Manille sont prévus. En ce qui concerne les parcs industriels, la Chine est en train de construire un parc industriel Hi-tech à Minsk/Belarus, le plus grand jamais construit à l’étranger par le géant asiatique. Un projet similaire sort de terre à Kuantan, Malaisie, pour l’acier, l’aluminium et l’huile de palme.
[5] En moins de 20 ans, la Chine est devenue le partenaire économique dominant de l’Afrique. Ce marché atteignait 190 milliards de dollars en 2016 et est maintenant plus grand que celui du continent avec l’Inde, la France et les États-Unis ensemble, selon des données accessibles sur le site Nouvelles routes de la soie: les projets de Pékin [10]
[7] Citation de Diplomatie p. 65, "Géopolitique de la Chine" : En dollars actuels, le PIB de la Chine ne représentait que 1,6 % du PIB mondial en 1990. Cette proportion s’est élevée à 3,6% en 2000 et 14,8 % en 2016. Stratégiquement, le ratio entre le PIB chinois et le PIB US est passé de 6 % en 1990 à 11 ,8 % en 2000 et 66, 2 % en 2017. ( …) Comparée au Japon, la Chine ne représentait qu’un quart de l’économie japonaise en 2000, et dépassait le Japon en 2011 avant de représenter 225 % du Japon en 2016 et probablement plus de 250 % en 2017."
[8]Le président Harry Truman a signé le Plan Marshall le 3 avril 1948, accordant 5 milliards de dollars d’aide à 16 nations européennes. Pendant les 4 ans où le plan était effectif, les États-Unis ont donné 17 milliards de dollars (équivalents à 193 milliards de dollars en 2017) en assistance économique et technique pour aider à la reconstruction des pays européens qui avaient rejoint l’Organisation pour la Coopération Économique Européenne. Les 17 milliards de dollars se situaient dans le contexte d’un PNB américain de 2,58 milliards en 1948, et s'ajoutaient aux 17 milliards de dollars en aide américaine à l’Europe, entre la fin de la guerre et le début du Plan, qui est comptabilisé séparément du Plan Marshall. Le plan Marshall a été remplacé par le Plan de sécurité mutuelle à la fin de 1951 ; ce nouveau plan distribuait environ 7 milliards de dollars annuellement jusqu’en 1961 quand il a été remplacé par un autre programme.
[10]Diplomatie, janvier 2018, p.33
[12] CSTO. Wikipedia [14]
[14] https://en.internationalism.org/international-review/201807/16486/report... [16] Rapport sur les tensions impérialistes (juin 2018) [17]
[15] Après s’être appuyé sur les logistiques des aéroports d’Asie centrale dans la guerre conduite par les États-Unis en Afghanistan, les États-Unis ont fermé leur base militaire à Manas (Kirghizstan) en 2014.
17 Classe internationale [18].
[17] Le premier train de Chine est arrivé à l’époque où le président US Trump annonçait que la participation US au traité nucléaire avec l’Iran était annulée, en mai 2018, rendant donc possible à l’Iran de contrecarrer des parties des sanctions US grâce aux connexions ferroviaires chinoises.
La capitulation du parti social-démocrate prolétarien allemand devant l'impérialisme en 1914 est bien connue des révolutionnaires. Tout comme le déclin opportuniste du SPD qui a conduit à cette trahison capitale de la classe ouvrière.
Ce qui est moins connu, c'est la lutte continuelle menée par l'aile révolutionnaire du Parti depuis sa création contre les forces de l'opportunisme réformiste, non seulement au niveau théorique par des ouvrages fondamentaux tels que la Critique du programme de Gotha de Karl Marx, l'Anti-Dühring de Friedrich Engels, ou Réforme ou Révolution de Rosa Luxemburg, mais aussi au niveau de la défense des principes organisationnels de classe.
L'article suivant, qui s'appuie souvent sur des recherches dans des livres et des documents qui ne sont disponibles que dans la langue allemande, retrace l'histoire de cette lutte organisationnelle en deux parties. La première partie, publiée ici, couvre la période de 1872 à 1890, du programme de Gotha à celui d'Erfurt ; la seconde partie, qui sera publiée ultérieurement, traitera de la période suivante, jusqu'en 1914.
De la Commune de Paris au Congrès de Gotha.
Après la répression de la Commune de Paris en 1871, la bourgeoisie a réagi par une vague de répression dans toute l'Europe. Bien sûr, les communards français, dont plus de 20.000 avaient été assassinés, 38.000 arrêtés et plus de 7.000 déportés par le gouvernement de Versailles, en ont été les principales victimes. Mais face à cette première grande prise de pouvoir dans une ville réussie par la classe ouvrière, les organisations ouvrières des autres pays sont également soumises à une répression accrue. Dans le même temps, la classe dirigeante a stimulé une attaque de l'intérieur contre la Première Internationale - avec Bakounine et son Alliance de la démocratie socialiste comme fer de lance. Au moyen d'une organisation secrète, l'objectif était de saper les acquis de la Première Internationale au niveau du fonctionnement ; de la réduire à l'anarchie. Au Congrès de La Haye de 1872, le Conseil général de la Première Internationale, dirigé par Marx et Engels, a dévoilé ce complot. Cette lutte pour défendre l'organisation allait devenir l'un des trésors les plus précieux de l'expérience du mouvement révolutionnaire, dont l'importance et les conséquences ont été largement sous-estimées à l'époque et longtemps oubliées. Dans une série d'articles[1], le CCI a décrit en détail cette lutte et ses leçons. Nous les recommandons à nos lecteurs comme matériel indispensable pour comprendre le développement ultérieur.
Les sections allemandes de la Première Internationale ont participé activement à la préparation du Congrès de La Haye - contre la résistance des gouvernants en Allemagne. Après la Commune de Paris, la formation de sections de l'Internationale avait été interdite en Allemagne, seule l'adhésion individuelle était possible. Ainsi, il n'y avait officiellement aucune adhésion d'une organisation d'Allemagne à la Première Internationale et aussi officiellement aucune section locale. Dans la plupart des pays européens, aucune organisation d'une taille notable ne pouvait exister si elle déclarait ouvertement son affiliation à l'Internationale après 1872. Le gouvernement interdisait aux membres vivant en Allemagne de se rendre à La Haye et d'agir en tant que délégués, mais ceux-ci ont réussi à contourner ces mesures coercitives.
Wilhelm Liebknecht et August Bebel, figures de proue du SDAP (Sozialdemokratische Arbeiterpartei/Eisenacher[2] -1869-1875) sont emprisonnés pendant 2 ans pour haute trahison pour avoir adopté une position internationaliste pendant la guerre franco-allemande. De nombreux camarades écrivant pour "Volksstaat" (la publication du SDAP) ont été arrêtés et la publication de matériel sur le Congrès de La Haye a été interdite par les autorités. Néanmoins, la délégation allemande au Congrès a pu fournir 15 délégués sur un total de 65 délégués (soit presque un quart) et jouer un rôle actif. Marx avait reçu un mandat de Leipzig, Engels un de Breslau, et Cuno était président de la commission d'enquête sur les activités de l'Alliance bakouniniste.
Après la conclusion du congrès de La Haye (2-7 septembre 1872), les délégués se rendent immédiatement au congrès du parti ouvrier social-démocrate (Eisenacher) à Mayence (7-11 septembre).
Alors qu'au début, les Eisenachiens avaient pris une position véhémente contre les bakouninistes, après le congrès de La Haye, les déclarations du "Volksstaat" contre les bakouninistes se sont adoucies à partir de l'automne 1872/73. Dans cette phase, Liebknecht s'abstient de critiquer les anarchistes, il veut amadouer les lassalliens . Marx et Engels, en revanche, menacent de mettre fin à leur collaboration si le "Volksstaat" reste silencieux sur la question. Marx et Engels déclarent alors que l'on ne peut pas réaliser une véritable unité en abandonnant des principes. Suite aux critiques de Marx et Engels, le "Volksstaat" a réactivé ses critiques à l'égard des bakouninistes pendant une courte période.[3] Pendant ce temps, les lassalliens continuent à soutenir les bakouninistes. En avril 1873, les lassalliens rejettent les décisions du Congrès de La Haye et envoient même des délégués à une réunion bakouniniste en Suisse.
La tendance du parti Eisenachien à faire des concessions au parti lassallien (Association générale des travailleurs allemands - ADAV) était "justifiée", entre autres, par la perspective d'une unification. Néanmoins, lors du congrès de Cobourg en 1874, le SDAP discute encore principalement du soutien mutuel dans la lutte des classes et une unification immédiate du SDAP et de l'ADAV n'est pas à l'ordre du jour. Cependant, contrairement au vote de Marx et Engels, les dirigeants du SDAP se précipitent vers une unification rapide à Gotha en mars 1875 et fondent le Parti socialiste ouvrier d'Allemagne (SAPD) avec les Lassalliens.
Dans la même lettre, Engels met en garde contre le fait qu'après que les Eisenachiens se soient vus en concurrence avec l'ADAV, on "s'habitue à penser à l'ADAV en toute chose (...) Selon notre opinion, que nous avons trouvée confirmée par une longue pratique, la bonne tactique en matière de propagande n'est pas d'aliéner ici et là des personnes et des adhésions individuelles à l'adversaire, mais de travailler sur les grandes masses, qui sont encore indifférentes. Une seule force nouvelle que l'on a tirée du brut vaut plus qu'un transfuge lassallien qui porte toujours dans le parti le germe de sa mauvaise orientation."[4]
Après la défaite de la Commune de Paris et la dissolution de facto de la Première Internationale en Europe après 1873[5] , le centre des travaux s'est déplacé vers les différents pays. "Le centre du mouvement s'est déplacé en Allemagne"[6] où la tendance marxiste avait gagné une autorité politique grâce à son internationalisme pendant la guerre franco-prussienne.
Dans les années 1870, le SAPD était alors l'un des premiers partis à être fondé par la fusion de deux partis existants dans un pays. Étant donné qu'aucune coopération internationale importante n'était possible immédiatement après la dissolution de la Première Internationale, le mouvement ouvrier international s'est vu confronté à la tâche de travailler à la fondation d'un parti dans les différents pays et de le placer, sur le plan programmatique et organisationnel, à un niveau plus élevé que dans les années 1860.[7]
En Autriche, le Parti social-démocrate unifié d'Autriche est fondé en avril 1874 (son programme est basé sur celui des Eisenachiens).[8] Dans les autres pays, le processus de formation des partis n'a commencé que plus tard.[9]
Le congrès fondateur du SAPD à Gotha a exprimé quelques signes de progrès, comme le fait que pour la première fois un parti avec des principes d'organisation fixes existait dans un pays entier. La fusion de deux organisations avait permis de surmonter la "dictature du chef" qui avait été exercée jusqu'alors dans l'ADAV par Lassalle et de placer la direction du parti dans des mains collectives et centralisées. Lassalle, qui mourut en duel en 1867, avait joué le rôle d'un président aux prétentions et aux pouvoirs quasi dictatoriaux chez les Lassalliens, et son approche projette encore son ombre sur l'ADAV.
Les statuts de l'ADAV de 1872 exigeaient : "III. Adhésion § 3 : Tout travailleur devient membre de l'association avec un droit de vote plein et égal par simple déclaration d'adhésion et peut démissionner à tout moment. § 6 : Les affaires de l'association sont administrées par le comité exécutif, composé d'un président et de 24 membres."
Dans les points suivants surtout, les pouvoirs du président ont été définis plus précisément. Les statuts de la SAPD, fondée en 1875, disaient pourtant :
Comme la formation d'associations et la participation active à des organisations révolutionnaires étaient déjà interdites, les statuts évitaient toute référence à une coopération active dans l'organisation.
Il a été déclaré que "les membres du parti qui agissent contre les intérêts du parti peuvent être exclus du conseil. Les recours devant le congrès du parti sont recevables". (§ 2 Statuts). À cet égard, une continuité a été établie avec les méthodes de la Ligue communiste, qui n'ont toutefois été transmises que par les Eisenachiens.
Si le parti nouvellement fondé représentait donc un pas en avant au niveau organisationnel, il reflétait la grande immaturité politique au niveau programmatique, qui se manifestait par une multitude de défauts de naissance.
Parmi les Lassalliens, 73 délégués étaient présents pour 15.322 membres, 56 délégués pour 9121 voix des Eisenachiens.[10] Les Lassalliens étant plus confus, la direction estimait qu'il fallait faire des compromis à leur égard et accepter une dilution programmatique dans l'intérêt de l'unité. Lorsque Karl Marx envoya la "Critique du programme de Gotha" à Wilhelm Bracke le 5 mai 1875, la direction du parti la dissimula au Congrès et aux membres du parti ; même Bebel, le dirigeant le plus célèbre, n'était pas au courant de la lettre :
Engels a écrit en octobre 1875 dans une lettre à Wilhelm Bracke : "Nous sommes entièrement d'accord avec vous pour dire que Liebknecht, par son zèle à parvenir à un accord, à en payer le prix, a tout bousillé. (...) Une fois que le processus d'unification a été mis en route sur une base pourrie et qu'il a été claironné, on ne lui a pas permis d'échouer"[13]
La critique véhémente de Marx et Engels à l'égard de ce manque de clarté et même de cette attitude opportuniste a montré à quel point Marx et Engels insistaient sur la clarté du programme, et que l'unité ne devait pas être réalisée par l'abandon du programme et l'union avec des forces peu fiables et peu claires. Il vaut mieux être peu nombreux au début, mais travailler sur une base claire, que nombreux sur une base peu claire. Marx et Engels étaient donc d'avis que l'unité ne devait être créée que sur une base claire et que la clarté ne devait pas être victime de l'unité. L'adhésion des marxistes à l'intransigeance programmatique et la loyauté envers les principes caractérisaient leur comportement envers les tendances et les forces opportunistes qui sont apparues plus tard. À cet égard, l'attitude de Marx et Engels, qui consistait à s'opposer à l'unité à tout prix, mais à lutter pour la clarté et sans craindre la démarcation, voire la division, contrastait avec la politique ultérieure du SPD.
En même temps, la manière dont on a traité la critique de ces faiblesses par Marx et Engels a mis en lumière une tendance qui s'est manifestée à plusieurs reprises dans le mouvement révolutionnaire : l'évitement, sinon la dissimulation, des critiques sous prétexte que l'unité ou l'unification était plus importante que la clarté. Comme nous le montrons ci-dessous, ce n'est qu'en 1891 (c'est-à-dire 16 ans plus tard et après la mort de Marx) que Friedrich Engels a pu faire passer la publication de cette critique dans la Neue Zeit contre la résistance farouche des opportunistes de la direction du parti. Le Programme de Gotha a par la suite facilité l'émergence de l'opportunisme en ancrant par écrit certaines opinions opportunistes. Ce n'est que sur l'insistance d'Engels que fut inclus dans le programme un point qui proclamait la solidarité du prolétariat allemand avec les travailleurs de tous les pays et sa volonté de remplir ses devoirs internationaux. De plus, outre l'accent insuffisant mis sur l'internationalisme lors du congrès fondateur de Gotha, il n'est pratiquement pas fait référence aux conséquences de l'expérience de la Commune de Paris. Il y avait déjà une sorte de vide dans la continuité historique et dans la transmission de l'expérience de la lutte pour l'organisation contre les bakouninistes.
Un autre aspect important de la dilution ou de la déformation des critiques politiques importantes était leur présentation erronée comme quelque chose découlant de motifs personnels. Même Franz Mehring, qui a écrit une biographie autrement pénétrante de Marx et une histoire de la social-démocratie allemande, est tombé dans ce piège :
Ainsi, la discussion sur les principes fondamentaux a été minimisée et présentée comme une question d'antipathie personnelle entre Marx et Lassalle. Au lieu de souligner que le dépassement du lassallisme signifiait une libération partielle, Mehring a écrit :
En même temps, il y avait des signes d'ambiguïté dans la façon dont Mehring a "contrasté" le développement du parti dans différents pays avec le développement au niveau international.
Après l'écrasement de la Commune de Paris et l'impossibilité de poursuivre le travail de la Première Internationale, les activités des révolutionnaires devaient d'abord être dirigées vers les différents pays afin de créer les conditions pour la fondation de partis. Mais cette concentration sur les différents pays ne signifiait pas que l'orientation et la coopération internationales étaient devenues obsolètes et que la solidarité internationale ou même une Internationale deviendraient ainsi superflues, ou que la croissance rapide des partis dans les différents pays ferait même en sorte que le cadre national dépasse le cadre international. Cette opinion reflète peut-être le manque d'esprit international de Mehring, auquel Engels avait déjà fait référence dans sa précédente critique du programme de Gotha. Une orientation internationaliste ne peut se réaliser que par une lutte constante et consciente contre les priorités nationales ou même localistes. Bien que l'essentiel des activités se concentre sur le développement du SAPD, des efforts sont également déployés pour établir des contacts internationaux et préparer la fondation de la Deuxième Internationale en 1889.
Pour des raisons d'espace, nous ne pouvons pas aborder ici la contribution de la SAPD à la fondation de la Deuxième Internationale.
En outre, la tendance à "oublier" les acquis se poursuit. La détermination d'une grande partie des délégués allemands au Congrès de La Haye en 1872, et la défense ultérieure de la politique du Conseil général contre les bakouninistes par le SDAP, semblent avoir été enterrées à Gotha en 1875. Les leçons du Congrès de La Haye, qui avait eu lieu seulement trois ans plus tôt et où les principes révolutionnaires avaient été défendus avec véhémence, ne furent pas reprises. Il n'y avait aucune preuve de continuité et de transmission de cette expérience. Au contraire, Mehring a eu tendance, par la suite, à présenter cette lutte, comme les divergences entre Lassalle et Marx, comme un conflit entre l'autorité personnelle de Marx et celle de Bakounine.
La période de la loi antisocialistes
Lors du congrès d'unification de Gotha en 1875, Hambourg est élu comme siège de l'exécutif du parti et Leipzig comme siège de la commission de contrôle. La classe dirigeante est alarmée par le développement du mouvement ouvrier, et le SAPD est interdit dans le cadre de la loi prussienne sur les associations à partir de mars 1876, et peu de temps après, en Bavière et en Saxe également. La bourgeoisie allemande commence à élaborer ses plans pour une interdiction générale du SAPD. Les tentatives d'assassinat de deux personnes servent de prétexte pour faire passer la loi socialiste le 21 octobre 1878.
Toutes les associations ayant des objectifs sociaux-démocrates, socialistes ou communistes doivent être dissoutes, les publications imprimées et les assemblées visant à diffuser de tels objectifs sont interdites, de même que les associations éducatives, les clubs de danse et les clubs de théâtre (les membres du SAPD étaient auparavant généralement enregistrés officiellement comme membres d'une association).
En d'autres termes, alors que le parti devait être entravé dans ses activités à la base et que la consolidation d'un tissu organisationnel devait être empêchée, il devait se concentrer entièrement (et du point de vue des dirigeants, il valait mieux qu'il en soit ainsi) sur l'activité parlementaire. Bien que Bismarck veuille initialement interdire également l'activité parlementaire, les autres factions bourgeoises du Reichstag ne cèdent pas à l'insistance de Bismarck. L'objectif ultime des partis bourgeois est d'intégrer pleinement le SAPD dans l'appareil parlementaire. La mobilisation pour les élections devient donc le point central de leurs activités à cette époque. Comparée aux mesures répressives prises en Russie sous le tsar, la loi socialiste en Allemagne est beaucoup moins brutale mais beaucoup plus insidieuse.
Avant même que la loi socialiste ne soit votée au Reichstag, le comité électoral central de Hambourg, agissant en tant que direction du parti, avait annoncé aux autorités de police que l'organisation du parti allait se dissoudre, contrairement à la position de Bebel et de Liebknecht sur cette question, et avait également appelé les sections locales à se dissoudre elles-mêmes ! La direction du parti proposait un "légalisme absolu" :
Comme Marx et Engels l'ont écrit dans une circulaire de 1879, l'"obéissance anticipée" de l'exécutif du parti n'était pas une anomalie : "Le parti, sous la pression de la loi socialiste, montre dès maintenant qu'il n'est pas disposé à suivre la voie de la révolution violente et sanglante, mais qu'il est déterminé [...] à suivre la voie de la légalité, c'est-à-dire de la réforme."[19]
Marx et Engels s'y sont opposés, en termes ironiques :
Dans le même temps, certaines voix au sein du SAPD exprimaient la nécessité de réactions violentes. Johannes Most prône la terreur individuelle, ce qui est rejeté lors du premier congrès du SAPD à Wyden, en Suisse, en 1880.
Le parti poursuit la tradition, développée depuis la Ligue communiste, de résister résolument à la calomnie, car elle mine la confiance au sein du parti. C'est ainsi qu'en 1882, l'organisation illégale des sociaux-démocrates de Berlin décida dans ses statuts:
Point 13 : "Tout militant -même s'il est un camarade connu- a le devoir de garder la confidentialité sur les sujets discutés dans l'organisation - quels que soient les sujets discutés. Si un camarade apprend par un autre camarade qu'une accusation est portée, il a le devoir de garder la confidentialité dans un premier temps et il doit l'exiger du camarade qui l'a informé ; il doit demander les raisons de l'accusation et découvrir qui l'a répandue. Il doit informer le secrétaire [de la section locale], qui doit prendre les mesures appropriées et qui doit clarifier la question lors d'une réunion en présence de l'accusateur et de l'accusé. Si la personne accusée est le secrétaire, l'information doit être donnée à son adjoint. Toute autre démarche, comme notamment la propagation de soupçons sans raison avérée et sans témoignage des secrétaires, provoquera beaucoup de dégâts. La police ayant notoirement intérêt à favoriser la désunion dans nos rangs par la diffusion de dénigrements, tout camarade qui ne s'en tient pas à la procédure décrite ci-dessus court le risque d'être considéré comme une personne qui travaille pour le compte de la police."[21]
Lors du congrès du parti à Wyden, une "résolution sur l'exclusion de Wilhelm Hasselmann du parti" a été adoptée :
Au même congrès, une "résolution sur l'exclusion de Johannes Most du parti" a été adoptée :
Grâce au réseau établi par les membres du parti, celui-ci a pu étendre son influence sur le terrain pendant une douzaine d'années et a également appris à organiser la solidarité matérielle et politique en faveur des persécutés. En bref, les conditions difficiles de l'illégalité n'ont pas découragé les membres du parti, mais ont plutôt renforcé la solidarité entre eux.
Les autres organes du parti se sont prononcés contre une organisation secrète nationale, car elle pourrait être trop facilement démantelée par la police et le parti serait alors totalement incapable d'agir. En fait, on utilisait une combinaison de travail illégal et légal (principalement au parlement). En Allemagne même, ils ont organisé "la publication du journal illégal Der Sozialdemokrat, qui était produit à l'étranger et distribué dans le Reich via un réseau de distribution conspirationniste (dont le Red Field Mail). L'activité légale et illégale devait être dirigée par un organe officiel secret appelé "Corpora" (cercle ou organisation interne). Il était formellement séparé de l'appareil de distribution du Sozialdemokrat pour des raisons de sécurité. Grâce à cette organisation illégale dans les faits, dans laquelle J. Motteler joue un rôle de premier plan, la cohésion du parti est rendue possible à la base. Les informateurs sont dénoncés dans le journal Sozialdemokrat. Sous le nom de camouflage "Le masque de fer", le service de sécurité du parti met en garde contre les informateurs et les provocateurs (cf. Fricke, p.182)".
D'une part, cela permettait d'éviter le glissement vers une société conspirationniste, et d'autre part, un appareil fonctionnant illégalement pouvait être mis en place. Les réunions du parti ont lieu sous le couvert de clubs de chant et de tabagisme.[23]
Lors du premier congrès du parti depuis l'illégalité, qui s'est tenu à Wyden, en Suisse, en 1880, la formulation précédente selon laquelle le parti voulait atteindre ses objectifs par "tous les moyens légaux" a été supprimée du texte car le parti ne voulait pas avoir les mains liées par la légalité.
La nécessité pour les membres locaux de disposer d'une marge de manœuvre suffisante pour leurs propres initiatives et d'être en contact les uns avec les autres via un réseau de confidents a été discutée lors du congrès de Wydner.
Comme le parti était encore autorisé à désigner des candidats pour les élections au Reichstag, des "associations électorales" furent fondées dans chaque circonscription, qui avaient pour tâche de "former théoriquement les camarades et d'en faire des socialistes bien formés". L'administration des affaires du parti et l'exécution de son agitation publique devaient encore être assurées par le "mouvement intérieur""[25] , c'est-à-dire que malgré les réunions légales dans les clubs électoraux à des fins de propagande, le parti maintenait l'"organisation intérieure", son tissu organisationnel clandestin. C'était crucial pour sa survie.
Toutefois, cette "interaction" complémentaire entre la centralisation et une initiative locale suffisante a été théorisée par la suite et présentée comme un argument de base contre la centralisation.
Au congrès de Wydner, la "direction officielle du parti [...] a été transférée aux députés actuels du Reichstag."[26] Cependant, le transfert de la direction du parti aux parlementaires sur la base de leur immunité se révélera être un piège, car un parti révolutionnaire ne doit pas considérer une fraction parlementaire comme une "direction naturelle". Lénine a averti plus tard que les fractions parlementaires "ont certaines traces de l'influence des conditions électorales bourgeoises générales."[27] Ainsi, cette mesure de transfert de la direction entre les mains des parlementaires a contribué à ne pas mettre l'accent sur l'initiative au niveau de la base du parti, mais à se concentrer très fortement sur les activités parlementaires.
La direction effective du parti, qui centralisait le travail illégal, était de facto entre les mains d'un sous-comité de cinq personnes. Cependant, en raison de la grande dispersion géographique, les camarades pouvaient rarement se rencontrer et il y avait toujours de gros problèmes de communication. En fait, Bebel (c'est-à-dire le dirigeant le plus en vue) jouait un rôle central dans la direction du parti.
Après le congrès de Copenhague de 1883, l'organe central officiel du SAPD déclarait encore : "Nous sommes un parti révolutionnaire, notre objectif est révolutionnaire et nous ne nous faisons aucune illusion sur sa réalisation parlementaire".[28] Mais les impulsions opportunistes se sont indubitablement fait sentir au congrès de Copenhague. Le Sozialdemokrat a continué à écrire sur les divergences incalculables du Congrès :
Mais la volonté de discuter des divergences dans le cadre programmatique partagé a été rapidement remise en question.
Tandis que d'une part le parti ne se laissait pas trop fixer par la répression sous la loi socialiste, d'autre part la crainte d'une illégalité persistante du parti se manifestait de plus en plus, surtout parmi les membres du Reichstag qui étaient légalement actifs au Reichstag. Et la fraction du Reichstag avait tendance à devenir autonome et à connaître un développement opportuniste dans ses rangs. Le fossé se creuse entre les parlementaires et la "base". Déjà en 1883, c'est-à-dire quelques années après le début de la loi socialiste, Bebel écrit à Engels : "Et il ne fait aucun doute que parmi nos parlementaires, il y a surtout des gens qui, parce qu'ils ne croient pas au niveau du développement révolutionnaire, sont enclins au parlementarisme et sont très réticents à toute action tranchante."[29] Un peu plus tard, Bebel écrit à W. Liebknecht : "Plus que jamais la pensée d'abandonner le parlementarisme me vient à l'esprit, c'est une bonne école pour s'enfoncer dans la fange politique. Nous en verrons suffisamment chez nos propres amis."[30] En 1885, Bebel, le plus ancien et le plus résolu des membres du SAPD au Reichstag, met également en garde :
Le 20 mars 1885, le groupe parlementaire social-démocrate du Reichstag publie une déclaration contre la critique du groupe parlementaire par le journal Sozialdemokrat du SAPD :
Bebel a protesté : "Par cette déclaration, le groupe parlementaire s'érige en maître absolu de la position de l'organe du parti. Der Sozialdemokrat n'est donc plus un organe de parti, mais un organe parlementaire, et les camarades de parti n'ont pas le droit d'exprimer une opinion désagréable ou inconfortable pour la fraction, et la liberté de la presse que le programme exige pour tous n'est qu'une phrase vide de sens pour leurs propres camarades de parti".[35]
D'autres lettres de protestation ont également été écrites depuis différentes villes d'Allemagne. Par exemple, la lettre de protestation des sociaux-démocrates à Francfort-sur-le-Main en avril 1885:
Le député SAPD Wilhelm Blos a rejeté toute attitude révolutionnaire du Sozialdemokrat. En conséquence, les électeurs de Wuppertal Barmen ont rédigé la déclaration suivante :
Les confrontations présentées ici montrent clairement que, durant ces années, deux ailes s'affrontent, ce qui amène Engels à penser que la division du parti pourrait survenir. En mai 1882, Engels a écrit à Bebel :
Et il insistait de la même façon sur l'aggravation des contraires, et sur le fait qu'il ne faut pas craindre la division au moment opportun : "La division entre le camp des prolétaires et celui des bourgeois s'accentue de plus en plus, et une fois que les bourgeois se sont efforcés de mettre en minorité les prolétaires, la rupture peut être provoquée. Il faut, je crois, garder cette possibilité à l'esprit. S'ils provoquent la rupture -ce pour quoi il faudrait qu'ils s'abreuvent de courage- ce n'est pas si grave. Je suis toujours d'avis que tant que la loi socialiste existe, il ne faut pas la provoquer ; mais si elle existe, alors il faut faire avec et alors je serai dans votre camp." [42]
Même dans les conditions difficiles de l'illégalité, la social-démocratie de l'époque cherchait à ne pas s'isoler sur le plan international. Comme la réorganisation des groupes et des partis politiques en Europe s'est accélérée au cours des années 1880, la social-démocratie allemande est devenue un pionnier des contacts internationaux et de la préparation d'une nouvelle Internationale.
Malgré la loi socialiste, les gouvernants ne parviennent pas à écraser le parti ou à supprimer son influence. Au contraire, en 1878, l'année où la loi socialiste a été introduite, le SAPD a obtenu : 437.000 voix (7,6 %), 2 députés après l'élection principale, 9 après le second tour ; 1890 : 1.427.000 voix, soit 19,7 % des voix, 20 députés à l'élection principale, 35 après le second tour.[44] Les grands succès électoraux reflètent donc le soutien dont bénéficie le SAPD. Mais en même temps, ils augmentaient non seulement le poids des députés du Reichstag au sein du parti, mais aussi l'orientation parlementaire générale et l'idéologie démocratique qui s'y développait.
En septembre 1890, la loi socialiste est levée. Peu après, le SAPD est rebaptisé SPD lors de la conférence du parti à Halle.
En raison des conditions de la loi antisocialiste, les débats sur le programme ne pouvaient avoir lieu que dans une mesure extrêmement limitée. Maintenant, avec la fin de la loi, lors de la conférence du parti à Halle en 1890 et surtout à Erfurt en 1891, la question du programme est placée comme point central de l'ordre du jour. Après des discussions approfondies avec plus de 400 réunions et une multitude d'articles et de contributions de discussion dans la presse du SPD, il fut prévu d'apporter des corrections importantes au programme de Gotha. Dans notre série d'articles de la Revue internationale[45], nous avons traité en détail les débats et les critiques des positions du programme d'Erfurt, c'est pourquoi nous continuons ici à nous concentrer sur la question de l'organisation.
En 1891, la critique du programme de Gotha par Marx et Engels est publiée pour la première fois et largement discutée. La direction du parti active à l'époque de Gotha, qui avait alors caché les critiques de Marx et Engels au parti, accepta ces critiques en 1891 au congrès d'Erfurt. Ainsi, les vues spécifiquement lassalliennes et vulgaires-socialistes du programme de Gotha ont été surmontées.
Lors des congrès de Halle et d'Erfurt, les points de vue du groupe oppositionnel et anarchiste "Die Jungen" (les Jeunes), qui apparaissait pour la première fois, furent également discutés et rejetés.
Les statuts réglementaient l'adhésion comme suit : point 1 "Est considérée comme membre du parti toute personne qui est d'accord avec les principes du programme du parti et qui soutient le parti au mieux de ses capacités".[46] Les membres n'étaient donc tenus d'adhérer qu'aux principes du programme du parti et non aux détails du programme lui-même. Pour des personnes comme Ignaz Auer[47] , c'est l'occasion de s'élever contre "l'étroitesse d'esprit" au niveau du programme, car "certains peuvent avoir des objections sur tel ou tel point particulier et un léger écart, quel qu'il soit, n'est pas nuisible". Selon Auer, il s'agissait de donner aux membres une marge de manœuvre pour leur propre interprétation du programme du parti.
Le groupe d'opposition Die Jungen, qui apparaît pour la première fois, prône une conception souple de l'adhésion au parti. Ils s'élèvent contre une organisation de parti fermement établie et plaident pour une forme d'organisation souple et non contraignante. Selon eux, il suffit de s'engager verbalement en faveur du SPD ou de voter pour un candidat du SPD pour être social-démocrate.
Dans le projet de statuts de Bebel pour la conférence du parti à Halle, la conférence du parti forme la "plus haute représentation du parti". Bebel met l'accent sur des règles de conduite concrètes, fermes et contraignantes pour tous les membres du parti. Cet accent mis sur des règles de conduite contraignantes a été déterminant pour le débat ultérieur lors du 2e congrès du parti ouvrier social-démocrate russe en 1903.[49].
La relation entre la fraction du Reichstag et le parti dans son ensemble est également discutée pour la première fois au congrès du parti à Halle. Après la fin de la loi anti-socialiste, Bebel veut transférer la direction du parti de la fraction du Reichstag au congrès du parti et à l'exécutif du parti élu par celui-ci comme autorité décisive. L'exécutif du parti devrait être responsable devant le congrès du parti, et la fraction du Reichstag devrait donc être privée de ses droits spéciaux. Des résistances se manifestèrent de la part des parlementaires. Au congrès de Halle, il est également prévu que l'exécutif du parti élu par le congrès contrôle l'organe du parti, le Vorwärts. Ignaz Auer continue d'insister sur les droits spéciaux de la fraction du Reichstag : la fraction doit avoir un droit de regard et de contrôle sur l'exécutif du parti et donc sur toute l'activité du parti, ce qui signifie que la fraction est placée au-dessus de l'exécutif du parti élu par le congrès du parti. Selon le point de vue d'Auers, les statuts devraient exiger la soumission du parti aux membres du parlement. Le député Georg v. Vollmar exigea, lors du débat sur la question de l'organisation au congrès de Halle, que "chaque section locale décide indépendamment de sa propre forme d'organisation, que la division de l'organisation en sous-organisations autonomes était également une bonne protection contre une éventuelle répression ultérieure."[50] En même temps, Auer rejette les principes programmatiques du parti. On sentait ici la théorisation de l'hostilité à la centralisation et la volonté de subordonner le parti et son organe central à la fraction parlementaire.
Bebel lui-même a décrit le projet qu'il a soumis à Engels comme un "travail de compromis".[51] Bebel a admis plus tard, au vu de la résistance des parlementaires : "Je me suis laissé convaincre et j'ai cédé au nom de la paix". Peu de temps après, Bebel a avoué à Victor Adler : "J'ai reconnu une fois de plus combien de dégâts sont créés lorsqu'on cède au mouvement vers la droite."[52] Finalement, le parti adopte un statut dans lequel l'exécutif du parti reprend la direction du parti. Avec la reconnaissance du fait que le congrès du parti était la plus haute représentation du parti, avec le caractère contraignant des documents et des résolutions adoptés par le congrès du parti, avec la responsabilité de l'exécutif du parti devant le congrès du parti, avec la reconnaissance du journal Vorwärts comme organe central, les principes du fonctionnement du parti selon "l'esprit du parti" ont été fixés. Lénine a pu s'appuyer sur ces principes du parti en 1903.
Compte tenu des grandes faiblesses du programme de Gotha de 1875, le programme d'Erfurt de 1891 constitue un pas en avant. Les idées réformistes lassalliennes encore présentes dans le programme de Gotha avaient été dépassées ; un cadre scientifique était proposé, insistant sur le fait que le capitalisme était toujours voué à l'échec en raison de ses contradictions, et que la classe ouvrière pouvait apporter la seule solution possible par la conquête du pouvoir politique : le renversement de cette société. Néanmoins, ce programme comportait une lacune cruciale : il n'était pas question de la nécessaire dictature du prolétariat pour renverser le capitalisme. Engels avait critiqué les exigences politiques du projet lors du débat sur le projet de programme. Il en profita pour "donner une raclée à l'"opportunisme pacifique" ... et à la fraîche, pieuse, joyeuse et libre "croissance" de la vieille société socialiste désordonnée."[53] Dans la version finale, cependant, rien de substantiel n'a été changé dans les revendications politiques qu'Engels avait critiquées ; en fait, sa critique a été supprimée et n'a été publiée que 10 ans plus tard.[54]
Influencé par l'espoir d'une "vie sans répression dans la démocratie"[55] et par l'espoir, déjà perceptible dans certains milieux en 1890-91, de voir la société évoluer vers le socialisme, Engels met en garde : "Par crainte d'un renouvellement de la loi socialiste, par souvenir de toutes sortes de déclarations prématurées faites sous l'empire de cette loi, la situation juridique actuelle de l'Allemagne devrait soudain pouvoir satisfaire pacifiquement les revendications du parti. On se trompe soi-même et on trompe le Parti en prétendant que "la société d'aujourd'hui se développe vers le socialisme"" ... [56]
Mais alors qu'Engels mettait en garde à juste titre contre le danger des espoirs opportunistes, il est lui-même tombé dans une certaine euphorie que Rosa Luxemburg reprendra plus tard au congrès fondateur du KPD.[57]
Dans les années qui ont suivi la loi socialiste, le SPD a augmenté ses votes aux élections de plus de 20 %. Cela a provoqué une euphorie et des illusions quant à une augmentation correspondante du pouvoir de la classe ouvrière. Dès 1884, après que le SPD ait gagné un demi-million de voix, Engels dit à Kautsky dans une lettre :
Cette glorification des résultats des élections est également mise en évidence par la déclaration de Bebel au congrès du parti de Hambourg en 1897 :
Mais avant de tomber dans cette euphorie passagère, Engels avait souligné devant le congrès d'Erfurt que le SPD devait continuer sur la voie révolutionnaire et ne devait pas laisser de place aux idées d'une évolution "légale et pacifique" vers le socialisme.
Face aux grandes divergences entre Lassalliens et Eisenachiens au début des années 1870, Marx et Engels avaient mis en garde contre le danger de la perte de la clarté programmatique et insisté sur une démarcation nette. Ils n'ont cessé de le souligner : "(...) Dans notre parti, nous pouvons utiliser des individus de toutes les classes sociales, mais pas des groupes qui représentent des intérêts capitalistes, bourgeois ou paysans moyens".[64] Même lorsque, à l'époque de la loi socialiste, de plus en plus de personnes issues de milieux différents, y compris de la classe dirigeante, rejoignaient constamment la social-démocratie, Engels insistait dans une correspondance avec Bebel et Liebknecht :
Par conséquent, Engels a également envisagé la possibilité qu'après l'abrogation de la loi antisocialiste, il y ait une scission entre les ailes prolétarienne et petite-bourgeoise du parti.
Il était évident que l'approche de l'État visait à briser et à diviser le parti, et que le rapprochement du parti était la principale tendance dans cette phase. Mais la détermination face à la répression n'empêche pas automatiquement les tendances opportunistes. Au contraire, l'opportunisme peut même proliférer davantage sans être consciemment et concrètement tenu en échec.
En 1890, peu avant l'abrogation de la loi socialiste, Engels a également reconnu :
Afin d'établir une certaine protection contre les déviations inacceptables, les postes de direction du parti devaient être occupés par des fonctionnaires à plein temps payés par le parti. Cependant, cela n'offrait aucune protection réelle contre l'opportunisme ou même la censure de la direction du parti. Afin de pouvoir mener plus librement la lutte contre l'opportunisme et ses représentants au sein de la fraction du Reichstag, Engels a même déclaré que les forces radicales devaient disposer d'un organe de presse indépendant :
Dans une lettre à Bebel, Engels ne se contente pas de le mettre en garde contre l'approche de droite et son porte-parole Vollmar, mais il lui fait également un certain nombre de recommandations tactiques.[70]
Le congrès du parti de Halle de 1890 voit également le premier débat ouvert avec le groupe d'opposition qualifié par la presse bourgeoise de "Jungen".[71] En fait, le seul dénominateur commun semble avoir été leur faible âge moyen.[72]
Leur composition sociale était extrêmement hétérogène. Sur le plan politique, ils étaient surtout unis par leur mise en garde contre les dangers du parlementarisme.
Mais cette critique politique des tendances opportunistes au sein du parti s'est brouillée et a perdu toute crédibilité parce que Bruno Wille a insinué la "corruption" dans les rangs des parlementaires SPD et a donc eu tendance à rejeter le problème sur des individus.
Lors d'un grand rassemblement du SPD à Berlin à la fin du mois d'août 1890, auquel participent plus de 10.000 membres du parti, Bebel affronte les critiques du SPD dans un débat avec quelques représentants des "Jungen". À la fin du débat, une résolution est adoptée. Sur les quelque 4000 participants recensés (sur les 10.000 participants, seule la moitié pouvait tenir dans la salle), environ 300 à 400 votent contre la résolution rédigée par Bebel.
Lors de la conférence du parti à Erfurt, une commission d'enquête présente ses conclusions sur les accusations de certains "Jungen". Cependant, le mandat de cette commission portait sur deux tâches en même temps : en ce qui concerne les accusations de corruption systématique et le fait que les fonds du parti ont été donnés à des parasites, la commission a acquitté les accusés de ces accusations.
Dans le même temps, elle a rejeté les critiques politiques exprimées dans un tract anonyme distribué lors de la conférence du parti à Halle. Le tract disait : "Nous n'accusons donc pas les dirigeants de malhonnêteté, cependant, mais qu'ils ont montré trop de considération pour les pouvoirs en place, résultant du changement de position dans la vie et du manque de contact avec la pauvreté prolétarienne, le battement de cœur du peuple à l'agonie".[76]
"La pire chose que la loi socialiste nous a apportée, c'est la corruption" (Wille fait surtout référence au comportement politique et dirige cette accusation principalement contre la direction du parti).[77]
Dans le même temps, les Jungen ont mis en garde contre le danger de décomposition du parti.[78]
La Commission a opposé à cela ses conclusions politiques : "1.) Il n'est pas vrai que l'esprit révolutionnaire est systématiquement tué par des dirigeants individuels. 2.) Il n'est pas vrai qu'une dictature est pratiquée dans le parti. 3.) Il n'est pas vrai que tout le mouvement s'est décomposé et que la social-démocratie a sombré dans un pur parti de réforme de direction petite bourgeoise. 4.) Il n'est pas vrai que la révolution a été solennellement jurée à la tribune du Reichstag. 5.) Jusqu'à ce jour, rien n'a été fait pour justifier l'accusation selon laquelle on aurait tenté de mettre en harmonie le prolétariat et la bourgeoisie."[79]
Enfin, certains membres des Jungen qui continuaient à soutenir l'accusation de corruption ont été expulsés lors du congrès du parti à Erfurt. Auparavant, d'autres membres avaient démissionné du parti. Après le rejet d'un appel contre leur exclusion, l'opposition fonde le 8 novembre 1891, peu après le congrès du parti d'Erfurt, l'"Association des socialistes indépendants" (Verein Unabhängiger Sozialisten) (son organe devient le Socialiste, qui paraît de 1891 à 1899). Engels a déclaré qu'il ne diffusait "que des ragots et des mensonges".[80]
Cette opposition, apparue au début des années 1890, avait montré une vague conscience du danger croissant de la dégénérescence du parti. Mais en rangeant les critiques de la politique du parti dans la catégorie des accusations de corruption contre les dirigeants du parti -sans aucune preuve concrète- et en les personnalisant ainsi, ses avertissements fondés sur les dangers de sombrer dans la dégénérescence perdaient leur impact et pouvaient être utilisés par les opportunistes. Auparavant, certains représentants des Jungen (Werner et Wille) avaient exigé qu'un organe central du parti (c'est-à-dire sous la forme d'un journal) n'était pas du tout nécessaire. Certains d'entre eux se sont également prononcés contre la centralisation et seulement pour des structures souples, et ils se sont prononcés contre des critères d'adhésion contraignants.
L'appel fondateur des "Socialistes indépendants" soulignait que "la forme organisationnelle du parti actuel [restreint] le mouvement des classes sociales prolétariennes". Au lieu de cela, ils préconisaient une "organisation libre", et soutenaient que le but de l'organisation était d'être une "association de discussion et d'éducation."[81]
Les "socialistes indépendants" se sont divisés peu après leur fondation - certains sont retournés au SPD, d'autres sont passés aux anarchistes.
Pour le SPD, la gestion de ce groupe hétérogène a constitué un double défi. D'une part, les accusations au niveau du comportement, telles que les allégations de corruption, ne devaient pas rester sans suite. D'autre part, ceux qui continuaient à soutenir de telles accusations sans aucune preuve ne devaient pas être autorisés à prétendre de telles choses sans aucune sanction.
Mais en même temps, il s'agissait de tester la volonté du parti de faire face aux avertissements d'opportunisme, qui étaient inévitablement confus et parfois trompeurs, et qui étaient présentés de manière bagarreuse, comme le disait Engels. Une politique d'exclusion pour cause de divergence politique n'était pas à l'ordre du jour. Avant la conférence du parti de Halle, Engels s'est prononcé contre une politique d'exclusion du parti :
"Je verrai probablement Bebel et Liebknecht ici avant le Congrès et je ferai ce que je peux pour les convaincre de l'imprudence de toutes les expulsions qui ne sont pas fondées sur des preuves frappantes des actions préjudiciables du parti, mais simplement sur des accusations d'opposition sans fin".[82]
"Il est clair que vous serez en mesure de traiter avec les Jungen et leurs adeptes lors du Congrès. Mais veillez à ce qu'aucun germe ne soit posé pour de futures difficultés. Ne faites pas de martyrs inutiles, montrez que la liberté de critique prévaut, et si quelqu'un doit être expulsé, ce n'est que dans les cas où des faits tout à fait flagrants et pleinement prouvables (...) de méchanceté et de trahison existent."[83]
Après le congrès du parti à Erfurt, Engels approuva leur exclusion, principalement parce que les Jungen avaient continué à répandre des soupçons et des accusations non prouvés au sein du parti. Mais peu après leur exclusion par le parti, il s'est rendu compte que des gens comme Vollmar (représentants de la droite) étaient "beaucoup plus dangereux" que les Jungen.[84] Peu de temps après, il adopte une attitude nuancée. Il qualifie les attaques des Jungen contre les "éléments petits-bourgeois" du parti d'"inestimables".[85]
Même Bebel reconnaît le rôle positif des Jungen après la publication, à l'été 1892, de Der Klassenkampf in der Sozialdemokratie (La lutte des classes dans la social-démocratie) de Hans Müller. "C'est plutôt bien en soi qu'il y ait quelques tireurs de chevilles qui vous rappellent de faire attention à ne pas trébucher. Si nous n'avions pas cette opposition, nous devrions nous en faire une. Si vous les grondez lors de la prochaine conférence du parti, je chanterai leurs louanges."[86]
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La bataille que nous avons décrite entre les tendances révolutionnaires et opportunistes de la social-démocratie allemande devient encore plus intense dans la période suivante, de 1890 à 1914. Nous décrirons ce conflit exacerbé dans la deuxième partie de l'article.
Dino
[1] Questions d'organisation, I : la première internationale et la lutte contre le sectarisme [19]. Revue internationale n° 84. Questions d'organisation, II : la lutte de la première internationale contre l'Alliance de Bakounine [20]
Revue internationale n°85. Questions d'organisation, III : le congrés de La Haye de 1872 : la lutte contre le parasitisme politique. [21] Revue internationale n°87. Questions d'organisation, IV : la lutte du marxisme contre l'aventurisme politique [22]. Revue internationale n°88.
[2] La ville allemande d'Eisenach a accueilli le congrès fondateur du SDAP marxiste.
[3] Réponse d'Engels aux Lassaliens dans Volksstaat, mai 1873 - Marx and Engels Collected Works, Volume 18, pp. 319-325, (Toutes les citations du MECW sont traduites de l'édition allemande).
[4] Engels à Bebel, 20.6.1873, MECW Vol 33, p590
[5] La Ière Internationale a été dissoute officiellement lors de la Conférence de Philadelphie le 15.07.1876.
[6] Engels à Conrad Schmidt, 12 avril 1890, MECW Vol 37, p384.
[7] Marx écrit à Friedrich A. Sorge le 27.9.1873 : "Vu les conditions en Europe, je suis d'avis qu'il est tout à fait utile de laisser l'organisation formelle des Internationales passer à l'arrière-plan pour le moment et de veiller, si possible, à ne pas abandonner le bureau central de New York à cause de cela, afin qu'aucun idiot comme Perret ou aventurier comme Cluseret ne s'empare de la direction et ne compromette la cause (...)...) Pour l'instant, il suffit de ne pas laisser le lien avec les camarades les plus capables dans les différents pays nous échapper complètement (...) (cf. MECW 33, p. 606). ("Du point de vue des conditions européennes, il est tout à fait utile de laisser l'organisation formelle de l'Internationale passer à l'arrière-plan pour le moment.")
[8] En 1873, les sociaux-démocrates autrichiens ont même élu la rédaction du Volksstaat (État du peuple) allemand comme arbitre des conflits au sein du parti autrichien (The International Working Class Movement, Progress Publishers, Moscou 1976, volume 2, 1871-1904, p.261).
[9] Grande-Bretagne - les travailleurs les plus militants n'étaient actifs que dans le cadre des Trades Unions. La Fédération sociale-démocrate est fondée en 1884.
[10] Mehring, Geschichte der deutschen Sozialdemokratie, p451
[11] Marx à Wilhelm Bracke, 5.5.1875, MECW vol 19, p13.
[12] Dans sa lettre du 12 octobre 1875 à Bebel, Engels souligne que le programme de Gotha est composé des idées principales non marxistes suivantes :
[13] Engels à Bracke, MECW Vol 34, p 155
[14] Mehring, ibid, Vol 2, pp.449-450.
[15] Mehring, ibid, Vol 2, p.453.
[16] Mehring, ibid, Vol 2, p 419.
[17] Mehring, ibid, Vol 2 p516
[18] Déclaration de Höchberg, Eduard Bernstein et Schramm. Ils rédigent des "Revues du mouvement socialiste en Allemagne", rejetant le caractère révolutionnaire du parti et exigeant la transformation du SAPD en un parti de réforme démocratique petit-bourgeois. (Documents et matériels, III, p. 119). Par crainte d'une nouvelle répression, l'aile du parti autour d'Eduard Bernstein se prononce en faveur de la transformation du SAPD en un parti réformiste légaliste, rendant ainsi l'interdiction caduque.
[19] Marx/Engels, Circulaire à Bebel, Liebknecht, Bracke et autres, 17/18 9.1875, MECW, Vol 34, p. 394-408
[20] Marx et Engels à Bebel, Liebknecht, Bracke et autres, Lettre circulaire, MECW Vol 17 (18 septembre 1879) (dans The International Working Class Movement Vol 2, p.235).
[21] Dieter Fricke, Sur l'histoire du mouvement ouvrier allemand 1869-1917,p204).
[22] Documents Vol III, p.148
[23] Face au danger qu'une structure organisationnelle illégale trop centralisée puisse être perturbée trop rapidement en cas de grève de la police, Engels a également fait valoir que "plus l'organisation paraît lâche, plus elle est forte en réalité". Engels à J. Ph. Becker, 1.4.1880, MECW vol. 34, p.441.
[24] Appel de la représentation du parti socialiste ouvrier allemand du 18.09.1880 sur les tâches après le congrès de Wyden "(Documents), vol III, p.153)
[25] Fricke, ibid, p.211.
[26] "Résolution sur l'organisation du parti".
[27] Lénine, "A propos de deux lettres", Œuvres complètes, Vol 15, p.291.
[28] Der Sozialdemokrat, 12.4.1883. in Documents
[29] Bebel, Ausgewählte Reden und Schriften, vol 2/2 p.106F, Fricke, p.193,
[30] Dirk H. Müller, Idealismus und Revolution, p.15
[31] Lettre de Bebel à Liebknecht du 26.7.1885, Institut international d'histoire sociale, Amsterdam, Nachlass Liebknecht, pp.108/111, Fricke, p.276,
[32] Engels à Bebel, 4.8.1885, MECW Vol.36, p.292.
[33] Le groupe social-démocrate du Reichstag allemand, Der Sozialdemokrat, n°14, 2.4.1885, dans Documents Vol.III, p.223.
[34] La question de la "subvention aux bateaux à vapeur" a révélé la volonté de certains parlementaires de soutenir les subventions demandées par le gouvernement dans la course contre les autres États pour conquérir la planète du transport maritime allemand.
[35] Lettre de protestation de Bebel du 5.4.1885 à la fraction sociale-démocrate du Reichstag contre leur déclaration, IISG Amsterdam, NL Bebel, n°42, in Documente und Materials, MECW, vol.3, p.226.
[36] Documents, Vol 3, p.229
[37] ibid, p.231
[38] ibid, vol.III, p.177, 2. 2.1892, Der Sozialdemokrat.
[39] Engels à Bebel, 21.6.1882, MECW Vol.35, p.225,
[40] Engels à Bebel, 28.10.1882, MECW Vol.35, p.383
[41] Engels à Bebel, 10/11. mai 1883, MECW, Vol.36, p.27
[42] Engels à Bebel, MECW, Vol.36, 11.10.1884, p.215
[43] "Résolution sur l'enrichissement d'un service international d'aide aux victimes par les socialistes", Documents, Vol.3, p.149,
[44] Fricke, ibid,.
[45] Questions d'organisation, I : la première internationale et la lutte contre le sectarisme [19]. Revue internationale n°84. Questions d'organisation, II : la lutte de la première internationale contre l'Alliancede Bakounine [20]
Revue internationale n°85. Questions d'organisation, III : le congrés de La Haye de 1872 : la lutte contre le parasitisme politique. [21] Revue internationale n°87. Questions d'organisation, IV : la lutte du marxisme contre l'aventurisme politique [22]. Revue internationale n°88.
[46] Le principe selon lequel les membres du parti doivent payer des cotisations n'a pas été explicitement mentionné ici afin d'éviter les mesures punitives prévues par la loi sur les associations.
[47] Ignaz Auer est devenu célèbre plus tard pour avoir exprimé la quintessence de l'opportunisme lorsqu'il a fait remarquer à Eduard Bernstein : "Ce que vous demandez, mon cher Ede, est une chose que l'on n'admet pas ouvertement et que l'on ne soumet pas à un vote formel ; on s'y met tout simplement."
[48] Le Comité exécutif du Parti, "Circulaire n°1 du Comité exécutif du SPD d'octobre 1890 sur la construction du Parti", Documents vol.3, p.348.
[49] Histoire du mouvement ouvrier. 1903-1904 : la naissance du bolchevisme [23]. Revue internationale n°116.
[50] Protocoles des négociations des congrès du parti social-démocrate d'Allemagne Halle 1890 et Erfurt 1891, Leipzig 1983, - Avant-propos du congrès du parti de Halle p.32.
[51] Lettre de Bebel à Engels, 27.8.1890, Bebel ibid, p.365.
[52] de l'avant-propos sur les protocoles. 29, citation originale de Bebel : Lettre à Victor Adler, 5.9.1890, in Selected Speeches and Writings, vol. 2/2, p. 371
[53] Engels, MECW 22, p 594
[54] Nous avons traité ces faiblesses en détail dans plusieurs articles, voir entre autres les articles des IR 84 et 85 mentionnés ci-dessus ?
[55] Des mesures répressives ciblées ont été prises à maintes reprises. En 1895, par exemple, le président de la police de Berlin interdit l'exécutif du parti à Berlin (c'est-à-dire qu'il est dissous, mais pas le parti au niveau local ou national). Une fois de plus, la direction du parti est transférée à la fraction du Reichstag. Ces mesures prises par la police ont effrayé ceux qui étaient "assis sur le sofa de la démocratie" et étaient sur le point de perdre leur esprit de combat.
[56] Zur Kritik des sozialdemokratischen Programmstwurfs 1891, MECW, vol.22, p.234. La Kritik d'Engels n'a été publiée par la direction du SPD que dix ans plus tard. Les circonstances ne sont pas exactement éclaircies. Dans une remarque préliminaire, la direction du SPD a signalé que le manuscrit d'Engels avait été trouvé dans les archives de W. Liebknecht, décédé en 1900. MECW vol. 22, p.595.
[57] La révolution allemande : L'échec de la construction de l'organisation [24]. Revue internationale n°88.
[58] Engels à Kautsky, 8.11.1884, MECW Vol 36, p.230
[59] dans Der Sozialismus in Deutschland MECW, Vol.22, p.250.
[60] Engels à Bebel, 29.9.1891, MECW 38, p.163,
[61] Engels, Einleitung zur englischen Ausgabe der "Entwicklung des Sozialismus", 1892, MECW 22, p.311.
[62] Engels à Pablo Iglesias, 26.3.1894, MECW, vol. 39, p. 229. Même s'il relativise ce genre de déclaration par la restriction que les développements pourraient très bien tout remettre en question, par exemple par une guerre européenne aux conséquences terribles et mondiales, on voit l'influence de cette augmentation des votes sur Engels aussi. (voir par exemple Engels à Bebel, 24-26. 10. 1891, MECW Vol 38, p.189)
[63] Hamburger Parteitag 1897, Protocoles p.123.
[64] Hamburger Parteitag 1897, Protocoles p.123.
[65] Engels, La question paysanne en France et en Allemagne, MECW, vol.22, p.493.
[66] Engels à Bebel, Liebknecht et autres, mi-septembre 1879, MECW Vol 34, p.394-408
[67] Engels à Bebel, 24.11.1879,
[68] Engels à Sorge, 9.8.1980, MECW Vol 37, p.440
[69] Engels à Bebel, 19.10.1892,
[70] " Nous devrons probablement rompre avec lui [Vollmar] cette année ou l'année prochaine ; il semble vouloir nous imposer le socialisme d'État du parti. Mais comme c'est un intrigant rusé, et comme j'ai toutes sortes d'expériences dans les luttes avec ces sortes de gens - M[arx] et moi avons souvent fait un bloomer dans la tactique contre ces sortes de gens et nous avons dû payer le prix approprié - je suis libre de vous donner ici quelques conseils.
Avant tout, ces personnes cherchent à nous montrer formellement que nous avons tort, et il faut éviter cela. Sinon, ils martèlent cette question secondaire afin d'occulter le point principal dont ils ressentent la faiblesse. Soyez donc prudent dans les expressions, publiques comme privées. Vous voyez avec quelle habileté le type utilise votre propos sur Liebknecht pour créer une dispute entre lui, Liebknecht et vous - (...) et ainsi vous vous retrouvez tiraillés entre les deux. Deuxièmement, comme il est important pour eux de brouiller la question principale, il faut éviter toute occasion de le faire ; toutes les questions secondaires qui les agitent doivent être traitées de manière aussi brève et convaincante que possible, afin qu'elles soient clarifiées une fois pour toutes, mais il faut éviter autant que possible toute question secondaire qui pourrait surgir, malgré toute tentation. Sinon, l'objet du débat s'étendra de plus en plus, et le point de discorde initial disparaîtra de plus en plus du centre d'intérêt. Et alors aucune victoire décisive n'est possible, et c'est déjà un succès suffisant pour le petit manipulateur et au moins une défaite morale pour nous. "Engels à Bebel, 23.7.1892, MECW vol.38, p.407.
[71] Un an plus tard, lors du congrès du parti à Erfurt, près d'une douzaine des 250 délégués appartenaient à cette opposition.
[72] Quatre de ces délégués avaient environ 30 ans, un 23 ans, et tous n'étaient dans le parti que depuis 2 ou 3 ans ; l'un d'entre eux (Bruno Wille) n'en faisait même pas partie. Ils étaient étudiants, vivaient en free-lance ou, comme dans le cas de Wille, gagnaient leur vie comme conférenciers itinérants rémunérés.
[73] L'exécutif du parti et le groupe parlementaire se sont opposés à une grève prévue pour le 1er mai.
[74] Dirk H. Müller, Idéalisme et révolution, Zur Opposition der Jungen gegen den Sozialdemokratischen Parteivorstand, p.60, contribution de H. Müller, der Klassenkampf..., p.88 et SD, no.35 du 30 août 1890.
[75] Müller, ibid, p.64,
[76] Müller, ibid. P.89
[77] Müller, ibid, p.52
[78] (...) "La tactique du parti est totalement erronée. 9.) Le socialisme et la démocratie n'ont rien à voir avec les discours de nos députés. (...) 12.) Parler de la société d'aujourd'hui qui se développe vers l'État socialiste est un non-sens. Ceux qui disent cela sont eux-mêmes bien pires que des têtes brûlées politiques." ("Les accusations de l'opposition berlinoise", p.24 dans l'original, dans D. H. Müller, p.94).
[79] Erfurter Parteitagsprotokoll, p.318,
[80] Engels à Sorge, 21.11.1891), MECW Vol.38, p.228
[81] La proportion d'ouvriers au sein du conseil était négligeable ; il y avait plus de "rédacteurs", de petits hommes d'affaires que d'ouvriers, Müller, ibid pp.130 et 133.
[82] Engels à F.A. Sorge, 9.8.1890, MECW Vol 37, p 440.
[83] Engels à Liebknecht, 10.8.1890, MECW Vol 37, p 445 , voir aussi Engels à Laura Lafargue, 27.10. 1890, MECW 38, S 193
[84] Engels à F. A. Sorge, "... M. Vollmar (...) est beaucoup plus dangereux que cela, il est plus intelligent et plus persévérant (...) 24.10.1891, MECW vol. 38, p. 183
[85] Engels à Victor Adler, 30.8.1892, MECW 38, p. 444 - "... mais quelle sorte d'éléments bourgeois se trouvent dans la fraction parlementaire et sont toujours réélus ? Un parti ouvrier n'a le choix qu'entre des ouvriers qui sont immédiatement réprimandés et ensuite facilement assimilés à des rentiers du parti, ou des bourgeois qui se nourrissent eux-mêmes mais embarrassent le parti. Et face à ces forces, les Indépendants n'ont pas de prix."
[86] Bebel à Engels, 12.10.1892, Bebel-Engels p 603 (Müller, ibid p 126).
Depuis ses origines, le mouvement ouvrier s'est conçu comme mouvement international et internationaliste. "Les prolétaires n'ont pas de patrie", "Prolétaires de tous les pays, unissez-vous". Ce sont là deux idées maîtresses du Manifeste du Parti communiste de 1848. Le prolétariat est une classe internationale dont la tache historique de renversement du capitalisme et d'instauration de nouveaux rapports de production libérés de l'exploitation ne peut se concevoir qu'à l'échelle internationale. De ce fait, même si ses différentes luttes contre l'exploitation capitaliste n'acquièrent pas d'emblée cette dimension, elles doivent être conçues comme des moments de ce combat international et historique. En particulier, il appartient au prolétariat de tous les pays, et particulièrement de son avant-garde, les organisations révolutionnaires, de tirer toutes les leçons des différentes expériences passées du mouvement ouvrier et de ses organisations. C’est en nous basant sur cette démarche que nous avons analysé, dans notre presse, les expériences des combats de classe dans différentes parties du monde, et que nous pensons important de faire connaître ceux qui se sont déroulés en Argentine. Ceux-ci ont produit une organisation, la FORA, qui constitue une référence pour l'anarcho-syndicalisme. En ce sens, cet article en plusieurs parties s'inscrit dans notre série de la Revue internationale dédiée au syndicalisme révolutionnaire[1]. Cet article revêt de plus un intérêt tout particulier du fait que la FORA constitue aujourd'hui une référence pour les anarcho-syndicalistes qui, gênés par la participation de la CNT au gouvernement de la République bourgeoise durant la guerre d'Espagne, veulent rester fidèles à l'internationalisme.
Nous présenterons, dans cette première partie, le contexte historique ayant présidé au développement des réflexions et des mobilisations importantes des ouvriers argentins et qui permirent la constitution de la FORA.
Tandis qu’en Europe, durant le dix-neuvième siècle, le capitalisme imposait sa présence et se renforçait, la majeure partie des pays d’Amérique Latine réalisait, dans les premières décennies, leur révolution vers l’indépendance. Ainsi, dans le dernier tiers de ce siècle, les relations de production capitalistes deviendront dominantes sur le continent. Dans le cas de l’Argentine, un des points déterminants de l’avancée du capitalisme réside dans la consolidation de l’agriculture et de l’élevage capitalistes en même temps que le pays s’intègre au marché international et au processus d’industrialisation. C’est pour cela que les mesures prises depuis les années 1880 seront déterminantes pour la dynamique de développement de l’économie sud-américaine et de la classe ouvrière. Plus particulièrement, la période de 1880 à 1914 est pour l’Argentine un moment de définition de son territoire, clarifiant le tracé de ses frontières, mais aussi de soumission des vieilles formes d’organisation sociale et économique. De ce projet résulte la "Conquête du désert".
La "conquête du désert" est le nom donné à une campagne militaire menée entre 1878 et 1885 par le gouvernement argentin contre les communautés indiennes survivantes de l’extrême sud de cette région (spécialement contre les Mapuches et les Tehuelches). Cette campagne de destruction et de pillage fait partie du processus de construction de l’État-nation argentin et le chemin par lequel devait passer l’expansion capitaliste. Des centaines d’indiens furent criblés de balles et davantage de prisonniers soumis et déportés dans des zones isolées et sauvages du pays ou encore contraints à la servitude chez les familles privilégiées de Buenos Aires. Les notes des journaux de cette époque exposent les "réussites" de ce progrès de civilisation. "Les indiens prisonniers arrivent avec leurs familles, à pied dans la plupart des cas ou en chariots. Le désespoir, les pleurs sont incessants. En présence de leur mère, on enlève leurs fils pour les offrir en cadeau malgré les cris, les hurlements et les supplications des femmes indiennes levant les bras au ciel" [2].
Ce projet était la continuation de la politique portée par les secteurs de la bourgeoisie libérale du milieu du 19è siècle qui convoitaient l’arrivée de la "modernité capitaliste". L’avocat Juan Bautista Alberdi, promoteur de la constitution, définit ce projet en partant du principe selon lequel "gouverner c’est peupler". La réalité de cette politique est plus explicite dans son livre Elementos de derecho público provincial argentino (Éléments du droit publique provincial argentin -1853) : "même si cent ans passent, les déracinés, les métis ou les gardiens de troupeaux ne se transformeront pas en ouvriers anglais…au lieu de laisser ces terres aux indiens sauvages qui les possèdent aujourd’hui, pourquoi ne pas les peupler d’Allemands, d’Anglais et de Suisses ? Qui connaît un homme parmi nous qui se pare d’être un indien pur? Qui marierait sa sœur ou sa fille avec un gentilhomme d’Araucanie et non mille fois avec un cordonnier anglais ? …"
Ainsi, la grande concentration de terres agricoles, la naissance de l’agro-industrie, l’attraction des investissements étrangers et la production diversifiée concourent au dépouillement et à la tragédie des communautés indiennes, mais aussi à l’arrivée massive de travailleurs immigrés, principalement d’Italie, d’Espagne et dans une moindre mesure de France et d’Allemagne.
Mais ces "étrangers" qui migrent en essayant de fuir la misère et la faim (et dans certains cas aussi la répression) apportent avec eux non seulement leurs capacités physiques et créatives qui leur permettent de vendre leur force de travail, mais aussi les expériences de leur vie d’exploités et les enseignements de leurs combats passés (avec aussi leurs faiblesses politiques), lesquels vont se retrouver dans le milieu social de ces "nouvelles terres" qui les intègrent, permettant ainsi que la réflexion prolétarienne devienne un processus international.
Ce n’est pas surprenant si les travailleurs migrants ont transmis en Argentine une grande énergie au combat prolétarien à partir des trois dernières décennies du 19è siècle ; par exemple, German Ave Lallemant [3] et Augusto Kühn d’origine allemande, forment le premier noyau socialiste Verein Vorwärts (Association En avant) lié à la social-démocratie allemande et qui acquérait une importance éminente dans la lutte des ouvriers ; de même les italiens Pietro Gori et Errico Malatesta et, plus tard, l’espagnol Diego Abad de Santillan seront des animateurs de l'organisation ouvrière de l'anarchisme. La tradition de la lutte chez les travailleurs immigrés se reflète dans leur travail éditorial. La diversité de journaux parus et distribués de la main à la main, dans ce contexte de croissance des masses ouvrières, seront des éléments importants pour la réflexion, le développement des idées et la politisation de la jeune classe ouvrière du pays.
Cependant, il faut préciser que ce phénomène ne valide pas la vision mystifiée de la bourgeoisie argentine qui présente les luttes ouvrières comme des évènements importés par les "étrangers". Il y a indubitablement une expérience transmise par les travailleurs migrants, mais celle-ci surgit, se combine et s’accroît à la chaleur des combats qui ne sont pas le seul produit de la volonté ni ne sont créés artificiellement. C’est la réalité économique et sociale que le capitalisme engendre (c’est à dire la misère, la faim, la répression…) et à laquelle les travailleurs répondent, qui permet de dépasser l'appartenance à telle ou telle nationalité.
Dans les trois dernières décennies du 19e siècle, l’Argentine était présentée comme le pays où tout était possible, mais très vite cette promesse montra son vrai visage. Les publications ouvrières de cette période détaillent les conditions de vie des travailleurs, où le chômage est fréquent, les journées épuisantes et les salaires de misère. Par exemple, dans les usines de chapeaux, Franchini et Dellacha de Buenos Aires : "On payait les pressiers un peso pour cent chapeau et on l’abaissa de 40 centimes, le repasseur de quatre peso à 2,80 la centaine, aux rouleurs de chapeau mou de 6 à 4, le rouleur de haut de forme de 6 à 3 pesos la centaine. Avec ce tarif, l’ouvrier habile n’arrivait pas à gagner deux pesos en deux heures de travail. Les enfants de 8 à 12 ans qui travaillaient du matin au soir dans l’eau chaude, se brulant les mains et perdant la santé après six mois de ce travail épuisant et insalubre, de 80 centimes qu’ils gagnaient par jour on leur abaissa à 50 …" [4]
Ces conditions de vie se répétaient continuellement dans toutes les manufactures et les exploitations agricoles, mais en plus, nombreuses étaient celles qui pratiquaient le "Truck System" pour le paiement du salaire. Dans ce cas, le salarié est alors payé en bons d'achats pour des marchandises, souvent produites par l’entreprise mais vendues au prix fort par le patron ; il est ainsi maintenu dans la dépendance continue vis-à-vis du partron.
Dans les villes, des masses de travailleurs, parlant différentes langues, s’aggloméraient dans des quartiers insalubres, composés de logements précaires connus sous le nom de conventillos [5], où la misère consume les vies de leurs habitants sans faire de différence nationale.
Supposer que l’histoire des travailleurs argentins est seulement le produit de la "mauvaise migration", revient à nier que le capitalisme crée son propre fossoyeur et qu’il pousse les travailleurs à lui donner leur propre réponse. Les conditions misérables encouragent et accélèrent l’organisation et la mobilisation ouvrière, et c’est dans cette réalité que les travailleurs migrants s’intègrent. L’anarchiste Abad de Santillan rejette à juste titre l’explication conspirative exprimée par la bourgeoisie: "La défense des victimes était quelque chose de tellement logique que, même sans inspiration sociale d’aucune espèce, seraient apparues les associations ouvrières comme rempart biologique contre l’avarice patronale." [6] Il y a dans son analyse un suivi très précis du développement des conditions qui impulsent la combativité ouvrière, cependant il perd de vue le travail d’agitation et de propagande auquel les travailleurs migrants participent de façon active. De ce fait, son explication perd également de vue le caractère international du prolétariat.
Expliquant l’histoire à travers l'existence d'un bouc-émissaire "coupable" de tous les maux de la société, le gouvernement et les groupes patronaux déchainent la persécution des étrangers. Une illustration particulière de ces attaques est la proclamation en 1902 de la "Loi de résidence". Cette loi, aussi connue sous le nom de "Loi Cané", permettra la déportation, sans jugement préalable, des étrangers accusés d’avoir des activités séditieuses, conférant ainsi aux campagnes de persécution un cadre légal et respectable dans la mesure où celles-ci sont liées à la loi et aux principes démocratiques. En 1910, cette mesure sera prolongée par la "Loi de Défense Sociale" qui permet de restreindre l’admission d’étrangers lorsqu'ils sont suspectés de constituer des dangers pour l’ordre public.
Pour comprendre le processus d’accélération des mobilisations ouvrières en Argentine, il est important de prendre en compte que le capitalisme est un système sous-tendu par de profondes contradictions qui engendrent sa crise économique. Alors que le 19è siècle avait montré la capacité de la bourgeoisie à accroître son pouvoir, même si cela ne fut pas sans difficultés, à mesure que ce siècle touchait à sa fin, les contradictions de l’économie capitaliste se manifestaient avec plus d’acuité. Bien que son épicentre ait été situé en Angleterre, la récession de 1890, connue sous le nom de "crise Baring" [7], s’étendit aux pays d’Europe centrale et aux États-Unis mais aussi en Argentine vu que ce pays constituait une destination importante pour l'exportation des capitaux anglais ; d’ailleurs cette période est marquée par des échanges importants entre les deux pays.
Face à la tendance à la récession du capitalisme, la réponse de la bourgeoisie (bien décidée à défendre ses profits) consiste à renforcer les moyens d’exploitation des producteurs de la richesse sociale : les travailleurs. C’est dans ce contexte que des grèves et des mobilisations apparaissent au début du 20e siècle, ainsi que la nécessité pour les travailleurs de construire leurs organes unitaires de combat.
Si le processus de développement du capitalisme stimulait la combativité des ouvriers et éveillait leur réflexion, cela n’implique pas pour autant que les exploités partagent tous la même vision de la réalité, ni qu'ils aient la même conscience de classe et les mêmes capacités d'organisation. Le prolétariat, en tant que classe, se construit dans le combat et à travers l’autocritique de ses actes. En Argentine, à la fin du 19è siècle, la classe ouvrière est encore marquée par quelques traits politiques et idéologiques propres à la décomposition de l’économie artisanale et paysanne. Même si la masse de prolétaires migrants constitue pour elle une forme certaine d'inspiration, ceux-ci n’ont pas toujours transmis les arguments les plus clairs. C’est la raison pour laquelle les discussions et les pratiques des travailleurs argentins, à la fin du 19è siècle et au début du 20è siècle, s’illustrent par un éventail de visions confuses. Malgré tout, elles synthétisent l’effort intellectuel et l'esprit de combat des exploités.
Si bien que, avec la diversification de la production manufacturière dans les villes et la création des corporations spécialisées, les salariés commencent à établir entre eux des rapports sociaux au niveau de l’atelier. Cette convivance stimule la création de sociétés de résistance, c’est à dire des groupes corporatifs de défense des conditions de vie les plus immédiates. À partir de là surgissent, entre 1880 et 1901, les organisations de travailleurs par métier : boulangers, cheminots, fabricants de cigares…mais aussi se détachent des minorités qui vont former des groupes socialistes et anarchistes qui seront, en même temps, un facteur d'impulsion et d’animation des organisations unitaires de lutte.
Bien que, en Argentine, la fondation de sections française, italienne et espagnole de la Première Internationale remonte à 1872, c’est durant les deux dernières décennies du 19è siècle que se créent le plus d’organisations et de journaux ouvriers. Comme expression de cette dynamique on remarque l’édition, en 1890, du journal socialiste L’Ouvrier animé par German Ave Lallemant. Avec cette tendance impulsée par la mobilisation ouvrière, apparaissent en 1894 d’autres publications comme La Vanguardia (L’avant-garde - dirigé par le médecin Juan B. Justo) ; puis vont se former d’autres groupes qui prendront une place importante chez les travailleurs comme le Centro Socialista Obrero, (Le Centre Socialiste Ouvrier), le Fascio dei Lavoratori (Le faisceau des travailleurs - groupe adhérant au Parti Socialiste d’Italie). Ces groupes se joignent aux Égaux, un groupe éphémère, formé par des travailleurs d’origine française pour présenter, en avril 1894, le programme du Partido Socialista Obrero Internacional (Parti Socialiste Ouvrier International - PSOI). C’est ainsi que surgissait une expression prolétarienne en Argentine qui changera de nom l'année suivante en devenant le Partido Socialista Obrero Argentino (Parti Socialiste Ouvrier Argentin - PSOA) pour devenir en 1896 le Partido Socialista Argentino (Parti Socialiste Argentin - PS) à la tête duquel se maintient Juan B. Justo.
Le PS va adhérer à la Seconde Internationale et se revendiquera de l’internationalisme. Ce qui, malgré le poids du réformisme dans cette internationale, permettra néanmoins aux travailleurs de faire des avancées dans le processus de réflexion et de lutte. Étant donné que le PS a été formé à partir de divers groupes, il est politiquement hétérogène. En fait, le groupe auquel appartenait Juan B Justo était majoritaire mais aussi le plus confus puisque c'est lui qui donnait le plus d'importance aux positions programmatiques des libéraux bourgeois, ce qui contribuera, dans les moments aigus de la lutte de classe, au manque de clarté de son intervention [8]. Ce manque de clarté et ce glissement vers des positions étrangères au prolétariat provoque des réactions à l’intérieur du parti qui se traduiront, par exemple, par la création, en 1918, d’une "aile critique" qui formera le Partido Socialista Internacional Argentino (Parti Socialiste International Argentin - PSAI) [9] et aussi au sein des sections syndicales.
Le programme de réformes du travail et le soutien aux projets libéraux (par exemple la séparation de l’Église et de l’État) que soutient le PS à la fin du XIXe siècle, commençaient à retarder par rapport à la réalité du monde dans la mesure où approchait le moment où la tâche du prolétariat serait le renversement du capitalisme et non plus le soutien à un système qui avait été progressiste face aux couches réactionnaires de la société, comme l'Église. Mais les appels à s’organiser et à la lutte pour de meilleures conditions de vie permirent aux travailleurs de commencer à prendre conscience de la force qu'ils représentent, et en conséquence à gagner en cohésion ; ces appels orientent la lutte revendicative et permettent d'obtenir des réformes immédiates bien que non durables. Mais la stratégie de conciliation entre les classes que préconisait le PS, de même que son rejet des bases programmatiques du marxisme après s’être rapproché des arguments de Bernstein, font que le parti s’éloigne de plus en plus du camp prolétarien et qu’il devient un instrument politique utilisé adroitement par l’État argentin. Par exemple, au début du 20e siècle, le PS maintient en son sein une sorte de vie prolétarienne mais son enthousiasme effréné pour le parlementarisme va l’éloigner du combat ouvrier. Le cas arrive même qu'il se compromette en évitant à la bourgeoisie la mobilisation des travailleurs en échange de la promulgation de la Loi Nationale du Travail (connu sous le nom de "projet (Joaquim) Gonzalez" (1905).
Dans les dernières années du XIXe siècle, le milieu libertaire commence à prendre de l'importance. Des figures de l’anarchisme fuyant la répression des gouvernements européens arrivent en Argentine comme Malatesta (en 1885) et Pietro Gori (en 1898), et animent ainsi les organisations ouvrières et le travail éditorial. Mais le camp anarchiste n’était pas homogène. Pour résumer, nous pouvons le diviser en deux groupes : les anarchistes favorables à l’organisation et ceux qui y étaient hostiles.
La presse des groupes du premier groupe connaît une diffusion limitée comme L’Avenir, El Obrero Panadero (L’ouvrier boulanger). Un journal de la même ligne politique et connaissant une plus large diffusion est également à signaler : La Protesta Humana (La protestation humaine) avec comme principale plume Antonio Pellicer Paraire (Pellico). Du côté des "anti-organisations", les principales publications furent El Rebelde (Le Rebelle) et Germinal [10]. Cette division s’accentua avec la convocation du Congrès Anarchiste International de septembre 1900 à Paris. Ce congrès fut l'occasion d'une discussion importante entre les groupes anarchistes et bien qu'il ait été interdit avant la fin, quelques réunions secrètes eurent lieu et qui, pour conclure, recommandèrent de créer des fédérations syndicales. La thèse "favorables à l’organisation" s'exprimera plus clairement encore dans une intervention de Malatesta au Congrès international anarchiste d'Amsterdam en 1907 : "il faut que les anarchistes aillent dans les unions ouvrières. D'abord pour y faire de la propagande anarchiste ; ensuite parce que c'est le seul moyen pour nous d'avoir à notre disposition, le jour voulu, des groupes capables de prendre en mains la direction de la production" [11]. Cette orientation s'appuyait sur l'idée que "le syndicalisme n'est et ne sera jamais qu'un mouvement légalitaire et conservateur, sans autre but accessible – et encore ! – que l'amélioration des conditions du travail" (Idem).
Depuis les discussions de préparation du congrès de 1900 à Paris, une séparation nette s’était produite en Argentine entre ceux qui les considéraient comme vitales et ceux qui, au contraire, les jugeaient inutiles et pernicieuses. Ainsi, comme le révèlent des extraits du Rebelle (14 août 1899), quand on s’organise et centralise, les individus perdent la capacité d'initiative, les forces révolutionnaires s'épuisent et la réaction triomphe. Le camp majoritaire de l’anarchisme en Argentine sera celui qui se définit en faveur de l’organisation, afin d’amplifier son travail dans les syndicats et d’impulser la création de fédérations, convergeant en cela avec les groupes socialistes.
Le militant anarchiste Diego Abad de Santillan, considère que le débat entre les "pro" et "anti" organisation est réglé par les arguments exposés dans les douze articles publiés en 1900 dans La protestation humaine sous le titre "L’organisation ouvrière" et signés Pellico. Au centre de ses idées, il y a la nécessité de l’organisation à deux niveaux : économique et révolutionnaire. Pellico écrit : "une branche de l’organisation ouvrière, que l’on peut qualifier de révolutionnaire, que constituent ceux qui sont pleinement convaincus qu’ils travaillent directement pour le triomphe d’un idéal. Et une autre branche, que l’on peut qualifier d’économiste, constituée par les masses ouvrières qui luttent pour améliorer leur condition de vie et contrecarrer les abus des patrons…" [12]. Selon Diego Abad de Santillan, le passage cité de Pellico se base sur la stratégie de "la Fraternité Internationale de Bakounine (en se plaçant) à l’intérieur et à côté de l’Association Internationale des Travailleurs…".
Antonio Pellicer lui-même explique que la fédération est le type d’organisation dont les travailleurs ont besoin, en attribuant à celle-ci le rôle de "germe de la commune du futur révolutionnaire." Il propose ainsi "que s’organise la fédération locale dans le sens de la commune révolutionnaire, de l’action permanente et active du peuple des travailleurs dans tous les domaines qui mettent en cause sa liberté et son existence…" [13]
Si l’on suit cette description, nous comprenons que la fédération syndicale soit perçue comme l’organe chargé de la défense des conditions de vie des travailleurs et, dans le même temps, sous l’impulsion de ce groupe conspiratif qui travaille en "parallèle", elle s’oriente vers le combat ouvert contre le système…
En fait, le mouvement ouvrier dans son ensemble est alors confronté à la nécessité d'une organisation politique, distincte des organismes de défense de ses intérêts immédiats, en charge de défendre son programme et son projet politique propre d'émancipation du prolétariat et d'établissement d'une société sans classe [14]. Pour le marxisme cela avait pris tout d'abord la forme des partis politiques de masse dans la seconde internationale, puis après leur trahison, de partis politiques beaucoup plus sélectionnés autours d'un programme politique pour la révolution. Mais cette problématique n'était pas non plus étrangère aux anarchistes comme le révèlent certains termes du débat entre "pro" et "anti" organisation en leur sein. Le problème est que la nécessité parfaitement identifiée d'une organisation révolutionnaire est complètement dévoyée par Diego Abad de Santillan en identifiant ce qu'elle pourrait être à l'action conspirative d'un Bakounine (conspirative y compris contre le Conseil général de l'AIT !)
À la réflexion, nous pouvons constater que bien que les anarchistes "pro-organisation" s’opposent à la vision des "anti-organisation", ils n'en font pas pour autant une critique profonde, étant donné qu’après avoir essayé de les critiquer, ils reprennent le schéma bakouninien, de travail conspiratif aux racines anciennes, impropre au combat contre le capitalisme. Par ailleurs, ils vont répéter la vieille idée de séparation du combat économique et politique en l’ornant de la conception idéaliste selon laquelle il y aurait la possibilité de commencer à édifier la nouvelle société à partir des germes de celle-ci existant dans les entrailles mêmes du capitalisme. Ainsi, bien que critiquant la focalisation des socialistes sur les réformes comme moyen d'une alternative au capitalisme, ils font naïvement confiance à l’effort entrepris pour créer des "communes fédérées" en tant que préfiguration de la société future, et cela sans que le système soit lui-même détruit.
En 1890, dans les moments les plus forts de la bataille entre les groupes de la bourgeoisie (marqués par une situation de crise économique qui va provoquer un coup d’État se terminant par le renoncement de Juarez Celman à la présidence), le groupe Vorwärts et les corporations de cordonniers et de charpentiers (dans lesquels participent activement les groupes anarchistes) mettent sur pied la Federación de Trabajadores de la Región Argentina (Fédération des Travailleurs de la Région Argentine - FTRA). Cette fédération revendique la journée de travail de 8 heures. Bien que sa capacité d’intervention soit relativement limitée et qu’elle existe depuis à peine deux ans, elle favorise l’unité des ouvriers et la définition d’un projet de revendications. À ce moment-là, la fédération syndicale capte l'attention des travailleurs, mais elle est surtout confuse. Tandis que les socialistes du Vorwärts voient la FTRA comme une force permettant d’arracher des concessions et des réformes, les anarchistes voient dans les syndicats les instruments par excellence de la lutte anticapitaliste. Les deux positions s'expriment au deuxième congrès (1892) sous une forme très confuse dans le sens où les groupes socialistes prétendent que la fédération doit être le fer de lance de la lutte pour la nationalisation de l’industrie. Face à cela, les anarchistes abandonnent la FTRA. Il s'ensuit un affaiblissement numérique de la fédération aggravé par le fait que l’augmentation du chômage provoque le départ de beaucoup de travailleurs du pays. La fédération finit par se dissoudre.
Même si cette fédération a eu une brève existence, elle a permis d'identifier des difficultés qui vont émerger des discussions dans les années suivantes. D’un côté, les socialistes amplifient les acquis économiques temporaires obtenus par la lutte syndicale et donnent une place de choix au dialogue avec le parlement. D’un autre côté, l’anarchisme reconnaît la possibilité de la révolution à n’importe quel moment de l’histoire comme un produit de la volonté exprimée dans "l’action directe".
Pour critiquer le point de vue des sociaux-démocrates argentins, nous voulons ici rappeler l’analyse que fait Rosa Luxemburg en 1899 dans l’introduction à Réforme sociale ou Révolution : "Entre la réforme sociale et la révolution il existe, pour la social-démocratie, un lien indissoluble. La lutte pour la réforme est le moyen, tandis que la révolution sociale est le but." Nous pouvons constater que la confusion qui était déjà présente dans la social-démocratie allemande et critiquée par Rosa Luxemburg s’est répétée en Argentine, où les socialistes se laisseront enfermer dans les "moyens" (ceux dont parle Luxemburg), tout en sous-estimant le "but" pour finalement l’oublier complètement. Mais l’anarchisme, quant à lui, sera en général incapable d’analyser la lutte de classes de façon dynamique, en ce sens qu’il ne perçoit pas les différentes phases de la vie du capitalisme et, ce faisant, est incapable de prendre en compte le changement qu’implique le passage de l’une à l’autre de ces phases concernant les tâches qui se posent à la classe exploitée, c'est dire non plus la lutte pour des réformes devenues impossibles mais celle contre la détérioration de ses conditions de vie, avec en vue le renversement du capitalisme et la transformation révolutionnaire de la société. De plus, en niant la nécessité du parti, l'anarchisme surestime le rôle des syndicats.
Dans cet état de confusion et d’aggravation des attaques contre les conditions de vie de la classe ouvrière, fermente l’idée de créer des syndicats fédérés. L’année 1899, en particulier, est marquée par une augmentation des grèves et par un questionnement sur le rôle de celles-ci et des syndicats qui seront au centre des problèmes dont discutent les ouvriers.
Précisément, Juan B Justo, pose le problème de cette manière : "Mais quelle est la finalité de la grève ? Les socialistes la considèrent comme un premier pas (et un pas primaire) pour la formulation de revendications immédiates et leur possible obtention. Les anarchistes comme la méthode de transformation du régime social…" [15]. La discussion traversera les syndicats et les groupes socialistes et anarchistes sans être approfondie. Cependant, elle permet aux anarchistes "pro-organisation" de reconnaître qu’il existe la nécessité pour la classe ouvrière de lutter pour l’amélioration de ses conditions de vie et ainsi de s’allier avec le Parti Socialiste pour convoquer la création d’une fédération syndicale. C’est ainsi qu’en mai 1901, 27 syndicats de corporations donnent naissance à la Federación Obrera Argentina (Fédération Ouvrière d’Argentine - FOA). Elle est composée de délégués à la fois socialistes et anarchistes bien qu’il y ait un effectif plus important d’anarchistes dont Pietro Gori qui représente les cheminots de Rosario.
Le congrès de fondation se déroule sur huit sessions, la deuxième session étant ouverte par une déclaration de Torrens Ros de tendance anarchiste, dans laquelle il expose que le congrès "ne doit pas faire de compromis d’aucune sorte avec le Parti Socialiste ni avec les Anarchistes…" [16], se déclarant indépendant et autonome, ce qui ne voulait pas dire que les opinions défendues par les deux camps étaient exclues des débats. Après le congrès même, quelques-uns des problèmes abordés dans la discussion seront posés à nouveau. Outre les divergences, la discussion permet d’établir un schéma général d’accords et de revendications de base :
Mais il y a d’autres aspects qui alimenteront les conflits après le congrès. Un des accords du congrès fut la transformation du journal La Organización (L’Organisation - édité par une douzaine de syndicalistes fortement influencés par le PS) en La Organización Obrera (L’Organisation Ouvrière, considéré comme l’organe de la FOA). Deux mois après la constitution de la FOA, les syndicalistes éditeurs de La Organización refusent d’arrêter sa publication ainsi que sa transformation.
Mais l’une des discussions les plus épineuses est celle qui concerne le recours à l'arbitrage, c’est à dire le recours à un médiateur pour régler les conflits du travail. L’intervention de P. Gori dans le congrès de fondation fut importante parce qu’elle réussit à approfondir la polémique après avoir considéré que la FOA attend "des ouvriers la conquête intégrale des droits des travailleurs, (mais) elle se réserve le droit, dans certains cas, de résoudre les conflits économiques entre le capital et le travail au moyen d’un arbitrage juridique, qui ne pourrait être effectué que par des personnes présentant de sérieuses garanties dans la défense des intérêts des travailleurs." [17]
En complément de cette position, vient se greffer la définition du rôle de la grève générale à propos de laquelle il est dit : "elle doit être la base suprême de la lutte économique entre le capital et le travail, elle affirme la nécessité de propager entre les travailleurs l’idée de l’arrêt général du travail, c’est le défi lancé à la bourgeoisie régnante…" [18]
C’est surtout la question de "l’arbitrage" qui est la cause d’un conflit dans les rangs anarchistes. La tendance anarchiste "antiorganisation", plus particulièrement le journal Le Rebelle, critique de façon générale ces anarchistes qui se rapprochent du PS pour fonder la FOA, mais ils accusent plus précisément Gori de légalisme pour "défendre et appuyer l’arbitrage". Les désaccords qui émergent sur la base des problèmes décrits ne débouchent pas immédiatement sur l'éclatement de la fédération, bien qu’ils illustrent les difficultés qu’affronte la classe ouvrière à ce moment-là.
La signification et l’utilisation de la grève telle que l’envisageait le congrès, provoquera une vive tension entre anarchistes et socialistes dans le feu des grèves qui paralyseront les principales villes dans les deux mois suivant la fondation de la FOA.
En Argentine, la première année du 20e siècle est marquée par les manifestations ouvrières. La formation de la FOA exprimait la recherche de l’unité et de la solidarité entre les ouvriers, mais l’explosion des grèves et des manifestations confirme l’atmosphère de combativité et de rejet de la vie de misère imposée par le capitalisme. Les longues journées de travail, les bas salaires et le traitement despotique du patronat contribuent à ce que diverses entreprises soient paralysées par des grèves. En août de cette année-là, les cheminots de Buenos Aires bloquent les entreprises. Un nombre important d’ouvriers pousse à l’ouverture de négociations, obtenant une satisfaction temporaire de leurs revendications. Les négociations avec les patrons sont conduites par P. Gori, ce qui lui permet de montrer à ses critiques qu’il n’est pas légaliste, en même temps qu’il expose la forme par laquelle pouvait être utilisé l’arbitrage.
Basé sur des revendications similaires en octobre de la même année, le mécontentement ouvrier se manifeste dans l’entreprise sucrière à Rosario, la Raffinerie Argentine. Alors que les menaces de licenciement de la part des patrons étaient destinées à réduire au silence la protestation initiale, elles ne font que renforcer le courage et la combativité ouvrière se traduisant par la croissance des manifestations de rue dans lesquelles les militants socialistes et anarchistes de la FOA sont au premier plan. La force de la mobilisation impose des négociations avec les capitalistes, le chef de la police se présentant alors comme médiateur. Les ouvriers élisent en assemblée un comité de lutte et une délégation pour les négociations, où l’on trouve l’anarchiste Romuldo Ovidi.
Quand cette délégation se présente au rendez-vous, la police arrête Ovidi, ce qui attise encore plus le mécontentement. A la tentative des ouvriers de libérer leurs camarades, la police répond à coups de sabre et avec des tirs assassinant l’ouvrier (d’origine autrichienne) Cosme Budeslavich. Après de tels faits, les travailleurs de Rosario déclarent une grève générale d’un jour.
L’année 1901 se termine de la même manière que va se dérouler 1902, avec des grèves pour la réduction de la journée de travail, l’obtention de meilleurs salaires et de meilleures conditions de travail. Bien que les arrimeurs et aussi les travailleurs du port de Rosario et de Buenos Aires soient les plus actifs au cours de l’année, les travailleurs des autres secteurs se mobilisent aussi largement comme l’illustre la grève des boulangers au mois de juillet ou celle des travailleurs du marché central de fruits au mois d’octobre, soulevant de grandes expressions de solidarité et combattues avec férocité par la classe au pouvoir, d’abord en utilisant des traîtres et des briseurs de grève puis avec les hordes policières ce qui débouche sur des affrontements de rues qui font de nombreux blessés du côté des ouvriers ainsi que des arrestations.
Pour la bourgeoisie, ces conflits sociaux sont fomentés par un groupe de migrants [20]. Ainsi, la promulgation de la "Loi de Résidence" lui permet de justifier l’expulsion de migrants jugés dangereux. Face à cette mesure, la FOA appelle à la grève générale, paralysant les usines et les ports à partir du 22 novembre. Le gouvernement de Julio Roca répond par l’état de siège le 26 novembre (jusqu’au 1er janvier). Ainsi, une vague de répression se déchaîne et met fin aux mobilisations. Cette atmosphère d’agitation, entre 1901 et 1902, pousse les socialistes et les anarchistes à analyser plus en détails la façon dont doit lutter la classe ouvrière. Dès lors, les journaux anarchistes (à la fois ceux qui sont en faveur de l’organisation comme ceux qui la rejettent) considèrent le moment opportun pour insister, dans leurs appels à la grève générale, sur l'idée que celle-ci est la forme privilégiée du combat. Pour sa part, le PS adopte un ton critique par rapport à la radicalisation que prennent les manifestations de rue et les grèves. Ce même ton est employé dans la circulaire publiée en 1902 dans le journal La Prensa où il est dit que le PS "déplore les récents évènements de Rosario [les heurts entre les ouvriers et la police lors de la grève des arrimeurs du 13 janvier] et décline toute responsabilité dans ce mouvement". [21]
Le deuxième congrès de la FOA (avril 1902), d’une certaine façon, va être l’expression de ces désaccords, dans la mesure où il se crée une scission qui voit le départ des syndicats sous l’influence du PS.
En fait, au niveau apparent, la rupture ne résulte pas de désaccords sur les différentes conceptions car, en réalité, il n’y eut pas de discussion à ce sujet. Le motif de la séparation est un désaccord qui a surgi sur l'application des statuts concernant la nomination des délégués au congrès.
Depuis le début du congrès, un problème se posait à ce sujet. Alfredo J. Torcell (journaliste et militant connu du PS) ne pouvait pas se présenter comme délégué de la corporation des boulangers de La Plata car il n’exerçait pas ce métier et n’était pas inscrit dans cette localité. Cela entraina une tension et les délégués d’orientation socialiste quittèrent la salle. Des 48 groupes syndicaux inscrits à la FOA, dix-neuf se retiraient, laissant ainsi la majorité absolue aux syndicats anarchistes. Cependant, les revendications sur lesquelles se fonde la FOA ne changeront pas sensiblement.
Le deuxième congrès adopte ou approfondit quelques revendications générales posées lors du premier congrès (par exemple celle de la journée de 8 heures, des services de soins…). Mais c'est dans le changement qui se produit dans l’attitude que la FOA adopte à l’égard du PS que réside le fond du désaccord au deuxième congrès et qui ne fut pas identifié et encore moins assumé à travers un combat politique opposant les conceptions des anarchistes à celles des socialistes. Le congrès rejette fermement l’invitation du PS à participer conjointement à la manifestation du 1er mai. Il y a aussi une rectification à propos de l’arbitrage. Abad de Santillan synthétise l’argument : "Le congrès déclare laisser une grande autonomie aux sociétés fédérées pour recourir ou non à l’arbitrage dès lors qu’elles le jugent opportun". Cette fracture va permettre aux groupes anarchistes qui critiquaient la formation de la FOA pour son rapprochement avec les socialistes, comme c’était le cas du Rebelle entre autres, de s’intégrer à la fédération. Mais, sans aucun doute, ce qui montre le plus clairement l’éloignement entre la FOA (majoritairement anarchiste) et le PS est l’intervention que l’un et l’autre vont avoir lors des grèves de 1902 et cet éloignement s’approfondira de suite après la levée de l’état de siège.
Après l’état de siège et durant toute l’année 1903, les persécutions et les arrestations continueront. Malgré cela, les mobilisations reprennent et des polémiques surgissent tant chez les socialistes que chez les anarchistes autour des formes que prend la lutte.
Le PS, dans sa presse et à son congrès, ne cesse de critiquer la manière dont se développe la grève, notamment il dit que celle-ci ne disposait pas d’une caisse de résistance mais, surtout, il soutient qu’elle se présente comme une action démesurée qui bloquerait toute éventuelle négociation
Soutenant cette analyse, le PS participera à la création de la Unión General de Trabajadores (l’Union Générale des Travailleurs" - UGT) [22] et même si, lors de son congrès de fondation (mars 1903), l’UGT refuse d’établir une alliance électorale avec le PS, elle promet de mener à bien des actions politiques pour promouvoir l’élaboration des lois en faveur des travailleurs, tout en nuançant la conception de la grève générale portée par le PS, en reconnaissant en celle-ci un moyen efficace quand elle est organisée. En outre, elle souligne son rejet de l’usage de la violence et des buts insurrectionnels. Ceci montre que, bien que l’UGT soit promue directement par le PS, ce dernier n’obtient pas l’accord absolu des membres de celle-ci.
Les anarchistes vont affirmer leur position autour de la grève générale tout en accusant les socialistes de lâches et de traîtres, y inclus dans La Protesta Humana (La protestation humaine - 31 janvier 1903) qui souligne que, depuis la levée de l’état de siège, "…les ouvriers qui confirment être affiliés aux cercles du Parti Socialiste, bien qu’ils soient les leaders, bien qu’ils aient incité à la grève ou conseillé comme nous des organisations corporatives sont mis en liberté et on leur demande même des excuses…" [23] Dans ce sens, la FOA, avec une majorité d’anarchistes, lors de son troisième congrès, conclut au désaccord total concernant le dialogue avec l’État et décide que la grève générale est le moyen idéal de conscientisation et de lutte.
En ce qui concerne les mobilisations ouvrières, elles ne cessent pas durant toute l’année 1903, mais le mois de décembre se signale par la protestation massive de travailleurs de secteurs différents, en particulier la grève des conducteurs de tram. Leurs revendications étaient très claires : en plus d’exiger la journée de huit heures et l’augmentation du salaire, il s’y exprime la solidarité envers leurs camarades renvoyés pour avoir distribués des tracts syndicaux, afin qu’ils soient réintégrés et que leur syndicat soit reconnu. La réponse de la bourgeoisie fut de recourir aux briseurs de grève et à la police. Dans ce contexte, la FOA convoque un rassemblement massif le 27 décembre qui se termine par une répression brutale de la police.
Ce scénario se répètera en 1904 et, en diverses occasions, les revendications seront très similaires et les réponses de l’État aussi. La bourgeoisie se rend compte du développement du mécontentement ouvrier et c’est pour cela qu’elle combine la répression ouverte avec l’ouverture du parlement au PS. Ainsi, Alfredo Palacios assume la charge de député. En plus de cela, elle fait usage de l’idéologie nationaliste, privilégie l’embauche de travailleurs argentins, favorisant une atmosphère d’hostilité à l’égard des "migrants nocifs". Mais aussi, le gouvernement demande la réalisation d’une étude sur la situation des travailleurs au médecin Juan Bialet Massé. Il est probable que le médecin ait alors agi avec honnêteté en tentant de décrire la réalité. En revanche, il est certain que la classe au pouvoir oriente habilement les résultats de l'étude à son profit.
Le rapport commence par souligner une revendication du travailleur "créole" (argentin), accentuant la campagne contre les migrants ; à l’image de ce que dit Bialet : "…l’ouvrier créole, méprisé et traité d’incapable, se voit comme un paria dans son pays, travaillant davantage, en faisant des travaux que personne d’autre ne peut faire et percevant un salaire pour rester en vie, (…) malgré son intelligence supérieure, sa sobriété et son adaptation au milieu…"
Ensuite, il fait la critique de l’idéologie conservatrice du patronat générant selon lui des tensions sociales : "L’obsession du patronat va jusqu’à l’entêtement (…) un fabriquant de chaussure qui maintient la journée de dix heures et demie car il l’a constaté dans une grande usine allemande (…) n’a pas voulu (accepter la journée de huit heures) et maintenant il faut y arriver par la force de la grève, qui lui est imposée, à travers une lutte stérile et dommageable autant pour l’ouvrier que pour lui-même…" [24]
La reconnaissance par l’État des conditions de vie des travailleurs décrite dans son rapport par Bialet (présenté en avril 1904) n’élimine pas la répression, malgré la décision prise de faire une loi du travail (approuvée le 31 août 1905). Les agissements de la police le 1er mai 1904, place Mazzini à Buenos Aires le démontrent : "La manifestation de la Fédération ouvrière, (…) fut réprimée sévèrement à coups de revolver par la police sous un prétexte quelconque ou sans aucun prétexte. Quand les orateurs désignés se disposaient à prendre la parole depuis la statue en direction de la foule réunie et enthousiaste, un coup de feu se fit entendre, on ne savait pas d’où cela pouvait venir ni par qui mais cela fut le signal de l’attaque sauvage de la police. La dispersion des manifestants commença tandis que le sol restait couvert de blessés, presque une centaine. Les ouvriers qui avaient des armes repoussèrent l’attaque et leurs balles atteignirent également quelques agents de l’escadron de sécurité…" [25]
Les perquisitions, les déportations, les détentions, la répression en général et la vie terrible dans l’usine n’altèrent pas la combativité ouvrière. Les syndicats et les fédérations ne cessent pas d’adhérer à la FOA qui, avec son développement, radicalise son discours. Cette tendance se perçoit au quatrième congrès qui se déroule entre juillet et août 1904 et se distinguera par la transformation du nom de FOA en Federación Obrera Regional Argentina (Fédération Ouvrière Régionale d’Argentine - FORA).
Le changement de nom correspond à la structure que prend l’organisation. D’une part, elle est constituée des associations professionnelles, d’autre part, au niveau territorial, toutes les associations professionnelles d’un même territoire forment une fédération locale et toutes les fédérations locales d’une province forment une région, le tout faisant la fédération régionale d’Argentine. Le cœur de ce dispositif est l’existence d’une structure organisationnelle duale au sein de laquelle chaque partie possède un rôle différent. Les associations professionnelles ont pour tâche l’obtention de réformes sur le plan économique. Les fédérations locales, en revanche, après avoir rassemblé les métiers et lié les territoires, affichent des objectifs qui dépassent les plans économique et corporatif, en envisageant l’émancipation du prolétariat. C’est pour cela que cette structure est basée sur un "Pacte de solidarité" visant la recherche de l’unité et qui permet de dépasser les intérêts professionnels et corporatifs, ainsi que les limites territoriales. Le processus consiste à fortifier d’abord l’organisation au plan national pour ensuite créer "la grande confédération de tous les producteurs de la Terre".
Mais, en plus, dans ce congrès, une partie est dédiée au débat sur la "loi de résidence" et naturellement au projet de loi du travail.
Le congrès se prononce contre les deux lois, en alertant sur la nécessité d’appeler à la grève générale pour s’opposer à la politique de déportation. Sur la loi du travail, le rejet provient d’une méfiance justifiée, puisque le ministre de l’intérieur Joaquin V. Gonzalez prévenait que la proposition de projet de loi était "d’éviter les agitations dont la République est le théâtre depuis quelques années et plus particulièrement depuis 1902…" [26]. Le congrès voit dans ce projet une recherche pour entraîner les travailleurs derrière les orientations juridiques de l'État.
Alors que la FORA exposait son rejet du projet parce que "il favorisera seulement les capitalistes, en ceci qu'ils pourront éluder les responsabilités qui leur échoient et que les ouvriers devront fidèlement les assumer" ; le PS quant à lui était le moteur de la loi du travail surtout depuis qu’il compte (mars 1904) un député, l’avocat Alfredo Lorenzo Palacios.
Cependant, il y a des secteurs au sein même du PS qui, à travers L’avant-garde, exposeront leur accord avec les critiques émises par la FORA sur la loi du travail. L’UGT elle-même se démarque de la ligne officielle du PS et de son député et promeut des campagnes de répudiation de la loi. Au final, cette loi finit par être retirée, non du fait des critiques des syndicats mais parce que le regroupement des patrons, l’Union Industrielle d’Argentine (UIA), considérait excessive la proposition d’établir la journée de huit heures et le repos du dimanche.
Ceci n’empêcha pas les travailleurs de se mobiliser massivement en reprenant la revendication de la journée de huit heures et de l’augmentation du salaire. Au même moment, le gouvernement de Manuel Quintana se préparait à s’opposer aux protestations contre la désignation du chef de la police comme arbitre des conflits du travail.
Depuis septembre 1904, différents secteurs de travailleurs se mobilisaient pour exiger la journée de huit heures mais le mécontentement prend une plus grande ampleur quand éclate la grève des travailleurs du commerce à Rosario avec l’exigence du repos le dimanche. La police répondit immédiatement par l’arrestation de la délégation syndicale. Devant de telles attitudes, la FORA et d’autres syndicats non adhérents de cette fédération décrètent l’arrêt du travail les 22 et 23 novembre. Les mobilisations se développent toute la journée durant laquelle les affrontements avec la police sont continus, faisant des blessés et plusieurs ouvriers assassinés. L’indignation augmenta et poussa à l’unité de la FORA avec l’UGT et le PS pour la convocation d’une grève générale en solidarité avec la ville de Rosario. Le 29 novembre, tout commençait à se remettre en ordre à Rosario, mais déjà à Buenos Aires, la réunion de la FORA préparait un arrêt général pour le 1er et le 2 décembre. Le tracas et l’inquiétude de l’État étaient tels qu’il se prépara ostensiblement, déployant des policiers et des militaires dans toute la ville, et même installa des canons dans les faubourgs et fit mouiller les bateaux de guerre dans le port. Malgré cela, la grève se déroula et même s’étendit à Cordoba, Mendoza et Santa Fe. Les mobilisations qui suivront ces journées auront une moindre répercutions, et même certaines d’entre elles, comme celles des cheminots, resteront isolées. La situation se compliquera et accroîtra la confusion à partir de la révolte manquée du 4 février 1905 qui cherchait à renverser le gouvernement de Manuel Quintana, menée par le Parti Radical et instillée par Hipolito Yrigoyen.
L’émeute du 4 février 1905, appelée "révolution civico-militaire", bien qu’elle soit une lutte entre différents secteurs de la bourgeoisie pour la prise du pouvoir, a également une implication en ce qui concerne les travailleurs. Non seulement l’état de siège imposé par le gouvernement de Manuel Quintana empêche tout type de manifestation massive des travailleurs, mais encore cela permet, sans qu'il existe pour cela le moindre motif réel, que les syndicats anarchistes et socialistes soient arbitrairement accusés de participer aux émeutes. Dans ce cadre d'affrontements entre fractions de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie, le gouvernement déchaîna une nouvelle vague de persécutions qui se poursuivra après la levée de l'état de siège. La déportation de militants syndicalistes et anarchistes d’origine étrangère s'est poursuivie, mais s'y est ajoutée la persécution de militants de nationalité argentine arrêtés et exilés en Uruguay. Cependant, l’accentuation de la répression ne démobilise pas les ouvriers.
En Argentine comme dans une grande partie de l’Europe, la première décennie du 20e siècle se caractérise par la grande vague de luttes à laquelle participent les masses ouvrières. Mais l’affermissement de la combativité ouvrière va susciter la répression de la part de la classe au pouvoir.
A peine levé l’état de siège après la rébellion de Yrigoyen, le 21 mars, la FORA convoque une manifestation dans le centre de Buenos Aires, laquelle est réprimée sans prétexte avouable. Une autre fois, c’est en mai 1909 à Rosario que les masses ouvrières sont à nouveau réprimées, faisant plusieurs morts et des dizaines de blessés. Il n’y eut pas un seul local syndical ou de presse ouvrière qui ne fut pas assailli par la police.
Mais face à la menace constante, les revendications pour de meilleures conditions de travail formulées par les travailleurs des transports de la ville prennent une plus grande importance du fait de l’ambiance de combativité dans laquelle se préparait la manifestation du 1er mai et s’annonçait la possibilité d’étendre la lutte.
En cherchant à répandre la peur et à contenir l’expansion des manifestations, le colonel Falcon ordonne de tirer sur les manifestants faisant ainsi plus d’une dizaine de morts et davantage de blessés. En réponse, la grève massive paralyse de nouveau la ville durant huit jours, jusqu’à ce que soient acceptées des améliorations pour les travailleurs des transports, la libération des prisonniers et la restitution des locaux syndicaux pris par la police. Cet événement, dans une certaine mesure, en favorise deux autres importants, bien qu’ils soient de nature différente, à savoir :
De fait, les deux aspects rapportés ont des conséquences politiques importantes :
1) La création de la CORA conduit à un renforcement d’une tendance syndicale promotrice de l’éloignement des positions socialistes et anarchistes, affirmant le principe d’apolitisme (c’est à dire non électoral), en définissant ainsi un courant ayant les caractéristiques du socialisme révolutionnaire, qu’il perd cependant rapidement. Avec la CORA, ce courant va avoir une influence chez les travailleurs jusqu’à s’étendre progressivement et même plaider pour l’intégration massive au sein de la FORA. C’est par cette tactique d’infiltration qu’elle pourra gagner une présence politique, qu’elle utilisera en 1915, durant le 9e congrès de la Fédération, pour voter la suppression de la référence à l’anarchisme, établie au 5e congrès.
Cela conduisit à l’existence de deux fédérations possédant le même nom. L’une orientée par le 10e Congrès, l’autre formée par la minorité qui décide de ne pas reconnaître ce congrès et de se revendiquer des principes du 5e Congrès, c’est à dire, récupérer son image de syndicat anarchiste, c’est pourquoi elle s’appellera FORA du 5e Congrès.
Les deux fédérations s’affirment en faveur de la lutte revendicative et proclament l’émancipation de la classe ouvrière. Ce qui les différencie au début c’est la question de la référence à l’anarchisme, et de là vont découler des changements dans les formes de lutte prônées. La FORA 9 va rejeter la grève massive comme arme de combat et le principe de solidarité s’éloigne de sa pratique, de même qu'elle considère que chaque syndicat fédéré doit agir "comme il lui convient". Et bien que ses membres continuent de nier la participation au parlement, ils cherchent le rapprochement avec les structures de l’État pour la négociation d’acquis sociaux. Le gouvernement d’Hipolito Yrigoyen profite de cette disposition, puisque, tout en continuant à ordonner le massacre d’ouvriers, il cherche à nouer des liens légaux avec les "neuvièmes".
La FORA du neuvième congrès s'est développée numériquement et, de pair avec cet élargissement, elle s'est rapprochée davantage de l’État. Ainsi, elle se dissout en 1922 pour former la Unión Sindical Argentina (l’Union Syndicale Argentine - USA), laquelle servira de base en 1930 pour la fondation de la Confederación General del Trabajo (Confédération Générale du Travail - CGT), qui sera dès le début influencée par le Parti Socialiste et plus tard évoluera en instrument du péronisme.
2) L’acte de Simon Radowitzky a également des conséquences politiques. L’anarchiste Cano Ruiz explique que l’exécution du policier Falcon, "provoqua la colère de la réaction. On décréta l’état de siège pour deux mois, les locaux ouvriers furent fermés (…) on arrêta des centaines de personnes et on expulsa de nombreux étrangers indésirables pour les autorités…". Il reconnaît même qu’une période de reflux important venait de s’ouvrir ; en analysant les choses, il dit un peu plus loin : "Depuis l’acte de Radowitzky (le 14 septembre 1909) jusqu’à 1916 l’oppression fut tellement cruelle que le mouvement anarchiste et par conséquent le mouvement ouvrier incarnés par la FORA, ne purent donner signe de vie…" [27]
Il est nécessaire d’affirmer, en revenant sur les effets que cet événement a provoqués et que résume Cano Ruiz, que le terrorisme est étranger au combat de la classe ouvrière. Même s’il peut susciter de la sympathie (car perçu comme un acte de justice), il révèle une faiblesse et exprime même l’infiltration de l’idéologie petite-bourgeoise et des classes qui ne possèdent pas de perspective, qui vivent dans le désespoir et le manque de confiance dans l’action des masses ouvrières. Par conséquent, il s’agit de pratiques individualistes, en dissimulant, derrière la façade de l’héroïsme, une forte impatience, le scepticisme et la démoralisation. Ainsi, comme nous l’avons dit en d’autres occasions : "elles penchent davantage vers le suicide spectaculaire que vers le combat pour la réalisation d’un but" [28]
Nous avons ainsi une croissance des difficultés pour l'expression et l'organisation de la combativité ouvrière. D'une part, il y a le rapprochement de la FORA 9 avec la structure de l'État et de manière aussi significative, une perte de la vie prolétarienne dans le PS, dans le sens où s'accroissent ses illusions parlementaires et sa position nationaliste (il en vient à solliciter l'entrée de l'Argentine dans la Grande Guerre). Mais ce qui confirmera son abandon de camp prolétarien sera sa condamnation de la révolution russe. D'autre part, la répression aura un effet démoralisateur et enlèvera temporairement tout espoir alors aux travailleurs, ce qui sera aggravé par la confusion provoquée par la réactivation de l'anarchisme individualiste, qui se concentrera dans l'accomplissement d'actes terroristes.
Durant cette période de confusion et d’attaques continues envers les travailleurs, seuls des événements de grande ampleur comme la révolution russe parviennent à rompre le reflux et la démoralisation. Ce que Abad de Santillan synthétise de la sorte : "Il y eut des moments dans la période agitée de 1918 à 1921 où la révolution frappa réellement à notre porte et nous fit sentir l’allégresse de l’heure suprême de toutes les revendications. Une vague internationale d’enthousiasme solidaire toucha les esclaves modernes (…) Il surgit une Russie chargée de promesses de liberté dans les décombres du tsarisme…" [29]
La FORA 5 sera critique envers le bolchévisme mais elle ne cessera pas de reconnaître l’importance historique de la révolution pour les exploités. Après avoir rompu le reflux, les masses ouvrières peuvent se remobiliser pour la défense de leurs conditions de vie, comme elles le feront massivement entre 1919 et 1921.
Dans une seconde partie, nous aborderons l’expérience des combats dirigés par la FORA 5.
Rojo, mars 2015
[1] Revue internationale : n° 118, "Ce qui distingue le mouvement syndicaliste révolutionnaire [39]". Dans cette série figurent les articles suivants relatifs à la CGT en France (Revue internationale n° 120), la CNT en Espagne (Revue internationale n° 128, 129, 130, 131, 132), la FAU en Allemagne (Revue internationale n° 137, 141, 147 et 150) et les IWW aux États-Unis (Revue internationale n° 124 et 125)
[2]La Nación (La Nation), 21 janvier 1879, cité par Raul Ernesto Comba dans "20/20: 4 décadas en la historia de Banderaló. 1800-1920" "20/20 : quatre décennies d’histoire du Banderalo". Edition Dunken, BA, 2012, p.47. Traduit par nos soins.
[3]Bien que G.A Lallemant ait dédié une activité importante au développement de l’organisation et à la diffusion du socialisme dans les dernières décennies du XIXè siècle, ce personnage et avec lui une partie de la social-démocratie s'est rapproché du parti libéral bourgeois appelé "Union civique radicale".
[4]La Protesta Humana (La protestation humaine) 3 septembre 1899, cité par Diego Abad de Santillan dans La FORA : ideologia et trayectoria. Traduit par nos soins.
[5] Il y a beaucoup de tangos qui tissent leurs histoires dans ces habitations précaires. Celles-ci finissant par être saturées, on a placé des bancs fixés avec des cordes contre le mur. Ainsi, on pouvait dormir assis contre le mur. Cette forme de repos est appelée, dans l’argot utilisé dans ces quartiers, "maroma" (cordage).
[6] Abad de Santillan, Op. Cit.
[7] Du nom de la banque anglaise qui rencontra de graves difficultés du fait de son exposition à des défauts importants de paiement liés à la dette souveraine de l'Argentine et de l'Uruguay.
[8] À propos du processus de dégénérescence que va connaître le PS, il vaut de rappeler qu’en 1919 Juan B Justo fit une conférence où il condamnait la Révolution russe et en particulier l’action des Bolcheviks. Dans son texte de 1925, "Internationalisme et patrie", il critique les communistes (en particulier Lénine et Rosa Luxemburg) pour ne pas avoir défendu le libre-échange, au prétexte que, si la guerre est effectivement causée par la lutte pour les marchés, comme ils l'affirment, alors il faut éliminer ce facteur "en ouvrant tous les marchés à la libre circulation du capital international…"
[9] En 1918 se forme le PSIA, se déclarant en accord avec la Conférence de Zimmerwald et soutenant la révolution d'Octobre.
[10]L’historien Zaragoza Ruvira recense d’autres publications "individuelles" mais leur activité se dilue dans les dernières années du XIXè siècle. Parmi elles : El Perseguido (Le persécuté 1890-1897), La Miseria (La misère 1890), La liberté (1893-1894), Lavoriamo (de langue italienne, Nous travaillons - 1893)…
[11] Cité dans notre article de la Revue internationale n° 120, "L'anarcho-syndicalisme face à un changement d'époque : la CGT jusqu'à 1914".
[12]La protestation humaine, 17 novembre 1900.
[13] Cité par Abad de Santillan.
[14] Lire à ce propos notre article de Revue internationale : n° 118, "Ce qui distingue le mouvement syndicaliste révolutionnaire".
[15] Cité par Dardo Cúneo, Las dos corrientes del movimiento obrero en el 90 (Les deux courants du mouvement ouvrier dans les années 1890) dans Claves de la historia argentina (Clés de l’histoire de l’Argentine), 1968.
[16] Oved, Op. Cit. p.165.
[17] Op. Cit. p68
[18] Bilsky Edgardo J, La F.O.R.A. y el movimiento obrero, 1900-1910 (La FORA et le mouvement ouvrier, 1900-1910), Editions d’Amérique Latine, Argentine, 1985, p. 194.
[19] Dans le célèbre tango "Cambalache" (1934) on trouve la phrase suivante qui a inspiré ce sous-titre de l'article : " Siglo XX cambalache problemático y febril", "Le XXe siècle, un capharnaüm problématique et fébrile".
[20] Cette tentative de divisions des ouvriers de la part de la bourgeoisie Argentine ne doit pas nous étonner.
Ainsi aux États-Unis, la bourgeoisie tentait d'exploiter cyniquement les différences entre ceux qui étaient nés au pays, les ouvriers anglophones (même si ces derniers n’étaient eux-mêmes que de la seconde génération d’immigrants) et les ouvriers immigrés nouvellement arrivés, qui ne parlaient et ne lisaient que peu ou pas du tout l’anglais. Voir à ce sujet notre article "Les IWW (1905-1921) : l'échec du syndicalisme révolutionnaire aux Etats-Unis (I) [40]" de la Revue internationale n° 124.
De même au Brésil, à partir de la deuxième moitié du 19e siècle, une immigration massive de travailleurs venant d’Italie, d’Espagne, d’Allemagne, etc. constitua la main-d’œuvre nécessaire à l’industrie qui commençait à prendre son essor, modifia notablement la composition du prolétariat dans ce pays. À partir de 1905 commencèrent à se réunir entre elles les minorités révolutionnaires, composées essentiellement d’immigrants. La répression policière expulsait les immigrés actifs. (Voir à ce sujet notre article "1914-23: dix années qui ébranlèrent le monde: les échos de la Révolution russe de 1917 en Amérique latine-Brésil 1918-21 [41]" de la Revue internationale n° 151.
[21] Op. Cit. p 204.
[22] L'UGT en Espagne est fondée en 1988. Elle présentait, comme en Argentine, une certaine proximité avec le Partido Socialista Obrero de España (PSOE – Parti Socialiste Ouvrier d'Espagne). Bien que les deux centrales syndicales aient une origine similaire et le même nom, en dehors de cela il n'y a pas entre elles de relation politique ou organique.
[23] Cité par Abad de Santillan.
[24] Juan Bialet Massé, Informe sobre el estado de las clases obreras argentinas (Rapport sur l’état de la classe ouvrière argentine) Volume I.
[25] Abad de Santillan, op. cit.
[26] Cité par S. Marotta, “El movimiento sindical argentino” (Le mouvement syndical argentin), Argentine, 1960, p. 194.
[27] Cano Ruiz, ¿Qué es el anarquismo (Qu’est-ce que l’anarchisme ?), Editions Nuevo tiempo (Temps Nouveau), Mexico, 1985, p. 272.
[28] Pour approfondir, nous recommandons de lire : "Terreur, terrorisme et violence de classe [42]", Revue internationale n°14, 1978.
[29]Abad de Santillan, "Bréviaire de la contre-réaction", dans "La Protestation" 110, 1924.
En complément de l'article sur l'histoire de la "tendance Bérard" paru dans la Revue Internationale n°169, nous republions une réponse développée par l'organisation, publiée pour la première fois dans Révolution Internationale n°9 (première série), mai-juin 1974. Ses principaux arguments contre la tendance embryonnaire à la "communisation" - leur rejet des luttes économiques de la classe ouvrière, de la dimension politique de la révolution prolétarienne, etc. - restent tout à fait valables.
"La classe ouvrière est la classe révolutionnaire de notre époque." Un siècle et demi après son énoncé par Marx, cette idée continue de provoquer des réactions analogues à celles que la découverte de Copernic au XV siècle (c’est la terre qui tourne autour du soleil et non l’inverse) devait produire parmi les contemporains du savant polonais.
En effet, dans la vision bourgeoise du monde, la classe ouvrière apparaît comme une simple catégorie économique, formée d’individus ignorants, manquant totalement d’ambitions générales, soucieux surtout d’assurer leur médiocre bien-être individuel (ou familial) et pour cela, divisés par la concurrence en une vaste somme d’atomes épars. Dans sa version "moderniste" et totalitaire, cette vision peut aller jusqu’à reconnaître dans le prolétariat une certaine capacité à s’unifier, du moins partiellement, pour exiger de ses maîtres quelques améliorations de sa condition d’esclave.
Mais que cette masse d'ignares soit capable de mettre en question l'esclavage lui-même, qu’elle soit une classe ayant une mission historique et pas la plus modeste : débarrasser définitivement l'humanité de sa dépendance totale à l'égard de l’économie, voilà une idée qui dépasse autant qu'elle irrite l'idéologue bourgeois.
Pour celui-ci, les idées révolutionnaires prolétariennes ne peuvent être que des rêveries utopiques d’intellectuels, de transfuges de la classe dominante, empêchés pour des raisons de divers ordres, de s’intégrer normalement dans la société, comme tout le monde. Quant aux surgissements révolutionnaires de la classe, phénomène rare mais indéniable, ils ne sont jamais pour la bourgeoisie et ses "penseurs" que le résultat de l’influence néfaste, extérieure au "monde du travail", de quelques agitateurs plus ou moins fanatiques, souvent "payés par l'étranger".
"La réalité est opaque", surtout pour les classes qui, ayant à justifier des privilèges injustifiables, ne peuvent l’analyser objectivement sans se dénoncer elles-mêmes. Mais dans une société déclassée, "l'idéologie dominante est celle de la classe dominante", et la cécité de la bourgeoisie ne peut pas ne pas atteindre, d’une façon ou d’une autre, l'ensemble de la société.
Le mouvement révolutionnaire lui-même dont la pensée se définit en opposition à l’idéologie de la classe dominante, n’échappe pas toujours à cette pression permanente et omniprésente.
Le projet révolutionnaire repose sur l’idée que les exploités du capital sont les seuls capables d'entreprendre et de mener à bout ce projet. Mais les vérifications éclatantes de ce postulat -les surgissements révolutionnaires du prolétariat- si bien ils ont marqué d'une empreinte profonde le déroulement de l'histoire du capitalisme, n'en sont pas moins demeurés des évènements exceptionnels. Les quelques moments de lutte ouvertement révolutionnaire du prolétariat sont noyés dans des décennies d'apathie et de calme social plus ou moins relatif. Or, en temps de tranquillité sociale, la nature révolutionnaire de la classe apparaît de façon aussi peu évidente, aussi peu vérifiable de façon immédiate que la théorie de Copernic.
C'est pourquoi, paradoxalement, le postulat de base de la pensée révolutionnaire a connu souvent et continue dans beaucoup de cas à connaître des difficultés plus ou moins grandes pour être saisi dans toute sa complexité par les révolutionnaires eux-mêmes. C'est en effet bien souvent à partir de l'incompréhension de ce qui fait la nature révolutionnaire de la classe ouvrière, et du processus à travers lequel cette nature est amenée à s'exprimer, que se sont maintenues au sein du mouvement révolutionnaire, les principales insuffisances et que s'est développée la plupart des déviations.
Ainsi, les premiers socialistes de Babeuf à Fourier en passant par St Simon et Owen ne parviennent pas à comprendre quelle est la force révolutionnaire capable de réaliser les projets communistes dont ils ont pourtant donné les premières formulations.
Dans la pensée des socialistes "pré-marxiste", l'avènement de la nouvelle société apparaît comme le résultat du développement de l'idée de JUSTICE ou d'EGALITE. Ils conçoivent encore le mouvement de l'histoire comme le produit des triomphes et des défaites des IDEES. Aussi, pour la réalisation de leurs projets révolutionnaires, on les voit faire appel soit à l'ENSEMBLE DE LA SOCIETE, sans distinctions de classes, soit à la CLASSE DOMINANTE, car elle leur apparaît être la seule à en détenir les moyens matériels nécessaires, soit à l'ENSEMBLE DES MISEREUX DE LA SOCIETE, sans égard à leur position spécifique au sein des rapports sociaux de production.
Il faut attendre Marx et les mouvements de 1848 (premiers surgissements du prolétariat en tant que classe autonome sur la scène de l'histoire) pour qu'il devienne clair que la seule force révolutionnaire capable d'entreprendre le projet socialiste ne peut être constituée que par une CLASSE, c'est à dire une partie de la société définie PAR SA POSITION SPECIFIQUE AU SEIN DES RAPPORTS DE PRODUCTION ; et que cette classe ne peut être autre que la CLASSE OUVRIERE.
A la conception d'une humanité agissant sous la conduite de ses idéaux éternels et inexplicables, Marx oppose celle des sociétés divisées en classes économiques, et évoluant sous la pression des luttes économiques qui les opposent :
Le prolétariat est une classe exploitée mais toutes les classes exploitées ne sont pas le prolétariat, ni des classes révolutionnaires.
Mais comment cette classe divisée en individus concurrents, soumise et impuissante devant le capital, peut-elle devenir une classe unifiée, organisée, consciente, et armée de la volonté de faire voler en éclats l'ancienne société ?
Marx répond :
Plusieurs points sont à dégager de cette vision :
1°) Contrairement aux élucubrations "innovatrices" de toutes sortes de philosophes et autres commentateurs de l’histoire, la "révolution totale" n’est pas le produit de "nouveaux" conflits historiques ("conflits de générations", "conflits de civilisation", etc.) La révolution socialiste n’est en fait que "la plus haute expression" du vieil antagonisme entre le prolétariat et la bourgeoisie, qui divise depuis ses débuts la société capitaliste.
2°) Contrairement à ce que certains "marxistes" -nouveau style ont prétendu, il n’y a pas d’une part une classe exploitée, salariée, divisée et soumise au capital : la CLASSE OUVRIERE, et d’autre part, une classe révolutionnaire, consciente, unifiée, etc. : le PROLETARIAT. Prolétariat et classe ouvrière sont deux termes synonymes qui désignent une MEME CLASSE, un MEME ETRE SOCIAL.
3°) Le processus à travers lequel la classe, ouvrière s’élève à la hauteur de sa tâche historique n’est pas un processus distinct, EXTERIEUR à sa lutte économique quotidienne contre le capital. C’est au contraire dans ce conflit et à travers lui que la classe salariée forge les armes de son combat révolutionnaire.
On interprète souvent la fameuse phrase de Marx : "le prolétariat est révolutionnaire ou il n’est rien", dans le sens tant que le prolétariat ne lutte pas de façon révolutionnaire, il n’est rien. C’est en fait l’inverse qui se dégage de la conception marxiste. Parlant des "socialistes féodaux" dans le Manifeste Communiste, Marx écrivait :
Le prolétariat est révolutionnaire DES sa naissance. Son être est incompréhensible en dehors de son être révolutionnaire. Toute conception qui décrit la classe ouvrière sans comprendre son essence révolutionnaire, toute vision qui s’arrête uniquement à l’apparence d’une classe divisée, soumise, intégrée au capital sans déceler ce qu’il y a en elle de REVOLUTIONNAIRE à chaque instant de son existence, est une conception qui ne décrit rien.
Aussi creuse est la vision inverse qui conçoit un prolétariat révolutionnaire distinct de la classe exploitée, séparé de la classe économique qui s'affronte en permanence au capital.
La difficulté du problème réside justement dans la compréhension de cette double nature du prolétariat : la spécificité historique du prolétariat est d'être la première classe de l'histoire à être simultanément CLASSE REVOLUTIONNAIRE et CLASSE EXPLOITEE. Dans ses luttes, c'est tantôt un aspect de la classe qui prime, tantôt l'autre. Mais jamais aucun de ces aspects ne DISPARAIT totalement au profit de l'autre.
L'incompréhension de cette double nature permanente des luttes de la classe ouvrière est à la source de deux erreurs symétriques, mais qui sont aussi contraires l'une que l'autre à la pensée révolutionnaire.
La première de ces déviations est celle qui consiste à ne comprendre les luttes prolétariennes que comme des luttes purement "économiques", purement salariales. Niant leur caractère de lutte contre le système, cette conception ne voit dans le combat du prolétariat que des luttes pour s'aménager une place dans le système. C'est cette déviation qui donne naissance à des courants comme l'ouvriérisme, certaines formes d'anarchisme, et surtout au réformisme. La formule de Bernstein, le grand théoricien du réformisme, résume assez bien le contenu de cette déformation : "Le mouvement est tout, le but n'est rien."
De son vivant, Marx dénonçait déjà ces déformations. Ainsi écrivait-il à propos des syndicats de son époque :
La deuxième forme de déviation, symétrique de la première, part de la même incompréhension. Ne comprenant toujours pas ce qu'il y a de révolutionnaire dans les luttes immédiates de la classe ouvrière pour la défense de ses conditions de vie, cette vision les considère comme des luttes totalement intégrées au système, relevant de la propre logique de celui-ci, le marchandage et par conséquent, n'ayant aucune possibilité d'engendrer par elles-mêmes,(encore moins de porter en elles), les germes de luttes révolutionnaires contre le système.
La forme la plus grossière de cette pensée est celle définie par Proudhon. Celui-ci considère tout simplement que les grèves de tous genres sont néfastes pour les travailleurs, car elles les enferment dans leur situation de salariés, d'esclaves du capital. Il préconise en opposition, la formation de coopératives dans lesquelles les travailleurs lutteront d'emblée sur un autre terrain, le terrain révolutionnaire, en s'attachant dès le début à la réalisation des nouveaux rapports de production. Dans Misère de la Philosophie, Marx montre le caractère parfaitement réactionnaire de cette vision qui n'aboutit qu'à préconiser la même chose que les plus crapuleux des économistes du capital :
Marx dénonce dans les mêmes pages le "dédain transcendantal" qu'affichent ces mêmes "socialistes", "quand il s'agit de rendre un compte exact des grèves, des coalitions et des autres formes dans lesquelles les prolétaires effectuent devant nos yeux leur organisation comme classe."
Cette déviation qui pourrait être résumée par la formule inverse à celle qui synthétise la première : "Le but est tout, le mouvement n'est rien", a connu un regain certain -quoique sous des formes généralement moins grossières que celles de Proudhon- avec le mouvement étudiant, en particulier en Mai 68. L'expérience de la grève générale de Mai 68 qui vit 10 millions de travailleurs rester enfermés dans leurs usines, sans jamais parvenir à briser véritablement le carcan syndical, qui vit les syndicats développer avec succès la méfiance la plus totale envers toute idée de donner aux luttes un contenu EXPLICITEMENT révolutionnaire, développa dans le milieu étudiant révolté ce "dédain transcendantal" dont Marx parlait.
Ce dédain précipita les contestataires "déçus par le prolétariat" dans deux types d'aberrations contre-révolutionnaires. L'une consista à préconiser la construction de communautés où l'on pourrait commencer à bâtir un nouveau genre de rapports humains et matériels. Les utopistes pré-marxistes furent remis à la mode, et on se plongea dans les théories d'enfance du prolétariat, convaincu qu'on dépassait enfin les vieilleries de Marx. L'autre branche des déçus découvrit les pires morceaux du Lénine de "Que Faire ?" et conclut que si tout ce mouvement avait été si décevant, c'était uniquement parce qu'il n'y avait pas eu un parti léniniste bien solide, "capable d'encadrer les masses". Ils se jetèrent donc dans la "construction du parti révolutionnaire", prêts à tout faire, syndicalisme, parlementarisme, frontisme, nationalisme, etc., pour gagner la confiance de ces masses de moutons "trade-unionistes" qui, laissées à elles-mêmes, ne pouvaient que suivre docilement les bureaucraties staliniennes et réformistes.
Ainsi, lorsqu'après 50 ans de contre-révolution triomphante, la classe ouvrière surgit à nouveau sur la scène de l'histoire, pour annoncer une nouvelle vague révolutionnaire mondiale, les idées qui concernent sa nature révolutionnaire et le processus de la formation de sa volonté révolutionnaire, connaissent le plus grand mal à se dégager du poids de l'image d'un prolétariat apathique pendant cinq décennies et dont certains, tel Marcuse, avaient fini par se demander s'il existait encore.
Faire la critique des visions réformistes sans tomber dans les aberrations utopistes ; critiquer les utopies contestataires sans tomber dans un néo-syndicalisme ; affirmer la nécessité des luttes immédiates de la classe et de leur développement sans tomber dans la vision social-démocrate ; défendre l'idée que les luttes revendicatives du prolétariat ne peuvent plus aboutir, l'époque actuelle à des conquêtes réelles sans pour cela les négliger ou sous-estimer leur importance primordiale, BREF MONTRER QUE LE BUT ET LE MOUVEMENT SONT, POUR LE PROLETARIAT, INDISSOLUBLEMENT LIES TOUT AU LONG DE SA LUTTE HISTORIQUE, telle est la tâche à laquelle se trouvent confrontés aujourd'hui les révolutionnaires.
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L'article : "Leçons de la lutte des ouvriers anglais", paru dans le n°8 de Révolution Internationale s'est attaqué, dans sa dernière partie, à cette tâche. Malheureusement, le but n'est pas atteint : dès le départ, le problème est mal posé, et, en conséquence, les réponses ne peuvent aboutir qu'à des aberrations, ou, au mieux, à des tautologies.
En effet, la question du processus révolutionnaire est abordée ainsi : COMMENT la classe passe-t-elle des luttes revendicatives aux luttes révolutionnaires, et suppose d'avance qu'il y a, entre ces deux types de lutte, une NEGATION des premières au profit des secondes.
Étant donné qu'il n'y a jamais eu de lutte révolutionnaire du prolétariat qui n'ait été en même temps lutte REVENDICATIVE, l'auteur de l'article se trouve d'emblée contraint d'abandonner toute référence à l'expérience historique du prolétariat : "Il n'y a pas d'acquis révolutionnaires dans la société capitaliste".
Du fait de ces postulats, toute référence à la pratique concrète de la classe devient impossible. Voyons comment est alors expliqué le processus révolutionnaire :
Le lecteur se trouve dès lors plongé dans un fatras philosophique, d'autant plus abstrait et confus qu'il se refuse toute référence concrète à la pratique. "Négation en mouvement", "mouvement de négation", "se poser comme négation", "mouvement d'affirmation autonome", "classe-pour-le-capital", "classe-pour-soi", "le travail salarié en train de devenir autre chose", tels sont les termes qui servent à décrire le PROCESSUS REVOLUTIONNAIRE ! Devant tout ce langage aussi obscur que prétentieux, comment ne pas rappeler ces mots de Rosa Luxemburg :
Mais puisque c'est ce langage qui nous est offert, nous tenterons, avec toute la patience nécessaire, d'en déceler le contenu.
Commençons donc par le point qui apparaît le plus fondamental et le plus clair dans les termes, les luttes revendicatives et les luttes révolutionnaires.
Revendiquer, c'est demander, exiger son dû. Une lutte est revendicative dans la mesure où son but est donc de demander, d'exiger de quelqu'un quelque chose. Elle implique par conséquent la reconnaissance du pouvoir de celui qui est en mesure de répondre à ses demandes, ses exigences.
Une lutte révolutionnaire par contre, s'attache à bouleverser, à détruire un état de choses, un pouvoir. Dans ce cas, loin de reconnaître un pouvoir à quiconque, on met en question ce pouvoir lui-même.
Il y a, par conséquent, quelque chose de profondément différent entre ces deux types de lutte, un changement qualitatif dans le contenu d'une lutte qui cesse d'être revendicative pour devenir révolutionnaire. Rien ne semble alors plus naturel, au niveau de la logique simpliste des syllogismes, que d'affirmer : les luttes révolutionnaires sont donc une négation des luttes revendicatives. On ne peut tout de même pas mettre en question en même temps le pouvoir de quelqu'un et en même temps, accepter de revendiquer quelque chose de lui, puisque cette dernière attitude implique, par définition, la reconnaissance de ce pouvoir.
Le seul problème, c'est que l'histoire du mouvement ouvrier refuse obstinément de se plier à une telle logique simpliste. L'histoire des luttes révolutionnaires du prolétariat est celle de ses luttes revendicatives. Bien des luttes revendicatives n'ont été révolutionnaires que potentiellement, mais il n'y a pas une lutte révolutionnaire qui n'ait été SIMULTANEMENT une lutte revendicative.
LES LUTTES REVENDICATIVES SONT TOUJOURS POTENTIELLEMENT DES LUTTES REVOLUTIONNAIRES.
Nous l’avons montré, pour le marxisme, il n'y a pas de lutte prolétarienne qui Soit purement économique, purement revendicative. Même dans la plus petite grève prolétarienne, il y a POTENTIELLEMENT une lutte politique, révolutionnaire. Qu'une grève se heurte à une résistance trop forte du patronat local, qu'elle soit contrainte d'affronter l'appareil de répression de l'État, sous une forme ou sous une autre, et elle se transforme en une contestation du pouvoir. Elle prend un caractère de lutte révolutionnaire. Si les éclats révolutionnaires du prolétariat ont si souvent surpris l'ensemble de la société, les révolutionnaires y compris, c'est justement parce que leur origine réside, la plupart du temps, dans des grèves, des luttes économiques qu'on avait crues parfaitement conformistes et intégrées à la légalité.
Cette potentialité révolutionnaire des luttes revendicatives de la classe existe déjà dans la phase ascendante du capitalisme. Alors même que le capital connaît sa grande phase de richesse et d'expansion, a- lors même qu'il peut se permettre d'accorder des réformes et des améliorations réelles à la classe ouvrière, sans que pour cela son économie soit ébranlée, les "débordements" révolutionnaires des luttes revendicatives marquent régulièrement les rues des villes industrielles du sang des ouvriers et des soldats du capital.
Lorsque le capital entre dans sa phase de décadence, scellant dans l'inflation et les cadences infernales la fin du réformisme, cette potentialité ne peut que se trouver renforcée. (D'où la création par le capital d'un appareil permanent d'encadrement de la classe ouvrière au service, de l'État : les syndicats ; et la multiplication d'une nouvelle forme de débordements révolutionnaires : les grèves sauvages).
Plus le capitalisme s'enfonce dans sa décadence, et plus la phrase de Lénine devient actuelle :"Derrière toute grève se dresse l'hydre de la révolution".
LES LUTTES REVOLUTIONNAIRES SONT DES LUTTES REVENDICATIVES.
Il suffit de constater que les principaux mouvements révolutionnaires prolétariens ont été provoqués par la misère et le désespoir engendrés par des défaites militaires pour comprendre à quel point les luttes révolutionnaires, loin d'être conditionnées par la NEGATION des luttes revendicatives, sont au contraire LA FORME LA PLUS AIGUE, "LA PLUS HAUTE EXPRESSION" des luttes revendicatives.
La comparaison du mouvement révolutionnaire de 1917 en Russie avec celui du prolétariat allemand en 1918-19, est éloquente à cet égard. Dans les deux cas, le prolétariat se lance dans des luttes révolutionnaires poussé par la misère économique et sociale que provoquent les défaites militaires. Dans les deux cas, le mouvement s'unifie et se renforce à travers la lutte pour une REVENDICATION : la paix. Certes, une telle revendication, du fait de son caractère général possède toutes les qualités pour porter immédiatement la lutte sur un terrain révolutionnaire. Mais en elle-même, elle est tout aussi REVENDICATIVE qu'une lutte pour des augmentations de salaires. Comme toute lutte revendicative, elle implique la reconnaissance du pouvoir de qui on exige une réponse. La bourgeoisie russe ne l'accorde pas : le prolétariat russe sera contraint, pour l'obtenir, de pousser son combat jusqu'à la destruction de l'État. Mais en Allemagne, le capital signe la paix sous la menace d'une effervescence révolutionnaire qui gagne tout le pays, et le mouvement révolutionnaire s'en ressent immédiatement.
En privant le mouvement de sa principale REVENDICATION, la bourgeoisie le prive de sa plus grande force UNIFICATRICE. Deux mois plus tard, elle peut le provoquer froidement dans un combat mortel, sûre de sa victoire. C'est le massacre de la Commune de Berlin en Janvier 1919. La classe ne parvient plus à retrouver son unité. Toute une partie du prolétariat n’a plus qu’un souci en rentrant du front : jouir de la paix. Les corps francs de Noske pourront massacrer les travailleurs combatifs, ville par ville, sans se heurter à une véritable résistance unitaire.
Ceux qui parlent pompeusement des luttes révolutionnaires du prolétariat, sans comprendre ce qu’il y a de fondamentalement et inévitablement revendicatif en elles ne savent pas de quoi ils parlent.
Prenons encore un exemple concret : les luttes des ouvriers polonais, en décembre 1970, dans les chantiers de la Baltique. La lutte est déclenchée par les mesures de hausse des prix décidées par le gouvernement de Gomulka. Elle part donc d’une base "on ne peut plus" revendicative, et concerne bel et bien la classe ouvrière comme travail salarié ; il s’agit de réagir contre une baisse de la valeur que paie le capital polonais pour la force de travail des ouvriers. Au cours de la lutte, les ouvriers sont amenés à affronter directement dans un combat sanglant les milices du gouvernement, ils mettent le feu au local du parti gouvernemental, ils s’organisent en conseils au sein de l’usine et tentent par tous les moyens de généraliser le mouvement. Simultanément, on s'apprête à négocier avec les insurgés, et Gierek viendra le faire personnellement. S’agit-il d’une lutte révolutionnaire (on affronte l’État en tentant de généraliser le mouvement) ou d’une lutte revendicative (on négocie avec le capital le prix de la marchandise, force de travail) ? Les ouvriers polonais ont-ils "nié" leur lutte revendicative pour s’attaquer à l’État, ou bien se sont-ils attaqués à l'État parce que leur lutte revendicative les y amenait naturellement ?
La réponse est la même que pour toutes les luttes révolutionnaires du prolétariat : c'est une lutte qui est SIMULTANEMENT revendicative et révolutionnaire. L’action revendicative, de résistance vis-à-vis de l’exploitation du capital est le soutien et le moteur de l’action révolutionnaire que la classe entreprend. Ce qui distingue Gdansk d’une grève locale, sans affrontement violent avec l’État, ce n’est pas qu’ elle ait cessé d’être revendicative, ni d’être l’œuvre des travailleurs salariés du capital, ni qu’elle ait commencé à transformer effectivement les rapports de production capitalistes en de nouveaux rapports. Le "travail salarié" n’est pas "en train de se dissoudre" dans la négociation avec Gierek. Ce qui fait la spécificité de la lutte de Gdansk, c’est qu’elle a été amenée à avoir recours à des moyens de lutte POLITIQUES beaucoup plus importants que ceux qu’utilise une grève isolée qui n’affronte l’État que sous la forme d’un ou deux flics chargés d’empêcher la formation de piquets de grève, ou encore sous la forme d’un syndicat qui boycotte la lutte.
Plus une lutte revendicative est contrainte d’utiliser des moyens politiques de lutte et plus elle prend un caractère de lutte révolutionnaire. Mais elle ne perd pas pour autant son caractère de lutte revendicative.
On peut encore poser la question suivante : au lendemain de la prise du pouvoir par le prolétariat, lorsque le pouvoir politique du capital est détruit, peut-on encore parler de luttes revendicatives ? Les luttes que le prolétariat doit mener au cours de la période de sa dictature ne sont-elles pas des luttes purement révolutionnaires ?
L’histoire de la révolution russe (seul exemple de prise de pouvoir par le prolétariat dont nous disposons) montre qu’après octobre 1917, il y a encore des grèves ouvrières, même au cours de l’année 1917» Elle montre aussi que l’action révolutionnaire du prolétariat russe après la prise du pouvoir est loin de perdre toutes ses motivations économiques et revendicatives. Nous montrerons dans la partie consacrée à la "dissolution du travail salarié" qu’il ne s’agit nullement, dans le cas russe, d’un phénomène exceptionnel lié à la particularité de l’exemple historique.
Tant que le prolétariat existe comme classe, sa lutte révolutionnaire garde inévitablement un caractère de lutte économique revendicative.
On peut discuter sur la rapidité et les mécanismes avec lesquels ce caractère sera appelé à disparaître au fur et à mesure que s’étendra sur la planète la dictature du prolétariat. Mais ignorer ou nier l’importance et la permanence du caractère revendicatif des luttes révolutionnaires prolétariennes qui aboutissent à la prise du pouvoir, comme le fait Hembé dans son article, c’est s'interdire d'avance toute compréhension du processus révolutionnaire.
Le corollaire de l’idée selon laquelle le développement des luttes révolutionnaires présuppose la négation des luttes revendicatives, est que la classe ouvrière doit, pour se hisser à sa tâche révolutionnaire, "commencer par se poser comme négation de son rapport avec le capital, donc non plus comme catégorie économique, mais comme CLASSE-POUR-SOI".
L'idée que la classe ouvrière doit "se poser comme négation de son rapport avec le capital" pour pouvoir entreprendre la lutte révolutionnaire, peut être interprétée de deux façons selon le niveau auquel on raisonne. Dans un cas, elle correspond à une tautologie, dans l'autre à une aberration.
En effet, si nous raisonnons au niveau de la volonté, du désir conscient des ouvriers en lutte, on aboutit à la lapalissade suivante : pour que les travailleurs pensent en révolutionnaires, c'est-à-dire pour qu'ils désirent consciemment la destruction du pouvoir du capital et donc du rapport d'exploitation qui les lie au capital, il faut qu'ils désirent consciemment la négation de leur rapport avec le capital.
Ce n'est évidemment pas faux, mais cela ne nous éclaircit guère quant au processus concret à travers lequel se forge cette volonté et cette conscience révolutionnaires !
Si nous raisonnons au niveau de la réalité concrète des luttes ouvrières, nous débouchons alors sur l'aberration suivante : pour que la classe ouvrière puisse lutter contre le capital, il faut d’abord qu’elle se nie comme classe ouvrière ; ou bien, en d’autres termes, pour que la classe existe face au capital, afin de le combattre de façon révolutionnaire, il faut qu’elle commence par disparaître.
Ceci peut apparaître comme une interprétation "forcée” du texte et quelque peu "tirée par les cheveux", mais c’est pourtant bel et bien ce qui en ressort le plus nettement. On nous explique en effet bien clairement que lorsque la classe s’affronte au capital, elle "ne se pose pas comme catégorie économique", elle ne se présente plus comme une "somme de travailleurs salariés". Or, qu'est-ce qu'une classe, si ce n'est une "catégorie économique" déterminée ; et qu'est-ce-que la classe ouvrière si ce n'est "une somme de travailleurs salariés" ? Est-ce-que le fait de désirer consciemment la fin du travail salarié fait apparaître d'emblée la classe ouvrière en tant que somme de travailleurs salariés ? L’abolition du salariat se résumerait-elle à une affaire d'"auto-suggestion" des travailleurs ?
Si dans sa lutte contre l'État capitaliste, la classe ouvrière ne se présente pas comme une somme de travailleurs salariés, exploités par le capital, comment peut-elle donc bien "se présenter" ? Hembé répond : "elle se pose comme CLASSE-POUR- SOI", "elle se présente comme un mouvement d’affirmation autonome, c'est-à-dire de négation de ce qu'elle était auparavant". Qu'est-ce donc que ce "mouvement d'affirmation autonome", autonome par rapport à quoi ? Par rapport au capital ? Mais le capital peut-il exister en dehors et indépendamment du salariat, de l'exploitation ? Si le capital existe, le salariat demeure, et la classe exploitée est une classe salariée. De même que le capital en tant que rapport social ne peut être défini en dehors de la classe ouvrière, de même la classe ouvrière ne peut s'affirmer si ce n'est en OPPOSITION, en LUTTE CONTRE le capital. Parler d'"affirmation autonome de la classe", c'est se contredire dans les termes. Une classe est une PARITE DE LA SOCIETE. Son affirmation ne peut donc se faire que par rapport À UNE AUTRE PARTIE DE LA SOCIETE. Et comme nous le verrons, dans le meilleur des cas, cette AUTRE PARTIE ne DISPARAIT PAS, mais se confond avec le RESTE DE LA SOCIETE.
Mais peut-être pourrions-nous déceler quelque chose de plus sérieux et de plus réel dans l'autre affirmation qui nous est proposée : la classe ouvrière "se pose comme classe-pour-soi" ?
Mais ici encore on joue avec les mots, car, pour les marxistes et contrairement à ce que l'on prétend dans l'article, le concept de "CLASSE-POUR-SOI" ne correspond en rien à une "négation" de la "classe-en-soi", de la classe en tant que "catégorie économique", de la "classe vis-à-vis du capital" .
Rappelons donc d'abord le sens que donne Marx aux termes de "classe vis-à-vis du capital" et de "classe-pour-soi". Telle qu'il la définit, la classe ouvrière est au départ "une foule de gens inconnus les uns aux autres", une masse de personnes "divisées d'intérêts par la concurrence". La seule chose que toute cette masse de travailleurs indifférents les uns aux autres a de commun, c'est le fait qu'ils sont tous sous la domination directe du capital à travers le salariat. Les individus qui constituent cette classe n'ont pas, en tant que tels, encore conscience d'appartenir à cette même classe, ayant des intérêts propres : la classe n'existe pas encore pour elle-même, mais elle existe cependant en-soi, vis-à-vis du capital. En effet, pour le capital qui crée des quartiers ouvriers, des services sociaux pour ouvriers ou des appareils de répression "ad hoc", cette classe existe déjà bel et bien :
La classe qui commence à exister "pour-soi", pour elle-même, n'est rien d'autre que cette même classe prenant conscience de son existence, des intérêts communs qui la caractérisent face au reste de la société et d'abord face au capital. Cette conscience n'est pas le fruit d'une inspiration divine, ni de la toute-puissance d'un parti politique éclairé, mais des LUTTES qu'elle est contrainte de mener contre le capital pour ses conditions matérielles de subsistance :
La classe qui existe "pour-soi", loin d'être une classe qui "se nie" en tant que classe existant "vis-à-vis du capital" ou en tant que "catégorie économique", est bien au contraire une classe économique en train de prendre conscience de son existence comme telle. Elle ne nie pas sa nature de classe économique face au capital, elle l'assume.
Le fait que la lutte révolutionnaire de cette classe, devenue consciente de ses intérêts historiques face au capital aboutisse inévitablement à la destruction du capital lui-même, à la dissolution de toutes les classes, et par là-même à sa propre dissolution, N'IMPLIQUE EN RIEN qu'elle doive se nier pour pouvoir s'affronter au capital, au contraire. Sa dissolution comme classe n'est pas le point de départ de sa lutte, mais son aboutissement, le résultat final.
Comme nous le verrons plus loin, concrètement, si le prolétariat est amené à disparaître comme classe, ce n'est pas parce qu'il se "nie" face aux autres classes, mais au contraire parce qu'IL S'AFFIRME de telle façon qu'il est contraint de GENERALISER SA CONDITION ECONOMIQUE A TOUTE LA SOCIETE.
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Qu'on ne vienne pas nous dire que notre référence à Marx pour définir la "classe-pour-soi" est inappropriée aux problèmes du mouvement ouvrier de notre époque (de par l'impossibilité du réformisme, l'impossibilité pour le prolétariat de se donner des organisations de lutte économique PERMANENTES)
Il est vrai que le mouvement ouvrier que Marx a sous les yeux a encore la possibilité de mener à bien des luttes réformistes, de former des organisations économiques permanentes au sein de la société capitaliste. Il est vrai qu'au cours de cette période historique, la classe ouvrière a la possibilité d’exister pour elle-même à travers ses syndicats, ses partis politiques, sans pour cela être contrainte d’affronter immédiatement l’État capitaliste dans un combat révolutionnaire : le capital est suffisamment riche, et les marchés suffisamment nombreux pour son expansion, pour que le système puisse permettre cet aménagement des conditions de vie de la classe ouvrière.
Il est tout aussi vrai que ces conditions disparaissent en période de déclin du capitalisme. Les ouvriers ne peuvent plus prendre conscience de leur existence comme classe qu’AU COURS DES LUTTES ELLES-MEMES. (Surgissement de la classe pour elle-même). Le prolétariat ne peut plus se donner d’organisations économiques ou de partis politiques de façon PERMANENTE au sein de la société : toute organisation ouvrière unitaire qui tente de le faire est contrainte soit de se transformer en soviet révolutionnaire -ce qui n'est possible qu’en période révolutionnaire-, soit de se laisser happer par l’État capitaliste et intégrer par lui.
Dans la période de décadence capitaliste, les syndicats sont devenus des organes de l’État au sein de la classe ouvrière. Leur tâche n’est pas -comme le prétendent tous les gouvernements du monde- d’organiser la classe en tant que catégorie économique, mais d’EMPECHER QUE DE TELLES ORGANISATIONS NE SURGISSENT. L’idée que les syndicats organisent la classe ouvrière à notre époque n’a un sens que du point de vue du capital. Ils organisent les travailleurs tout comme les kapos organisaient les prisonniers au sein des camps de concentration allemands. Du point de vue de l’individu ouvrier, ils peuvent, au mieux, constituer un intermédiaire au service du patron, tout comme la "psychologue” ou l’assistante sociale de l’usine. Du point de vue des travailleurs en tant que classe, ils ne sont que le premier détachement de l’armée du capital qu’ils doivent affronter à chaque occasion de lutte. C’est pourquoi depuis plus d’un-demi-siècle, la classe tend, dans toute lutte, aussi "économique et revendicative" qu’elle paraisse, à se donner une forme d’organisation sporadique, momentanée, viable uniquement pour la durée des combats : les comités de grève en dehors des syndicats.
Ce qui découle de tous ces changements, ce n'est ni l'invalidité de la définition de Marx de ce qu’est la "classe-pour-soi" et de comment elle se forge, ni non plus "l’impossibilité des luttes économiques."
Ce qui change, c’est que la classe ouvrière ne peut plus exister comme classe- POUR-SOI de façon permanente au sein du capitalisme : c’est qu’elle ne peut plus s’affirmer comme classe que de façon ponctuelle, au cours de ses luttes ouvertes. Le chemin que doit prendre la classe pour parvenir à la conscience d’elle-même demeure cependant le même qu’au XIXè siècle : c’est celui de SES LUTTES.
Le fait que ces luttes soient contraintes, dans la nouvelle situation du capital, de se transformer beaucoup plus vite en luttes révolutionnaires, parce que le capital ne peut plus accorder de véritables réformes économiques, ne leur ôte pas pour autant leur fondement de luttes économiques. Tant qu’existeront classe ouvrière et capital, les luttes économiques du prolétariat existeront aussi. Ce qui a changé à ce niveau, c’est que ces luttes économiques sont moins que jamais de pures luttes économiques, que leur nature révolutionnaire est obligée de surgir beaucoup plus rapidement qu’au siècle dernier et qu’elles sont par conséquent devenues beaucoup plus difficiles. C’est ce qui explique aussi bien leur tendance à prendre de plus en plus l’aspect d’explosions violentes et soudaines, que les longues périodes d’apathie et d’hésitation qui les suivent et les préparent.
Aujourd’hui, comme au temps de Marx, la classe révolutionnaire, la classe qui existe pour elle-même, n’est pas une classe distincte de la classe-en-soi, de la classe économique. Aujourd'hui comme hier, la classe historiquement révolutionnaire n’est autre que la classe salariée qui subit et affronte le capital sous nos yeux tous les jours.
Toujours dans le but d’expliquer comment la classe ouvrière sera amenée à affronter le capital, le camarade Hembé écrit :
Comment le travail salarié peut-il "se dissoudre" avant que le capital n'ait été détruit ? Comment le capital peut-il être détruit avant que le prolétariat n'ait pris le pouvoir politique, et donc le contrôle de tout l'appareil économique, au niveau mondial, ou du moins d'un certain nombre de pays développés ? En mettant de cette façon la charrue avant les bœufs, on aboutit soit à l'idée de la possibilité du socialisme en un seul pays (ou du moins du début du socialisme), soit à l'idée qu'il peut y avoir des transformations économiques COMMUNISTES effectives AU SEIN DE LA SOCIETE CAPITALISTE, avant même que l'État bourgeois n'ait été détruit. C'est-à-dire deux aberrations réactionnaires !
Les révolutions bourgeoises (Cromwell en Angleterre, 1789 en France) consistaient essentiellement en des bouleversements POLITIQUES. L'infrastructure économique de la nouvelle société préexistait à la prise du pouvoir politique par la bourgeoisie. La révolution prolétarienne, du fait qu'elle est l'œuvre d'une classe exploitée, connaît un processus inverse. La classe révolutionnaire prend le pouvoir politique, non pour consacrer la situation économique déjà existante, mais au contraire pour la détruire. La nouvelle infrastructure économique et sociale ne peut commencer à être bâtie qu' après la destruction du pouvoir politique de la bourgeoisie, une fois le pouvoir politique acquis par le prolétariat. C'est là une spécificité du prolétariat comme classe révolutionnaire.
Abolir le salariat, c'est abolir la vente et l'achat de la force de travail. Pour que ce soit possible, il faut que simultanément rien dans la société ne soit vendu ni acheté, car abolir le salariat, c'est ELIMINER LA MARCHANDISE EN GENERAL. Concrètement, cela veut dire que la production de toute la société doit être mise en commun et que chacun doit pouvoir y puiser selon ses besoins.
L'abolition du salariat, le COMMUNISME, a été rendu possible et nécessaire par le développement extraordinaire que les forces productives ont atteint sous le capitalisme. Mais, étant donné que la production capitaliste se fait à l'échelle mondiale, qu'on trouve aujourd'hui, dans chaque marchandise des biens venant des quatre coins du monde, l'abolition du salariat ne pourra devenir effective que lorsque l'échange marchand aura été éliminé sur toute la surface de la planète. Tant qu'il y aura des parties du monde auxquelles il faudra acheter et vendre les produits du travail, l'abolition du salariat ne pourra être réalisée nulle part intégralement.
Dans les premiers pays où le prolétariat sera parvenu à détruire l'appareil d'Etat capitaliste et à instaurer sa dictature en s'emparant du contrôle de tout l'appareil industriel de production, le premier but sera donc de créer un SECTEUR COLLECTIVISE le plus large possible. Ce secteur comprendra logiquement, en premier lieu, tous les centres industriels de production , domaine du prolétariat révolutionnaire. Au sein de ce secteur, la collectivisation se traduira par la généralisation de la gratuité de tous les biens. A la collectivisation objective de la production matérielle que le capitalisme a déjà réalisée dans les faits, on fera correspondre la collectivisation de la distribution -gratuité.
Le but principal de l'action du prolétariat sera d'élargir au maximum et le plus vite possible son secteur, aux dépens du secteur qui reste non collectivisé : certains paysans, et les pays qui sont encore sous la domination totale du capital. De sa capacité à réaliser cette tâche dépend le succès ou l'échec de son œuvre révolutionnaire. Et une fois le processus engagé, la moindre stagnation signifiera le retour à l'exploitation capitaliste en passant par un massacre contre-révolutionnaire.
Le processus de dissolution du travail salarié se confondra donc avec celui de l'élargissement de ce secteur : intégration de toute la population à la production collectivisée.
Le commencement du processus de "dissolution du travail salarié" sera donc marqué par la création de ce premier secteur collectivisé. Tant que celui-ci n'existe pas parler de dissolution du travail salarié, c'est se payer de mots ! Tant qu'il n'a pas été créé, le capital et le salariat dominent la société dans toute leur hideur.
Or la création du noyau de ce secteur même dans la meilleure des hypothèses, (la révolution commençant aux USA par exemple), ne peut être rendue possible que par la prise du pouvoir politique du prolétariat AU MOINS dans un grand pays industriel, sinon dans plusieurs. Autrement, il n'aura aucune réalité matérielle. Un secteur collectivisé contraint d'acheter et de vendre l'essentiel de ce qu'il consomme et de ce qu'il produit n'a aucune chance de collectiviser quoi que ce soit. Le marché noir et autres phénomènes du même genre se chargeraient immédiatement de le réduire à un vain mot inscrit sur les déclarations enflammées des premiers soviets. Et quant au salariat, il n'y serait pas plus dissout que la loi de l'échange.
Quand on a essayé de saisir concrètement au moins dans ses grandes lignes, ce que sera le processus de "dissolution du travail salarié", on ne peut pas ne pas prendre pour une jonglerie de mots des idées telles que : avant d'affronter l'État capitaliste, la classe ouvrière devra commencer à se "dissoudre comme travail salarié" !
La plupart des tendances à définir deux classes distinctes au sein du processus révolutionnaire, l'une qui vivrait sous le capitalisme ("la classe-en-soi", la "catégorie économique", "la classe pour le capital" ou tout simplement "la classe ouvrière") et une autre, "NEGATION" de la première, qui serait chargée de faire la révolution ("la classe-pour-soi", "la classe universel- i la classe révolutionnaire" ou le "prolétariat") partent d'une même incompréhension théorique.
Lorsqu'on a compris :
on se trouve alors confronté au problème suivant : si l'exploitation commence à être détruite dès le début de la dictature révolutionnaire, que devient a- lors la classe ouvrière ? Comment peut-elle se distinguer du reste de la société, puisqu'elle est en train de perdre sa spécificité principale, c'est-à-dire le fait d'être classe exploitée par le salariat, puisqu'elle tend à se dissoudre au sein d'une masse de producteurs égaux ? Au sein de la société capitaliste, la motivation fondamentale de l'action du prolétariat était sa lutte contre l'exploitation ; mais que reste-t-il de cette motivation lorsque le prolétariat commence à cesser d'être exploité ? Dans quelle mesure le terme de "dictature du prolétariat" continue-t-il de se justifier ?
La tentation est grande de résoudre le problème en affirmant tout simplement qu'il y a en fait, soit deux classes distinctes, l'une exploitée, l'autre révolutionnaire ; soit une classe au sein du capitalisme, et, au cours du processus révolutionnaire une "classe universelle", c'est- à-dire pas de classe en quelque sorte ; soit encore qu'il y a bien une seule classe mais qui est tellement différente dans un cas et dans l'autre qu'elle n'est pour ainsi dire plus la même.
La tentation est d'autant plus grande que l'on parvient à s'auto-convaincre que, ce faisant, on "innove", de façon décisive, sur le "vieux mouvement ouvrier" et que tous ceux qui ne raisonnent pas ainsi sont inévitablement condamnés à évoluer vers des conceptions social-démocrates.
En plaçant au centre de l'analyse du processus révolutionnaire le problème de la "NEGATION de la classe-pour-le-capital par la classe-pour-soi", l'article de Hembé s’inscrit dans une vision analogue.
Mais en quoi dire que la classe qui agit de façon révolutionnaire est très différente de celle qui vit sous la domination du capital, nous permet de résoudre les problèmes que pose le processus révolutionnaire après la prise du pouvoir ?
Personne ne doute que, du point de vue de sa volonté consciente ainsi que du point de vue de sa composition organique, le prolétariat subit des transformations importantes au cours de son combat révolutionnaire. Il est EVIDENT que le prolétariat en train de chercher à élargir par tous les moyens sa dictature sur le reste de la société, qui tente d’étendre le secteur collectivisé qu’ il a créé, possède une volonté consciente qui n’est pas identique à celle du prolétariat lorsqu’il se bat dans une grève parcellaire en période de pleine expansion du capitalisme. Il est aussi vrai qu’un prolétariat qui parvient à élargir chaque jour le secteur qu'il a collectivisé est un prolétariat qui transforme chaque jour de nouveaux travailleurs en "prolétaires” et donc, s’agrandit régulièrement. Il n’est pas moins vrai enfin que le prolétariat en train de travailler dans un secteur collectivisé agit différemment du prolétariat au sein de la société capitaliste.
Tout cela est juste, et peut être résumé par une constatation : la vie du prolétariat n’est pas la même lorsqu’il subit passivement la dictature du capital et lorsqu’il exerce sa dictature pour s’affranchir définitivement.
On aurait pu s’en douter...
Mais, une fois cette constatation faite, le problème reste le même, la question en suspens : Q(J ' EST-CE-QUI POUSSE LE PROLETARIAT, AU COURS DE CETTE PERIODE, A CONTINUER SON COMBAT REVOLUTIONNAIRE ? ET POURQUOI LE PROLETARIAT SEUL CONTINUE D’ETRE LA CLASSE REVOLUTIONNAIRE ?
En fait, pour véritablement tenter de répondre à ces problèmes, il fallait commencer par répondre à deux autres questions :
POURQUOI LE PROLETARIAT EST REVOLUTIONNAIRE ?
Le prolétariat trouve les déterminations de sa nature révolutionnaire dès sa naissance,
Il nous faudra donc distinguer d’ une part le système de production capitaliste en tant que façon matérielle de produire, d'associer le travail vivant au travail mort ; d'autre part, le système capitaliste en tant qu'ensemble de rapports sociaux liant entre eux les différentes classes économiques de la société.
Considérons la classe ouvrière dans le capitalisme DU POINT DE VUE DE LA FAÇON MATERIELLE DE PRODUIRE. Sa spécificité par rapport aux autres classes de la société réside dans le fait qu'elle constitue la force vivante du travail associé. Contrairement au petit paysan, à l'artisan, au petit commerçant, aux membres des professions libérales, etc., l'ouvrier industriel travaille, produit de FAÇON COLLECTIVE. Il ne réalise qu'une part de plus en plus infime du produit global au sein d’une division du travail toujours croissante. Son rapport avec les moyens de production est un rapport avec des moyens de plus en plus gigantesques. Il est un rapport objectivement collectif.
C’est face aux crises économiques de la société que les classes révèlent leur véritable nature historique. Or, de par sa situation de producteur collectif, le prolétariat ne peut pas envisager, face à une crise économique, de solution individuelle fondée sur la propriété privée. Le paysan ou l’artisan, travailleurs "indépendants”, qu'ils soient ou non propriétaires de leurs moyens de production, ne peuvent devant une crise qu'éprouver la plus parfaite méfiance vis-à-vis de toute collectivisation des moyens de production. Ils tendent inévitablement à réagir en préconisant le partage des terres ou la protection de la propriété privée.
Pour l'ouvrier industriel, même illettré, le partage de l'usine en parcelles individuelles est, par contre, un pur non-sens. Situé au cœur même de la production de l'essentiel des richesses de la société, travaillant de façon ASSOCIEE, n'ayant de rapports avec les moyens de production que de façon COLLECTIVE, le prolétariat industriel est la seule classe de la société à pouvoir comprendre, désirer, et réaliser la collectivisation effective et mondiale de la production.
C’est là la première détermination fondamentale qui en fait la seule classe révolutionnaire de notre époque.
Si on considère maintenant le prolétariat au sein du capitalisme envisagé comme ENSEMBLE DE RAPPORTS SOCIAUX, il constitue la seule classe réellement antagonique au capital et à la bourgeoisie. La plus-value, source unique de l’accumulation du capital, travail volé à la classe ouvrière par le capitaliste, est au cœur même des rapports qui lient les deux classes fondamentales de la société. Marx disait que ses deux seules découvertes originales étaient la théorie de la plus-value et le fait que le prolétariat était la classe révolutionnaire de la société capitaliste. Ces deux idées constituent en fait les deux clefs de voûte de la compréhension de la vie sociale sous le capitalisme : l’essence de la vie sociale capitaliste se résume dans la lutte pour la plus-value entre ceux qui la créent et ceux qui la consomment et l’utilisent. Le moteur de l’action du prolétariat est ce combat contre l’extraction de la plus-value, contre le salariat. Tant que le capital domine la société, il y a salariat. Tant que le capital existe, toute l’action du prolétariat est déterminée par l’antagonisme fondamental qui le lie à celui-ci.
Antagoniste direct du capital, poussé en permanence-à l’action contre le capital du fait de son exploitation, la position sociale du prolétariat constitue donc l’autre détermination fondamentale de sa nature révolutionnaire.
Toutes les classes exploitées de l’histoire ont lutté contre leur exploitation. Au sein même du capitalisme, il existe d’autres classes exploitées, qui, à un moment ou à un autre, d’une façon ou d’une autre, sont amenées à s’affronter au capital. Mais du fait que le système capitaliste ne peut être dépassé que par un système fondé sur une collectivisation supérieure du processus de production, la classe ouvrière, travailleur collectif, est la seule qui soit historiquement révolutionnaire.
Classe exploitée et force vivante du travail collectif, ces deux déterminations existent en permanence au sein du prolétariat. De la naissance jusqu’à la dissolution définitive de la classe, ces deux déterminations rendent compte du contenu révolutionnaire des luttes prolétariennes. Le combat contre l’exploitation est le moteur de toutes ses actions ; le caractère de travailleur collectif en détermine les formes. Tenter de comprendre n’importe quelle lutte prolétarienne sans recourir à ces deux déterminations, c’est se condamner à inventer des forces sans formes, ou des formes dans force.
Ainsi, de même qu’on ne peut comprendre la forme la plus simple de lutte contre l’exploitation, la grève, sans se référer au caractère de travailleur collectif de la classe, de même, on ne peut saisir la forme qui pousse le prolétariat à collectiviser la production de toute la planète sans comprendre qu’elle est une lutte contre l’exploitation.
Car, tant que le prolétariat existera, c’est-à-dire tant que les classes subsisteront, le prolétariat sera une classe exploitée.
COMMENT LA CLASSE OUVRIERE EST-ELLE CLASSE EXPLOITEE AU COURS DE SA DICTATURE REVOLUTIONNAIRE ?
On est souvent étonné en apprenant qu’il y a eu des grèves ouvrières dans la Russie soviétique des premières années (dès 1917). C’était pourtant une période d’euphorie révolutionnaire, une période au cours de laquelle les soviets ouvriers étaient encore pleins de vie révolutionnaire, les travailleurs collectivisaient tout ce qu' ils pouvaient, le pouvoir ouvrier se dressait sur les ruines encore fumantes de l’ancienne société.
Certains expliqueront ces grèves par l'opposition entre le mouvement révolutionnaire des travailleurs et la nature "anti-ouvrière" du parti bolchevik. D'autres parleront plutôt de l'influence néfaste de partis bourgeois comme les mencheviks qui poussaient les travailleurs à faire des grèves pour affaiblir la situation du parti bolchevik prolétarien.
La réalité est qu'il ne suffisait pas que le prolétariat russe ait pris le pouvoir politique en Octobre 1917 pour qu’il cessât d'être exploité par le capital mondial.
Le prolétariat peut s'emparer du pouvoir dans un pays, il peut collectiviser tout l'appareil productif et éliminer tout échange au sein du secteur collectivisé en rendant gratuits tous les biens et services, sa survie économique n'en sera pas moins dépendante du reste des pays, ainsi que des secteurs non collectivisés dans son propre pays, (voir les paysans en Russie, contre le prolétariat). Au sein de ce pays, le prolétariat pourra s'aménager de meilleures conditions de travail (réduction du temps de travail, transformation de la vie dans les usines, etc.), mais il ne pourra le faire qu'à l'intérieur des limites que lui imposent inévitablement les nécessités de l'échange avec le reste du monde. Que les pays capitalistes décident de bloquer toutes les exportations vers le pays en insurrection, ou tout simplement, d'augmenter leur prix de vente, et les travailleurs qui, pourtant, détiennent le monopole de tout l'armement au sein de leur territoire, qui, pourtant, sont en plein exercice de leur dictature révolutionnaire, se verront contraints pour survivre de s'imposer les pires rationnements ou d'augmenter leur temps de travail. Seule l'extension géographique de la révolution permet d'atténuer cette dépendance.
L'exploitation capitaliste est mondiale, et tant que le capital n'est pas détruit à l'échelle de la planète, tant que l'échange marchand subsiste quelque part dans le monde, le prolétariat ne pourra cesser d'être une classe exploitée dans aucune zone.
La fin de l'exploitation capitaliste n'adviendra qu'avec l'intégration de tous les travailleurs du monde dans le prolétariat révolutionnaire, c'est-à-dire avec la dissolution du prolétariat dans l'humanité.
La force qui pousse le prolétariat à continuer son combat révolutionnaire au lendemain de la prise du pouvoir n'est donc pas différente de celle qui l'a amené à la prise du pouvoir : la lutte contre son exploitation.
ooOoo
Au lieu de patauger prétentieusement dans le monde simpliste des abstractions, les philosophes de la "négation" feraient bien de s'élever au niveau concret des processus REELS. Ils comprendraient alors facilement la vacuité de leurs raisonnements.
Lorsqu'on a comme idée que "les luttes révolutionnaires" sont la "négation" des luttes revendicatives, lorsqu'on ne peut envisager la "classe révolutionnaire" que comme une "négation" de la "classe salariée", que peut-on dire aux travailleurs qui s'engagent actuellement dans des luttes salariales ? Hembé répond :
Parlant de l’intervention des communistes dans les luttes, Marx écrit dans le Manifeste : les communistes "ont sur le reste de la masse prolétarienne l’avantage de comprendre les conditions, la marche et les résultats généraux du mouvement ouvrier".
Convaincu que tout le problème de la marche du mouvement ouvrier se résume à la compréhension de la nécessité de la "négation" des luttes revendicatives, Hembé ne peut rien comprendre à ce qu’on peut bien faire dans l’une de ces luttes. Ainsi, nous propose-t-il d’y participer, d’y déployer "autant" d’énergie et d’imagination que les plus combatifs des travailleurs, tout en criant : "Tout ça ne sert à rien !" ou, tout au plus : "J’espère que ceci vous servira de leçon et que vous comprendrez enfin qu’on ne peut pas se défendre comme simple travail salarié !". "Il n’y a pas d’issue dans le système !’’.
C’est vrai que les luttes revendicatives ne peuvent pas aboutir à de véritables conquêtes matérielles au sein du capitalisme décadent. C’est vrai, de même, que c’est une des principales idées que les révolutionnaires doivent dire au sein des luttes. Mais, participer de toute son "énergie" dans une lutte pour répéter en permanence (avec de l’"imagination" suppose-t-on) qu’elle ne sert à rien, qu’à nous convaincre de son inutilité, c’est se condamner à passer pour un imbécile, et à juste titre ! Si nous n’avons rien d’autre à dire, autant rester chez soi !
Hembé veut critiquer l’attitude des trotskystes et leur tactique du "programme de transition" -mettre en avant, dans les luttes, des revendications : elles sont irréalisables dans le capitalisme, les révolutionnaires le savent, mais les ouvriers sont supposés l’ignorer totalement ; une fois que la classe les fait siennes, on est sûr d’arriver à un affrontement révolutionnaire puisqu’elles ne peuvent être réalisées pour la plupart, qu’après la prise du pouvoir par les travailleurs ; c’est le mécanisme simple de la carotte qu’on tient en face de l’âne pour le faire avancer.
Mais la critique concrète aboutit à une attitude aussi absurde que celle des trotskystes.
Hembé nous dit à plusieurs reprises dans l’article que "les luttes immédiates sont nécessaires". Pourquoi ? Parce qu’il faut que la classe "fasse et refasse l’expérience pratique de l’impossibilité du réformisme". Et de nous rappeler à sa façon la fameuse idée de Marx : "Les hommes ne bouleversent leurs rapports sociaux que lorsqu’ils ont épuisé toutes les possibilités de les rafistoler". (page 3, R.I. n°8)
Si telle était la seule utilité des luttes immédiates, les Révolutionnaires n’auraient pas plus à y participer qu’aux guerres impérialistes.
Mais ces combats parcellaires ont une autre fonction pour le prolétariat. C’est à travers eux que les ouvriers prennent conscience de leur appartenance à une classe, c’est à travers eux que se forge l’unité de la classe.
Une classe qui ne résiste pas à l’exploitation de façon permanente ne sera jamais capable de se lancer dans un combat révolutionnaire.
Le désir conscient ne se développe qu’avec la possibilité de sa réalisation. Si l’humanité ne se pose que les problèmes qu’elle peut résoudre, les travailleurs ne commencent à se poser le problème du projet révolutionnaire qu’au fur et à mesure que les forces nécessaires à sa réalisation commencent à apparaître clairement devant ses yeux. Or, la classe ouvrière ne possède que deux armes pour sa tâche révolutionnaire : sa conscience et son unité. Deux armes qu’elle ne découvre qu’ au cours de ses luttes.
Les idées révolutionnaires ont une résonnance complètement différente lorsqu’ elles sont énoncées dans un isoloir électoral ou lorsqu’elles sont discutées par un groupe de grévistes. Entre ces deux situations, il y a le gouffre qui sépare l’individu ouvrier, isolé, impuissant, du travailleur qui découvre dans une grève la force qui bout dans les entrailles de sa classe.
Les communistes qui se donnent les moyens de "comprendre les conditions, la marche et les résultats généraux du mouvement ouvrier", savent que ces luttes peuvent à tout moment se transformer en véritables combats révolutionnaires.
Ils ne disent pas abandonnez vos luttes car elles ne servent à rien. Mais ils proclament au contraire : renforcez vos luttes, étendez-les, prenez les moyens les plus radicaux et les plus politiques, car là ou vous ne voyez que des luttes économiques se forgent en fait les armes de votre seule victoire matérielle désormais possible : LA REVOLUTION SOCIALISTE,
R. Victor
Nous publions un certain nombre de documents émanant du 23e congrès du CCI : les rapports qui ont été discutés et ratifiés (ou des extraits de ceux-ci) et les résolutions qui ont été adoptées. Ces documents incluent à présent l'article sur l'ensemble des travaux du congrès et le rapport sur le cours historique précédé d'une courte introduction. Nous ajoutons à cet ensemble un rapport visant à mettre à jour notre analyse de la décomposition qui a été ratifié par le 22e congrès du CCI et qui fournit un cadre pour certains des rapports du 23e congrès.
Au printemps dernier, le CCI a tenu son 23ème Congrès International. Le présent article se propose de rendre compte de ses travaux.
Le point 4 du Rapport sur la Structure et le Fonctionnement de l’organisation révolutionnaire définit le Congrès International comme "le moment privilégié où s’exprime avec toute son ampleur l’unité de l’organisation. C’est au Congrès International qu’est défini, enrichi, rectifié le programme du CCI, que sont établies, modifiées ou précisées ses modalités d’organisation et de fonctionnement, que sont adoptées ses analyses et orientations d’ensemble, qu’il est fait un bilan de ses activités passées et élaboré ses perspectives de travail pour le futur."[1]
Le congrès a été axé sur notre filiation avec l’Internationale Communiste, dont le centenaire a été célébré l'année dernière. Un souci fondamental de l’organisation révolutionnaire est la continuité historique et la transmission. C'est avec une telle démarche que la résolution d’activité adoptée par le Congrès rappelle que "L'Internationale Communiste a été fondée en mars 1919, avec l'objectif d'être le "parti de l'insurrection révolutionnaire du prolétariat mondial". Aujourd'hui, dans des circonstances différentes mais dans des conditions encore déterminées par l'époque historique de la décadence du capitalisme, l'objectif posé par l'Internationale Communiste, la création du parti politique mondial de la classe ouvrière, reste le but ultime du travail comme Fraction du CCI." La résolution insiste sur le fait que "l'Internationale Communiste n'est pas née de nulle part ; sa fondation dépendait des décennies précédentes de travail de Fraction de la Gauche marxiste dans la 2ème Internationale, en particulier du Parti bolchevique."[2]. Ce qui signifie pour les révolutionnaires actuels que "de même que le Comintern n'aurait pas pu être créé sans le travail préparatoire de la Gauche marxiste, de même le futur parti international ne se fera pas sans une activité internationale centralisée et comme Fraction des héritiers organisationnels de la Gauche communiste".
Rappelant que "L'Internationale communiste a été fondée dans les circonstances les plus difficilement imaginables : elle a suivi quatre années de carnage de masse et de paupérisation du prolétariat mondial ; le bastion révolutionnaire en Russie a été soumis à un blocus total et à une intervention militaire des puissances impérialistes ; la révolte spartakiste en Allemagne a été noyée dans le sang et deux des figures clés de la nouvelle internationale, Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht, ont été tués", la résolution souligne que, malgré les différences avec la période de la réponse révolutionnaire à la première guerre mondiale et avec celle de la contre-révolution qui l'a suivie, le CCI aussi "est confronté à des conditions de plus en plus difficiles alors que le capitalisme décadent s'enfonce toujours davantage dans une nouvelle spirale barbare de crise économique et de conflits impérialistes dans sa phase de décomposition. Pour accomplir ses tâches historiques, le CCI doit puiser sa force et son esprit combatif dans les crises auxquelles il sera confronté, comme l'a fait la Gauche marxiste en 1919".
Pour s'inscrire dans la continuité de l’œuvre et des efforts de l’Internationale Communiste, le congrès a conçu ses tâches avec le but de développer et concrétiser notre travail comme similaire à celui d'une Fraction. La notion de Fraction a toujours été cruciale dans l’histoire du mouvement ouvrier. Comme la classe ouvrière dans son ensemble, ses organisations politiques sont soumises à la pression des idéologies étrangères -bourgeoise et petite bourgeoise. Cela provoque, notamment, la maladie de l’opportunisme[3]. Pour combattre cette maladie, le prolétariat sécrète au sein de ses organisations des fractions de Gauche. "Entre les trois principales organisations politiques internationales du prolétariat, c'est la Gauche qui a toujours assumé cette continuité. Ce fut elle qui assura la continuité entre la Première Internationale et la Deuxième à travers le courant marxiste, en opposition aux courants proudhonien, bakouniniste, blanquiste etc. Entre la Deuxième Internationale et la Troisième, c'est encore la Gauche qui mena le combat, tout d'abord contre les tendances réformistes, ensuite contre les 'social-patriotes' et qui assura la continuité pendant la 1ère guerre mondiale en formant l'Internationale Communiste. Dans la 3e Internationale, c'est encore la Gauche, la 'Gauche communiste', et en particulier les gauches italienne et allemande, qui ont repris et développé les acquis révolutionnaires foulés au pied par la contre-révolution social-démocrate et stalinienne."[4] Le prolétariat a besoin, pour le triomphe de son combat, de la continuité historique de sa conscience de classe. Autrement, il serait condamné à devenir le jouet des visées de son ennemi bourgeois. Les fractions de Gauche ont toujours été les plus engagées et les plus déterminées dans la défense de cette continuité de la conscience de la classe, de son développement et de son enrichissement.
Des groupes comme la Tendance Communiste Internationaliste (TCI) font l’objection suivante : Fraction de quoi ? Depuis longtemps il n’existe plus des partis communistes attachés au prolétariat[5]. C’est vrai que, dans les années 30, les partis communistes ont été définitivement gagnés par la bourgeoisie. Nous ne sommes pas des fractions, mais cela ne signifie pas que ne faille pas réaliser un travail similaire à celui d'une Fraction[6]. Un travail qui unifie dans un tout cohérent :
Le Congrès a approfondi la compréhension de notre tâche comme Fraction au niveau de la presse, l’intervention, l’élaboration théorique, la défense de la méthode marxiste et la défense de l’organisation. Il s’agit de tout un travail pour construire le pont vers le futur parti qui aura besoin de bases très fermes au niveau théorique, organisationnel, programmatique et de la méthode d’analyse. Et cela ne surgit pas du jour au lendemain, cela nécessite un travail patient, conçu à long terme. C’est de cela dont le prolétariat a besoin pour s'orienter dans les terribles convulsions du capitalisme et pour pouvoir développer une offensive révolutionnaire avec le but du renversement de ce système.
Dans le cadre du travail comme Fraction il a été présenté au Congrès un Rapport sur la Transmission qui, par manque de temps, n’a pu pas être discuté. Cependant, étant donné l’importance de la question, sa discussion va être prise en charge dans la prochaine période. La transmission est vitale pour le prolétariat. Plus que toutes les autres classes révolutionnaires de l’histoire, il a besoin des leçons des combats des générations précédentes pour se hisser sur leurs acquis et ainsi pouvoir avancer dans son combat et parvenir à son but révolutionnaire. La transmission est particulièrement nécessaire pour la continuité des organisations révolutionnaires puisqu’il existe toute une série de démarches, pratiques, traditions, expériences, propres au prolétariat, qui constituent le sol fertile où s'élabore le fonctionnement de l’organisation politique prolétarienne et se développe sa vitalité. Comme il est dit dans la résolution d’activité adoptée par le congrès : "le CCI doit pouvoir transmettre aux nouveaux camarades la nécessité d'étudier en profondeur l'histoire du mouvement révolutionnaire et de développer une connaissance croissante des différents éléments de l'expérience de la Gauche communiste dans la période de contre-révolution". Le Rapport sur la Transmission consacre un chapitre central à la compréhension des conditions du militantisme et aux acquis historiques qui doivent le guider. Former des militants conscients, déterminés, capables de résister aux épreuves les plus dures, constitue une tâche très difficile et pourtant indispensable pour la formation du futur parti mondial de la révolution prolétarienne.
Au cours des années 1980, le CCI a commencé à apréhender l’impasse historique dans laquelle tendait à plonger la société mondiale. D’un côté, le capitalisme, étant donné la résistance du prolétariat des pays centraux à se laisser embrigader par la mobilisation militaire, n’avait pas les mains libres pour parvenir à l’issue organique de sa crise historique qu’est la guerre impérialiste généralisée. De l’autre côté, le prolétariat, malgré la progression de ses luttes entre 1983 et 1987 n’était pas capable d’ouvrir sa propre perspective vers la révolution prolétarienne. En l'absence de toute perspective, que seules les deux classes fondamentales de la société peuvent apporter, celle-ci est soumise à une dynamique de pourrissement sur pieds des rapports sociaux, de chaos croissant, de prolifération de tendances centrifuges, de chacun pour soi. Une manifestation spectaculaire de cette dynamique a été l’effondrement du bloc autour de l’ancienne URSS.
Le CCI devait faire face à un tel défi pour la théorie marxiste. D’un côté, dès septembre 1989, ont été produites les Thèses sur la crise économique et politique des pays de l’Est qui, deux mois avant la chute du Mur de Berlin, annonçaient la déconfiture brutale du bloc russe et de l’URSS elle-même[7]. De l’autre côté, nous nous sommes efforcés de comprendre en profondeur la nouvelle situation en élaborant en 1990 les Thèses sur la Décomposition [47][8] dont l’idée fondamentale est que "la décomposition généralisée dans laquelle s'enfonce à l'heure actuelle ce système (…) ne pourra aller qu'en s'aggravant. (…) au-delà de l'aspect strictement quantitatif, le phénomène de décomposition sociale atteint aujourd'hui une telle profondeur et une telle extension qu'il acquiert une qualité nouvelle et singulière manifestant l'entrée du capitalisme décadent dans une phase spécifique - la phase ultime - de son histoire, celle où la décomposition devient un facteur, sinon le facteur, décisif de l'évolution de la société".
Le 23e Congrès s’est penché de façon très attentive sur la réalité d’une aggravation considérable du processus de décomposition sociale affectant notamment les pays centraux, dont des illustrations spectaculaires ont été -parmi beaucoup d’autres- le Brexit anglais, le triomphe de Trump ou le gouvernement Salvini en Italie.
Tous ces points ont été largement étayés dans les résolutions et rapports du congrès que nous avons publiés[9] et nous invitons nos lecteurs à une lecture attentive et critique de ces documents. Avec ces derniers, nous essayons de donner des réponses aux tendances régissant la situation présente.
La Décomposition, telle que nous la voyons à échelle mondiale et dominant de plus en plus toutes les sphères de la vie sociale, constitue un phénomène inédit dans l’histoire humaine. Le Manifeste Communiste considère une telle possibilité : "Homme libre et esclave, patricien et plébéien, baron et serf, maître de jurande et compagnon, en un mot oppresseur et opprimé, en opposition constante, ont mené une guerre ininterrompue, tantôt ouverte, tantôt dissimulée, une guerre qui finissait toujours soit par une transformation révolutionnaire de la société tout entière, soit par la destruction des deux classes en lutte."[10] Cependant, les phénomènes historiques d’effondrement de toute une civilisation par la "destruction des deux classes en lutte" ont été très localisés et aisément surmontés par l’imposition postérieure de nouveaux conquérants. Dans la mesure où la décadence des modes de production précédant le capitalisme (esclavagisme, féodalisme) voyait l’émergence économique très puissante de la nouvelle classe dominante et que celle-ci était une classe exploiteuse, les nouveaux rapports de production en développement pouvaient limiter les phénomènes de décomposition de l’ancien ordre et même en profiter pour leur propre intérêt. En revanche, cela est impossible dans le capitalisme puisque "la société communiste, seule capable de succéder au capitalisme, ne peut en aucune façon se développer au sein de celui-ci ; il n'existe donc nulle possibilité d'une quelconque régénérescence de la société en l'absence du renversement violent du pouvoir de la classe bourgeoise et de l'extirpation des rapports de production capitalistes" (thèses).
Or, le prolétariat doit faire face aux conditions et implications qu’impose cette nouvelle époque historique, tirant toutes les leçons qui en découlent pour son combat, notamment celle de défendre, encore plus énergiquement que par le passé, son autonomie politique de classe puisque la décomposition met en grave danger celle-ci. La décomposition favorise les luttes "parcellaires" (féminisme, écologie, antiracisme, pacifisme, etc.), luttes qui ne vont pas à la racine des problèmes mais qui se fourvoient sur les effets et, pire encore, se focalisent sur des aspects particuliers du capitalisme en préservant le système comme un tout. Ces mobilisations diluent le prolétariat en une masse interclassiste, le dispersent et le fragmentent en tout un éventail de fausses "communautés" de genre, race, religion, affinité, etc. La seule solution est la lutte du prolétariat contre l’exploitation capitaliste puisque "la lutte contre les fondements économiques du système contient la lutte contre les aspects superstructurels de la société capitaliste, mais la réciproque est fausse" (Plateforme du CCI point 12)
L’organisation révolutionnaire a un engagement militant face à la classe. Cela se concrétise dans l’adoption de Résolutions où la situation actuelle est analysée en la plaçant dans un cadre historique pour permettre de dégager des perspectives en vue d’orienter la lutte du prolétariat. Dans ce sens, le Congrès a adopté une Résolution spécifique sur la lutte de classe et une autre, plus générale, sur la situation mondiale.
La décomposition a affecté durement la lutte du prolétariat. Combinée avec les effets foudroyants de la chute du "socialisme" en 1989 et l’énorme campagne anticommuniste que la bourgeoisie a lancée, la classe ouvrière a subi un recul profond de sa conscience et de sa combativité dont les effets persistent -et se sont même aggravés- 30 années après[11].
Le congrès a approfondi le cadre historique de compréhension de la lutte de classe en réalisant un examen fouillé de l’évolution du rapport de forces entre les classes depuis 1968[12]. La Résolution souligne :
Lors du congrès, des divergences sont apparues sur l’appréciation de la situation de la lutte de classe et sa dynamique. Le prolétariat a-t-il subi des défaites idéologiques qui affaiblissent sérieusement ses capacités ? Y a-t-il une maturation souterraine de la conscience ou, au contraire, assistons-nous à un approfondissement du reflux de l'identité de classe et de la conscience ?
Ces questions font partie d'un débat en cours, avec des amendements présentés à la résolution du Congrès.[15].
Conformément à sa responsabilité, le congrès a examiné d’autres aspects déterminant l’évolution de la société mondiale, notamment :
Le marxisme est une théorie vivante. Cela signifie qu’il doit être capable de reconnaitre que certains instruments d’analyse de la situation historique ne sont désormais plus valables. C’est le cas de la notion de cours historique, notion pleinement applicable à la période 1914-1989 mais qui a perdu sa validité pour comprendre la dynamique et l'orientation du rapport de forces entre les classes dans la période historique actuelle. Cela a amené le Congrès à adopter un rapport sur cette question[16].
L’organisation révolutionnaire constitue un corps étranger à la société bourgeoise. Le prolétariat est à la fois une classe "de la société civile qui n’est pas une classe de la société civile, c’est un ordre qui est la dissolution de tous les ordres" (Marx). Les ouvriers ne peuvent jamais réellement trouver leur place dans la société puisqu’économiquement, en tant qu'exploités privés de tout moyen de production, ils sont toujours dans une situation précaire, à la merci du chômage et parce que, politiquement, ce sont des ‘parias’ qui ne peuvent trouver leur salut et leur émancipation qu’à l’extérieur du capitalisme, dans une société communiste qui ne peut pas émerger avant que l’État bourgeois ne soit renversé partout dans le monde. La bourgeoisie, ses politiciens, ses idéologues, peuvent accepter avec dédain « les ouvriers citoyens », c’est-à-dire, conçus comme une somme d’individus aliénés, mais ils abhorrent et rejettent furieusement le prolétariat comme classe.
A l’instar de leur classe, les organisations révolutionnaires, tout en faisant partie du monde capitaliste, sont au même temps un corps étranger à celui-ci puisqu’elles fondent leur raison d’être et leur programme sur un but en totale rupture avec le fonctionnement, les raisonnements et les valeurs de la société actuelle.
Dans ce sens, l’organisation révolutionnaire constitue une entité que la société bourgeoise rejette de toutes ses fibres. Non seulement à cause de la menace historique qu’elle représente comme avant-garde du prolétariat mais parce que son existence même signifie un rappel obsédant de sa condamnation devant l’histoire, un rappel de la nécessité urgente devant laquelle se trouve l’humanité de remplacer la concurrence mortelle de tous contre tous par l’association des individus libres et égaux. C’est cette nouvelle forme de radicalité qu’elle ne peut pas comprendre qui inquiète et mobilise la bourgeoisie en permanence contre les organisations et les militants du prolétariat. Comme le souligne le Manifeste Communiste "La révolution communiste est la rupture la plus radicale avec les rapports de propriété traditionnels ; rien d’étonnant à ce que, dans le cours de son développement, elle rompe de la façon la plus radicale avec les vieilles idées traditionnelles".
Cette nature de corps étranger signifie que l’organisation révolutionnaire est menacée de façon permanente, non seulement par la répression et les tentatives d’infiltration et destruction de l’intérieur par les corps spécialisés de l’état bourgeois, ou par les agissements des groupes parasites (comme on le verra plus loin), mais aussi par le danger permanent de se voir détournée de ses tâches et de sa fonction par la pénétration d’idéologies étrangères au prolétariat.
L’organisation ne peut exister que par un combat permanent. L’esprit de combat est un trait essentiel de l’organisation révolutionnaire et de ses militants. Les combats, les crises, les difficultés, sont le propre des organisations révolutionnaires. "Les crises ne sont pas nécessairement le signe d'un effondrement ou d'un échec imminent ou irrémédiable. Au contraire, l'existence de crises peut être l'expression d'une saine résistance à un processus sous-jacent qui s'était paisiblement et insidieusement développé jusque-là et qui, laissé à son libre cours, risquait de mener au naufrage. Ainsi, les crises peuvent être le signe d'une réaction face au danger et de la lutte contre de graves faiblesses conduisant à l'effondrement. Dans la Deuxième Internationale (1889-1914), le Parti ouvrier social-démocrate de Russie (POSDR) était connu pour avoir traversé une série de crises et de scissions et, pour cette raison, était considéré avec mépris par les partis plus importants de l'Internationale, comme le Parti social-démocrate d'Allemagne (SPD) qui semblait voler de succès en succès et dont le nombre de membres ainsi que les résultats électoraux s'amplifiaient régulièrement. Cependant, les crises du parti russe et la lutte pour surmonter ces crises et en tirer les leçons menées par l'aile bolchevique, ont renforcé la minorité révolutionnaire et l'ont préparée à se dresser contre la guerre impérialiste en 1914 et à se porter à l'avant-garde de la révolution d'octobre en 1917. En revanche, l'unité de façade et le "calme" au sein du SPD (qui n'étaient remis en question que par des troublions comme Rosa Luxemburg) a conduit ce parti à s'écrouler complètement et irrévocablement en 1914 avec la trahison totale de ses principes internationalistes face à la Première Guerre mondiale"[17].
La défense de l’organisation constitue un élément permanent de l’activité de l’organisation et donc un point important du bilan et des perspectives d’activité du Congrès. Elle se fait sur plusieurs fronts. Le plus important et spécifique est la lutte contre les tentatives de destruction (par la calomnie, les dénigrements, la suspicion et la méfiance). Cela dit, "le CCI n'est pas à l'abri des pressions opportunistes sur les positions programmatiques, alliées à la sclérose, qui, à une autre échelle, ont déjà affaibli les autres groupes de la Gauche communiste" (Résolution d’activités du congrès). C’est pour cela qu’il y a unité et cohérence entre cet aspect vital de la lutte contre la menace de destruction et le besoin non moins vital de lutter contre toute manifestation d’opportunisme pouvant surgir dans nos rangs. "Sans cette lutte permanente sur le plan historique à long terme contre l'opportunisme politique et la vigilance à son égard, la défense de l'organisation, sa centralisation et ses principes de fonctionnement en tant que tels ne seront d'aucune utilité. S'il est vrai que, sans organisation politique prolétarienne, le meilleur programme est une idée sans force sociale, il est également vrai que, sans fidélité totale au programme historique du prolétariat, l'organisation devient une coquille vide. Il y a unité et nulle opposition ou séparation entre les principes de l'organisation politique et les principes programmatiques du prolétariat" (idem.). Cela dit, il faut répondre rapidement et de façon énergique à toute tentative de destruction de l’organisation, puisque "la lutte pour la défense de la théorie et la lutte pour la défense de l'organisation sont inséparables et tout aussi indispensables, l'abandon du premier est une menace, certes fatale, mais à moyen terme, tandis que l'abandon du second est une menace à court terme. Tant qu'elle existe, l'organisation peut se rétablir, y compris théoriquement, mais si elle n'existe plus, aucune théorie ne la fera revivre" (idem.)
L’histoire du mouvement ouvrier a mis en évidence un danger qui, aujourd’hui, a pris une importance considérable, le parasitisme. La Première Internationale avait dû déjà se défendre contre ce danger identifié par Marx et Engels : "Il est grand temps, une fois pour toutes, de mettre fin aux luttes internes quotidiennement provoquées dans notre Association par la présence de ce corps parasite. Ces querelles ne servent qu'à gaspiller l'énergie qui devrait être utilisée à combattre le régime de la bourgeoisie. En paralysant l'activité de l'Internationale contre les ennemis de la classe ouvrière, l'Alliance sert admirablement la bourgeoisie et les gouvernements." (Engels, "Le Conseil général à tous les membres de l'Internationale", 1872, avertissement contre l'Alliance de Bakounine). L'Internationale avait dû affronter les manigances de Bakounine, un aventurier qui avait utilisé un radicalisme de façade comme feuille de vigne pour réaliser un travail d’intrigue, de calomnie contre des militants comme Marx et Engels, d’attaques contre l’organe central de l’Internationale (le Conseil Général), de déstabilisation et de désorganisation des sections, de création de structures secrètes pour conspirer contre l’activité et le fonctionnement de l’organisation prolétarienne[18].
Évidemment, les conditions historiques dans lesquelles évolue le combat prolétarien aujourd'hui sont très différentes de celles existant à l'époque de la Première Internationale. Celle-ci était une organisation de masse, regroupant l'ensemble des forces vives du prolétariat, une "puissance" qui inquiétait les gouvernements bourgeois. Aujourd'hui, le milieu prolétarien est extrêmement faible, réduit à un ensemble de petits groupes qui ne représentent pas une menace immédiate pour la bourgeoisie. Cela-dit, le type de difficultés et de menaces que doit affronter ce milieu comporte des similitudes avec celles auxquelles s'est affrontée la Première Internationale. En particulier, l'existence de "corps parasites", dont la raison d'être n'est nullement de contribuer au combat de la classe ouvrière contre la bourgeoisie mais au contraire de saboter l'activité des organisations qui mènent ce combat. Au temps de la Première Internationale, l'Alliance dirigée par Bakounine avait mené son travail de sabotage (avant d'être exclue au Congrès de La Haye en septembre 1872) au sein de l'Internationale elle-même. Aujourd'hui, du fait notamment de la dispersion du milieu prolétarien en plusieurs petits groupes, les "corps parasites" n'opèrent pas au sein d'un groupe en particulier mais en marge de ces groupes en essayant soit de recruter des éléments sincères mais peu expérimentés ou influencés par des idéologies petites-bourgeoises (comme l'Alliance l'avait fait en Espagne, en Italie, en Suisse et en Belgique), soit en faisant tout leur possible pour discréditer les groupes authentiquement prolétariens et saboter leur activité (comme l'avait fait l'Alliance quand elle a compris qu'elle ne pourrait pas prendre le contrôle de l'AIT).
Malheureusement, cette leçon de l’histoire a été oubliée par la majorité des groupes de la Gauche Communiste. Dans la mesure où le parasitisme vise en priorité la principale organisation de celle-ci, le CCI, ces groupes ont considéré que "c'était un problème du CCI", allant jusqu'à entretenir, à certains moments, des relations cordiales avec des groupes parasites. Pourtant, les comportements de ces derniers (du Communist Bulletin Group il y a près de quarante ans au plus récent Groupe International de la Gauche Communiste en passant par de nombreux petits groupes, blogs ou individus) parlent d'eux-mêmes :
Le Conseil Général de l'AIT considérait que "l'Alliance sert admirablement la bourgeoisie et les gouvernements". De la même façon, la résolution d'activités adoptée par le 23ème Congrès du CCI estime que : "Dans l'époque historique actuelle, le parasitisme travaille objectivement au service de la bourgeoisie pour détruire le CCI" et que "l'expérience des 30 dernières années [montre que] le parasitisme politique est l'un des dangers les plus graves auxquels nous devrons faire face. (…) Au cours des dernières décennies, le parasitisme politique a non seulement persisté, mais il a aussi développé son arsenal anti-ICC et élargi son répertoire."
C'est ainsi que, dernièrement, nous avons assisté à un agissement plus sophistiqué mais aussi plus dangereux : la falsification de la tradition de la Gauche Communiste par la promotion d'une "Gauche Communiste" fake fondée sur le trotskisme. Au-delà de ses intentions, une telle entreprise vise à compléter le Front de la Calomnie et de la Délation avec une tactique "consistant à créer un cordon sanitaire qui isole la CCI des autres groupes de la Gauche Communiste (…) et des éléments en recherche…" (Ibid.)[19].
C’est pour cela, que le congrès a engagé toute l’organisation à un combat déterminé et sans répit contre le parasitisme en considérant qu’"un axe essentiel et à long terme de l'intervention du CCI doit être une lutte politique et organisationnelle ouverte et continue contre le parasitisme afin de l'éliminer du milieu politique prolétarien et d'éduquer les éléments en recherche sur son danger. (…) La constitution du futur parti a donc besoin d'une lutte acharnée et persévérante contre le parasitisme et pour son élimination des rangs de la Gauche communiste". (Ibid.)
La tâche comme Fraction a donc plusieurs facettes qui forment une unité : défense de l’organisation, combat contre le parasitisme, développement du marxisme, capacité d’analyse et d’intervention face à l’évolution de la situation mondiale. Cette unité a été au cœur du congrès et va guider l’activité du CCI. Comme nous disons au début de cet article, le 23ème Congrès du CCI a eu comme axe le rappel combattant de l’expérience de la Troisième Internationale en essayant de tirer toutes les leçons de celle-ci. C’est pour cela que la Résolution d’activité finit avec cet engagement : "Pour accomplir ses tâches historiques, le CCI doit puiser sa force et son esprit combatif dans les crises auxquelles il sera confronté, comme l'a fait la gauche marxiste en 1919. S'il est capable d'assumer un travail comme Fraction, il aura les moyens de regrouper les énergies révolutionnaires actuelles et nouvelles de la Gauche communiste sur des bases programmatiques claires, et de jouer ainsi pleinement son rôle dans la fondation du futur parti".
CCI (décembre 2019)
[1] Rapport sur la structure et le fonctionnement des organisations revolutionnaires [49]
[2] Au sein de la Deuxième Internationale, seuls les bolcheviks ont fait un travail conséquent de fraction, tandis que d’autres courants ont mené un combat contre l’opportunisme rampant sans pour autant mener un combat cohérent et global sur tous les plans (Rosa Luxemburg, Pannekoek, Bordiga etc.). Cette distinction est importante : voir à ce propos la Série de polémique avec le BIPR (aujourd’hui TCI) Le rapport Fraction - Parti dans la tradition marxiste , notamment les parties 3.1 et 3.2 , le rapport fraction-parti dans la tradition marxiste (3° partie - I. De Marx à la 2e Internationale) [50] et le rapport fraction-parti dans la tradition marxiste (3° partie - II. Lénine et les bolcheviks) [51]
3] Voir la Résolution sur le Centrisme et l’opportunisme dans la période de décadence [52], texte de notre 6ème Congrès.
[4] Comprendre la décadence du capitalisme (3) : la nature de la Social-Démocratie [53]
[5] Voir Fraction and Party : the Italian Left experience [54]
[6] Voir Rapport sur le rôle du CCI en tant que "Fraction" [55] adopté par notre 21ème Congrès,
[7] Ecroulement du bloc de l'est la faillite définitive du stalinisme [56]
[8] Revue internationale n° 107
[9] Voir Résolution sur la situation internationale (2019) [57], Rapport sur l’impact de la décomposition sur la vie politique de la bourgeoisie [48] et Rapport sur la Décomposition aujourd’hui (Mai 2017) [58]
[10] I. Bourgeois et prolétaires [59]
[11] Voir Effondrement du bloc de l'Est : des difficultés accrues pour le prolétariat [60]
[12] Voir Résolution sur le rapport de forces entre les classes (2019) [61]
[13] Voir, parmi d’autres documents, Thèses sur le mouvement des étudiants du printemps 2006 en France [62] et Mouvement des indignés en Espagne, Grèce et Israël : de l’indignation à la préparation des combats de classe [63]
[14] Ces facteurs plutôt positifs se voient contrecarrés par les tendances à l’isolement et la fragmentation des travailleurs dont la forme extrême est l’uberisation du travail où les travailleurs sont définis comme « auto – entrepeneurs ». Le prolétariat devra faire face à ce problème et trouver les moyens pour l'affronter.
[15] Le CCI a eu toujours comme orientation centrale l’expression de ses débats devant l’ensemble de la classe et de son milieu politisé. Cela s’est fait en suivant une méthode précise : "Dans la mesure où les débats qui traversent l'organisation concernent en général l'ensemble du prolétariat, il convient que celle-ci les porte à l'extérieur, en respectant les conditions suivantes : (-) ces débats concernent les questions politiques générales et ils ont atteint une maturité suffisante pour que leur publication constitue une réelle contribution à la prise de conscience de la classe ouvrière ; (-) la place donnée à ces débats ne doit pas remettre en cause l'équilibre général des publications ; (-) c'est l'organisation comme un tout qui décide et prend en charge cette publication en fonction des critères valables pour la publication de n'importe quel article dans la presse : qualités de clarté et de forme rédactionnelle, intérêt qu'ils présentent pour la classe ouvrière. Sont donc à proscrire les publications de textes en dehors des organes prévus à cet effet sur l'initiative "privée" d'un certain nombre de membres de l'organisation. De même, il n'existe aucun "droit" formel pour quiconque dans l'organisation (individu ou tendance) de faire publier un texte si les organes responsables des publications n'en voient pas l'utilité ou l'opportunité » (Rapport sur la structure et le fonctionnement de l’organisation révolutionnaire, [49]).
[16] Voir le Rapport sur la question du cours historique [64].
[17] Conférence internationale extraordinaire du CCI: la "nouvelle" de notre disparition est grandement exagérée! [65]
[18] Voir Les prétendues scissions de l’Internationale [66], rapport adopté par le Congrès de La Haie (1872). Voir aussi notre article Questions d'organisation, III : le congrès de La Haye de 1872 : la lutte contre le parasitisme politique [21].
[19] Voir Nuevo Curso et la "Gauche communiste espagnole": Quelles sont les origines de la Gauche communiste ? https://fr.internationalism.org/content/9961/nuevo-curso-et-gauche-communiste-espagnole-quelles-sont-origines-gauche-communiste [67] et Qui est qui dans "Nuevo Curso" ? https://fr.internationalism.org/content/10055/qui-qui-nuevo-curso [68]
1) Il y a 30 ans, le CCI a mis en évidence que le système capitaliste était entré dans la phase ultime de sa période de décadence et de son existence, celle de la décomposition. Cette analyse se basait sur un certain nombre de faits empiriques, mais en même temps elle donnait un cadre pour la compréhension de ceux-ci : "Dans une telle situation où les deux classes fondamentales et antagoniques de la société s’affrontent sans parvenir à imposer leur propre réponse décisive, l’histoire ne saurait pourtant s’arrêter. Encore moins que pour les autres modes de production qui l’ont précédé, il ne peut exister pour le capitalisme de "gel", de "stagnation" de la vie sociale. Alors que les contradictions du capitalisme en crise ne font que s’aggraver, l’incapacité de la bourgeoisie à offrir la moindre perspective pour l’ensemble de la société et l’incapacité du prolétariat à affirmer ouvertement la sienne dans l’immédiat ne peuvent que déboucher sur un phénomène de décomposition généralisée, de pourrissement sur pied de la société." ("La décomposition, phase ultime de la décadence du capitalisme [47]", Point 4, Revue Internationale n° 62)
Notre analyse prenait le soin de préciser les deux significations du terme "décomposition" ; d’une part, il s’applique à un phénomène qui affecte la société, particulièrement dans la période de décadence du capitalisme et, d’autre part, il désigne une phase historique particulière de cette dernière, sa phase ultime :
C’est principalement ce dernier point, le fait que la décomposition tende à devenir le facteur décisif de l’évolution de la société, et donc de l’ensemble des composantes de la situation mondiale – une idée qui n’est nullement partagée par les autres groupes de la Gauche communiste – qui constitue l’axe majeur de la présente résolution.
2) Les thèses de mai 1990 sur la décomposition mettent en évidence toute une série de caractéristiques dans l’évolution de la société résultant de l’entrée du capitalisme dans cette phase ultime de son existence. Le rapport adopté par le 22e congrès a constaté l’aggravation de l’ensemble de ces caractéristiques comme par exemple :
Ce même rapport du 22e congrès du CCI soulignait également la confirmation et l’aggravation des manifestations politiques et idéologiques de la décomposition telles qu’elles avaient été identifiées en 1990 :
Le rapport du 22e congrès revenait en particulier sur le développement d’un phénomène déjà relevé en 1990 (et qui avait joué un rôle majeur dans la prise de conscience par le CCI de l’entrée du capitalisme décadent dans la phase de décomposition) : l’utilisation du terrorisme dans les conflits impérialistes. Le rapport relevait que : "La croissante quantitative et qualitative de la place du terrorisme a franchi un pas décisif (…) avec l’attaque contre les Twin Towers (…) Elle s’est confirmée par la suite avec les attentats de Madrid en 2004 et de Londres en 2005 (…), la constitution de Daesh en 2013-14 (…) les attentats en France en 2015-16, en Belgique et en Allemagne en 2016". Le rapport relevait également, en lien avec ces attentats et comme expression caractéristique de la décomposition de la société, la progression de l’islamisme radical qui, s’il avait été dans un premier temps d’inspiration shiite (avec l’instauration en 1979 du régime des mollahs en Iran), est devenu le fait essentiellement de la mouvance sunnite à partir de 1996 et la prise de Kaboul par les talibans et plus encore après le renversement du régime de Saddam Hussein en Irak par les troupes américaines.
3) Outre la confirmation des tendances qui étaient déjà identifiées dans les thèses de 1990, le rapport adopté par le 22e congrès relevait l’émergence de deux phénomènes nouveaux résultant de la poursuite de la décomposition et appelés à jouer un rôle majeur dans la vie politique de nombreux pays :
Les déplacements massifs de populations ne sont pas des phénomènes propres à la phase de décomposition. Cependant, ils acquièrent aujourd’hui une dimension qui en font un élément singulier de cette décomposition tant au niveau de leurs causes actuelles (notamment le chaos guerrier qui règne dans les pays d’origine) que de leurs conséquences politiques dans les pays de destination. En particulier, l’arrivée massive de réfugiés dans les pays européens a constitué un aliment de premier choix pour la vague populiste qui se développe en Europe bien que cette vague ait commencé à se lever bien avant (notamment dans un pays comme la France avec la montée du Front National).
4) En fait, au cours des vingt dernières années, les partis populistes ont vu le nombre de votes en leur faveur tripler en Europe (de 7 % à 25 %) avec de fortes progressions à la suite de la crise financière de 2008 et de la crise migratoire de 2015. Dans une dizaine de pays, ces partis participent au gouvernement ou à la majorité parlementaire : Pologne, Hongrie, Tchéquie, Slovaquie, Bulgarie, Autriche, Danemark, Norvège, Suisse et Italie. Par ailleurs, même lorsque les formations populistes ne sont pas impliquées dans le gouvernement, elles pèsent de façon significative sur la vie politique de la bourgeoisie. On peut en citer trois exemples :
Que les courants populistes soient au gouvernement ou qu’ils se contentent de perturber le jeu politique classique, ils ne correspondent pas à une option rationnelle de gestion du capital national ni donc à une carte délibérée jouée par les secteurs dominants de la classe bourgeoise qui, notamment à travers leurs médias, dénoncent en permanence ces courants. Ce qu’exprime en réalité la montée du populisme c’est l’aggravation d’un phénomène déjà annoncé dans les thèses de 1990 : "Parmi les caractéristiques majeures de la décomposition de la société capitaliste, il faut souligner la difficulté croissante de la bourgeoisie à contrôler l’évolution de la situation sur le plan politique." (Point 9) Un phénomène constaté clairement dans le rapport du 22e congrès : "Ce qu’il faut souligner dans la situation actuelle, c’est la pleine confirmation de cet aspect que nous avions identifié il y 25 ans : la tendance à une perte de contrôle croissante par la classe dominante de son appareil politique."
La montée du populisme constitue une expression, dans les circonstances actuelles, de la perte de contrôle croissante par la bourgeoisie des rouages de la société résultant fondamentalement de ce qui se trouve au cœur de la décomposition de celle-ci, l’incapacité des deux classes fondamentales de la société d’apporter une réponse à la crise insoluble dans laquelle s’enfonce l’économie capitaliste. En d’autres termes, la décomposition résulte fondamentalement d’une impuissance de la part de la classe régnante, d’une impuissance qui trouve sa source dans son incapacité à surmonter cette crise de son mode de production et qui tend de plus en plus à affecter son appareil politique. Parmi les causes actuelles de la vague populiste on trouve les principales manifestations de la décomposition sociale : la montée du désespoir, du nihilisme, de la violence, de la xénophobie, associée à un rejet croissant des "élites" (les "riches", les politiciens, les technocrates) et dans une situation où la classe ouvrière est incapable de présenter, même de façon embryonnaire, une alternative. Il est évidemment possible, soit parce qu’il aura lui-même démontré sa propre impuissance et sa propre corruption, soit parce qu’un renouveau des luttes ouvrières lui coupera l’herbe sous les pieds, que le populisme perde de son influence dans le futur. En revanche, cela ne pourra en aucune façon remettre en cause la tendance historique d’enfoncement de la société dans la décomposition, ni les différentes manifestations de celle-ci, y compris la perte de contrôle croissante par la bourgeoisie de son jeu politique. Et cela a des conséquences non seulement au niveau de la politique intérieure de chaque État mais aussi au niveau de l’ensemble des rapports entre États et des configurations impérialistes.
5) En 1989-90, face à la dislocation du bloc de l’Est, nous avons analysé ce phénomène inédit dans l’histoire, celui de l’effondrement de tout un bloc impérialiste en l’absence d’affrontements généralisés, comme la 1ère grande manifestation de la période de décomposition. En même temps, nous avons examiné la nouvelle configuration du monde qui résultait de cet événement historique :
Ainsi, 1989 marque une modification fondamentale dans la dynamique générale de la société capitaliste :
6) Dans le paradigme qui a dominé la plus grande partie du 20e siècle, la notion de "cours historique" définissait l’aboutissement d’une tendance historique : soit la guerre mondiale soit les affrontements de classe et dès lors que le prolétariat avait subi une défaite décisive (comme à la veille de 1914 ou comme à la suite de la vague révolutionnaire de 1917-23), la guerre mondiale devenait inéluctable. Dans le paradigme qui définit la situation actuelle (tant que ne sont pas reconstitués deux nouveaux blocs impérialistes, ce qui peut ne jamais advenir), il est possible que le prolétariat subisse une défaite si profonde qu’elle lui interdise définitivement de se ressaisir mais il est aussi tout à fait possible que le prolétariat subisse une défaite profonde sans que cela ait une conséquence décisive pour l’évolution générale de la société. C’est pour cela que la notion de "cours historique" n’est plus en mesure de définir la situation du monde actuel et le rapport de forces entre bourgeoisie et prolétariat.
D’une certaine façon, la situation historique présente a des ressemblances avec celle du 19e siècle. En effet, à cette époque :
Cela dit, il importe de souligner que la notion de "cours historique" telle qu’elle a été utilisée par la Fraction italienne dans les années 1930 et par le CCI entre 1968 et 1989 était parfaitement valable et constituait le cadre fondamental de compréhension de la situation mondiale. En aucune façon, le fait que notre organisation ait été conduite à prendre en compte les données nouvelles et inédites de cette situation depuis 1989 ne peut être interprété comme une remise en cause de notre cadre d’analyse jusqu’à cette date.
7) Dès 1990, en même temps que nous constations la disparition des blocs impérialités qui avaient dominé la "Guerre froide", nous insistions sur la poursuite, et même l’aggravation des affrontements guerriers :
Depuis, la situation mondiale n’a fait que confirmer cette tendance à l’aggravation du chaos comme nous le constations il y a un an :
8) Le Moyen-Orient, là où l’affaiblissement du leadership américain est le plus manifeste et où l’incapacité américaine de s’engager militairement trop directement en Syrie a laissé le champ ouvert aux autres impérialismes, offre un concentré de ces tendances historiques :
Ni Israël, hostile au renforcement du Hezbollah au Liban et en Syrie, ni l’Arabie Saoudite ne peuvent tolérer cette avancée iranienne ; tandis que la Turquie ne peut accepter les trop grandes ambitions régionales de ses deux rivaux.
Les États-Unis et les occidentaux ne peuvent pas non plus renoncer à leurs ambitions dans cette zone stratégique du monde.
L’action centrifuge des différentes puissances, petites et grandes, dont les appétits impérialistes divergents entrent constamment en collision, ne fait qu’alimenter la persistance des conflits actuels, comme au Yémen, ainsi que la perspective de prochaines conflagrations et l’extension du chaos.
9) Alors que, suite à l’effondrement de l’URSS en 1989, la Russie semblait condamnée à ne plus pouvoir jouer qu’un rôle de puissance secondaire, celle-ci effectue un retour en force au plan impérialiste. Puissance sur le déclin et dépourvue des capacités économiques pour soutenir la compétition militaire avec les autres grandes puissances à long terme, elle démontre grâce à la restauration de ses capacités militaires depuis 2008 sa très importante agressivité militaire et sa force de nuisance internationalement :
L’actuel rapprochement de la Russie avec la Chine sur la base du rejet des alliances américaines dans la région Asie n’ayant qu’une faible perspective d’alliance à long terme tant les intérêts des deux États divergent, l’instabilité des rapports de forces entre puissances confère à l’État-continent eurasiatique russe, une importance stratégique nouvelle au vu de la place qu’elle peut occuper dans l’endiguement de la Chine.
10) Surtout, la situation actuelle est marquée par la rapide montée en puissance de la Chine. Celle-ci se donne comme perspective (en investissant massivement dans de nouveaux secteurs technologiques, en particulier l’intelligence artificielle) de s’ériger en puissance économique de premier plan à l’horizon 2030-50 et de se doter d’ici 2050 d’une "armée de classe mondiale capable de remporter la victoire dans toute guerre moderne". La manifestation la plus visible de ses ambitions est le lancement depuis 2013 des "nouvelles route de la soie" (création de corridors de transport sur mer et sur terre, d’accès au marché européen et de sécurisation de ses voies commerciales) conçues comme moyen de renforcer sa présence économique mais également comme un instrument de développement de sa puissance impérialiste dans le monde et à long terme, menaçant directement la prééminence américaine.
Cette ascension de la Chine provoque une déstabilisation générale des relations entre puissances qui, d’ores et déjà sont entrées dans un moment stratégique grave où la puissance dominante, les États-Unis, tente de contenir et entreprend de briser l’ascension de la puissance chinoise qui la menace. La riposte américaine débutée par Obama – reprise et amplifiée par Trump par d’autres moyens, représente un tournant dans la politique américaine. La défense de leurs intérêts en tant qu’état national épouse désormais celle du chacun pour soi qui domine les rapports impérialistes : les États-Unis passent du rôle de gendarme de l’ordre mondial à celui de principal agent propagateur du chacun pour soi et du chaos et de remise en cause de l’ordre mondial établi depuis 1945 sous leur égide.
Cette "bataille stratégique pour le nouvel ordre mondial entre États-Unis et Chine" qui se joue dans tous les domaines à la fois, augmente encore l’incertitude et l’imprévisibilité déjà inscrite dans la situation particulièrement complexe, instable et mouvante de la décomposition : ce conflit majeur contraignant tous les états à reconsidérer leurs options impérialistes en pleine évolution.
11) Les étapes de l’ascension de la Chine sont inséparables de l’histoire des blocs impérialistes et de leur disparition en 1989 : la position de la Gauche communiste affirmant "l’impossibilité de tout surgissement de nouvelles nations industrialisées" dans la période de décadence et la condamnation des états " qui n’ont pas réussi leur "décollage industriel" avant la première guerre mondiale à stagner dans le sous-développement, ou à conserver une arriération chronique par rapport aux pays qui tiennent le haut du pavé" était parfaitement valable dans la période de 1914 à 1989. C’est le carcan de l’organisation du monde en deux blocs impérialistes adverses (permanente entre 1945 et 1989) en vue de la préparation de la guerre mondiale qui empêchait tout bouleversement de la hiérarchie entre puissances. L’essor de la Chine a commencé avec l’aide américaine rétribuant son changement de camp impérialiste en faveur des États-Unis en 1972. Il s’est poursuivi de façon décisive après la disparition des blocs en 1989. La Chine apparait comme le principal bénéficiaire de la "globalisation" suite à son adhésion à l’OMC en 2001 quand elle est devenue l’atelier du monde et la destinataire des délocalisations et des investissements occidentaux, se hissant finalement au rang de seconde puissance économique mondiale. Il a fallu la survenue des circonstances inédites de la période historique de la décomposition pour permettre l’ascension de la Chine, sans laquelle celle-ci n’aurait pas eu lieu.
La puissance de la Chine porte tous les stigmates du capitalisme en phase terminale : elle est basée sur la surexploitation de la force de travail du prolétariat, le développement effréné de l’économie de guerre du programme national de "fusion militaro-civile" et s’accompagne de la destruction catastrophique de l’environnement, tandis que la "cohésion nationale" repose sur le contrôle policier des masses soumises à l’éducation politique du Parti unique et la répression féroce des populations allogènes du Xinjiang musulman et du Tibet. En fait, la Chine n’est qu’une métastase géante du cancer généralisé militariste de l’ensemble du système capitaliste : sa production militaire se développe à un rythme effréné, son budget défense a multiplié par six en 20 ans et occupe depuis 2010 la 2° place mondiale.
12) La mise en place des "nouvelles routes de la soie" et l’avancée graduelle, persistante et à long terme de la Chine (l’établissement d’accords économiques ou de partenariats interétatiques partout dans le monde - avec l’Italie, la prise de contrôle du port d’Athènes en Méditerranée - jusqu’en Amérique Latine ; la création d’une base militaire à Djibouti – porte d’entrée de son influence grandissante sur le continent africain) affecte tous les états et bouscule "tous les équilibres" existants.
En Asie, la Chine a déjà modifié l’équilibre des forces impérialistes au détriment des États-Unis. Il ne lui est pas possible cependant de remplir automatiquement le “vide” laissé par le déclin du leadership américain en raison même du chacun pour soi impérialiste et de la méfiance qu’inspire sa puissance. D’importantes tensions impérialistes se cristallisent en particulier avec :
L’hostilité de ces deux États envers la Chine pousse à leur convergence ainsi qu’à leur rapprochement avec les États-Unis. Ces derniers ont lancé une alliance quadripartite Japon-États-Unis-Australie-Inde offrant un cadre de rapprochement diplomatique entre les différents États opposés à la montée de la Chine, mais aussi militaire.
Dans cette phase de "rattrapage" de la puissance des États-Unis par la Chine, celle-ci tente de masquer ses ambitions hégémoniques afin d’éviter l’affrontement direct avec son challenger nuisible à ses projets à long terme, tandis que les États-Unis prennent l’initiative dès maintenant pour y faire barrage et recentrent l’essentiel de leur attention impérialiste sur l’espace Indopacifique.
13) Malgré le populisme de Trump, en dépit des désaccords au sein de la bourgeoisies américaine sur la manière de défendre leur leadership et des divisions en particulier concernant la Russie, l’administration Trump adopte une politique impérialiste en continuité et en cohérence avec les intérêts impérialistes fondamentaux de l’État américain qui fait globalement consensus au sein des secteurs majoritaires de la bourgeoisie américaine : défendre le rang de première puissance mondiale indiscutée des États-Unis.
Face à l’enjeu chinois, les États-Unis opèrent une importante mutation de leur stratégie impérialiste mondiale. Ce virage repose sur le constat que le cadre de la “mondialisation” n’a pas garanti la position des États-Unis, mais l’a même affaiblie. L’officialisation par l’administration Trump de faire prévaloir sur tout autre principe celui de la défense de leurs seuls intérêts en tant qu’état national et l’imposition de rapports de force profitables aux États-Unis comme principal fondement des relations avec les autres États, entérine et tire les implications de l’échec de la politique des 25 dernières années de lutte contre le chacun pour soi en tant que gendarme du monde et de la défense de l’ordre mondial hérité de 1945.
Le tournant opéré par les États-Unis se concrétise par :
Le comportement de vandale d’un Trump qui peut dénoncer du jour au lendemain les engagements internationaux américains au mépris des règles établies représente un nouveau et puissant facteur d’incertitude et d’impulsion du chacun pour soi. Il forme un indice supplémentaire de la nouvelle étape que franchit le système capitaliste dans l’enfoncement dans la barbarie et l’abîme du militarisme à outrance.
14) Le changement de stratégie américaine est perceptible sur certains des principaux théâtres impérialistes :
Washington inflige cependant clairement un revers à la Chine qui avait fait du Venezuela un allié politique de choix pour étendre son influence et qui se révèle impuissante à s’opposer à la pression américaine. Il n’est pas impossible que cette offensive américaine de reconquête impérialiste de son arrière-cour d’Amérique latine inaugure une offensive plus systématique contre la Chine sur d’autres continents. Pour le moment elle fait planer la perspective de la plongée du Venezuela dans le chaos d’un affrontement à mort et sans issue entre fractions bourgeoises, ainsi que d’une déstabilisation accrue de l’ensemble de cette zone sud-américaine.
15) L’actuel renforcement général des tensions impérialistes se traduit par la relance de la course aux armements et à la suprématie technologique militaire non seulement là où les tensions sont les plus apparentes (en Asie et au Moyen Orient) mais pour tous les États, grandes puissances en tête. Tout indique que se profile une nouvelle étape dans les affrontements inter-impérialistes et d’enfoncement du système dans la barbarie guerrière.
Dans ce contexte l’Union Européenne, en raison de cette situation impérialiste, va continuer à être confrontée à la tendance à la fragmentation, comme l’a mis en évidence le rapport sur les tensions impérialistes de juin 2018. (Revue Internationale n° 161)
16) Au plan économique, la situation du capitalisme est, depuis début 2018, marquée par un net ralentissement de la croissance mondiale (passée de 4 % en 2017 à 3,3 % en 2019), que la bourgeoisie prévoit comme durable et devant s’aggraver en 2019-20. Ce ralentissement s’est avéré plus rapide que prévu en 2018, le FMI ayant dû revoir à la baisse ses prévisions sur les deux prochaines années, et touche pratiquement simultanément les différentes parties du capitalisme : Chine, États-Unis, zone euro. En 2019, 70 % de l’économie mondiale ralentissent et particulièrement les pays "avancés", (Allemagne, Royaume-Uni). Certains des pays émergents sont déjà en récession (Brésil, Argentine, Turquie) tandis que la Chine, en ralentissement depuis 2017 et avec une croissance évaluée à 6,2 % pour 2019 encaisse ses plus bas chiffres de croissance des trente dernières années.
La valeur de la plupart des monnaies des pays émergents s’est affaiblie, quelquefois fortement, comme en Argentine et en Turquie. Fin 2018, le commerce mondial enregistre une croissance zéro, tandis qu’au plan financier Wall Street a connu en 2018 les "corrections" boursières les plus amples des 10 dernières années. La plupart des indicateurs sont au clignotant et annoncent la perspective d’une nouvelle plongée de l’économie capitaliste.
17) La classe capitaliste n’a pas de futur à offrir, son système a été condamné par l’histoire. Depuis la crise de 1929, la première grande crise de l’époque de la décadence du capitalisme, la bourgeoisie n’a pas cessé de sophistiquer l’intervention de l’État pour exercer un contrôle général sur l’économie. De plus en plus confronté à l’étroitesse croissante des marchés extra-capitalistes, de plus en plus menacé par une surproduction généralisée, "le capitalisme s’est donc maintenu en vie grâce à l’intervention consciente de la bourgeoisie qui ne peut plus se permettre de s’en remettre à la main invisible du marché. C’est vrai que les solutions deviennent aussi des parties du problème :
Depuis les années 70, ces problèmes ont engendré différentes politiques économiques, mettant alternativement l’accent sur le "Keynésianisme" ou le "néolibéralisme", mais comme aucune politique ne peut s’attaquer aux causes réelles de la crise, aucune démarche ne pourra arriver à la victoire finale. Ce qui est remarquable, c’est la détermination de la bourgeoisie à maintenir à tout pris son économie en marche et sa capacité à freiner la tendance à l’effondrement à travers un endettement gigantesque." (Résolution sur la situation internationale du 16° Congrès)
Produit des contradictions de la décadence et de l’impasse historique du système capitaliste, le capitalisme d’État mis en place à l’échelle de chaque capital national n’obéît cependant pas à un strict déterminisme économique ; au contraire son action, essentiellement de nature politique, intègre et combine simultanément dans son organisation et ses options les plans économiques, sociaux (comment faire face à son ennemi de classe en fonction du rapport de force entre les classes) et impérialistes (la nécessité de maintenir un énorme secteur de l’armement au centre de toute activité économique) pour préserver et défendre le système d’exploitation bourgeois sur tous les plans vitaux. Ainsi le capitalisme d’État a-t-il connu différentes phases et modalités d’organisation au cours de l’histoire de la décadence.
18) Dans les années 1980, sous l’impulsion des grandes puissances économiques, une telle nouvelle phase a été inaugurée : celle de la "mondialisation". Dans une première étape, elle a d’abord pris la forme des Reagonomics, rapidement relayée par une deuxième, qui a mis à profit la situation historique inédite de la chute du bloc de l’est, pour étendre et approfondir une vaste réorganisation de la production capitaliste à l’échelle planétaire entre 1990 et 2008.
Le maintien de la coopération entre États, utilisant notamment les vieilles structures du bloc occidental, et la préservation d’un certain ordre dans les échanges commerciaux, ont été des moyens de faire face à l’aggravation de la crise (les récessions de 1987 et 1991-93) mais aussi aux premiers effets de la décomposition, qui, sur le terrain économique ont pu ainsi être, en grande partie, atténués.
Sur le modèle de référence de l’UE éliminant les barrières douanières entre États-membres, l’intégration de nombreuses branches de la production mondiale s’est renforcée en développant de véritables chaînes de production à l’échelle planétaire. En combinant logistique, informatique et télécommunications, permettant des économies d’échelle, l’exploitation accrue de la force de travail du prolétariat (par la hausse de la productivité, la mise en concurrence internationale, la libre circulation de la main d’œuvre pour imposer la baisse les salaires), la soumission de la production à la logique financière de la rentabilité maximale, le commerce mondial a continué à s’accroitre, même si plus faiblement, stimulant l’économie mondiale, d’un "second" souffle prolongeant l’existence du système capitaliste.
19) La crise de 2007-09 a marqué une étape dans l’enfoncement du système capitaliste dans sa crise irréversible : après quatre décennies de recours au crédit et à l’endettement afin de contrecarrer la tendance croissante à la surproduction, ponctuées de récessions de plus en plus profondes et de reprises de plus en plus limitées, la récession de 2009 a été la plus importante depuis la Grande Dépression. C’est l’intervention massive des États et de leurs banques centrales qui ont sauvé le système bancaire de la faillite complète par un endettement public faramineux en rachetant les créances qui ne pouvaient plus être remboursées.
Le capital chinois, lui aussi gravement touché par la crise, a joué un rôle important dans la stabilisation de l’économie mondiale par la mise en œuvre de plans de relance en 2009, 2015 et 2019 fondé sur un endettement massif de l’État.
Non seulement les causes de la crise de 2007-2011 n’ont pas été résolues ou dépassées, mais la gravité et les contradictions de la crise sont passées à un stade supérieur : ce sont désormais les États eux-mêmes qui sont confrontés au poids écrasant de leur endettement (la "dette souveraine") qui affecte encore plus leur capacité à intervenir pour relancer leurs économies nationales respectives. "L’endettement a constitué un moyen de suppléer à l’insuffisance des marchés solvables, mais celui-ci ne peut s’accroître indéfiniment, ce qu’a mis en évidence la crise financière à partir de 2007. Cependant, toutes les mesures qui peuvent être prises pour limiter l’endettement placent à nouveau le capitalisme devant sa crise de surproduction, et cela dans un contexte économique international qui limite de plus en plus sa marge de manœuvre." (Résolution situation internationale 20°Congrès)
20) Le développement actuel de la crise par les perturbations croissantes qu’elle provoque dans l’organisation de la production en une vaste construction multilatérale à l’échelle internationale unifiée par des règles communes montre les limites de la "mondialisation": le besoin toujours plus grand d’unité (qui n’a jamais signifié autre chose que l’imposition de la loi du plus fort sur les plus faibles) en raison de l’intrication "transnationale” de la production très segmentée pays par pays (c’est en unités fondamentalement divisées par la concurrence où tout produit est conçu ici, assemblé là à l’aide d’éléments produits ailleurs encore) se heurte à la nature nationale de chaque capital, aux limites mêmes du capitalisme, irrémédiablement divisé en nations concurrentes et rivales, le degré d’unité maximal qu’il est impossible au monde bourgeois de dépasser. L’aggravation de la crise (ainsi que les exigences de la rivalité impérialiste) soumet à rude épreuve les institutions et les mécanismes multilatéraux.
Ce fait s’illustre par l’attitude actuelle des deux principales puissances en compétition pour l’hégémonie mondiale :
21) L’influence de la décomposition représente un facteur de déstabilisation supplémentaire. En particulier, le développement du populisme vient encore aggraver la situation économique en voie de dégradation en introduisant un facteur d’incertitude et d’imprédictibilité face aux tourments de la crise. L’arrivée au pouvoir de gouvernements populistes, aux programmes peu réalistes pour le capital national, qui affaiblit le fonctionnement de l’économie et du commerce mondiaux sème la pagaille, fait planer le risque d’affaiblissement des moyens imposés par le capitalisme depuis 1945 pour éviter tout repli autarcique sur le cadre national favorisant la contagion incontrôlée de la crise économique. La pagaille du Brexit et l’épineuse sortie de la Grande-Bretagne de l’UE en fournissent une autre illustration : l’incapacité des partis de la classe dominante britannique à statuer sur les conditions de la séparation et la nature des relations futures avec l’Union Européenne, les incertitudes autour du "rétablissement" des frontières, en particulier entre l’Irlande du Nord et l’Eire, le devenir incertain de l’Ecosse pro-européenne menaçant de se séparer du Royaume-Uni affectent l’économie anglaise (en faisant dévisser la valeur de la livre) tout comme celle des ex-partenaire de l’UE, privées de la visibilité à long terme et de la stabilité réglementaire indispensables à la conduite des affaires.
Les désaccords concernant la politique économique en Grande-Bretagne, aux États-Unis et ailleurs montrent l’existence de divisions croissantes sur ce plan, non seulement entre nations rivales mais aussi au sein de chaque bourgeoisie nationale entre "multilatéralistes" et "unilatéralistes" et même au sein de chacune de ces approches (par ex. entre "soft" et "hard" Brexiters au Royaume-Uni). Non seulement il n’y a plus de consensus minimal sur la politique économique, même entre les pays de l’ancien bloc occidental, mais cette question est aussi de plus en plus conflictuelle au sein même des bourgeoisies nationales.
22) L’accumulation actuelle de l’ensemble de ces contradictions dans le contexte présent d’avancée de la crise économique ainsi que de fragilité du système monétaire et financier et d’endettement massif des États au plan international suite à 2008, ouvrent une période de graves convulsions à venir et placent à nouveau le système capitaliste devant la perspective d’une nouvelle plongée. Il faut néanmoins ne pas perdre de vue que le capitalisme n’a certainement pas épuisé de façon définitive tout recours pour accompagner l’enfoncement dans la crise et éviter des situations incontrôlées, en particulier dans les pays centraux. La situation de surendettement des États, dont le service de la dette auquel doit être affecté une partie accrue de la richesse nationale produite, plombe lourdement les budgets nationaux et réduit fortement leur marge de manœuvre face à la crise. Pour autant, il est certain que cette situation ne mettra :
23) Concernant le prolétariat, ces nouvelles convulsions ne peuvent que se traduire par des attaques encore plus importantes contre ses conditions de vie et de travail sur tous les plans et dans le monde entier, en particulier :
Néanmoins, bien que la bourgeoisie de tous les pays, est de plus en plus acculée à renforcer toujours plus ses attaques contre la classe ouvrière, sa marge de manœuvre sur le plan politique est loin d’être épuisée. On peut être sûr qu’elle va tout mettre en œuvre pour empêcher le prolétariat de riposter sur son propre terrain de classe contre la dégradation croissante de ses conditions de vie imposée par les convulsions de l’économie mondiale.
Mai 2019
1) À la fin des années 1960, avec l’épuisement du boom économique de l’après-guerre, la classe ouvrière avait ressurgi sur la scène sociale face à la dégradation de ses conditions d’existence. Les luttes ouvrières qui ont explosé à l’échelle internationale avaient ainsi mis un terme à la période de contre-révolution la plus longue de l’Histoire. Elles avaient ouvert un nouveau cours historique vers des affrontements de classe, empêchant ainsi la classe dominante d’apporter sa propre réponse à la crise aiguë du capitalisme : une 3e guerre mondiale. Ce nouveau cours historique avait été marqué par le surgissement de luttes massives, notamment dans les pays centraux d’Europe occidentale avec le mouvement de Mai 1968 en France, suivi par celui de l’"automne chaud" en Italie en 1969 et de bien d’autres encore comme en Argentine au printemps 1969 et en Pologne à l’hiver 1970-71. Dans ces mouvements massifs, de larges secteurs de la nouvelle génération qui n’avait pas connu la guerre avaient posé de nouveau la question de la perspective du communisme comme une possibilité.
En lien avec ce mouvement général de la classe ouvrière à la fin des années 1960 et au début des années 1970, on doit souligner aussi le réveil international, à une échelle très petite mais non moins significative, de la Gauche communiste organisée, la tradition qui est restée fidèle au drapeau de la révolution prolétarienne mondiale au cours de la longue nuit de la contre-révolution. Dans ce réveil la constitution du CCI a signifié un renouveau et une impulsion importante de la Gauche Communiste dans son ensemble.
Face à une dynamique vers sur une tendance à la politisation des luttes ouvrières, la bourgeoisie (qui s’était laissé surprendre par le mouvement de Mai 68) a immédiatement développé une contre-offensive de grande envergure et sur le long terme afin d’empêcher la classe ouvrière d’apporter sa propre réponse à la crise historique de l’économie capitaliste : la révolution prolétarienne.
2) Du fait de la rupture de la continuité politique avec le mouvement ouvrier du passé, la tendance à la politisation du prolétariat des années 1960 s’était manifesté par l’émergence de ce que Lénine appelait un "marais politique" : un milieu de groupes et d’éléments confus, et en même temps une zone de passage, situé entre la bourgeoisie et le prolétariat. Au moment de sa plus grande extension, cet espace de politisation était composé, à l’échelle mondiale, essentiellement de jeunes éléments inexpérimentés, dont de nombreux étudiants. Déjà dans la première moitié des années 1970, le résultat de la décantation dans ce "marais" s’était manifesté par le fait que :
Par ailleurs, l’adhésion "critique" des principaux groupes d’extrême gauche (trotskystes et maoïstes) à la contre-révolution et leurs pratiques d’organisation et d’intervention propres aux organisations ou sectes crypto-staliniennes, de même que l’activisme aveugle des milieux autonomistes et le culte de la violence minoritaire des groupuscules terroristes, ont détruit une grande partie de la nouvelle génération en voie de politisation. Ce travail destructeur a contribué à déformer et discréditer le véritable mouvement révolutionnaire du prolétariat.
Parallèlement à ce rôle extrêmement négatif joué par cette composante pseudo "radicale" du marais et des groupes d’extrême gauche, la bourgeoisie a développé une contre-offensive politique contre la reprise historique de la lutte de classe. Cette contre-offensive a consisté dans un premier temps, au début des années 1970, à mettre en place "l’alternative de la gauche au gouvernement" dans les principaux pays occidentaux afin de rabattre la classe ouvrière sur le terrain des élections en semant l’illusion que le programme des partis de gauche allait permettre d’améliorer les conditions de vie des masses exploitées. Cette première vague de luttes qui s’était développée à partir de la fin des années 1960, s’est donc épuisée au cours de ces "années d’illusions".
3) Mais avec l’aggravation de la crise économique dans la deuxième moitié des années 1970, une nouvelle vague de luttes ouvrières avait surgi, impliquant également le prolétariat de certains pays d’Europe de l’Est (notamment en Pologne à l’été 1980).
Face à cette reprise des combats de classe après une courte période de reflux, la bourgeoisie a dû modifier sa stratégie visant à entraver toute politisation du prolétariat au sein de ses luttes économiques. Grâce à un judicieux partage des tâches entre les différentes fractions bourgeoises, il revenait aux partis de droite au gouvernement de porter les attaques économiques contre les conditions de vie du prolétariat, tandis que les partis de gauche, dans l’opposition (épaulés par les syndicats et les gauchistes) avaient la responsabilité de saboter les luttes ouvrières de l’intérieur et de les dévoyer sur le terrain des mystifications électorales.
La grève de masse en Pologne en août 1980 a révélé que le prolétariat, malgré la chape de plomb des régimes staliniens, était capable de relever la tête et de retrouver spontanément ses méthodes de lutte, notamment les assemblées générales souveraines, l’élection de comités de grève responsables devant ces assemblées, la nécessaire extension géographique des luttes et leur unification au-delà des divisions corporatistes.
4) Néanmoins, malgré sa profondeur, ce recul a été de courte durée. Dans la première moitié des années 1980, face à l’aggravation de la crise économique, à l’explosion du chômage et aux nouvelles attaques contre les conditions de vie du prolétariat dans les pays centraux, une 3e vague de luttes a émergé de nouveau. Malgré la défaite de la longue grève des mineurs en Grande-Bretagne en 1985, cette vague de luttes s’est manifestée par une usure de la gauche dans l’opposition, un discrédit croissant des syndicats (comme en ont témoigné, dans plusieurs pays, y compris dans les pays scandinaves, les grèves spontanées sporadiques qui ont éclaté en dehors et contre les manœuvres répétées de sabotage des syndicats). Cette 3e vague de luttes ouvrières a été accompagnée par une augmentation des taux d’abstention aux élections.
Pour ne pas se laisser surprendre comme en Mai 68 et paralyser toute dynamique de confrontations au syndicalisme, la bourgeoisie a développé une 3e stratégie : celle du renforcement de son appareil d’encadrement de la classe ouvrière visant à empêcher toute extension des luttes au-delà de la corporation ou du secteur, à saboter l’identité de classe du prolétariat à travers la division entre les "cols blancs" et les "cols bleus" et à empêcher toute tentative d’auto-organisation du prolétariat.
5) C’est la bourgeoisie anglaise (la plus intelligente du monde), avec la politique de la "Dame de fer" (Margaret Thatcher) qui avait donné le "la" à la stratégie de la classe dominante des autres pays centraux pour stopper la dynamique de la lutte de classe :
Dans les autres pays d’Europe, y compris en Allemagne (notamment dans le secteur de l’industrie automobile), cette manœuvre de la bourgeoisie consistant à accorder des augmentations de salaires à une seule catégorie de prolétaires de la même entreprise, était destinée à diviser les ouvriers, à aggraver la concurrence entre eux, à saper leur solidarité de classe dans le but de les monter les uns contre les autres.
Mais pire encore, avec cette stratégie de division du prolétariat prônant le "chacun pour soi", la bourgeoisie et ses syndicats aux ordres ont cherché en permanence à faire passer les défaites de la classe ouvrière pour des victoires !
Les révolutionnaires ne doivent pas sous-estimer le machiavélisme de la bourgeoisie dans l’évolution du rapport de force entre les classes. Un tel machiavélisme ne peut que continuer à se développer avec l’aggravation des attaques contre toute la classe exploitée. La stagnation de la lutte de classe, puis son recul, à la fin des années 1980 résultait de la capacité de la classe dominante à retourner certaines manifestations de la décomposition de la société bourgeoise, notamment la tendance au "chacun pour soi", contre la classe ouvrière.
6) Depuis le reflux de la première vague de luttes, ce sont essentiellement les illusions démocratiques (entretenues par la contre-offensive de la bourgeoisie et le sabotage syndical) qui ont constitué le frein principal à la politisation des combats de la classe ouvrière.
Comme le met en avant l’article de la Revue Internationale n°23, "La lutte du prolétariat dans la période de décadence", la classe ouvrière est confrontée à plusieurs facteurs de difficulté pour la politisation de ses luttes : La véritable nature du prolétariat en tant que classe à la fois exploitée dépossédée de toute propriété, et révolutionnaire, a toujours signifié que la conscience de classe ne peut pas avancer de victoire en victoire mais peut uniquement se développer de façon inégale vers la victoire à travers une série de défaites, comme l’affirmait Rosa Luxemburg.
Dans la période de décadence :
Par ailleurs, dans la période actuelle :
7) Alors que la 3e vague de luttes commençait à s’épuiser vers la fin des années 1980, un événement majeur dans la situation internationale, l’effondrement spectaculaire du bloc de l’Est et des régimes staliniens en 1989, a porté un coup brutal à la dynamique de la lutte de classe, modifiant ainsi de façon majeure le rapport de forces entre prolétariat et bourgeoisie au bénéfice de cette dernière. Cet évènement a marqué avec fracas l’entrée du capitalisme dans la phase ultime de sa décadence : celle de la décomposition. En s’effondrant, le stalinisme a rendu un dernier service à la bourgeoisie. Il a permis à la classe dominante de mettre un terme à la dynamique de la lutte de classe qui, avec des avancées et des reculs, s’était développée pendant deux décennies.
En effet, dans la mesure où ce n’est pas la lutte du prolétariat mais le pourrissement sur pied de la société capitaliste, qui avait mis fin au stalinisme, la bourgeoisie a pu exploiter cet évènement pour déchainer une gigantesque campagne idéologique visant à perpétuer le plus grand mensonge de l’Histoire : l’identification du communisme au stalinisme. Ce faisant, la classe dominante a porté un coup extrêmement violent à la conscience du prolétariat. Les campagnes assourdissantes de la bourgeoisie sur la prétendue "faillite du communisme" ont provoqué une régression du prolétariat dans sa marche en avant vers sa perspective historique de renversement du capitalisme. Elles ont porté un coup à son identité de classe.
Ce profond recul de la conscience et de la lutte de classe s’est manifesté par une baisse de la combativité ouvrière dans tous les pays, un renforcement des illusions démocratiques, un très fort regain de l’emprise des syndicats et une très grande difficulté du prolétariat à reprendre le chemin de ses luttes massives malgré l’aggravation de la crise économique, la montée du chômage, de la précarité, et la dégradation générale de toutes ses conditions de vie dans tous les secteurs et tous les pays.
Par ailleurs, avec l’entrée du capitalisme dans la phase ultime de sa décadence, le prolétariat devait désormais faire face aux miasmes de la décomposition de la société bourgeoise qui affectent sa capacité à retrouver le chemin de sa perspective révolutionnaire. Sur le plan idéologique, "Les différents éléments qui constituent la force du prolétariat se heurtent directement aux diverses facettes de cette décomposition idéologique :
Avec le recul de sa perspective révolutionnaire et de son identité de classe, le prolétariat a aussi largement perdu sa confiance en lui-même et en ses capacités à s’affronter efficacement au capitalisme pour défendre ses conditions d’existence.
8) Un des facteurs objectifs ayant aggravé la perte d’identité de classe du prolétariat a été constitué par les politiques de délocalisation et de restructuration de l’appareil productif dans les principaux pays d’Europe occidentale et aux États-Unis. Les grandes concentrations ouvrières ont été démantelées avec la fermeture des bassins miniers, des aciéries, de l’automobile, etc., dans les secteurs où la classe ouvrière avait traditionnellement mené des luttes massives et très combatives. Cette désertification industrielle a été accompagnée par le renforcement des campagnes idéologiques sur la fin de la lutte de classe, et donc de toute perspective révolutionnaire. Ces campagnes de la bourgeoisie ont pu se développer grâce aux partis staliniens ou sociaux-démocrates qui, pendant des décennies, ont identifié la classe ouvrière aux seuls "cols bleus", masquant ainsi que c’est le salariat et l’exploitation de la force de travail qui définit la classe ouvrière. Par ailleurs, avec le développement des nouvelles technologies, le prolétariat en "col blanc" est beaucoup plus dispersé dans de petites unités de production, rendant plus difficiles le surgissement de luttes massives.
Dans une telle situation de recul de la conscience de classe du prolétariat et de l’éloignement de sa perspective révolutionnaire, le chacun pour soi et la concurrence pour survivre au milieu du marasme économique croissant, tendent à dominer.
L’aggravation du chômage et de la précarité a également fait apparaître le phénomène d’"uberisation" du travail. En passant par l’intermédiaire d’une plateforme Internet pour trouver un emploi, l’ubérisation déguise la vente de la force de travail à un patron en une forme "d’auto-entreprise", tout en renforçant la paupérisation et la précarité des "auto-entrepreneurs". L’ubérisation du travail individuel renforce l’atomisation, la difficulté de faire grève, du fait que l’auto-exploitation de ces travailleurs entrave considérablement leur capacité à lutter de façon collective et à développer la solidarité face à l’exploitation capitaliste.
9) Avec la faillite de la banque Lehman Brothers et la crise financière de 2008, la bourgeoisie a pu enfoncer encore un coin dans la conscience du prolétariat en développant une nouvelle campagne idéologique à l’échelle mondiale destinée à instiller l’idée (mise en avant par les partis de gauche) que ce sont les "banquiers véreux" qui sont responsables de cette crise, tout en faisant croire que le capitalisme est personnifié par les traders et le pouvoir de l’argent.
La classe dominante a pu ainsi masquer les racines de la faillite de son système. Elle a cherché d’une part, à amener la classe ouvrière sur le terrain de la défense de l’État "protecteur", les mesures de sauvetage des banques étant censées protéger les petits épargnants. D’autre part, cette politique de sauvetage des banques a été également utilisée, notamment par la gauche, pour montrer du doigt les gouvernements qui cherchent à défendre les banquiers et le monde de la finance.
Mais au-delà de ces mystifications, l’impact de cette campagne sur la classe ouvrière a consisté à renforcer son impuissance face à un système économique impersonnel dont les lois générales s’apparentent à des lois naturelles qui ne peuvent être contrôlées ou modifiées.
10) Le déchainement des conflits impérialistes, au Proche et Moyen Orient, de même que la misère absolue des masses paupérisées des pays du continent africain, ont fait déferler sur les pays d’Europe occidentale un flot croissant de réfugiés. De l’autre côté de l’Atlantique, l’enfoncement du capitalisme dans la décomposition s’est illustré également par l’exode de vagues de migrants des pays d’Amérique latine vers les États-Unis.
Face à ces manifestations de la décomposition de la société capitaliste, un nouveau danger est apparu pour le prolétariat : l’idéologie populiste basée sur une politique "identitaire" attaquant la solidarité du prolétariat en véhiculant l’illusion que, face à l’aggravation de la crise, et de la "réduction des ressources", les populations autochtones ne peuvent éviter le pire qu’au détriment des autres couches non-exploiteuses de la population. Cette politique se traduit par le protectionnisme, la stigmatisation des immigrés comme "profiteurs de l’État-Providence" et la fermeture des frontières aux vagues de migrants.
Le rejet de plus en plus ouvert des partis bourgeois traditionnels et des "élites", n’a pas débouché sur une politisation du prolétariat sur son terrain de classe mais par une tendance à rechercher des hommes "nouveaux" sur le terrain électoral de la démocratie bourgeoise, Ces "hommes nouveaux" sont en grande partie des démagogues populistes et des aventuriers (comme Donald Trump). La montée des partis d’extrême-droite dans plusieurs pays d’Europe, de même que l’arrivée au pouvoir de Trump aux États-Unis, élu avec de nombreux suffrages des ouvriers de la "ceinture de la rouille", révèle que certaines franges du prolétariat (particulièrement frappées par le chômage) peuvent être intoxiquées par le poison du populisme, de la xénophobie, du nationalisme et de toutes les idéologies réactionnaires et obscurantistes qui émanent du fumier nauséabond de la putréfaction du capitalisme.
La tendance au chacun pour soi et à la dislocation de la société s’est également manifestée par le danger d’embrigadement de certains secteurs du prolétariat derrière les drapeaux nationaux ou régionaux (comme ce fut le cas lors de la crise indépendantiste en Catalogne en 2018).
11) Du fait de la grande difficulté actuelle de la classe ouvrière à développer ses luttes, de son incapacité pour le moment à retrouver son identité de classe et à ouvrir une perspective pour l’ensemble de la société, le terrain social tend à être occupé par des luttes interclassistes particulièrement marquées par la petite bourgeoisie. Cette couche sociale sans devenir historique ne peut que véhiculer l’illusion d’une possibilité de réformer le capitalisme en revendiquant un capitalisme "à visage humain", plus démocratique, plus juste, plus propre, plus soucieux des pauvres et de la préservation de la planète.
Ces mouvements interclassistes sont le produit de l’absence de toute perspective qui touche aujourd’hui la société dans son ensemble, y compris une partie importante de la classe dirigeante elle-même.
La révolte populaire des "Gilets Jaunes" en France contre "la vie chère" de même que le mouvement international de la "jeunesse pour le climat" (Youth for climate) constituent une illustration du danger de l’interclassisme pour le prolétariat. La révolte citoyenne des "Gilets Jaunes" (soutenue et encouragée, au début, par tous les partis de la droite et de l’extrême-droite) a révélé la capacité de la bourgeoisie à utiliser les mouvements sociaux interclassistes contre la conscience du prolétariat.
En débloquant une enveloppe de 10 milliards d’euros face au chaos accompagnant les manifestations des Gilets Jaunes, la bourgeoisie française et ses médias ont pu instiller, de façon insidieuse, l’idée que seuls les mouvements citoyens, interclassistes, et les méthodes de luttes propres à la petite bourgeoisie peuvent faire reculer le gouvernement.
Face à l’accélération des attaques économiques contre la classe exploitée, et au danger du resurgissement des luttes ouvrières, la bourgeoisie cherche aujourd’hui à gommer les antagonismes de classe. En tentant de noyer et diluer le prolétariat dans "la population des citoyens", la classe dominante vise à l’empêcher de retrouver son identité de classe. La médiatisation internationale du mouvement des Gilets Jaunes révèle que c’est une préoccupation de la bourgeoisie de tous les pays.
Le mouvement de la jeunesse pour le climat, bien qu’exprimant une préoccupation globale et une inquiétude face à la menace de destruction de l’humanité, est totalement dévoyé sur le terrain des luttes parcellaires, facilement récupérables par la bourgeoisie et très fortement marquées par la petite bourgeoisie.
Le combat pour l’autonomie de classe du prolétariat est crucial dans cette situation imposée par l’aggravation de la décomposition du capitalisme :
Dans le rapport de forces entre la bourgeoisie et le prolétariat, c’est toujours la classe dominante qui est à l’offensive, sauf dans une situation révolutionnaire. Malgré ses difficultés internes et la tendance croissante à la perte de contrôle de son appareil politique, la bourgeoisie a été capable de retourner les manifestations de la décomposition de son système contre la conscience et l’identité de classe du prolétariat. La classe ouvrière n’a donc pas encore surmonté le profond recul qu’elle a subi depuis l’effondrement du bloc de l’Est et des régimes staliniens. Et ce d’autant plus que les campagnes démocratiques et anti-communistes, entretenues sur le long terme, ont été régulièrement remises au goût du jour (par exemple à l’occasion du centenaire de la Révolution d’Octobre 1917).
12) Néanmoins, malgré trois décennies de recul de la lutte de classe, la bourgeoisie n’est pas parvenue à infliger jusqu’à présent une défaite décisive à la classe ouvrière, comme ce fut le cas dans les années 1920-30. Malgré la gravité des enjeux de la période historique actuelle, la situation n’est pas identique à celle de la période de contre-révolution. Le prolétariat des pays centraux n’a pas subi de défaite physique (comme ce fut le cas lors de l’écrasement sanglant de la révolution en Allemagne au cours de la première vague révolutionnaire de 1917-23). Il n’a pas été massivement embrigadé derrière les drapeaux nationaux. La grande majorité des prolétaires ne sont pas prêts à sacrifier leur vie sur l’autel de la défense du capital national. Dans les grands pays industrialisés, aux États-Unis comme en Europe, les masses prolétariennes n’ont pas adhéré aux croisades impérialistes (et soi-disant "humanitaires") de "leur" bourgeoisie nationale.
La lutte de classe du prolétariat est faite d’avancées et de reculs au cours desquels la classe ouvrière s’efforce de surmonter ses défaites, d’en tirer les leçons pour repartir de nouveau au combat. Comme l’affirmait Marx dans le 18 Brumaire, "Les révolutions bourgeoises, comme celles du XVIII° siècle, se précipitent rapidement de succès en succès, (…) Les révolutions prolétariennes, par contre, comme celles du XIX° siècle, se critiquent elles-mêmes constamment, interrompent à chaque instant leur propre cours, reviennent sur ce qui semble déjà être accompli pour le recommencer à nouveau, raillent impitoyablement les hésitations, les faiblesses et les misères de leurs premières tentatives, paraissent n’abattre leur adversaire que pour lui permettre de puiser de nouvelles forces de la terre et de se redresser à nouveau, formidable, en face d’elles, reculent constamment à nouveau devant l’immensité infinie de leurs propres buts, jusqu’à ce que soit créée enfin la situation rendant impossible tout retour en arrière, et que les circonstances elles-mêmes crient : Hic Rhodus, hic salta !"
Ces "circonstances" qui doivent créer "la situation rendant impossible tout retour en arrière", seront déterminées, en premier lieu, par l’épuisement des palliatifs qui ont permis jusqu’à présent à la bourgeoise de freiner l’effondrement de l’économie mondiale. En effet, pour que soient créées les conditions de surgissement d’une période de luttes révolutionnaires, il faut "que les exploiteurs ne puissent pas vivre et gouverner comme autrefois. C’est seulement lorsque "ceux d’en bas" ne veulent plus et que "ceux d’en haut" ne peuvent plus continuer de vivre à l’ancienne manière, c’est alors seulement que la révolution peut triompher." (Lénine, La Maladie infantile…)
L’aggravation inexorable de la misère, de la précarité, du chômage, les atteintes à la dignité des exploités dans les années à venir constituent la base matérielle qui pourra pousser les nouvelles générations de prolétaires à retrouver le chemin des combats menés par les générations précédentes pour la défense de toutes leurs conditions d’existence. Malgré tous les dangers qui menacent le prolétariat, la période de décomposition du capitalisme n’a pas mis fin aux "circonstances" objectives qui ont constitué l’aiguillon des combats révolutionnaires du prolétariat depuis le début du mouvement ouvrier.
13) L’aggravation de la crise économique a d’ores et déjà fait apparaître une nouvelle génération sur la scène sociale, même si c’est encore de façon très limitée et embryonnaire : en 2006, le mouvement des étudiants en France contre le CPE, suivi cinq ans plus tard par le mouvement des "Indignés" en Espagne. Ces deux mouvements massifs de la jeunesse prolétarienne ont retrouvé spontanément les méthodes de luttes de la classe ouvrière, notamment la culture du débat dans les assemblées générales massives ouvertes à tous.
Ces mouvements ont également été caractérisés par la solidarité entre les générations (alors que le mouvement des étudiants de la fin des années 1960, très fortement marqué par le poids de la petite bourgeoisie, s’était développé contre la génération qui avait été embrigadée dans la guerre).
Si, dans le mouvement contre le CPE, la grande majorité des étudiants en lutte contre la perspective du chômage et de la précarité, s’est reconnue comme faisant partie de la classe ouvrière, les Indignés en Espagne (bien que leur mouvement se soit étendu à l’échelle internationale grâce aux réseaux sociaux) n’avaient pas une claire conscience d’appartenir à la classe exploitée.
Alors que le mouvement massif contre le CPE était une riposte prolétarienne à une attaque économique (qui a obligé la bourgeoisie à reculer en retirant le CPE), celui des Indignés était marqué essentiellement par une réflexion globale sur la faillite du capitalisme et la nécessité d’une autre société.
Au sein de cette nouvelle génération, l’identité de classe du prolétariat n’a pas encore été retrouvée du fait du manque d’expérience de cette jeune génération, de sa vulnérabilité aux mystifications de l’idéologie "altermondialiste" et de sa difficulté à se réapproprier l’histoire et l’expérience du mouvement ouvrier.
Néanmoins, ces mouvements avaient commencé à poser les premiers jalons d’une lente maturation de la conscience au sein de la classe ouvrière (et notamment de ses jeunes générations hautement qualifiées) des enjeux de la situation historique présente
14) Une caractéristique essentielle du développement de la conscience de classe du prolétariat a toujours été sa capacité de maturation souterraine, c’est-à-dire l’aptitude à se développer en dehors des périodes de luttes ouvertes et même dans des périodes de défaites majeures. La conscience de classe peut se développer en profondeur, dans de petites minorités, sans qu’elle ne s’étende largement dans l’ensemble du prolétariat. Le développement de la conscience de classe ne doit donc pas être mesuré uniquement par son extension immédiate dans la classe à une période donnée, mais également à travers sa continuité historique. Comme nous l’avions affirmé dans l’article de la Revue internationale n°42 "Débat interne : "Les glissements centristes vers le conseillisme" : "Il est nécessaire de distinguer ce qui relève d’une continuité dans le mouvement historique du prolétariat – l’élaboration progressive de ses positions politiques et de son programme –, de ce qui est lié aux facteurs circonstanciels – l’étendue de leur assimilation et de leur impact dans l’ensemble de la classe."
L’existence et le maintien déterminé des organisations de la Gauche communiste jusqu’à présent, dans les conditions difficiles de la décomposition du capitalisme, expriment cette capacité souterraine de la conscience de classe à développer son mouvement historique dans une période de profonde désorientation du prolétariat comme celle que nous vivons aujourd’hui.
Cette maturation souterraine de la conscience de classe du prolétariat se manifeste également aujourd’hui par l’émergence de petites minorités et de jeunes éléments à la recherche d’une perspective de classe et des positions de la Gauche communiste.
Les organisations de la Gauche communiste ne doivent pas passer à côté de ces petites minorités, même si elles apparaissent comme insignifiantes. Le processus de décantation dans le période de décomposition du capitalisme est beaucoup lent et heurté qu’il ne l’était à la fin des années 1960 et au début des années 1970.
Malgré les effets délétères de la décomposition et les dangers qui guettent le prolétariat, "Aujourd’hui, la perspective historique reste totalement ouverte. Malgré le coup porté par l’effondrement du bloc de l’Est à la prise de conscience du prolétariat, celui-ci n’a subi aucune défaite majeure sur le terrain de sa lutte. (…) Mais en outre, et c’est là l’élément qui détermine en dernier ressort l’évolution de la situation mondiale, le même facteur qui se trouve à l’origine du développement de la décomposition, l’aggravation inexorable de la crise du capitalisme, constitue le stimulant essentiel de la lutte et de la prise de conscience de la classe, la condition même de sa capacité à résister au poison idéologique du pourrissement de la société. En effet, autant le prolétariat ne peut trouver un terrain de rassemblement de classe dans des luttes partielles contre les effets de la décomposition, autant sa lutte contre les effets directs de la crise elle-même constitue la base du développement de sa force et de son unité de classe" (Thèses sur la décomposition)
15) Dans les luttes économiques et défensives du prolétariat "Parfois, les ouvriers triomphent ; mais c’est un triomphe éphémère. Le résultat véritable de leurs luttes est moins le succès immédiat que l’union grandissante des travailleurs. Cette union est facilitée par l’accroissement des moyens de communication qui sont créés par une grande industrie et qui permettent aux ouvriers de localités différentes de prendre contact. Or, il suffit de cette prise de contact pour centraliser les nombreuses luttes locales, qui partout revêtent le même caractère, en une lutte nationale, en une lutte de classes. Mais toute lutte de classes est une lutte politique, et l’union que les bourgeois du Moyen-âge mettaient des siècles à établir avec leurs chemins vicinaux, les prolétaires modernes la réalisent en quelques années grâce aux chemins de fer. Cette organisation du prolétariat en classe, et donc en parti politique, est sans cesse détruite de nouveau par la concurrence que se font les ouvriers entre eux. Mais elle renaît toujours, et toujours plus forte, plus ferme, plus puissante" (Manifeste communiste).
"L’accroissement des moyens de communications" permettant aux ouvriers de "prendre contact" pour "centraliser les luttes locales" ne sont plus les chemins de fer, comme du temps de Marx, mais les nouvelles technologies numériques de télécommunication.
En fait, si les effets de la "mondialisation", les délocalisations, la disparition de pans entiers de l’industrie, la dispersion en une multitude de petites unités productives, la multiplication de petits emplois dans les services, la précarité et l’ubérisation du travail ont contribué à porter un coup à l’identité de classe du prolétariat des vieilles métropoles industrielles, les nouvelles conditions économiques, technologiques et sociales dans lesquelles il se trouve aujourd’hui contiennent des éléments favorables à une reconquête de cette identité de classe à une échelle bien plus vaste que par le passé. La "mondialisation" et surtout le développement de l’Internet, la création d’une sorte de "réseau mondial" des connaissances, des compétences, des collaborations dans le travail en même temps que les voyages de masse créent les bases objectives pour le développement d’une identité de classe à l’échelle planétaire, particulièrement pour les nouvelles générations prolétariennes.
16) Une des raisons majeures pour lesquelles le prolétariat n’a pas été en mesure de développer ses luttes et sa conscience au niveau requis par la gravité de la situation historique, est la rupture de la continuité politique avec le mouvement ouvrier du passé (et notamment de la première vague révolutionnaire de 1917-23). Cette rupture a été illustrée par la faiblesse des organisations révolutionnaires du courant de la Gauche communiste qui avait combattu le stalinisme dans les années 1920-30.
C’est dire la responsabilité énorme qui repose sur la Gauche communiste comme pont entre l’ancien parti qui a disparu (la 3e Internationale) et le futur parti du prolétariat. Sans la constitution de ce futur parti mondial, la révolution prolétarienne sera impossible et l’humanité finira par être engloutie par la barbarie guerrière ou/et la lente décomposition de la société bourgeoise.
Mai 2019
Le Rapport sur la question du "Cours historique" du 23e Congrès du CCI, que nous publions ci-dessous, confirme un changement significatif d'analyse par rapport à celui élaboré dans un texte fondamental de 1978 intitulé "Le cours historique [75]"[1].
En bref, ce changement d'analyse découle directement de la modification du contexte mondial, consécutif à chute du bloc impérialiste de l'Est en 1989, qui a conduit, à son tour, à la désintégration du bloc occidental. Ce qui change en effet dans la nouvelle situation, avec l'entrée du monde de pleins pieds dans la période de décomposition du capitalisme, c'est la nécessité d'analyser les changements significatifs dans l'évolution du rapport de force entre les classes ; en particulier le fait que l'alternative révolution ou destruction de l'humanité à travers la guerre mondiale, ne se pose plus dans les mêmes termes vu que, avec la disparition des blocs impérialistes, la guerre mondiale n'est plus à l'ordre du jour.
En effectuant le changement nécessaire de notre analyse, nous avons repris la méthode de Marx et du mouvement marxiste, depuis sa création, consistant à changer de position, d'analyse, et même de programme complet, dès lors qu'ils ne correspondaient plus à la marche de l'histoire, et cela pour être fidèles au but même du marxisme comme théorie révolutionnaire. Un exemple célèbre est celui des modifications importantes que Marx et Engels ont apportées successivement au Manifeste communiste lui-même, résumées dans les préfaces ultérieures qu'ils ont ajoutées à cette œuvre fondamentale, à la lumière des changements historiques intervenus. Les générations suivantes de marxistes révolutionnaires ont adopté la même méthode critique :
L'insistance de Rosa, à cette époque, sur la nécessité de reconsidérer les analyses antérieures afin d'être fidèle à la nature et à la méthode du marxisme, en tant que théorie révolutionnaire, était directement liée à la signification changeante de la Première Guerre mondiale. La guerre de 1914-1918 a marqué le tournant du capitalisme en tant que mode de production, de sa période d'ascension ou de progrès à une période de décadence et d'effondrement, laquelle a fondamentalement changé les conditions et le programme du mouvement ouvrier. Mais seule la gauche de la 2ème Internationale commença à reconnaître que la période précédente était définitivement révolue et que le prolétariat entrait dans l'" époque des guerres et des révolutions ", comme l'appellera plus tard la 3ème Internationale. La droite opportuniste de la Social-démocratie a faussement prétendu que la première guerre inter-impérialiste était une guerre de défense nationale - comme les guerres limitées et mineures du XIXe siècle - et a uni ses forces à la bourgeoisie impérialiste, tandis que l'aile centriste prétendait que la guerre n'était qu'une aberration temporaire et que les choses allaient "redevenir normales" après la cessation des hostilités. Les représentants de ces deux courants finirent par combattre la vague révolutionnaire prolétarienne qui mit fin à la première guerre mondiale, tandis que les dirigeants des insurrections prolétariennes comme Rosa, Lénine et Trotsky, dans les partis communistes nouvellement formés, préservèrent l'"honneur du socialisme international" en écartant les formules dépassées de la Social-Démocratie qui étaient maintenant utilisées pour justifier la contre révolution.
Les changements sans précédent marqués par la fin de la guerre froide en 1989 n'étaient pas de la même ampleur que ceux de 1914. Mais ils ont marqué une nouvelle étape significative dans le développement de la décadence capitaliste, coïncidant avec l'émergence de sa phase finale, celle de la décomposition sociale. Si le tournant de 1989 n'a pas changé le programme de la classe ouvrière qui conserve sa validité pendant toute la décadence du capitalisme, il a marqué une modification majeure par rapport aux conditions dans lesquelles la lutte de classe avait évolué jusqu'alors dans les sept décennies entre 1914 et 1989. Le Rapport que nous publions contribue à l'effort critique de mise à jour de l'analyse marxiste sur ce tournant majeur de l'histoire mondiale.
En 1989, au moment même des événements qui ont secoué le monde, le CCI avait déjà analysé, dans divers textes, les changements très importants qui s'opéraient. Dans ses Thèses sur la décomposition (Revue internationale n° 62, 1990) et le texte sur le Militarisme et la décomposition (IR64, 1991), le CCI a prédit que la période suivante serait dominée par la putréfaction accélérée et le chaos d'un mode de production dans son agonie qui serait encore traversé par les contradictions violentes et destructrices de la décadence capitaliste mais sous une forme et dans un contexte nouveaux. La résurgence de la lutte de classe prolétarienne, qui avait commencé en 1968 et qui avait empêché le déclenchement d'une troisième guerre mondiale, se heurtait maintenant à de nouvelles difficultés et à une longue période de repli et de désorientation, mais l'aggravation de la crise économique mondiale poussera le prolétariat à reprendre son combat.
De plus, l'effondrement du bloc de l'Est a mis fin, peut-être définitivement, à la division du monde en deux camps armés, laquelle avait constitué la forme principale selon laquelle l'impérialisme avait opéré l'impérialisme mondial dans sa phase décadente. La première et la seconde guerre mondiale, ainsi que les événements qui les ont précédés et suivis, ont montré que le capitalisme ne pouvait plus évoluer grâce à l'expansion coloniale comme au XIXe siècle, et qu'il ne restait plus à chacun des impérialistes rivaux que de tenter d'opérer une nouvelle division du marché mondial à son avantage, à travers les massacres de la guerre. Et cette tentative s'articulait à travers la tendance au regroupement des différents pays derrière chacun des deux gangsters les plus puissants, un processus pleinement confirmé après 1945. Après la période 1914-1989 dominées par la division du monde en deux blocs impérialistes rivaux, la tendance à la formation des blocs cesse d'être dominante dans les relations inter impérialistes et chaque puissance poursuit désormais son chemin sanglant en étant guidé par le "chacun pour soi".
Le rapport examine et réaffirme cette analyse modifiée depuis 1989. Mais il en étend encore la portée.
En 2015, le 21ème Congrès du CCI a lancé un grand projet à long terme passant en revue 40 ans de son existence pour "identifier de la façon la plus lucide possible nos forces et nos faiblesses, ce qui était valable dans nos analyses et les erreurs que nous avons commises afin de nous armer pour les surmonter" (40 ans après la fondation du CCI, quel bilan et quelles perspectives pour notre activité ? Revue internationale n° 156)e Rapport sur la question du cours historique du 23eme congrès est une conséquence de cet effort spécifique et pousse plus loin l'analyse déjà contenue dans les textes produits il y a trente ans en réexaminant point par point le texte original sur le cours historique de 1978. Ce faisant, il en conclut que le terme même de "cours historique" ne peut plus être considéré comme adéquat pour couvrir toutes les périodes de la lutte de classe. Il s'applique à la période allant de Sarajevo 1914 à l'effondrement de l'URSS en 1989, mais pas à la période précédente ni à la période suivante. En tirant cette conclusion, le rapport souligne une distinction très importante à opérer entre deux concepts différents :
Ces deux concepts - cours historique et rapport de forces entre les classes - ne sont donc pas identiques ni synonymes, mais le texte de 1978 n'établit pas clairement cette distinction.
Nous sommes heureux de constater qu'avant sa publication, le Rapport a déjà suscité un débat public animé (plusieurs dizaines de contributions à ce jour sur notre forum en ligne [76] sur le sujet depuis juillet) car ses principales conclusions figuraient déjà dans la Résolution sur la situation internationale du 23e Congrès qui a déjà été proposée à nos lecteurs. Ce n'est pas encore le moment de faire le bilan de ce débat qui en est encore à ses débuts. Mais il doit se développer. Le débat critique est une partie essentielle de l'effort marxiste pour développer une nouvelle compréhension alors que nous continuons à négocier les "orages de l'histoire".
Selon la conception matérialiste de l'histoire développée par Marx, les contradictions du système capitaliste conduisent à une alternative historique, le socialisme ou la barbarie : soit une lutte menant au renversement de la bourgeoisie par le prolétariat, soit la ruine mutuelle de ces classes et de la société elle -même.
Comprendre le développement de la lutte de classe au sein du capitalisme - ses différentes étapes historiques, ses avancées et ses reculs, les forces relatives changeantes des adversaires - a donc été d'une importance décisive pour les analyses de l'avant-garde communiste du prolétariat et un aspect intrinsèque de l'application de la méthode marxiste.
Les changements majeurs des paramètres de la situation mondiale en 1989, provoqués par l'effondrement du bloc de l'Est et l'entrée du capitalisme décadent dans sa phase finale de décomposition sociale, ont conduit l'organisation à prendre en compte les difficultés accrues pour le prolétariat dans cette nouvelle situation, et à modifier son analyse de la dynamique de la société en fonction du rapport de force entre les classes. En effet, cette analyse, telle qu'elle était exposée dans le texte sur le Cours historique ( CH78) du 3e Congrès du CCI en 1978[2] n'était plus appropriée au monde post-1989 où les rivalités impérialistes ne sont désormais plus canalisées dans la confrontation de deux blocs impérialistes rivaux, mais dans un monde où la réponse capitaliste d'une nouvelle guerre impérialiste mondiale ne constitue désormais plus une possibilité historique dans un avenir proche. Les textes produits par le CCI immédiatement après l'effondrement du bloc de l'Est tels que "Militarisme et décomposition" (Revue internationale n° 64,1991), les "Thèses sur la décomposition sociale du capitalisme" (Revue internationale n° 62, 1990), l'article "Après l'effondrement du bloc de l'est, déstabilisation et chaos" (Revue internationale n° 61, 1990), définissent déjà clairement l'enjeu du rapport mondial de forces entre les classes en se basant sur un paradigme différent de celui du texte CH78.
Au cours des deux décennies écoulées depuis 1990, le CCI a, dans de nombreux textes et articles, élaboré ce changement d'analyse concernant le rapport de force entre les classes et l'enjeu de celui-ci au niveau de la dynamique de la société, en particulier dans des rapports et résolutions sur la lutte de classe pour ses Congrès internationaux et publiés dans notre presse. Ceux-ci confirment en particulier les difficultés et menaces accrues pour le prolétariat, créées par la période de la décomposition sociale du capitalisme.
À cet égard, on peut citer par exemple le rapport sur la lutte des classes pour le 13e Congrès du CCI en 1999 (Revue internationale n° 99) ou le rapport sur la lutte des classes pour le 14e Congrès en 2001 (Revue internationale n° 107) qui était sous-titré "le concept de cours historique dans le mouvement révolutionnaire".
D'autres articles traitant du problème du rapport de force entre les classes dans la période de décomposition devraient également être pris en compte, tels que "Pourquoi le prolétariat n'a pas encore renversé le capitalisme" (Revue internationale n° 103 et 104), et les articles "Comprendre la décomposition du capitalisme", celui de Revue internationale n° 117 en particulier[3].
Cependant, bien qu'elle ait développé les principaux éléments théoriques pour comprendre ce qui change dans le rapport de force entre les classes, l'organisation n'a jusqu'à présent pas procédé à un réexamen spécifique du texte CH78. Il est évident qu'une rectification de cette anomalie - même tardive - est nécessaire si nous voulons être scrupuleusement fidèles à notre méthode historique qui consiste non seulement à modifier ou changer notre analyse et notre argumentation à la lumière d'événements majeurs, mais aussi à justifier ce changement en se référant spécifiquement à l'analyse originale. Notre méthode politique n'a jamais été d'abandonner des positions ou des analyses antérieures sans en rendre compte et le justifier publiquement, car une invariance ou un monolithisme a historiques sont impossibles et ne peuvent que constituer une barrière à la clarification de la conscience de classe. Ce qui reste valable dans le texte CH78, ce qui a été dépassé par le changement de contexte historique dans le capitalisme décadent, et comment ce dernier a révélé les limites du texte CH78, tout cela doit être compris et expliqué plus clairement, afin que des anachronismes restants puissent être révélés et clarifiées.
Point 1) Les révolutionnaires doivent faire des prédictions. En fait, c'est une capacité et un besoin spécifiques de la conscience humaine à prédire (cf. la comparaison faite par Marx entre l'abeille instinctive et l'architecte humain conscient). Le marxisme, en tant que méthode scientifique, comme la science dans son ensemble, transforme : "des hypothèses basées sur une première série d'expériences en prédictions, et en confrontant ces prédictions à de nouvelles expériences, le chercheur peut vérifier (ou invalider) ces hypothèses et faire progresser sa compréhension"[4].
Le marxisme fonde sa perspective de la révolution communiste sur une analyse scientifique et matérialiste de l'effondrement du capitalisme et des intérêts de classe du prolétariat révolutionnaire.
Cette perspective générale et à long terme est relativement simple pour les marxistes. La difficulté pour les révolutionnaires est de prévoir à moyen terme si la lutte de classe avance ou recule. En premier lieu, le marxisme ne peut évidemment pas s'appuyer sur des expériences contrôlées comme le peut la science de laboratoire.
Point 2) De plus, la lutte de classe prolétarienne se caractérise par des périodes d'évolution très différentes, de creux et de pics extrêmes, du fait que la classe ouvrière est une classe exploitée sans base de pouvoir dans l'ancienne société et donc destinée à de longues périodes de soumission. Les poussées relativement courtes de son combat sont déterminées par les périodes de crise du capitalisme (crise économique et guerre). Le prolétariat ne peut pas progresser victoire en victoire, comme ce fut les cas pour les nouvelles classes exploitantes du passé. En fait, la victoire finale du prolétariat est conditionnée par une longue série de défaites douloureuses. D'où la déclaration de Marx dans Le 18 Brumaire de Louis Napoléon de 1852 sur le cours extrêmement inégal de l'évolution de la lutte des classes[5]. La réalité d'un tel développement en dents de scie de la lutte de classe était évidente dans le passé, mais la longueur et la profondeur de la contre-révolution entre 1923 et 1968 ont eu tendance à l'obscurcir.
Point 3) Néanmoins, des prévisions précises à moyen terme par les révolutionnaires concernant l'évolution du rapport de force entre les classes sont essentielles. Les conséquences des erreurs à cet égard sont éloquentes : l'aventurisme de Willich-Schapper après les défaites des révolutions de 1848 ; la "théorie de l'offensive" du KAPD lorsque la vague révolutionnaire a reflué dans les années 1920 ; la fondation par Trotsky de la 4ème Internationale en 1938 au plus profond de la contre-révolution. Au contraire de ces exemples, des prédictions se sont avérées parfaitement justes : Marx et Engels reconnaissent qu'après les défaites de 1848 et 1871, une période de repli de la classe ouvrière était inévitable ; la prédiction de Lénine dans les Thèses d'avril 1917 de la marée montante de la révolution mondiale ; l'identification, par la gauche italienne, des années 1930 comme correspondant à une période de défaite décisive.
Points 4/5/11) Prédire la direction de la lutte de classe indique si les révolutionnaires nagent avec ou contre le courant. Les erreurs, ou l'ignorance d'un sens au courant, peuvent être catastrophiques. Cela a été particulièrement vrai dans la décadence capitaliste où les enjeux, guerre impérialiste ou révolution prolétarienne, sont tellement plus élevés qu'à l'époque de l'ascendance capitaliste.
Point 6) L'opposition et l'exclusion mutuelle des deux termes de l'alternative historique, guerre ou révolution. Alors que la crise du capitalisme décadent peut déboucher sur l'un ou l'autre des deux termes de l'alternative, ces derniers ne se développent pas à l'unisson mais de manière antagoniste. Ce point s'adresse particulièrement à Battaglia Communista et à la CWO qui voyaient, et voient toujours, la guerre mondiale et la révolution comme tout aussi possibles depuis 1968.
Points 7/8) Ces points ont pour but de montrer que les guerres mondiales impérialistes du XXe siècle et en particulier celle de 1939-1945 ne pouvaient se dérouler qu'une fois le prolétariat vaincu, une fois ses tentatives révolutionnaires écrasées et une fois qu'il fût mobilisé derrière les idéologies de guerre de ses maîtres impérialistes respectifs avec l'aide des partis ouvriers traitres qui avaient franchi la frontière de classe.
Point 9) La situation du prolétariat depuis 1968 n'est plus la même qu'avant les deux guerres mondiales précédentes. Il est invaincu et combatif, il résiste aux idéologies mobilisatrices des blocs impérialistes et constitue donc une barrière au déclenchement d'une troisième guerre mondiale.
Point 10) Toutes les conditions militaires et économiques d'une nouvelle guerre mondiale existent déjà, il ne manque que l'adhésion du prolétariat, un point également adressé à Battaglia qui avait d'autres arguments pour expliquer pourquoi la guerre mondiale n'avait pas encore éclaté.
Les cinq premiers points du texte CH78 conservent toute leur pertinence par rapport à l'importance et à la nécessité pour les révolutionnaires de prévoir l'évolution future de la lutte de classe. À savoir : la justification de la nécessité de telles prévisions du point de vue de la méthode marxiste ; la pertinence des exemples historiques qui montrent le caractère critique des prévisions des révolutionnaires concernant la lutte de classe et les graves conséquences des erreurs à cet égard ; les arguments contre l'indifférence ou l'agnosticisme de Battaglia et du CWO sur cette question.
L'argument central du texte conserve également toute sa validité pour la période 1914-1989. Avec le début de la période de décadence du capitalisme, les conditions de l'évolution du rapport de force entre les classes ont fondamentalement changé par rapport à celles de la période d'ascendance. La tendance de l'impérialisme de la période de décadence à conduire à des conflagrations mondiales entre blocs rivaux nécessitant la mobilisation massive de la classe ouvrière comme chair à canon, a éclaté de plein fouet pendant la première guerre mondiale. Le déclenchement des hostilités dépendait d'une défaite politique des principaux bataillons du prolétariat mondial. Les partis sociaux-démocrates et les syndicats, putréfiés par un long processus de dégénérescence opportuniste et révisionniste, échouèrent au moment critique de 1914 et, à quelques exceptions près, abandonnèrent l'internationalisme pour se joindre à l'effort de guerre de leurs propres impérialismes nationaux, entraînant la classe ouvrière désorientée derrière eux. L'expérience du massacre sans précédent d'ouvriers en uniforme dans les tranchées et la misère sur le "front intérieur" conduisirent cependant, après quelques années, à la récupération par le prolétariat d'un poids dans le rapport de force entre les classes ; elles permirent l'ouverture de la vague révolutionnaire mondiale de 1917-1923, qui obligea la bourgeoisie à mettre fin à la guerre pour prévenir la contamination de la révolution prolétarienne.
Dès la première guerre mondiale, l'idée d'un cap historique, à partir duquel la lutte des classes s'orientait vers la guerre ou vers la révolution, a donc acquis une véracité profonde. Pour imposer sa réponse militaire aux crises de la décadence capitaliste, l'impérialisme a requis la défaite des aspirations révolutionnaires du prolétariat et, quand elles ont été écrasées, sa mobilisation derrière les intérêts de la bourgeoisie. Inversement, la résurgence du prolétariat a constitué un obstacle majeur à cette entreprise et a ouvert la voie à la solution du prolétariat : la révolution communiste.
La défaite de la révolution en Russie, en Allemagne et ailleurs dans les années 1920 a permis l'ouverture d'un cours vers une seconde guerre mondiale. Contrairement à ce qui s'était produit dans la période précédant la Première guerre mondiale, celle précédant la Deuxième n'a pas donné lieu à un renversement du cours, le prolétariat ayant été vaincu non seulement politiquement mais aussi physiquement par la brutalité et la terreur sans précédent du stalinisme et du fascisme, d'une part, et de l'antifascisme démocratique, de l'autre avant et immédiatement après les massacres. Contrairement à la Première Guerre mondiale, aucune vague révolutionnaire n'émergea des ruines de la Seconde. Cette situation de défaite prolétarienne continue n'a pas cependant pas conduit à une troisième guerre mondiale après 1945, comme le pensaient les révolutionnaires de l'époque. Les années 1950 et 60 furent le théâtre d'une longue période de reprise économique et de guerre froide, avec des guerres locales par procuration. Au cours de cette période, le prolétariat a progressivement retrouvé sa force alors que diminuait le poids des idéologies guerrières des années 1930. L'ouverture d'une nouvelle crise économique mondiale allait entraîner une nouvelle résurgence de la lutte des classes amorcée en 1968, empêchant la "solution" impérialiste à la crise, celle d'une troisième guerre mondiale. Mais la classe ouvrière n'a pas été capable d'aller au-delà de ses luttes défensives en développant une offensive révolutionnaire. L'effondrement de l'un des deux blocs impérialistes en présence, le bloc de l'Est, en 1989, a effectivement mis fin à la possibilité d'une guerre mondiale, bien que la guerre impérialiste elle-même ait continué à s'accélérer sous une forme chaotique sous l'impulsion de l'approfondissement de la crise économique mondiale.
Pour comprendre ce problème, nous citerons tout d'abord un long extrait d'un rapport d'une réunion plénière de notre organe central international en janvier 1990 :"Dans la période de décadence du capitalisme, TOUS les États sont impérialistes et prennent les dispositions pour assumer cette réalité : économie de guerre, armements, etc. C'est pour cela que l'aggravation des convulsions de l'économie mondiale ne pourra qu'attiser les déchirements entre ces différents États, y compris, et de plus en plus, sur le plan militaire. La différence avec la période qui vient de se terminer, c'est que ces déchirements et antagonismes qui auparavant étaient contenus et utilisés par les deux grands blocs impérialistes, vont maintenant passer au premier plan. La disparition du gendarme impérialiste russe, et celle qui va en découler pour le gendarme américain vis-à-vis de ses principaux "partenaires" d'hier, ouvrent la porte au déchaînement de toute une série de rivalités plus locales. Ces rivalités et affrontements ne peuvent pas, à l'heure actuelle, dégénérer en un conflit mondial (même en supposant que le prolétariat ne soit plus en mesure de s'y opposer). En revanche, du fait de la disparition de la discipline imposée par la présence des blocs, ces conflits risquent d'être plus violents et plus nombreux, en particulier, évidemment, dans les zones où le prolétariat est le plus faible.
Jusqu'à présent, dans la période de décadence, une telle situation d'éparpillement des antagonismes impérialistes, d'absence d'un partage du monde (ou de ses zones décisives) entre deux blocs, ne s'est jamais prolongée. La disparition des deux constellations impérialistes qui étaient sorties de la seconde guerre mondiale porte, avec elle, la tendance à la recomposition de deux nouveaux blocs. Cependant, une telle situation n'est pas encore à l'ordre du jour (…) la tendance à un nouveau partage du monde entre deux blocs militaires est contrecarrée, et pourra peut-être même être définitivement compromise, par le phénomène de plus en plus profond et généralisé de décomposition de la société capitaliste tel que nous l'avons déjà mis en évidence (voir Revue Internationale n° 57).
Dans un tel contexte de perte de contrôle de la situation par la bourgeoisie mondiale, il n'est pas dit que les secteurs dominants de celle-ci soient aujourd'hui en mesure de mettre en œuvre l'organisation et la discipline nécessaires à la reconstitution de blocs militaires. (…) C'est pour cela qu'il est fondamental de mettre en évidence que, si la solution du prolétariat - la révolution communiste - est la seule qui puisse s'opposer à la destruction de l'humanité (qui constitue la seule "réponse" que la bourgeoisie puisse apporter à sa crise), cette destruction ne résulterait pas nécessairement d'une troisième guerre mondiale. Elle pourrait également résulter de la poursuite, jusqu'à ses conséquences extrêmes (catastrophes écologiques, épidémies, famines, guerres locales déchaînées, etc.) de cette décomposition.
L'alternative historique "Socialisme ou Barbarie", telle qu'elle a été mise en évidence par le marxisme, après s'être concrétisée sous la forme de "Socialisme ou Guerre impérialiste mondiale" au cours de la plus grande partie du 20e siècle, s'était précisée sous la forme terrifiante de "Socialisme ou Destruction de l'humanité" au cours des dernières décennies du fait du développement des armements atomiques. Aujourd'hui, après l'effondrement du bloc de l'Est, cette perspective reste tout à fait valable. Mais il convient de mettre en avant qu'une telle destruction peut provenir de la guerre impérialiste généralisée OU de la décomposition de la société. (…)
Même si la guerre mondiale ne saurait, à l'heure actuelle, et peut-être de façon définitive, constituer une menace pour la vie de l'humanité, cette menace peut très bien provenir, comme on l'a vu, de la décomposition de la société. Et cela d'autant plus que si le déchaînement de la guerre mondiale requiert l'adhésion du prolétariat aux idéaux de la bourgeoisie, phénomène qui n'est nullement à l'ordre du jour à l'heure actuelle pour ses bataillons décisifs, la décomposition n'a nul besoin d'une telle adhésion pour détruire l'humanité. En effet, la décomposition de la société ne constitue pas, à proprement parler, une "réponse" de la bourgeoisie à la crise ouverte de l'économie mondiale. En réalité, ce phénomène peut se développer justement parce que la classe dominante n'est pas en mesure, du fait du non embrigadement du prolétariat, d'apporter SA réponse spécifique à cette crise, la guerre mondiale et la mobilisation en vue de celle-ci. La classe ouvrière, en développant ses luttes (comme elle l'a fait depuis la fin des années 1960), en ne se laissant pas embrigader derrière les drapeaux bourgeois, peut empêcher la bourgeoisie de déchaîner la guerre mondiale. En revanche, seul le renversement du capitalisme est en mesure de mettre fin à la décomposition de la société. De même qu'elles ne peuvent en aucune façon s'opposer à l'effondrement économique du capitalisme, les luttes du prolétariat dans ce système ne peuvent constituer un frein à sa décomposition".
Ainsi, 1989 marque un changement fondamental dans la dynamique générale de la société capitaliste en décadence.
Avant cette date, le rapport de force entre les classes était le facteur déterminant de cette dynamique : c'est de ce rapport de force entre les classes que dépendait le résultat de l'exacerbation des contradictions du capitalisme : soit le déclenchement de la guerre mondiale, soit le développement de la lutte des classes avec, en perspective, le renversement du capitalisme.
Après cette date, cette dynamique générale de décadence capitaliste n'est plus directement déterminée par le rapport de force entre les classes. Quel que soit le rapport de force, tant qu'aucune classe n'est à même d'imposer sa solution (guerre mondiale ou révolution mondiale), le capitalisme va continuer à sombrer dans la décadence, car la décomposition sociale tend à échapper au contrôle des classes en conflit.
Dans le paradigme qui a dominé la majeure partie du XXe siècle, la notion de "cours historique" a défini les deux issues possibles d'une tendance historique : soit la guerre mondiale, soit les conflits de classes. Une fois que le prolétariat a subi une défaite décisive (comme à la veille de 1914 ou à la suite de l'écrasement de la vague révolutionnaire de 1917-23), la guerre mondiale est devenue inévitable. Dans le paradigme qui définit la situation actuelle (jusqu'à ce que deux nouveaux blocs impérialistes soient reconstitués, ce qui n'arrivera peut-être jamais), il est fort possible que le prolétariat subisse une défaite profonde sans que cela ait nécessairement une conséquence décisive sur l'évolution générale de la société. On peut se demander, bien sûr, si une telle défaite pourrait avoir pour conséquence d'empêcher définitivement le prolétariat de relever la tête. Il faudrait alors parler d'une défaite définitive qui conduirait à la fin de l'humanité. Une telle possibilité n'est pas à exclure, compte tenu notamment du poids croissant de la décomposition. Cette menace est clairement indiquée par le Manifeste du 9e Congrès du CCI : "Révolution communiste ou destruction de l'humanité [77]". Mais nous ne pouvons pas faire de pronostic en ce sens, ni par rapport à la situation actuelle de faiblesse de la classe ouvrière, ni même si cette situation venait à s'aggraver. C'est pourquoi le concept de "cours historique" n'est plus en mesure de définir la dynamique de la situation mondiale, ni le rapport de force entre la bourgeoisie et le prolétariat dans la période de décomposition. Devenant un concept désormais inadapté pour celle nouvelle période, il doit être abandonné.
En conclusion : le texte CH78, tout en conservant toute sa validité du point de vue de la méthode et de l'analyse de la période 1914-1989, est aujourd'hui limité, d'une part, par le fait d'avoir été dépassé par des événements historiques majeurs et sans précédent, d'autre part par sa tendance à identifier la notion de cours historique et celle d'’évolution du rapport de force entre classes, comme s'il s'agissait d'une seule et même chose , alors que ce n'est pas le cas. En particulier, le texte CH78 parle du cours historique pour décrire les différents moments de la lutte des classes au 19ème siècle alors qu'en fait :
D'une certaine manière, cette tendance à identifier par erreur le cours de l'histoire avec le rapport de force entre les classes en général est similaire à la manière imprécise dont le concept d'opportunisme a été utilisé. Pendant un certain temps, il y a eu une identification au sein du CCI entre l'opportunisme et le réformisme, et plus largement dans le milieu politique. À la fin du XIXe siècle et au début du XXe, même si une telle identification était déjà une erreur, elle reposait sur une réalité : en effet, à cette époque, une des manifestations majeures de l'opportunisme était constituée par le réformisme. Mais avec l'entrée du capitalisme dans sa période de décadence, le réformisme n'a plus sa place dans le mouvement ouvrier : des organisations où les courants qui prônent le remplacement du capitalisme par le socialisme par des réformes progressives du système actuel appartiennent nécessairement au camp de la bourgeoisie tandis que l'opportunisme continue à constituer une maladie qui peut affecter, et emporter, les organisations prolétariennes.
Nous avons eu tendance, sur la base de ce que la classe ouvrière a connu au cours du XXe siècle, à identifier la notion d'évolution du rapport de force entre les classes entre la bourgeoisie et le prolétariat à la notion de "cours historique", alors que ce dernier indique un résultat alternatif fondamental, la guerre ou révolution mondiale, une sanction du rapport de force entre les classes. D'une certaine manière, la situation historique actuelle est similaire à celle du XIXe siècle : le rapport de force entre les classes peut évoluer dans une direction ou dans une autre sans affecter de manière décisive la vie de la société. De même, ce rapport de force entre les classes ou son évolution ne peut plus être décrit comme un "parcours". En ce sens, le terme "défaite du prolétariat", s'il conserve toute sa valeur opérationnelle dans la période actuelle, ne peut plus avoir le même sens que dans la période antérieure à 1989. Ce qui est important, c'est de prendre en compte et d'étudier constamment l'évolution du rapport de force entre la bourgeoisie et le prolétariat : peut-on considérer que cette évolution est en faveur du prolétariat (ce qui ne signifie pas encore qu'il ne peut y avoir de retour en arrière) ou que nous sommes dans une dynamique d'affaiblissement de la classe (sachant que cette dynamique peut aussi être inversée).
Dans un sens plus général et à long terme, l'abandon du concept de "cours historique" met en évidence la nécessité pour les marxistes révolutionnaires de faire une étude historique plus approfondie de toute l'évolution de la lutte de classe prolétarienne afin de mieux comprendre les critères pour évaluer l'évolution du rapport de force entre les classes dans la période de la décomposition capitaliste.
[1] Revue Internationale n° 18.
[2] Publié dans la Revue internationale n°18
[3] Cet article note l'indifférence d'autres groupes de la gauche communiste à cette question, et leur rejet péremptoire des analyses de la CCI comme " non marxistes " qui indique qu'ils ne peuvent, jusqu'à présent, apporter aucune contribution théorique à cette question vitale de l'évolution du rapport de force entre les classes... d'autant qu'ils ont oublié la célèbre première ligne du manifeste communiste et donc un précepte essentiel du matérialisme historique.
En ce qui concerne les parasites, l'article rappelle l'attaque de la Fraction Interne du CCI (aujourd'hui GIGC) sur le rapport du CCI sur la lutte de classe du 14e Congrès de la CPI, et son analyse de l'effet de la décomposition capitaliste sur la lutte de classe, en tant qu'"opportuniste" et "révisionniste" , "la liquidation de la lutte de classe", alors même que les comparses de ce groupe étaient d'accord avant cette analyse, quand ils étaient membre du CCI quelques temps avant. La trahison organisationnelle va de pair avec l'idiotie politique dans le milieu parasitaire.
[4] "Le cours historique", Revue internationale n° 18.
[5] Les révolutions bourgeoises, comme celles du 18e siècle, se précipitent rapidement de succès en succès, leurs effets dramatiques se surpassent, les hommes et les choses semblent être pris dans des feux de diamant, l'enthousiasme extatique est l'état permanent de la société, mais elles sont de courte durée. Rapidement, elles atteignent leur point culminant, et un long malaise s'empare de la société avant qu'elle ait appris à s'approprier d'une façon calme et posée les résultats de sa période orageuse. Les révolutions prolétariennes, par contre, comme celles du 19e siècle, se critiquent elles-mêmes constamment, interrompent à chaque instant leur propre cours, reviennent sur ce qui semble déjà être accompli pour le recommencer à nouveau, raillent impitoyablement les hésitations, les faiblesses et les misères de leurs premières tentatives, paraissent n'abattre leur adversaire que pour lui permettre de puiser de nouvelles forces de la terre et se redresser à nouveau formidable en face d'elles, reculent constamment à nouveau devant l'immensité infinie de leurs propres buts jusqu'à ce que soit créée enfin la situation qui rende impossible tout retour en arrière, et que les circonstances elles-mêmes crient : Hic Rhodus, hic salta !
Dans sa phase de déclin final, la société capitaliste a donné naissance à toute une variété de "crises d’identité". L’atomisation inhérente à ce système de production généralisée de marchandises a atteint de nouveaux niveaux, et cela s’applique autant à la vie sociale dans son ensemble qu’aux réactions contre la misère galopante et l’oppression générées par ce système. D’un côté, les groupes comme les individus souffrant d’oppressions particulières sont encouragés à se mobiliser comme groupes particuliers pour combattre leur oppression – en tant que femmes, homosexuels, transgenres, minorités ethniques et autres – et parfois ils sont en compétition les uns contre les autres, comme on le voit avec l’actuelle confrontation entre les activistes transgenres et certaines branches du féminisme. Ces manifestations de "politique identitaire" sont en même temps cooptées par l’aile gauche de la bourgeoisie, au moins par ses échelons politiques les plus distingués académiquement et les plus puissants (comme le Parti démocrate aux États-Unis).
En même temps, l’aile droite de la bourgeoisie, alors qu’elle se plaint de l’émergence de ces politiques identitaires, défend ses propres formes de recherches identitaires : la recherche de l’Homme Véritable menacé par le spectre du féminisme, la nostalgie de l’Homme Blanc affrontant son remplacement par des hordes étrangères.
La recherche de ces identités et communautés, à tout le moins partielles et souvent entièrement fictives, n’est qu’une expression du caractère étranger de l’humanité à elle-même à une époque où une véritable communauté humaine universelle est à la fois possible et indispensable à la survie des espèces. Et avant tout, comme d’autres manifestations de la décomposition sociale, elle est le produit de la perte de la seule identité dont l’affirmation peut mener à la création d’une telle communauté, que l’on appelle le communisme : l’identité de classe du prolétariat. Le récent mouvement des "Gilets jaunes" en France nous offre une illustration des dangers qui peuvent surgir d’une telle perte d’identité : un grand nombre d’ouvriers, rendus à juste titre furieux par les attaques constantes contre leurs conditions de vie, se sont mobilisés non pas pour leurs intérêts propres, mais derrière les revendications et actions d’autres classes sociales – dans ce cas précis la petite-bourgeoisie et une partie de la bourgeoisie elle-même[1]
L’exploitation de la classe ouvrière est la pierre angulaire de tout l’édifice capitaliste. Ce n’est pas, comme les partisans des politiques identitaires le défendent ouvertement ou hypocritement, une simple oppression parmi d’autres. Parce que, malgré tous les changements qui se sont produits depuis deux siècles, le capitalisme continue à dominer le monde, et ce que Karl Marx écrivait en 1844 sur la nature révolutionnaire du prolétariat reste plus que jamais d’actualité. C’est une classe dont la lutte contre le capitalisme contient la solution à tous les "problèmes particuliers" causés par cette société :
Dans La sainte famille, écrit à la même période, Marx expliquait que la classe ouvrière est par nature une classe révolutionnaire, même si elle n’en est pas consciente :
L’identité de classe est ainsi une base objective qui reste inaltérable tant que le capitalisme existe, mais la conscience subjective de "ce qu’est le prolétariat" a depuis longtemps été maintenue en arrière-plan par le côté négatif de la condition prolétarienne : le fait que "dans le prolétariat, l’homme s’est perdu lui-même", que c’est une classe qui supporte tout le poids de l’auto-aliénation humaine. Dans des travaux ultérieurs, Marx expliquera que les formes particulières prises par l’aliénation dans la société capitaliste – le processus appelé "réification", le voile de mystification inhérent à l’échange universel de marchandises – rend particulièrement difficile pour les exploités d’appréhender la véritable nature de leur exploitation et la véritable identité de leurs exploiteurs. Et c’est pourquoi il doit exister une "conscience théorique de cette perte", et le socialisme doit devenir scientifique dans ses méthodes. Mais cette conscience théorique n’est en aucune façon séparée des conditions réelles du travail et de sa révolte contre l’inhumanité de l’exploitation capitaliste.
Quant Marx écrit que la classe ouvrière" ne peut s’émanciper elle-même sans abolir les conditions de sa propre existence", ceux qui se revendiquent de ce l’on appelle le courant "communisateur", en profitent pour affirmer que toute affirmation de l’identité de classe ne peut être que réactionnaire, du fait qu’il s’agit là d’une exaltation de ce qu’est le prolétariat au sein de la société capitaliste, alors que la révolution communiste exige l’immédiate auto-négation de la classe ouvrière. Mais c’est là perdre de vue la réalité dialectique de la classe ouvrière en tant que classe qui est à la fois dans la société capitaliste et en-dehors, une classe exploitée et révolutionnaire en même temps. Nous devons comme Marx insister sur le fait que ce n’est qu’en s’affirmant elle-même à la fois au niveau de ses luttes économiques et politiques, et comme candidat à la direction politique de la société, que le prolétariat peut ouvrir la voie à la véritable dissolution de toutes les classes et à la "complète reconquête" de l’humanité. C’est pourquoi ce rapport va se concentrer précisément sur le problème de l’identité de classe : de son développement initial dans la phase ascendante du capitalisme à sa perte ultérieure et à sa future réappropriation.
Par définition le prolétariat est la classe de la dépossession. Il s’est au départ formé à travers la dépossession de la petite propriété paysanne, des instruments de production de l’artisan, et a été regroupé dans les bidonvilles infestés de maladies de la jeune société industrielle. Dans La situation de la classe laborieuse en Angleterre, Engels a beaucoup écrit sur les effets démoralisants de ce processus qui a mené nombre de prolétaires à l’ivrognerie et au crime, les soumettant à la compétition la plus brutale entre eux. Mais Engels rejetait toute condamnation morale des réactions purement individuelles à leur condition, et mettait en avant l’alternative qui prenait alors forme : la lutte collective des ouvriers pour l’amélioration de leur condition à travers la formation de syndicats, d’associations culturelles et éducatives et des partis politiques comme les Chartistes – tout cela inspiré en définitive par la vision d’une forme plus élevée de société. L’entassement physique des ouvriers dans des cités et des usines était la prémisse objective de cette lutte. C’est l’une des dimensions du travail associé qui surmonte le relatif isolement de l’artisan et du laboureur ; mais en tant que processus purement "sociologique", la machinerie du début de l’industrialisation a été si brutale et traumatisante qu’elle a pu aboutir à la production d’une masse de pauvres indifférents, et même à une extinction du prolétariat du fait de la famine et des maladies. C’est la reconnaissance d’un intérêt commun de classe, opposé à celui de la bourgeoisie, qui a été la base réelle de l’identité de classe initiale du prolétariat. La "constitution du prolétariat en classe", comme le dit le Manifeste communiste, était ainsi inséparable du développement de la conscience de classe et de l’organisation et "conséquemment en parti politique", comme le poursuit la phrase. La classe ouvrière n’est pas seulement une classe associée "en soi", elle ne l’est pas seulement objectivement : l’association en tant que prémisse d’une nouvelle forme d’organisation sociale plus élevée ne peut prendre forme qu’à partir du moment où la dimension subjective, l’auto-organisation et l’unification de la lutte de classe contre l’exploitation ont réussi à surgir de leur place au sein de la relation sociale capitaliste.
Mais le prolétariat reste la classe de la dépossession, et cela s’applique en fin de compte aussi aux instruments mêmes qu’il a créés pour sa propre défense. Les premiers syndicats et partis politiques motivés, à un niveau par la compréhension que le prolétariat n’était pas une classe de la société civile, de par son projet de dissolution de l’ordre existant, étaient alors également liés par la nécessité pour la classe d’améliorer son sort au sein du système. Et contrairement aux premières attentes des fondateurs du marxisme, ce système était bien loin d’une quelconque "crise finale" ou de sa période de déclin, et plus le prolétariat a forgé ses organisations toujours plus largement et pour une période de plus en plus longue, plus le danger était grand que ces organisations deviennent "une partie de la société civile", et s’institutionnalisent. Comme Engels le remarquait en 1892 : à un certain niveau, "les syndicats, jusqu’ici considérés comme une invention du diable lui-même, sont maintenant caressés et considérés comme des institutions parfaitement légitimes, et comme des moyens utiles de diffuser de bonnes doctrines économiques au sein des travailleurs"[4]. Avec le recul d’une amère expérience politique, nous savons que la voie vers la révolution ne passe pas à travers la construction graduelle d’organisations de masses prolétariennes au sein du système. Au contraire, lorsque le véritable test a eu lieu avec le début de la décadence, ces organisations, qui s’étaient lentement mais sûrement laissées corrompre par la société dominante et son idéologie, ont été définitivement récupérées par la classe dominante pour l’aider à mener sa guerre impérialiste et à combattre la menace de révolution.
Ça n’a aucunement été un processus linéaire. On rappelait constamment au prolétariat qu’il est par essence une classe illégale, une force pour la révolution. Ses premiers efforts pour construire les associations les plus élémentaires en vue de se défendre ont été brutalement anéantis par la bourgeoisie, laquelle a mis longtemps à comprendre qu’elle pouvait retourner les organisations des ouvriers contre eux. De plus, les conditions politiques au milieu du XIXe siècle en Europe devaient conduire le prolétariat à des luttes ouvertement insurrectionnelles contre la classe dominante européenne au moins à deux moments-clés historiques : 1848 et 1871. En France, qui était déjà la patrie de la révolution après l’expérience de 1789/93, la classe ouvrière a pris les armes contre l’État et, particulièrement en 1871, elle a posé concrètement le problème de sa destruction et de son remplacement par la dictature du prolétariat. Mais ces mouvements de classe qui donnaient la direction d’un futur révolutionnaire ne se sont pas limités à la France : en Angleterre, pays des "réformes graduelles", le mouvement de grève de 1842 avait déjà montré les contours d’une grève de masse qui sera le mode de combat caractéristique de la période suivante[5]. Le mouvement chartiste lui-même avait compris sa propre revendication du suffrage universel comme une revendication pour la classe ouvrière de prise du pouvoir politique dans ses propres mains, et ses méthodes n’étaient pas limitées à pétitionner contre la bourgeoisie : il a quand même donné naissance à une aile de "combat physique", laquelle, lors de l’insurrection de Newport en 1839, n’a pas hésité à s’armer contre le régime en place[6]. La formation de la Première Internationale en 1864, même si elle trouve ses origines dans la recherche d’une coordination internationale pour des luttes défensives, était un indicateur supplémentaire que la classe ouvrière s’opposait frontalement aux fondements de la société bourgeoise, qu’une véritable identité consciente de classe ne pouvait pas s’accommoder du cadre de l’État-nation.
La peur que l’Internationale et la Commune de Paris ont inspirée au cœur même de la bourgeoisie, autant que les conditions objectives de l’expansion capitaliste globale dans la dernière partie du XIXe siècle, ont offert les bases d’une possible intégration des organisations ouvrières de masse dans la société bourgeoise, et finalement au sein de l’appareil d’État lui-même. À ces facteurs, on peut ajouter les confusions et concessions opportunistes qui se sont faites jour au sein du mouvement prolétarien lui-même, en particulier l’identification du prolétariat à l’intérêt national que la Seconde Internationale, avec sa structure fédérale et ses difficultés à comprendre l’évolution de la question nationale, n’a jamais été capable de dépasser. Mais le sens de l’identité de classe qui a émergé au cours de cette longue période de la Social-démocratie, période au cours de laquelle le mouvement ouvrier organisé a offert à toute une génération d’ouvriers, non seulement des organes de défense économique et d’activité politique, mais toute une vie sociale et culturelle, n’a aucunement disparu avec l’ouverture de la période de déclin du capitalisme. Bien au contraire, transformée en une mystification hostile au prolétariat, elle s’est mise à "peser comme un cauchemar sur le cerveau des vivants", la Social-démocratie et le Stalinisme s’en étant particulièrement emparé dans le but de perpétuer leur contrôle sur la classe ouvrière : "L’identité de classe est la reconnaissance par le prolétariat qu’il constitue une classe différente opposée à la bourgeoisie et ayant un rôle actif dans la société. Cependant, cela ne signifie pas mécaniquement qu’il se reconnaisse comme la classe révolutionnaire. Pendant beaucoup d’années l’identité de classe gravitait autour de la notion d’une classe de la société capitaliste aspirant à un niveau de vie digne et jouissant d’une reconnaissance et d’un pouvoir social.
Une telle identité a été construite par la contre-révolution et notamment par les syndicats et le stalinisme, s’appuyant sur certaines faiblesses remontant à la période de la 2e Internationale : un ouvrier col bleu, combatif, soucieux de ses droits dans la société, reconnu par elle, lié à des grandes entreprises et à des quartiers ouvriers, fier de sa condition de "citoyen ouvrier de la société" et enfermé dans l’univers d’une "grande famille ouvrière". Une telle identité était liée à une période très précise de l’apogée du capitalisme (1870-1914) mais son maintien dans la période de décadence, où se vérifie l’exclusion profonde du prolétariat de la société bourgeoise annoncée par Marx, est devenu une grosse mystification puisqu'il colporte une fausse identité, très dangereuse, pleine d’illusions d’intégration dans la société capitaliste, d’accommodation à elle et de destruction de la véritable identité et conscience de classe. La seule identité possible pour le prolétariat est celle d’une classe exclue de cette société et qui porte en elle la perspective communiste." [7]
Le texte sur le rapport de force entre les classes adopté par notre organe central international en avril 2018, qui cite notre Texte d'Orientation (TO) sur la confiance et la solidarité[8], souligne deux phases dans l’histoire du mouvement ouvrier depuis 1848. Il se concentre sur le développement et la perte de la confiance en soi de la classe ouvrière, mais cette question est très étroitement liée au problème de l’identité de classe : la classe ouvrière ne peut avoir confiance en elle que si elle est consciente de sa propre existence et de ses propres intérêts :
Nous pouvons ajouter que même avant le coup de grâce de la défaite de la première vague révolutionnaire, la grande trahison de 1914/18 avait signifié pour la classe la perte de décennies de patient travail de construction de ses syndicats et partis politiques, une perte qui a été particulièrement compliquée à accepter et à comprendre pour la classe ouvrière : même parmi les révolutionnaires qui s’étaient opposés à cette trahison, seule une minorité a été capable de comprendre que ces organisations avaient été irrémédiablement perdues pour la classe. Par la suite, avec l’émergence du Stalinisme, ce qui n’était qu’une difficulté de compréhension est devenu le socle de la construction de la fausse identité mentionnée dans le "rapport sur les perspectives" (voir note 7). Mais pendant que ce terrible fardeau hérité du passé ne pouvait qu’avoir un impact désastreux sur les progrès de la vague révolutionnaire – ce qui s’est exprimé en particulier à travers la théorie et la pratique du Front Unique – cette période a surtout mis en lumière la nouvelle forme de l’identité de classe personnifiée par la grève de masse, par la formations des conseils ouvriers et la fondation de la Troisième Internationale. Comme Marx l’avait déjà dit, le prolétariat est révolutionnaire ou il n’est pas : cette redécouverte de l’identité de classe n’était pas réellement "nouvelle", mais était simplement en train d’exprimer "ce que le prolétariat est" à l'époque de guerres et de révolutions ; la classe ne peut recouvrer son identité qu’en s’organisant elle-même en dehors de toute institution existante, et en antithèse directe à la société capitaliste.
Les décennies de contre-révolution qui ont suivi ont approfondi ce processus de dépossession. Au cours des années 30 le prolétariat a été confronté à la plus importante crise économique de l’histoire du capitalisme, la première véritable crise économique de la décadence. Mais les Partis communistes créés pour s’opposer à la trahison de 1914 ont abandonné l’internationalisme au profit de l’infâme théorie du socialisme dans un seul pays, et, à travers les Fronts populaires, ont cherché à dissoudre politiquement la classe ouvrière dans la nation et ainsi la préparer à la guerre. Même les syndicats anarchistes qui avaient conservé une certaine vie ouvrière en Espagne ont succombé à cette nouvelle trahison. Le déclenchement de la guerre en 1939 ne signifiait pas, contrairement à ce qu’avançait Vercesi, la "disparition sociale du prolétariat" et ainsi l’inutilité de toute activité politique organisée pour les révolutionnaires. Tant que le capitalisme survit, la disparition sociale du prolétariat est impossible, et la formation de minorités révolutionnaires obéit à un besoin permanent au sein de la classe. Mais cela a certainement signifié un nouveau pas en avant dans son propre désarroi politique, non seulement à cause de la terreur fasciste et stalinienne, mais, plus insidieusement, à cause de son incorporation dans le projet de défense de la démocratie. Et cela comprend la rapide intégration de l’opposition trotskyste dans l’effort de guerre, et la dispersion de ses fractions de Gauche. Le prolétariat s’est manifesté à la fin de la guerre dans certains pays, notamment en Italie en 1943, mais contrairement aux attentes d’une grande partie de la Gauche communiste italienne (y compris Vercesi), cela n’a pas signifié un renversement du cours à la contre-révolution.
La contre-révolution qui a pris des formes toujours plus totalitaires, a perduré au cours de la période de prospérité d’après-guerre, parce que le Capital a découvert de nouvelles façons de saboter la conscience que le prolétariat a de lui-même. C’est au cours de cette période que "des sociologues ont pu théoriser "l’embourgeoisement" de la classe ouvrière comme résultat du développement du consumérisme et du développement de l’État-providence. Et en effet ces deux aspects du capitalisme après 1945 restent un poids important ajouté à la possibilité pour la classe ouvrière de se reconstruire comme force révolutionnaire. Le consumérisme atomise la classe ouvrière et entretient l’illusion que chacun peut accéder au paradis de la propriété individuelle. L’État-Providence, souvent introduit et présenté par les partis de Gauche comme une conquête de la classe ouvrière, est un instrument bien plus significatif du contrôle capitaliste. Il affaiblit la confiance en soi de la classe ouvrière et la rend redevable de la bienveillance étatique ; et plus tard, au cours d’une phase de migration de masse, son organisation par l’État national peut signifier que la question de l’accès à la santé, à un logement et autres avantages est devenu un puissant facteur de transformation des immigrants en boucs-émissaires, et des divisions au sein de la classe ouvrière." [9]
Le retour de la lutte de classe après 1968, qui a atteint son point le plus haut au cours de la grève de masse de Pologne en 1980, a réfuté l’idée que la classe ouvrière avait été intégrée au capitalisme et nous a donné un nouvel aperçu de son identité essentielle en tant que force qui ne peut s’exprimer qu’en débordant ses chaînes institutionnelles. Les grèves sauvages en-dehors des syndicats, les assemblées générales et les comités de grèves révocables, les tendances puissantes vers l’extension de la lutte – embryons ou manifestations courantes de la grève de masse – ont renoué avec la perspective des conseils ouvriers. Dans le même temps, cela a fourni le terreau d’un renouveau encore réduit mais important du mouvement communiste qui a été près de disparaître dans les années 50 – un prérequis essentiel pour la formation d’un nouveau Parti mondial.
Et aujourd’hui le passage cité ci-dessus du TO sur la confiance et la solidarité montre comment Mai 68 et les mouvements qui l’ont suivi ont porté la question d’une nouvelle société à un niveau théorique, la lutte de classe comme un tout en est restée à un terrain économique et n’a pas été capable de grandir jusqu’à une confrontation politique avec le capitalisme. Les limites du renouveau prolétarien contiennent les graines de la nouvelle phase de décomposition qui a vu le prolétariat bien près de perdre complètement son identité de classe.
Pour comprendre comment, depuis la fin des années 80, la conscience que le prolétariat a de lui-même en tant que force sociale est en recul, il est nécessaire d’examiner ses différentes dimensions séparément, afin de comprendre comment elles opèrent ensemble.
Pour commencer, une société capitaliste dont les toutes premières prémisses tendent à s’effriter, une société en désintégration ouverte, une société qui a connu des décennies de déclin et est bloquée dans son évolution, tend plus ou moins automatiquement à exacerber l’atomisation sociale qui est l’une des caractéristiques-clés de ladite société depuis ses débuts, comme Engels le notait déjà dans La condition de la classe laborieuse en Angleterre :
Dans la phase finale de cette société, la guerre de chacun contre tous s’intensifie à tous les niveaux : par l’accroissement de la distanciation entre individus, par la compétition violente entre gangs de rue opérant à ce niveau ou à celui du quartier ou du voisinage, par la lutte frénétique entre compagnies pour l’accès à un marché limité, par le chaos en expansion de la compétition militaire entre États et proto-États au niveau international. Cette tendance sous-tend donc la recherche d’une communauté basée sur une identité réduite à laquelle nous nous référions jadis – une réaction contre l’atomisation qui ne sert qu’à la renforcer à un autre niveau. Cette désintégration du tissu social travaille continuellement et insidieusement à l’exact opposé du potentiel d’unification de la classe ouvrière autour de ses intérêts communs propres – en d’autres termes, à la reformation de l’identité de classe prolétarienne.
Bien entendu, la bourgeoisie est directement affectée par le même processus – comme nous l’avions noté en relation avec sa capacité à contrôler son appareil politique, et ses difficultés croissantes à maintenir des alliances au niveau des relations entre États. Mais au contraire de la classe ouvrière, la bourgeoisie peut dans une certaine mesure retourner les effets de la décomposition à son avantage et même les renforcer. L’effondrement du Bloc de l’Est, par exemple, a été le premier exemple du processus "objectif" de décomposition, aiguillonné par l’approfondissement et le caractère insoluble de la crise économique. Mais du fait des circonstances historiques particulières impliquées dans la formation de ce bloc – résultat de la défaite d’une révolution prolétarienne qui a permis l’émergence d’un système apparemment différent du capitalisme occidental – la bourgeoisie a été capable à partir de ces événements de façonner toute une idéologie d’assaut contre le prolétariat, une attaque de la conscience de classe qui a joué un rôle significatif dans le reflux des luttes au cours des années 90. Face à une classe ouvrière qui, déjà au cours des vagues de luttes post-68 se trouvait confrontée à d’importantes difficultés à développer une perspective pour sa résistance, la campagne sur la "mort du communisme" a frontalement attaqué cette dimension essentielle de la conscience de classe : sa capacité à regarder vers l’avant et à se trouver une orientation pour le futur. Mais ces campagnes ne se sont pas arrêtées là : elles proclamaient non seulement la fin de toute alternative au capitalisme, mais même celle de la lutte de classe et de la classe ouvrière elle-même. En procédant ainsi, la bourgeoisie montrait elle-même sa détermination à saper l’identité de classe, moyen pour elle de combattre la menace d’une révolution prolétarienne.
Une troisième dimension du travail de sape de l’identité de classe dans la période de décomposition est connectée à cela. En fait, l’insistance que la classe ouvrière est en danger ou une espèce éteinte est profondément étayée par les changements structurels que la classe dominante a été contrainte d’introduire en réponse à la crise économique de son système, tout ce qui relève des rubriques trompeuses du néolibéralisme et de la mondialisation, mais avant tout le processus de "désindustrialisation" des plus anciens centres capitalistes. Ce processus a été bien sûr déterminé par la nécessité d’abandonner des industries non-rentables, et de déménager le capital vers des régions du globe où les mêmes marchandises pouvaient être produites bien moins cher. Mais il y a toujours eu un élément directement anti-classe ouvrière dans ce processus : la bourgeoisie était parfaitement consciente, par exemple, que prendre en charge les mineurs en fermant les mines, non seulement la débarrasserait d’un canard boiteux économique majeur, mais lui permettrait de porter un sérieux coup à une section très combative de la classe ennemie. Bien entendu, en expédiant des industries entières vers l'Extrême-Orient et ailleurs, la bourgeoisie devait créer de nouveaux bataillons ouvriers promis à la guerre de classe, mais elle avait aussi une certaine compréhension que la classe ouvrière industrielle des principaux centres capitalistes représentait un danger particulier. La classe ouvrière ne se limite pas au prolétariat industriel, mais ce secteur s’est toujours trouvé au véritable cœur du mouvement ouvrier et notamment des luttes massive et révolutionnaires du passé, ce qu’ont montré par exemple l’usine Poutilov pendant la Révolution russe, les ouvriers de la Ruhr pendant la Révolution allemande, les ouvriers de chez Renault au cours de la grève de masse de Mai 68, ou les ouvriers des chantiers navals en Pologne en 1980.
Avec la fermeture de beaucoup de ces vieilles industries, le capitalisme a tenté de créer un nouveau modèle de classe ouvrière, particulièrement dans les industries de service qui ont, dans les vieux pays capitalistes comme la Grande-Bretagne, déménagé loin des centres de la vie économique. Ce modèle est appelé "gig economy", et ses employés sont poussés à ne plus se voir comme des ouvriers, mais comme des entrepreneurs individuels qui peuvent, s’ils travaillent suffisamment dur, devenir assez gros pour pouvoir négocier leurs salaires et conditions de travail avec les entreprises qui les emploient. Encore une fois, ces changements ont été en fin de compte dictés par la recherche de profit, mais ils sont aussi mis en œuvre par la bourgeoisie afin d’empêcher les ouvriers de se voir eux-mêmes comme des ouvriers et comme une partie de la classe exploitée.
Depuis notre dernier Congrès en avril 2017, la poussée populiste s’est poursuivie, en dépit des efforts des fractions les plus centrales de la bourgeoisie pour endiguer ce phénomène, comme on l’a vu avec l’élection de Macron en France et la "résistance" orchestrée par le Parti Démocrate et une partie des services de sécurité contre Trump aux États-Unis. La crédibilité de l’Allemagne en tant que barrière contre la diffusion du populisme a été sévèrement affaiblie par le développement électoral de l’AfD et par celui de mouvements pogromistes de rue comme on en a vu à Chemnitz. Les divisions et la quasi-paralysie de la bourgeoisie anglaise face au Brexit se sont intensifiées. L’installation en Italie d’un gouvernement populiste, en lien avec l’opposition montante des gouvernements populistes en Europe de l’Est, posent sérieusement problème pour le futur de l’UE. La menace que font peser sur l’unité de l’État espagnol le séparatisme catalan et d’autres nationalismes n’a pas été vaincue. Au Brésil, la victoire de Bolsonaro est un nouveau pas en avant dans l’émergence de "leaders forts "qui préconisent ouvertement la terreur d’État contre toute opposition à leur pouvoir. Enfin, le phénomène des "Gilets jaunes" en France et ailleurs montre la capacité des populistes, non seulement à se manifester sur le terrain électoral, mais aussi dans la rue, au cours de manifestations de grande ampleur qui peuvent paraître reprendre certaines des préoccupations et même des méthodes de la classe ouvrière, tout en ayant pour effet de rendre plus confus encore ce que signifie l'identité de classe.
Le populisme, avec son langage agressivement nationaliste et xénophobe, son mépris des preuves et de la recherche scientifique, ses manipulations conspirationnistes et sa relation à peine dissimulée avec la violence crue des gangs de rue fascistes, est sans aucun doute un pur produit de la décomposition, le signe que la classe capitaliste, même selon ses propres termes, est en train de faire marche arrière face à l'impasse historique entre les classes. Mais parce qu’il émerge comme un produit de la décadence sociale et qu’il tend à saper le contrôle de la bourgeoisie sur l’ensemble de son appareil économique et politique, là encore la classe dominante peut utiliser les problèmes générés par le populisme dans sa lutte permanente contre la conscience de classe.
C’est évident dans le cas de ces fractions du prolétariat qui, du fait du manque de toute perspective de résistance de classe contre le capitalisme et les effets de sa crise, se sont tournées directement vers le populisme et sont tombées dans une nouvelle version du "socialisme des imbéciles"; l’idée que leur misère est provoquée par la vague montante des migrants et réfugiés qui sont à leur tour les troupes de choc des sinistres élites qui cherchent à saper la culture chrétienne, blanche ou nationale. Ces illusions sont combinées à leur soutien inconditionnel aux partis populistes et aux démagogues qui se présentent eux-mêmes comme des forces "anti-élites", comme les porte-paroles des "vrais gens". L'emprise de ces idées, qui peuvent aussi amener une minorité significative à mener des pogroms et des actions terroristes, travaille clairement contre les fractions qui retrouvent leur véritable identité comme parties d’une classe exploitée, comme sections de la classe qui a été "laissée pour compte" non pas par les complots de cabales antinationales mais par le poids impitoyable de la crise capitaliste mondiale.
Mais, en nous remémorant le fameux dicton de Bordiga selon lequel "l’antifascisme est le pire produit du fascisme", nous devons souligner que l’opposition bourgeoise au populisme joue un rôle tout aussi important dans l’escroquerie idéologique visant à empêcher le prolétariat de reconnaître que ses intérêts de classe sont indépendants de toutes les factions bourgeoises, et antagoniques à elles. En décrivant au début de sa Brochure de Junius l’atmosphère de pogrom qui avait envahi l’Allemagne au début de la Première Guerre mondiale, Rosa Luxemburg notait ce "climat de crime rituel, une atmosphère de pogrome, où le seul représentant de la dignité humaine était l'agent de police au coin de la rue." Aux États-Unis, la même apparence est créée par les déclarations et pratiques flagrantes d’un Trump, ce qui aboutit au fait que ce sont les Démocrates, les Républicains libéraux, les juges de la Cour Suprême et même le FBI et la CIA qui paraissent être les "bons". En Grande Bretagne, l’apparente domination de la vie politique par une petite bande de "Brextrémistes", à leur tour liés à l’argent sale et même à des manipulations de l’impérialisme russe, stimule le développement d’une opposition massive au Brexit, laquelle, sous les encouragements publics d’une partie des médias, peut mobiliser jusqu’à 750 000 personnes dans les rues de Londres pour appeler à un second referendum. Bien que souvent moquées comme un mouvement de classes moyennes propres sur elles, de telles mobilisations attirent sans aucun doute un grand nombre de prolétaires urbains éduqués que les mensonges des populistes énervent, mais qui ne sont pour l’heure pas capables de se détacher des factions de Gauche et libérales de la bourgeoisie.
En somme : tout le débat politique tend à être monopolisé par les questions des pro et anti-Trump, pro et anti-Brexit, etc… un débat entièrement circonscrit à l’idéologie patriotique et démocratique. L’opposition bourgeoise à Trump se présente elle-même autant comme la Véritable Amérique que Trump et ses supporters, et elle condamne l’actuelle administration avant tout pour ses violations des règles démocratiques ; de même en Angleterre, le débat tourne toujours autour des véritables intérêts de "notre pays", et les deux côtés de l’argument se présentent eux-mêmes comme intéressés essentiellement par la démocratie et la volonté du peuple. On peut observer la même polarisation dans la "guerre culturelle" qui a alimenté le développement du populisme : comme nous l’avions souligné, le populisme est une forme d’identité politique, se présentant lui-même comme le défenseur exclusif des intérêts de telle ou telle nation ou groupe ethnique, et il mène à un mutuel renforcement de la bataille avec toutes les autres formes d’identité politique, que ce soit les gangs islamistes qui servent à dévoyer la colère d’une catégorie de prolétaires particulièrement désœuvrés coincés dans les ghettos urbains, ou les campagnes plus à gauche autour des questions de races et de genres. Cette polarisation est la véritable expression d’une société en désintégration et toujours plus divisée, mais, face au prolétariat, le capitalisme décadent montre son caractère totalitaire, dans la mesure où cette réelle polarisation occupe le terrain politique et social et tend à bloquer l’émergence d’un débat ou d’une action sur le terrain du prolétariat.
Le monde capitaliste en décomposition engendre nécessairement un climat d’apocalypse. Il n’a aucun futur à proposer à l’humanité et son potentiel de destruction défiant l'imagination devient toujours plus évident pour une grande partie de la population mondiale. Les plus extrêmes manifestations de ce sentiment que le monde dans lequel nous vivons est à bout de souffle s’expriment dans les mythologies tordues du jihadisme islamiste ou du survivalisme chrétien d’extrême-Droite, mais c’est un climat bien plus général. Les rapports toujours plus alarmants de groupes scientifiques sur le changement climatique, la destruction des espèces et les pollutions toxiques de toute nature se sont rajoutés à ce sentiment d’apocalypse : si les scientifiques nous disent que nous disposons de 12 ans pour empêcher une catastrophe environnementale, il est déjà admis que les gouvernements et entreprises du monde ne feront rien ou presque pour prendre les mesures défendues par ces rapports, par peur d’affaiblir les avantages concurrentiels de leurs économies nationales. D’ailleurs, avec l’avènement de gouvernements populistes, le déni face au changement climatique est devenu de plus en plus hystérique face aux réels dangers que le monde doit affronter, et il tourne au pur vandalisme, au retrait des accords internationaux et à l’abolition de toute limite à l’exploitation de la nature, comme dans le cas de Trump aux États-Unis ou de Bolsonaro au Brésil. Ajouté au fait que la guerre impérialiste est devenue plus chaotique et imprévisible parce qu’un nombre grandissant d’États ont maintenant accès aux armes nucléaires - et il est donc peu surprenant que le nihilisme et le désespoir soient bien plus largement répandus aujourd’hui qu’ils ne l’étaient au cours de la Seconde Guerre mondiale - malgré la proximité de l’ombre d’Auschwitz et d’Hiroshima et la menace d’une guerre nucléaire entre les deux blocs impérialistes.
Le nihilisme et le désespoir sont issus d’un sentiment d’impuissance, d’une perte de conviction qu’il existe une alternative au scénario de cauchemar que nous prépare le capitalisme. Ils tendent à paralyser la réflexion et la volonté d’action. Et si la seule force sociale qui peut poser cette alternative est virtuellement inconsciente de sa propre existence, cela signifie-t-il que les jeux sont faits, que le point de non-retour a déjà été dépassé ?
Nous reconnaissons tout-à-fait que plus le capitalisme met de temps à sombrer dans la décomposition, plus il sape les bases d’une société plus humaine. Ceci est à nouveau illustré le plus clairement par la destruction de l’environnement, lequel atteint le point où il peut accélérer la tendance vers un complet effondrement de la société, une condition qui ne favorise aucunement l’auto-organisation et la confiance dans le futur requis pour mener une révolution ; et même si le prolétariat arrivait au pouvoir à une échelle mondiale, il devrait affronter un travail gigantesque, non seulement pour nettoyer le bazar légué par l’accumulation capitaliste, mais aussi pour renverser la spirale de destruction qu’il a déjà mise en route.
Mais nous savons aussi que le désespoir distord la réalité, génère d’un côté la panique, de l’autre le déni, et ne nous permet pas de penser clairement aux possibilités qui nous restent offertes. Dans un certain nombre de documents récents présentés aux Congrès et réunions de son organe central, le CCI a examiné toute une série de développements objectifs qui ont pris place (et continuent à exister) ces dernières décennies, et qui peuvent agir en faveur du prolétariat. Les plus importants de ces développements sont :
La classe ouvrière est la classe de la conscience. Contrairement aux révolutions bourgeoises, sa révolution n’est pas basée sur une accumulation régulière de richesses et de pouvoir économique. Elle ne peut accumuler que de l’expérience, de la tradition de lutte, des méthodes d’organisation, et ainsi de suite. En fait, l’élément subjectif est crucial pour qu’un objectif potentiel soit saisi et réalisé.
Ce potentiel subjectif ne peut être mesuré en termes immédiats. Le rapport de force des classes existe historiquement et nous pouvons dire que, même si le temps n’est pas de notre côté, même si la décomposition est en train de devenir une menace grandissante et que la classe ouvrière confronte de considérables différences en son sein pour émerger de son actuel recul, globalement la classe n’a pas été vaincue depuis 1968 et elle reste donc un obstacle à une chute complète dans la barbarie ; elle possède toujours le potentiel pour dépasser tout ce système. Mais nous ne pouvons continuer à l’affirmer qu’en examinant soigneusement les expressions plus immédiates de rébellion contre l’ordre social. Et elles ne sont pas absentes.
En ce qui concerne les luttes ouvertes de la classe, nous examinerons deux exemples récents :
1. En Grande-Bretagne au cours des deux dernières années, nous avons vu de petites mais significatives grèves d’ouvriers de la "gig economy"[12], comme le rapporte cet article de World Revolution :
Plus récemment, en octobre, des travailleurs d’une série d’établissements de fast-food dans plusieurs villes de Grande-Bretagne (McDonalds, TGI Fridays et JD Witherspoon), se sont mis en grève en même temps que les livreurs d’UberEats, et ont rejoint leurs piquets et manifestations. Comme l’écrit l’article de WR, ces actions étaient basées sur la reconnaissance du fait que les employés de ces entreprises font bien sûr tous partie du même corps social collectif et ne sont pas juste des individus isolés. Il était ainsi significatif que ces grèves impliquent de nombreux travailleurs immigrés aux côtés de ceux nés en Grande-Bretagne, alors que plusieurs de ces actions ont été coordonnées avec des ouvriers des mêmes entreprises en Europe. En même temps, d’après la BBC, "les grèves coïncident avec des actions menées par des employés de fast-food au Chili, en Colombie, aux États-Unis, en Belgique, en Italie, en Allemagne, aux Philippines et au Japon."[14]
La notion de "précariat" appliquée à ces employés signifie qu’il s’agirait d’une nouvelle classe, mais l’emploi précaire a toujours été une partie des conditions de la classe ouvrière. En un sens, les méthodes de la "gig economy", avec toujours plus d’ouvriers employés à très court terme et sur une base précaire, nous ramènent à la période où les ouvriers de la construction ou des ports faisaient la queue pour se faire embaucher pour la journée.
Les tentatives des ouvriers de différentes entreprises et différents pays d’agir de concert sont une affirmation d’une identité de classe contre le "nouveau modèle" mentionné plus haut, et montrent qu’aucune partie de la classe, aussi dispersée et opprimée soit-elle, n’est incapable de se battre pour ses intérêts propres. En même temps, le fait que ces employés sont grandement ignorés des syndicats traditionnels a ouvert une brèche pour des formes plus radicales de syndicalisme : en Grande-Bretagne, les organisations semi-syndicales comme les IWW, l’Independant Workers Union of Great Britain, ou United Voices of the World en ont très vite tiré avantage et sont devenues la principale force "organisant" les employés. C’est probablement inévitable dans une situation où il n’y a pas de mouvement général de classe, mais l’influence de ces syndicats radicaux témoigne de la nécessité de contenir une radicalisation véritable au sein d’une minorité d’ouvriers.
2. Luttes contre l’économie de guerre au Proche-Orient
Les grèves et manifestations qui ont éclaté en juillet en plusieurs endroits de Jordanie, d’Irak et d’Iran, décrites dans plusieurs articles de notre site[15], ont été une réponse directe des prolétaires de ces régions à la misère infligée à la population par l’économie de guerre. Les revendications étaient très centrées sur les problèmes économiques de base : réduction de la distribution d’eau et accès à la médecine, salaires de misère et impayés, chômage, témoignent du fait que ces mouvements ont débuté sur un terrain de classe. Ont également surgi de nombreux slogans politiques qui tendent à affirmer les intérêts prolétariens contre ceux de la classe dominante et la guerre : en Iran par exemple, les factions "fondamentalistes" autant que les "réformatrices" de la théocratie ont été mises dans le même panier, et les prétentions impérialistes du régime iranien ont souvent été ridiculisées ; en Irak, les protestataires ont proclamé haut et fort qu’ils n’étaient ni Sunnites ni Chiites ; et "non seulement le gouvernement et des bâtiments municipaux ont été la cible d’attaques des manifestants, mais aussi les institutions chiites proclamant hypocritement leur "soutien" aux vagues de protestation. La délégation du populiste "radical" Al-Sadr partie rencontrer les manifestants a été attaquée et on l’a vue s’enfuir, ce qui a été diffusé dans une vidéo sur les réseaux sociaux." [16]
Plus important encore, à l'automne 2018, il y a eu un certain nombre de grèves ouvrières très combatives dans l'industrie iranienne, avec quelques claires manifestations de solidarité entre différentes entreprises, comme dans le cas des sidérurgistes de Foolad et des travailleurs du sucre à Haft Tappeh. Cette dernière lutte est également devenue bien connue à l'échelle internationale grâce à la tenue d'assemblées générales et aux déclarations d'Ismail Bakhshi, un dirigeant clé de la grève, au sujet de leur comité de grève en tant qu'embryon de soviétisme. Cela a été repris par divers éléments du milieu pour laisser entendre que les conseils ouvriers étaient à l'ordre du jour immédiat en Iran, ce qui, selon nous, est loin d'être le cas. D'autres déclarations de Bakhshi montrent qu'il y a de graves confusions au sujet de l'autogestion, même parmi les travailleurs les plus avancés[17]. Il est également vrai que certains des slogans des premières manifestations de rue avaient un caractère nationaliste et même monarchiste. Malgré ces profondes faiblesses, nous considérons toujours que cette vague de lutte en Iran était une expression importante du potentiel intact de la lutte de classe.
Alors que la guerre devient une réalité permanente pour des fractions de plus en plus nombreuses de la classe ouvrière, ces mouvements nous rappellent non seulement le complet antagonisme entre le prolétariat et tout conflit impérialiste, mais aussi la prise de conscience de cet antagonisme, qui s’exprime à la fois à travers les slogans mis en avant et par la simultanéité internationale des soulèvements en Iran, Irak et Jordanie.
L’extension de l’indignation sociale
Nous ne présentons pas ces exemples comme des preuves d’un redémarrage mondial de la lutte de classe ou même de la fin du recul, ce qui requerrait l’émergence de mouvements de classe importants dans les pays centraux du capitalisme. Dans ces pays, la situation sociale est toujours marquée par une absence de luttes majeures sur le terrain prolétarien. D’un autre côté, nous avons vu un certain nombre de mouvements qui montrent une indignation grandissante contre la brutalité et le caractère destructeur de la société capitaliste. Aux États-Unis en particulier, on a vu des actions directes dans les aéroports contre la détention et l’expulsion de voyageurs venus de pays musulmans, des manifestations géantes contre l’assassinat de jeunes Noirs dans plusieurs villes : Charlotte, Saint Louis, New York, Sacramento… et la mobilisation massive de jeunes qui a suivi la fusillade de la High School Marjory Stoneman Douglas à Parkland, en Floride. Le changement climatique et la destruction de l’environnement sont aussi des facteurs de déclenchement de mouvements de protestation, notamment les grèves scolaires organisées dans de nombreux pays sous l'égide de "La jeunesse pour le climat" ou les manifestations de Rébellion contre l'Extinction à Londres. Dans le même sens, l'indignation face aux comportements condescendants et violents à l’égard des femmes, pas seulement dans des pays de "l’arrière-cour" comme l’Inde mais aussi dans les soi-disant "démocraties libérales", s’est exprimé plutôt dans la rue sans se limiter aux forums internet.
Cependant, étant donné la perte générale de l'identité de classe, il est très difficile d'empêcher ce genre de protestations de tomber dans les pièges de la bourgeoisie, dans les mystifications autour de la "politique identitaire" et du réformisme, ainsi qu’à des manipulations directes par la Gauche et différentes factions démocrates bourgeoises. Le phénomène des Gilets jaunes montre ainsi le danger pour la classe de continuer à se perdre dans des mouvements interclassistes dominés par une idéologie populiste et le nationaliste.
Ce n'est qu'en regagnant le sentiment d'elle-même en tant que classe, par le développement de la lutte sur son propre terrain, que toute cette énergie et cette légitime colère qui sont aujourd’hui détournées dans des directions stériles et impuissantes peuvent demain être "récupérées" par le prolétariat. La dynamique du mouvement des Indignados en 2011 montre qu’il s’agit là plus que d’un vague souhait. Motivé par les problèmes "classiques" de la classe ouvrière, c’est-à-dire le chômage, l’insécurité de l’emploi, l’impact de la crise de 2008 sur les conditions de vie, ce mouvement a ainsi fait sortir des questions sur le futur de l’humanité dans un système que beaucoup de participants voyaient "obsolète". Il a ainsi organisé toutes sortes de discussions sur la morale, la science, l’environnement, les questions autour du sexe et du genre, etc., et en ce sens clairement ravivé l’esprit de Mai 68 en posant la question d'une alternative à la société capitaliste. C’était une expression d’un mouvement prolétarien qui avait commencé à comprendre qu’il porte la réponse à des "torts particuliers" autant que "généraux". Il a montré que la lutte de classe a besoin de s’étendre non seulement à des secteurs plus larges de l’économie capitaliste, mais aussi aux domaines de la politique et de la culture.
Cependant, il reste le problème que même si les Indignados étaient par essence un mouvement du prolétariat, largement composé d’employés, de semi-chômeurs et de chômeurs, d’étudiants de grandes écoles et de l’université, la majorité de ses participants se voyaient avant tout comme des citoyens, et se trouvaient ainsi très vulnérables à toute l’idéologie de "Démocratie maintenant" et autres gauchistes qui ont cherché à entraîner le mouvement des assemblées vers le corporatisme pour réformer le régime parlementaire. Bien sûr il existait dans le mouvement une substantielle aile prolétarienne (dans un sens politique plus que sociologique) qui voyait les choses différemment mais elle est restée minoritaire, et semble avoir donné naissance à une minorité encore bien plus petite d’éléments qui ont évolué vers les positions révolutionnaires. Le "problème identitaire" du mouvement des Indignés a également été souligné en 2017 lorsque beaucoup de ceux qui avaient été réellement indignés par le futur que nous offre le capitalisme ont sombré dans la fraude nationaliste, surtout sa version catalane.
L’une des faiblesses fondamentales du mouvement a été le manque de lien entre le mouvement de rues et des places et les luttes sur les lieux de travail, et ce fossé devra être comblé par les futures luttes. Nous avons eu un aperçu de cela dans les récents mouvements au Proche-Orient, et peut-être plus explicitement avec les grèves des métallurgistes de Vigo en 2006. Car tout comme gagner la rue est essentiel pour être ensemble, ouvriers de différents secteurs comme chômeurs, le mouvement sur les lieux de travail est la clé pour rappeler à tous ceux qui sont dans la rue qu’ils font partie d’une classe qui doit vendre sa force de travail au Capital.
Cette jonction est également importante pour résoudre le problème de l’organisation unitaire de futurs mouvements massifs, c’est le problème des conseils ouvriers. Dans les mouvements révolutionnaires du passé, les conseils ouvriers tendaient à émerger de la centralisation d’Assemblée Générales de grandes unités industrielles. Cela reste indubitablement un facteur important dans des régions où de telles unités existent encore (l’Allemagne, par exemple) ou s’y sont récemment développées (Chine, sous-continent indien, etc). Mais vu l’importance des vieux centres de la lutte de classe, avant tout en Europe, qui ont connu un long processus de désindustrialisation, il est possible que les conseils émergent d’un ensemble d’assemblées tenues sur des lieux de travail centraux comme les hôpitaux, les universités, les entrepôts, etc., et que des assemblées de masse soient tenues dans les rues et sur les places où des ouvriers de lieux de travail dispersés, les chômeurs et les employés précaires peuvent unifier leurs luttes.
Le fait que la majorité de la population a été prolétarisée par l’impact combiné de la crise et des changements dans la "peau" de la classe ouvrière implique que les assemblées créées sur une base territoriale plutôt que sur la base d’unités de production auront un caractère de classe prolétarien, même s’il existe dans de telles formes d’organisation un évident danger d’influence de la petite bourgeoisie et d’autres couches. De tels dilemmes nous mènent à la question de l’autonomie de la classe et de sa relation à l’État de transition dans une future révolution, du fait que la classe ouvrière, ayant recouvré son identité de force sociale révolutionnaire, devra maintenir son identité autonome politiquement et organisationnellement au cours de la période de transition, jusqu’à ce que tout le monde soit devenu prolétaire et ainsi que plus personne ne le soit.
Il est également probable que cette identité révolutionnaire nouvellement retrouvée prendra une forme plus directement politique dans le futur : en d’autres termes, que la classe se définira à travers une adhésion grandissante à la perspective communiste, notamment parce que la profondeur de la crise sociale et économique aura sapé toute illusion sur un possible "retour à la normale" dans le capitalisme en décomposition. Nous avons eu une indication de cela avec l’apparition d’une aile révolutionnaire dans le mouvement des Indignados : son caractère prolétarien était moins basé sur sa composition sociologique que sur son combat pour défendre l’autonomie des assemblées et une perspective globale de transformation sociale contre les différents récupérateurs gauchistes. Le Parti du futur pourrait émerger d’une interaction entre de telles larges minorités prolétariennes et des organisations politiques communistes. Bien sûr la fragilité de l’actuel milieu politique de la Gauche communiste signifie qu’il n’existe aucune garantie que ce rendez-vous aura lieu. Mais nous pouvons dire que l’apparition de nouveaux éléments gravitant aujourd’hui autour de la Gauche communiste, certains d’entre eux très jeunes, est un signe que le processus de maturation souterraine est une réalité et qu’il continue malgré les évidentes difficultés de la lutte de classe. Même si nous comprenons que le Parti du futur ne sera pas une organisation de masse qui cherche à englober toute la classe, cette dimension de la politisation de la lutte nous montre ce qui reste profondément vrai dans la phrase marxiste classique : "la constitution du prolétariat en classe, et conséquemment en parti politique".
Le 28 décembre 2018
[3] La critique critique [80] sous les traits du calme de la connaissance, ou la critique critique personnifiée par M. Edgar
IV : Proudhon par Karl Marx.
[4] Introduction à l’édition anglaise de La condition de la classe ouvrière en Angleterre.
[5] Lire notre article en anglais History of the workers' movement in Britain [81]
[6] Ce mouvement a été précédé en 1831 par le soulèvement de Merthyr, lequel, peut-on avancer, était mieux organisé et a eu plus de succès, même si les ouvriers n’ont pu prendre le pouvoir que dans une ville et ce au cours d’un bref moment. C’est cependant le premier épisode connu où des ouvriers ont marché derrière le drapeau rouge.
[7] Extrait d'un rapport sur les perspectives de la lutte de classe, Décembre 2015.
[8] Revue internationale n° 111. Texte d'orientation, 2001 : La confiance et la solidarité dans la lutte du prolétariat, 1ère partie [82].
[9] Résolution sur la lutte de classe, 22e Congrès du CCI
[10] La situation de la classe laborieuse en Angleterre [83], chapitre Les grandes villes.
[11] Lire par exemple le livre de Paul Mason, Post capitalisme, un guide pour notre futur, et sa critique en anglais par la CWO [84].
[12] Caractérisée par la prédominance des contrats à court terme ou du travail free-lance par rapport aux emplois permanents.
[13] Lire notre article an anglais Deliveroo, UberEats: Struggles by precarious and immigrant workers [85]
[14] Lire notre article en anglais McDonald's, UberEats and Wetherspoon workers strike over pay [86]
[15] Lire nos articles en anglais Class struggle in Jordan’s war economy [87]; Iraq: marching against the war machine [88] ; Internationalist Voice and protests in the Middle East [89] ;
[16] Lire notre article en anglais Iraq: marching against the war machine [88]
[17] Lire notre article en anglais Response to Internationalist Voice on strikes in Iran [90]
Dans le cadre de l’impact de la décomposition sur la vie de la bourgeoisie, ce rapport se centre plus particulièrement sur les difficultés que rencontre la bourgeoisie avec la montée des courants populistes et sur la manière dont elle tente de réagir. Il ne traitera donc pas de manière directe et centrale de l’histoire du populisme ou de questions plus générales telles que le rapport entre populisme et violence.
Depuis 2007, le CCI n’a plus débattu d’un rapport sur la vie politique de la bourgeoisie. Cependant, le rapport sur la décomposition du 22e congrès CCI - faiblement discuté au congrès - qui actualise et complète les axes principaux des thèses sur la décomposition et situe le phénomène du populisme dans ce contexte, fournit le cadre de référence pour analyser et interpréter les soubresauts qui caractérisent la vie politique de la bourgeoisie aujourd’hui. Les idées majeures en sont les suivantes :
Depuis 2017 et un 22e congrès international confronté au vote en faveur du Brexit et à l’élection de Trump à la présidence des États-Unis, l’impact du populisme sur tous les aspects de la situation internationale est devenu de plus en plus net : il a été largement mis en évidence dans le cas des tensions impérialistes et de la lutte du prolétariat. Il devient aussi de plus en plus saillant au niveau économique. Il se révèle enfin de manière spectaculaire sur le plan de l’appareil politique de la bourgeoisie : les événements des deux dernières années confirment donc de manière spectaculaire "cet aspect que nous avions identifié il y a 25 ans : la tendance à une perte de contrôle croissante par la classe dominante de son appareil politique" (Rapport sur la décomposition).
La perte de contrôle s’est traduite ces dernières années par une extension spectaculaire du phénomène, par l’accentuation d’une véritable lame de fond populiste : Selon une étude du quotidien "The Gardian", couvrant ces vingt dernières années, les partis populistes ont vu le nombre de votes en leur faveur tripler en Europe (de 7% à 25%). Dans une dizaine de pays, ces partis participent au gouvernement ou à la majorité parlementaire : Pologne, Hongrie, Tchéquie, Slovaquie, Bulgarie, Autriche, Danemark, Norvège, Suisse et Italie. L’étude pointe deux moments d’intensification de cette expansion : la crise financière de 2008 et la vague des réfugiés en 2015. L’exacerbation des autres phénomènes caractérisant la décomposition, tels le terrorisme, le chacun pour soi, attise les flammes et stimule l’extension populiste à tous les aspects de la société capitaliste. Enfin, l’arrivée au pouvoir, dans la principale puissance impérialiste, d’un président populiste a encore intensifié la puissance du raz de marée, comme l’illustrent les données récentes : constitution d’un gouvernement uniquement constitué de formations populistes en Italie, appareil politique qui s’enfonce dans la confusion en Grande-Bretagne, vive pression des forces populistes sur la politique de Merkel en Allemagne, victoire de Jair Bolsonaro au Brésil, mouvement des "Gilets jaunes" en France, surgissement d’un parti populiste nationaliste ("Vox") en Espagne, etc….
Les expressions du populisme provoquent des soubresauts de plus en plus incontrôlables au sein de l’appareil politique des différentes bourgeoisies. Les sections suivantes du rapport montreront qu’elles constituent un facteur majeur dans l’ensemble des pays industrialisés et qu’elles ont aussi sous des formes similaires un impact non négligeables dans un certain nombre de pays "émergents".
La crise de la bourgeoisie américaine n’est pas née de l’élection de Trump. En 2007, le rapport relevait déjà la crise de cette bourgeoisie en expliquant : "C’est d’abord et avant tout cette situation objective – une situation qui exclut toute stratégie à long terme de la part de la puissance dominante subsistante – qui a rendu possible l’élection et la réélection d’un régime aussi corrompu, avec un président à sa tête aussi pieux que stupide [Bush junior]. (…), l’Administration Bush n’est rien d’autre que le reflet de la situation sans issue de l’impérialisme américain" (L’impact de la décomposition sur la vie de la bourgeoisie, rapport non publié pour le XVIIe congrès du CCI). Cependant, la victoire d’un président populiste aux décisions imprédictibles a non seulement fait éclater au grand jour la crise de la bourgeoisie américaine mais a surtout mis en lumière l’instabilité croissante son appareil politique et l’exacerbation des tensions internes.
Incapables d’empêcher son élection, ses fractions les plus responsables ont tout fait pour essayer de limiter les dégâts de différentes manières :
Par ailleurs, la politique déroutante et capricieuse de Trump met en lumière la perplexité et les divisions au sein de la bourgeoisie américaine à propos des politiques économique et impérialiste à mettre en œuvre pour maintenir sa suprématie sur l’ensemble de la planète. Au-delà de l’approche versatile et mercantile de Trump, l’abandon du multilatéralisme au profit du bilatéralisme révèle une tension réelle au sein de la bourgeoisie : la domination de l’impérialisme américain s’est toujours présentée derrière un paravent moral : la défense de la démocratie et du monde libre, la défense des droits de l'homme (Clinton, Obama), le combat contre le mal (Bush), et cela à la tête d’une large coalition d’États. Face aux difficultés à maintenir ce rôle de gendarme du monde, Trump rompt ouvertement avec l’hypocrisie du multilatéralisme pour imposer la réalité cynique du rapport de force bilatéral, même avec ses amis (la Grande-Bretagne) et ses alliés (l’Allemagne). Dans sa logique, les États-Unis ne peuvent maintenir leur suprématie mondiale que s’ils améliorent leur situation économique et ceci peut se faire en exerçant un chantage sur leurs concurrents par le biais de leur suprématie militaire écrasante. Son ancien conseiller pour la sécurité nationale, le général Mc Master, l’explique bien dans le Wall Street Journal : il a "la vision clairvoyante que le monde n’est pas une "communauté globale", mais une arène où les nations, les acteurs non gouvernementaux et les acteurs économiques s’engagent et combattent pour des avantages. (…). Plutôt que de nier cette nature élémentaire des relations internationales, nous l’assumons" (30.05.2017). En ce sens, l’irrationalité de Trump ne réside pas dans l’absence d’orientation de sa politique mais dans l’orientation même de celle-ci, qui positionne le leader du capitalisme mondial à l’avant-garde du chacun pour soi et du chaos.
L’imprédictibilité de Trump envers la Russie révèle combien ces tensions se cristallisent autour de l’attitude par rapport à l’ancien chef du bloc adverse, l’ennemi du "monde libre" pour de larges fractions de la bourgeoisie américaine, mais néanmoins un allié potentiel contre la Chine (et contre l’Allemagne). Si la majorité des fractions bourgeoises semblent rester opposées à un rapprochement avec Poutine, Trump souffle constamment le chaud et le froid à ce propos :
La Contribution sur le populisme [91] (Revue internationale n° 157) envisageait comme hypothèse trois types de stratégies que la bourgeoisie pourrait mettre en œuvre face à la vague populiste : premièrement, l’opposition frontale en jouant la carte de l’anti-populisme ; deuxièmement, faire reprendre par des partis traditionnels des éléments de la politique populiste et enfin, troisièmement, revigorer, voire réanimer l’opposition droite / gauche. Dans quelle mesure ces stratégies ont-elles été mises en pratique et quelles sont les conséquences qui en découlent ?
En France, la politique antipopuliste de la bourgeoisie a réussi dans un premier temps à contrer Marine Le Pen en sortant de son chapeau l’homme "nouveau" Macron et son mouvement "La France en Marche", qui, selon la campagne médiatique, n’étaient pas liés aux partis traditionnels. Cependant, Macron a rapidement été confronté au problème de devoir implémenter une politique orientée vers la globalisation, au moment où le protectionnisme de Trump redistribuait les cartes, et surtout que, pour ce faire, il était obligé de lancer des attaques massives contre la classe ouvrière.
Les conséquences ne se sont pas fait attendre : Macron est confronté aujourd’hui à une chute vertigineuse de popularité et à la fronde des "gilets jaunes", dont bénéficieront sans doute largement les courants populistes, surtout que Macron ne dispose pas vraiment encore d’une structure politique suffisamment solide et fiable (un parti bien structuré) et, la bourgeoisie ayant largement sabordé lors des élections de 2017 ses partis traditionnels - affaiblis et plongés depuis lors dans des querelles internes, il reste toujours, malgré ses fragilités, la principale force politique en France capable de limiter le poids du RN (populiste).
En Allemagne, Merkel s’est profilé d’emblée comme la championne de l’anti-populisme (cf. le "Wir schaffen das" - "On peut le faire!"), mais cela a boosté la vague populiste de sorte que la bourgeoisie allemande est confrontée aujourd’hui à l’AfD, devenue la deuxième formation politique du pays. Dès lors, elle a dû reconstituer après les dernières élections la grande coalition, largement désavouée lors des élections générales, et les résultats des élections dans les Länder de Bavière et de Saxe confirment la déroute électorale du CDU/ CSU et l’effondrement du SPD. La situation est complexe et l’abandon par Merkel de la présidence de la CDU (et donc dans le futur du poste de chancelier) annonce une phase d’incertitude et d’instabilité de la bourgeoisie dominante en Europe.
L’appareil politique de la bourgeoisie allemande connait donc des soubresauts alors même que l’Allemagne est sous pression au sein de l’UE, d’une part par les pays d’Europe centrale qui rejettent sa politique envers les réfugiés mais aussi le rôle d’économie subordonnée de sous-traitance que l’Allemagne leur impose, et d’autre part par les pays d’Europe du Sud (Grèce, Italie) qui rejettent sa politique économique, et alors qu’elle est aussi dans le collimateur de l’administration Trump, qui veut lui imposer des taxes d’importation sur ses automobiles et ses machines.
La bourgeoisie britannique a tenté de canaliser les conséquences désastreuses du référendum sur la sortie de l’UE en faisant endosser l’option du Brexit par l’un de ses grands partis traditionnel, le parti Conservateur. Loin de stabiliser la situation, les secousses au sein de l’appareil politique britannique n’ont pas arrêté depuis lors et accentuent l’instabilité en son sein et l’imprévisibilité des options choisies :
Un cas de figure non envisagé par la contribution sur le populisme est la constitution d’un gouvernement composé uniquement de partis populistes. Depuis plusieurs années, des partis populistes ont fait partie de coalitions gouvernementales dans divers pays et, dans plusieurs pays de l’ex-bloc de l’Est comme la Hongrie ou la Pologne, les partis populistes sont même arrivés à la tête de l’État. Aujourd’hui cependant, c’est la quatrième puissance économique de l’UE, l’Italie, qui, sur fond de situation économique et sociale très difficile (Baisse du Produit intérieur brut à prix constant de 10% entre 2008 et 2017), voit l’émergence d’un gouvernement exclusivement constitué de partis populistes (Lega et M5S). Ce gouvernement allie une politique identitaire et xénophobe à une politique de défense sociale des Italiens :
L’impact de cette politique populiste italienne pour la stabilité de l’UE est incalculable à terme : sur le plan de la politique envers les réfugiés, sa ligne dure (attaquant en particulier les ONG) se heurte aux autres pays européens, en particulier la France et l’Espagne. Sur le plan budgétaire, le gouvernement italien refuse les contraintes imposées par la commission européenne (déficit budgétaire de 2,4% du PIB au lieu des 0,8% prévus par le gouvernement précédent, en totale contradictions avec les règles budgétaires européennes) et veut au contraire mettre en œuvre une politique de défense sociale du "peuple italien", qui s’oppose frontalement à la rigueur budgétaire prônée par l’Allemagne. Or, une nouvelle crise monétaire autour de l’Italie remettrait en question l’existence de l’union monétaire et de l’eurozone. L’Italie le sait, ce qui lui permet de faire du chantage. De plus, le déficit budgétaire fait augmenter la dette italienne, ce qui déprécie sa note auprès des agences de notation et amènera les investisseurs institutionnels à délaisser les fonds italiens.
L’impact social de la politique de la coalition populiste doit aussi être suivi avec attention. Les mesures sociales annoncées restent en effet largement en-dessous des promesses des populistes, en particulier du M5S (9 milliards pour le revenu de citoyenneté au lieu des 17 prévus) et de plus, le gouvernement italien a accepté, sous la pression de l’UE, de reporter une série de ces mesures et d’en limiter l’impact budgétaire. Par ailleurs, le gouvernement populiste n’a pas abrogé le "Job Act", concocté par le gouvernement Renzi, qui libéralisait et précarisait largement le marché de l’emploi en Italie. En conséquence, beaucoup de mesures annoncées auront un effet contraire à celui annoncé. Ainsi, le "décret dignité" réduit théoriquement les possibilités d’utilisation des contrats à durée limitée en cas de renouvellement mais, de par le "Job Act", la tendance sera au non-renouvellement des contrats et donc à un accroissement de la précarité. Par ailleurs, le revenu de citoyenneté permettra aussi d’accroître la pression sur les chômeurs (suppression s’ils refusent trois offres d’emploi) et un contrôle sur les dépenses (le revenu sera crédité sur une carte à usage contrôlé). Enfin, la retraite à 62 ans ne sera accessible que pour ceux ayant cotisé pendant 38 ans.
La troisième stratégie envisagée, la refondation de l’opposition droite/ gauche pour couper l’herbe sous les pieds du populisme, ne semble pas réellement mise en œuvre par la bourgeoisie. Au contraire, les années écoulées sont plutôt caractérisées par une tendance irréversible au déclin des partis socialistes.
La question de la crise des partis sociaux-démocrates renvoie à la question du rôle des partis de gauche, déjà abordée dans le rapport sur la vie de la bourgeoisie du 17e congrès du CCI (L’impact de la décomposition sur la vie de la bourgeoisie). Après avoir rempli un rôle essentiel pour endiguer la vague de luttes ouvrières des années 1970 et 80 (gauche au gouvernement, gauche dans l’opposition), ces partis ont été disponibles pour d’autres tâches vu que, comme le rapport le souligne, depuis le début des années 1990, la question sociale n’est plus le facteur décisif pour la formation de gouvernements : "(…) il y a un autre facteur qui devient de plus en plus important, qui devient un facteur véritablement décisif dans la vie politique de la bourgeoisie en général et dans le recrutement des équipes gouvernementales en particulier : la décomposition de la société bourgeoise, qui, ces dernières années, a avancé de façon indiscutable" (L’impact de la décomposition sur la vie de la bourgeoisie). De fait, dans la dernière décennie du 20e siècle et dans la première du 21e, les partis socialistes ou sociaux-démocrates ont été engagés en première ligne pour contrer les premiers effets de la décomposition sur l’appareil politique de la bourgeoisie (cf. Blair, Schröder, Zapatero, Hollande).
En conséquence, ils subissent non seulement l’érosion des grands partis de la démocratie des "30 glorieuses", comme la démocratie chrétienne (en Italie, Hollande, Belgique et même en Allemagne) mais ils sont en outre particulièrement identifiés au système politique en faillite. Dès lors, la tendance vers leur déclin semble irréversible : le parti socialiste a disparu en Italie, est menacé de disparition en France, en Hollande ou en Grèce, est en crise profonde en Allemagne, en Espagne ou en Belgique. Seul le Labour Party en Grande-Bretagne semble échapper pour le moment à la tendance, même si cela ne semble pas lié pour le moment à la revitalisation par la bourgeoisie de l’opposition droite/ gauche. Il est possible que le parti profite du fait que, face au laminage du parti conservateur par la lame de fond populiste autour du Brexit, la bourgeoisie mise sur lui en cas d’implosion des Tories.
De nouvelles formations de gauche populaires radicales de divers types sont apparues dans certains pays : Syriza, Podemos, "La France insoumise", le courant des démocrates socialistes au sein du Parti Démocrate aux États-Unis, regroupant dans le sillage de la candidature de Sanders aux primaires un nombre importants de jeunes, etc. Les diverses alternatives à la faillite de la social-démocratie, que la bourgeoisie met en place, fournissent des indices concernant l’impact de la décomposition et du populisme sur la classe ouvrière, concernant le poids des défaites subies et le niveau de conscience dans les divers pays industrialisés aujourd’hui. En Italie, un des pays où la classe ouvrière était à l’avant-garde lors des luttes de 1968 aux années ’80, "l’alternative de gauche" proposée est le M5S, un mouvement populiste qui se déclare par ailleurs, ni de droite ni de gauche, et cela souligne l’importance des difficultés politiques rencontrées par le prolétariat italien. En Allemagne, l’alternative n’est pas vraiment les ex-staliniens de "Die Linke" mais plutôt les verts, ce qui reflète aussi l’état d’esprit de la classe ouvrière et l’affaiblissement du sentiment d’identité de classe. En France et en Espagne d’autre part, les alternatives convoquées se situent explicitement à gauche, développent plutôt un discours "ouvrier" et prétendent se situer sur un terrain prolétarien, même si elles se présentent si nécessaire comme concernées par le bon fonctionnement de l’appareil politique bourgeois (Syriza pour implémenter en Grèce l’austérité féroce imposée par l’UE ; Podemos en Espagne pour fournir l’appoint afin d’assurer une stabilité bancale au gouvernement central). Dans ce sens, on ne peut les considérer comme des partis populistes de gauche.
La vague populiste ne se limite pas aux pays industrialisés de l’Ouest mais touche aussi une série de pays d’Europe de l’Est et de pays "émergents", où elle se manifeste à travers certains phénomènes spécifiques, tels l’avènement de "leaders forts". La déstabilisation économique sous la pression de la crise de 2008 d’une part et les énormes scandales de corruption touchant les formations politiques d’autre part, provoquent, dans toute une série de ces pays, tels la Pologne, la Hongrie, la Turquie, … un ressentiment et une exaspération dans la population. Ceux-ci sont récupérés par des forces populistes à travers des mouvements réactionnaires menant à l’avènement d'"hommes forts", de leaders charismatiques comme Orban, Kaczyński, Erdogan ou Bolsonaro et, depuis tout un temps déjà, Poutine.
Alors que les années 1990 et même le début du 21e siècle avaient été caractérisés par une "ouverture démocratique" dans bon nombre de ces pays (tout comme d’ailleurs en Russie ou en Chine), ces dirigeants "forts" affichent leur mépris des élites "libérales", du jeu politique "démocratique" traditionnel et d’une presse "indépendante" en faveur d’un régime autoritaire nationaliste et souverainiste, rejetant les immigrés ou minorités qui pourraient altérer la cohésion nationale. "Le 26 juillet 2014, en Roumanie, M. Orban affiche clairement la couleur dans un discours retentissant : "(…) Nous avons estimé, dit-il, qu’une démocratie ne doit pas nécessairement être libérale et que ce n’est pas parce qu’un État cesse d’être libéral qu’il cesse d’être une démocratie (…). Les sociétés qui ont une démocratie libérale pour assise seront probablement incapables de maintenir leur compétitivité dans les décennies à venir. (…)". Il annonce aussi un projet économique, celui de "construire une nation concurrentielle dans la grande compétition mondiale des décennies à venir"" (Le Monde Diplomatique, septembre 2018 : 23). C’est l’idée qu’il existe différents modèles de démocratie, idée qu’on retrouve d’une certaine manière aussi dans le modèle russe de Poutine ou dans l’application du modèle Singapourien par la Chine.
La chasse aux élites corrompues (des juges polonais aux oligarques russes, en passant par les bureaucrates européens, les partisans du mouvement Gülen turc ou ceux du PT brésilien) va de pair avec un nationalisme xénophobe qui se focalise sur le rejet de l’étranger (les réfugiés du Moyen-Orient ou d’Afrique, les Vénézuéliens) ou des minorités (Erdogan accentuant son discours antikurde, Orban visant les Roms ou Poutine les Tchéchènes).
En surface, la Chine présente une apparente sérénité, mais les tensions politiques ne l’épargnent pas, malgré le fulgurant développement économique et militaire. Depuis la fin des années 1970, celle-ci a abandonné son économie essentiellement autarcique pour développer, sur les modèles japonais et singapourien, une économie graduellement intégrée aux marchés régionaux, puis globaux. Cette ligne politique, prônée par Deng Xiaoping, ne s’est pas maintenue sans secousses et luttes politiques, comme cela a été illustré par les événements de Tienanmen et encore vers 2003, mais elle a été accentuée entre 2003 et 2013 par le président Hu Jintao. Cette orientation exigeait l’établissement de relations pacifiques avec les États-Unis : en 1992 un protocole d’accord était signé, qui accédait aux demandes américaines concernant les tarifs douaniers et les droits de propriété intellectuelle. Elle s’accompagnait aussi d’une vague de démocratisation dans les années 1980 et 90, avec cependant des limites après Tienanmen.
L’arrivée au pouvoir de Xi Jinping manifeste une certaine réorientation de la politique Chinoise qui s’exprime sur un plan politique, comme dans d’autres pays, par un glissement vers le pouvoir aux mains d’un leader fort. Xi est présenté comme l’égal de Mao. Cette réorientation est le produit d’un certain nombre de facteurs :
Dans ce contexte, il existerait au sein du parti aujourd’hui, deux tendances : une tendance économiste et une tendance nationaliste. Avec Xi cette dernière semble prédominante ("Personne ne doit s’attendre à ce que la Chine avale des couleuvres au détriment de ses intérêts" (XIXe congrès du PCC, 18.10.17) mais il semble y avoir des discussions au sein du parti entre une fraction qui tend à vouloir faire des concessions aux États-Unis (selon la conception de Deng Xiaoping "cacher ses talents et attendre son heure") et une fraction à la ligne dure de confrontation avec les États-Unis. Xi semble plutôt être partisan de cette dernière "s’affirmer sur la scène internationale comme numéro un d’un "grand pays" - pour reprendre son expression – traitant d’égal à égal avec l’Amérique" (Le Monde Diplomatique, octobre 2018 :4)
Comme le rappelait le "Rapport sur la décomposition" du 22" congrès du CCI, la décomposition, dont le populisme est une des expressions les plus marquantes, est un facteur décisif de l’évolution de la société et il s’agit d’un processus irréversible. Alors que le populisme n’est pas le résultat d'une volonté politique délibérée des secteurs dominants de la bourgeoise, ceux-ci n’ont pu éviter que son impact sur leur appareil politique prenne une telle ampleur au point d’être confrontés à une tendance à la perte de la perte de contrôle croissante sur celui-ci et à des soubresauts imprédictibles qui caractériseront plus que jamais la vie politique de la bourgeoisie dans la période à venir.
1. Ces pertes de contrôle par la bourgeoisie de son appareil politique sont clairement distinctes des diverses crises politiques que la bourgeoisie a pu connaître dans les années 1960 à 80. Leur contexte est radicalement différent : avant les années 1990, les crises politiques de la bourgeoisie étaient liées, soit à l’incapacité à faire face à la classe ouvrière ou soit aux conséquences des confrontations impérialistes (la crise de Suez en Grande-Bretagne et en France, la crise algérienne en France, le traité de Maastricht en France et en Hollande, etc.) et étaient gérées au sein de l’appareil politique. La crise actuelle concerne la perte de contrôle par la bourgeoisie de son propre appareil politique. Cela était déjà mis en évidence dans le dernier rapport sur la vie de la bourgeoisie (17e CICCI, 2007) : "La bourgeoisie des pays les plus développés d’Europe, du Japon et des États-Unis, jadis maîtresse dans l’art subtil de la manipulation électorale, rencontre aujourd’hui des difficultés croissantes pour obtenir le moindre résultat souhaité" (L’impact de la décomposition sur la vie de la bourgeoisie). Les soubresauts politiques invraisemblables qui affectent les bourgeoisies anglaise, américaine et allemande, les trois bourgeoisies les plus expertes dans le passé à maîtriser avec brio le jeu politique, illustrent parfaitement la gravité du problème.
Les mouvements populistes se forment autour de thèmes récurrents comme ceux des réfugiés, de la sécurité, du ressentiment des laissés pour compte de la crise mais se nourrissent aussi des tensions spécifiques au sein des bourgeoisies nationales : désarroi de la bourgeoisie américaine face au recul de son leadership mondial, ambiguïté de la bourgeoisie britannique face à l’Europe, divisions entre fractions régionalistes et nationalistes au sein de la bourgeoisie espagnole ou belge, etc.
2. Tandis que l’accentuation de la pression du populisme plonge l’appareil politique traditionnel de la bourgeoisie dans le chaos, ces mouvements tendent à bénéficier aujourd’hui dans divers pays – et pas seulement les pays d’Europe de l’Est mais aussi aux États-Unis et en Grande-Bretagne par exemple - du soutien de fractions de la grande bourgeoisie. Ainsi, aux États-Unis, non seulement les secteurs de la sidérurgie ou de l’automobile peuvent soutenir la politique protectionniste de Trump, mais même le secteur High Tech contre la montée en puissance de compagnies chinoises, telles Huawei ou Alibaba, qui menacent leur domination mondiale. Et d’autres secteurs de Silicon Valley peuvent être favorables à un rapprochement avec la Russie.
3. Le populisme, c’est la politique de la rue. De fait, si les partis et mouvements populistes engendrent une énergie militante manifeste, à la différence des partis traditionnels, c’est que ces formations ne respectent plus les tabous et permettent donc l’expression de tous les préjugés.
En conséquence, les campagnes populistes, marquées par la colère et le ressentiment, dénigrent le monde politique traditionnel et les élites, et désignent des coupables pour ce qui ne marche pas. Elles poussent naturellement à stigmatiser des groupes et individus, à engager une tendance vers leur diabolisation, ce qui se manifeste déjà et se manifestera de plus en plus fréquemment et explicitement sous diverses formes dans l’actualité politique : attaques contre des centres d’accueil pour réfugiés en Allemagne ; lettres avec une poudre suspecte adressées à Trump et à d’autres membres de son administration, lors de la campagne pour les élections de mi-mandat aux États-Unis, tandis que des paquets piégés étaient envoyés à des parlementaires démocrates, aux médias (CNN) ou encore à des personnalités de l’élite (Söros) ; attentat anti-juif perpétré par un suprématiste blanc à Pittsburgh ; tentative d’assassinat contre le candidat à la présidence Bolsonaro au Brésil et, au retour, les menaces de ce même Bolsonaro et de ses partisans contre le PT et d’autres mouvements de gauche ; polarisation des "gilets jaunes" sur la figure de Macron, etc.
4. Contrairement aux premières expressions du populisme (Haider, Berlusconi,…) qui défendaient une politique économique ultralibérale, les partis populistes actuels prônent plutôt une politique visant à protéger la population autochtone ("Les Italiens d’abord", les "vrais Finlandais", "Eigen volk eerst" -"son propre peuple d’abord" - des populistes flamands, …) en discriminant ouvertement les autres. Celle-ci peut impliquer un protectionnisme économique ou la promotion d’une forme de politique néo-keynésienne chauvine : Trump prétend protéger les travailleurs américains et leur boulot contre "l’invasion" d’immigrés mexicains et centraméricains mais aussi de produits étrangers ; les gouvernements polonais ou hongrois prennent des mesures de protection pour leurs salariés et retraités tout en s’opposant à tout quota de réfugiés au nom de la défense de l’intégrité culturelle de la nation ; le gouvernement Lega - M5S en Italie déploie une politique intransigeante et dure contre l’accueil de réfugiés tout en planifiant un "revenu de citoyenneté" pour tout citoyen italien et l’avancement de l’âge de la retraite de 67 à 62 ans. Ce genre de politique apparaît comme plus "réaliste" que celle de la gauche, dans la mesure où la sauvegarde des avantages des opprimés autochtones se fait au détriment de ceux d’autres opprimés.
Des événements récents en Russie et en Hongrie mettent en évidence qu’il ne faut pas sous-estimer l’importance d’une telle politique "sociale" chauvine pour la crédibilité des mouvements populistes et des "leaders forts". Ainsi, en Russie, la réforme draconienne des retraites, que Poutine et son gouvernement ont fait passer en profitant du battage médiatique autour de la Coupe du Monde de foot (l’âge de la retraite passant de 55 à 63 ans pour les femmes, de 60 à 65 ans pour les hommes), a provoqué de fortes protestations et un recul du taux de popularité de Poutine de 80 à 63%. Celui-ci a immédiatement dû assouplir les mesures et annoncer une forte revalorisation des pensions, sans pourtant totalement convaincre, dans la mesure où sa popularité est précisément basée sur le fait, qu’en réinstaurant le contrôle de l’État sur les oligarques, il avait réussi à garantir un paiement régulier des salaires et des retraites. En Hongrie, des manifestations importantes ont eu lieu pour protester contre la loi "esclavagiste" du gouvernement Orban, qui supprime quasi totalement toute compensation salariale pour les heures supplémentaires.
5. En réponse à la montée du populisme, la bourgeoisie a mis en place des campagnes antipopulistes, comme plus particulièrement en France lors de la campagne électorale en 2017 ou aux États-Unis où l’opposition populisme / anti-populisme (anti-Trump) est au centre de la vie politique depuis l’élection de Trump, comme les élections de mi-mandat l’ont encore démontré. Souvent, tout en s’opposant au populisme, elles s’inspirent largement et reprennent à leur compte des approches ou idées populistes :
Janvier 2019
Le CCI a adopté les Thèses sur la décomposition [47][1] il y a plus de 25 ans. Depuis ce moment-là, cette analyse de la phase actuelle de la vie de la société est devenue un élément de tout premier plan dans la compréhension par notre organisation de l'évolution du monde. Le document qui suit constitue une actualisation des Thèses sur la décomposition au regard de l'évolution de la situation mondiale au cours du quart de siècle écoulé, et particulièrement au cours de la dernière période.
Concrètement, il nous faut confronter les points essentiels des thèses avec la situation présente : dans quelle mesure les aspects mis en avant se sont vérifiés, voire amplifiés, ou bien ont été démentis ou bien doivent être complétés. Une telle approche systématique est d'autant plus nécessaire que, parmi les effets de la période de décomposition, du fait de la nature même de celle-ci, les révolutionnaires sont confrontés en permanence à une phénomène qui pèse sur toute la société, "le rejet d'une pensée rationnelle, cohérente, construite, y inclus de la part de certains milieux "scientifiques" (Thèse 8), ce qui explique en partie que cette question ne soit pas comprise dans la plupart des groupes se réclamant de la Gauche communiste. En particulier, la situation mondiale actuelle nous impose de revenir sur trois questions de première importance :
"… il est indispensable de mettre en évidence la différence fondamentale qui oppose les éléments de décomposition qui ont affecté le capitalisme depuis le début du siècle [le 20e siècle] et la décomposition généralisée dans laquelle s'enfonce à l'heure actuelle ce système et qui ne pourra aller qu'en s'aggravant. Là aussi, au-delà de l'aspect strictement quantitatif, le phénomène de décomposition sociale atteint aujourd'hui une telle profondeur et une telle extension qu'il acquiert une qualité nouvelle et singulière manifestant l'entrée du capitalisme décadent dans une phase spécifique – la phase ultime – de son histoire, celle où la décomposition devient un facteur, sinon le facteur, décisif de l'évolution de la société." (Point 2)
"Concrètement, non seulement la nature impérialiste de tous les États, la menace de guerre mondiale, l'absorption de la société civile par le Moloch étatique, la crise permanente de l'économie capitaliste, se maintiennent dans la phase de décomposition, mais cette dernière se présente encore comme la conséquence ultime, la synthèse achevée de tous ces éléments." (Point 3)
"Dans une telle situation où les deux classes fondamentales et antagoniques de la société s'affrontent sans parvenir à imposer leur propre réponse décisive, l'histoire ne saurait pourtant s'arrêter. Encore moins que pour les autres modes de production qui l'ont précédé, il ne peut exister pour le capitalisme de "gel", de "stagnation" de la vie sociale. Alors que les contradictions du capitalisme en crise ne font que s'aggraver, l'incapacité de la bourgeoisie à offrir la moindre perspective pour l'ensemble de la société et l'incapacité du prolétariat à affirmer ouvertement la sienne dans l'immédiat ne peuvent que déboucher sur un phénomène de décomposition généralisée, de pourrissement sur pied de la société." (Point 4)
"En effet, aucun mode de production ne peut vivre, se développer, se maintenir sur des bases viables, assurer la cohésion sociale, s'il n'est pas capable de présenter une perspective à l'ensemble de la société qu'il domine. Et c'est particulièrement vrai pour le capitalisme en tant que mode de production le plus dynamique de l'histoire." (Point 5)
"… dans une situation historique où la classe ouvrière n'est pas encore en mesure d'engager immédiatement le combat pour sa propre perspective, la seule vraiment réaliste, la révolution communiste, mais où la bourgeoisie, elle non plus, ne peut proposer aucune perspective quelle qu'elle soit, même à court terme, la capacité que cette dernière a témoignée dans le passé, au cours même de la période de décadence, de limiter et contrôler le phénomène de décomposition ne peut que s'effondrer sous les coups de boutoir de la crise." (Point 5)
Pour commencer, il faut insister sur un aspect essentiel de notre analyse : le terme de "décomposition" est utilisé de deux façons différentes. D'une part, il s'applique à un phénomène qui affecte la société, particulièrement dans la période de décadence du capitalisme et, d'autre part, il désigne une phase historique particulière de cette dernière, sa phase ultime :
"(…) le phénomène de décomposition sociale atteint aujourd'hui une telle profondeur et une telle extension qu'il acquiert une qualité nouvelle et singulière manifestant l'entrée du capitalisme décadent dans une phase spécifique –la phase ultime– de son histoire, celle où la décomposition devient un facteur, sinon le facteur, décisif de l'évolution de la société."
À la base de notre analyse sur la décomposition, il y a le constat de cette situation inédite où aucune de deux principales classes de la société, la bourgeoisie et le prolétariat, n'est en mesure de mettre en œuvre sa propre réponse à la crise de l'économie capitaliste, la guerre mondiale ou la révolution communiste. Même s'il y avait eu un basculement du rapport de forces entre les classes, si par exemple la bourgeoisie s'acheminait vers une nouvelle guerre généralisée ou si le prolétariat avait engagé des combats ouvrant une perspective révolutionnaire, cela ne voudrait pas dire que cette période de décomposition de la société aurait été dépassée (comme l'affirme stupidement le GIGC par exemple). Le processus de décomposition de la société est irréversible car il correspond à la phase d'agonie de la société capitaliste. La seule chose qui aurait pu éventuellement se produire, dans le cas d'un tel basculement, c'est un ralentissement de ce processus, certainement pas un "retour en arrière". Mais, de toute façon, un tel basculement ne s'est pas produit. Au cours du dernier quart de siècle, le prolétariat mondial a été absolument incapable dans sa masse de se donner même une ébauche de perspective de renversement de l'ordre existant. Bien au contraire, on a plutôt assisté à une régression de sa combativité de même que de sa capacité à déployer cette arme fondamentale de son combat, la solidarité.
De même, la bourgeoisie n'a pas réussi à se donner de véritable perspective "exceptée celle de 'sauver les meubles' de son économie au jour le jour" (Thèses, point 9). Suite à l'effondrement du bloc de l'Est, l'économie mondiale a paru connaître, après une période d'instabilité dans cette zone, une rémission significative de sa crise. En particulier, on a assisté à l'émergence des BRICs connaissant des taux de croissance impressionnants. Cependant, la belle euphorie qui s'était emparée de la bourgeoisie mondiale, faisant croire que son économie pouvait repartir comme lors des "30 glorieuses", a été cruellement douchée avec les soubresauts de 2007-2008 qui ont mis en évidence la fragilité du secteur financier et fait planer la menace d'une dépression semblable à celle des années 1930. La bourgeoisie mondiale a réussi à limiter les dégâts, notamment par l'injection massive de fonds publics dans l'économie ce qui a abouti à une explosion des dettes souveraines et provoqué notamment la crise de l'Euro en 2010-2013. Parallèlement, le taux de croissance de la première économie mondiale s'est maintenu à un niveau inférieur à celui antérieur à 2007 malgré des taux d'intérêt pratiquement égaux à zéro. Quant aux BRICs tant encensés, ils se sont réduits aujourd'hui aux ICs puisque le Brésil et la Russie sont confrontés à un ralentissement spectaculaire de leur croissance, voire à la récession. Ce qui domine dans la classe dominante aujourd'hui ce n'est pas l'euphorie, la croyance en des "lendemains qui chantent", mais la morosité et l'inquiétude ce qui n'est certainement pas fait pour donner à l'ensemble de la société le sentiment qu'un "meilleur avenir est possible", notamment auprès des exploités dont les conditions de vie ne cessent de se dégrader.
Ainsi, les conditions historiques qui ont été à l'origine de cette phase de décomposition se sont non seulement maintenues, mais elles se sont aggravées ce qui a eu comme conséquence une aggravation de la plupart des manifestations de la décomposition.
Pour bien comprendre une telle aggravation il est important de rappeler que - comme le souligne le point 2 des Thèses - nous parlons de l’époque ou phase de la décomposition et non pas simplement de "manifestations de décomposition".
Le point 1 des Thèses insiste sur le fait qu'il existe une différence cruciale entre la décadence du capitalisme et la décadence des autres modes de production l’ayant précédé. Souligner cette différence est important par rapport à la question qui constitue la clé de la décomposition : la perspective. Pour se borner à la décadence du féodalisme celle-ci était limitée par l'émergence "en parallèle" des rapports capitalistes et l’ascension de façon graduelle et partielle de la classe bourgeoise. La décomposition d’une série de formes économiques, sociales, idéologiques, politiques, de la société féodale était en quelque sorte atténuée par l’instrumentalisation de celle-ci (pas nécessairement avec une réelle conscience) par le nouveau mode de production émergeant. On peut en donner deux illustrations : la monarchie absolue servait dans certains pays au développement économique du capital contribuant à former un marché national ; la vision religieuse de la "purification du corps" - censé être le foyer du diable - avait une utilité dans l’accumulation primitive de capital pour la croissance de la natalité et pour imposer la discipline aux futurs prolétaires.
C’est pour cela que, dans la décadence du féodalisme, il pouvait exister des manifestations de décomposition sociale plus ou moins poussées, mais il ne pouvait pas exister une époque spécifique de décomposition. Dans l’histoire humaine certaines civilisations très isolées ont pu finir dans une complète décomposition conduisant à leur disparition. Cependant, seul le capitalisme peut avoir dans sa décadence une époque globale de décomposition, comme phénomène historique et mondial.
Les thèses de 1990 indiquaient les principales manifestations sociales de la décomposition :
Les chiffres officiels de la FAO affichent un recul de la sous-alimentation depuis les années 1990. Cependant, il y a encore aujourd'hui près d'un milliard d'êtres humains qui sont victimes de sous-alimentation. Cette tragédie affecte principalement l'Asie du Sud et surtout l'Afrique subsaharienne où, dans certaines régions, c'est près de la moitié de la population qui souffre de la faim, notamment les enfants, avec des conséquences dramatiques pour leur croissance et leur développement. Alors que la technologie a permis des accroissements phénoménaux de la productivité, y compris dans le secteur agricole, alors que les paysans de nombreux pays n'arrivent pas à vendre leur production, la faim continue pour des centaines de millions de personnes d'être ce fléau venu des pires périodes de l'histoire humaine. Et s'il ne frappe pas les pays riches, c'est dû au fait que l'État y est encore capable de nourrir ses pauvres. Ainsi, 50 millions d'habitants des États-Unis reçoivent des bons d'aide alimentaire.
Aujourd'hui, plus d'un milliard d'humains vivent dans des bidonvilles et le chiffre n'a fait que s'accroître depuis 1990. Ainsi, la "transformation du 'Tiers-Monde' en un immense bidonville" s'est pleinement vérifiée, à tel point que le rapport Global Risks présenté au Forum de Davos en 2015 place pour la première fois "l'urbanisation rapide et incontrôlée" parmi les risques majeurs menaçant la planète en constatant notamment que, à l'échelle du monde, "40 % de la croissance urbaine se fait dans les bidonvilles", ce qui signifie que cette proportion est bien plus élevée dans les pays sous-développés.
Et ce phénomène de développement des bidonvilles tend à s'étendre dans les pays les plus riches, sous des formes diverses : des millions d'américains perdant leur maison lors de la crise des "subprimes" et venant gonfler les cohortes de sans-abris existant au préalable, les campements de Roms ou de réfugiés dans les périphéries de nombreuses villes d'Europe, et même en leur centre… Et même pour ceux qui ont un logement en dur, des dizaines de millions d'entre eux vivent dans de véritables taudis. Ainsi, en 2015, 17,4% des habitants de l'Union Européenne occupaient des logements surpeuplés, 15,7% des logements ayant des fuites ou comportant de la pourriture et 10,8% avaient froid dans leur logis. Et ce n'était pas seulement le lot des pays pauvres d'Europe puisque, en Allemagne, ces chiffres étaient respectivement de 6,7%, 13,1% et 5,3% et, au Royaume-Uni, de 8%, 15,9% et 10,6%.
Concernant les catastrophes "accidentelles", l'on pourrait citer de multiples exemples ces 25 dernières années. Il suffit d'en citer deux parmi les plus spectaculaires et dramatiques affectant, non des pays du Tiers-monde, mais les deux puissances économiques les plus développées : les inondations de la Nouvelle-Orléans en août 2005 (près de 2000 morts, une ville vidée de ses habitants) et la catastrophe de Fukushima en mars 2011 qui se situe au même niveau que celle de Tchernobyl en 1986).
Quant à "la dégradation de l'environnement qui atteint des proportions ahurissantes", nous étions encore loin, lorsque cette phrase a été écrite, des constats et des prévisions qui font aujourd'hui l'unanimité dans les milieux scientifiques et que la majorité des secteurs bourgeois de tous les pays a repris à son compte (même si la classe dominante est incapable de mettre en œuvre les mesures nécessaires du fait des lois-mêmes du capitalisme). La liste est longue non seulement des catastrophes qui attendent l'humanité du fait du saccage de l'environnement, mais aussi de celles qui nous frappent dès à présent : pollution de l'air des villes et de l'eau des océans, dérèglement climatique avec des phénomènes météorologiques de plus en plus violents, avancée de la désertification, accélération de la disparition des espèces végétales et animales qui menacent de plus en plus l'équilibre biologique de notre planète (ainsi, la disparition des abeilles est une menace pour nos ressources alimentaires).
Le tableau que nous en donnions en 1990 était le suivant :
Tous ces aspects se sont confirmés et même aggravés. En laissant momentanément de côté les aspects en lien avec les points qui feront plus loin l'objet d'une insistance particulière (le terrorisme, la question des réfugiés et la montée du populisme), on peut relever le fait, par exemple, que la violence et la criminalité urbaine ont connu une explosion dans beaucoup de pays d'Amérique latine et également dans les banlieues de certaines villes européennes-en partie en lien avec le trafic de drogue, mais pas uniquement. Concernant, ce trafic, et le poids énorme qu'il a pris dans la société, y compris sur le plan économique, on peut dire qu'il correspond à l'existence d'un "marché" en continuelle expansion du fait du malaise croissant et du désespoir qui affecte toutes les couches de la population. Concernant la corruption, et toutes les manipulations qui constituent la "délinquance en col blanc", ces dernières années n'ont pas été avares en découvertes (comme celles des "Panama papers" qui ne sont qu'un tout petit sommet de l'iceberg du gangstérisme dans lequel patauge de plus en plus la finance). Pour ce qui est de la vénalité des créations artistiques, de leur récupération, on peut citer l'attribution récente du Prix Nobel de littérature à Bob Dylan, symbole artistique de la révolte des années 1960, mais on pourrait en trouver de nombreuses autres. Enfin, la destruction des rapports humains, des liens familiaux, de l'affectivité n'a fait que s'aggraver comme le montrent la consommation des antidépresseurs, l'explosion de la souffrance psychique au travail, l'apparition de nouveaux métiers destinés à "coacher" les personnes, de même que de véritables hécatombes comme celle de l'été 2003 en France où 15 000 personnes âgées sont mortes au cours de la canicule.
Évidemment, ce n'est pas une question nouvelle ni dans l'histoire ni dans les analyses du CCI (voir par exemple les textes "Terreur, terrorisme et violence de classe" publiés dans les numéros 14 et 15 de la Revue Internationale.
Cela-dit, il est important de rappeler que c'est à partir des attentats de Paris en 1985 que notre camarade MC a engagé la réflexion sur la décomposition. Les thèses analysent comme particulièrement significatif de l'entrée du capitalisme dans la phase de décomposition : "le développement du terrorisme, des prises d'otages, comme moyens de la guerre entre États, au détriment des "lois" que le capitalisme s'était données par le passé pour "réglementer" les conflits entre fractions de la classe dominante".
Il est à peine besoin de relever à quel point cette question a acquis une place de premier plan dans la vie du capitalisme. Aujourd'hui, le terrorisme comme instrument de guerre entre États a acquis une place centrale dans la vie de la société. On a même vu la constitution d'un nouvel État, Daesh, avec son armée, sa police, son administration, ses écoles, dont le terrorisme est l'arme de prédilection.
La croissance quantitative et qualitative de la place du terrorisme a franchi un pas décisif il y a 15 ans déjà avec l'attaque contre les Twin Towers, et c'est la première puissance mondiale qui lui a ouvert délibérément la porte afin de justifier son intervention en Afghanistan et en Irak. Elle s'est confirmée par la suite avec les attentats de Madrid en 2004 et de Londres en 2005. La constitution de Daesh en 2013-14 et les attentats en France en 2015-16, en Belgique et en Allemagne en 2016 représentent une autre étape de premier plan de ce processus.
Par ailleurs, les thèses nous donnent des éléments d'explication de la fascination croissante du djihadisme et des actes suicidaires sur une partie de la jeunesse des pays développés :
Tous ces aspects n'ont fait que se renforcer au cours des dernières décennies. Ils affectent tous les secteurs de la société. Ainsi, on a pu voir, dans le pays le plus avancé du monde, la montée d'une "droite religieuse" (le "Tea Party") au sein d'un des deux partis politiques en charge de la gestion des intérêts du capital national, un mouvement concernant les secteurs les plus favorisés de la société. De même, dans un pays comme la France, l'adoption du mariage homosexuel (qui en soi n'était qu'une manœuvre de la Gauche pour faire diversion face à la trahison de ses promesses électorales et aux attaques qu'elle portait contre les exploités) a vu se mobiliser des millions de personnes, de toutes origines sociales, mais surtout des bourgeois et des petits bourgeois, qui considéraient qu'une telle mesure était une insulte faite à Dieu. Parallèlement, l'obscurantisme et le fanatisme religieux ne cessent de progresser parmi les couches les plus défavorisées de la population, particulièrement les jeunes prolétaires issus de l'immigration musulmane entraînant avec eux un nombre significatif de jeunes "nationaux de souche". Jamais, dans les villes européennes, on n'avait vu autant de voiles, ou même de "burqas" sur la tête des femmes musulmanes. Et que dire de l'attitude de ces dizaines de milliers de jeunes qui, après l'assassinat des dessinateurs du journal Charlie Hebdo, considéraient qu'ils l'avaient cherché en dessinant le "Prophète" ?
Cette question n'est pas abordée dans les thèses de 1990. Il s'agit d'apporter à celles-ci un complément abordant ce problème.
La question des réfugiés a acquis, au cours des dernières années, une place centrale dans la vie de la société. Au cours de l'année 2015, ce sont plus de 6 millions de personnes qui ont été contraintes de quitter leur pays portant à plus de 65 millions le nombre de réfugiés dans le monde (plus que la population de la Grande-Bretagne). À ce nombre, il faut ajouter les 40 millions de personnes qui sont déplacées au sein de leur propre pays. Il s'agit là d'un phénomène sans précédent depuis la seconde guerre mondiale.
Les déplacements de population font partie de l'histoire de l'espèce humaine, une espèce apparue dans une petite région de l'Afrique de l'Est il y a 200.000 ans et qui a essaimé dans le monde entier, partout où il y avait des ressources exploitables pour s'alimenter et faire face aux autres besoins élémentaires de la vie. Un des grands moments de ces déplacements de population est celui de la colonisation de la plus grande partie de la planète par les puissances européennes, un phénomène apparu il y a 500 ans et qui coïncide avec l'essor du capitalisme (voir les pages du Manifeste communiste à ce sujet). En général, les flux migratoires (s'ils peuvent comprendre des marchands, des aventuriers ou des militaires animés par la conquête) se composent principalement de populations qui fuient leur pays à cause des persécutions (protestants anglais du "Mayflower", juifs d'Europe de l'Est) ou de la misère (Irlandais, Siciliens). Ce n'est qu'avec l'entrée du capitalisme dans sa période de décadence que les flux migratoires dominants s'inversent. De façon croissante, ce sont les habitants des colonies qui, chassés par la misère, viennent chercher du travail (en général peu qualifié et très mal payé) dans les métropoles. Un phénomène qui s'est poursuivi après les vagues de décolonisation qui se sont succédées depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale jusqu'aux années 1960. C'est à la fin de ces années 1960 que la crise ouverte de l'économie capitaliste, qui voit une montée du chômage dans les pays développés en même temps que l'accentuation de la misère dans les anciennes colonies, provoque une croissance significative de l'immigration illégale. Depuis, la situation n'a fait qu'empirer malgré les discours hypocrites de la classe dominante qui trouve dans ces "sans-papiers" une main d'œuvre encore moins chère que celle qui dispose de papiers.
Ainsi, durant plusieurs décennies, les flux migratoires concernaient essentiellement l'émigration économique. Mais ce qui est nouveau, depuis quelques années, c'est que la proportion des immigrés qui ont fui leur pays pour des raisons de guerre ou de répression a explosé, créant une situation comme celle qu'on avait connue à la fin de la guerre d'Espagne ou à la fin de la seconde guerre mondiale. D'année en année, le nombre de réfugiés qui, par toutes sortes de moyens, y compris les plus dangereux, frappent à la porte de l'Europe s'accroit, ce qui met à l'épreuve les capacités d'accueil des pays européens et faisant de la question des réfugiés un enjeu politique de premier plan dans ces pays (voir plus loin la question du populisme).
Les déplacements massifs de populations ne sont pas des phénomènes propres à la phase de décomposition. Mais ils acquièrent aujourd'hui une dimension qui en fait un élément singulier de cette décomposition et on peut appliquer à ce phénomène ce que nous disions en 1990 à propos du chômage :
"En fait le chômage, qui résulte directement de la crise économique, s'il n'est pas en soi une manifestation de la décomposition, débouche, dans cette phase particulière de la décadence, sur des conséquences qui font de lui un élément singulier de cette décomposition." (Point 14)
L'année 2016, avec notamment le "Brexit" en juin et l'élection de Donald Trump à la tête de la première puissance mondiale en novembre, mais aussi la poussée du parti d'extrême droite AfD aux élections régionales en Allemagne en septembre, marque une étape de grande importance dans le développement d'un phénomène qui n'avait été significatif jusqu'ici quand dans des pays comme la France, l'Autriche ou, dans une moindre mesure, l'Italie : la montée de l'extrême droite populiste aux élections. Un phénomène qui, de toute évidence, n'est pas le résultat d'une volonté politique délibérée des secteurs dominants de la bourgeoise même si, évidemment, ces secteurs savent le retourner contre la conscience du prolétariat.
Les thèses de 1990 disaient :
"Parmi les caractéristiques majeures de la décomposition de la société capitaliste, il faut souligner la difficulté croissante de la bourgeoisie à contrôler l'évolution de la situation sur le plan politique." (Point 9)
"Cette tendance générale à la perte de contrôle par la bourgeoisie de la conduite de sa politique, si elle constitue un des facteurs de premier plan de l'effondrement du bloc de l'Est, ne pourra que se trouver encore accentuée avec cet effondrement, du fait :
La première conséquence, l'aggravation de la crise économique résultant de l'effondrement du bloc de l'Est, si elle a eu lieu dans un premier temps, ne s'est pas maintenue. Cependant, les autres aspects sont restés valables. Ce qu'il faut souligner dans la situation actuelle, c'est la pleine confirmation de cet aspect que nous avions identifié il y 25 ans : la tendance à une perte de contrôle croissante par la classe dominante de son appareil politique.
Évidemment, ces événements sont utilisés par différents secteurs de la bourgeoisie (et particulièrement ceux de gauche) pour ranimer la flamme de l'antifascisme (c'est particulièrement le cas en Allemagne) pour des raisons historiques évidentes. En France, de même, on a assisté, lors des dernières élections régionales en décembre 2015, à un "Front républicain" qui a vu le parti socialiste retirer ses candidats et appeler à voter pour la droite afin de barrer la route au Front national. Cela-dit, il est clair que la principale cible des campagnes antifascistes, comme l'histoire nous l'a enseigné, la classe ouvrière, ne constitue pas une menace, ni même une préoccupation majeure pour la bourgeoisie à l'heure actuelle.
En réalité, la presque unanimité qu'on a vue dans les secteurs les plus responsables de la bourgeoisie et leurs médias contre le Brexit, contre l'élection de Trump, contre l'extrême droite en Allemagne ou contre le Front national en France ne peut pas être considéré comme une manœuvre : les options économiques et politiques portées par le populisme ne constituent nullement une option réaliste de gestion du capital national (contrairement aux options de la gauche du capital qui proposent un retour à des solutions de type keynésien face aux "excès" de la mondialisation ordo-libérale). Si on se borne au cas de l'Europe, des gouvernements dirigés par des populistes, s'ils appliquaient leur programme, ne pourraient conduire qu'à une sorte de vandalisme qui ne ferait qu'aggraver encore l'instabilité qui menace les institutions de ce continent. Et cela d'autant plus que le personnel politique des mouvements populistes, s'il a acquis une expérience sérieuse dans le domaine de la démagogie, n'est nullement préparé à prendre en charge les affaires de l'État.
Lorsque nous avons développé notre analyse de la décomposition, nous avions considéré que ce phénomène affectait la forme des conflits impérialistes (voir "Militarisme et décomposition [71]", Revue internationale n° 64) et aussi la prise de conscience du prolétariat. En revanche, nous avions considéré qu'il n'avait pas d'impact réel sur l'évolution de la crise du capitalisme. Si la montée actuelle du populisme devait aboutir à l'arrivée au pouvoir de ce courant dans certains des principaux pays d'Europe, on pourrait voir se développer un tel impact de la décomposition.
En fait, la montée du populisme, s'il peut avoir des causes spécifiques dans tel ou tel pays (contrecoup de la chute du stalinisme pour certains pays d'Europe centrale, effets de la crise financière de 2007-2008 qui a ruiné et privé de leur maison des millions d'américains, etc. comporte un élément commun qui est présent dans la plupart des pays avancés : la perte profonde de confiance envers les "élites", c’est-à-dire les partis dirigeant classiques (conservateurs ou progressistes du type social-démocrate) du fait de leur incapacité à rétablir la santé de l'économie, d'enrayer une montée continue du chômage ou de la misère. En ce sens, la montée du populisme constitue une sorte de révolte contre les dirigeants politiques actuels mais une révolte qui ne peut déboucher sur une perspective alternative au capitalisme. La seule classe qui puisse donner une telle alternative, c'est le prolétariat lorsqu'il se mobilise sur son terrain de classe et accède à une prise de conscience de la nécessité et de la possibilité de la révolution communiste. Il en est ainsi du populisme comme du phénomène général de décomposition de la société qui marque la phase actuelle de la vie du capitalisme : leur cause déterminante est l'incapacité du prolétariat à mettre en avant sa propre réponse, sa propre alternative à la crise du capitalisme. Dans cette situation de vide, en quelque sorte, de perte de confiance envers les institutions officielles de la société qui ne sont plus capables de la protéger, de perte de confiance en l'avenir, la tendance à se tourner vers le passé, à chercher des boucs émissaires responsables de la catastrophe devient de plus en plus forte. En ce sens, la montée du populisme est un phénomène totalement typique de la période de décomposition. Et cela, d'autant plus qu'il trouve des alliés précieux dans la montée du terrorisme qui crée un sentiment croissant de peur et d'impuissance et dans l'arrivée massive de réfugiés dont on craint qu'ils ne viennent prendre le travail des autochtones ou qu'ils cachent parmi eux de nouveaux terroristes.
Lorsque nous avions identifié l'entrée du capitalisme mondial dans la phase aiguë de sa crise économique nous avions relevé que ce système avait réussi dans un premier temps à rejeter vers la périphérie ses effets les plus catastrophiques mais que ces effets ne manqueraient pas de revenir vers le centre comme un boomerang. Le même schéma s'applique aux trois questions qu'on vient d'examiner plus en détail puisque :
Le fait qu'aujourd'hui on assiste, dans les pays centraux à un tel retour du boomerang est le signe que la société humaine est en train de franchir un pas supplémentaire dans son enfoncement dans la décomposition.
Une des raisons de la difficulté que rencontrent le prolétariat et, en premier lieu sa propre avant-garde, pour cerner et comprendre cette époque de la décomposition et s’armer à son encontre, est la nature même de la décomposition comme phase historique.
Le processus de décomposition qui imprime sa marque à la période historique présente constitue un phénomène qui avance d’une manière très sournoise. Dans la mesure où il affecte les fondements les plus profonds de la vie sociale et se manifeste par un pourrissement sur pied des rapports sociaux les plus ancrés, il n’a pas nécessairement une expression unique et indiscutable comme l'étaient, par exemple, l’éclatement de la guerre mondiale ou les tentatives révolutionnaires. Elle s’exprime plutôt par une prolifération de phénomènes sans rapport apparent entre eux.
En soi, chacun des phénomènes pouvant identifier la décomposition n’est pas nouveau, chacun se rattache à des étapes précédentes de la décadence capitaliste. Par exemple, on assiste à une poursuite des guerres impérialistes. Cependant au sein de cette continuité on trouve le chacun pour soi et notamment "le développement du terrorisme, des prises d'otages, comme moyens de la guerre entre États, au détriment des "lois" que le capitalisme s'était données par le passé pour "réglementer" les conflits entre fractions de la classe dominante" (thèse 8). Ces éléments apparaissent "confondus" au milieu des traits classiques et généraux de la guerre impérialiste, ce qui les rend difficiles à identifier. Un regard superficiel ne les perçoit pas. Il en est de même au niveau de l’appareil politique de la bourgeoisie (ainsi, l’émergence du populisme peut être rattachée, de façon erronée, au phénomène du fascisme de l'entre-deux guerres).
Le fait que les deux classes fondamentales de la société (le prolétariat et la bourgeoisie) soient incapables de donner une perspective favorise le manque de vision globale, l’accommodation passive à ce qu’existe. Cela favorise les visions petites bourgeoises étriquées, aveugles, sans orientation ni avenir. On peut dire que la décomposition constitue en elle-même un puissant facteur d’anéantissement de la conscience de sa réalité. Cela est très dangereux pour le prolétariat. Mais elle produit aussi un aveuglement de la bourgeoisie, de telle sorte que la décomposition, du fait de la difficulté à être reconnue produit un phénomène cumulatif, en spirale au niveau de ses effets.
Enfin, deux tendances propres au capitalisme aggravent encore cette difficulté pour reconnaitre la décomposition et ses conséquences :
Dans leur point 13, les Thèses abordent cette question dans les termes suivants :
"Les différents éléments qui constituent la force du prolétariat se heurtent directement aux diverses facettes de cette décomposition idéologique :
Les expériences de lutte des 25 dernières années ont confirmé largement ces analyses. Notamment, lorsqu’on examine les deux mouvements les plus avancés de toute cette période : le mouvement anti-CPE en 2006 en France et le mouvement des Indignés en Espagne en 2011. C’est vrai que la solidarité a été au cœur de ces deux mouvements, comme elle avait été au cœur d’expériences plus limitées – par exemple, la mobilisation contre la réforme des retraites en France 2003 ou la grève du Métro à New York en 2005. Cependant, ces manifestations sont restées isolées et, au-delà d’une sympathie plutôt passive, n’ont pas suscité une mobilisation générale de la classe.
L’action collective et solidaire, un des traits fondamentaux de la lutte prolétarienne a eu beaucoup plus de mal que dans le passé à s’exprimer, malgré la gravité des attaques assenées contre la classe ouvrière - par exemple, au niveau des licenciements. C’est vrai que l’intimidation qu’exerce la crise provoque un retrait temporaire dans la combativité ; cependant le fait qu’un tel retrait a été presque permanent nous oblige à comprendre que ce facteur, tout en jouant un rôle, n’est pas le seul, et à considérer l’importance de ce que dit la thèse 13, le "chacun pour soi", l’atomisation, la débrouille individuelle.
La question de l’organisation est au cœur de la lutte du prolétariat. En laissant de côté les énormes difficultés qu’ont les minorités révolutionnaires pour assumer avec sérieux la question organisationnelle (ce que mériterait un autre texte), les difficultés de la classe pour s’organiser se sont aggravées, malgré l’irruption spectaculaire des Assemblées Générales dans le mouvement des Indignés ou dans le mouvement anti-CPE. Au-delà de ces exemples les plus avancés, qui restent un jalon vers l’avenir, beaucoup d’autres luttes semblables ont eu beaucoup de difficulté pour s’organiser. C'est le cas, notamment, du mouvement "Occupy" en 2011 ou des mouvements au Brésil et en Turquie en 2013.
La confiance dans sa propre force comme classe, un élément clé de la lutte du prolétariat, a fait cruellement défaut. Dans les deux mouvements importants qu'on vient de citer, l’énorme majorité de participants ne se reconnaissait pas comme classe ouvrière. Elle se voyait plutôt comme "les citoyens d’en bas", ce qui est très dangereux de point de vue de l’impact des illusions démocratique mais aussi face à la vague populiste actuelle.
La confiance dans l’avenir, et notamment sur la possibilité d’une nouvelle société, a été également absente au-delà de quelques intuitions trop générales ou de la capacité à se poser de façon très embryonnaire des questions comme celles de l’État, la morale, la culture etc. Ces tentatives sont certes très intéressantes du point de vue de l’avenir, cependant, elles sont restées très limitées, et d’un point de vue général très en-dessous du niveau de réflexion ayant existé dans les mouvements les plus avancés en 1968.
La conscience et la pensée structurée constituent un des éléments, comme note le point 13 des Thèses, qui trouvent un mur énorme devant elles pour se développer. Tandis que 68 a été préparé par une importante effervescence sociale au niveau de minorités et a donné lieu, par la suite et pendant tout un temps, à une prolifération d’éléments en recherche ; il faut relever le très peu de maturation sociale qui a préparé et qui a suivi les mouvements de 2006 et 2011. Malgré la gravité de la situation historique - incomparablement plus sérieuse qu’à 68 - il n’y a pas eu une nouvelle génération de minorités révolutionnaires. Cela montre que le décalage traditionnel dans le prolétariat - comme le soulignait Rosa Luxemburg - entre l’évolution objective et la compréhension subjective s’est aiguisé d’une façon très importante avec la décomposition, un phénomène qu’on ne devrait pas sous-estimer.
[1] THESES : la décomposition, phase ultime de la décadence capitaliste ; Revue internationale n° 107, 2001.
Le CCI analyse la crise sociale qui résulte de la pandémie de Covid-19 comme étant la plus importante de l'histoire mondiale depuis la Seconde Guerre mondiale. C'est la raison pour laquelle il incombait à notre organisation de se mobiliser afin d'en appréhender au mieux les aspects essentiels et, notamment, prendre en compte la formidable accélération de la décomposition de la société qui est en train de se produire. Ce fut fait à travers la réalisation, au mois de juillet 2020, de trois rapports mis en discussion dans tout le CCI et traitant respectivement de la pandémie en tant que phénomène de la décomposition du capitalisme, et des implication de celle-ci sur le cours de la crise économique et sur la lutte de classe[1].
Par décomposition de la société capitaliste, nous n'entendons pas seulement le fait que la période actuelle concentre des éléments de décomposition qui affectent profondément la société : dislocation du corps social, pourrissement de ses structures économiques, politiques et idéologiques, etc. Au-delà de l'aspect strictement quantitatif, le phénomène de décomposition sociale a atteint depuis longtemps déjà une telle profondeur et une telle extension qu'il a signé l'entrée du capitalisme décadent dans la phase ultime de son histoire, celle où la décomposition devient un facteur, sinon le facteur, décisif de l'évolution de la société, comme le mettent en évidence et l'expliquent nos Thèses sur la décomposition du capitalisme [47]. L'effondrement du bloc de l'Est en 1989, lui-même produit de cette décomposition, en avait constitué un facteur considérable d'aggravation.
Aujourd'hui, l'onde choc mondiale de la crise Corona virus constitue à son tour une nouvelle étape de l'enfoncement du capitalisme dans sa phase de décomposition. C'est ce que met en évidence le rapport "La pandémie et la période de décomposition du capitalisme", dont nous voulons souligner les aspects suivants :
En complément de ce rapport nous publions un article mettant en évidence que, comme l'indique son titre, "Toutes les pandémies du passé étaient le produit de sociétés décadentes, celle de Covid-19 ne fait pas exception". La pandémie de COVID-19 est le résultat d’une incapacité croissante de la bourgeoisie à prendre en charge une question qu’elle avait elle-même érigée en principe lors de la création de l’OMS en 1947 : hisser toutes les populations au niveau de santé le plus élevé possible. La cause en est que, dans la phase ultime de sa décadence, celle de sa décomposition, le capitalisme est de plus en plus prisonnier d’une vision à court terme qui le conduit à perdre progressivement la maîtrise des outils de régulation qui, jusque-là, avaient permis de limiter les dégâts causés par la concurrence effrénée que tous les acteurs du monde capitaliste se mènent les uns envers les autres. Dans ce contexte, il est tout à fait envisageable qu'une série de pandémies ou d’autres catastrophes précipitent la chute du capitalisme. Mais si cela devait advenir sans que le prolétariat soit en mesure de réagir et d’imposer sa propre force, alors c’est l’humanité tout entière qui sera entraînée dans cette chute dans l'abîme.
L’irruption de la pandémie et l’étape qu’elle représente dans l’enfoncement de la décomposition renforcent l'âpreté de la course de vitesse engagée entre, d'une part, le développement de la lutte de classe et la capacité de celle-ci de dégager la perspective révolutionnaire du prolétariat et, d'autre part, cette nouvelle avancée de la décomposition qui sape toujours d'avantage les conditions historiques pour l'édification d'une société communiste.
La pandémie est intervenue dans un contexte où la lutte de classe en France et internationalement avait témoigné d'un changement d’état d’esprit au sein de la classe ouvrière marqué par la colère, le mécontentement, mais aussi une volonté de riposter aux attaques de la bourgeoisie et un début de réflexion au sein de prolétariat sur l’absence de perspective dans le capitalisme. Mais la pandémie est venue porter un coup d'arrêt à ce processus que venait d'amorcer la classe ouvrière. La violence des attaques (baisse drastique des salaires, hausse du chômage de masse, avec la décimation des secteurs industriels entiers et le chantage à l’emploi) va avoir pour conséquence probable de différer, dans un premier temps, la riposte de la classe ouvrière à cette situation. Néanmoins, lorsqu'elle se produira, celle-ci pourra alors bénéficier - au niveau de la conscience - de certaines conséquences de la crise sociale, vu que la bourgeoisie n'a pas pu empêcher que le capitalisme apparaisse, dans certaines parties de la classe ouvrière, comme étant responsable des effets de la pandémie :
Par contre, le développement de la lutte de classe trouve déjà et va trouver de plus en plus sur son chemin bon nombre d'obstacles résultant directement de la décomposition accélérée du système capitaliste, comme les révoltes populaires interclassistes sans perspectives, le développement de mouvements qui se situent directement sur le terrain de la défense de la démocratie en réaction aux expressions du racisme ou aux violences policières. En fait, toute dynamique sociale qui ne se situe pas sur un terrain de classe, aura nécessairement un impact négatif sur le développement de la lutte de classe.
C'est un véritable défi auquel les organisations révolutionnaires doivent faire face aujourd'hui, alors que la société est entrainée dans une dynamique de dislocation de tout le corps social. Cela signifie pour la classe ouvrière, très affaiblie au plan de sa conscience mais n'ayant pas subi de défaite décisive, qu'elle va devoir livrer le combat pour le renversement du capitalisme dans des conditions très difficiles et inédites. Dans celui-ci elle doit pouvoir compter sur la capacité des minorités révolutionnaires en son sein pour éclairer les conditions et les moyens de ce combat. Ce qui suppose que les révolutionnaires soient à même de prendre en charge l'indispensable effort théorique afin d'actualiser leurs analyses politiques et de les confronter à la réalité.
Le 24 12 2020
[1] Depuis que ces rapports ont été rédigés, la possibilité d'une seconde vague de la pandémie que certains envisageaient est devenue une réalité, en particulier dans les pays centraux du capitalisme.
Ce rapport analyse la crise sociale qui résulte la pandémie de Covid 19 comme comme étant la plus importante de l'histoire mondiale depuis la Seconde Guerre mondiale. Elle un produit de la décomposition du capitalisme et constitue une nouvelle étape de l'enfoncement de la société dans cette phase finale de sa décadence.
La catastrophe continue et s'aggrave : officiellement, on compte à ce jour 36 millions de personnes infectées et plus d'un demi-million de décès dans le monde[1]. Après avoir imprudemment reporté les mesures préventives contre la propagation du virus, puis imposé un arrêt brutal de vastes secteurs de l'économie, les différentes factions de la bourgeoisie mondiale ont ensuite parié sur une reprise économique, aux dépens d'un nombre encore plus important de victimes, en "libérant" la société des mesures de confinement alors que la pandémie ne s'était que temporairement atténuée dans certains pays. À l'approche de l'hiver, il est clair que le pari n'a pas porté ses fruits, ce qui laisse présager une détérioration, du moins à moyen terme, tant sur le plan économique que médical. Le fardeau de cette catastrophe est tombé sur les épaules de la classe ouvrière internationale.
Jusqu'à présent, une des difficultés pour reconnaitre que le capitalisme est entré dans la phase finale de son déclin historique - celle de la décomposition sociale - est que l'époque actuelle, ouverte définitivement par l'effondrement du bloc de l'Est en 1989, est apparue de façon superficielle comme une prolifération de symptômes sans interconnexion apparente, contrairement aux périodes précédentes de la décadence du capitalisme qui étaient définies et dominées par des repères aussi évidents que la guerre mondiale ou la révolution prolétarienne.[2] Mais maintenant en 2020, la pandémie de Covid, la crise la plus importante de l'histoire mondiale depuis la Seconde Guerre mondiale, est devenue un emblème incontestable de toute cette période de décomposition en rassemblant une série de facteurs de chaos qui expriment la putréfaction généralisée du système capitaliste. Il s'agit notamment de :
Covid-19 a ainsi rassemblé de manière plus claire qu'auparavant les principaux domaines de la vie de la société capitaliste tous impactés par la décomposition : économique, impérialiste, politique, idéologique et social.
La situation actuelle a également dissipé l'importance d'un certain nombre de phénomènes qui étaient censés contredire l'analyse selon laquelle le capitalisme était entré dans une phase terminale de chaos et d'effondrement social. Ces phénomènes, selon nos critiques, auraient prouvé que notre analyse devait être "remise en question" ou simplement ignorée. En particulier, il y a quelques années, les taux de croissance stupéfiants de l'économie chinoise ont semblé, aux yeux de nos commentateurs critiques, réfuter l'idée qu'il y avait une période de décomposition et même de décadence. Ces observateurs avaient en réalité été piégés par le "parfum de modernité" émis par la croissance industrielle chinoise. Aujourd'hui, à la suite de la pandémie de Covid, non seulement l'économie chinoise a stagné, mais elle a révélé un retard chronique qui dégage l'odeur moins agréable du sous-développement et de la décadence.
La perspective dégagée par le CCI en 1989, selon laquelle le capitalisme mondial était entré dans une phase finale de désagrégation de l’intérieur, basée sur la méthode marxiste d'analyse des tendances mondiales et à long terme sous-jacentes, au lieu de courir après des nouveautés temporaires ou de s'en tenir à des formules dépassées, a été confirmée de façon frappante.
La catastrophe sanitaire actuelle révèle avant tout une perte de contrôle croissante de la classe capitaliste sur son système et sa perte de perspective croissante pour la société humaine dans son ensemble. La perte croissante de maîtrise des moyens que la bourgeoisie a jusqu'ici développés pour contraindre et canaliser les effets du déclin historique de son mode de production est devenue plus tangible.
De plus, la situation actuelle révèle à quel point la classe capitaliste est non seulement moins capable d'empêcher le développement d’un chaos social croissant, mais elle aggrave aussi de plus en plus la décomposition même, alors qu'auparavant elle la contrôlait.
Afin de mieux comprendre pourquoi la pandémie de Covid est symbolique de la période de décomposition du capitalisme, nous devons examiner pourquoi elle n'a pas pu se produire dans les époques précédentes comme c'est le cas aujourd'hui.
Les pandémies ont bien sûr été connues dans des formations sociales antérieures et ont eu un effet dévastateur et accélérateur sur le déclin des sociétés de classe précédentes, comme la peste de Justinien à la fin de l'ancienne société esclavagiste ou la peste noire à la fin du servage féodal. Mais la décadence féodale n'a pas connu de période de décomposition car un nouveau mode de production (le capitalisme) prenait déjà forme au sein et aux côtés de l'ancien. Les ravages de la peste ont même accéléré le développement de la classe bourgeoise.
La décadence du capitalisme, le système d'exploitation du travail le plus dynamique de l'histoire, enveloppe nécessairement l'ensemble de la société et empêche toute nouvelle forme de production d'émerger en son sein. C'est pourquoi, en l'absence d'un chemin vers la guerre mondiale et de la réémergence de l'alternative prolétarienne, le capitalisme est entré dans une période "d'ultra-décadence", comme le disent les Thèses du CCI sur la décomposition [47][4]. Ainsi, la pandémie actuelle ne cédera pas la place à une quelconque régénération des forces productives de l'humanité au sein de la société existante, mais nous oblige au contraire à entrevoir l’inéluctabilité de l'effondrement de la société humaine dans son ensemble si le capitalisme mondial n'est pas renversé dans sa totalité. Le recours aux méthodes médiévales de quarantaine en réponse à Covid, alors que le capitalisme a développé les moyens scientifiques, technologiques et sociaux pour comprendre, prévenir et contenir l'éruption des fléaux (mais est incapable de les déployer), témoigne de l'impasse dans laquelle se trouve une société qui "pourrit sur pied" et qui est de plus en plus incapable d'utiliser les forces productives qu'elle a mises en mouvement.
L'histoire de l'impact social des maladies infectieuses dans la vie du capitalisme nous donne un autre aperçu de la distinction à faire entre la décadence d'un système, ouverte en 1914, et la phase spécifique de décomposition au sein de cette période de déclin. L'ascension du capitalisme et même l'histoire de la plus grande partie de sa décadence montrent en fait une maîtrise croissante de la science médicale et de la santé publique sur les maladies infectieuses, en particulier dans les pays avancés. La promotion de l'hygiène publique et de l'assainissement, la conquête de vaccins contre la variole et la polio et le recul du paludisme par exemple, témoignent de ces progrès. Finalement, après la Seconde Guerre mondiale, les maladies non transmissibles sont devenues les principales causes de décès prématurés dans les pays du centre du capitalisme. Il ne faut pas imaginer que cette amélioration du pouvoir de l'épidémiologie ait été une conséquence des préoccupations humanitaires que la bourgeoisie revendiquait alors. L'objectif primordial était de créer un environnement stable pour l'intensification de l'exploitation exigée par la crise permanente du capitalisme et surtout pour la préparation et la mobilisation ultime des populations pour les intérêts militaires des blocs impérialistes.
À partir des années 1980, la tendance positive de la lutte contre les maladies infectieuses a commencé à s'inverser. De nouveaux agents pathogènes ou des agents en évolution ont commencé à apparaître, tels que le VIH, Zika, Ebola, SRAS, MERS, Nipah, la grippe aviaire (H5N1), la dengue, etc. Les maladies vaincues sont devenues plus résistantes aux médicaments. Ce développement, en particulier des virus zoonotiques, est lié à la croissance et à la concentration urbaines incontrôlées dans les régions périphériques du capitalisme - en particulier à travers la prolifération de bidonvilles surpeuplés qui représentent 40 % de cette croissance -, à la déforestation et au changement climatique naissant. Si l'épidémiologie a pu comprendre et suivre ces virus, la mise en œuvre de mesures adaptées par l'État n'a pas permis de suivre le rythme de la menace. La réponse insuffisante et chaotique des bourgeoisies à Covid-19 est une confirmation frappante de la négligence croissante de l'État capitaliste face à la résurgence des maladies infectieuses et de la santé publique, et donc du mépris de l'importance de la protection sociale au niveau le plus élémentaire. Ce développement de l'incompétence sociale croissante de l'État bourgeois est lié à des décennies de réduction du "salaire social", en particulier des services de santé. Mais le mépris croissant pour la santé publique ne peut s'expliquer pleinement que dans le cadre de la phase de décomposition qui favorise les réactions irresponsables et à court terme d'une grande partie de la classe dirigeante.
Les conclusions à tirer de ce retournement dans la progression de la lutte contre les maladies infectieuses au cours des dernières décennies sont incontournables : il s'agit d'une illustration du passage du capitalisme décadent à une dernière phase de son agonie : la décomposition de celui-ci.
Bien entendu, l'aggravation de la crise économique permanente du capitalisme est la cause profonde de cette transition, crise commune à toutes les périodes de sa décadence. Mais c'est la gestion - ou plutôt la mauvaise gestion croissante - des effets de cette crise qui a changé et qui est un élément clé des catastrophes présentes et futures qui caractérisent la période spécifique de décomposition.
Les explications qui ne tiennent pas compte de cette transformation, comme celles de la Tendance communiste internationale (TCI) par exemple, se retrouvent avec le truisme selon lequel le profit est responsable de la pandémie. Pour eux, les circonstances spécifiques, le moment et l'ampleur de la calamité restent un mystère.
La réaction de la bourgeoisie à la pandémie ne peut pas non plus s'expliquer par un retour au schéma de la période de la guerre froide, comme si les puissances impérialistes avaient "militarisé" le virus Covid à des fins militaires impérialistes et que les quarantaines de masse constituaient une mobilisation de la population à cet égard. Cette explication oublie que les principales puissances impérialistes ne sont plus organisées en blocs impérialistes rivaux et qu'elles n'ont pas les mains libres pour mobiliser la population derrière leurs objectifs de guerre. Ce point est au cœur de l'impasse entre les deux classes déterminantes de la perspective historique de la société qui est la cause fondamentale de l’entrée dans cette phase de décomposition.
D'une manière générale, ce ne sont pas les virus mais les vaccins qui profitent aux ambitions militaires des blocs impérialistes[5]. La bourgeoisie a tiré les leçons de la grippe espagnole de 1918 à cet égard. Les infections incontrôlées constituent un handicap massif pour l'armée, comme l'a montré la démobilisation de plusieurs porte-avions américains et d'un porte-avions français par Covid-19. En revanche, le maintien d'un contrôle strict des agents pathogènes mortels a toujours été une condition de la capacité de guerre biologique de toute puissance impérialiste.
Cela ne veut pas dire que les puissances impérialistes n'ont pas utilisé la crise sanitaire pour faire avancer leurs intérêts aux dépens de leurs rivaux. Mais ces efforts ont dans l'ensemble révélé que le vide laissé par les États-Unis en matière de leadership impérialiste mondial s'accroît, sans qu'aucune autre puissance, y compris la Chine, ne puisse assumer ce rôle ou ne soit capable de créer un pôle d'attraction alternatif. Le chaos au niveau des conflits impérialistes a été confirmé par la catastrophe de Covid.
Le confinement de masse décrété par les États impérialistes s'accompagne certes aujourd'hui de la présence accrue de la militarisation dans la vie quotidienne et de son utilisation pour lancer des exhortations guerrières. Mais l’immobilisation forcée de la population est motivée dans une large mesure par la crainte ressentie par l'État face à la menace de désordre social à une époque où la classe ouvrière, bien que tranquille, reste invaincue
La tendance fondamentale à l'autodestruction qui est la caractéristique commune à toutes les périodes de décadence capitaliste a changé de forme dominante dans la période de décomposition, passant de la guerre mondiale à un chaos mondial qui ne fait qu'accroître la menace du capitalisme pour la société et l'humanité dans son ensemble.
La perte de contrôle de la bourgeoisie qui a caractérisé la pandémie est amortie par l'instrument de l'État. Que révèle cette calamité sur le capitalisme d'État dans la période de décomposition ?
Pour aider à comprendre cette question, nous rappellerons cette observation de la brochure du CCI La décadence du capitalisme [93] sur le "renversement des superstructures" selon laquelle la croissance du rôle de l'État dans la société est une caractéristique de la décadence de tous les modes de production. Le développement du capitalisme d'État est l'expression extrême de ce phénomène historique général.
Comme l'a souligné la GCF dans son organe de presse Internationalisme [6] en 1952, le capitalisme d'État n'est pas une solution aux contradictions du capitalisme, même s'il peut en retarder les effets, mais en est l'expression. La capacité de l'État à maintenir la cohésion d'une société en déclin, aussi envahissante soit-elle, est donc destinée à s'affaiblir avec le temps et à devenir finalement un facteur aggravant des contradictions mêmes qu'il tente de contenir. La décomposition du capitalisme est la période au cours de laquelle une perte de contrôle croissante de la classe dominante et de son État devient la tendance dominante de l'évolution sociale, que Covid révèle de façon si dramatique.
Cependant, il serait erroné d'imaginer que cette perte de contrôle se développe de manière uniforme à tous les niveaux de l'action de l'État, ou qu'elle touche toutes les nations de la même manière ou qu'il s'agit simplement d'un phénomène à court terme.
Avec l'effondrement du bloc de l'Est et l’inanité des structures du bloc de l'Ouest qui en résulte, les structures miliaires comme l'OTAN ont eu tendance à perdre leur cohésion comme l'a montré l'expérience des guerres des Balkans et du Golfe. La dislocation au niveau militaire et stratégique a inévitablement été accompagnée par la perte de pouvoir - à des rythmes différents - de toutes les agences interétatiques qui ont été créées sous l'égide de l'impérialisme américain après la Seconde Guerre mondiale, telles que l'Organisation mondiale de la santé et l'UNESCO au niveau social, l'UE (en continuité avec sa forme antérieure, la CEE), la Banque mondiale, le FMI, l'Organisation mondiale du commerce au niveau économique. Ces organismes ont été conçus pour maintenir la stabilité et la "puissance douce mais ferme " du bloc occidental sous la houlette des États-Unis.
Le processus de dislocation et d'affaiblissement de ces organisations interétatiques s'est particulièrement intensifié avec l'élection du président américain Trump en 2016.
L'impuissance relative de l'OMS pendant la pandémie est éloquente à cet égard et elle est liée au fait que chaque État joue sa propre carte de manière chaotique avec les résultats mortifères que nous connaissons. La "guerre des masques" et maintenant la guerre des vaccins, la volonté affichée des États-Unis de se retirer de l’OMS, la tentative de la Chine de manipuler cette institution à son profit, n'ont guère besoin d'être commentées.
L'impuissance des organes interétatiques et le chacun pour soi qui en résulte parmi les États nations concurrents a contribué à transformer la menace pathogène en une catastrophe mondiale.
Cependant, au niveau de l'économie mondiale - malgré l'accélération de la guerre commerciale et les tendances à la régionalisation - les bourgeoisies ont encore réussi à coordonner des mesures essentielles, comme l'action de la Banque fédérale de réserve pour préserver la liquidité en dollars dans le monde entier en mars, au début de la contraction économique. L'Allemagne, après un premier temps de réticence, a décidé d'essayer de coordonner avec la France un plan de sauvetage économique pour l'ensemble de l'Union européenne.
Néanmoins, si la bourgeoisie internationale est encore capable d'empêcher un effondrement complet de parties importantes de l'économie mondiale, elle n'a pas pu éviter les énormes dégâts à long terme causés à la croissance économique et au commerce mondial par l'arrêt de l'activité économique rendu nécessaire par la réponse tardive, hétérogène et parfois contradictoire à Covid-19. En comparaison avec la réponse du G7 au crash financier de 2008, la situation actuelle montre l'usure à long terme de la capacité de la bourgeoisie à coordonner les actions pour ralentir la crise économique.
Bien sûr, la tendance au "chacun pour soi" a toujours été une caractéristique de la nature compétitive du capitalisme et de sa division en États-nations. C'est plutôt l'absence de discipline de bloc impérialiste et de perspective qui a stimulé la résurgence de cette tendance dans une période d'impasse et de déclin économique. Alors qu'auparavant, un certain degré de coopération internationale était maintenu, Covid-19 révèle son absence croissante.
Dans les Thèses sur la décomposition, dans le point 10, nous avions noté que la disparition de la perspective d'une guerre mondiale exacerbe les rivalités entre les cliques au sein de chaque État-nation ainsi qu'entre les États eux-mêmes. La dislocation et l'impréparation face à Covid-19 au niveau international se sont répercutées, à un degré plus ou moins important, dans chaque État-nation, en particulier au niveau exécutif :
"Une caractéristique majeure de la décomposition de la société capitaliste que nous devons souligner est la difficulté croissante de contrôler l'évolution de la situation politique."[7]
C'est un facteur essentiel de l'effondrement du bloc de l'Est, aggravé par la nature aberrante du régime stalinien (un État à parti unique qui définit lui-même la classe dirigeante). Mais les causes profondes des conflits au sein des pouvoirs exécutifs de toute la bourgeoisie - crise économique chronique, perte de perspective stratégique et fiascos de politique étrangère, désaffection de la population - frappent maintenant les États capitalistes avancés, ce qui n'apparaît nulle part plus clairement dans la crise actuelle que dans les grands pays où des gouvernements populistes ou influencés par le populisme, en particulier ceux dirigés par Donald Trump et Boris Johnson, sont arrivés au pouvoir. Les conflits dans ces grands États se répercutent inévitablement sur les autres États qui ont, pour l'instant, suivi une politique plus rationnelle.
Précédemment, ces deux pays étaient des symboles de la stabilité relative et de la force du capitalisme mondial ; aujourd'hui, la triste performance de leurs bourgeoisies montre qu'ils sont plutôt devenus des phares de l'irrationalité et du désordre.
L'administration américaine et le gouvernement britannique, guidés par des fanfaronnades nationalistes, ont volontairement ignoré et retardé leurs réactions à la calamité de Covid et ont même encouragé le manque de respect de la population envers ce danger ; ils ont sapé les conseils des autorités scientifiques et ouvrent maintenant l'économie alors que le virus fait toujours rage. Les deux gouvernements ont mis au rebut les groupes de travail sur la pandémie à la veille de la crise de Covid.
Ces deux gouvernements, de différentes manières, vandalisent délibérément les procédures établies de l'État démocratique et créent la discorde entre les différents départements de l'État, comme l'abrogation du protocole militaire par Trump dans sa réponse aux protestations de Black Lives Matter et les manipulations frauduleuses du système judiciaire, ou la remise en cause actuelle de toute la structure de la Fonction publique par Johnson.
Il est vrai que, dans une période de chacun pour soi, chaque État-nation a inévitablement suivi sa propre voie. Cependant, les États qui ont fait preuve de plus d'intelligence que les autres sont également confrontés à des divisions croissantes et à une perte de contrôle.
Le populisme prouve l'idée des Thèses sur la décomposition selon laquelle le capitalisme sénile revient à une "seconde enfance". L'idéologie du populisme prétend que le système peut revenir à une période de jeunesse du dynamisme capitaliste et à moins de bureaucratie, simplement par des phrases démagogiques et des initiatives perturbatrices. Mais en réalité, le capitalisme décadent dans sa phase de décomposition épuise tous les palliatifs.
Alors que le populisme fait appel aux illusions xénophobes et petites-bourgeoises d'une population mécontente qui est temporairement désorientée par l'absence de résurgence prolétarienne, il ressort clairement de la crise sanitaire actuelle que le programme - ou l'anti-programme - du populisme s'est développé au sein de la bourgeoisie et de l'État lui-même, et n'est pas le résultat du prétendu dérèglement psychologique des populations en général.
Ce n'est pas par hasard que les États-Unis et le Royaume-Uni, parmi les pays les plus développés, ont connu les taux de mortalité les plus élevés au cours de la pandémie.
Cependant, il convient de rappeler que les instances économiques de l'État dans la majorité des pays développés sont en revanche restées stables et ont pris des mesures d'urgence rapides pour éviter que leurs économies ne tombent en chute libre et pour retarder l'effet du chômage de masse sur la population.
En effet, grâce aux actions des banques centrales, nous voyons l'État accroître fortement son rôle dans l'économie. Par exemple : "Morgan Stanley [la banque d'investissement] note que les banques centrales des pays du G4 - États-Unis, Japon, Europe et Royaume-Uni - augmenteront collectivement leurs bilans de 28 % de la production intérieure brute au cours de ce cycle. Le chiffre équivalent lors de la crise financière de 2008 était de 7 %". (Financial Times du 27 juin 2020.)
Cependant, la perspective de développement du capitalisme d'État, à la base, est un signe que s'affaiblit la capacité de l'État à contenir la crise et à atténuer les effets de la décomposition du capitalisme.
Le poids croissant de l'intervention de l'État dans tous les aspects de la vie sociale dans son ensemble n'est pas une solution à la décomposition croissante de celle-ci.
Il ne faut pas oublier qu'il existe une forte résistance, au sein de ces États et de la part des libéraux ou socio-démocrates ou de fractions importantes de ceux-ci, au vandalisme du populisme. Dans ces pays, ce secteur de la bourgeoisie d'État constitue une vive opposition, notamment par le biais des médias, qui, outre le fait de ridiculiser les bouffonneries populistes, peut faire espérer à la population un retour à l'ordre démocratique et à la rationalité, même s'il n'existe pas aujourd'hui de réelle capacité à fermer la boîte de Pandore populiste.
Et nous pouvons être sûrs que la bourgeoisie de ces pays n'a nullement oublié le prolétariat et que, le moment venu, elle pourra déployer contre lui toutes ses agences spécialisées.
Le rapport sur la décomposition de 2017 souligne le fait que dans les premières décennies suivant l'émergence de la crise économique à la fin des années 60, les pays les plus riches ont repoussé les effets de la crise vers les pays à la périphérie du système, tandis que dans la période de décomposition, la tendance tend à se renverser ou à revenir au cœur du capitalisme, vers ses centres vitaux - comme la propagation du terrorisme, l'afflux massif de réfugiés et de migrants, le chômage de masse, la destruction de l'environnement et maintenant les épidémies mortelles en Europe et en Amérique. La situation actuelle, où le pays capitaliste le plus fort du monde a le plus souffert de la pandémie, confirme cette tendance.
Le rapport a également fait remarquer de manière perspicace que : "...nous avons considéré que [la décomposition] n'avait pas d'impact réel sur l'évolution de la crise du capitalisme. Si la montée actuelle du populisme devait conduire à la montée en puissance de ce courant dans certains des principaux pays européens, un tel impact de la décomposition se développerait".
L'un des aspects les plus significatifs de la calamité actuelle est que la décomposition a en effet rejailli sur l'économie de manière dévastatrice. Et cette expérience n'a pas atténué le goût du populisme pour un nouveau désastre économique, comme le montre la guerre économique continue des États-Unis contre la Chine, ou la détermination du gouvernement britannique à poursuivre la voie suicidaire et destructrice de Brexit.
La décomposition de la superstructure prend sa "revanche" sur les fondements économiques du capitalisme qui l'a engendrée.
CCI, 16.7.20
[1] À la date du 9 octobre 2020
[2] Ce problème de perception a été noté par le Rapport sur la décomposition du 22e Congrès du CCI [58] en 2017, Revue internationale no163.
[3] Cette crise économique de longue durée, qui s'est étendue sur plus de cinq décennies, est apparue à la fin des années 1960, après deux décennies de prospérité d'après-guerre dans les pays avancés.
[4] Revue internationale n° 107, 4e trimestre 2001.
[5] Les propriétés antibiotiques de la pénicilline ont été découvertes en 1928. Pendant la Seconde Guerre mondiale, le médicament a été produit en masse par les États-Unis et 2,3 millions de doses ont été préparées pour le débarquement du jour J en juin 1944.
[6] Gauche communiste de France, précurseur du CCI .
[7] Thèses sur la décomposition, Point 9,
En 2017, dans son ouvrage "La Grande Tueuse" (titre original "Pale Rider"), la journaliste scientifique, Laura Spinney, démontrait comment le contexte international et le fonctionnement de la société en 1918 ont contribué de façon décisive au bilan de la pandémie de la grippe dite "espagnole" : "Sur le fond, ce que la grippe espagnole nous a appris, c’est qu’une autre grippe pandémique est inévitable, mais que son bilan total – qu’il soit de 10 ou de 100 millions de victimes – ne dépendra que du monde dans lequel elle se produira". Alors que la planète se confronte depuis plusieurs mois au Covid-19, cette leçon nous conduit à nous interroger sur ce que cette pandémie nous apprend du monde dans lequel nous vivons.
Le lien entre le développement d’une infection, d’une part, l’organisation et l’état de la société, d’autre part, n’est en effet pas propre à la grippe espagnole de 1918-1920. Le marxisme a effectivement découvert que, de façon générale, le mode de production d’une époque conditionne l’organisation sociale et, par extension, tout ce qui concerne les individus composant cette société
Dans la période de décadence de l’Empire romain d’Occident, les conditions d’existence et la politique expansionniste de l’Empire ont permis au bacille de la peste de se répandre de façon spectaculaire et de réaliser une véritable hécatombe parmi la population : "les bains publics étaient des bouillons de culture ; les égouts stagnaient sous les villes ; les greniers à blé étaient une bénédiction pour les rats ; les routes commerciales qui reliaient tout l’Empire ont permis la propagation des épidémies de la mer Caspienne au mur d’Hadrien avec une efficacité jusque-là inconnue". [1]
La peste noire qui sévissant au XIVe siècle en Europe, trouve les conditions de son expansion à la fois dans le développement du commerce avec l’Asie, la Russie, le Moyen-Orient et dans le développement de la guerre, en particulier liée à l’islamisation des régions asiatiques.
Ces deux épisodes pandémiques ont largement participé au déclin des sociétés esclavagistes et médiévales en anéantissant des parties importantes de la société et en désorganisant celle-ci. Ce n’est pas la maladie qui a engendré la chute de ces systèmes de production mais ce sont avant tout la décadence de ces systèmes qui ont favorisé l’expansion des agents infectieux. La peste de Justinien comme la peste noire ont contribué, et sans doute fortement accéléré, une destruction déjà largement engagée.
Depuis l’avènement du capitalisme, la maladie n’a cessé d’être une entrave au bon fonctionnement de la production, en rendant inaptes les forces de travail indispensables à la création de valeur. Elle a aussi été une entrave aux menées impérialistes en affaiblissant les hommes mobilisés sur les champs de bataille.
Quand le virus de la grippe espagnole commençait à infecter l’espèce humaine, le monde capitaliste avait plus que jamais besoin d’une force humaine à son plus haut niveau de rendement. Ce besoin était cependant lié à des conditions qui allaient elles-mêmes être le terreau d’une pandémie qui décimera entre 50 et 100 millions d’êtres humains, soit entre 2,5 % et 5 % de la population mondiale. Le monde de la grippe espagnole était un monde en guerre. Commencée quatre ans plus tôt et sur le point de se terminer, la Première Guerre mondiale avait déjà façonné le nouveau monde, celui de la décadence capitaliste, des crises économiques sans issue, des tensions impérialistes sans cesse croissantes.
Mais la guerre n’était pas encore finie. Les troupes restaient massées sur le front comme à l’arrière, créant des milieux propices à la contagion. Le transport des soldats de l’Amérique vers l’Europe en particulier, se faisait par bateau dans des conditions déplorables : le virus s’y répandait largement et les hommes débarquaient, bien sûr, avec le virus en eux prêt à contaminer les populations locales. La guerre terminée, la démobilisation et le retour des soldats chez eux constituaient un puissant vecteur de développement de l’épidémie, d’autant plus que les soldats étaient affaiblis par quatre années de guerre, dénutris, sans le moindre soin.
Quand on parle de la grippe espagnole on pense nécessairement à la guerre, mais celle-ci n’est pas, loin s’en faut, l’unique facteur expliquant l’expansion de la maladie. Le monde de 1918 était un monde où le capitalisme avait déjà imposé son mode de production partout où ses intérêts le poussaient à le faire et où il avait mis en place des conditions effroyables d’exploitation. C’était un monde où les ouvriers étaient regroupés, entassés près des usines dans des quartiers où régnaient l’insalubrité, la malnutrition et des services sanitaires globalement inexistants. C’est un monde où l’ouvrier malade était renvoyé sans soins chez lui, dans son village, où il finissait par contaminer la plupart des habitants. C’était un monde de mineurs confinés toute la journée dans des boyaux sous terrains, à tailler la roche pour en extraire du charbon ou de l’or, à grand renfort de produits chimiques détruisant leur organisme et affaiblissant leur système immunitaire, et parqués le soir dans des cabanes minuscules. C’était aussi le monde de l’effort de guerre, où la fièvre ne devait surtout pas empêcher l’ouvrier de se rendre à l’usine, quitte à contaminer l’ensemble des ouvriers sur place.
Plus généralement, le monde de la grippe espagnole était aussi un monde où les connaissances sur l’origine des maladies et les vecteurs de la contagion étaient globalement inconnus. La théorie des germes, qui mettait en avant le rôle d’agents infectieux externes à l’organisme dans la maladie, était à peine naissante. Si des microbes ont pu commencer à être observés, l’existence des virus était seulement posée comme hypothèse par de rares scientifiques : vingt fois plus petit qu’une bactérie, un virus n’était pas observable par les microscopes optiques de l’époque. La médecine était encore peu développée et inaccessible à la très grande majorité de la population. Les remèdes traditionnels et les croyances en tous genres prédominaient très largement dans la lutte contre cette maladie inconnue, terrifiante et souvent foudroyante.
L’ampleur du désastre humain provoquée par la pandémie de la grippe espagnole aurait dû en faire la dernière grande catastrophe sanitaire de l’humanité. Les leçons qu’on pouvait en tirer, les efforts qu’on pouvait diriger vers la recherche sur les infections, le développement inédit de la technique depuis l’avènement du capitalisme pouvaient laisser penser que l’humanité gagnerait la bataille contre la maladie.
La bourgeoisie a pris conscience du danger que représentent les questions de santé pour son système. Il ne faut voir dans cette prise de conscience aucune dimension humaine ou progressiste mais seulement une volonté de faire en sorte que la force de travail soit le moins possible affaiblie, la plus productive et rentable possible. Cette volonté avait déjà germé dans la période d’ascendance du capitalisme après la pandémie de choléra en Europe dans les années 1803 et 1840. Le développement du capitalisme s’est accompagné d’une intensification des échanges internationaux et dans le même temps, de la prise de conscience que les frontières n’arrêtent pas les agents pathogènes. [2] La bourgeoisie a donc commencé à mettre en place une politique sanitaire multilatérale avec des premières conventions internationales dès 1850 et surtout la création en 1907 de l’Office international d’hygiène publique (OIHP). À l’époque le dessein de la bourgeoisie était pleinement visible, ces mesures étant essentiellement centrées sur la protection des pays industrialisés et la protection de leurs échanges indispensable à la croissance économique. l’OIHP comprenait seulement treize pays membres. Après la guerre, la Société des Nations (SDN) créait en son sein un comité d’hygiène dont la vocation était déjà plus internationale (son action concernera environs 70 % de la planète) mais avec un programme affiché visant encore à assurer à tous les rouages de la machine capitaliste un fonctionnement optimal avec la promotion de politiques hygiénistes. Après la Seconde Guerre mondiale apparaissait une approche de la santé plus systématique avec la création de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et, surtout, avec un programme d’amélioration de la santé visant non pas seulement les États membres mais l’ensemble de la population mondiale. Dotée de moyens conséquents, l’OMS organise et finance des opérations sur beaucoup de maladies avec un fort accent mis sur la prévention et la recherche.
Là non plus, il ne faut bien sûr pas voir une soudaine vocation humanitaire de la classe dominante. Mais dans un monde en pleine guerre froide, la santé était vue comme un moyen de s’assurer, dès la fin de la guerre, la possibilité de recourir à la main d’œuvre la plus nombreuse et productive possible, particulièrement pendant la période de la reconstruction, de même que plus tard, de conserver une présence et une domination sur les pays en développement et leur population ; la prévention est vue comme une solution moins coûteuse que la prise en charge de malades dans les hôpitaux.
Dans le même temps la recherche et la médecine se sont développées, permettant d’acquérir une meilleure connaissance des agents infectieux, de leur fonctionnement et des moyens de les combattre, en particulier avec les antibiotiques qui permettent de guérir un nombre croissant de maladies d’origine bactérienne et avec le développement des vaccins. À tel point que dès les années 1970, la bourgeoisie a commencé à penser que la bataille était gagnée et que de nombreuses maladies infectieuses appartenaient désormais à un passé révolu : le développement de la vaccination et notamment des enfants, l’accès à une meilleure hygiène, ont conduit à ce que des maladies infantiles comme la rougeole ou les oreillons deviennent rares, que la variole soit même éradiquée, tout comme la poliomyélite a été éliminée de la quasi-totalité du globe. [3] Le capital allait maintenant pouvoir compter sur une force de travail invulnérable, toujours disponible et exploitable.
Le développement anarchique du capitalisme dans sa phase de décadence commencée au début du XXe siècle a généré une transition démographique forte, une destruction accrue de l’environnement (la déforestation, notamment), une intensification des déplacements de personnes, une urbanisation incontrôlée, une instabilité politique et des changements climatiques qui sont autant de facteurs favorisant l’émergence et la diffusion de maladies infectieuses. [4] Ainsi à la fin des années 1970 apparaissait chez l’espèce humaine un nouveau virus à l’origine d’une pandémie toujours présente aujourd’hui, celle du SIDA. Les espoirs de la bourgeoisie s’éteignaient aussi vite qu’ils étaient apparus. Car au même moment, le système capitaliste entrait dans la phase ultime de son existence, celle de sa décomposition. Développer les origines et les conséquences de la décomposition du capitalisme n’est pas l’objet de cet article. Cependant, nous pouvons noter que les manifestations les plus criantes de cette décomposition vont très rapidement affecter les questions sanitaires : le chacun pour soi, la vision à court terme et la perte de contrôle progressive de la bourgeoisie sur son système, tout cela dans un contexte de crise économique toujours plus profonde et de plus en plus difficile à combattre.
Aujourd’hui la pandémie de COVID-19 s’impose comme une manifestation exemplaire de la décomposition capitaliste. Elle est le résultat d’une incapacité croissante de la bourgeoisie à prendre en charge une question qu’elle avait elle-même érigée en principe lors de la création de l’OMS en 1947 : amener toutes les populations au niveau de santé le plus élevé possible. Un siècle après la grippe espagnole, la connaissance scientifique sur les maladies, leurs origines, les agents infectieux, les virus, s'est développée à un niveau absolument incomparable. Aujourd’hui, le génie génétique permet d’identifier les virus, de suivre leurs mutations, de fabriquer des vaccins plus efficaces. La médecine a fait des progrès immenses et s’est de plus en plus imposée face aux traditions et religions. Elle a également pris une dimension préventive très importante.
Pourtant, l’impuissance des États, la panique devant l’inconnu dominent face à la pandémie de COVID-19. Alors que depuis cent ans, l’humanité parvenait progressivement à maîtriser la nature, nous nous retrouvons aujourd’hui dans une situation où c’est de moins en moins le cas.
Le Covid-19 est, en effet, loin d’avoir été un éclair dans un ciel d’azur : il y a eu le VIH, bien sûr, qui a rappelé que de nouvelles pandémies restaient encore à venir. Mais depuis, il y a eu aussi le SRAS, le MERS, la grippe porcine, le Zyka, Ebola, le Chikungunya, les prions, etc. Des maladies disparues ou presque comme la tuberculose, la rougeole, la rubéole, le scorbut, la syphilis ou la gale et même la poliomyélite ont même resurgi.
Toutes ces alertes auraient dû conduire à un renforcement de la recherche et des actions préventives ; il n’en a rien été. Non par négligence ou mauvaise évaluation des risques, mais parce qu’avec la décomposition, le capitalisme est nécessairement de plus en plus prisonnier d’une vision à court terme qui le conduit également à perdre progressivement la maîtrise des outils de régulation qui, jusque-là, avaient permis de limiter les dégâts causés par la concurrence effrénée que tous les acteurs du monde capitaliste se mènent les uns envers les autres.
Dans les années 1980, les premières critiques apparaissent parmi les États membres de l’OMS qui jugeaient que la politique de prévention était devenue trop coûteuse, en particulier lorsque celle-ci ne bénéficiait pas directement à leur propre capital national. La vaccination commença à reculer. La médecine devint plus difficilement accessible du fait des coupes claires opérées dans les systèmes de santé publique. Mais en reculant, elle laissa aussi la place aux "médecines" parallèles qui se nourrissent du climat irrationnel favorisé par la décomposition. Ainsi cent ans plus tard, les "remèdes" recommandés contre le virus (SARS Cov2) sont les mêmes que ceux qui l’étaient face à la grippe espagnole (repos, alimentation, hydratation), à une époque où on ignorait alors que la cause de la maladie était un virus.
La science, globalement, perd son crédit et, partant, ses crédits et ses subventions. La recherche sur les virus, les infections et les moyens de les combattre a presque été stoppée partout, faute de moyens. Non pas qu’elle soit si chère, mais sans rentabilité immédiate, elle est forcément jugée trop coûteuse. L’OMS abandonne les opérations relatives à la tuberculose et est sommée par les États-Unis, sous peine de perdre sa contribution financière (la plus importante, 25 % des recettes), de se centrer sur les maladies qu’ils jugent prioritaires.
Les besoins de la science, qui tente encore de se placer sur le long terme, ne sont pas compatibles avec les contraintes d’un système en crise qui pose l’urgence d’une rentabilité directe pour tout investissement. Par exemple, au moment où le virus Zika est reconnu mondialement comme un agent pathogène pouvant causer un déficit de naissances, il n’y a presque aucune recherche ni aucun vaccin en phase avancée de développement. Deux ans et demi plus tard, les essais cliniques sont reportés. L’absence d’un marché profitable entre deux épidémies n’incite ni les États, ni les entreprises pharmaceutiques à investir dans ce type de recherche. [5]
Aujourd’hui l’OMS est quasiment réduite au silence et la recherche sur les maladies est entre les mains de la Banque mondiale qui lui impose une approche de rentabilité (avec la mise en œuvre de son indicateur DALY basé sur le ratio coût / bénéfice en nombres d’années de vie perdue).
Ainsi quand un spécialiste des coronavirus, Bruno Canard, évoque "un travail de longue haleine, qui aurait dû être entamé dès 2003 et l’arrivée du premier SRAS", et qu’un collègue virologue, Johan Neyts, constate à regret que "pour 150 millions d’euros, on aurait eu, en dix ans, un antiviral à large spectre contre les coronavirus, que l’on aurait pu donner dès janvier aux Chinois. On n’en serait pas là aujourd’hui", [6] ils se posent à contre-courant de la dynamique actuelle du capitalisme.
C’est ce que Marx écrivait déjà en 1859 dans la Contribution à la critique de l’économie politique : "À un certain stade de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants […]. De formes de développement des forces productives qu’ils étaient, ces rapports en deviennent des entraves". Alors que l’humanité possède les moyens scientifiques et technologiques de combattre la maladie comme jamais auparavant, le maintien de l’organisation capitaliste constitue une entrave à la réalisation de ces moyens.
C’est ainsi qu’en 2020 l’humanité, qui est capable de connaître les organismes vivants sous toutes leurs formes et sait en décrire le fonctionnement, se retrouve contrainte à reprendre les remèdes d’un passé où l’obscurantisme régnait encore en maître. Les bourgeoisies ferment leurs frontières pour se protéger du virus, comme au XVIIIe siècle on construisait un mur pour isoler la Provence en proie à la peste. On isole en quarantaine les personnes malades ou suspectées de l’être, comme on fermait les ports aux bateaux étrangers aux temps de la peste noire. On confine la population, on ferme les lieux publics, on interdit les loisirs et les regroupements, on décrète des couvre-feux comme on le faisait notamment dans les grandes villes des États-Unis aux temps de la grippe espagnole.
Rien n’a donc été inventé depuis et le retour de ces méthodes violentes, archaïques et surannées signent l’impuissance de la classe dominante face à la pandémie.
La concurrence, ce fondement du capitalisme, ne disparaît pas face à la gravité de la situation : chaque capital doit vaincre les autres ou mourir. Ainsi, au moment où les morts s’accumulaient et les hôpitaux ne pouvaient plus accueillir un seul malade de plus, les États cherchaient encore tous à confiner les uns plus tard que les autres. Quelques semaines plus tard, c’était à celui qui déconfinerait le plus tôt possible, en remettant sa machine économique en marche, pour la conquête des marchés du concurrent. Tout cela au mépris de la santé humaine et malgré les alertes de la communauté scientifique sur la présence toujours vive du virus SARS-Cov2. Les bourgeoisies sont incapables de dépasser le chacun-pour-soi qui règne sur tous les plans de la société et ne parviennent pas, comme dans la lutte contre le réchauffement climatique, par exemple, à élaborer des stratégies communes de lutte contre la maladie.
La peste de Justinien a précipité la chute de l’Empire romain et son système esclavagiste ; la peste noire a précipité la chute du système féodal. Ces pandémies étaient le produit de ces systèmes décadents, dans lesquels "les forces productives matérielles de la société [entraient] en contradiction avec les rapports de production existants" et elles ont été en même temps un accélérateur de leur chute. La pandémie de COVID-19 est aussi le fruit d’un monde décadent (et même en décomposition) ; lui aussi sera un accélérateur des contradictions d’un système dépassé et moribond.
Faut-il pour autant se réjouir d’entrevoir la chute du capitalisme accélérée par la pandémie ? Le communisme pourra-t-il advenir comme le capitalisme a pu naître sur les décombres de la féodalité ? La comparaison avec les pandémies du passé s’arrête là. Dans le monde esclavagiste et le monde féodal, les fondements d’une organisation adaptée au niveau de développement atteint par les forces productives étaient déjà présents en leur sein. Les modes de production en place, ayant atteint leurs limites, laissaient de l’espace pour que s’impose une nouvelle classe dominante déjà porteuse de rapports de production plus adéquat. À la fin du Moyen Âge, le capitalisme avait ainsi déjà pris une part importante dans la production sociale.
Le capitalisme est la dernière société de classe de l’histoire. Ayant mis sous sa coupe la quasi-totalité de la production humaine, il ne laisse aucune place à une autre organisation avant sa disparition et aucune société de classe ne pourrait le remplacer. La classe révolutionnaire, le prolétariat, doit d’abord détruire le système actuel avant de poser les bases d’une nouvelle ère. Si une série de pandémies ou d’autres catastrophes précipitent la chute du capitalisme sans que le prolétariat soit en mesure de réagir et d’imposer sa propre force, alors c’est l’humanité tout entière qui sera entraînée dans sa chute.
L’enjeu de la période réside bien dans la capacité de la classe ouvrière à résister à l’incurie capitaliste, à en comprendre progressivement les raisons et à prendre sa responsabilité historique. C’est ainsi que se termine la citation de Marx précitée :
GD (Octobre 2020)
[1] Comment l’Empire romain s’est effondré, Kyle Harper (2019).
[2] cf. A new Twenty-first century science for effective epidemics response, Nature, Anniversary Collection n°150 vol.575, novembre 2019, p. 131.
Ibid. p. 130.
Ibid.
[5] Ibid. p. 134
[6] “Covid- 19 : sur la piste des futurs traitements”, Le Monde (6 octobre 2020).
La pandémie de Covid-19 aggrave sérieusement la crise économique mondiale qui refaisait déjà surface après la "reprise" anémique d'après 2008. La classe ouvrière du monde entier va en ressentir les effets : chômage, augmentation des taux d'exploitation, pauvreté et insécurité... Ce rapport analyse la manière dont un produit de la décomposition sociale rebondit sur la sphère économique.
Avec ce nouveau pas, le capitalisme est en train de s’enfoncer encore un peu plus dans sa période de sa décadence, imposant aux organisations révolutionnaires de clarifier les questions suivantes :
En même temps, nous devons nous garder d'une vision immédiatiste et économiciste de la crise, comme y invite le rapport présenté : éviter tout pronostic hasardeux, avoir en tête les surestimations que nous avions faites dans le passé concernant le rythme de la crise de même qu’une vision catastrophiste avec l’idée que la bourgeoisie était dans l’impasse. Outre un manque de maîtrise de la théorie de Rosa Luxemburg sur la tendance à la saturation des marchés extra-capitalistes comme explication de la décadence du capitalisme, nous avions sous-estimé la capacité du capitalisme d’État à faire face aux manifestations de la crise ouverte en accompagnant l’enfoncement de ce système dans sa crise historique, lui permettant ainsi de survivre. Ses moyens : l’intervention permanente de État dans la sphère économique, les manipulations et les tricheries avec la loi de la valeur. Ce faisant, la bourgeoisie entretenait l’illusion au sein du prolétariat que le capitalisme n’est pas un système en faillite, ses .
Aux 18è et 19è siècles, les grandes nations capitalistes se livraient une course effrénée à la conquête de nouveaux marchés et territoires. Mais vers 1900, elles ont rencontré un petit problème : la terre était ronde et pas aussi grande que l’imaginait la classe dominante. Ainsi, avant même qu’une crise économique mondiale n’éclate, les tensions impérialistes ont atteint leur paroxysme, la guerre mondiale a éclaté et le capitalisme est entré dans sa période de décadence. La Guerre de 1914-18 est la manifestation de barbarie la plus extrême du fait que à "un certain degré de leur développement, les forces productives matérielles de 1a société entrent en collision avec les rapports de production existants (…). Hier encore formes de développement des forces productives, ces conditions se changent en de lourdes entraves." (Marx, Avant-propos à la Critique de l'Economie politique, 1859).
Ce n’est qu’à la fin des années 1920 que les différentes bourgeoisies nationales vont être confrontées pour la première fois à la manifestation directement "économique" de cette entrée dans la décadence : la crise de surproduction généralisée et historique. Citons encore Marx : "Plus la production capitaliste se développe, et plus elle est obligée de produire à une échelle qui n'a rien à voir avec la demande immédiate, mais dépend d'une extension constante du marché mondial (...). [Car], la marchandise doit être nécessairement transformée en argent. La demande des ouvriers ne saurait suffire, puisque le profit provient justement du fait que la demande des ouvriers est inférieure à la valeur de leur produit (…). La demande des capitalistes entre eux ne saurait pas suffire davantage (...)" ( Le Capital, Ed. Sociales, 1975, livre IV, tome 2, p.560) ; "Dire enfin que les capitalistes n'ont en somme qu'à échanger et consommer les marchandises entre eux, c'est oublier tout le caractère de la production capitaliste et oublier qu'il s'agit de mettre le capital en valeur." (Le Capital, livre III, section III: "La loi tendancielle de la baisse du taux de profit", Chapitre X: "Le développement des contradictions immanentes de la loi, Pléthore de capital et surpopulation".)
Autrement dit, la crise de surproduction généralisée qui a éclaté au grand jour en 1929 n’est pas liée à une sorte de dysfonctionnement que la bourgeoisie pourrait régler ou dépasser. Non, elle est la conséquence d’une contradiction fondamentale et insurmontable inscrite dans la nature même du capitalisme.
Les bourgeoisies nationales ont tiré des leçons de la crise catastrophique de 1929 : la nécessité de développer le capitalisme d’État et la mise en place d’organismes internationaux afin d’accompagner la crise pour ne pas reproduire l’erreur des politiques protectionnistes.
À la fin de la Deuxième Guerre mondiale, la bourgeoisie allait mettre en pratique les leçons de 1929. Le boom d’après-guerre a semé l’illusion que le capitalisme retrouvait une prospérité, effaçant momentanément le cauchemar de la Grande Dépression des années 1930 et les horreurs de la guerre. Mais, inévitablement, les contradictions inhérentes à la nature même du capitalisme demeurent, comme sa crise historique. C’est ce que révèle le retour de la crise ouverte de 1967-1968.
Depuis cette date, de plans de relance en récessions plus profondes, la bourgeoisie est prise dans une fuite en avant dans l'endettement, pour tenter de repousser sans cesse au lendemain les effets de la faillite historique de son système. L’endettement mondial devient de plus en plus massif, de manière absolue mais aussi comparé à l'évolution du PIB mondial. Parallèlement à cette fuite en avant, les pays centraux ont fait évoluer l’organisation de l’économie mondiale :
1) Durant les années 1970, la hausse des dépenses publiques, la fin des accords de Bretton Woods et la politique des Droits de Tirage Spéciaux, l’ouverture de crédits à des pays plus faibles, ont permis que soit maintenu un niveau de croissance qui donnait l’illusion que, malgré la "crise du pétrole", le capitalisme poursuivait sa dynamique de croissance ;
2) Dans les années 1980, suite à la grave récession du début de la décennie, des pans entiers de la production sont déplacés vers des zones où la force de travail est à moindre coût, comme en Chine. Pour cela, il aura fallu des investissements colossaux permis par une "libéralisation" financière étendue à l’échelle mondiale. C’est le début de la "mondialisation".
3) Dans les années 1990, après la chute du bloc de l’Est, les organismes internationaux sont renforcés, donnant lieu à une structure de "coopération internationale" au niveau monétaire et financier, à une coordination de politiques économiques avec la mise en place de chaînes de production internationales, à une stimulation du commerce mondial par l’élimination de barrières douanières, etc. Ce cadre est évidemment établi par et pour les pays les plus forts : ils peuvent conquérir de nouveaux marchés, délocaliser leurs productions, s’approprier des entreprises plus rentables de pays plus faibles…
Si cette "coopération internationale" a pu, dans une certaine mesure et pendant un certain temps, freiner et atténuer sur les États les effets du "chacun pour soi" au niveau économique, elle a été incapable d’endiguer la tendance de fond inhérente à l'entrée de plain-pied dans la phase de décomposition du capitalisme.
4) Le recours systématique de tous les États à un endettement massif pour répondre au manque de débouchés était également une politique risquée, il a provoqué la crise financière de 2008 qui s’est traduite par encore plus d’endettement. L'"organisation mondiale de la production" a commencé à être ébranlée dans la décennie 2010 : la Chine, après avoir profité largement des mécanismes mondiaux de commerce (OMC), a commencé à développer un "circuit" économique, commercial et impérialiste parallèle (la nouvelle Route de la Soie). En juillet 2017, l’Allemagne a voté un décret permettant de bloquer la vente d’entreprises stratégiques nationales à des investisseurs étrangers. La guerre commerciale s’est encore accentuée avec l’arrivée au pouvoir de Trump aux États-Unis. Ces phénomènes concrétisent sans conteste que le capitalisme rencontre de manière croissante des difficultés majeures à repousser toujours plus les limites de son mode de production comme ce fut le cas avec la mondialisation
Aujourd’hui, la bourgeoisie a accumulé une immense expérience pour ralentir les effets de sa crise historique, pour prolonger toujours plus son agonie. Nous devons donc être extrêmement prudents quant à nos prévisions et nous garder de tout catastrophisme. À travers l’aggravation actuelle de la crise économique mondiale, ce sont avant tout les grandes tendances historiques sous-jacentes que nous devons mettre en lumière : À partir de 1929, la bourgeoisie a appris à maintenir en vie son économie en décadence, notamment par la "coopération internationale". Même en 2008, les fameux G20 montraient cette capacité des grandes bourgeoisies à maintenir une certaine cohésion afin de gérer la crise avec le moins de dégâts possible. L'année 2020 signe la difficulté croissante à maintenir cette organisation mondiale, l’irrationalité liée à la décomposition du capitalisme frappant jusqu’aux plus hauts sommets étatiques. Le "chacun pour soi", qui a éclaté au grand jour avec la gestion calamiteuse de la pandémie, en est la concrétisation la plus spectaculaire. Cette force centrifuge a deux racines :
1. L’aggravation inexorable de la crise économique mondiale exacerbe la lutte à mort entre toutes les nations rivales. Notons que, contrairement à 2008, les plus touchés sont les pays centraux (Allemagne, Chine et surtout les États-Unis car si la faillite des banques avait été à l’époque surtout causée par la spéculation immobilière, aujourd’hui ce sont les entreprises directement productives qui sont en danger).
2. La décomposition, qui touchait avant tout les nations dans leurs relations impérialistes, commence à frapper aussi leurs capacités de gestion de l’économie. Cela ne fait que confirmer la perspective dégagée par la résolution sur la situation internationale [57] de notre dernier congrès international : "Le développement actuel de la crise par les perturbations croissantes qu’elle provoque dans l’organisation de la production en une vaste construction multilatérale à l’échelle internationale unifiée par des règles communes montre les limites de la "mondialisation" : le besoin toujours plus grand d’unité (qui n’a jamais signifié autre chose que l’imposition de la loi du plus fort sur les plus faibles) en raison de l’intrication "transnationale” de la production très segmentée pays par pays (c’est en unités fondamentalement divisées par la concurrence où tout produit est conçu ici, assemblé là à l’aide d’éléments produits ailleurs encore) se heurte à la nature nationale de chaque capital, aux limites mêmes du capitalisme, irrémédiablement divisé en nations concurrentes et rivales, le degré d’unité maximal qu’il est impossible au monde bourgeois de dépasser. L’aggravation de la crise (ainsi que les exigences de la rivalité impérialiste) met à rude épreuve les institutions et les mécanismes multilatéraux" (point 20 de la résolution).
Ce que nous voyons c'est que, en réponse à la pandémie, a commencé à se développer une avancée très significative des mesures de "relocalisation nationale" de la production, de préservation de secteurs clés dans chaque capital national, de développement d’entraves à la circulation internationale des marchandises et des personnes etc. Cela ne peut qu’avoir des conséquences très sévères sur l’évolution de l’économie mondiale et sur la capacité globale de la bourgeoisie à répondre à la crise. Le repli national ne peut qu’aggraver la crise conduisant à une fragmentation des chaînes de production qui avaient précédemment une dimension mondiale, ce qui en retour ne pourra que semer la pagaille dans les politiques monétaires, financières, commerciales… Cela peut aller jusqu'au blocage et même à l'effondrement partiel de certaines économies nationales.
Il est trop tôt pour mesurer les conséquences de cette paralysie relative de l’appareil économique. Cependant le plus grave et le plus significatif est que cette paralysie a lieu à l’échelle internationale.
L’accélération actuelle de la crise économique mondiale s'inscrit dans l’évolution générale de la décadence du capitalisme. Au-delà des phénomènes visibles liés à la "crise ouverte" actuelle, ce qui nous importe c’est de mieux comprendre le renforcement des contradictions profondes du capitalisme et donc l’aggravation de sa crise historique.
Au niveau de la crise économique, nous pouvons soutenir clairement les deux perspectives suivantes :
Cependant, au-delà de la validité de ces prévisions générales, la situation inédite qui s’est ouverte, va être plus que jamais dominée par une forte incertitude. Plus précisément, au stade actuel atteint par la crise historique de surproduction, l’irruption de la décomposition sur le terrain économique bouleverse profondément les mécanismes du capitalisme d’État, destinés à accompagner et limiter l’impact de la crise. Il serait pourtant faux et dangereux d’en tirer comme conséquences que la bourgeoisie ne va pas utiliser au maximum ses capacités politiques pour répondre, au mieux de ses intérêts, à la crise économique mondiale qui commence à se déployer. L’irruption du poids de la décomposition signifie de plus un facteur d’instabilité et de fragilité dans le fonctionnement économique qui rend particulièrement difficile l’analyse de l’évolution de la situation.
Dans le passé, nous avons trop souvent braqué nos yeux seulement sur les aspects de la situation qui poussaient la crise économique du capital vers son aggravation inexorable en ne prenant pas suffisamment en compte tous les facteurs qui tendaient à freiner son développement. Or, afin d’être fidèles à la méthode marxiste d’analyse consistant à dégager les tendances, certes lourdes historiquement, nous devons tracer des perspectives, mais aussi les contre-tendances que la bourgeoisie ne tardera pas à mettre en œuvre. Nous devons donc dégager, le plus clairement possible, les lignes générales de l’évolution à venir, sans tomber pour cela dans des prévisions hasardeuses et incertaines. Nous devons nous armer pour faire face à la situation, en faisant en sorte de développer et de mettre en œuvre notre capacité de réflexion et de réponse rapide aux événements de très grande importance qui ne vont pas manquer de surgir. Notre méthode doit être inspirée par cette démarche suivante : "Le marxisme ne peut tracer avec certitude que les grandes lignes et tendances historiques générales. La tâche des organisations révolutionnaires doit être évidement de dégager des perspectives pour leur intervention dans la classe, mais ces perspectives ne peuvent pas être des "prédictions" basées sur des modèles mathématiques déterministes (et encore moins en prenant pour argent comptant les prédictions des "experts" de la bourgeoisie, que ce soit dans le sens d’un "optimisme" mensonger ou d’un "alarmisme" tout aussi mystificateur)" (extrait d'une contribution interne).
La crise de 2008 avait constitué un moment très important pour le capitalisme. La reprise (2013-2018) avait été très faible, la plus faible depuis 1967. Elle fut qualifiée par la bourgeoisie de reprise "molle". Pour la décennie 2010-2020, avant la crise du Covid19, le site Cycle Business Bourse évaluait, de façon semble-t-il réaliste, la croissance mondiale comme étant légèrement inférieure à 3% en moyenne annuelle. La crise économique qui a éclaté au grand jour avec la pandémie avait déjà connu ses premières expressions claires, notamment à partir de 2018. Nous l’avions mis en évidence dans le Rapport et la Résolution sur la situation internationale du 23e Congrès du CCI (2019) : "La situation du capitalisme est, depuis début 2018, marquée par un net ralentissement de la croissance mondiale (passée de 4 % en 2017 à 3,3 % en 2019), que la bourgeoisie prévoit comme durable et devant s’aggraver en 2019-20. Ce ralentissement s’est avéré plus rapide que prévu en 2018, le FMI ayant dû revoir à la baisse ses prévisions sur les deux prochaines années, et touche pratiquement simultanément les différentes parties du capitalisme : Chine, États-Unis, zone euro. En 2019, 70 % de l’économie mondiale ralentissent et particulièrement les pays "avancés", (Allemagne, Royaume-Uni). Certains des pays émergents sont déjà en récession (Brésil, Argentine, Turquie) tandis que la Chine, en ralentissement depuis 2017 et avec une croissance évaluée à 6,2 % pour 2019 encaisse ses plus bas chiffres de croissance des trente dernières années" (Point 16 de la Résolution).
C’est dans ce contexte de ralentissement de la croissance que la pandémie de Covid 19 est devenue un puissant accélérateur de la crise économique mettant au premier plan trois facteurs :
La manifestation la plus importante de la gravité de la crise tient au fait que, à la différence de 2008, les pays les plus centraux (Allemagne, Chine et surtout les États-Unis) sont les plus affectés ; même s’ils ont tous les moyens pour amortir la crise, l’onde de choc va déstabiliser fortement l’économie mondiale.
La chute brutale des prix du pétrole a frappé de plein fouet les États-Unis : Avant l’éclatement de la crise sanitaire, il y a eu une "guerre de prix" sur le pétrole . Comme résultat, les prix du pétrole deviennent négatifs, peut-être pour la première fois dans l’histoire. Même les analystes les plus optimistes en matière d'énergie prédisent la faillite d'une centaine de compagnies pétrolières aux États-Unis. Certaines ont accumulé des milliards de dollars de dettes, dont une grande partie est à haut risque : "Le premier foyer de risque dans la dette des entreprises est l'énergie", déclare Capital Economics, bien que Macadam estime qu'il ne s'agit pas d'un risque systémique. Mais une chaîne de défaillances dans le secteur pétrolier augmenterait le risque d'une crise financière. Et si l'un des géants pétroliers les plus endettés du monde - Shell, par exemple, a une dette de 77 milliards de dollars US, l'une des plus élevées au monde - se mettait en difficulté, les répercussions seraient dévastatrices"[1]
Ces prix négatifs illustrent parfaitement le niveau d’irrationalité du capital. La surproduction pétrolière et la spéculation effrénée dans ce secteur ont pour conséquence que les propriétaires de pétrole payent pour qu’on les débarrasse du pétrole excédentaire qui ne peut être stocké faute de place.
Tandis qu'en 2008, la faillite des banques était surtout propulsée par la spéculation immobilière, aujourd’hui ce sont les entreprises directement productives qui mettent en danger le secteur bancaire : "Les quatre plus grandes sociétés américaines, JP Morgan, Bank of America, Citigroup et Wells Fargo, ont chacune investi plus de 10 milliards de dollars dans le secteur de la fracturation du pétrole rien qu'en 2019, selon Statista. Et maintenant, ces compagnies pétrolières risquent sérieusement de devenir insolvables, laissant les banques avec de la paperasse sur leurs bilans (…) Selon Moody's, 91% des faillites d'entreprises américaines au cours du dernier trimestre de l'année dernière se sont produites dans le secteur du pétrole et du gaz. Les données fournies par l'Energy Economics and Financial Analysis indiquent que les entreprises de fracturation ont, l'année dernière, été incapables de payer 26 milliards de dollars de dettes"[2]. Avec la pandémie, la situation empire sérieusement : "La Consulting Rystad Energy estime que même si le baril devait récupérer les 20 dollars, 533 entreprises pétrolières américaines pourraient devenir insolvables d'ici 2021. Mais si les prix restent à 10 dollars, il pourrait y avoir plus de 1 100 faillites, avec pratiquement toutes les entreprises."[3]
Le capitalisme - par le biais du capitalisme d’Etat - fait un effort énorme pour protéger les centres vitaux du système et éviter une chute brutale, comme le dit le rapport sur la crise du 23e Congrès du CCI : "En s’appuyant sur les leviers du capitalisme d’État et en tirant les leçons de 1929, le capitalisme est capable de préserver ses centres vitaux (notamment les États-Unis et Allemagne), d’accompagner la crise, d’amoindrir ses effets en les repoussant vers les pays les plus faibles, de ralentir son rythme en les prolongeant dans le temps.".
Le capitalisme d’État a suivi différentes phases que nous avons commencé à traiter, notamment à l'occasion d'une de nos Journée d'Étude en 2019. Depuis 1945, les besoins des blocs impérialistes ont imposé une certaine coordination de la gestion étatique de l’économie au niveau international, notamment dans le bloc américain, avec la création d’organismes internationaux de "coopération" (OCDE, FMI, début de l’UE) et d’organisation du commerce (GATT).
Dans les années 1980, le capital des pays centraux, accablé par la montée de la crise et souffrant d'une chute brutale des profits, essaie de déplacer des pans entiers de la production vers des pays où la force de travail est beaucoup moins chère, comme la Chine. À cette fin, il a fallu une "libéralisation" financière très forte étendue à échelle mondiale et permettant de mobiliser les capitaux pour effectuer les investissements nécessaires. Dans les années 1990, après l’effondrement du bloc de l’Est, les organismes internationaux ont été renforcés, donnant naissance à une structure de "coopération internationale" aux niveaux monétaire, financier, pour la coordination de politiques économiques, la mise en place de chaînes de production internationale, la stimulation du commerce mondial et par l’élimination de barrières douanières etc. Ce cadre était mis en place pour avantager les pays les plus forts : ils pouvaient conquérir des nouveaux marchés, délocaliser leur production, s’approprier des entreprises parmi les plus rentables des pays plus faibles. Ces derniers étaient contraints de modifier leur propre politique étatique. Désormais, la défense de l’intérêt national ne passait plus par la protection douanière des industries clé mais par le développement d’infrastructures, la formation de la main d’œuvre, l’expansion internationale de ses entreprises clé, la captation d’investissements internationaux, etc.
Il y a eu "une vaste réorganisation de la production capitaliste à l’échelle planétaire entre 1990 et 2008. Sur le modèle de référence de l’UE, éliminant les barrières douanières entre États-membres, l’intégration de nombreuses branches de la production mondiale s’est renforcée en développant de véritables chaînes de production à l’échelle planétaire. En combinant logistique, informatique et télécommunications, permettant des économies d’échelle, l’exploitation accrue de la force de travail du prolétariat (par la hausse de la productivité, la mise en concurrence internationale, la libre circulation de la main d’œuvre pour imposer la baisse les salaires), la soumission de la production à la logique financière de la rentabilité maximale, le commerce mondial a continué à s’accroitre, même si plus faiblement, stimulant l’économie mondiale, d’un "second" souffle prolongeant l’existence du système capitaliste" (point 18 de la Résolution sur la situation internationale adoptée au 23e Congrès du CCI).
Cette "coopération internationale" constituait une politique très risquée et audacieuse permettant de soulager la crise et d'atténuer certains des effets de la décomposition sur l’économie en essayant de limiter l’impact de la contradiction du capitalisme entre la nature sociale et mondiale de la production et la nature privée de l'appropriation de la plus-value par des nations capitalistes concurrentes. Une telle évolution du capitalisme décadent est expliquée dans notre brochure sur la décadence lorsque, critiquant la vision selon laquelle la décadence serait synonyme d'un blocage définitif et permanent du développement des forces productives, elle met en avant : "Si nous nous situons dans l'hypothèse [qui n'est pas la nôtre] d'un blocage définitif et permanent de ce développement, seul un rétrécissement "absolu" de l'enveloppe que constituent les rapports de production existants pourrait expliquer un mouvement net d'approfondissement de cette contradiction. Or, on peut constater que le mouvement qui se produit généralement au cours des différentes décadences de l'histoire (capitalisme y compris) tend plutôt vers un élargissement de l'enveloppe jusqu'à ses dernières limites que vers un rétrécissement. Sous l'égide de 1'État et sous la pression des nécessités économiques, sociales, la carapace se tend en se dépouillant de tout ce qui peut s'avérer superflu aux rapports de production en n'étant pas strictement nécessaire à la survie du système". Cela est encore plus vrai pour le capitalisme, le mode de production le plus élastique et le plus dynamique de l’histoire jusqu’ici.
Comme le montrent le Rapport sur la crise économique et la Résolution sur la situation internationale du 23e Congrès du CCI, cette "organisation mondiale de la production" a commencé à être ébranlée au cours de la décennie 2010 : la Chine, après avoir profité largement des mécanismes mondiaux de commerce (l’OMC), a commencé à développer un mécanisme économique, commercial et impérialiste parallèle (la nouvelle Route de la Soie). La guerre commerciale s’est accélérée avec l’arrivée au pouvoir de Trump… Ces phénomènes expriment sans conteste que le capitalisme rencontrait de manière croissante des difficultés majeures dans sa tendance à élargir cette fameuse enveloppe citée dans notre brochure sur la décadence du capitalisme.
"Depuis les années 1960, cet indicateur [qui mesure la proportion d’exportations et d’importations dans chaque économie nationale] a suivi une tendance à la hausse qui s'est ralentie au cours des 18 derniers mois. Au cours de cette période, il est passé d'environ 23 % à une stabilisation à environ 60 %, et depuis 2010, il n'a cessé de baisser"[4].
Trois facteurs à l'origine de la crise de la pandémie montrent l’irruption des effets de la décomposition sur le terrain économique : "chacun pour soi", incurie et irresponsabilité des Etats. Deux d'entre eux trouvent directement leur origine dans la décomposition capitaliste : chacun pour soi et irresponsabilité . Il s’agit de facteurs très sensibles que la bourgeoisie - au moins dans les pays centraux - avait réussi à contrôler le plus possible, même si de plus en plus difficilement. Au stade actuel atteint par le développement des contradictions internes du capitalisme, et vu la manière dont celles-ci se manifestent dans l’évolution de la crise, l’explosion des effets de la décomposition devient désormais un facteur d’aggravation de la crise économique mondiale dont nous n’avons vu que les toutes premières conséquences. Ce facteur va peser sur l’évolution de la crise en constituant une entrave à l'efficacité effective des politiques actuelles de capitalisme d’Etat. "En comparaison avec les réponses apportées face aux crises de 1975, 1992, 1998 et 2008, nous voyons comme perspective une réduction considérable de la capacité de la bourgeoisie à limiter les effets de la décomposition sur le terrain économique. Jusqu’à maintenant par une "coopération internationale" des mécanismes de capitalisme d’État - ce qu’a été appelé la "mondialisation", la bourgeoisie avait réussi à préserver le terrain vital de l’économie et le commerce mondial des effets centrifuges hautement dangereux de la décomposition. Au plus grave de la convulsion économique de 2007-2008 et en 2009-2011, avec la crise de la "dette souveraine", la bourgeoisie avait pu concerter ses réponses ce qui a permis d’atténuer un peu les coups de la crise et garantir une "relance" anémique pendant la phase 2013-2018" (contribution sur la crise économique au sein du CCI).
Avec la pandémie, on a vu comment la bourgeoisie tente de rassembler la population derrière l'État en relançant l'unité nationale. Contrairement à 2008, où la tonalité nationaliste n'était pas aussi forte, maintenant les bourgeoisies du monde entier ont fermé leurs frontières, répandant ainsi le message : "derrière les frontières nationales, vous trouvez une protection, les frontières aident à retenir le virus". C'est une façon pour les différents États d'essayer de rallier la population derrière eux ; ils parlent partout en termes martiaux : "nous sommes en guerre, et la guerre a besoin d'unité nationale", avec les messages "l'État vous aidera", "nous vous renflouerons" ; "en fermant la frontière, nous éloignerons le virus". En imposant des plans d'urgence, en organisant des fermetures, les États veulent faire passer le message : "un État fort est votre meilleur allié".
L’OMS a été complètement inopérante alors que son action était vitale pour développer une action médicale efficace. Chaque État redoutant une perte de position concurrentielle par rapport aux autres a retardé de façon suicidaire les mesures pour faire face à la pandémie. L’obtention de matériel sanitaire a vu le spectacle sidérant de vols en tout genre, de mauvais coups entre États (et même à l’intérieur de chaque État). Dans l’UE où la "coopération entre Etats" était allée le plus loin possible, on a vu se développer de façon incontrôlée une poussée brutale du protectionnisme et du "chacun pour soi"» économique. Non seulement l'UE n'a aucune possibilité juridique pour imposer ses règles dans le secteur de la santé, mais surtout chaque pays a pris des mesures pour défendre ses frontières, ses chaînes d'approvisionnement et nous avons assisté, pour la première fois, à un véritable blocage des marchandises, à la confiscation d'équipements sanitaires - et à l'interdiction de les livrer à d'autres pays européens.
Nous avons là une illustration, encore plus grave, de la perspective dégagée par la Résolution sur la situation internationale du dernier Congrès du CCI : "Le développement actuel de la crise par les perturbations croissantes qu’elle provoque dans l’organisation de la production au sein d'une vaste construction multilatérale à l’échelle internationale unifiée par des règles communes montre les limites de la "mondialisation" : le besoin toujours plus grand d’unité (qui n’a jamais signifié autre chose que l’imposition de la loi du plus fort sur les plus faibles) en raison de l’intrication "transnationale” de la production très segmentée pays par pays. C’est en unités fondamentalement divisées par la concurrence où tout produit est conçu dans un endroit, assemblé ailleurs à l’aide d’éléments produits dans d’autres régions ou pays qui se heurte à la nature nationale de chaque capital, aux limites mêmes du capitalisme, irrémédiablement divisé en nations concurrentes et rivales. Le degré d’unité maximal qu’il est impossible au monde bourgeois de dépasser. L’aggravation de la crise (ainsi que les exigences des rivalités impérialistes) soumet à rude épreuve les institutions et les mécanismes multilatéraux" (point 20).
Ce que nous voyons, c'est qu’en réponse à la pandémie s’est développé un retour très significatif des mesures de "relocalisation nationale" de la production, de préservation de secteurs clé dans chaque capital national, du développement d’entraves à la circulation internationale des marchandises et des personnes etc., ce qui ne peut qu’avoir de graves conséquences sur l’évolution de l’économie mondiale et sur la capacité globale de la bourgeoisie pour répondre à la crise. Le repli national ne peut qu’aggraver la crise conduisant à une fragmentation des chaînes de production qui avaient précédemment une dimension mondiale, ce qui ne pourra que semer la pagaille dans les politiques monétaires, financières, commerciales… Cela peut mener au blocage et même à l’effondrement partiel de certaines économies nationales. Il est trop tôt pour prendre la mesure des conséquences de cette paralysie relative de l’appareil économique. Cependant, le plus grave et le plus significatif est que cette paralysie a lieu à l’échelle internationale.
La réponse généralisée des États à la pandémie a illustré la validité d'une analyse du Rapport sur la crise économique du 23e Congrès du CCI : "Une des contradictions majeures du capitalisme est celle découlant du conflit entre la nature de plus en plus mondiale de la production et la structure nécessairement nationale du capital. En poussant vers ses dernières limites les possibilités des "associations" de nations sur les plan économique, financier et productif le capitalisme a obtenu une "bouffée d’oxygène" significative dans son combat contre la crise qui le gangrène, mais en même temps il s’est mis dans une situation risquée. Cette fuite en avant dans le multilatéralisme se développe dans un contexte de décomposition, c’est-à-dire, une situation où l’indiscipline, les tendances centrifuges, le retranchement sur la structure nationale, sont de plus en plus puissantes et affectent non seulement des fractions de chaque bourgeoisie nationale mais aussi entraînent de larges secteurs de la petite bourgeoisie et même des franges de prolétaires croyant à tort que leur intérêt est attaché à la nation. Tout cela se cristallise dans une sorte de "révolte nationaliste nihiliste" contre la "globalisation" ".
Nous allons examiner la réponse entamée par la bourgeoisie et qui va s'articuler selon 3 volets : 1) poursuite d’endettement pharamineux ; 2) Repli national ; 3) Attaque brutale contre les conditions de vie de la classe ouvrière.
La dette mondiale s’élevait en 2020 à 255 000 milliards de dollars, soit 322% du PIB mondial, alors qu’avant la crise de 2008 celle-ci s’élevait à 60 000 milliards de dollars, le PIB mondial n’ayant depuis lors progressé que relativement "mollement". Nous avons ici une image du développement de l’endettement privé et public au cours des treize dernières années et qui a permis de soutenir ce que la bourgeoisie a qualifié de croissance "molle". Face à la violente accélération de la crise économique provoquée par la pandémie, la bourgeoisie a réagi partout dans le monde par la création monétaire par les banques centrales de tous les pays développés et émergents. Contrairement à la crise de 2008, aucune coordination entre les principales banques centrales mondiales n’a été mise en œuvre. Cette création massive de monnaie centrale et de dettes a été à la hauteur de l’inquiétude qui a gagné immédiatement la classe bourgeoise face à l’ampleur de la récession qui semble s’ouvrir devant elle. En prenant une moyenne des chiffres donnés par la bourgeoisie à la fin du mois de mai, nous avons les prévisions suivantes des reculs de la croissance :
Si nous prenons l’hypothèse la plus basse émise par la bourgeoisie et en l’absence d’une deuxième vague de la pandémie, la croissance mondiale en 2020 devrait connaître une forte contraction de 3% minimum, soit un recul bien plus marqué que lors de la crise de 2008-2009.
Voici en résumé les perspectives incertaines exprimées par le FMI (qui se situent dans la moyenne des prévisions effectués par les organismes officiels au niveau international) :
Pays |
2019 |
2020 |
Pays avancés |
2,9 |
- 3 |
Zone euro |
1,7 |
-6,1 |
Allemagne |
0,6 |
-7 |
France |
1,3 |
-7,2 |
Italie |
0,3 |
-9,1 |
Espagne |
2 |
-8 |
Japon |
0,7 |
-5,2 |
Royaume uni |
1,4 |
-6,5 |
Chine |
6,1 |
1,2 |
Inde |
4,2 |
1,9 |
Brésil |
1,1 |
-5,3 |
Russie |
1,3 |
-5,5 |
Croissance mondiale |
2,4 |
-4,2 |
Volume du commerce mondial
|
2019 |
2020 |
Importations par pays avances |
1,5 |
-11,5 |
Importations par pays émergents et en développement |
0,8 |
-8,2 |
Exportations par pays émergents et en développement |
0,8 |
-9,6 |
Ces tableaux donnent un aperçu non seulement du processus de récession envisagé, mais également de la contraction prévue du commerce mondial.
Une synthèse de discussion au sein du CCI donne les chiffres suivants très évocateurs : "La situation n’est tenable que parce que les dettes des États et leur remboursement sont pris en charge par les banques centrales ; ainsi la FED injecte dans l’économie américaine 625 milliards de dollars par semaine alors que le Plan Paulson lancé en 2009 pour arrêter la faillite des banques a été globalement de 750 milliards de dollars (même s’il est vrai que d’autres plans de rachat des dettes par la FED seront lancés dans les années suivantes)", "La réponse la plus frappante de toutes est venue d'Allemagne, bien qu'elle ne soit qu'une partie d'une réaction européenne plus large à l'accélération de la crise économique. La raison pour laquelle les mesures prévues par le gouvernement allemand revêtent une importance particulière est expliquée dans un article du Financial Times du lundi 23 mars : les mesures proposées par Olaf Scholtz, ministre des Finances, représentent une rupture décisive avec la stricte adhésion du gouvernement à la politique du "schwarze Null" ou "black zero", qui consiste à équilibrer les budgets et à ne pas contracter de nouveaux emprunts."[5] (...) "Depuis février, 14 000 milliards de dollars ont été débloqués pour éviter l'effondrement. Tout cela dans un contexte complètement différent du passé. Comment ces politiques "expansionnistes", - qui ont surmonté les différences entre les banques centrales et les États, la reprise, les plans de sauvetage - comment peuvent-elles être efficaces ?"[6] .
Un exemple moins connu concerne la Chine qui est un des pays les plus endettés du monde, même si par ailleurs elle a des atouts non négligeables et à ne pas sous-estimer. L’endettement global de la Chine en 2019 est égal à 300% de son PIB, soit 43 000 milliards de dollars. De plus, 30% des entreprises en Chine sont cataloguées dans la catégorie "d’entreprises zombies". Ce qui est le pourcentage le plus élevé du monde. C’est aussi dans ce pays que le taux d’utilisation des capacités de production est le moins élevé, même si tous les pays développés connaissent ce phénomène de surcapacités de production. Officiellement, les taux d’utilisation des capacités industrielles des deux premières puissances du monde -et ceci avant la Covid-19- s’élevait en Chine à 76,4% et aux États-Unis à 78,2%. Le plan de relance mis en place en Chine s’élèverait à 64 000 milliards de dollars ce qui est une somme pharaonique et surement destiné en grande partie à la propagande idéologique. Le plan de relance est prévu de s'étendre sur une période de cinq à vingt ans, et bien que l’on ne sache quelle en sera la réalité, il ne peut qu’être en lié aux visées hégémoniques économiques et impérialistes de la Chine. Le plan de relance des États-Unis atteint 10 000 milliards de dollars. En comparaison, le plan de relance de l’UE apparaît comme presque ridicule, puisqu’il s’élèverait selon les dernières informations à 1290 milliards de dollars sous forme d’emprunts, financés, en partie par les marchés financiers, et en partie directement par la BCE. En réalité, l’argent injecté par la BCE dans l’ensemble de l’économie, banques privées, financements occultes, et entreprises s’élève à plusieurs milliards d’euros. Les États, surtout l’Allemagne, garantissent par mutualisation une partie de ce plan qui se fera sous forme de subventions et de prêts remboursables entre 2028 et 2058 ! En réalité, la classe bourgeoise est en train d’admettre qu’une grande partie de la dette mondiale ne sera jamais remboursée. Ce qui renvoie aux aspects que nous allons abordés maintenant.
Nous ne pouvons pas rendre compte dans le cadre de ce rapport des créations monétaires en cours dans toute leur ampleur, ni détailler tous les plans de relance. Encore une donnée statistique au moment où nous écrivons ce rapport, la dette des États-Unis atteint 10 000 milliards de dollars. Si tout cela semble dépasser l’imagination, il n’en demeure pas moins que le capitalisme utilise cette création monétaire astronomique pour investir et écouler ses marchandises. De ce point de vue, la création monétaire centrale et privée doit croître de façon exponentielle (sous différentes formes) pour permettre autant que possible à l’accumulation du capital de se maintenir et, dans la situation présente, de freiner la plongée dans la dépression. Cette dépression porte en elle le danger de la déflation mais surtout celui de la stagflation. La dévalorisation des devises, au-delà même de la guerre monétaire en cours qui la favorise, est inscrite dans la perspective de la crise du capitalisme. L’accélération de la crise actuelle est un pas très significatif dans ce sens. Le fond de la question est le suivant : dans chaque pays et de plus en plus, le capital global hypothèque la valeur future à produire et à réaliser la plus-value pour permettre la croissance actuelle et poursuivre l'accumulation du capital. C'est donc en grande partie grâce à cette anticipation que le capitalisme parvient à capitaliser et à investir. Ce processus concrétise le fait que, de plus en plus, la dette colossale émise est de moins en moins couverte par de la plus-value déjà produite et réalisée. Ce qui ouvre la perspective de krachs financiers et de destruction toujours plus importantes du capital financier. En toute logique, ce processus implique que le marché interne au capital ne peut croître de manière infinie, même s’il n’existe pas de limite fixe en la matière. C’est dans ce cadre que la crise de surproduction au stade actuel de son développement pose un problème de rentabilité et de profit au capitalisme. La bourgeoisie estime que près de 20% des forces productives mondiales ne sont pas utilisées. La surproduction de moyens de production est particulièrement visible et touche l’Europe, les États-Unis, l’Inde, le Japon, etc.
Ceci est important si nous voulons fonder en quoi le capitalisme d’État doit absolument se renforcer face à la crise qui s’annonce mais en quoi les plans de relance contiennent de très fortes limites et des effets pervers croissants. Et comment le chacun pour soi, dans ce contexte, est non seulement le produit de la décomposition, mais également de l'impasse croissante au plan économique, une tendance à laquelle le capitalisme ne peut pas échapper, qui est aussi historiquement une dynamique mortifère. Il sera important dans ce sens, dans la période à venir, d’étudier et de comparer l’histoire des crises ouvertes du capitalisme. En particulier celles de 1929, 1945, 1975, 1998, 2008.
La situation qui s’ouvre avec l’accélération très profonde de la crise actuelle remet au premier plan le rôle des États (et donc de leur banque centrale car le mythe de l’indépendance de celle-ci est révolu). Il sera intéressant de montrer ce qu’ont été concrètement les politiques économiques, le rôle des États et le keynésianisme dans les périodes 1930 et 1945. Puis de montrer la différence avec la façon dont la bourgeoisie a fait face en 2008. Il y a pendant toute cette période des différences d’une très grande importance, par exemple l’existence des marchés et zones extra capitalistes, mais aussi l’étendue de l’économie mondiale et des grandes puissances impérialistes et économiques, de même que la question des blocs impérialistes, etc. Mais dans cette crise, les plans de relance se font sous forme de déficit public et d’endettement des États et non pas, comme dans les années 1930 et 1940, en ponctionnant essentiellement de la plus-value déjà réalisée et thésaurisée à laquelle venait s’ajouter une part d’endettement n’ayant rien en commun avec celle d’aujourd’hui. Les plans de relance actuels s’avèreront de plus en plus difficiles à soutenir dans leur financement, tant les niveaux d’endettement qu’ils requièrent, s’écarteront de la croissance qu’ils engendreront. Cependant, un certain nombre de questions se posent.
Les leçons de la crise de 1929 conduisaient la bourgeoisie, malgré et contre sa propre "nature", à aller vers une coopération plus grande pour freiner autant que possible le développement de sa crise économique, soit par des politiques keynésiennes, soit par l’orchestration par les États de la mondialisation. Même si, dans la situation actuelle, il se produira un retour à des politiques de type keynésiennes dans le contexte d'une tendance croissante au chacun pour soi, l'efficacité de ces politiques, au regard des moyens mis en œuvre, ne sera pas comparable avec les périodes passées.
Il faut voir sur ce plan la tendance à un poids plus important - par rapport à la période précédente - des réponses isolées données par la bourgeoisie à l'échelle nationale. Par exemple, cette nouvelle tendance consistant à fermer les frontières pour arrêter le transport de passagers d'un continent à l'autre –ou à fermer les frontières nationales, comme si le virus respectait l'isolement national ". Tout cela est beaucoup plus le reflet d'une impuissance et d'un état d'esprit qu'une décision scientifiquement fondée de mise en quarantaine et destinée à éloigner le virus. En effet, en quoi risque-t-on d'avantage d'attraper le virus dans un train international entre Stuttgart et Paris plutôt qu'entre Stuttgart et Hambourg dans un train national ? La fermeture des frontières nationales n'est d'aucune utilité, elle exprime les "limites" des moyens de la bourgeoisie.
Le rapatriement de la production vers les pays centraux s’accroit avec la pandémie. Ainsi, 208 entreprises européennes ont décidé de faire revenir la production de la Chine. "Selon une enquête récente portant sur 12 industries mondiales, 10 d'entre elles - dont les industries automobiles, des semi-conducteurs et des équipements médicaux - déplacent déjà leurs chaînes d'approvisionnement, principalement hors de Chine. Le Japon offre 2 milliards de dollars aux entreprises pour qu'elles déplacent leurs usines hors de Chine et les ramènent dans l'archipel japonais" [7] .Un président comme Macron qui semble être partisan du multilatéralisme a déclaré que ""déléguer" de la nourriture et des fournitures médicales est "fou". Son ministre des finances, Bruno Le Maire, appelle au "patriotisme économique" pour que les Français consomment des produits nationaux" (ídem.). Dans tous les pays ils ont favorisé les plans d’économie de proximité, pour consommer de préférence des produits locaux ou nationaux. C’est un repli sur soi qui tend à briser les chaines de production industrielles, alimentaires etc., conçues à l’échelle mondiale et qui ont réduit fortement les coûts.
Les tendances centrifuges du "chacun pour soi" ont atteint un niveau plus élevé, alors que dans le même temps, dans chaque pays, l'État et chaque banque nationale, ont pompé ou promis des sommes gigantesques (illimitées dans le cas de l'Allemagne) à l'industrie. Aucune de ces mesures n'a été adoptée ni harmonisée par la BCE ou le FMI ; il faut ajouter que ce n'est pas seulement le populiste Trump qui a agi comme un champion du "chacun pour soi". L'Allemagne - avec l'accord des principaux partis politiques - a agi dans le même sens, tout comme Macron. Ainsi, qu'ils soient populistes ou non, tous les gouvernements ont agi dans la même direction -se retranchant derrière les frontières nationales, "chacun pour soi"- avec seulement un minimum de coordination internationale ou européenne.
Les conséquences de ces politiques semblent contreproductives pour chaque capital national et encore pire pour l’économie mondiale. "Entre 2007 et 2008, en raison d'une convergence fatidique de facteurs défavorables - mauvaises récoltes, hausse des prix du pétrole et des engrais, boom des biocarburants... - 33 pays ont limité leurs exportations pour protéger leur "souveraineté alimentaire". Mais le remède fut pire que la maladie. Les restrictions ont fait augmenter les prix du riz (116%), du blé (40%) et du maïs (25%), selon les estimations de la Banque mondiale (…) L'exemple de la Chine, premier pays touché par l'épidémie, n'est pas de bon augure : les menaces qui pèsent sur les chaînes d'approvisionnement mondiales ont déjà provoqué une augmentation de 15 et 22 % des denrées alimentaires dans ce pays asiatique depuis le début de l'année"[8]
Il est certain que la bourgeoisie va réagir. Au niveau de l’UE, l’Allemagne a accepté finalement la "mutualisation des dettes", ce qui montre que les contre-tendances sont à l’œuvre face à l’ accélération de la décomposition sociale. Peut-être la bourgeoisie américaine va-t-elle limoger Trump aux prochaines élections présidentielles au bénéfice des démocrates partisans traditionnels du "multilatéralisme"[9]. Par ailleurs, "Le 22 avril dernier, les 164 pays membres de l'Organisation mondiale du commerce (OMC), qui représentent 63 % des exportations agroalimentaires mondiales, se sont engagés à ne pas intervenir sur leurs marchés. En parallèle, les ministres de l'agriculture de 25 pays d'Amérique latine et des Caraïbes ont signé un accord contraignant pour garantir l'approvisionnement de 620 millions de personnes." [10]
Avec le plan de "transition écologique" et la promotion d’une "économie verte", des efforts pour une réorganisation de l’économie - au moins à l’échelle de l’UE - vont être faits : avec le développement massif des télécommunications, l’application de la robotique et l’informatique, les nouveaux matériaux beaucoup plus légers, la biotechnologie, les drones, la voiture électrique etc., l’industrie lourde traditionnelle basée sur les combustibles fossiles tend à se périmer, y compris dans le domaine militaire. Imposer les "nouveaux standards" d’organisation économique devient un atout pour les pays centraux, notamment l’Allemagne, les États-Unis et la Chine.
La bourgeoisie va lutter pied à pied contre cette marée de fragmentation nationale de l’économie. Mais elle se heurte à la force accrue de sa contradiction historique entre la nature nationale du capital et la nature mondiale de la production. Cette tendance de chaque bourgeoisie à vouloir sauver son économie au détriment des autres est une tendance irrationnelle désastreuse pour tous les pays et pour l'ensemble de l'économie mondiale (même s'il y aura des différences entre les pays). La tendance au "chacun pour soi", peut même être irréversible et l'irrationalité qui l'accompagne remet en question les leçons que la bourgeoisie avait tirées de la crise de 1929.
Comme le disait la Plateforme de l’Internationale Communiste, "Le résultat final du mode de production capitaliste est le chaos" ; le capitalisme a résisté à ce chaos de plusieurs façons pendant la période de décadence et a continué à résister pendant sa phase de décomposition. Des contre-tendances se manifesteront encore. Cependant la situation qui s’ouvre aujourd’hui est celle d’une aggravation importante du chaos, notamment sur le plan économique, ce qui est historiquement très dangereux.
La Résolution sur la situation internationale du 23e Congrès du CCI donnait le cadre suivant :
Ce cadre a clairement été confirmé, et la situation s'est sérieusement aggravée avec l'irruption de la pandémie. Le cœur de la situation économique est l’attaque contre les conditions de vie du prolétariat du monde entier.
En 2019, selon l’ONU, 135 millions de personnes souffraient de la faim. En avril 2020, avec l’éclatement de la pandémie, l’ONU prévoit que 265 millions de personnes seront dans cette situation[11]. La banque mondiale affirmait au mois de Mars que la population pauvre atteindrait 3,5 milliards de personnes avec une brusque accélération de plus de 500 000 par mois. Depuis lors, ce rythme semble s’être effectivement poursuivi, tout particulièrement en Amérique centrale et du Sud, ainsi qu’en Asie y compris aux Philippines, Inde et Chine. La paupérisation des travailleurs va s’accélérer, selon le Rapport de l’OIT "la pression sur les revenus résultant du déclin de l'activité économique aura un effet dévastateur sur les travailleurs qui se trouvent près ou en dessous du seuil de pauvreté". Entre 8,8 et 35 millions de travailleurs supplémentaires seront en situation de pauvreté dans le monde, par rapport à l'estimation initiale pour 2020 (qui prévoyait une baisse de 14 millions dans le monde).
En Inde et en Chine, le nombre de prolétaires mis au chômage se compte selon le FMI par centaines de milliers. Certains sites comme celui de Business bourse parlent de plusieurs millions d’ouvriers ayant perdu tout emploi en Chine. Tous ces chiffres sont vraiment à prendre avec beaucoup de prudence car ils varient souvent d’un site d’information à un autre. Ce qu'il faut retenir du phénomène, c'est sa massivité et sa rapidité d’extension qui sont dues au confinement et à l’arrêt d’une grande partie de l’activité économique mondiale. Pendant la même période, le chômage de masse a atteint 35 millions de personnes aux États-Unis et, malgré les aides exceptionnelles de l’État, les files d'attente devant les points de distribution de nourriture s’allongent de plus en plus, renvoyant aux images des années 1930 aux États-Unis. Le même phénomène se déroule aux Brésil où les chômeurs ne sont même plus réellement recensés officiellement. En France, le chômage devrait concerner d'ici quelques mois près de 7 millions de personnes. L’explosion du chômage de masse prend le même rythme en Italie et en Espagne. Actuellement, les plans de licenciements massifs commencent à affluer comme dans le transport aérien et la construction aéronautique. Mais également dans l’automobile, la production pétrolière etc. La liste va s’allonger encore dans la période à venir.
Dans une première évaluation des conséquences de la pandémie, l’OIT (Organisation Internationale du Travail) estimait que la pandémie provoquerait la perte définitive de 25 millions d’emplois dans le monde, tandis que la précarité augmenterait brutalement : "Le sous-emploi devrait également augmenter de manière exponentielle, car les conséquences économiques de l'épidémie de virus se traduisent par des réductions des heures de travail et des salaires. Dans les pays en développement, les restrictions à la circulation des personnes (par exemple, des prestataires de services) et des biens peuvent cette fois-ci annuler l'effet tampon que le travail indépendant a habituellement dans ces pays"[12]. De plus, dans l’économie informelle, des dizaines de milliers de travailleurs - qui ne rentrent dans aucune statistique et autre soutien financier de l’État – se retrouvent sans activité. Pour le moment, il est trop tôt pour avoir une idée du niveau de détérioration global du niveau de vie.
À travers la baisse de salaires, l'augmentation des horaires de travail, des impôts, la baisse des retraites et des allocations sociales, … Il apparaît également que la bourgeoisie cherche à allonger le temps de travail réel (comme en France). Mais il s’agit également de faire baisser le salaire direct notamment par de nouveaux impôts "justifiés" par la pandémie. L’Union européenne par exemple étudie très sérieusement un impôt Covid, tout un programme !
L’endettement est toujours plus colossal, entraînant nécessairement une contrepartie : l’aggravation des mesures d’austérité contre les travailleurs. C’est dans ce cadre qu’il nous faut examiner la signification du revenu universel, un moyen de contenir les tensions sociales et de porter un coup important aux conditions de vie de la classe ouvrière. C’est un pas supplémentaire organisé par l’État vers la paupérisation universelle.
Dans les pays centraux et notamment en Europe de l’Ouest, la bourgeoisie essaiera de porter le plus judicieusement ses attaques et de faire en sorte que celles-ci soient menées d’une façon "politique", en provoquant les plus grandes divisions au sein du prolétariat. Bien que la marge de manœuvre de la bourgeoisie sur ce terrain tendra de plus en plus à s’amenuiser, il ne faut pas perdre de vue que : "les pays les plus développés de l’Europe du Nord, les États-Unis ou le Japon sont encore très loin d’une telle situation et il est plus qu’improbable qu’ils y parviennent un jour, d’une part, du fait de la plus grande résistance de leur économie nationale face à la crise, d’autre part, et surtout, du fait qu’aujourd’hui le prolétariat de ces pays, et particulièrement ceux d’Europe, n’est pas prêt à accepter un tel niveau d’attaques contre ses conditions d’existence. Ainsi, une des composantes majeures de l’évolution de la crise échappe au strict déterminisme économique et débouche sur le plan social, sur le rapport de forces entre les deux principales classes de la société" (Résolution sur la situation internationale du 20e Congrès du CCI).[1] Extrait de La Vanguardia du 25 avril 2020 "Las zonas de riesgo del sistema financiero [98] "
[2] Extrait de La Vanguardia du 22 avril 2020 "La quiebra de las petroleras golpeará a los mayores bancos de EE.UU [99]"
[3] Idem.
[4] La Vanguardia du 23 avril 2020 "Cómo el coronavirus está acelerando el proceso de desglobalización [100]"
[5] BBC World Service, 6-4-20
[6] Présentation dans une réunion de l'organisation.
[7] Lire plus dans Política exterior [101].
[8] Lire plus dans Politica exterior [102].
[9] Cependant, au sein du parti démocrate les positions protectionnistes, similaires à celles de Trump, se développent. Deux congressistes démocrates ont présenté en mars 2020 une proposition de retrait des États-Unis de l’OMC.
[10] Política exterior.
10 Política exterior.
[12] Rapport de l’OIT de mars 2020.
Événement majeur survenu pendant la phase de décomposition, le Covid 19 est l’événement le plus important pour la classe ouvrière mondiale depuis 1989. Cette pandémie est à la fois le produit de la décomposition du capitalisme et un facteur essentiel de son aggravation, en particulier du fait de son impact sur les conditions de vie des prolétaires. Les répercussions de cette pandémie, qui sont d'ores et déjà d'une importance historique considérable, ouvrent une ère complètement inédite pour la classe exploitée.
La pandémie n'est pas encore parvenue à son pic dans plusieurs parties du monde et personne, pas même les spécialistes en médecine, ne peut prédire si la situation actuelle sera suivie d'une seconde vague partout sur la planète ni quel sera le comportement ultérieur du virus. Pour l'économie capitaliste et la classe dominante, c'est aussi le saut dans l'inconnu : les conséquences économiques vont être dévastatrices mais, là aussi, personne ne peut encore à ce stade en cerner l'ampleur et la profondeur. L'ensemble du système et de la société capitalistes basculent dans une situation entièrement nouvelle, particulièrement mouvante, instable, où "rien ne sera plus comme avant".
Dans ces circonstances appelées à durer, concernant l'évolution de la situation sur ses différents plans, l'organisation des révolutionnaires doit se garder de jugements précipités et avoir en tête l'impossibilité de faire des pronostics définitifs, particulièrement sur le plan de la lutte des classes.
Toutefois, elle n'aborde pas cette situation démunie et sans arme. Son cadre politique ainsi que la méthode marxiste sont les points d'appui qui lui permettent de comprendre :
"Du fait de la grande difficulté actuelle de la classe ouvrière à développer ses luttes, de son incapacité pour le moment à retrouver son identité de classe et à ouvrir une perspective pour l’ensemble de la société, le terrain social tend à être occupé par des luttes interclassistes particulièrement marquées par la petite bourgeoisie. Cette couche sociale sans devenir historique ne peut que véhiculer l’illusion d’une possibilité de réformer le capitalisme en revendiquant un capitalisme "à visage humain", plus démocratique, plus juste, plus propre, plus soucieux des pauvres et de la préservation de la planète. (…)
Face à l’accélération des attaques économiques contre la classe exploitée, et au danger du resurgissement des luttes ouvrières, la bourgeoisie cherche aujourd’hui à gommer les antagonismes de classe. En tentant de noyer et diluer le prolétariat dans "la population des citoyens", la classe dominante vise à l’empêcher de retrouver son identité de classe. La médiatisation internationale du mouvement des Gilets Jaunes révèle que c’est une préoccupation de la bourgeoisie de tous les pays. (…)
Seul le prolétariat porte en lui une perspective pour l’humanité et, en ce sens, c’est dans ses rangs qu’il existe les plus grandes capacités de résistance à cette décomposition. Cependant, lui-même n’est pas épargné, notamment du fait que la petite-bourgeoisie qu’il côtoie en est justement le principal véhicule. Durant cette période, son objectif sera de résister aux effets nocifs de la décomposition en son propre sein en ne comptant que sur ses propres forces, sur sa capacité à se battre de façon collective et solidaire en défense de ses intérêts en tant que classe exploitée" (La décomposition, phase ultime de la décadence capitaliste : Revue internationale n° 107) .
"Le combat pour l’autonomie de classe du prolétariat est crucial dans cette situation imposée par l’aggravation de la décomposition du capitalisme :
(…) Malgré ses difficultés internes et la tendance croissante à la perte de contrôle de son appareil politique, la bourgeoisie a été capable de retourner les manifestations de la décomposition de son système contre la conscience et l’identité de classe du prolétariat. La classe ouvrière n’a donc pas encore surmonté le profond recul qu’elle a subi depuis l’effondrement du bloc de l’Est et des régimes staliniens. Et ce d’autant plus que les campagnes démocratiques et anti-communistes, entretenues sur le long terme, ont été régulièrement remises au goût du jour (par exemple à l’occasion du centenaire de la Révolution d’Octobre 1917).
12) Néanmoins, malgré trois décennies de recul de la lutte de classe, la bourgeoisie n’est pas parvenue à infliger jusqu’à présent une défaite décisive à la classe ouvrière, comme ce fut le cas dans les années 1920-30. Malgré la gravité des enjeux de la période historique actuelle, la situation n’est pas identique à celle de la période de contre-révolution. Le prolétariat des pays centraux n’a pas subi de défaite physique (comme ce fut le cas lors de l’écrasement sanglant de la révolution en Allemagne au cours de la première vague révolutionnaire de 1917-23). Il n’a pas été massivement embrigadé derrière les drapeaux nationaux. La grande majorité des prolétaires ne sont pas prêts à sacrifier leur vie sur l’autel de la défense du capital national. Dans les grands pays industrialisés, aux États-Unis comme en Europe, les masses prolétariennes n’ont pas adhéré aux croisades impérialistes (et soi-disant "humanitaires") de "leur" bourgeoisie nationale." (…)
L’aggravation inexorable de la misère, de la précarité, du chômage, les atteintes à la dignité des exploités dans les années à venir constituent la base matérielle qui pourra pousser les nouvelles générations de prolétaires à retrouver le chemin des combats menés par les générations précédentes pour la défense de toutes leurs conditions d’existence. Malgré tous les dangers qui menacent le prolétariat, la période de décomposition du capitalisme n’a pas mis fin aux "circonstances" objectives qui ont constitué l’aiguillon des combats révolutionnaires du prolétariat depuis le début du mouvement ouvrier.
13) L’aggravation de la crise économique a d’ores et déjà fait apparaître une nouvelle génération sur la scène sociale, même si c’est encore de façon très limitée et embryonnaire : en 2006, le mouvement des étudiants en France contre le CPE, suivi cinq ans plus tard par le mouvement des "Indignés" en Espagne." (Résolution sur le rapport de forces entre les classes, 23e congrès du CCI [61]. Revue internationale n° 164).
Ce cadre a dû être actualisé avec le surgissement de manifestations de luttes ouvrières, en France de même qu’au plan international, montrant :
Notre méthode, nos critères d’analyse utilisés en 2003 pour identifier le tournant dans la lutte des classes permettent ainsi d’évaluer :
En premier lieu, dans le rapport sur L’évolution de la lutte de classe dans le contexte des attaques généralisées et de la décomposition avancée du capitalisme (réunion du Bureau International d’octobre 2003), le CCI fait de "la simultanéité des mouvements en France et en Autriche", pourtant ténue et réduite à la situation dans deux pays, un critère important de l’analyse de la situation. La situation de fin 2019 / début 2020 a été marqué par des manifestations de combativité ouvrière en particulier en Europe et en Amérique du Nord :
Dans son rapport de 2003, le CCI mettait en perspective "l’impossibilité croissante pour la classe – en dépit de son manque persistant de confiance en elle – d’éviter la nécessité de lutter face à l’aggravation dramatique de la crise et au caractère de plus en plus massif et généralisé des attaques."
En 2003, l’insistance est portée non pas sur le rythme de développement de la combativité mais sur la question de la conscience :
Le combat de la classe ouvrière en France de 2019-20 a exprimé de façon très claire la recherche de la solidarité et de l’extension des luttes ; c’était aussi le cas en Finlande : en solidarité avec les salariés d’une filiale de la Poste à qui on a infligé baisse de 30% des salaires, "les travailleurs se mirent en grève le 11 novembre. Pendant près de 2 semaines ce furent 10 000 postiers qui suivirent le mouvement, en solidarité avec les travailleurs menacés et pour revendiquer des hausses de salaire. Mais le conflit s’étendit au-delà de la Poste : des grèves de solidarité se déclenchèrent le 25/11 dans les transports terrestres et aériens, les ferrys, etc. Quand se profila la menace d’un blocage des ports, voire d’une grève générale, la direction de la Poste retira son projet" (article du PCint.)
Face aux attaques violentes impulsées par la crise et la classe dominante, le prolétariat et en dépit des défaites (France, États-Unis) qu’il a subies, le prolétariat manifeste un refus de se résigner aux conditions qui lui sont faites et est traversé par un effort de prise de conscience sur comment lutter et renforcer la lutte.
Tout montre dans la réaction de la bourgeoisie qu'elle ne s'attend pas alors à ce que ce soit temporaire. Cela ne débouche pas sur la nécessité d’une adaptation complète de son appareil politique comme nous l'avons vu dans les années 1980, mais néanmoins les syndicats adoptent une posture plus "lutte de classe" et même certaines forces parlementaires se positionnent de cette façon.
Donc le changement d’état d'esprit dans la classe ouvrière est une réalité qui a franchi des étapes depuis 2003, et la bourgeoisie l’a bien compris, constatant la recherche de solidarité et la volonté existante de développer la lutte.
Le changement actuel pose les problèmes d'une manière plus large qu'en 2003. Le processus de maturation souterraine n'est pas du tout homogène et est plus évident dans certaines régions du monde que dans d'autres. Par exemple, aux États-Unis, où l'on peut observer le développement, petit mais significatif, d'un milieu de jeunes qui cherchent à s'engager sur les positions de la gauche communiste.
La pandémie intervient dans ce contexte où la lutte de classe en France et internationalement avait montré un changement d’état d’esprit dans la classe ouvrière marqué par la colère, le mécontentement, mais aussi une volonté de riposter aux attaques de la bourgeoisie, se traduisant par un développement de la combativité (et même de début de prises d’initiative) et aussi un début de réflexion au sein de prolétariat sur l’absence de perspective dans le capitalisme. Mais ce processus n’en est qu’à son tout début, tout juste amorcé par la classe.
Même si l’exposition aux épidémies fait partie des conditions de vie du prolétariat, elle fait face à une situation inédite : une pandémie mondiale nécessitant le confinement général (une majeure partie de l’humanité) et la mise à l’arrêt quasi-total de l’économie capitaliste.
Cette pandémie a une importance internationale pour toute la classe ouvrière. La spécificité de cette pandémie est qu'elle constitue un défi direct pour la santé et la vie des travailleurs. À un niveau immédiat, pour les travailleurs de la santé, contraints d’y faire face sans le matériel nécessaire, et pour le reste du prolétariat également. Dans une situation qui possède des analogies avec une situation de guerre, la population est confrontée à la mise en danger de sa vie et à la peur pour sa vie.
Quel impact sur la conscience, la combativité de la classe ouvrière ? Quel impact sur la crédibilité de la bourgeoisie et l’efficacité de ses campagnes idéologiques, la façon dont la bourgeoisie présente et utilise les différentes crises ? 2020 doit-il voir se répéter un scénario identique à 1989 de régression de la conscience et de recul de la combativité ouvrière à une échelle historique ?
Le contexte pour le prolétariat est très différent tant au plan de la situation objective de l’état de la société capitaliste, que de la situation politique de la classe ouvrière : 1989 et 2020 représentaient deux événements historiques, de portée mondiale : l’un,1989, comme inauguration d’une nouvelle phase dans l’histoire de la décadence du capitalisme ; l’autre, 2020, comme événement historique le plus important au sein de la phase de décomposition, marquant une étape de son évolution.
a) "L’effondrement spectaculaire du bloc de l’Est et des régimes staliniens en 1989, a porté un coup brutal à la dynamique de la lutte de classe, modifiant ainsi de façon majeure le rapport de forces entre prolétariat et bourgeoisie au bénéfice de cette dernière. (…) Il a permis à la classe dominante de mettre un terme à la dynamique de la lutte de classe qui, avec des avancées et des reculs, s’était développée pendant deux décennies." (Résolution sur le rapport de forces entre les classes, 23e congrès du CCI [61]. Revue internationale n° 164).
Cela n’a été possible que parce cet effondrement d’une partie du monde capitaliste qui n’a eu lieu ni sous les coups de la lutte des classes ni de la guerre impérialiste, pouvait apparaitre comme une sorte d’événement "extérieur" aux rapports capitalistes. En lui-même cet événement ne pouvait qu’avoir un impact négatif sur la classe ouvrière.
En 2020, l’origine capitaliste de la pandémie est beaucoup plus difficile à masquer. Il est certain que la source de la pandémie est sujet de tensions impérialistes entre la Chine et les États-Unis et la proie des théories complotistes qui, de marginales qu'elles étaient, sont devenues dominantes, de plus en plus encouragées par des chefs d'État comme Trump. Néanmoins l’ampleur de la catastrophe fait apparaitre la responsabilité des politiques d’austérité et l’incurie de tous les États capitalistes.
b) À la prétendue "faillite du communisme" la bourgeoisie pouvait opposer la victoire du capitalisme occidental qui semblait être renforcé en proclamant l’ouverture d’une ère de paix, de démocratie, de prospérité. Cet événement n’a non seulement pas été considéré comme un échec du capitalisme, (car économiquement la situation n'a pas conduit à une crise économique dans les années qui ont suivi l'implosion du bloc de l’Est), mais a donné lieu et a été utilisé comme une attaque idéologique contre la classe ouvrière. Cet événement a été en effet présenté comme une preuve de la supériorité du capitalisme.
Aujourd’hui rien de tel. Les trois décennies de crise économique et d’austérité, de dégradation des conditions de vie du prolétariat, ont conduit à une perte d’illusions suivant laquelle le capitalisme offrirait une place au prolétariat. Cette perte d’illusions a conduit à une prise de conscience embryonnaire de l’impasse et de l’absence de perspective qu’offre le capitalisme. Au contraire, on assiste de plus en plus à un affaiblissement du capitalisme dans la capacité idéologique à masquer sa faillite.
En 1989, "la bourgeoisie a pu exploiter cet évènement pour déchainer une gigantesque campagne idéologique visant à perpétuer le plus grand mensonge de l’Histoire : l’identification du communisme au stalinisme. Ce faisant, la classe dominante a porté un coup extrêmement violent à la conscience du prolétariat. Les campagnes assourdissantes de la bourgeoisie sur la prétendue "faillite du communisme" ont provoqué une régression du prolétariat dans sa marche en avant vers sa perspective historique de renversement du capitalisme. Elles ont porté un coup à son identité de classe. Ce profond recul de la conscience et de la lutte de classe s’est manifesté par une baisse de la combativité ouvrière dans tous les pays, un renforcement des illusions démocratiques, un très fort regain de l’emprise des syndicats et une très grande difficulté du prolétariat à reprendre le chemin de ses luttes massives malgré l’aggravation de la crise économique, la montée du chômage, de la précarité, et la dégradation générale de toutes ses conditions de vie dans tous les secteurs et tous les pays." (Résolution sur le rapport de forces entre les classes, 23e congrès du CCI [61]. Revue internationale n° 164).
Aujourd’hui, la bourgeoisie ne dispose plus des mêmes marges de manœuvres pour masquer sa faillite et en retourner certains effets ou aspects idéologiques contre le prolétariat :
L’ensemble des mesures économiques "d’accompagnement" prises par les principaux États centraux pour atténuer l’impact immédiat des brusques pertes d’emplois ou de revenus par de vastes secteurs de la classe ouvrière (notamment les garantie de revenus minimums pour les chômeurs, les indemnités d’État pour permettre le chômage technique ou partiel, la création d’aides, etc.) même plus symboliques (comme aux États-Unis où il n’existe pas la même protection sociale qu’en Europe), confirme les analyses du CCI. Cette politique extrêmement prudente de la part de la classe dominante est en partie motivée par le besoin d'éviter l'effondrement des secteurs clé de l'économie, mais elle montre que :
La violence des attaques contre la classe ouvrière et les mesures prises par la bourgeoisie de tous les pays, sa tentative de créer une certaine union nationale, le renforcement du contrôle de l’État policier, l’intimidation et la stigmatisation qu’ont voulu mettre en œuvre les États capitalistes n’ont pas réussi à :
Alors qu’en 2015 la crise migratoire et les attentats terroristes avaient conduit à un réflexe dans la classe ouvrière à rechercher la protection de l’État capitaliste, le rôle de l’État comme défenseur des seuls intérêts de la classe dominante a largement fissuré le mythe de l’État protecteur.
Donc, il apparait assez clairement que la classe ouvrière n’est pas prête à accepter les sacrifices que va lui demander la bourgeoisie. Malgré le fait que la classe bourgeoise rende le virus responsable des terribles effets de la crise, elle ne pourra pas cacher sa responsabilité dans toute cette catastrophe.
C. Quelles perspectives pour la classe ouvrière ?
Le prolétariat se trouve dans une situation complexe face aux effets combinés et simultanés de :
L’explosion de mouvements sociaux produits par l’aggravation significative de la décomposition et la tendance de plus en plus manifeste de la bourgeoisie à perdre le contrôle sur son système, à parvenir à maintenir une cohésion sociale, s’exprime désormais dans les pays centraux eux-mêmes.
En 1989, les conséquences pour la classe ouvrière à l'échelle mondiale ont été très différentes à l'Ouest et à l'Est : le développement de la Chine a été permis par l’irruption de la phase de décomposition du capitalisme, charriant l’illusion d’un capitalisme juvénile, capable de se développer contrairement à 2020 : le prolétariat sera partout frappé par une tendance mondiale et générale à des attaques drastiques dignes des années 1930 et en tout cas inédites depuis la Seconde guerre mondiale.
Alors que, dans l'analyse de la situation du prolétariat, nous avons constamment mis en avant :
Aujourd'hui, nous devons analyser et comprendre ce qui change ou non, et dans quelle mesure, dans la situation actuelle. Notamment le fait qu'à la différence des situations passées, toutes les parties du monde sont affectées par l'enfoncement brutal dans la crise (la Chine, les USA, l'Europe de l'ouest, les pays émergents) et que la bourgeoisie doit, tôt ou tard, attaquer massivement et simultanément le prolétariat de façon accélérée ;
Si la classe ouvrière ne va pas développer immédiatement une riposte face aux attaques économiques, il faut tenir compte des éléments suivants :
Les employés du secteur médical ont conscience d'agir sur le "champ de bataille" de leur propre santé, mais aussi de celle des patients. La question éthique surgissant de la contradiction entre ce que les sciences peuvent ou pourraient offrir, et les misérables "conditions de mort" et de pénurie qu’offre le capitalisme (obligeant par exemple au tri entre les patients admis en soins et ceux qui sont condamnés à mort) font que la lutte de classe peut prendre une dimension éthique/morale. La question éthique (qui est une question de vie ou mort dans le secteur médical) peut être un facteur de prise de conscience non seulement parmi le personnel soignant mais plus amplement dans la classe ouvrière.
Face au problème universel de la crise sanitaire, les différentes fractions de la classe ouvrière sont confrontées à différentes conditions ; de ce fait, l’impact de la pandémie est différent dans les différents pays :
Ces éléments vont tendre à affaiblir la possibilité d'une réponse générale de la classe ouvrière.
L’hétérogénéité des situations tant au niveau de la classe ouvrière qu’au niveau de la situation dans chaque pays, va avoir un impact sur la riposte de la classe ouvrière.
En Europe, le chômage dure depuis longtemps mais l'État providence a servi de tampon et a prolongé la décomposition par une détérioration aiguë des conditions de la classe ouvrière.
En Chine, ce sera la première fois que la classe ouvrière sera confrontée au chômage de masse puisque, suite à une poussée massive de croissance économique, il y a eu une pénurie de main-d'œuvre. Le prolétariat en Chine a beaucoup moins d'expérience du chômage, bien que nous ayons assisté à des manifestations contre le coût élevé de la vie. Bien que le capital chinois semble avoir mieux fait face à la pandémie que ses principaux rivaux, il sera encore obligé d'exiger de plus en plus de sacrifices de la classe ouvrière face à une récession mondiale croissante.
Aux États-Unis, il n'y a pas d'État-providence : l’explosion du chômage, les expulsions, les sans-abris, etc. sont un défi de taille. Le début de réaction de la classe ouvrière a été immédiatement confronté à l’explosion des contradictions sociales dues à la décomposition du capitalisme.
La situation en Amérique latine et ailleurs, est différente. Il n’y a pas encore eu de confrontation directe face aux effets de la crise économique.
L’irruption de la pandémie et l’étape qu’elle représente dans l’enfoncement de la décomposition renforcent l'âpreté de la course de vitesse engagée entre, d'une part, le développement de la lutte de classe et la capacité de celle-ci à dégager la perspective révolutionnaire du prolétariat et, d'autre part, cette nouvelle avancée de la décomposition qui sape toujours d'avantage les conditions historiques pour l'édification d'une société communiste. Cela souligne la responsabilité historique du prolétariat et l’urgence du développement de sa perspective révolutionnaire. "Nous reconnaissons tout-à-fait que plus le capitalisme met de temps à sombrer dans la décomposition, plus il sape les bases d’une société plus humaine. Ceci est à nouveau illustré le plus clairement par la destruction de l’environnement, lequel atteint le point où il peut accélérer la tendance vers un complet effondrement de la société, une condition qui ne favorise aucunement l’auto-organisation et la confiance dans le futur requis pour mener une révolution ; et même si le prolétariat arrivait au pouvoir à une échelle mondiale, il devrait affronter un travail gigantesque, non seulement pour nettoyer le bazar légué par l’accumulation capitaliste, mais aussi pour renverser la spirale de destruction qu’il a déjà mise en route." (Rapport sur la lutte de classe pour le 23e Congrès international du CCI (2019) [103]).
La crise économique frappe durement non seulement le prolétariat mais aussi d'autres couches de la population, dont une grande partie va se paupériser de façon drastique. Cette perspective d’une paupérisation générale fait de l'interclassisme un piège dangereux pour les luttes ouvrières. Face à la dégradation de ses conditions de vie, le prolétariat va devoir nécessairement développer sa riposte, sa combativité. Ce développement de la lutte de classe va se heurter au danger de luttes interclassistes dans la période à venir. Les périls que représente la période historique actuelle ont donc été multipliés par l'aggravation de la décomposition et mettent ainsi en évidence les enjeux de la lutte des classes :
"Le combat pour l’autonomie de classe du prolétariat est crucial dans cette situation imposée par l’aggravation de la décomposition du capitalisme :
Contre les mobilisations sur le terrain pourri du nationalisme, du pacifisme, de la réforme "écologique", etc." (Résolution sur le rapport de forces entre les classes, 23e congrès du CCI [61]. Revue internationale n° 164).
Les mouvements aux États-Unis autour de la question de la race et de la violence policière, qui se posent soit sur le terrain d'émeutes sans perspective, soit directement sur un terrain politique bourgeois illustrent les graves dangers que confronte la classe ouvrière aujourd’hui. C’est une perspective à laquelle l’organisation des révolutionnaires doit s’attendre et qui va de plus en plus se concrétiser dans les pays centraux (ou dans des pays, comme le Liban, au bord du gouffre).
Le mouvement "Black Live Matters", a rapidement eu un écho et une extension internationale, dans les autres pays centraux, eux-mêmes fondamentalement affectés par les mêmes contradictions sociales accumulées depuis des décennies. L’État bourgeois est contraint de plus en plus de tenter de les contenir à l’aide du renforcement de son contrôle sur la société et de la répression. Ces mouvements en réponse au racisme ont été rapidement rejoints et encadrés par les organes de la gauche de la bourgeoisie, permettent à la classe dominante de polariser toute l’attention sur la question raciale et la revendication d’un système vraiment démocratique. La bourgeoisie a ainsi été capable de tirer avantage contre la lutte de classes alors que le système capitaliste, dans son ensemble, révèle sa faillite totale.
Aux États-Unis, les premières réactions aux meurtres de la police ont pris la forme d'émeutes. Normalement, ces réactions ont une durée de vie limitée, même si, comme leurs causes sous-jacentes demeurent, elles peuvent facilement reprendre. Mais en général, elles ont été remplacées par des manifestations plus pacifiques exigeant la fin des violences policières, et ces mobilisations seront prolongées par la campagne autour des prochaines élections présidentielles, qui aura également un effet négatif.
Ce rapport a été rédigé en juillet 2020. Depuis lors, la possibilité d'une seconde vague de la pandémie est devenue une réalité, en particulier dans les pays centraux du capitalisme. Cela ne fait que souligner un point soulevé au début du rapport, à savoir qu'avec la pandémie, nous entrons dans des eaux inconnues, et dans cette situation, il serait insensé de spéculer sur les perspectives, même à court terme, de la lutte des classes. Il est probable que la poursuite du confinement fera obstacle à la reprise des luttes ouvertes, et même si nous pouvons être plus sûrs de la nécessité pour la bourgeoisie de lancer des attaques massives contre les conditions de vie de la classe ouvrière, l'ampleur de ces attaques, surtout si l'on considère qu'elles se traduiront par des licenciements et des fermetures d'entreprises à grande échelle, pourrait, dans un premier temps, constituer un facteur supplémentaire d'inhibition et d'intimidation du prolétariat. Mais ce rapport a également montré que la capacité de la classe ouvrière à répondre à la crise du système n'a nullement disparu ; et cela implique que tôt ou tard nous verrons des réactions significatives à l'offensive du capital. En attendant, les révolutionnaires ont beaucoup de travail à faire pour fertiliser les fragiles pousses de la conscience déjà visibles chez les petites minorités à travers le monde et qui sont le produit d'un mouvement sous-jacent plus profond de prise de conscience que le système de production actuel est profondément et irréversiblement en faillite.
Juillet 2020.
[1]. Grève chez General Motors: les syndicats divisent les travailleurs et les montent les uns contre les autres (Revolución Mundial, Section du CCI au Mexique , 21 novembre 2019)
[2]. Rapport sur L’évolution de la lutte de classe dans le contexte des attaques généralisées et de la décomposition avancée du capitalisme (BI plénier d’octobre 2003, BII n°300)
[3]. "Seule la lutte massive et unie peut faire reculer le gouvernement !" (13 January 2020) Révolution Internationale n°480
[4]. “Finlande: Vague de grèves au "pays le plus heureux du monde"
Le présent article s'inscrit dans la série de ceux que nous avons déjà publiés dénonçant une tentative de falsification des origines réelles de la Gauche communiste émanant d'un blog nommé Nuevo Curso[1] (récemment rebaptisé Communia). Cette tentative est orchestrée par un aventurier, Gaizka[2], dont l'objectif n'est nullement de contribuer à clarifier et défendre les positions de ce courant mais de se "faire un nom" dans le milieu politique prolétarien. Cette attaque contre le courant historique de la Gauche communiste vise à transformer celle-ci en une mouvance aux contours flous, amputée des principes prolétariens rigoureux ayant présidé à sa formation ce qui constitue un obstacle à la transmission aux futures générations de révolutionnaires des acquis du combat des fractions de gauche contre l'opportunisme et la dégénérescence des partis de l'Internationale communiste. Quant à l'aventurier Gaizka, nous avons fourni à son sujet une quantité importante d'informations, à ce jour non réfutées, concernant les relations de ce Monsieur dans le monde des personnalités de la politique bourgeoise (de gauche surtout mais également de droite). C'est un comportement et un trait de personnalité qu'il partage avec des aventuriers plus connus dans l'histoire comme Ferdinand Lassalle et Jean Baptiste von Schweitzer qui avaient opéré au sein du mouvement ouvrier en Allemagne au 19e siècle[3], même s'il est loin, évidemment, d'avoir l'envergure de ces personnages.
Face à notre dénonciation, Gaizka est resté totalement silencieux : réfuter la réalité de ses turpitudes dont nous avons fait état est pour lui "mission impossible". De même, il a reçu très peu de soutiens, le plus explicite et presque unique provenant d'un groupe, le GIGC (Groupe International de la Gauche Communiste) qui, avant de changer de nom en 2014, se nommait la FICCI (Fraction Interne du Courant Communiste International). Un groupe dont la vocation première, depuis une vingtaine d'années, est de calomnier le CCI et dont la prise de position en faveur de Nuevo Curso s'est accompagnée d'une nouvelle attaque haineuse contre notre organisation.[4]
Après avoir dénoncé la fraude que constitue cette soi-disant "Gauche communiste" nommée Nuevo Curso et la véritable nature de son animateur Gaizka, il nous appartient de nous pencher sur le profil de ses "amis". La question n'est évidemment pas sans importance. La Sainte Alliance entre Nuevo Curso et le GIGC en dit long sur la véritable nature de chacun des deux groupes et de leur "contribution" aux efforts des jeunes éléments à la recherche des positions de classe. Mais avant d'examiner le pédigrée du GIGC, il vaut la peine de nous pencher rapidement sur la façon dont ce groupe s'est positionné par rapport à Nuevo Curso lors de son apparition.
C'est avec beaucoup d'enthousiasme, et de flagornerie, que le GIGC avait salué l'entrée sur la scène politique du blog Nuevo Curso : "Nuevo Curso est un blog de camarades qui a commencé à publier depuis septembre dernier des prises de position régulières sur la situation et sur des questions plus larges, voire théoriques. Malheureusement, elles ne sont qu’en espagnol. L’ensemble des positions qu’il défend sont très clairement de classe et se situent dans le cadre programmatique de la Gauche communiste … nous sommes très favorablement impressionnés, non seulement par leur rappel sans concession des positions de classe, mais surtout par la qualité "marxiste" des textes des camarades..." (Souligné par nous – Révolution ou guerre n° 9, "De nouvelles voix communistes : Nuevo Curso (Espagne) et Worker’s Offensive (États-Unis)")
De même, "La constitution d’Emancipación comme groupe politique communiste à part entière [qui anime le blog NC] est un pas important dont la signification politique et historique va bien au-delà de la simple apparition d’un nouveau groupe communiste. (…) Ainsi, la constitution d'Emancipación comme groupe politique à part entière exprime le fait que le prolétariat international, bien que soumis et loin de pouvoir repousser a minima les attaques de tout ordre imposées par le capital, tend à résister par la lutte et à se dégager de l'emprise idéologique de ce dernier et que son devenir révolutionnaire reste d'actualité. Elle exprime la "vitalité" (relative) actuelle du prolétariat." (Souligné par nous -Révolution ou guerre nº 12, Lettre du GIGC à Emancipación sur son 1er Congrès).
Le GIGC ne pouvait cependant éviter de relever le problème que pose l'interprétation par Nuevo Curso de la filiation historique de la Gauche communiste qui inclut dans celle-ci le courant "trotskiste" avant sa trahison au cours de la Seconde Guerre mondiale. En effet, l'absence d'une critique de la part du GIGC sur cette question aurait rendu évident le fait que ce groupe ne se sent en rien concerné par la défense réelle de la Gauche communiste, que sa proclamation d'en faire partie et sa prétention de la défendre ne sont qu'un leurre au service de ses manœuvres sordides visant à discréditer le CCI. Cela dit, la "timidité" et la "gentillesse" de la critique adressée par le GIGC à Nuevo Curso peinent à cacher une bienveillance évidente vis-à-vis de l'attaque de ce groupe contre la Gauche communiste : "Nous voulons surtout attirer l’attention des camarades sur l’impasse programmatique, théorique et politique dans laquelle la revendication d’une continuité avec la 4e Internationale est en train d’embarquer Emancipación. (…) Le passage vers un groupe politique à part entière est extrêmement positif en soi et, en même temps, soulève de nouvelles questions et responsabilités. Celles-ci sont apparues dès le congrès. Et l’une d’entre elles, la revendication de la 4e Internationale, doit être débattue –et selon nous combattue– pour permettre à Emancipación et ses membres de remplir au mieux la tâche historique que le prolétariat leur a confiée." (Souligné par nous -Lettre du GIGC à Emancipación sur son 1er Congrès juillet 2019- R ou G n° 12). Au lieu de dénoncer clairement une attaque contre la Gauche communiste, le GIGC élude ce problème fondamental en essayant de nous embobiner avec "l'impasse programmatique, théorique et politique dans laquelle s'embarque Nuevo Curso (Emancipación)" et en évoquant, rien de moins, que "la tâche historique que le prolétariat lui a confiée". Moralité : Le GIGC se moque effectivement de la défense de la Gauche communiste mais se soucie, par contre, du devenir d'Emancipación.
De plus, dès lors que notre organisation avait donné suffisamment d'informations aux lecteurs permettant de caractériser Gaizka (le principal animateur de Nuevo Curso) comme un aventurier présentant la particularité d'avoir entretenu, en 1992-94, des relations avec le plus important parti de la bourgeoisie en Espagne à cette époque, le PSOE, il n'y avait plus de doute permis concernant le sens de la démarche de Nuevo Curso visant à dénaturer la Gauche communiste. Et le doute était encore moins permis pour les membres du GIGC puisqu'ils étaient encore militants du CCI dans les années 1992-94 et qu'ils avaient eu, de ce fait, pleine connaissance de la trajectoire et des faits et gestes de cet individu.
Pourtant, ce ne sont pas ces informations accessibles à tous (et démenties par personne, nous le répétons) qui ont empêché le GIGC de voler au secours de l'aventurier Gaizka, face à la dénonciation que nous en avons faite : "nous devons souligner qu’à ce jour, nous n’avons constaté aucune provocation, manœuvre, dénigrement, calomnie ou rumeur, lancée par les membres de Nuevo Curso, même à titre individuel, ni aucune politique de destruction contre d’autres groupes ou militants révolutionnaires"[5]. Effectivement, Gaizka ne procède pas de la même façon que le GIGC puisque la liste des comportements répugnants que celui-ci évoque ici constitue justement un bon résumé de sa propre façon d'agir. Et il faut vraiment l'aplomb de voyous et de piètres tricheurs comme les membres de ce groupe pour essayer de faire croire qu'il n'y a pas de problème avec Gaizka puisqu'il ne se conduit pas comme eux.
Chez Gaizka, c'est la personnalité politique qui est en cause, se distinguant comme d'autres aventuriers plus connus avant lui par le fait que "Contrairement aux combattants sincères qui se joignent de manière désintéressée à une organisation révolutionnaire pour aider la classe ouvrière à remplir son rôle historique, les aventuriers ne rejoignent des organisations révolutionnaires que pour remplir leur "propre mission historique". Ils veulent mettre le mouvement à leur service et cherchent constamment à être reconnus à cette fin"[6]. Pour Gaizka, c'est la réécriture de l'histoire de la Gauche communiste, en la dénaturant, qu'il pourra mettre à son actif et dont il va s'enorgueillir si l'opération venait à réussir[7].
La FICCI s'est constituée en 2001 sous le signe de la haine du CCI et de la volonté de le détruire. N'y parvenant pas, elle s'est employée à lui nuire autant qu'elle le pouvait. Sous prétexte de vouloir "redresser le CCI" menacé selon eux de "dégénérescence opportuniste", les quelques militants du CCI à l'origine de la FICCI s'étaient, dès le début, caractérisés par l'intrigue (tenue de réunions secrètes[8]), par des agissements de voyous tels que le vol et le chantage et par un travail de provocateurs, notamment à travers une campagne de calomnies contre une camarade accusée publiquement par eux d'être un agent de l'État manipulant indirectement notre organisation.
Ne pouvant pas rendre compte dans le détail des turpitudes de la FICCI-GIGC, nous renvoyons le lecteur aux principaux articles de dénonciation que nous avons écrits à ce sujet[9] et nous nous limitons ici à un certain nombre d'illustrations concrètes de celles-ci.
Les membres de la FICCI se placèrent eux-mêmes et délibérément en dehors de notre organisation comme conséquences des comportements suivants :
La FICCI comme groupe policier
Finalement les membres de la FICCI furent exclus[10] de notre organisation, non pour ces comportements pourtant intolérables mais pour leurs activités d'indicateurs avec, à leur actif, plusieurs actes de mouchardage. C'est ainsi, notamment, qu'ils publièrent, sur leur site Internet, la date à laquelle devait se tenir une Conférence du CCI au Mexique en présence de militants venus d'autres pays. Cet acte répugnant de la FICCI consistant à faciliter le travail des forces de répression de l'État bourgeois contre les militants révolutionnaires est d'autant plus ignoble que les membres de la FICCI savaient pertinemment que certains de nos camarades au Mexique avaient déjà, dans le passé, été directement victimes de la répression et que certains avaient été contraints de fuir leur pays d'origine.
Mais les comportements de mouchards des membres de la FICCI ne se résument pas à cet épisode. Avant et après leur exclusion du CCI, ils ont systématisé leur travail d'espionnage de notre organisation et rendu compte régulièrement, dans leurs bulletins, des résultats ainsi obtenus. Certaines des "informations" ainsi publiées, tout-à-fait dignes de la presse à scandale (par exemple des "révélations" sur un couple de militants), n'ont d'intérêt que pour les quelques imbéciles (s'il en existe en dehors des propres membres de la FICCI) qui se complaisent à fantasmer sur une oligarchie familiale au sein du CCI. Par contre, elles en côtoient d'autres qui, loin d'être inoffensives, relèvent directement d'un travail d'indicateur de police. En voici un petit échantillon :
L'échantillon ci-dessus de la sordide récolte d'informations par les membres de la FICCI est tout à fait significatif de la manière dont ces gens concevaient leur "travail de fraction" (commérages, rapports de police). En effet, l'exhibition de telles informations s'adresse également à l'ensemble du CCI, en vue de mettre la pression sur ses militants en leur faisant comprendre qu'ils sont "sous surveillance", que rien de leurs faits et gestes n'échappera à la vigilance de la "Fraction interne". En témoigne l'innocente information publiée dans le bulletin n° 13, qui rapporte que le CCI a loué une "salle luxueuse" pour une réunion publique, information dont la seule fonction est de contribuer à cette ambiance de surveillance permanente. C'est d'ailleurs avec le même objectif que les membres du CCI, de même que nos contacts, recevaient régulièrement dans leur boite à lettres, même quand ils avaient changé d'adresse pour certains d'entre eux, le fameux "Bulletin communiste", malgré les protestations et demandes réitérées pour que cessent de tels envois. C'était un moyen de dire aux destinataires : "Nous vous surveillons et nous ne vous lâcherons pas".
Ce n'est pas parce qu'il émane de cerveaux malades de persécuteurs obsessionnels qu'il ne faut pas prendre au sérieux un tel travail de flicage de notre organisation et plus particulièrement de certains de ses membres.
Pour conclure sur les comportements policiers de la FICCI, il vaut la peine de signaler la publication par celle-ci d'un texte de 118 pages en format A4 et en petits caractères (soit environ 150 000 mots !) intitulé "L'Histoire du Secrétariat international du CCI". Ce texte, d'après son sous-titre, prétend raconter "Comment l'opportunisme s'est imposé dans les organes centraux avant de contaminer et entamer la destruction de l'ensemble de l'organisation...". C'est un récit qu'on peut, à plusieurs titres, qualifier de "roman policier".
En premier lieu, c'est un roman, c'est-à-dire une fiction et nullement un texte historique, même s'il fait référence à des faits et des personnages réels. C'est un peu comme si on considérait "Les Trois Mousquetaires" d'Alexandre Dumas comme la véritable histoire de d'Artagnan (qui a réellement existé) et de ses amis. Evidemment, même s'il n'y a pas de comparaison possible entre l'imagination romanesque de Dumas et l'imagination malade et paranoïaque des auteurs de cette "histoire", nous avons droit à un "thriller" avec des personnages bien typés, notamment Louise et Peter. Louise est la principale "méchante" de l'histoire, une véritable Lady Macbeth. Celle-ci avait poussé son mari à assassiner le Roi Duncan pour qu'il s'empare du trône. Pour sa part, Louise, en lien avec les services spécialisés de l'état, manipule de façon diabolique son compagnon Peter pour l'inciter à commettre des méfaits contre le CCI et ses militants.[13] Peter est ainsi devenu le "chef", celui "qui dirige le CCI" (sic) après avoir éliminé "la plus grande partie des membres fondateurs du CCI" et qui "se prétend le seul héritier de MC". Ce n'est plus à Peter-Macbeth que nous avons affaire mais à Peter-Staline. Et c'est ici que se manifeste, encore une fois, le caractère policier de ce texte. En effet, il explique la prétendue "évolution opportuniste" du CCI par les intrigues d'un certain nombre de personnages malfaisants comme si la dégénérescence et la trahison du parti bolchevique avaient été le résultat de l'action du mégalomane Staline et non la conséquence de l'échec de la révolution mondiale et de l'isolement de la révolution en Russie. Ce texte relève de la plus pure conception policière de l'histoire laquelle a toujours été combattue par le marxisme et il faut reconnaître à ses auteurs une certaine avance sur tous les "complotistes" qui pullulent aujourd'hui sur les réseaux sociaux et dans l'entourage de Donald Trump.
Mais le caractère policier le plus odieux de ce texte, c'est bien le fait qu'il divulgue de nombreux détails sur le fonctionnement interne de notre organisation et qui sont pain bénit pour les services de police. La bassesse des membres du GIGC n'a décidément pas de limites.
Faute d'avoir pu convaincre les militants du CCI de la nécessité d'exclure le "chef" et la "compagne du chef", ce groupuscule parasitaire s'est donné comme objectif d'entraîner derrière ses calomnies les autres groupes de la Gauche communiste afin d'établir un cordon sanitaire autour du CCI et le discréditer (voir ci-après les épisodes du "Circulo" et de la "réunion publique du BIPR[14] à Paris"). La FICCI a ainsi demandé au PCI (Le Prolétaire), dans une lettre qu'elle lui a adressée le 27 janvier 2002, en même temps qu'à d'autres groupes de la Gauche communiste, de prendre position en sa faveur contre le CCI : "Aujourd'hui nous ne voyons plus qu'une seule solution : nous adresser à vous pour que vous demandiez à notre organisation d'ouvrir les yeux et de retrouver le sens de ses responsabilités. (...) Parce que nous sommes en désaccord, aujourd'hui le CCI fait tout pour nous marginaliser et nous démolir moralement et politiquement"[15]. Malgré cette lettre, la FICCI a le culot d'écrire dans son Bulletin n° 13 : "nous voulons affirmer que, pour notre part, nous n'avons jamais demandé à personne de prendre parti entre le CCI et la Fraction".
La volonté d'isoler le CCI concernait un périmètre allant au-delà de la Gauche communiste puisqu'il s'agissait de faire écran, partout où c'était possible et à travers différents moyens, entre le CCI et tous ceux qui, à un moment où un autre, étaient susceptibles d'être intéressés par le contenu de notre intervention. C'est le sens de ses campagnes de dénigrement sur son site, parfois même à travers des tracts dédiés à cet effet, dans tous les lieux de discussion qui lui étaient accessibles.
S'il ne nous était pas possible d'interdire aux membres de la FICCI de sillonner les manifestations de rue pour nous surveiller, nous pouvions, en revanche, les empêcher de faire leur sale besogne de flicage dans nos réunions publiques. C'est pourquoi le CCI avait fini par prendre la décision d'interdire la présence à ses réunions publiques et à ses permanences des membres de la prétendue "Fraction interne" du CCI[16]. À plusieurs reprises nous avons dû faire face à des menaces (dont celle proférée à haute voix de trancher la gorge à l'un de nos camarades[17]) et agressions de ces voyous.
La FICCI se présente comme "le véritable continuateur du CCI" qui aurait connu une dégénérescence "opportuniste" et "stalinienne". Elle déclare poursuivre le travail, abandonné à ses dires par le CCI, de défense dans la classe ouvrière des "véritables positions de cette organisation" lesquelles seraient menacées par le développement de l'opportunisme en son sein ce qui affecterait, en premier lieu, la question du fonctionnement. On a vu dans la pratique sa propre conception du respect des statuts et même des règles de comportement les plus élémentaires du mouvement ouvrier, "s'asseoir dessus".
Par ailleurs, il n'existe nulle part la trace d'une argumentation "politique" de la FICCI mettant clairement en évidence ses "divergences de fond" avec le CCI, lesquelles auraient justifié la constitution d'une "fraction interne" se situant dans la continuité de toutes les fractions de gauche du mouvement ouvrier, depuis la Ligue Spartakus jusqu'à la Fraction de la Gauche italienne[18]. Ayant toujours été incapable de se contraindre à une telle nécessité de rigueur politique en s'inspirant de l'expérience du mouvement ouvrier, elle préfère agiter l'épouvantail de la vindicte populaire en répétant à satiété que le CCI est une secte "sans espoir de retour maintenant, et qui s’est en grande partie marginalisé, voire s’est mis hors-jeu, du camp prolétarien de par ses positions opportunistes". (Rapport d’activités de la 2e Réunion générale du GIGC. Révolution ou Guerre n° 12).
Pourquoi et comment le CCI se serait-il mis "hors-jeu du camp prolétarien", un concept que nous ne retrouvons nulle part chez nos prédécesseurs de Bilan et Internationalisme[19] (dont la FICCI-GIGC a l'indécence de revendiquer la filiation et en particulier celle de notre camarade MC[20]).
La FICCI-GIGC suggère que nous aurions trahi, ou serions en voie de trahison de l'internationalisme prolétarien, ce qui effectivement constituerait un motif valable pour dénoncer l'opportunisme y conduisant. Mais, à ce jour, la FICCI-GIGC n'a en rien démontré en quoi notre caractérisation de la phase actuelle de la décadence capitaliste, celle de sa décomposition[21] -qui, selon ces gens est une pièce maitresse de l'opportunisme du CCI- est l'illustration de cette trahison !
La FICCI-GIGC suggère que notre sectarisme s'exprime à travers notre conception selon laquelle il existe des groupes parasites agissant dans le milieu de la Gauche communiste[22]. Celle-ci, de même que l'idée que le parasitisme fait courir un danger au milieu politique prolétarien, nous marginaliserait par rapport à ce milieu et constituerait même une menace pour lui. En réalité, cette conception ne constitue un danger que pour les parasites et nous revendiquons sa validité de la même manière que nous nous revendiquons du combat de Marx et Engels contre l'Alliance de Bakounine au sein de l'AIT : "Il est grand temps, une fois pour toutes, de mettre fin aux luttes internes quotidiennement provoquées dans notre Association par la présence de ce corps parasite". (Engels, "Le Conseil général à tous les membres de l'Internationale", avertissement contre l'Alliance de Bakounine)."
La méthode consistant à "suggérer" en évitant le problème politique de fond fait appel au bon sens populaire[23], aux méthodes de la chasse aux sorcières pratiquées au Moyen-âge, et qui connait un regain de vitalité dans la société actuelle en décomposition avec en particulier la recherche tous azimuts de boucs émissaires à tous les maux de la société.
En réalité, la FICCI GIGC n'a jamais expliqué que, lorsque ses membres faisaient partie du CCI, ils ont toujours soutenu les thèses sur le parasitisme et celles sur la décomposition. L'attaque qu'ils ont engagée en 2000 contre notre organisation ne faisait nulle référence à des désaccords sur ces questions. Ce n'est que plus tard qu'ils ont "découvert", de façon très opportune, qu'ils n'étaient pas d'accord avec ces analyses. Il s'agissait alors, pour eux, d'éliminer des entraves à la justification de leur nouveau projet politique :
Par ailleurs, le CCI a été la cible de nombreuses autres accusations de la part de la FICCI que nous n'avons pas évoquées jusqu'ici. D'une manière générale celles-ci sont exprimées au moyen de "formules choc" basées sur des mensonges et déformations, dignes de la devise de Goebbels, chef de la propagande nazie, selon laquelle : "Un mensonge énorme porte avec lui une force qui éloigne le doute". Heureusement, l'obscurantisme moyenâgeux n'empêche pas la bêtise de s'exprimer et, avec elle, la possibilité d'éveiller l'incrédulité des supporters du GIGC. À l'attention de ceux-ci nous reproduisons un tout petit échantillon des accusations portées à notre endroit par la FICCI : le CCI serait aujourd'hui frappé du stigmate "d'un éloignement progressif du marxisme et d'une tendance de plus en plus affirmée à mettre en avant (et à défendre) des valeurs bourgeoises et petites bourgeoises en vogue (le "jeunisme", le féminisme et surtout la "non-violence")[24] ; le CCI "ferait le jeu de la répression"[25] .
À peine l'ancienne enseigne de la "FICCI" était-elle remisée et qu'était affichée la nouvelle du "GIGC" que ce groupe parasite tentait un coup d'éclat, encore une fois de nature policière, contre le CCI.
Bien qu'au départ les campagnes anti-CCI de la FICCI aient eu un certain impact sur le milieu politique prolétarien, elles n'étaient pas parvenues néanmoins à marginaliser notre organisation, en particulier du fait que nous les avons énergiquement combattues. La FICCI avait dû se résoudre à cette situation jusqu'à ce que l'histoire semble à nouveau lui sourire grâce à l'arrivée providentielle de bulletins internes du CCI entre ses mains.[26]
Pensant que leur heure de gloire était enfin arrivée, ces parasites revigorés par le nouvel "atout" en leurs mains déchaînaient une propagande hystérique contre le CCI, comme en témoigne le placard publicitaire (jubilatoire) affiché sur leur site Web : "Une nouvelle (ultime ?) crise interne dans le CCI !", accompagné bien sûr d’un "Appel au camp prolétarien et aux militants du CCI". Durant plusieurs jours, ils ont mené une activité frénétique, adressant lettre sur lettre à tout le "milieu prolétarien" ainsi qu’à nos militants et à certains de nos sympathisants (dont ils continuaient d'utiliser les adresses en leur possession après les avoir volées au CCI). Ce prétendu "Groupe international de la Gauche communiste" (le nouveau nom que s'était donné la FICCI) a sonné le tocsin et crié à tue-tête qu’il était en possession des Bulletins internes du CCI. En exhibant leur trophée de guerre et en faisant un tel tintamarre, le message que ces mouchards patentés cherchaient alors à faire passer était très clair : il y avait une "taupe" dans le CCI qui travaillait main dans la main avec l’ex-FICCI ! C’était clairement un travail policier n’ayant pas d’autre objectif que de semer la suspicion généralisée, le trouble et la zizanie au sein de notre organisation. Ce sont ces mêmes méthodes qu’avait utilisées le Guépéou, la police politique de Staline, pour détruire de l’intérieur le mouvement trotskiste des années 1930. Ce sont ces mêmes méthodes qu’avaient déjà utilisées les membres de l’ex-FICCI (et notamment deux d’entre eux, Juan et Jonas, membres fondateurs du "GIGC") lorsqu’ils faisaient des voyages "spéciaux" dans plusieurs sections du CCI en 2001 pour organiser des réunions secrètes et faire circuler des rumeurs suivant lesquelles l’une de nos camarades (la "femme du chef du CCI", suivant leur expression) serait un "flic".
Comment le GIGC a-t-il pu bénéficier d'un tel cadeau du ciel ? Un complice infiltré au sein de notre organisation ? La police elle-même l'aurait-elle obtenu en piratant nos ordinateurs pour le transmettre ensuite au GIGC par un moyen quelconque ? Si, au lieu d'être une bande voyous, le GIGC avait été une organisation responsable, il aurait eu à cœur de résoudre cette énigme et d'informer le milieu politique du résultat de ses investigations.
Notre article de dénonciation de cette nouvelle attaque avait suffi à calmer subitement les ardeurs du GICG mais il est intéressant de noter la réponse qu'il y avait faite : "Notre groupe prend acte du silence et de l’absence de démenti du CCI sur la réalité d’une crise organisationnelle grave au sein de celui-ci et sur la nouvelle mise en cause au sein même du CCI des comportements de la 'militante' Avril-Louise-Morgane. Le GIGC ne répondra pas au tombereau d’insultes que le CCI verse actuellement sur notre groupe (comme il l’a fait hier sur la FICCI). Nous avons autre chose à faire. (…)". Cette réponse était révélatrice à plusieurs titres :
Nous avons montré en quoi la FICCI avait tenté d'utiliser le PCI (par courrier) pour qu'il la soutienne contre le CCI et nous allons illustrer comment elle employa la même démarche "en plus grand" vis-à-vis du BIPR. Cette tentative de corrompre ces deux organisations en les entrainant sur un terrain étranger aux règles devant régir les relations au sein de la Gauche communiste, constitue également une attaque parasitaire contre celles-ci.
Ainsi, le BIPR a été la cible en particulier d'une manœuvre osée de la part du la FICCI consistant à organiser au bénéfice de ce groupe une réunion publique à Paris, le 2 octobre 2004. En fait, comme nous allons le montrer, il s'agissait d'une réunion publique qui devait être au service de la réputation de la FICCI, au détriment de celle du BIPR et en vue de porter une attaque contre le CCI.
L'annonce de cette réunion par le BIPR indiquait que son thème était la guerre en Irak. Par contre l'annonce qu'en fit la FICCI soulignait toute l'importance de sa propre démarche : "Sur notre suggestion et avec notre soutien politique et matériel, le BIPR va organiser une réunion publique à Paris (RP qui, nous l'espérons, ne sera pas la dernière) à laquelle nous appelons tous nos lecteurs à participer" (souligné par nous)". Ce qu'il ressort de cet appel c'est que, sans la FICCI, cette organisation de la Gauche communiste, qui existe à l'échelle internationale et qui est connue depuis des décennies, n'aurait pas pu prendre l'initiative et organiser la réunion publique !
En fait, ce groupe parasite a utilisé le BIPR comme un "homme de paille" pour sa propre publicité en vue de l'obtention d'un certificat de respectabilité, de reconnaissance de son appartenance à la Gauche communiste. Et la voyoucratie décomplexée n'a pas hésité à utiliser le carnet d'adresse des contacts du CCI (qu'elle avait dérobée avant son départ de l'organisation) pour diffuser son appel à cette réunion publique.
Comme nous l'avions souligné à l'époque, la FICCI n'avait pas jugé utile d'écrire une seule phrase d'analyse sur son annonce dénonçant la guerre en Irak (contrairement à l'annonce faite par le BIPR). De même son annonce était exclusivement dédiée à une question : "comment reconstruire un pôle de regroupement révolutionnaire dans la capitale française après l'effondrement du CCI, un effondrement depuis lequel ses réunions publiques sont désormais désertées et ne constituent plus un lieu de débat".
En fait, c'est tout le contraire qu'a permis de mettre en évidence le déroulement de la réunion publique du BIPR. Celle-ci devait être la preuve, selon la FICCI, que le BIPR était désormais le "seul pôle sérieux" de discussion et de référence de la Gauche communiste. Or, elle aurait été un fiasco total si le CCI n'y avait pas participé et invité ses contacts à en faire de même. En effet, une importante délégation de militants du CCI et une dizaine de sympathisants de notre organisation étaient présents.
En réalité, la multiplication des compliments apportés par le GIGC-FICCI au BIPR n'était pas autre chose que de la pure hypocrisie. Dès sa constitution, la FICCI avait cherché un appui au sein du milieu politique prolétarien, essentiellement auprès du BIPR, dans la croisade parasitaire qu'elle instillait contre le CCI, en particulier en "élisant" le BIPR comme seul pôle viable pour le regroupement des forces révolutionnaires. Telle la mouche du coche dans la fable de Jean de La Fontaine, elle prodiguait des conseils, distribuait des bons points au milieu politique, reproduisait certains de ses articles … À l'époque, les relations étaient au "beau fixe" entre le BIPR et la FICCI. Le compte-rendu par la FICCI d'une réunion avec le BIPR intervenue en juin 2004 exposait l'analyse suivante de la dynamique existant au sein du camp prolétarien : "Ces différents plans passés en revue nous permettent de conclure qu’il existe bien deux dynamiques au sein de l’actuel camp prolétarien, ces deux dynamiques allant dans deux sens opposés : l’une pour créer un cadre de regroupement pour rassembler les énergies révolutionnaires, favoriser et orienter les débats et la réflexion collective, permettre l'intervention la plus large au sein de la classe ouvrière, cette dynamique, dans laquelle notre fraction s'inscrit, est portée, aujourd'hui, essentiellement par le BIPR ; l’autre allant dans le sens opposé, celui d’entretenir, voire d'accroître la dispersion, la confusion politique, est portée par le CCI et contre laquelle la fraction mène le combat ouvertement." (Compte rendu d'une réunion entre le BIPR et la fraction [104] ; septembre 2004 - Bulletin communiste FICCI 27)
Quinze ans plus tard, le Rapport d’activités de la 2e Réunion générale du GIGC (Avril 2019) renvoie une image beaucoup moins idyllique de ses relations avec la TCI. En effet, il informe ses lecteurs que " ... de nouvelles forces communistes ont émergé dont Nuevo Curso est l’expression et un facteur, mettant ainsi directement les groupes historiques de la Gauche communiste partidiste devant leur responsabilité historique face à cette nouvelle dynamique et devant laquelle la Tendance Communiste Internationaliste, principale organisation de ce camp, a commencé par s’enfermer dans une attitude, ou des réflexes, relativement sectaire à notre endroit et immédiatiste quant à ces nouvelles forces". (souligné par nous - Rapport d’activités de la 2 [105]e [105] Réunion générale du GIGC [105]. Révolution ou Guerre n°12)
Plus encore, "la TCI pourtant liée organiquement avec le PC d’Italie et la Gauche communiste d’Italie, subit le poids d’un relatif informalisme, du personnalisme et de l’individualisme, et donc de l’esprit de cercle" (souligné par nous - Idem) ce qui, selon le GIGC, entrave l'application d'une méthode de parti par la TCI notamment dans la relation avec ses contacts.
Que s'est-il donc passé pour que la FICCI-GIGC, ces lèche-bottes patentés de la TCI, se rebellent ainsi ? Aujourd'hui ils découvrent que la TCI, ex BIPR, se livrerait à ce qui ressemble à une approche opportuniste de l'intervention en direction des contacts : "L’article, écrit par un membre de la CWO, le groupe britannique de la TCI, rejette clairement les "fractions ou cercles de discussion". Au-delà du rejet de la forme organisationnelle en soi et plus grave, il sous-estime, ignore, et de fait repousse, tout processus de confrontation et de clarification politiques comme moyen central et moment indispensable du combat pour le parti". (souligné par nous - Idem)
En fait, ce n'est certainement pas une approche qu'il caractérise comme opportuniste (sans employer le terme) qui perturbe le GIGC, mais bien que la fidèle "mouche du coche" a beaucoup moins de succès que la TCI auprès des nouveaux éléments qui s'approchent de la Gauche communiste. Surtout, le GIGC a le plus grand mal à digérer le fait que ses membres au Canada l'aient quitté pour rejoindre la TCI.
Cette critique du GIGC à la TCI est révélatrice, non pas des méthodes de recrutement de la TCI, mais de l'hypocrisie sans nom du GIGC. En effet, en plus des compromissions politiques / théoriques que la FICCI avait faites pour être plus en phase avec le Milieu politique prolétarien (abandon de la théorie de la décomposition et des thèses sur le parasitisme), ses membres avait mis sous l'étouffoir une autre divergence, d'une grande importance, que le CCI avait toujours eue (et qu'ils partageaient quand ils étaient dans notre organisation), avec le BIPR à propos des principes devant présider à la formation du parti. Brusquement, les membres de la FICCI avaient "oublié" les critiques, qu'avec le CCI, ils avaient portées auparavant sur cette question au Partito Comunista Internazionalista (PCInt) et au BIPR, notamment la démarche opportuniste qui avait présidé à la constitution du Partito en 1945. Aujourd'hui, le GIGC "découvre" que les méthodes de recrutement de la TCI sont un petit peu opportuniste mais ce n'est pas, comme le GIGC veut le faire croire, la TCI qui a changé ses méthodes mais le GIGC qui abandonne son attitude de lèche-bottes tout à son amertume d'avoir été doublé par la TCI qui lui a pris certains de ses membres.
Il existe effectivement des désaccords entre la TCI et le CCI à propos de la méthode de regroupement devant aboutir à la constitution du parti mondial mais ce désaccord se situe au sein du camp prolétarien et donnera lieu à un débat et des confrontations politiques entre camarades luttant pour une même cause. Et il est inacceptable qu'il soit pollué par les jérémiades du GIGC.
Pour conclure sur les hauts faits d'armes du GIGC-FICCI, et sur leur caractère éminemment nocif, il est nécessaire de revenir sur un épisode qui présente des similitudes avec la situation récente où le parasitisme du GIGC est venu apporter son soutien aux manigances d'un aventurier. Un épisode où l'alliance entre ces deux éléments a eu des effets destructeurs notamment par rapport aux éléments qui s'approchent des positions de classe.
En 2004, le CCI était entré en relation politique avec un petit groupe en recherche en Argentine, le NCI (Nucleo comunista internacional)[27]. Ayant entrepris l’étude des positions des courants de la Gauche communiste, ses membres s'orientaient vers les positions du CCI. Les discussions sur la question des comportements organisationnels inadmissibles au sein du prolétariat avaient convaincu ces camarades, sur la base de l'étude des prises de position de la FICCI et de nos propres articles à ce sujet, du fait que celle-ci "avait adopté une conduite étrangère à la classe ouvrière et à la Gauche communiste". Cela avait alors donné lieu à une prise de position en ce sens écrite le 22 mai 2004 par ces camarades[28].
Il s'est avéré qu'un problème commençait à se poser au sein du NCI du fait que l'un de ses membres - que nous appellerons le citoyen B. dans la suite de la narration - avait une pratique en opposition totale avec un fonctionnement collectif et unitaire, une condition fondamentale d'existence pour une organisation communiste. Ayant initialement impulsé les contacts avec le CCI (il était le seul à pouvoir utiliser Internet), il menait des discussions individuelles avec chacun des membres du groupe mais il manœuvrait pour éviter le développement de toute discussion sérieuse et systématique de l'ensemble de celui-ci, ce qui lui permettait d'en "garder le contrôle". Cette pratique organisationnelle, radicalement étrangère au prolétariat, est typique des groupes bourgeois, particulièrement de gauche ou d’extrême gauche du capital. Monsieur B se proposait en réalité d’utiliser ses camarades comme tremplin pour devenir une "personnalité" au sein du milieu politique prolétarien. Or, le travail systématique de discussion des positions politiques avec le CCI conçu dans la durée de même que notre insistance pour que se tiennent des réunions communes de tous les camarades, contrariaient de plus en plus ses plans immédiats d'aventurier.
C'est ainsi que fin juillet 2004, Monsieur B. tenta une manœuvre audacieuse : il demanda l’intégration immédiate du groupe au sein du CCI. Il imposa cette exigence malgré la résistance des autres camarades du NCI qui, même s’ils se donnaient aussi comme objectif l’adhésion au CCI, ressentaient la nécessité de réaliser préalablement tout un travail en profondeur de clarification et d’assimilation, le militantisme communiste ne pouvant se baser que sur de solides convictions. Le CCI rejeta cette exigence conformément à notre politique s'opposant aux intégrations précipitées et immatures qui peuvent contenir le risque de la destruction de militants et sont nocives pour l’organisation.
Parallèlement à cela, une alliance s'était nouée entre la FICCI et l'aventurier B, certainement à l'initiative de B, au service d'une manœuvre contre le CCI utilisant, à son insu, le NCI.
La manœuvre consistait à faire circuler au sein du milieu politique prolétarien une dénonciation du CCI et de ses "méthodes nauséabondes" qui semblait émaner indirectement du NCI, puisque cette dénonciation était signée d'un mystérieux et fictif "Circulo de comunistas internacionalistas" (soit "CCI" en abrégé !), animé par le citoyen B et qui, selon lui, était supposé constituer le "dépassement politique" du NCI. Ces calomnies furent véhiculées au moyen d'un tract du "Circulo" diffusé par la FICCI à l'occasion de la réunion publique à Paris du BIPR du 2 octobre 2004.
Elles furent également mises en ligne en différentes langues sur le site du BIPR. En plus de cibler directement le CCI, le tract en question prenait la défense de la FICCI remettant totalement en cause la prise de position du NCI du 22 mai 2004 qui avait dénoncé ce groupe.
Lorsqu'ils découvrirent plus tard les manœuvres du citoyen B dans leur dos, en particulier la création du fantoche "Círculo de Comunistas Internacionalistas", de même que le positionnement de celui-ci en soutien à la FICCI et en dénonciation du CCI, les membres du NCI analysèrent la situation de la sorte : "Il est fort probable qu'il (B.) avait déjà pris contact en sous-main avec la FICCI, tout en continuant à nous duper jusqu'à vouloir précipiter l'intégration du NCI au CCI" (Des internationalistes en Argentine -Présentation de la Déclaration du NCI)[29].
La manière dont le citoyen B a été amené à élaborer sa manœuvre est typique d'un aventurier, de ses ambitions et de son absence totale de scrupules et de préoccupation pour la cause du prolétariat. Le recours aux services d'un aventurier, par la FICCI, pour satisfaire sa haine du CCI et tenter de mettre en place, par le dénigrement public, l'isolement politique de notre organisation, est digne des personnages minables et méprisables qui peuplent le monde mesquin de la petite et de la grande bourgeoisie.
À l'époque, le CCI avait riposté, parfois au jour le jour, à la campagne mensongère et usurpatrice du citoyen B jusqu'à ce que, incapable de réfuter l'exposition publique de ses manœuvres, celui-ci se résolve à disparaître politiquement. Malheureusement, les autres membres du NCI, profondément démoralisés par la façon dont ils avaient été utilisés et manipulés par le citoyen B. n'ont pas réussi à se relever et à poursuivre leur effort de réflexion, et ils ont fini par abandonner toute activité politique.
Quant à la FICCI, qui était mouillée jusqu'au cou dans cette affaire et qui avait beaucoup misé sur le citoyen B. pour discréditer le CCI, elle semble ne pas avoir tiré la leçon de cette mésaventure où elle s'est ridiculisée puisque, récemment, elle a de nouveau misé sur les agissements d'un autre aventurier.
Aujourd'hui, à la différence de l'épisode du citoyen B, ce n'est pas le CCI qui est visé spécifiquement par la politique de l'aventurier Gaizka mais bien toute la Gauche communiste[30] dont la réputation subira un préjudice politique si ce dernier n'est pas démasqué et ainsi mis dans l'impossibilité de nuire politiquement. Comme l'enseigne la tradition du mouvement ouvrier, et le vérifie l'expérience récente du CCI aux prises avec les manœuvres et la calomnie du citoyen B, il n'y a pas d'autre choix possible que celui de défendre l'honneur des organisations qui sont la cible d'attaques parasitaire et de l'action d'aventuriers[31], même si cela exige une énergie importante qui pourrait utilement être mise au service d'autres tâches organisationnelles[32].
A l'heure actuelle, dans plusieurs parties du Monde, nous assistons à l'émergence d'un intérêt croissant pour les positions de la Gauche communiste de la part de jeunes éléments. Et c'est ici que le GIGC et le Citoyen Gaizka ont un rôle à jouer. Non pas pour contribuer à la réflexion et à l'évolution de ces éléments vers la Gauche communiste mais au contraire pour mettre à profit leur inexpérience afin de les aguiller vers des impasses, de stériliser et détruire leur conviction militante.[33] Si le GIGC et Gaizka se réclament de la Gauche communiste c'est notamment pour piéger ces jeunes éléments au seul bénéfice de leurs intérêts sordides. Dans le cas du GIGC, il s'agit d'établir un cordon sanitaire autour du CCI afin d'étancher sa haine envers notre organisation. Dans le cas de Gaizka, il s'agit de satisfaire ses ambitions mégalomanes d'aventurier. Les motivations ne sont pas identiques mais si, comme en 2004, avec l'épisode du Citoyen B., on assiste à une convergence entre les parasites et les aventuriers, c'est évidemment qu'ils sont, chacun à leur façon, des ennemis mortels de la Gauche communiste, de ses traditions et de ses principes. Dans le difficile chemin vers la pleine compréhension de ces traditions et principes, il sera nécessaire, sur la base de toute l'expérience du mouvement ouvrier, de s'affronter aux manigances et aux pièges de ces ennemis patentés du mouvement ouvrier.
CCI (22 / 02 / 2021)
[1] "Nuevo Curso et la 'Gauche communiste espagnole' : Quelles sont les origines de la Gauche communiste ? [67]"
[2] "Qui est qui dans [68]Nuevo Curso [68] ? [68] et Gaizka se tait : un silence assourdissant [106]."
[3] Voir notre article "Lassalle et Schweitzer : la lutte contre les aventuriers politiques dans le mouvement ouvrier [107]".
[4] Voir "Nouvelle attaque du CCI contre le camp prolétarien international [108] (1er février 2020)". Le fait que parmi les groupes ou blogs se réclamant de la Gauche communiste seuls les spécialistes du dénigrement du CCI aient attaqué notre mise au point sur Monsieur Gaizka ou essayé de le défendre illustre bien le caractère irréfutable des informations que nous rapportons sur son compte.
[5] "Nouvelle attaque du CCI contre le camp prolétarien international [108] (1er février 2020)"
[6] "Lassalle et Schweitzer : la lutte contre les aventuriers politiques dans le mouvement ouvrier [107]"
[7] "Qui est qui dans Nuevo Curso ? [68]" ; "Gaizka se tait : un silence assourdissant [106]" ; "Questions d'organisation, IV : la lutte du marxisme contre l'aventurisme politique [22]"
[8] Dans lesquelles une méthode du combat politique de ce regroupement de mécontents tient en ces quelques mots : "Il faut les déstabiliser", la "cible" de cette déstabilisation étant bien sûr tous ceux qui ne partageaient pas leur démarche hostile au CCI et de dénigrement ignoble de certains de ses militants.
[9] Voici une liste non exhaustive de ces articles :
"Conférence extraordinaire du CCI : Le combat pour la défense des principes organisationnels [109]" ; Revue Internationale n° 110.
"Communiqué à nos lecteurs : le CCI vient d'exclure un de ses membres [110]", publié dans Révolution Internationale n° 321, mars 2002.
"Défense de l'organisation : les méthodes policières de la 'FICCI'" [111], Révolution Internationale n° 330, janvier 2003.
"Les réunions publiques du CCI interdites aux mouchards [112], Révolution Internationale n° 338, septembre 2003.
"Intervention de la FICCI à la Fête de 'Lutte Ouvrière' : Le parasitisme au service de la bourgeoisie [113]", Révolution Internationale n° 348, juillet 2004).
"Défense de l'organisation : Des menaces de mort contre des militants du CCI [114]", Révolution Internationale n° 354, février 2005.
[10] Lire "XV [115]e [115] Congrès du CCI : Renforcer l'organisation face aux enjeux de la période [115]" ; Revue internationale n° 114 - Avril 2003.
[11] Ce sont les véritables initiales de ce camarade obligeamment fournies à la police par la FICCI !
[12] MC (Marc Chirik – mai 1907, décembre 1990) fut le principal fondateur du CCI auquel il a apporté toute une expérience de militant révolutionnaire au sein de l'Internationale communiste, de l'Opposition de Gauche et de la Gauche communiste (Gauche italienne et Gauche communiste de France). "Avec Marc, ce n'est pas seulement notre organisation qui perd son militant le plus expérimenté et le plus fécond ; c'est tout le prolétariat mondial qui se trouve privé d'un de ses meilleurs combattants." C'est en ces termes que nous introduisions le premier des deux articles écrits en hommage à la vie militante de notre camarade. Lire à ce propos les articles "Marc : De la révolution d'octobre 1917 à la deuxième guerre mondiale [116]" et "Marc : De la deuxième guerre mondiale à la période actuelle [117]" publiés dans les n° 65 et 66 de la Revue internationale.
[13] Une commission spéciale nommée par le CCI, constituée de militants expérimentés, avait examiné toutes les "preuves" apportées par les accusateurs de Louise et avait conclu à leur complète absurdité. Louise avait demandé elle-même une confrontation avec ses principaux accusateurs. Celle avec Olivier avait permis de mettre en évidence la bouillie qui avait envahi le cerveau de celui-ci et qui l'avait d'ailleurs conduit à changer complètement de position au moins trois fois en quelques semaines avant qu'il ne devienne un des principaux fondateurs de la FICCI qu'il a quittée par la suite pour suivre son propre chemin. Quant à Jonas, incontestablement le plus intelligent de la bande mais aussi le plus lâche, il a carrément refusé une telle confrontation.
[14] Bureau International pour le Parti Révolutionnaire, devenu suite à un changement de nom l'actuelle Tendance communiste internationaliste.
[15] Voir "Défense de l'organisation - Le PCI (Le Prolétaire) à la remorque de la 'fraction' interne du CCI"
[16] Voir "Les réunions publiques du CCI interdites aux mouchards" ; Révolution Internationale n° 338, septembre 2003.
[17] Voir "Défense de l'organisation : Des menaces de mort contre des militants du CCI [114]", Révolution Internationale n° 354, février 2005.
[18] Lire à ce propos notre article "'Fraction interne [118]' [118] du CCI : Tentative d'escroquerie vis-à-vis de la Gauche Communiste [118]" ; Revue Internationale n° 112.
[19] Pour que le CCI se mette en dehors du camp prolétarien il faudrait qu'il trahisse les principes fondamentaux de ce dernier tels que l'internationalisme, la perspective de la révolution communiste, le refus de soutien à toutes les institutions de l'appareil politique de la classe dominante (syndicats, partis politiques, démocratie bourgeoise, etc.). La FICCI-GIGC est bien en peine pour trouver de telles trahisons dans nos prises de position et c'est d'ailleurs pour cela qu'elle ne peut éviter de faire figurer notre organisation dans la liste des "Groupes et organisations du Camp prolétarien" qui se trouve sur son site Internet. Cela dit, l'appartenance au camp prolétarien ne se réduit pas au rejet des positions politiques bourgeoises. Elle se base aussi sur un combat déterminé contre les comportements propres à la classe dominante et dont le stalinisme a été une des plus pures incarnations ; le mensonge systématique, le gangstérisme, les méthodes policières, c'est-à-dire des comportements qui sont au cœur de l'activité des voyous et mouchards de la FICCI-GIGC.
[20] Elle a le culot de se revendiquer du combat organisationnel mené par le camarade MC durant toute sa vie et notamment lorsqu’il militait dans la Fraction italienne des années trente. C'est ainsi qu'elle déclare, dans le numéro 29 de son "Bulletin communiste" : "Notre conception de l’organisation est celle qu’a toujours défendue MC".
[21] Pour des illustrations du niveau de la critique de la part de la FICCI, et d'autres, de notre analyse de la phase de décomposition, phase ultime du capitalisme, le lecteur pourra se reporter à l'article suivant : "Les racines marxistes de la notion de décomposition [119]" de la Revue internationale n° 117. Concernant plus spécifiquement la FICCI, le lecteur pourra se reporter à l'article "Sur la théorie de la décomposition du CCI [120]", bulletin n° 4 de la FICCI, février 2011. Dans ce texte, les membres de la FICCI font une nouvelle fois la preuve de leur malhonnêteté : plutôt que de reconnaître qu'ils remettent en cause la position qu'ils avaient défendue pendant plus de dix dans le CCI, ils prétendent que leur nouvelle "analyse" est dans la continuité de cette position. C'est ainsi qu'on peut lire : "... comment nous avions avancé la question de la décomposition [au sein du CCI] : comme un blocage entre les classes, aucune des deux classes n'étant capable d'imposer sa perspective. Le 11 septembre manifeste le fait que la bourgeoisie est contrainte de rompre cet 'équilibre' et de forcer le passage : la marche à la guerre. (...) Dire, en 2002, que la bourgeoisie cherche à débloquer la situation 'd'équilibre' des années 1990 signifie que le 'blocage décomposant' disparaît." En d'autres termes, la phase de décomposition n'aurait été qu'un moment circonstentiel et réversible qui aurait pu être dépassé avec une nouvelle configuration de la politique impérialiste de la bourgeoisie. En réalité, l'analyse du CCI partagée par les membres de la FICCI quand ils étaient dans notre organisation dit exactement le contraire : "Le cours de l'histoire est irréversible : la décomposition mène, comme son nom l'indique, à la dislocation et à la putréfaction de la société, au néant." (Thèses : la décomposition, phase ultime de la décadence capitaliste [47] (Revue internationale n° 107)
[22] Nous ne pouvons que recommander à nos lecteurs qui ne l'auraient pas encore fait la lecture (ou la relecture) de nos thèses sur le parasitisme [121], Revue internationale n° 94.
[23] C’est-à-dire et avant tout aux préjugés de notre époque.
[24] "Les nouvelles calomnies de la FICCI [122]", mis en ligne le 18 novembre 2006.
[25] Lire à ce propos nos articles "La prétendue 'solidarité du CCI avec les CRS' : comment la FICCI essaie de masquer ses propres comportements policiers" [123].
[26] Lire "Communiqué à nos lecteurs : le CCI attaqué par une nouvelle officine de l’État bourgeois [124]" ; Révolution Internationale n° 446 – mai-juin 2014.
[27] Le Núcleo Comunista Internacional : Un effort de prise de conscience du prolétariat en Argentine [125]. Revue internationale n° 120.
[28] Publiée dans Révolution internationale n° 350 et dans Acción proletaria n° 179.
[29] Lire à ce propos les articles suivants : Le Núcleo Comunista Internacional : Un effort de prise de conscience du prolétariat en Argentine [125] ; À propos de la FICCI - Prise de position de militants en Argentine [126] ; Nouvelles d’Argentine : Le NCI n'a pas rompu avec le CCI ! [127]
[30] Gaizka "s'intéresse" à la Gauche communiste, en affichant de la bienveillance vis-à-vis d'elle –pour mieux la torpiller- et vis-à-vis de certains groupes qui la composent. Ainsi, dans un courrier que nous adressait Gaizka il y a quelques années, il nous informait de l'importance de l'existence politique qu'il accordait au CCI et à la TCI, et même de l'influence positive qu'avait eue le CCI sur sa propre évolution. Cela est à prendre en compte, non pas pour relativiser la dangerosité de son action, mais au contraire pour mieux la comprendre et mieux appréhender la démarche de l'aventurier qu'il est. Voici comment il présentait son projet "Nuevo Curso" : Nous ne nous considérons pas comme un groupe politique, un proto-parti ou quelque chose comme ça... Au contraire, nous voyons notre travail comme quelque chose de "formatif", pour aider à la discussion sur les lieux de travail, parmi les jeunes, etc. et une fois qu’on a clarifié quelques éléments de base, servant de pont entre ces nouvelles personnes qui découvrent le marxisme et les organisations internationalistes (essentiellement la TCI et vous, CCI) qui, tel que nous le voyons, devraient être les agglutinants naturels du futur parti même si vous êtes très faibles maintenant (comme, bien entendu, la classe toute entière)." (7 novembre 2017 –Nuevo Curso à CCI)
[31] Les trois articles cités que nous avons écrits sur Nuevo Curso et Gaizka sont tous en défense de la Gauche communiste.
[32] Dans une Circulaire à tous les membres de l'Internationale, le Conseil Général de l'AIT déclarait qu'il était largement temps d'en finir une fois pour toutes avec les luttes internes causées par la "présence d'un corps parasitaire". Et il ajoutait : "En paralysant l'activité de l'Internationale contre les ennemis de la classe ouvrière, l'Alliance sert magnifiquement la bourgeoisie et ses gouvernements." Questions d'organisation, III : le congrès de La Haye de 1872 : la lutte contre le parasitisme politique [21] ; Revue Internationale n° 87
[33] Les grands combats menés par le prolétariat en Mai 1968 en France et par la suite dans de nombreux autres pays avaient provoqué l'émergeance de toute une génération d'éléments qui se tournaient vers la perspective de la révolution communiste tout en rejetant le stalinisme. Les groupes gauchistes, notamment maoïstes et trotskistes, avaient eu comme fonction historique de dévoyer vers des impasses l'espérance de ces éléments, de stériliser leur volonté militante, de les démoraliser et même d'en faire des adversaires déclarés de la perspective révolutionnaire (comme ce fut le cas avec Daniel Cohn Bendit). C'est le type de fonction qu'accomplissent aujourd'hui, à leur échelle, les groupes parasites et les aventuriers à l'égard des jeunes éléments qui s'approchent de la Gauche communiste.
Le prolétariat ne pourra libérer l’humanité des chaînes de plus en plus étouffantes du capitalisme mondial que si sa lutte est inspirée et fertilisée par la continuité historique critique de ses organisations communistes, ce fil historique qui va de la Ligue des Communistes en 1848 aux organisations actuelles se réclamant de la Gauche communiste. Privées de cette boussole, leurs réactions contre la barbarie et la misère imposées par le capitalisme seront condamnées à des actions aveugles et désespérées, qui peuvent conduire à une chaîne de défaites définitives.
Le blog de Nuevo Curso (NC) a la prétention de faire passer pour “Gauche communiste” l’œuvre de Munis qui n’a jamais vraiment réussi à rompre avec l’approche et les orientations erronées de l’Opposition de gauche qui finira par dégénérer en trotskysme, un courant qui depuis les années 1940 s’est clairement positionné dans la défense du capitalisme, avec ses grands frères, le stalinisme et la social-démocratie.
Nous avons répondu à cette prétention avec l’article “Nuevo Curso et la ‘Gauche communiste espagnole’ : Quelles sont les origines de la Gauche communiste ? [67]” en mettant en avant le fait que “le futur parti mondial, s’il veut apporter une réelle contribution à la révolution communiste, ne peut reprendre l’héritage de l’Opposition de Gauche. Il devra fonder son programme et ses méthodes d’action sur l’expérience de la Gauche communiste. (…) il existe un héritage commun de la Gauche communiste qui la distingue des autres courants de gauche qui ont émergé de l’Internationale Communiste. Pour cette raison, quiconque prétend appartenir à la Gauche communiste a la responsabilité de s’efforcer de connaître et de faire connaître l’histoire de cette composante du mouvement ouvrier, ses origines en réaction à la dégénérescence des partis de l’Internationale Communiste, les différents groupes qui sont liés à cette tradition ayant participé à sa lutte, les différentes branches politiques qui la composent (Gauche Italienne, Gauche germano-hollandaise, etc). En particulier, il est important de clarifier les contours historiques de la gauche communiste et les différences qui la distinguent d’autres courants de gauche, en particulier le courant trotskyste”.
Cet article écrit en août 2019 a été totalement ignoré par Nuevo Curso. Le son de son silence a résonné fort aux oreilles de tous ceux d’entre nous qui défendent l’héritage et la continuité critique de la Gauche communiste. Ceci est encore plus choquant alors que Nuevo Curso publie chaque jour un nouvel article qui traite de tous les sujets imaginables, depuis Netflix ou le message de Noël du roi d’Espagne, jusqu’à l’origine de la fête de Noël. Cependant, il n’a pas jugé nécessaire de consacrer quoi que ce soit à quelque chose d’aussi vital que la justification argumentée de sa prétention à faire passer pour Gauche communiste la continuité plus ou moins critique de Munis avec l’Opposition de gauche qui a donné naissance au trotskysme.
À la fin, notre article posait la question suivante : “Peut-être s’agit-il du culte sentimental d’un ancien combattant prolétarien [Munis]. Si tel est le cas, il faut dire que c’est une entreprise destinée à créer plus de confusion car ses thèses, transformées en dogmes, ne feront que distiller le pire de ses erreurs (…) Une autre explication possible est que la Gauche communiste authentique est attaquée avec une “doctrine” de spam (…) en utilisant les matériaux de ce grand révolutionnaire. Si tel est le cas, c’est l’obligation des révolutionnaires de combattre une telle imposture avec le maximum d’énergie”.
Le pire dans la défaite de la vague révolutionnaire mondiale de 1917-23, c’est la gigantesque adultération perpétrée par le stalinisme en la faisant passer pour du “communisme”, du “marxisme” et des “principes prolétariens”. Les organisations révolutionnaires d’aujourd’hui ne peuvent pas permettre que tout l’héritage qui a été durement développé pendant presque un siècle par la Gauche communiste soit remplacé par une doctrine de spam basée sur la confusion et la gangrène opportuniste que l’Opposition de Gauche fut. Ce serait un coup brutal porté à la perspective de la révolution prolétarienne mondiale.
En septembre 2017, nous avons découvert un site web (blog) d’un groupe appelé Nuevo Curso,[1] qui s’est d’abord présenté comme étant intéressé par les positions de la Gauche communiste et ouvert au débat. C’est du moins ce que NC disait dans sa réponse à la première lettre que nous, CCI, leur avons envoyée. Voici leur réponse :
"… Nous ne nous considérons pas comme un groupe politique, un proto-parti ou quelque chose comme ça… Au contraire, nous voyons notre travail comme quelque chose de “formatif”, pour aider à la discussion sur les lieux de travail, parmi les jeunes, etc. et une fois qu’on a clarifié quelques éléments de base, servant de pont entre ces nouvelles personnes qui découvrent le marxisme et les organisations internationalistes (essentiellement la TCI et vous, CCI) qui, tel que nous le voyons, devraient être les agglutinants naturels du futur parti même si vous êtes très faibles maintenant (comme, bien entendu, la classe toute entière)".[2]
Cette approche a disparu quelques mois plus tard, sans la moindre explication détaillée et convaincante et peu de temps après, cependant, NC déclarait être la continuation d’une soi-disant Gauche communiste espagnole dont les origines seraient Munis et son groupe, le FOR.[3] Nous avons déjà mis en avant le fait que cette prétendue filiation n’est qu’une confusion entre la Gauche communiste et le trotskysme, et que du point de vue de la continuité des principes politiques, les positions du NC ne sont nullement en continuité avec celles de la Gauche communiste, mais avec celles du trotskysme, ou, dans le meilleur des cas, des tentatives de rupture avec celui-ci.[4] Il n’y a donc pas de continuité programmatique de NC avec la Gauche communiste.
Mais qu’en est-il de la continuité organique ? C’est ce qu’ils disaient eux-mêmes au début :
“Sous le blog et ‘l’École du marxisme’, nous sommes un petit groupe de cinq personnes qui ont travaillé et vécu ensemble pendant quinze ans dans une coopérative de travail qui fonctionne comme une communauté de biens. C’était notre façon de résister à la précarité et de gagner notre vie. Et aussi pour maintenir un mode de vie où nous pourrions discuter, apprendre et être utiles à nos familles et nos amis dans une période difficile”. (idem)
Et comme ils le reconnaissent aussi, leur activité principale était loin d’être la critique marxiste ; elle consistait en général, en l’absence d’une plus grande concrétisation, à consacrer leurs efforts “à rendre possible un travail organisé de manière productive (un nouveau mouvement coopératif ou communitariste qui rendrait évidente la possibilité technologique d’une société démercantilisée, c’est-à-dire communiste)".[5] (idem)
D’autre part, en plus de ce noyau central, et provenant apparemment des dynamiques différentes de réflexion et de discussion, différents groupes de jeunes ont convergé vers ce groupe dans plusieurs villes.[6]
Ce qui est surprenant c’est comment avec de tels éléments, le site Internet de NC ait pu se présenter dès le début en se référant aux positions de la Gauche communiste. L’un des éléments qui y contribuent est également expliqué dans sa lettre :
“L’un d’entre nous [c’est-à-dire du noyau coopérativiste], Gaizka,[7] qui fut l’un de vos anciens contacts dans les années 1990, et dont, comme il le dit lui-même, la tête s’est bien remplit en apprenant le marxisme avec vous. Le fait de compter sur lui et sur la bibliothèque qu’il a amenée avec lui a été une partie importante de notre processus”. (Idem)
Effectivement. Ce “membre coopérativiste” s’est présenté en décembre 2017 lors de notre réunion publique à Madrid à l’occasion du centenaire de la Révolution russe, et s’est avéré être une vieille connaissance, surnommée Gaizka, qui dans les années 1990 a eu une discussion programmatique avec le CCI. A la fin de la rencontre, il nous a informés qu’il était en contact avec un groupe de jeunes, auxquels “il donnait une formation marxiste”, et nous a encouragés à reprendre contact.
Notre réponse à sa proposition de reprendre contact a été qu’il devait d’abord clarifier certains comportements politiques qu’il n’a pas été en mesure d’expliquer dans les années 1990, et qui l’ont impliqué dans des attitudes carriéristes et dans une relation tenue avec le PSOE [8] en même temps qu’il se revendiquait des positions de la Gauche communiste.[9]
Il n’a pas répondu en décembre (2017), ni après, aux 4 lettres que nous lui avons envoyées dans le même sens. C’est pourquoi, suivant la tradition prolétarienne d’arriver à une clarté sur ce type d’épisodes douteux qui restent obscurs, nous avons continué à demander des explications.
Parce que, en l’absence de ces explications, le suivi de son activité politique [10] depuis notre rencontre montre un lien maintenu principalement avec le PSOE.
1992-1994, contact avec le CCI, fuite et dérobade
En 1992, Gaizka a pris contact avec le CCI en se présentant comme membre d’un groupe appelé “Unión Espartaquista”, qui prétendait défendre les positions de la Gauche communiste allemande (des positions qui aujourd’hui ne semblent plus lui plaire). En réalité, c’était essentiellement lui et sa compagne.[11] Leur connaissance des positions et des traditions de la gauche communiste était plus une aspiration qu’une réalité.
Dès le début, il s’est montré intéressé à rejoindre rapidement notre organisation, se sentant mal à l’aise lorsque les discussions s’allongeaient à cause des nécessaires éclaircissements, ou lorsque certains de ses comportements étaient mis en question – en particulier concernant un autre élément qui avait rejoint un cercle de discussions à Madrid, auquel une délégation de Battaglia Comunista a également participé de façon ponctuelle.
La discussion sur sa trajectoire politique avait posé également problème. Bien qu’il nous ait informés qu’il avait été en contact avec les Jeunesses Socialistes (du PSOE), il montrait une sorte de fascination pour l’expérience des kibboutz,[12] et un discours qui semblait parfois le relier à Borrell [13] et au lobby socialiste pro-israélien [14]. Par ailleurs, Gaizka n’avait jamais non plus clarifié sa relation organique avec le PSOE ou sa rupture.[15]
En 1994, dans le CCI, il y a eu des débats sur le problème du poids de l’esprit du cercle dans le mouvement ouvrier depuis 1968 et sur l’affinitarisme sous couvert des projets de vie “communautaristes”. Au cours des discussions sur nos principes d’organisation, nous avions présenté à Gaizka nos positions sur tout cela. Et c’est peut-être pour cette raison que, lorsque nous lui avons demandé directement des explications sur les aspects qui nous semblaient peu clairs sur sa trajectoire [16], de prime abord il n’a pas été surpris du tout, bien que nous ayons présenté cette rencontre comme une confrontation enregistrée (nous n’avions jamais enregistré une discussion avec lui auparavant). Et puis, il n’a tout simplement pas donné d’explication et a disparu du milieu de la Gauche communiste… Jusqu’à maintenant !
Un lien maintenu avec le PSOE
Ce qui pose des questions dans la trajectoire politique de Gaizka n’est pas le fait qu’à un certain moment, il a été sympathisant ou militant des Jeunesses socialistes et qu’il ne l’ait pas dit clairement ; ce qui mérite une explication c’est le fait que, malgré sa prétendue conviction dans les positions de la Gauche communiste, l’histoire de sa vie est pleine de traces qui montrent une relation politique avec des personnages qui sont ou ont été de hauts fonctionnaires du PSOE.
En 1998-99, il participe en tant que “conseiller”, sans jamais préciser ce que cela signifie, à la campagne de Borrell pour les primaires du PSOE, comme c’est indiqué dans certaines de ses propres comptes rendus sur le web. Un de nos militants l’a vu à la télévision dans les bureaux du candidat [17]. Gaizka a essayé de minimiser la question en disant qu’il n’était là-dedans que tout juste le “garçon de courses” de la campagne, quelqu’un que Borrell n’aurait même pas remarqué. Mais la vérité est que certains dirigeants du PSOE, comme Miquel Iceta [18] par exemple, disent publiquement qu’ils ont rencontré Gaizka dans cette campagne. Et il ne semble pas très logique que les hauts cadres du PSOE soient allés demander à Borrell de leur présenter le garçon de courses.
En plus, au cours de ces mêmes années, Gaizka a également participé à une “Mission humanitaire” du Conseil européen pour l’action humanitaire et la coopération de l’UE [19] au Kosovo aux côtés de David Balsa, président en exercice de la Conférence euro-centraméricaine, puis président du Conseil européen pour l’action humanitaire et la coopération, ancien dirigeant des Jeunesses socialistes et ancien membre de l’exécutif du Parti socialiste galicien. Dans une lettre au Parti radical italien, Gaizka dit de lui que c’est “le garçon qui est allé en Albanie à ma place”.
Au-delà de ce que cela peut suggérer en ce qui concerne le soupçon d’une relation entre Gaizka et le PSOE, plus étroite qu’il ne l’a jamais reconnu, cela implique une participation active à une guerre impérialiste sous couvert “d’action humanitaire” et de “droits de l’homme”.[20]
En 2003, il conseille également la campagne de Belloch [21] du PSOE à la mairie de Saragosse, et là, cette fois-ci, il reconnait : “J’ai été très impliqué dans la campagne du maire, Juan Alberto Belloch, pour redéfinir la ville comme un espace urbain, en tant que paysage économique, où peut se développer ce type d’entreprises liées à de véritables communautés, très transnationalisées et hyperconnectées”.
En 2004, après les attentats du 11 mars et la victoire électorale du PSOE, Rafael Estrella préface un livre de Gaizka avec des éloges et des louanges pour ses qualités. Ce monsieur était membre du PSOE, porte-parole de la Commission des affaires étrangères du Congrès des députés et président de l’Assemblée parlementaire de l’OTAN [22]. Le livre souligne l’incompétence du PP à comprendre les attaques d’Atocha, mais il n’y a pas une seule critique au PSOE. Felipe Gonzalez lui-même le cite à l’occasion.
Ce même député du PSOE deviendra plus tard ambassadeur d’Espagne en Argentine à partir de 2007 (jusqu’en 2012) et invitera Gaizka à présenter son livre à l’ambassade, le mettant en contact avec les milieux politiques et économiques de ce pays.
Un autre “parrain” qui a joué un rôle important dans l’aventure sud-américaine de Gaizka était Quico Mañero, dont il a dit dans une dédicace d’un autre de ses livres : “A Federico ‘Quico’ Mañero, ami, connecteur des mondes et tant de fois maitre, qui nous pousse depuis des années à “vivre dans la danse” des continents et des conversations, nous recevant et prenant soin de nous dans chaque lieu où nous débarquons. Sans lui, nous n’aurions jamais pu vivre comme des néo-vénitiens”.
Voilà ce que dit Izquierda Socialista (courant de gauche du PSOE) de ce monsieur :
“La partie du REPSOL [23] détenue par l’Argentine est l’affaire de Monsieur Quico Mañero, ex-mari d’Elena Valenciano,[24] leader historique du PSOE (secrétaire général de la jeunesse socialiste), conseiller et repreneur d’entreprises proche de Felipe González, nommé en 2005 membre du conseil d’administration argentin de Repsol-YPF. Il fait actuellement l’objet d’une enquête pour le scandale Invercaria et les fonds andalous “des reptiles” [scandale financier], dont il a reçu 1,1 million d’euros”.[25]
Pendant la même période, en 2005, Gaizka a travaillé pour la Fondation Jaime Vera du PSOE, qui est traditionnellement une institution de formation pour les cadres politiques du parti, et il semble qu’à partir de 2005, celle-ci a commencé un programme international de formation pour cadres dans le but de gagner en influence au-delà des frontières espagnoles. Dans ce contexte, Gaizka participe à la formation des cyberactivistes K en Argentine, qui ont soutenu la campagne de Cristina Kirchner en 2007, quand elle est devenue présidente du gouvernement :
“L’idée est née il y a deux ans, d’un accord politique du gouvernement. C’était en 2005, parmi une vingtaine de jeunes sélectionnés par la Casa Rosada [siège de la présidence argentine] pour être formés à la Fondation Jaime Vera, l’école de gouvernement des dirigeants du PSOE, le parti socialiste espagnol. Il y avait les créateurs du cyberactivisme K : le militant Sebastián Lorenzo (www.sebalorenzo.com.ar [129]) et Javier Noguera (“nogueradetucuman.blogspot.com”), secrétaire du gouvernement de José Alperovich, gouverneur du Tucumán”.
“Nous avons été stupéfaits lorsqu’ils ont parlé de blogs et de réseaux sociaux ", a déclaré Noguera au journal La Nacion. C’était la moindre des choses : le “professeur” espagnol était la référence mondiale du cyberactivisme… Le même qu’il y a un mois, accompagné de l’ambassadeur Rafael Estrella, a présenté à Buenos Aires son nouveau livre”. (voir précédemment, NdR) [26]
Au cours de la décennie des années 2010 et surtout après la défaite électorale du PSOE, il y a moins de preuves d’engagements avec ce parti.
… et ponctuel avec le libéralisme de droite
En effet, avant la victoire du PSOE en 2004, Gaizka essaye de tirer la couverture du PP vers lui, et collabore cette fois-ci avec la jeunesse du PP, dans la création du liberales.org, qui, selon les mêmes termes des organisateurs servirait à “créer un répertoire dans lequel mettre un peu d’ordre dans le libéralisme hispanique présent sur Internet. Ce week-end, nous nous sommes mis au travail et, après plusieurs heures devant l’ordinateur, nous avons cartographié ce qui existe sur Internet, produit des différentes familles libérales et libertaires (à ne pas confondre avec les anarchistes), parfois antagonistes. C’est ainsi qu’est né LosLiberales.org, un projet non partisan pour les libéraux et ceux qui s’intéressent à ce type de pensée…".[27]
Ce manège comprenait des types tels que Jiménez Losantos [28] et son journal Libertad digital, pour lequel Gaizka a écrit plusieurs articles, ou les libéraux-conservateurs chrétiens, dont les auteurs eux-mêmes ne savaient pas s’ils devaient être considérés comme libéraux ou d’extrême droite.
Comme le dit le journaliste Ignacio Escolar [29] dans le livre La blogosphère espagnole, ce club “n’a pas duré longtemps. Des désaccords idéologiques et personnels entre les fondateurs ont mis fin au projet”.
L’examen du curriculum vitae politique de Gaitzka montre clairement sa relation étroite avec le PSOE. Le PSOE, depuis qu’il a définitivement abandonné le camp prolétarien lors du Congrès extraordinaire d’avril 1921,[31] a un long passé au service de l’Etat capitaliste : sous la dictature de Primo de Rivera (1923-30), son syndicat, l’UGT, était le mouchard de la police trahissant de nombreux militants de la CNT et un ponte du conglomérat PSOE-UGT, Largo Caballero, fut conseiller du dictateur. En 1930, le PSOE tourna rapidement sa veste et se mit à la tête des forces qui, en 1931, établirent la Deuxième République, où il fut chef du gouvernement en coalition avec les Républicains de 1931 à 1933. Il est à noter qu’au cours de ces deux années, 1500 travailleurs ont été tués dans la répression des grèves et des tentatives insurrectionnelles. Plus tard, le PSOE fut l’axe du gouvernement du Front populaire qui dirigea l’effort de guerre, la militarisation et donna carte blanche à la meute stalinienne pour réprimer l’insurrection ouvrière de Barcelone en mai 1937. Avec le rétablissement de la démocratie en 1975, le PSOE a été l’épine dorsale de l’État, étant le parti qui a été à la tête du gouvernement le plus longtemps (1982-1996, 2004-2011 et depuis 2018). Les mesures les plus brutales contre les conditions de la classe ouvrière ont été imposées par les gouvernements du PSOE, soulignant les plans de reconversion des années 1980 qui ont impliqué la perte d’un million de postes de travail ou le programme de coupes sociales que le gouvernement du PSOE de Zapatero avait lancé et que le gouvernement PP de Rajoy allait ensuite poursuivre.
C’est avec ce bastion de l’Etat bourgeois que Gaizka a collaboré ; il ne s’agit pas du tout de relations avec des “éléments de base”, plus ou moins dupés, mais avec de hauts responsables du Parti, ni plus ni moins qu’avec Borrell qui vient d’être nommé responsable de la politique étrangère de la Commission européenne, avec Belloch qui était ministre de l’intérieur, avec Estrella qui était président de l’assemblée parlementaire de l’OTAN.
Dans le curriculum vitae de Gaizka, on ne trouve pas la moindre trace de conviction ferme dans les positions de la Gauche communiste, et pour être clairs, même pas qu’il ait des convictions politiques d’aucune sorte, puisqu’il n’a pas hésité à flirter pendant un moment avec le camp de la droite. Le “marxisme” de Gaizka appartiendrait plutôt au “groucho-marxisme” : souvenons-nous du célèbre comédien Groucho Marx lorsqu’il disait que “Voilà mes principes, s’ils ne vous plaisent pas, j’en ai d’autres dans ma poche”.
C’est pourquoi la question est : qu’est-ce qui fait qu’aujourd’hui Gaizka prétende créer avec Nuevo Curso un lien “historique” avec une soi-disant Gauche communiste espagnole ? Qu’est-ce que ce monsieur a à voir avec ces positions, avec le combat historique de la classe ouvrière ?
Et en continuité avec cela, qu’est-ce qui fait qu’un groupe parasite comme le GIGC, dont certains militants étaient membres des organes centraux de la CCI en 1992-94, et qui étaient au courant du comportement de Gaizka, tout comme ils le sont aujourd’hui du fait qu’il est le principal animateur du Nuevo Curso, détournent leur regard, se taisent et essaient de cacher sa trajectoire et déclarent que ce groupe est le futur de la Gauche communiste et de choses de ce genre ?
“Nuevo Curso est un blog de camarades qui a commencé à publier depuis septembre dernier des prises de position régulières sur la situation et sur des questions plus larges, voire théoriques. Malheureusement, elles ne sont qu’en espagnol. L’ensemble des positions qu’il défend sont très clairement de classe et se situent dans le cadre programmatique de la Gauche communiste… nous sommes très favorablement impressionnés, non seulement par leur rappel sans concession des positions de classe, mais surtout par la qualité “marxiste” des textes des camarades…".[32]
“Ainsi, la constitution d’Emancipación comme groupe politique à part entière exprime le fait que le prolétariat international, bien que soumis et loin de pouvoir repousser a minima les attaques de tout ordre imposé par le capital, tend à résister par la lutte et à se dégager de l’emprise idéologique de ce dernier et que son devenir révolutionnaire reste d’actualité. Elle exprime la “vitalité” (relative) actuelle du prolétariat”.[33]
Dans la tradition du mouvement ouvrier, dont la continuité historique est aujourd’hui représentée par la Gauche communiste, les principes organisationnels, de fonctionnement, de comportement et d’honnêteté des militants sont aussi importants que les principes programmatiques. Certains des congrès les plus importants de l’histoire du mouvement ouvrier, comme le congrès de La Haye de l’AIT en 1872, ont été consacrés à cette lutte pour la défense d’un comportement prolétarien (et ce malgré le fait que le congrès ait eu lieu un an après la Commune de Paris et se trouvait face à la nécessité d’en tirer des leçons).[34] Marx lui-même a consacré une œuvre, qui lui a pris plus d’un an, interrompant son travail sur le projet du Capital, à la défense de ce comportement prolétarien contre les intrigues de M. Vogt, un agent bonapartiste qui a organisé une campagne de calomnies contre lui et ses camarades. Nous avons récemment publié un article sur la dénonciation par Bebel et W. Liebknecht du comportement malhonnête de Lassalle et Schweitzer.[35] Et au XXᵉ siècle, Lénine consacrait un livre – Un pas en avant deux pas en arrière – à tirer les leçons du 2ᵉ Congrès du POSDR sur le poids des comportements étrangers au prolétariat. On peut aussi citer Trotski, qui a fait appel à un jury d’honneur pour défendre son intégrité contre les calomnies de Staline.
Qu’un personnage ayant des liens étroits avec les hauts dirigeants du PSOE débarque soudainement dans le camp de la Gauche communiste devrait alerter tous les groupes et militants luttant pour les intérêts historiques de notre classe, y compris les participants au blog Nuevo Curso qui le font de bonne foi, croyant lutter pour les principes de la Gauche communiste.
En 1994, nous avons demandé à Gaizka de clarifier sa trajectoire et ses relations qui étaient déjà douteuses à l’époque. Il a disparu de la carte. En 2018, avec un sac à dos plein de contacts de “haut niveau” dans les sphères du PSOE, nous lui avons demandé à nouveau et il est resté silencieux. Pour la défense de la Gauche communiste, de son intégrité et de sa contribution future, nous devons lui demander des comptes.
CCI, 20 janvier 2020
[1] Depuis juin 2019, Nuevo Curso s’est en fait constitué en groupe politique sous le nom d’Emancipación, malgré le fait que son blog fonctionne toujours sous le nom de Nuevo Curso. Cette évolution n’affecte en rien le contenu de cet article.
[2] 7 novembre 2017 – De [email protected] [130] à [email protected] [131]
[3] Voir sur notre site, entre autres les articles : 1) À la mémoire de Munis, un militant de la classe ouvrière [132] ; Revue internationale n° 58. 2) Polémique : où va le F.O.R. ? (“Ferment Ouvrier Révolutionnaire”) [133] ; Revue internationale n° 52. 3) Castoriadis, Munis et le problème de la rupture avec le trotskysme [134] (I) et (II) ; Revue internationale n° 161 et 162. 4) Crítica del libro Jalones de derrota Promesas de victoria [135] ; 5) Les confusions du “Fomento Obrero Revolucionario” sur Russie 1917 et Espagne 1936 [136] ; Revue internationale n° 25.
[4] Nuevo Curso et la “Gauche communiste espagnole”: Quelles sont les origines de la Gauche communiste ? [67] Revue internationale n° 163.
[5] Comprenne qui pourra ! De notre part, on ne va pas essayer de comprendre ce que ce genre d’activité signifie précisément. Qu’il suffise de dire pour l’instant que malgré les qualificatifs enjoués de “communiste”, cela n’a rien à voir avec une activité révolutionnaire ou vraiment communiste, comme on le reconnaît dans la lettre elle-même, quand on dit que pour avancer vers le marxisme, il faut partir de la critique de cette activité.
[6] “Mais depuis un an et demi ou deux ans, nous avons commencé à remarquer un changement autour de nous. On pouvait parler différemment et des dizaines de jeunes sont arrivés avec un esprit qui nous plaisait mais qui tombaient dans le stalinisme ou le trotskysme le plus folklorique” (de la lettre citée du NC, op. cit.).
[7] La lettre utilise le vrai nom ; ici, nous utilisons le surnom par lequel nous l’avons connu dans les années 1990.
[8] Partido Socialista Obrero Español [137]
[9] Cependant, nous n’avons eu aucun inconvénient – au contraire – à rencontrer les groupes de jeunes, et c’est ce que nous avons fait avec l’un d’eux en novembre 2018.
[10] Sous ses vrai nom et prénom, Gaizka est une figure publique sur le web, ce qui nous permet de suivre sa présence et sa participation à différentes initiatives politiques. Et en même temps, cela explique le fait que nous ne puissions pas fournir toute la documentation ici sans révéler son identité.
[11] Au début, il y avait d’autres personnes qui ont abandonné le groupe.
[12] Cette fascination reste aujourd’hui dans le discours le plus récent de Gaizka, mais elle est déguisée en défense des expériences communautaires du kibboutz, en particulier dans sa première phase au début du XXᵉ siècle, sans référence au rôle politique qu’il a joué dans les intérêts impérialistes de l’Etat d’Israël. “Les ‘indianos’ (c’est-à-dire la commune de Gaizka, NdR) sont des communautés similaires au kibboutz (il n’y a pas d’épargne individuelle, les coopératives elles-mêmes sont sous contrôle collectif et démocratique, etc.) mais il existe des distinctions importantes, telles que l’absence d’une idéologie nationale ou religieuse partagée, distribuée dans plusieurs villes au lieu de se concentrer dans quelques installations et la compréhension du fait que certains critères dépassent la rationalité économique”. (Extrait d’une interview avec Gaizka)
[13] Ingénieur aéronautique et économiste de formation, Borrell est entré en politique dans les années 1970 en tant que militant du PSOE pendant la transition espagnole, et a occupé divers postes de responsabilité au sein des gouvernements de Felipe González, d’abord au de l’Économie et des Finances en tant que secrétaire général du budget et des dépenses publiques (1982-1984) et secrétaire d’État aux Finances (1984-1991) ; puis au Conseil des ministres avec le portefeuille d’Industrie et Transport. Dans l’opposition après les élections générales de 1996, Borrell est devenu inopinément en 1998 le candidat choisi par le PSOE pour la présidence du gouvernement, mais il a démissionné en 1999. Dès lors, axé sur la politique européenne, il devient membre du Parlement européen pour la période 2004-2009 et devient président de la chambre durant la première moitié de la législature. Après s’être retiré de la première ligne politique, il est revenu au Conseil des ministres en juin 2018, avec sa nomination au poste de ministre des Affaires étrangères, de l’Union européenne et de la Coopération dans le gouvernement présidé par Pedro Sánchez. (source : Wikipédia). Depuis peu, il est le Commissaire aux Affaires Étrangères de l’Europe.
[14] Borrell était en 1969 dans un kibboutz et sa première femme et mère de ses deux enfants est d’origine juive. Il est connu comme défenseur des intérêts pro-israéliens au sein du parti socialiste.
[15] Ce n’est pas le seul rapport qui reste confus. Aujourd’hui, nous apprenons que dans la même période où il voulait discuter pour rejoindre le CCI, il participait et était le principal animateur en Espagne de la tendance appelée cyberpunk, et le promoteur du cyberactivisme.
[16] Parmi ceux-ci, il y avait le désir d’un mode de vie “communautaire”, qui explique sa fascination pour le kibboutz, et qui était présent dans l’Union Spartakiste, où il y avait la tentative de vivre en communauté.
[17] Dans les années 80, un élément appelé “Chenier” a été découvert et dénoncé dans notre presse comme un aventurier. Peu de temps après, on l’a vu travailler sous les ordres de Mitterrand. Cela nous a mis en alerte sur une possible relation entre Gaizka et le PSOE qui était plus étroite qu’il ne l’avait jamais reconnu.
[18] Secrétaire général actuel du PSC (Parti socialiste de Catalogne) ; militant des Jeunesses socialistes et du PSOE depuis 1978 ; en 1998-99 député de Barcelone au Congrès des députés.
[19] L’institution étant peu connue, voici une référence à sa fondation dans le quotidien Última Hora de Majorque, à partir d’un article de l’agence Efe : Un español preside el nuevo Consejo Europeo de Acción Humanitaria y Cooperación [138]
[20] La guerre en ex-Yougoslavie (les premiers bombardements et massacres en Europe après la Seconde Guerre mondiale) a été menée au nom de l'“humanitarisme”, et les frappes aériennes de l’OTAN ont été présentées comme “aidant la population” contre la guérilla. Pour connaître notre position sur le conflit impérialiste de 1999 au Kosovo, consultez notre site : La “paix” au Kosovo, un moment de la guerre impérialiste [139].
[21] Juan Alberto Belloch a été ministre de la Justice et de l’Intérieur avec Felipe González (1993-1996) avant de se présenter á la mairie de Saragosse.
[22] Asamblea Parlamentaria de la OTAN [140]
[23] REPSOL est l’entreprise espagnole leader dans l’extraction, le raffinage et la commercialisation du pétrole et de ses dérivés. Elle a une présence internationale importante, notamment en Amérique du Sud
[24] Dirigeant du PSOE et numéro deux d’Alfredo Pérez Rubalcaba, ministre de l’Intérieur décédé et authentique “Richelieu” des gouvernements socialistes, qui a forcé les contrôleurs aériens à travailler sous la menace d’une mitraillette.
[25] "PATRIOTAS POR DIOS, POR LA PATRIA Y REPSOL".
[26] Journal La Nación – Argentine.
[27] Ce blog n’existe plus, mais cette citation peut être vue en captures d’écran
[28] Journaliste d’origine maoïste militant de Bandera Roja et du parti stalinien en Catalogne (PSUC), qui soutient aujourd’hui Vox et l’aile la plus à droite du PP. Il a écrit pour ABC et El Mundo et a été speaker à la radio COPE. Il est actuellement animateur du journal Libertad digital et sa radio es.radio.
[29] Fondateur du journal Público qu’il abandonna par la suite pour promouvoir Diario.es dont il est le responsable principal. Il est analyste dans les talk-show de la chaine TV “La Sexta”.
[30] "¿Qué hace una chica como tú en un sitio como éste?” (Mais que fait donc une fille comme toi dans un lieu comme celui-ci ?) Expression tirée d’une chanson du groupe madrilène Burning qui a eu un grand succès dans les années 80, à tel point qu’un film en a été tiré (de Fernando Colomo et en vedette Carmen Maura).
[31] Dans ce congrès, il y a eu la séparation des tendances prolétariennes qui résistaient encore dans le PSOE, bien qu’il faille reconnaître qu’elles étaient très confuses (centristes). Le thème de ce congrès était l’adhésion ou non à la Troisième Internationale, qui a été rejetée par 8269 mandats contre 5016 partisans de l’adhésion. Ces derniers ont quitté le congrès pour fonder le Parti communiste ouvrier espagnol.
[32] Révolution ou guerre no 9 (GIGC). De nouvelles voix communistes : Nuevo Curso (Espagne) et Worker’s Offensive (États-Unis)
[33] Révolution ou guerre nº 12. Lettre du GIGC à Emancipación sur son 1ᵉʳ Congrès.
[34] Questions d’organisation, III : le congrès de La Haye de 1872 : la lutte contre le parasitisme politique [21]
[35] Lassalle et Schweitzer : la lutte contre les aventuriers politiques dans le mouvement ouvrier [107]
La révolution communiste ne peut être victorieuse que si le prolétariat se dote d'un parti politique d'avant-garde à la hauteur de ses responsabilités, comme l'a fait le parti bolchevique lors de la première tentative révolutionnaire en 1917. L'histoire a montré combien il est difficile de construire un tel parti, une tâche qui exige des efforts nombreux et variés. Avant tout, elle exige la plus grande clarté sur les questions programmatiques et sur les principes de fonctionnement de l'organisation, une clarté qui se fonde nécessairement sur toute l'expérience passée du mouvement ouvrier et ses organisations politiques.
À chaque étape de l'histoire du mouvement, certains courants se sont distingués comme les meilleurs représentants de cette clarté, comme ceux qui ont apporté une contribution décisive à l'avenir de la lutte. C'est le cas du courant marxiste dès 1848, époque où de larges secteurs du prolétariat étaient encore fortement influencés par les conceptions de la petite bourgeoisie qui étaient vigoureusement combattues dans le chapitre 3 du Manifeste Communiste, "Littérature socialiste et communiste". Ce fut encore plus le cas au sein de l'Association Internationale des Travailleurs fondée en 1864 : " … cette Association qui s'était constituée dans un but précis - fondre en un tout les forces combatives du prolétariat d'Europe et d'Amérique ne pouvait proclamer d'emblée les principes posés dans le Manifeste. Le programme de l'Internationale devait être assez vaste pour qu'il fût accepté et par les trade-unions anglaises, et par les adeptes de Proudhon [141] en France, Belgique, Italie et Espagne, et par les lassaliens en Allemagne. Marx qui rédigea ce programme de façon à donner satisfaction à tous ces partis, s'en remettait totalement au développement intellectuel de la classe ouvrière, qui devait être à coup sûr le fruit de l'action et de la discussion commune (…) Et Marx avait raison. Quand, en 1874, l'Internationale cessa d'exister, les ouvriers n'étaient plus du tout les mêmes que lors de sa fondation en 1864 (…) À la vérité, les principes du Manifeste avaient pris un large développement parmi les ouvriers de tous les pays" (Engels, Préface à l'édition anglaise de 1888 du Manifeste Communiste [142])
Enfin, c'est au sein de la Deuxième Internationale, fondée en 1889, que le courant marxiste devient hégémonique, grâce notamment à son influence au sein du Parti Social-Démocrate en Allemagne. Et c'est au nom du marxisme que Rosa Luxemburg en particulier s'est engagée dans la lutte contre l'opportunisme qui, dès la fin du XIXe siècle, gagnait du terrain dans ce parti et dans l'ensemble de l'Internationale. C'est aussi au nom du marxisme que les internationalistes ont mené la lutte pendant la Première Guerre mondiale contre la trahison de la majorité des partis socialistes et qu'ils ont fondé en 1919, sous l'impulsion des bolcheviks, la Troisième Internationale, l'Internationale Communiste. Et quand, après l'échec de la révolution mondiale et l'isolement de la révolution en Russie, c'est le courant marxiste de la gauche communiste - représenté notamment par les gauches italienne et germano-hollandaise -qui a initié la lutte contre cette dégénérescence. Comme la plupart des partis de la Deuxième Internationale, ceux de la Troisième Internationale tombèrent finalement, avec le triomphe du stalinisme, dans le camp de l'ennemi capitaliste. Cette trahison, cette soumission des partis communistes à la diplomatie impérialiste de l'URSS, a provoqué de nombreuses réactions à côté de celles de la Gauche communiste. Certaines d'entre elles ont conduit à un retour "critique" dans le giron de la social-démocratie. D'autres ont tenté de rester dans le camp du prolétariat et de la révolution communiste, comme ce fut le cas, après 1926, avec l'Opposition de gauche animée par Trotsky, l'un des grands noms de la révolution d'octobre 1917 et fondateur de l'Internationale communiste.
Le Parti Communiste Mondial, qui sera à l'avant-garde de la révolution prolétarienne de demain, devra s'appuyer sur l'expérience et la réflexion des courants de gauche qui se sont dégagées de l'Internationale Communiste pendant sa dégénérescence. Chacun de ces courants a tiré ses propres leçons de cette expérience historique. Et ces enseignements ne sont pas tous équivalents. C'est ainsi qu'il y a de profondes différences entre les analyses et les politiques des courants de la Gauche Communiste apparus au début des années 1920 et le courant "trotskyste" apparu beaucoup plus tard et qui, tout en se situant sur un terrain prolétarien, était, dès ses origines, fortement marqué par l'opportunisme. Ce n'est évidemment pas un hasard si la majorité du courant trotskyste a rejoint le camp bourgeois face à l'épreuve de vérité de la Seconde Guerre mondiale, alors que les courants de la Gauche communiste restaient fidèles à l'internationalisme.
Par conséquent, le futur parti mondial, s'il veut apporter une réelle contribution à la révolution communiste, ne peut reprendre l'héritage de l'Opposition de Gauche. Il devra fonder son programme et ses méthodes d'action sur l'expérience de la gauche communiste
Il y a des désaccords entre les groupes actuels qui sont issus de cette tradition, et il est de leur responsabilité de continuer à affronter ces désaccords politiques, en particulier pour que les jeunes générations qui s’approchent puissent mieux comprendre leur origine et leur portée actuelle. C'est le sens des polémiques que nous avons déjà publiées et que nous continuerons à publier avec la Tendance Communiste Internationaliste et les groupes bordiguistes. Cependant, au-delà de ces différences, il existe un héritage commun de la Gauche communiste qui la distingue des autres courants de gauche qui ont émergé de l'Internationale Communiste. Pour cette raison, quiconque prétend appartenir à la Gauche Communiste a la responsabilité de s'efforcer de connaître et de faire connaître l'histoire de cette composante du mouvement ouvrier, ses origines en réaction à la dégénérescence des partis de l'Internationale Communiste, les différents groupes qui sont liés à cette tradition ayant participé à sa lutte, les différentes branches politiques qui la composent (Gauche Italienne, Gauche germano-hollandaise, etc). En particulier, il est important de clarifier les contours historiques de la gauche communiste et les différences qui la distinguent d'autres courants de gauche, en particulier le courant trotskyste. C'est le but de cet article.
° ° °
Sur le blog de Nuevo Curso, on peut lire un article qui tente d'expliquer l'origine de la Gauche Communiste : "Nous appelons Gauche Communiste le mouvement internationaliste qui va commencer à lutter contre la dégénérescence de la troisième Internationale, en cherchant à corriger les erreurs héritées du passé qui se reflètent dans son programme, à partir de 1928 face au triomphe du Thermidor[1] en Russie et au rôle contre-révolutionnaire de l'Internationale et des partis staliniens"[2]
Qu'est-ce que cela signifie exactement ? Que la Gauche communiste a commencé sa lutte en 1928 ? Si c'est ce que pense Nuevo Curso, c'est faux puisque la Gauche communiste s'est élevée contre la dégénérescence de l'Internationale Communiste dès 1920-21, lors des deuxième et troisième Congrès de l'Internationale. Dans cette période agitée où se jouaient les dernières possibilités de la révolution prolétarienne mondiale, des groupes, des noyaux de la Gauche communiste en Italie, en Hollande, en Allemagne, en Bulgarie, en Russie-même et plus tard en France et dans d'autres pays, ont mené une lutte contre l'opportunisme qui était en train de ronger totalement le corps révolutionnaire de la Troisième Internationale. Deux des expressions de cette Gauche communiste se manifestent clairement dans le Troisième Congrès de l' IC (1921), en faisant une critique sévère mais fraternelle des positions adoptées par l'Internationale :
C’est aussi à ce congrès que la "Gauche italienne" qui dirige le Parti Communiste d’Italie réagit vivement - bien qu’en désaccord profond avec le KAPD - contre la politique sans principe d’alliance avec les "centristes" et la dénaturation des P.C. par l’entrée en masse de fractions issues de la social-démocratie"[3].
Dans le Parti bolchevik-même, "dès 1918, le "Kommunist" de Boukharine et d’Ossinsky, met en garde le parti contre le danger d’assumer une politique de capitalisme d’État. Trois ans plus tard, après avoir été exclu du parti bolchevik, le "Groupe Ouvrier" de Miasnikov mène la lutte dans la clandestinité en étroite liaison avec le KAPD et le P.C.O. de Bulgarie jusqu’en 24 où il disparaît sous les coups répétés de la répression dont il fait l’objet. Ce groupe critique le parti bolchevik sur le fait que celui-ci commence à sacrifier les intérêts de la révolution mondiale au profit de la défense de l’État russe, réaffirmant que seule la révolution mondiale peut permettre à la révolution de tenir en Russie" (idem).
Ainsi, sur des bases programmatiques profondes - bien qu'encore en cours d'élaboration - les différents courants de ce qui est devenu la Gauche communiste cherchaient une alternative claire face à la dégénérescence de l'Internationale Communiste en 1920-21. Ils ont fait des erreurs, car ils tâtonnaient souvent dans le noir face à des problèmes historiques majeurs. Cependant, pour Nuevo Curso, "on peut dire que l'époque historique de la Gauche communiste s'achève dans la décennie 1943-1953 quand les principaux courants qui ont maintenu une pratique internationaliste au sein de la Quatrième Internationale dénoncent sa trahison de l'internationalisme et configurent une nouvelle plate-forme qui part de la dénonciation de la Russie stalinienne en tant que capitalisme d'État impérialiste".
Ce passage nous dit, d'une part, que la IVe Internationale aurait été le foyer de groupes ayant "une pratique internationaliste", et, d'autre part, qu'après 1953 "le temps historique de la Gauche communiste aurait été épuisé". Examinons ces affirmations.
La Quatrième Internationale se constitue en 1938 à partir de l'Opposition de Gauche dont l'origine première se trouve en Russie avec le Manifeste des 46 en octobre 1923 auquel Trotsky allait adhérer et, au niveau international, avec l'apparition de groupes, individus et tendances qui depuis 1925-26 tentent de s'opposer au triomphe toujours plus écrasant du stalinisme dans les partis communistes.
Ces oppositions expriment une réaction prolétarienne incontestable. Cependant, cette réaction est confuse, faible et très contradictoire. Elle exprime plutôt un rejet épidermique et superficiel de la montée du stalinisme. L'Opposition en URSS, malgré ses batailles héroïques, "s’avère en fait incapable de comprendre la nature réelle du "phénomène stalinien" et “bureaucratique”, prisonnière qu’elle est de ses illusions sur la nature de l’État russe. C’est ainsi que, tout en critiquant les orientations de Staline, elle est partie prenante de la politique de mise au pas de la classe ouvrière par la militarisation du travail sous l’égide des syndicats. Elle se fait, elle aussi, le chantre du capitalisme d’Etat qu’elle veut pousser plus en avant par une industrialisation accélérée. Lorsqu’elle lutte contre la théorie du socialisme dans un seul pays elle ne parvient pas à rompre avec les ambiguïtés du Parti bolchevik sur la défense de la "Patrie soviétique". Et ses membres, Trotsky en tête, se présentent comme les meilleurs partisans de la défense "révolutionnaire" de la "patrie socialiste (…)elle se conçoit elle-même, non comme une fraction révolutionnaire cherchant à sauve garder théoriquement et organisationnellement les grandes leçons de la Révolution d’Octobre, mais comme une opposition loyale au Parti Communiste Russe, elle ne sortira pas d’un certain "manœuvrisme" fait d’alliances sans principes en vue de changer le cours d’un Parti presque totalement gangrené (c’est ainsi que Trotsky cherchera le soutien de Zinoviev et de Kamenev qui ne cessent de le calomnier depuis 1923[4])". ("Le trotskysme, fils de la contre-révolution").
Quant à l'Opposition de Gauche Internationale, "elle se réclame des quatre premiers congrès de l’I.C. Par ailleurs elle perpétue le "manoeuvrisme" qui caractérisait déjà l’Opposition de Gauche en Russie. Par beaucoup d’aspects cette Opposition est un regroupement sans principes de tous ceux qui, notamment, veulent faire une critique "de gauche" du stalinisme. Elle s’interdit toute véritable clarification politique en son sein et laisse à Trotsky, en qui elle voit le symbole vivant de la Révolution d’Octobre, la tâche de s’en faire le porte-parole et le "théoricien"" (idem).
Sur ces bases fragiles, l'Opposition de Gauche fonda en 1938 une "Quatrième Internationale" mort-née pour la classe ouvrière. Déjà dans les années 1930, l'opposition n'avait pas pu "résister aux effets de la contre-révolution qui se développe à l'échelle mondiale sur la base de la défaite du prolétariat international" (idem) parce qu'à travers les différentes guerres localisées qui préparent l'holocauste de la Seconde Guerre mondiale, l'Opposition a développé une "perspective tactique" de "soutien à un camp impérialiste contre un autre (sans l'admettre ouvertement). Cette tactique fut mise en œuvre sous des formes multiples dans le trotskisme des années 1930 : soutien à la "résistance coloniale" en Ethiopie, en Chine et au Mexique, soutien à l'Espagne républicaine, etc. Le soutien du trotskysme aux préparatifs de guerre de l'impérialisme russe a été tout aussi clair tout au long de cette période (Pologne, Finlande 1939) dissimulé sous le slogan "défense de la patrie soviétique"[5]. C'est ainsi que la tactique d'entrisme dans les partis socialistes (décidée en 1934) fera que "Le programme politique qui est adopté au congrès de fondation de la IVe Internationale, rédigé par Trotsky lui-même, et qui sert de base de référence aux groupes trotskystes actuels, reprend et aggrave les orientations de Trotsky qui ont précédé ce congrès (défense de l’URSS, front unique ouvrier, analyse erronée de la période...) mais en plus est axé sur une répétition vide de sens du programme minimum de type social-démocrate (revendications "transitoires"), programme rendu caduc par l’impossibilité des réformes depuis l’entrée du capitalisme dans sa phase de décadence, de déclin historique" ("Le trotskysme, fils de la contre-révolution"). La Quatrième Internationale a défendu "la participation aux syndicats, le soutien critique aux partis dits "ouvriers", les "fronts uniques" et les "fronts antifascistes", les gouvernements "ouvriers et paysans", les mesures de capitalisme d'État (prisonnier de l'expérience en URSS) par "l'expropriation des banques privées", "la nationalisation du crédit", "l'expropriation de certaines branches industrielles" (...) la défense de l'État ouvrier dégénéré russe. Et au niveau politique, elle envisageait la révolution démocratique et bourgeoise dans les nations opprimées à travers la lutte pour la "libération nationale". Ce programme ouvertement opportuniste a ouvert la voie à la trahison des partis trotskistes à travers la défense de leurs États-nations respectifs en 1939-41[6]. Seuls quelques individus, et en aucun cas "des courants à la praxis internationaliste" comme le prétend Nuevo Curso, ont tenté de résister à cette voie réactionnaire ! Parmi eux, Natalia Sedova, la veuve de Trotsky, qui a rompu avec la IVe Internationale en 1951, et surtout Munis, dont nous parlerons plus loin.[7]
Il faut donc comprendre que la lutte pour l'élaboration d'un cadre programmatique au service du développement de la conscience prolétarienne et préparant les prémices de la formation du parti mondial, n'est pas la tâche de personnalités et de cercles isolés, mais le fruit d'une lutte collective organisée qui s'inscrit dans la continuité historique critique des organisations communistes. Cette continuité passe, comme nous l'affirmons dans nos positions de base, par "les apports successifs de la Ligue des Communistes de Marx et Engels (1847-1852), des trois Internationales (l'Association Internationale des Travailleurs, 1864-1872, l'Internationale Socialiste, 1884-1914, l'Internationale Communiste, 1919-28), des Fractions de Gauche qui se sont séparées dans les années 1920-30 de la 3éme Internationale (l'Internationale Communiste) dans son processus de dégénérescence, et plus particulièrement des Gauche allemande, hollandaise et italienne".[8]
Nous avons déjà vu que cette continuité ne pouvait être prise en charge ni par l'Opposition de gauche ni par la Quatrième Internationale[9]. Seules les Gauches communistes pouvaient le faire. Mais selon Nuevo Curso, "la période historique de la Gauche communiste s'achève en 1943-1953". Il ne donne aucune explication, mais dans son article il ajoute une autre phrase : "Les Gauches communistes qui restèrent en marge du regroupement international - les italiens et leurs dérivés français - arriveront, mais pas tous, pas complètement et pas toujours sur des positions cohérentes, à un cadre similaire dans la même période".
Ce passage contient de nombreuses "énigmes". D'abord, quelles sont ces Gauches communistes qui sont restées en marge du "regroupement international" ? De quel regroupement international parle-t-on ? Bien sûr, Bilan et les autres courants de la Gauche communiste ont rejeté l'idée d'"aller vers une Quatrième Internationale"[10]. Cependant, depuis 1929, ils ont tout fait pour discuter avec l'Opposition de Gauche, la reconnaissant comme un courant prolétarien, mais gangrené par l'opportunisme. Cependant, Trotsky a obstinément rejeté tout débat[11], seuls quelques courants comme la Ligue des Communistes Internationalistes de Belgique ou le Groupe Marxiste du Mexique ont accepté le débat qui a conduit à une évolution de leur part et entraîné leur rupture avec le trotskysme[12].
En outre, Nuevo Curso nous dit que ces groupes restés "en marge du regroupement international" "arriveront, mais pas tous, pas complètement et pas toujours sur des positions cohérentes, à un cadre similaire dans la même période". Qu'est-ce qui leur a manqué ? Qu'est-ce qu'ils ont eu d'"incohérent" ? Nuevo Curso ne clarifie rien. Nous allons démontrer, en reprenant un schéma que nous avons fait dans un article intitulé Quelles sont les différences entre la Gauche Communiste et la Quatrième Internationale ?[13], que ces groupes avaient des positions cohérentes avec la fidélité au programme du prolétariat et qu'ils n'étaient en aucun cas "similaires" au bourbier opportuniste de l'Opposition et des groupes de la Quatrième Internationale ayant prétendument "une pratique internationaliste":
Gauche communiste |
Opposition de Gauche |
|
|
Se base sur le premier congrès de l'IC et considère de façon critique les contributions du deuxième. Rejette la plupart des positions des troisième et quatrième congrès. |
Basé sur les 4 premiers congrès sans analyse critique. |
Examine de façon critique ce qui se passe |
Considère la Russie comme un État ouvrier dégénéré qu'il faut soutenir malgré tout. |
La Gauche communiste germano-hollandaise rejette le travail dans les syndicats, et la Gauche communiste italienne parviendra avec Internationalisme (Gauche communiste de France) à la même conclusion que les syndicats sont devenus des organes de l'État mais sur des bases théoriques et historiques plus fermes. |
Préconise le travail dans les syndicats qu'elle considère comme des organes de la classe ouvrière. |
La Gauche communiste germano-hollandaise, Bilan et Internationalisme dénoncent clairement la libération nationale. |
Appuie la libération nationale. |
Dénonce le parlementarisme et la participation aux élections. |
Appuie la participation aux élections et |
Entreprend un travail de Fraction
|
Entreprend un travail d'"opposition" pouvant même conduire à l'entrisme dans les partis sociaux-démocrates. |
Dans les années 1930, et surtout
|
Au milieu de la contre-révolution, Trotsky pense que les conditions pour former le parti sont réunies et, en 1938, fonde la Quatrième Internationale. |
Dénonce la Seconde Guerre mondiale ; |
Invite les travailleurs à choisir leur camp parmi les candidats à la Seconde Guerre mondiale, abandonnant ainsi l'internationalisme. |
Il faut ajouter à la comparaison que précède un point qui nous semble très important pour contribuer réellement a la lutte prolétarienne et avancer vers le parti mondial de la révolution : tandis que la Gauche communiste effectuait un travail organisé, collectif et centralisé, basé sur la fidélité aux principes organisationnels du prolétariat et dans la continuité historique de ses positions de classe, l'Opposition de Gauche se présentait comme un ensemble de personnalités, de cercles et de groupes hétérogènes, seulement unis par le charisme de Trotsky auquel on avait confié "l'élaboration politique".
Pour couronner le tout, Nuevo Curso met la Gauche communiste et les communisateurs (un mouvement moderniste radicalement étranger au marxisme) dans le même sac : "Le soi-disant "communisme de gauche" ("left communism") est un concept qui englobe la Gauche Communiste (en particulier les courants italien et germano-hollandais), les groupes et tendances qui assurent sa continuité (depuis le "conseillisme" jusqu’au "bordiguisme") et les penseurs de la "communisation"". À quoi répond cet amalgame ? Un amalgame qui se conclut en plaçant une photo d'Amadeo Bordiga[14] au milieu de la dénonciation qu'il fait des "communisateurs", ce qui laisse penser que la Gauche communiste leur serait liée ou aurait des positions communes avec eux.
Ainsi, selon Nuevo Curso, les révolutionnaires actuels n'auraient pas à chercher les bases de leur activité dans les groupes de la Gauche communiste (la TCI, le CCI, etc.) mais dans ce qui aurait pu sortir du programme de capitulation au capitalisme élaboré par la IVe Internationale et concrètement, comme nous le verrons ci-dessous, du travail du Munis révolutionnaire. Cependant, de manière confuse et alambiquée, Nuevo Curso laisse entendre, sans le dire clairement, que Munis serait le maillon le plus important d'une prétendue "Gauche communiste espagnole", un courant qui selon Nuevo Curso "fonde le Parti communiste espagnol en 1920 et crée le groupe espagnol de la gauche d'opposition au stalinisme en 1930, puis la Gauche communiste espagnole, participant à la fondation de l'opposition internationale et servant aussi de germe et référence aux communistes en Argentine (1933-43) et Uruguay (1937-43). Elle adopte une position révolutionnaire sur l'insurrection ouvrière du 19 juillet 1936 et est la seule tendance marxiste à participer à l'insurrection révolutionnaire de 1937 à Barcelone. Elle est devenue la section espagnole de la IVe Internationale en 1938 et, à partir de 1943, s'y bat contre le centrisme ; elle a dénoncé sa trahison de l'internationalisme et son éloignement du terrain de classe lors de son deuxième congrès (1948), qui a conduit à la rupture des derniers éléments internationalistes et à la formation, avec les scissionnistes, du "syndicat international des travailleurs".
Avant d'analyser la contribution de Munis, analysons la supposée "continuité" entre 1920 et 1948.
Nous ne pouvons pas entrer maintenant dans une analyse des origines du Parti communiste en Espagne (PCE). À partir 1918, se constituèrent quelques petits noyaux intéressés par les positions de Gorter et Pannekoek, qui finiront par engager des discussions avec le Bureau d'Amsterdam de la Troisième Internationale qui regroupait des groupes de gauche dans la Troisième Internationale. De ces noyaux naquit le premier parti communiste en Espagne, mais ils furent contraints par l'IC de fusionner avec l'aile centriste du PSOE, qui était favorable à l'adhésion à la Troisième Internationale. Dès que possible, nous ferons une étude sur les origines du PCE, mais ce qui est clair, c'est qu'au-delà de quelques idées et d'une combativité incontestable, ces noyaux ne constituaient pas un véritable organe de la Gauche communiste ni ne donnèrent lieu à aucune continuité. Plus tard, des groupes d'opposition de gauche sont apparus et ont même pris le nom de "Gauche communiste d'Espagne", dirigé par Nin. Ce groupe était divisé entre les partisans de la fusion avec le Bloc ouvrier et paysan (un groupe nationaliste catalan lié à l'opposition de droite au stalinisme, une tendance qui en Russie avait Boukharine à sa tête) et ceux qui prônaient l'entrisme au PSOE, séduits par la radicalisation de Largo Caballero (ancien conseiller d'Etat du dictateur Primo de Rivera) qui avait commencé à se faire appeler le "Lénine" espagnol. Munis fait partie de ces derniers, tandis que la majorité, dirigée par Nin, fusionnera avec le Bloc pour former le POUM en 1935. Ainsi, de la "Gauche communiste", ils n'avaient rien d'autre que le nom qu'ils se donnaient pour être "originaux", mais le contenu de leurs positions et de leurs actions était indiscernable de la tendance opportuniste dominante de l'Opposition de gauche..
Quant à l'existence d'une gauche communiste en Uruguay et en Argentine, nous avons étudié les articles publiés par Nuevo Curso pour justifier son existence. En ce qui concerne l'Uruguay, il s'agit de la Ligue bolchévique léniniste qui est l'un des rares groupes du trotskysme à prendre une position internationaliste contre la Seconde Guerre mondiale. C'est très méritoire et nous saluons chaleureusement son attitude comme l'expression d'un effort prolétarien, mais la lecture de l'article de Nuevo Courso montre que ce groupe pouvait à peine mener une activité organisée et se mouvoir dans un environnement politique dominé par l'APRA péruvienne, un parti bourgeois de la tête aux pieds qui flirtait avec l'Internationale communiste déjà dégénérée : "Nous savons que la Ligue rencontrera les "antidefensistas" à Lima en 1942 chez le fondateur de l'APRA, Víctor Raúl Haya de la Torre, pour confirmer les profondes différences qui les séparent. (...) Après l'échec de leur contact "anti-défense", ils subissent pleinement la chasse aux sorcières organisée contre "les trotskystes" par le gouvernement et le Parti communiste. Sans référents internationaux, la IVe ne leur laissant que la possibilité d'abjurer leur critique de la "défense inconditionnelle de l'URSS", le groupe se dissout"[15].
Ce que Nuevo Curso appelle la Gauche communiste argentine est constitué de deux groupes qui fusionneront pour former la Ligue communiste internationaliste et resteront actifs jusqu'en 1937 pour être finalement laminés par l'action des partisans de Trotsky en Argentine. Il est vrai que la Ligue rejette le socialisme dans un seul pays et revendique la révolution socialiste face à la "libération nationale", mais ses arguments s'avèrent très faibles, même si on doit reconnaître le mérite de sa lutte. Dans Nuevo Curso nous trouvons des citations d'un des membres les plus importants du groupe, Gallo qui affirme :
"Que signifie la lutte pour la libération nationale ? Le prolétariat en tant que tel ne représente-t-il pas les intérêts historiques de la Nation en ce sens qu'il tend à libérer toutes les classes sociales par son action et à les dépasser par leur disparition ? Mais pour ce faire, il faut précisément ne pas les confondre avec les intérêts nationaux (qui sont ceux de la bourgeoisie, puisque c'est la classe dirigeante), qui sur le plan intérieur comme extérieur sont fortement contradictoires. Ce mot d'ordre est donc catégoriquement faux (...)pour affirmer notre critère que seule la révolution socialiste peut être l'étape qui correspond aux pays coloniaux et semi-coloniaux. Prisonnier des dogmes de l'Opposition de gauche sur la libération nationale et incapable de les abandonner, le groupe affirme "La IVe Internationale n'admet aucun mot d'ordre de "libération nationale" qui tendrait à subordonner le prolétariat aux classes dirigeantes mais, au contraire, assure que le premier pas de la libération nationale du prolétariat est la lutte contre ces classes""[16]. La confusion est ici terrible, le prolétariat devrait acomplir une oeuvre "libération nationale" prolétarienne, c'est-à-dire qu'il devrait accomplir une tâche propre à la bourgeoisie.
Très tard, en 1948, du tronc pourri de la IVe Internationale, deux tendances prometteuses (les dernières du mouvement trotskyste)[17] vont émerger : celle de Munis et celle de Castoriadis. Dans l'article Castoriadis, Munis et le problème de la rupture avec le trotskysme, nous mettons en évidence la différence entre Castoriadis qui a fini par être un propagandiste convaincu du capitalisme occidental et Munis qui est toujours été fidèle au prolétariat[18].
Cette fidélité est admirable et fait partie des nombreux efforts déployés pour avancer vers une conscience communiste. Cependant, ceci une chose mais il s'agit de considérer sa contribution sous un aspect très différent : le travail de Munis a dans la réalité constitué plus un exemple d'activité individuelle qu'une activité liée à un courant prolétarien authentique et organisé, un apport qui pourrait fournir la base théorique, programmatique et organisationnelle pour continuer jusqu'à aujourd'hui le travail d'une organisations communiste aujourd'hui. Comme nous l'avons montré dans de nombreux articles, Munis en raison de ses origines trotskystes, n'était pas capable de mener à bien cette tâche[19].
Dans un article écrit en 1958, Munis fait une analyse très claire dénonçant les dirigeants américains et anglais de la Quatrième Internationale qui ont honteusement renié l'internationalisme, concluant à juste titre que "la Quatrième Internationale n'a pas de raison d'être historique ; elle est superflue, son fondement même doit être considéré comme une erreur, et sa seule tâche est de suivre, plus ou moins de manière critique, le stalinisme. "[20]. Cependant, il pense qu'elle peut être d'une certaine utilité pour le prolétariat, car il semblerait qu'"elle a un rôle possible à jouer dans les pays dominés par le stalinisme, principalement en Russie. Là-bas, le prestige du trotskysme semble encore énorme. Les procès de Moscou, la gigantesque propagande menée pendant près de quinze ans au nom de la lutte contre le trotskysme, la calomnie incessante à laquelle il a été soumis sous Staline et que ses successeurs soutiennent, contribuent à faire du trotskysme une tendance latente de millions d'hommes. Si demain - et c'est un événement tout à fait possible - la contre-révolution devait céder à une attaque frontale du prolétariat, la Quatrième Internationale pourrait rapidement émerger en Russie comme une organisation très puissante".
Munis répète, en ce qui concerne le trotskysme, le même argument qu'il utilise contre le stalinisme et la social-démocratie : que TOUT PEUT SERVIR LE PROLETARIAT. Pourquoi ? Parce que le stalinisme l'a désigné "ennemi public numéro un", tout comme les partis de droite présentent les sociaux-démocrates et les staliniens comme de dangereux révolutionnaires. Il ajoute un autre argument, tout aussi typique du trotskysme concernant les sociaux-démocrates et les staliniens : "Il y a beaucoup d'ouvriers qui suivent ces partis".
Que les partis de gauche soient rivaux de la droite et vilipendés par elle ne les rend pas pour autant "favorables au prolétariat", et de même leur influence parmi les travailleurs ne justifie pas de les soutenir. Au contraire, ils doivent être dénoncés pour le rôle qu'ils jouent au service du capitalisme. Dire que le trotskysme a abandonné l'internationalisme et ajouter immédiatement qu'"il pourrait encore avoir un rôle possible à jouer en faveur du prolétariat " est une incohérence très dangereuse qui entrave le travail nécessaire de distinction entre les véritables révolutionnaires et les loups capitalistes qui portent la peau d'un agneau "communiste" ou "socialiste". Dans le Manifeste communiste, le troisième chapitre intitulé "Littérature socialiste et communiste" établit clairement la frontière entre le "socialisme réactionnaire" et le "socialisme bourgeois", qu'il considère comme ennemis, et les courants du "socialisme utopique critique" qu'il reconnaît comme faisant partie du camp prolétarien.
L'empreinte trotskyste se retrouve également chez Munis lorsqu'il propose des "revendications de transition" sur le modèle du fameux Programme de transition que Trotsky avait proposé en 1938. C'est quelque chose que nous avons critiqué dans notre article Où va le FOR ?
Dans son "Manifeste pour un second Manifeste communiste", le FOR a estimé qu'il était correct de formuler toutes sortes de revendications transitoires en l'absence de mouvements révolutionnaires du prolétariat. Celles-ci vont de la semaine de 30 heures, la suppression du travail à la pièce et du chronométrage des tâches dans les usines à la "demande de travail pour tous, chômeurs et jeunes" sur le terrain économique. Sur le plan politique, le FOR exige de la bourgeoisie des "droits" et des "libertés" démocratiques : liberté d'expression, de la presse, de réunion ; droit des travailleurs d'élire des délégués permanents d'atelier, d'usine ou professionnels "sans aucune formalités judiciaire ou syndicale". Tout cela s'inscrit dans la logique trotskyste, selon laquelle il suffit de poser les bonnes exigences pour arriver progressivement à la révolution. Pour les trotskystes, toute la question serait de savoir faire preuve de pédagogie envers les ouvriers, qui ne comprennent rien à leurs revendications, de brandir devant eux les carottes les plus appétissantes pour les pousser vers leur "parti"."
Nous voyons ici une vision gradualiste où "le parti dirigeant" administre ses potions miraculeuses pour conduire les masses à la "victoire finale", ce qui ne peut que semer de dangereuses illusions réformistes chez les ouvriers et de ravaler la façade de l'État capitaliste en occultant que ses "libertés démocratiques" sont en réalité un moyen de division, de tromperie et de diversion dans la lutte des ouvriers. Les communistes ne sont pas une force extérieure au prolétariat, armée des compétences de la direction révolutionnaire et donc capable d'orienter les ouvriers dans la bonne direction. Dès 1843, Marx critiquait l'idée que les communistes seraient des espèces de prophètes apportant la rédemption : "Nous ne nous présentons pas au monde en doctrinaires avec un principe nouveau : voici la vérité, à genoux devant elle ! Nous apportons au monde les principes que le monde a lui-même développés en son sein. Nous ne lui disons pas : laisse là tes combats, ce sont des fadaises ; nous allons te crier le vrai mot d'ordre du combat. Nous lui montrons simplement pourquoi il combat exactement, et la conscience de lui-même est une chose qu'il devra acquérir, qu'il le veuille ou non"[21].
Le travail en tant que fraction, que l'Opposition de Gauche a été incapable de concevoir, permet aux révolutionnaires de comprendre l'évolution du rapport de forces entre la bourgeoisie et le prolétariat, de savoir si nous sommes dans une dynamique, qui permet d'avancer vers la formation du parti mondial, ou, au contraire, si nous sommes dans une situation où la bourgeoisie peut imposer sa propre trajectoire à la société, ce qui la mène à la guerre et la barbarie.
Privé de cette boussole, Trotsky croyait que tout se réduisait à la capacité de rassembler une grande masse d'affiliés qui pourraient servir de "direction révolutionnaire". Ainsi, alors que la société mondiale se dirigeait vers les massacres de la Seconde Guerre mondiale ponctués par les massacres d'Abyssinie, la guerre d'Espagne, la guerre sino-japonaise, etc., Trotsky croyait avoir vu le début de la révolution lors des grèves en France de juillet 1936 et la première réaction courageuse des ouvriers espagnols au coup d'État de Franco.
Incapable de rompre avec ce volontarisme, Munis répète la même erreur. Comme nous l'avons écrit dans la deuxième partie de notre article sur Munis et Castoriadis : "Derrière ce refus d'analyser la dimension économique de la décadence du capitalisme se cache un volontarisme non dépassé, dont les fondements théoriques remontent à la lettre annonçant sa rupture avec l'organisation trotskyste en France, le Parti Communiste Internationaliste, où il maintient avec constance la notion de Trotsky, présentée dans les premières lignes du Programme de transition, selon laquelle la crise de l'humanité est la crise de la direction révolutionnaire."
Ainsi Munis écrivait : "Toutes les explications qui essayent de reporter la responsabilité de l'échec de la révolution sur les conditions objectives, le retard idéologique ou les illusions des masses, sur la puissance du stalinisme ou l'attraction illusoire de l'"État ouvrier dégénéré", sont erronées et seulement bonnes à disculper les responsables, à détourner l'attention du véritable problème et obstruer sa solution. Une authentique direction révolutionnaire, étant donné le niveau actuel des conditions objectives pour la prise du pouvoir, doit vaincre tous les obstacles, surmonter toutes les difficultés, triompher de tous ses adversaires"[22].
Ainsi, une "véritable direction révolutionnaire" suffirait à balayer tous les obstacles, tous les adversaires. Le prolétariat n'aurait pas à compter sur son unité, sa solidarité et sa conscience de classe, mais à remettre la "direction révolutionnaire" entre de "bonnes mains". Ce messianisme mène Munis à une conclusion délirante : "La dernière guerre a offert plus de possibilités révolutionnaires que celle de 1914-1918. Pendant des mois, tous les États européens, y compris la Russie, ont paru battus et discrédités, susceptibles d'être vaincus par une offensive prolétarienne. Des millions d'hommes armés aspirant confusément à une solution révolutionnaire (...) le prolétariat, organisé sur une base révolutionnaire, aurait pu lancer une insurrection dans plusieurs pays et la répandre sur tout le continent... Les bolcheviks de 1917 n'ont pas, de loin, joui d'aussi vastes possibilités"[23].
Contrairement à la Première Guerre mondiale, la bourgeoisie s'était consciencieusement préparée en ayant infligé une défaite au prolétariat avant la Seconde Guerre mondiale : massacré en Allemagne et en Russie, enrôlé sous la bannière de "l'antifascisme" dans les États démocratiques, le prolétariat ne put opposer au massacre qu'une faible résistance. Il y a eu le grand choc prolétarien dans le nord de l'Italie en 1943 que les Alliés démocratiques ont laissé le soin aux nazis d'écraser dans le sang[24], quelques grèves et désertions en Allemagne (1943-44) que les Alliés ont tuées dans l'œuf avec les terribles bombardements de Hambourg, Dresde, etc., des bombardements sans aucun objectif militaire mais visant uniquement à terroriser la population civile. De même la Commune de Varsovie (1944) que l'armée russe a laissée aux nazis le soin de l'écraser.
Ce n'est qu'en s'abandonnant aux illusions les plus suicidaires qu'on pourrait penser qu'à la fin de la Seconde Guerre mondiale "le prolétariat, organisé sur une base révolutionnaire, aurait pu lancer une insurrection dans plusieurs pays". Avec de tels fantasmes, on ne peut guère contribuer à la formation d'une organisation prolétarienne.
Un pilier fondamental de l'organisation révolutionnaire est l'ouverture et la volonté de discuter avec les autres courants prolétariens. Nous avons déjà vu comment le Manifeste communiste considère avec respect et esprit de débat les contributions de Babeuf, Blanqui et du socialisme utopique. Pour cette raison, dans la Résolution sur les groupes politiques prolétariens adoptée par notre 2e Congrès international, nous soulignons que "La caractérisation des différentes organisations qui se réclament du socialisme et de la classe ouvrière est de la plus haute importance pour le CCI. Ce n'est nullement une question abstraite ou de simple théorie mais au contraire qui oriente de façon directe l'attitude du Courant à l'égard de ces organisations et donc son intervention face à elles : soit dénonciation en tant qu'organe et émanation du Capital, soit polémique et discussion en vue de tenter de favoriser leur évolution vers une plus grande clarté et rigueur programmatique ou de permettre et impulser en leur sein l'apparition de tendances à la recherche d'une telle clarté"[25].
Contrairement à cette position, Trotsky, comme nous l'avons vu précédemment, a rejeté le débat avec Bilan et s'est plutôt ouvert largement à une soi-disant "gauche de la social-démocratie". Munis a également été affecté par le sectarisme. Notre article en hommage à Munis[26] reconnaît avec satisfaction que "En 1967, il participe, en compagnie de camarades d'"Internacionalismo", à une prise de contact avec le milieu révolutionnaire en Italie. Aussi, à la fin des années 60, avec le resurgissement de la classe ouvrière sur la scène de l'histoire, il sera sur la brèche aux côtés des faibles forces révolutionnaires existantes, dont celles qui vont fonder "Révolution Internationale". Au début des années 70, il reste malheureusement à l'écart de l'effort de discussion et de regroupement qui allait notamment aboutir, en 1975, à la constitution du Courant Communiste International".
Cet effort n'a pas été poursuivi et comme nous le disons dans l'article précité ("Castoriadis, Munis et le problème de la rupture avec le trotskysme, deuxième partie") "le groupe souffrait d'une tendance au sectarisme qui affaiblissait encore sa capacité à survivre".
L'exemple de cette attitude évoqué dans l'hommage est le départ plutôt retentissant de Munis et de son groupe lors de la Deuxième conférence de la Gauche communiste, alléguant leur désaccord avec les autres groupes sur le problème de la crise économique.
Aussi important que cela puisse paraître, un désaccord sur l'analyse de la crise économique ne peut conduire à l'abandon du débat entre révolutionnaires. Un tel débat doit être mené avec la plus grande ténacité, avec l'attitude de "convaincre ou d'être convaincu", mais sans jamais claquer la porte dès les premiers échanges et sans avoir épuisé toutes les possibilités de discussion. Notre article souligne à juste titre qu'une telle attitude affecte quelque chose d'essentiel : la construction d'une organisation solide capable d'assurer la continuité. Le FOR n'a pas survécu à la mort de Munis et a disparu définitivement en 1993, comme indiqué dans l'article sur Munis et Castoriadis : "Aujourd'hui, le FOR n'existe plus. Il a toujours été fortement dépendant du charisme personnel de Munis, qui n'a pas su transmettre une solide tradition d'organisation à la nouvelle génération de militants qui se sont ralliés autour de lui, et qui aurait pu servir de base pour le fonctionnement continu du groupe après la mort de Munis."
De même que le poids négatif de l'héritage trotskyste a empêché Munis de contribuer à la construction de l'organisation, de même l'activité des révolutionnaires n'est pas celle d'une somme d'individus, encore moins celle de leaders charismatiques : elle est basée sur un effort collectif organisé. Comme nous le disons dans notre "Rapport sur le fonctionnement de l'organisation révolutionnaire" de 1982, "La période des chefs illustres et des grands théoriciens est révolue. L'élaboration théorique devient une tâche véritablement collective. À l'image des millions de combattants prolétariens "anonymes", la conscience de l'organisation se développe par l'intégration et le dépassement des consciences individuelles dans une même conscience collective"[27]. Plus profondément, "la classe ouvrière ne fait pas surgir des militants révolutionnaires mais des organisations révolutionnaires : il n’existe pas de rapport direct entre les militants et la classe. Les militants participent au combat de la classe en tant qu'ils deviennent membres et prennent en charge les tâches de l'organisation "[28].
Comme nous l'affirmions dans l'article que nous avons publié à la mort de Munis en 1989 : "malgré les erreurs sérieuses qu'il a pu commettre, Munis est resté jusqu'au bout un militant profondément fidèle au combat de la classe ouvrière. Il était un de ces très rares militants qui ont résisté à la pression de la plus terrible contre-révolution qu'ait subit le prolétariat dans son histoire, alors que beaucoup désertaient le combat militant ou même trahissaient, pour être présent aux côtés de la classe ouvrière lors de la reprise historique de ses combats à la fin des années 1960".
Lénine disait à propos des révolutionnaires, "Après leur mort, on essaie d’en faire des icônes inoffensives, de les canoniser pour ainsi dire, d’entourer leur nom d’une certaine auréole afin de "consoler" les classes opprimées et de les mystifier". Pourquoi Nuevo Curso remplit-il son blog de photos de Munis, publie-t-il certains de ses textes sans le moindre regard critique ? Pourquoi l'élève-t-il au rang d'icône d'une "nouvelle école" ?
Peut-être s'agit-il du culte sentimental d'un ancien combattant prolétarien. Si tel est le cas, il faut dire que c'est une entreprise destinée à créer plus de confusion car ses thèses, transformées en dogmes, ne feront que distiller le pire de ses erreurs. Rappelons-nous l'analyse exacte du Manifeste communiste à l'égard des socialistes utopistes et de ceux qui, plus tard, ont tenté de les justifier : "C'est pourquoi, si, à beaucoup d'égards, les auteurs de ces systèmes étaient des révolutionnaires, les sectes que forment leurs disciples sont toujours réactionnaires, car ces disciples s'obstinent à maintenir les vieilles conceptions de leurs maîtres en face de l'évolution historique du prolétariat.".
Une autre explication possible est que la Gauche communiste authentique est attaquée avec une "doctrine" de spam construite du jour au lendemain en utilisant les matériaux de ce grand révolutionnaire. Si tel est le cas, c'est l'obligation des révolutionnaires de combattre une telle imposture avec le maximum d'énergie.
C.Mir 4-7-19
[1] Dans un article sur la série sur le communisme, "1924-28 : le triomphe du capitalisme d'État stalinien [143]", Revue internationale n° 102, nous avons critiqué l'utilisation du terme "Thermidor", très typique du trotskysme, pour caractériser l'essor et le développement du stalinisme. Le Thermidor de la Révolution française (28 juillet 1794) n'était pas à proprement parler une "contre-révolution" mais une étape nécessaire dans la consolidation du pouvoir bourgeois qui, au-delà d'une série de concessions, ne reviendrait jamais à l'ordre féodal. D'autre part, la montée du stalinisme depuis 1924 signifiait le rétablissement définitif de l'ordre capitaliste, et l'URSS de Staline ne représentait pas, comme Trotsky le pensait toujours à tort, un "terrain socialiste" où "quelques conquêtes d'Octobre" resteraient. C'est une différence fondamentale que Marx a déjà relevée dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte : "Les révolutions bourgeoises, comme celles du 18e siècle, se précipitent rapidement de succès en succès, leurs effets dramatiques se surpassent, les hommes et les choses semblent être pris dans des feux de diamant, l'enthousiasme extatique est l'état permanent de la société, mais elles sont de courte durée. Rapidement, elles atteignent leur point culminant, et un long malaise s'empare de la société avant qu'elle ait appris à s'approprier d'une façon calme et posée les résultats de sa période orageuse ". Le Thermidor était précisément un de ces moments d'"assimilation" des conquêtes politiques de la bourgeoisie, laissant la place aux factions plus modérées de cette classe et plus enclines à faire un pacte avec les forces féodales, qui restaient puissantes.
[2] "La izquierda comunista no fue comunista de izquierda" – La Gauche communiste n'était pas communiste de gauche.
[3] Le trotskysme contre la classe ouvrière [144]. Les erreurs de Trotsky. Le trotskysme, fils de la contre-révolution [145].
[4] En 1926, l'Opposition Unifiée a été formée, réunissant les groupes précédents du Manifeste des 46 avec Zinoviev et Kamenev - ces deux derniers étant des experts en manœuvres et en bureaucratie.
[5] Le trotskysme contre la classe ouvrière [144]. La tactique contre-révolutionnaire des trotskystes. Le trotskysme et la Deuxième Guerre mondiale [146].
[6] Parmi les individus et les petits groupes qui se sont opposé à la trahison des organisations de la IVe Internationale, il faut ajouter le RKD d'Autriche (voir note 16) et le révolutionnaire grec Stinas qui est resté fidèle au prolétariat et a dénoncé le nationalisme et la barbarie de la guerre. Voir Revue internationale n° 72,
[8] Voir par exemple La Gauche communiste et la continuité du marxisme [148] ; Notes pour une histoire de la Gauche communiste [149] (Fraction italienne 1926 - 39), Revue internationale n° 9.
[9] Comme l'écrivait la Gauche communiste de France dans sa revue Internationalisme : "Le trotskysme, loin de favoriser le développement de la pensée révolutionnaire et des organismes (fractions et tendances) qui l'expriment, est un milieu organisé pour le saper. C'est une règle générale valable pour toute organisation politique étrangère au prolétariat, et l'expérience a démontré qu'elle s'applique au stalinisme et au trotskysme. Nous avons connu le trotskysme pendant 15 ans de crise perpétuelle, à travers des divisions et des unifications, suivies d'autres divisions et crises, mais nous ne connaissons pas d'exemples qui ont donné lieu à des tendances révolutionnaires réelles et viables. Le trotskysme ne sécrète pas en lui-même un ferment révolutionnaire. Au contraire, il l'annihile. La condition pour l'existence et le développement d'un ferment révolutionnaire est d'être en dehors du cadre organisationnel et idéologique du trotskysme".
[10] Voir par exemple dans Bilan numéro 1, 1933, organe de la Fraction italienne de la Gauche communiste, l'article "Vers l'internationale 2 et 3/4", qui critique la perspective de Trotsky d'aller vers la formation d'une Quatrième Internationale.
[11] Voir par exemple en Espagnol Trotsky y la Izquierda italiana [150]– Trotsky et la Gauche communiste italienne (Textos de la Izquierda comunista de los años 30 sobre el trotskismo – Textes de la Gauche communiste dans les années 1930).
[12] Voir par exemple Textes de la Gauche Mexicaine (1937-38) [151], Revue internationale n° 10.
[13] Voir en Espagnol ¿Cuales son las diferencias entre la Izquierda Comunista y la IVª Internacional? [152] – Quelles sont les différences entre la Gauche communiste et la IVe internationale ?
[14] Né en 1889 et mort en 1970, il fut l'un des fondateurs du Parti Communiste d'Italie et apporta une contribution importante aux positions de la gauche communiste, surtout jusqu'en 1926.
[15] "¿Hubo izquierda comunista en Uruguay y Chile?" - Y a-t-il eu une Gauche communiste en Uruguay et au Chili ?
[16] "La "Izquierda comunista argentina" y el internacionalismo" - La Gauche communiste argentine et l'internationalisme.
[17] Une troisième tendance doit être ajoutée : le RKD autrichien, qui s'est détaché du trotskysme en 1945. Internationalisme a discuté sérieusement avec eux, mais ils ont fini par sombrer dans l'anarchisme.
[18] Le communisme est à l'ordre du jour de l'histoire : Castoriadis, Munis et le problème de la rupture avec le trotskisme [134] I et II [153]. Revue internationale n° 161 et 162.
[19] En 1948-1949, Munis discuta beaucoup avec le camarade MC, membre du GCF ; et c'est à cette époque que sa rupture définitive avec le trotskysme se concrétisa.
[20] À la mémoire de Munis, un militant de la classe ouvrière [132] ; Revue internationale n° 58. Polémique : où va le F.O.R. ? ("Ferment Ouvrier Révolutionnaire") [133] Revue internationale n° 52). Les confusions du « Fomento Obrero Revolucionario » sur Russie 1917 et Espagne 1936 [136] ; Revue internationale n° 25. Crítica del libro jalones de derrota promesas de victoria [135] – Critique du libre Jalons d'une défaite promesses de victoire.
[21] Marx. "Lettres à Arnold Ruge".
[22] Lettre ouverte au Parti Communiste Internationaliste [154]. Natalia Trotsky, Benjamin Péret, Grandizo Munis. Ajoutons, à titre d'exemple de ce volontarisme aveugle et dans un contexte de défaite, l'expérience tragique de Munis lui-même. En 1951, un boycott des tramways a eu lieu à Barcelone. C'était une réaction très combative de la part des travailleurs dans la nuit noire de la dictature franquiste. Munis s'y installe dans l'espoir de "promouvoir la révolution", sans comprendre le rapport de forces entre les classes. Internationalisme et MC lui déconseillent cette aventure. Cependant, rien n'y fait et il est arrêté, passant 7 ans dans les prisons de Franco. Nous apprécions la combativité du militant et nous sommes solidaires avec lui ; cependant, la lutte révolutionnaire exige une analyse consciente et non un simple volontarisme ou, pire encore, un messianisme, croyant qu'en étant "présents" parmi elles, les masses pourront atteindre la "Nouvelle Jérusalem".
[23] Article de Munis : La IVª Internacional [155]
[24] La lutte de classe contre la guerre impérialiste : Les luttes ouvrières en Italie 1943 [156]. Revue Internationale n° 75
[25] Les groupes politiques prolétariens [157]. Revue internationale n° 11.
[27] Rapport sur la fonction de l'organisation révolutionnaire [158]. Revue internationale n° 29.
[28] Rapport sur la structure et le fonctionnement des organisations révolutionnaires [49]. Revue internationale n° 33. Point 12.
Il y a 150 ans, au début des années 1860, le mouvement ouvrier international en était encore à ses débuts et ses différentes composantes n’avaient pas encore acquis beaucoup d’expérience dans la création et la défense d’organisations politiques. Suite à la vague de répression qui a suivi les luttes de 1848, de nombreux membres de la Ligue des communistes ont dû s’exiler ou être traduits en justice, comme lors du procès contre les communistes à Cologne en 1852.
En Allemagne, au début des années 1860, il n’y avait pas d’organisation politique indépendante de la classe ouvrière. Dans beaucoup de villes, il y avait des Arbeiterbildungsvereine (clubs d’éducation ouvrière), mais pas encore d’organisation politique prolétarienne avec une démarcation politique claire de la bourgeoisie. Le débat pour déterminer si la classe ouvrière pouvait encore soutenir certaines fractions de la bourgeoisie dans sa lutte pour l’unification nationale ou si l’antagonisme de classe avec la bourgeoisie devait être la question centrale était en plein développement. Dans ce contexte, où la bourgeoisie n’avait pas encore réussi à se débarrasser des chaînes de l’aristocratie et des Junkers, où le capital allemand n’avait pas encore réussi à s’unifier en tant que capital national, des tentatives furent menées pour forger le premier parti politique de la classe ouvrière.
En même temps, la classe ouvrière en Allemagne allait être confrontée à l’un des défis politiques les plus difficiles : celui de faire face aux activités des aventuriers politiques. Bien qu’il n’y ait pas qu’un seul profil de ce type d’individu, leur trait commun est qu’ils utilisent les organisations politiques, non pas pour renforcer la lutte de la classe ouvrière, mais plutôt pour les mettre à leur service, en s’appuyant sur elles pour favoriser leurs ambitions personnelles. Le plus grand défi est de démasquer les aventuriers, car ils n’agissent pas au grand jour et n’affichent pas leurs propres intentions en public. Au contraire, ils ont tendance à avoir une grande habileté à mobiliser un grand nombre de sympathisants derrière eux, ce qui rend la tâche de démasquer de telles figures “très estimées” beaucoup plus difficile.
Comme nous allons le montrer, la véritable nature de l’aventurier Lassalle n’a jamais été complètement démasquée de son vivant. Bien que le vrai visage de l’aventurier Schweitzer ait été dévoilé pour la première fois lors d’une conférence du parti au printemps 1869 à Wuppertal, l’effort pour le démasquer n’a pas vraiment réussi. Ce n’est que quelques années plus tard que la classe ouvrière a réussi, grâce aux efforts du Conseil général de la Première Internationale, à révéler les activités d’un autre aventurier, Mikhaïl Bakounine, au Congrès de La Haye. Les cas de Lassalle, Schweitzer, Bakounine montrent que la classe ouvrière et ses organisations politiques ont été confrontées dès le début aux activités des aventuriers politiques.
Dans cet article, nous traiterons des cas de Lassalle et de Schweitzer. Dans des articles précédents, nous avons déjà donné un compte rendu détaillé de la lutte contre l’aventurisme de Bakounine. (1)
En 1862, à Leipzig, les travailleurs d’une association appelée Vorwärts (En avant) proposèrent la préparation d’un congrès général des travailleurs. En janvier 1863, ces protagonistes de Leipzig contactèrent Ferdinand Lassalle. (2) Dans plusieurs conférences, Lassalle avait parlé de façon critique contre la bourgeoisie dans sa querelle avec les Junkers et, en même temps, il avait souligné l’importance de la classe ouvrière pour le progrès historique. Lassalle, cependant, se détachait des visions communistes exposées une bonne douzaine d’années plus tôt dans le Manifeste communiste.
La proposition que Lassalle écrive le programme de l’Association générale des travailleurs allemands (ADAV), finalement fondée à Leipzig le 23 mai 1863, s’adressait à un homme désireux depuis des années de jouer un rôle éminent dans la vie politique en Allemagne. Le fait que la direction ait été confiée à une personne qui, à part une brève activité durant les luttes de 1848, n’avait jamais participé à une organisation prolétarienne et qui ne pouvait représenter la continuité avec la Ligue des communistes, un homme qui s’était auparavant vu refuser l’admission à cette même Ligue et qui devait maintenant agir comme “sauveur” de fait “extérieur”, revendiquant immédiatement un rôle de grand leader, reflétait l’état du mouvement ouvrier à cette époque.
À l’âge de 20 ans, Lassalle avait rencontré Sophie Gräfin von Hatzfeldt, qui était alors deux fois plus âgée que lui. Afin de “la libérer” du mariage forcé avec son mari, Lassalle prit sa défense en tant qu’avocat. Il a non seulement réussi à gagner la cause de la comtesse, mais il a aussi fait une fortune extraordinaire, car la comtesse l’a financé et est devenue son alliée politique. (3) En même temps, en tant que membre de la noblesse, la comtesse entretenait des relations avec diverses parties de la classe dirigeante. En 1856 et 1857, Lassalle vécut dans sa maison à Düsseldorf et en 1858, il déménagea avec elle à Berlin. (4)
Encouragé par le succès du procès Hatzfeldt et motivé par son ambition de faire carrière, il s’est plaint dès le milieu des années 1850 de l’ “étroitesse de la province” de Düsseldorf, ville natale de la Comtesse. En mai 1855, il demanda au préfet de police de Berlin l’autorisation nécessaire pour déménager de Düsseldorf et se réinstaller à Berlin. (5) Au cours du même mois, il rédigea lui-un “rapport d’informateur sur lui-même”, destiné à être remis entre les mains du chef de la police de Berlin, Hinkeldey. Gustav Mayer a souligné “le vice, fourbe et sournois, la vilenie sophistiquée, la fourberie crapuleuse qui ont été utilisées” pour convaincre et impressionner le préfet de police de l’importance que revêtait sa propre personne. Lassalle se vantait d’être si fortement estimé par les ouvriers de Düsseldorf, qu’ “ils semblent considérer Lassalle comme leur patron et s’il quittait la province nord-rhénane, ils le verraient comme une injustice envers eux et leur relation commune ; ils n’ont pas rompu avec lui, mais comme l’a montré la conversation, ont menacé très énergiquement de rompre avec lui”. À propos du lieu de résidence des anciens rédacteurs en chef du Neue Rheinische Zeitung (y compris Marx) après la répression qui suivit 1848, il se vantait dans son “Spitzelbericht” (rapport de mouchard) de connaître le domicile de Marx : “J’ai fait semblant de supposer qu’ils avaient émigré en Amérique, mais Lassalle m’a dit qu’ils vivaient à Londres et qu’il était apparemment bien informé sur leurs conditions de vie”. Afin d’accroître encore l’intérêt du chef de la police, il se flattait de savoir qu’ “il s’ensuit donc en toute certitude que Lassalle doit être en correspondance continue et ininterrompue avec ces gens à Londres, au moins avec Marx”. Sachant à quel point la police était intéressée à obtenir des informations sur les réseaux de correspondance entre Marx et ses compagnons de combat, il écrit : “J’ai déjà mentionné que Lassalle doit correspondre avec Londres, au moins avec Marx. Je dois ajouter qu’il semble probable (comme je l’ai conclu d’une déclaration) qu’il semble recevoir ces lettres avec un faux nom d’expéditeur”.
Pour appâter le chef de la police avec de nouvelles informations plus croustillantes encore, Lassalle ajoutait : “La raison principale qui le pousse à ce déménagement est la monotonie de la vie à Düsseldorf qui lui est devenue insupportable. À cela s’ajoute une certaine tendance au plaisir et surtout aux distractions avec les femmes qui, malgré son grand amour du travail et sa persévérance, ne s’exprime pas moins fortement dans son tempérament, tendance qu’il ne peut satisfaire à Düsseldorf mais qu’il espère pouvoir satisfaire bien plus à Berlin. Il a répété le motif de son souhait de déménagement à Berlin. (…) Même s’il n’y avait pas eu l’influence de la Comtesse pour le pousser à quitter la province, il y avait principalement sa grande inclination déjà décrite pour le plaisir et le divertissement sensuel et l’insupportable monotonie de sa vie à Düsseldorf qui auraient été pour lui des facteurs décisifs…” Il se décrivait lui-même comme “très ambitieux et de caractère vaniteux”.
Toujours afin d’impressionner la police (et les forces politiques derrière elle), Lassalle se faisait mousser ainsi : “Puisque je considère Lassalle comme l’un des représentants de la démocratie les plus remarquables intellectuellement et doté d’une énergie exceptionnelle, à mon avis, cet homme très dangereux n’est jamais suffisamment surveillé d’assez près…” Lassalle ajoute un autre élément intéressant pour la police : l’auteur de la lettre, c’est-à-dire le mystérieux informateur, a la perspective de pouvoir travailler comme secrétaire de Lassalle. “J’ai déjà gagné dans une large mesure sa confiance. J’ai acquis cela, en partie grâce à une utilisation de sa grande vanité. (…) Dans quelque temps, au poste de secrétaire, je serai devenu non seulement le confident de ses pensées les plus secrètes, mais je serai aussi devenu complètement indispensable pour lui”. Prêt à livrer à la police ceux qui cherchaient à renverser le régime (Lassalle et ses amis), Lassalle termine ainsi son rapport d’espion : “Je n’aurai aucune difficulté, légitimé par ma position auprès de Lassalle et son amitié, à me faire connaître de tous les autres membres plus ou moins éminents de la démocratie et à enquêter sur leurs affaires depuis le début ; en un mot, je le remettrai donc, lui et ses associés, entre les mains des autorités, de telle manière qu’il ne dépendra que de leur propre discrétion de détruire ces incorrigibles partisans de la défaite, quand cela leur semblera opportun”. (6)
Ce rapport d’espion sur lui-même, qui n’a été retrouvé dans ses archives qu’après sa mort, met en lumière ses activités d’aventurier dans les rangs du mouvement ouvrier allemand.
Nous avons ici un premier trait des aventuriers. Contrairement aux combattants sincères qui se joignent de manière désintéressée à une organisation révolutionnaire pour aider la classe ouvrière à remplir son rôle historique, les aventuriers ne rejoignent des organisations révolutionnaires que pour remplir leur “propre mission historique”. Ils veulent mettre le mouvement à leur service et cherchent constamment à être reconnus à cette fin. Le rapport d’espion de Lassalle sur lui-même n’est rien d’autre qu’un “spectacle publicitaire” pour mettre en valeur ses capacités prétendument exceptionnelles. Par conséquent, les organisations prolétariennes ne leur servent que de tremplin pour leur carrière tant au sein de l’organisation prolétarienne elle-même que dans les rangs des dirigeants. Convaincus que leurs capacités sont plus grandes que celles qui leur sont reconnues, ils cherchent une reconnaissance tant au sein du mouvement ouvrier que dans la sphère dirigeante.
Mettre en avant ou dissimuler leurs revendications de leadership…
Lors de la fondation de l’ADAV en mai 1863, Lassalle réussit à se faire désigner comme président pour cinq ans, avec un pouvoir quasi-dictatorial sur les sections locales. Lassalle insista auprès de l’ADAV sur le fait qu’il ne voulait y participer que s’il était invité directement à prendre le rôle principal. En d’autres termes, au lieu de se joindre à une lutte collective, il a immédiatement revendiqué la direction de l’organisation.
Nous avons ici un autre trait distinctif, que l’on retrouve souvent chez les aventuriers. Non seulement ils aspirent à assumer un rôle de leader dans une organisation, mais ils revendiquent souvent directement une autorité spécifique (et même s’ils ne l’obtiennent pas d’un mandat, ils aspirent pour eux-mêmes à une autorité arbitraire et indépendante). Comme s’il avait été couronné empereur, il déclarait : “Je suis en mesure de répondre positivement aux exigences du poste que vous m’offrez, et je me déclare donc prêt à répondre à votre demande et à prendre la direction du mouvement ouvrier”. (7) Les sections locales de l’association n’avaient aucun droit, elles n’exécutaient que les ordres du chef.
Il s’agissait d’un grand pas en arrière par rapport à la Ligue des communistes qui était une organisation centralisée, qui avait établi un comité central élu par le congrès et des responsables de district qui garantissaient un fonctionnement collectif, et où les assemblées locales avaient un pouvoir décisionnel. À cet égard, Lassalle a réussi à faire tourner la roue de l’histoire à l’envers avec un “rôle de leader” taillé à sa mesure.
Bebel a écrit dans son autobiographie : “Lassalle n’était pas satisfait des applaudissements des masses, il attachait une grande importance à avoir à ses côtés des hommes de prestige et d’influence du camp bourgeois, et il se donnait beaucoup de mal pour les gagner”. (8) Alors que le pouvoir en Prusse et dans d’autres parties de l’Allemagne envoyait ses agents pour surveiller le mouvement ouvrier naissant et chercher d’éventuelles forces “coopératives” à attirer du côté de Bismarck, au même moment Lassalle, comme son rapport d’espion le révèle sans équivoque, avait lui-même déployé ses antennes pour capter l’oreille de Bismarck.
Deux semaines avant la fondation de l’ADAV, le 23 mai 1863, Lassalle commence un échange de lettres avec Bismarck. Bismarck, qui voulait unir l’Allemagne “par le sang et par le fer”, invita Lassalle à un entretien. Dans une série de quatre discussions, Lassalle a non seulement essayé de donner des conseils à Bismarck, mais a également fait des suggestions concrètes pour une collaboration.
Lassalle dit à Bismarck, qui était le bras droit du roi de Prusse, que la classe ouvrière “se sent instinctivement encline à accepter la dictature”. (9) Les ouvriers reconnaîtraient la monarchie comme un “vecteur naturel de la dictature sociale”, si la monarchie devait se transformer d’une “royauté des classes privilégiées en une royauté populaire, sociale et révolutionnaire”. Du point de vue de Lassalle, la monarchie prussienne était capable de devenir une royauté sociale. Ce fut le sujet de la première conversation avec Bismarck. Dans un autre entretien, le suffrage universel et les campagnes contre les factions de la bourgeoisie hostiles à Bismarck ont été discutées. Parce que la police de Düsseldorf avait pris des mesures contre les écrits de Lassalle au moment de la troisième entrevue, le 23 octobre 1863, Bismarck proposa à Lassalle de placer ses œuvres sous sa protection. À cet effet, Bismarck voulut adresser aux procureurs une circulaire interdisant la confiscation des œuvres de Lassalle. Lassalle répondit à Bismarck qu’il était contre cette offre. Il pensait que des mesures répressives à son encontre renforceraient sa crédibilité, alors que si ses écrits étaient “épargnés” par la répression, sa crédibilité en souffrirait. Au cours de cette troisième discussion, la possibilité et la nécessité d’un bloc électoral entre les conservateurs et l’ADAV furent également discutées. Le 12 janvier 1864, à la réunion suivante, Lassalle offrit une coopération politique directe dans la réforme de la loi électorale pour laquelle il voulut formuler un projet. Lassalle dit à Bismarck qu’il craignait la révolution, cette “voie sombre et sinistre”. Pour l’éviter, il proposa à Bismarck d’introduire immédiatement le suffrage universel afin de ne pas être confronté à un assaut révolutionnaire. Puisque, du point de vue de Lassalle, la bourgeoisie allemande était incapable d’une révolution, le parti ouvrier devait donner l’impulsion, et Bismarck devait inciter le roi à effectuer ce revirement. Enfin, Lassalle offrit son soutien à la Prusse dans la guerre contre le Danemark (y compris l’annexion du Schleswig-Holstein) si Bismarck modifiait la loi électorale.
Quand Wilhelm Liebknecht mit Lassalle en garde contre Bismarck, Lassalle lui répondit : “Bah, je mange des cerises avec Herr von Bismarck, mais c’est lui qui a les noyaux”. (10) En septembre 1878, lorsque Bebel interpella Bismarck au Reichstag, au moment des lois anti-socialistes, à propos de ses contacts avec Lassalle, Bismarck lui répondit que “Lassalle l’avait extraordinairement attiré, il avait été l’une des personnes les plus spirituelles et aimables avec lesquelles il avait été en contact. Il n’avait pas non plus été républicain : l’idée à laquelle Lassalle aspirait avait été l’empire allemand. En cela, ils avaient eu des points d’accord. Lassalle avait été très ambitieux”. (11) Lassalle avoua à Hélène von Dönniges, ce que Bebel découvrit plus tard lors d’une conversation avec elle, que Bismarck et Lassalle pensaient tous deux qu’ils étaient trop intelligents pour se piéger mutuellement. (12)
Lassalle, à sa manière de mégalomane, raconte ses rencontres avec les dirigeants du mouvement national italien après son voyage en Italie et déclare avec grandiloquence qu’il vient d’ “empêcher l’intervention de la Prusse avec son “petit livre sur la guerre italienne” et qu’il a, en fait, orienté de façon déterminante l’histoire de ces trois dernières années”. (Nous reviendrons là-dessus plus loin). En ce sens, un aventurier n’est pas la même chose qu’un agent de police ou un mouchard, qui vend ses informations. Les aventuriers n’ont pas besoin d’être corrompus pour servir un régime. Pour eux, le désir de “gloire”, de “reconnaissance”, c’est-à-dire des facteurs psychologiques, sont d’une certaine façon des motivations plus puissantes que de simples “compensations” matérielles.
Après que Lassalle fut élu à la présidence de l’ADAV en mai 1863, il présenta souvent l’orientation programmatique de l’ADAV de manière complètement différente en fonction de ses interlocuteurs. Cette duplicité est une autre caractéristique des aventuriers (ne pas jouer “cartes sur table” et ne pas entrer sur le ring ouvertement). Tandis que Marx et Engels, par exemple, écrivaient beaucoup de polémiques, Lassalle évitait le débat et changeait de veste en fonction des auditeurs.
Lassalle n’avait pas vraiment foi dans la force de la classe ouvrière (qui, selon lui, devait encore se développer), mais voulait rallier le plus grand nombre possible de personnalités du camp de la classe dirigeante à la cause de l’ADAV, car, à son avis, ces gens-là étaient appelés à libérer la classe ouvrière de ses chaînes. C’est ainsi que Lassalle essaya de gagner Johann Karl Rodbertus, un représentant du soi-disant socialisme d’État. Rodbertus soutenait que les “amis de la question sociale”, c’est-à-dire les conservateurs et la bourgeoisie, pouvaient aussi adhérer à l’association. Lassalle a écrit à Rodbertus : “Plus de bons membres bourgeois rejoignent l’association, mieux c’est”. (13)
Parce qu’il ne s’intéressait pas tant à la libération de la classe ouvrière qu’à la promotion du mouvement démocratique général, il plaidait aussi pour l’admission des libéraux et des conservateurs dans l’ADAV. Il s’opposait donc à la conception d’un parti politique ouvrier indépendant. En même temps, tous ceux qui le souhaitaient devaient pouvoir devenir membre et adhérer immédiatement. En conséquence, l’ADAV a été inondé de bourgeois et de petits-bourgeois. Ici aussi, il s’agissait d’un recul par rapport à la Ligue des communistes, dont l’adhésion était fondée sur la défense des principes d’organisation inscrits dans ses statuts.
Lassalle plaida la cause de l’État auprès des travailleurs en faisant miroiter que celui-ci “pouvait les approvisionner en capitaux par le biais du crédit, afin qu’ils puissent entrer dans une concurrence libre et égale avec le capital”. Lassalle n’a même pas pensé à la destruction de l’État prussien, mais espérait l’intervention socialiste de l’État prussien ! Il a suscité l’espoir qu’avec l’aide de l’État existant, s’ouvrirait une voie pacifique vers le socialisme. (14)
Selon Lassalle, dans la société capitaliste les travailleurs ne pouvaient recevoir un salaire supérieur au minimum nécessaire pour maintenir et reconstituer leur force de travail. Sur cette base, il s’opposa aux luttes ouvrières pour les revendications, aux grèves contre les licenciements et rejeta la nécessité d’organisation de la classe en syndicats. Bref, l’ADAV devait être une secte.
Au lieu de cela, les travailleurs devaient être élevés au statut d’entrepreneurs. L’État devait prêter de l’argent, construire et financer des coopératives de consommateurs.
Bien que Lassalle prétendait connaître à fond le Manifeste communiste, il n’a jamais été marxiste. Bien qu’il ait connu Marx, et plus tard Engels, après 1848, il leur envoya une nombreuse correspondance. Mais bien que Marx ait passé quelques jours dans son appartement de Berlin en 1862, lui et Engels furent en conflit assez rapidement avec Lassalle. Les raisons : les divergences politiques profondes (par exemple, sur la question du soutien à la Prusse, l’exigence de l’introduction du droit de vote et bien d’autres) ainsi que son comportement. Marx écrivit dans une lettre à Engels, le 30 juillet 1862 [159], après que Lassalle lui rendit visite ainsi qu’à sa famille à Londres : “Le séjour à Zurich (avec Rüstow, Herwegh, etc.) et son voyage ultérieur en Italie, puis son “Herr Julian Schmidt” (15), etc. lui ont complètement tourné la tête. Il est maintenant non seulement le plus grand érudit, le penseur le plus profond, le chercheur le plus brillant, etc., mais en même temps un Don Juan et un “révolutionnaire” cardinal de Richelieu. (…) En grand secret, il nous a confié à ma femme et à moi, qu’il avait conseillé à Garibaldi de ne pas faire de Rome la cible de l’attaque, mais d’aller à Naples, de se faire proclamer dictateur (sans que le roi Victor Emmanuel en soit blessé), d’appeler l’Armée populaire à faire campagne contre l’Autriche. (…) Comme levier d’action : l’influence politique de Lassalle et de sa plume à Berlin. Et de mettre Rüstow à la tête d’un corps expéditionnaire allemand avec la participation de Garibaldi lui-même. D’ailleurs, Bonaparte aurait été paralysé par ce “coup d’État” lassallien. Il était maintenant aussi avec Mazzini, et “lui aussi” approuvait et “admirait” son plan. Il s’est présenté à ces gens comme un “représentant de la classe ouvrière révolutionnaire allemande” et Itzig (16) s’est attribué (littéralement !) le mérite d’une connaissance qui “empêchait l’intervention de la Prusse” grâce à sa brochure sur la guerre d’Italie qui, en fait “aurait permis de servir de guide à l’histoire de ces trois dernières années”. Lassalle était très en colère contre moi et ma femme parce que nous nous moquions de ses plans, le taquinions en le traitant de “bonapartiste éclairé”, etc. Il s’est courroucé, s’est vexé, a fait des bonds et s’est finalement profondément convaincu que j’étais décidément trop “abstrait” pour pouvoir comprendre la politique”.
Ces déclarations de Marx sur le personnage, l’autoportrait, la mégalomanie et l’ensemble de son comportement montrent à quel point Marx était scandalisé par Lassalle. Quand Marx et Engels ont partagé leurs impressions sur son comportement, ils ne savaient rien de ses contacts et de son alliance avec Bismarck. Jenny Marx, l’épouse de Marx, a écrit sur Lassalle après sa visite chez eux en 1861. Elle se moque aussi de la façon qu’à Lassalle de se présenter : “Il était presque submergé par le fardeau de la célébrité qu’il a gagné en tant qu’érudit, penseur, poète et homme politique. Une couronne de lauriers frais reposait encore sur son front olympien et sur sa tête bouclée et ses cheveux gominés pour masquer leur rigidité. Il venait de terminer victorieusement sa campagne d’Italie (grâce à un nouveau coup d’État politique déclenché par de grands hommes d’action). Son esprit était agité de grandes batailles intérieures. Il n’était pas encore entré dans certains domaines de la science. Il y avait l’égyptologie, qu’il n’avait pas encore explorée à fond. Il se demandait : “devrais-je étonner le monde en tant qu’égyptologue, ou devrais-je montrer ma connaissance universelle en tant qu’homme d’action, en tant que politicien, en tant que combattant ou en tant que stratège militaire ?” (17)
Ce que Marx pensait des positions programmatiques de Lassalle et de son comportement est également précisé par une lettre qu’il envoya à Engels le 9 avril 1863 : “D’autre part, avant-hier, il m’a envoyé sa “Lettre ouverte de réponse” au Comité central ouvrier pour le Congrès ouvrier de Leipzig. Il s’est comporté (se vantant en lançant les phrases qu’il avait copiées de nos écrits) comme un futur dictateur ouvrier”. Marx avait, d’ailleurs, reconnu dans une lettre à Engels le 28 janvier 1863 que le fameux “Programme Ouvrier” n’était qu’une mauvaise vulgarisation du Manifeste Communiste.
Après que Marx et Engels eurent pris connaissance des négociations entre Lassalle et Bismarck, Marx écrivit à Engels : “D’ailleurs, puisque nous savons maintenant qu’Itzig [Lassalle] (ce qui ne nous était nullement connu jusqu’ici) voulait “offrir” le Parti ouvrier à Bismarck pour se faire connaître comme le “Richelieu du prolétariat”, je n’aurai maintenant aucune retenue pour indiquer suffisamment clairement dans la préface de mon livre qu’il est un simple perroquet et un vulgaire plagiaire”. Dans cette préface de la première édition du Capital, Marx a jugé nécessaire de rappeler la méthode avec laquelle Lassalle avait “emprunté” des idées à ses écrits sans en citer la source… (18)
Déjà à l’époque, ils considéraient les discours et les écrits de Lassalle comme “royalistes et totalement abjects”. (19) Marx écrivit à Kugelmann : “Cher ami, j’ai reçu hier votre lettre très intéressante et je vais maintenant répondre aux différents points. Permettez-moi tout d’abord d’expliquer brièvement ma relation avec Lassalle. Au cours de son agitation politique, notre relation a été suspendue : 1. à cause de sa tendance à louer sa propre réputation et sa négligence, alors qu’en même temps il était le plagiaire le plus éhonté de mes textes, etc. ; 2. parce que j’ai condamné sa tactique politique ; 3. parce que je lui avais déjà expliqué en détails avant le début de son activité, ici à Londres, et que j’avais prouvé que l’intervention socialiste immédiate de l’État prussien n’avait aucun sens”. (20) “Dès qu’il fut persuadé à Londres (fin 1862) qu’il ne pouvait pas jouer son jeu avec moi, il a décidé contre moi et le vieux parti de se faire passer pour un “dictateur ouvrier”. (21) “Ce type travaille maintenant uniquement au service de Bismarck…”
Lassalle a, en fait, entravé la diffusion des positions de Marx et Engels parmi les travailleurs et a tenté de les isoler de la classe ouvrière en Allemagne. Il s’est présenté comme le véritable “génie” en plus d’essayer de retarder et d’entraver la publication et la diffusion des textes de Marx et Engels, entre autres choses afin de diffuser ses propres positions qui s’écartaient souvent des leurs, ou qui leur étaient diamétralement opposées. Ou bien Lassalle publiait des textes qui n’étaient souvent qu’un plagiat des articles de Marx et Engels, sans toutefois en citer les sources. Marx a écrit un article là-dessus intitulé “Plagiat”.
Lassalle se présentait comme un “vrai connaisseur” des conditions de vie de la classe ouvrière et de la situation en Allemagne, alors que Marx et Engels vivaient à l’étranger et n’auraient pu avoir les connaissances nécessaires.
Dans sa correspondance avec Marx, Lassalle défend l’agent de Bonaparte, Karl Vogt. Il conseilla à Marx de ne pas engager d’action publique contre Vogt, de ne pas “remuer” l’affaire, car cela serait mal accueilli par le “public” allemand. Marx avait passé une année entière en 1860 à écrire une réponse au livre de Karl Vogt, Mon procès contre l’Allgemeine Zeitung, dans lequel ce dernier souille d’immondes calomnies les activités politiques de Marx et de ses camarades. “J’écrirai une brochure dès que j’aurai son texte diffamatoire (celui de Karl Vogt). Mais en même temps j’explique dans la préface que je n’en ai rien à foutre du jugement de votre “public allemand”. (22) Lorsque l’œuvre de Marx, Herr Vogt, fut publiée, Lassalle ne fit rien pour promouvoir sa diffusion en Allemagne. La presse bourgeoise était soucieuse de passer sous silence l’écrit de Marx. Le président de l’ADAV, pour sa part, sabota la lutte défensive de Marx.
À la fin de 1863, début 1864, la résistance s’était développée contre les positions de Lassalle, en particulier contre ses positions en faveur de la monarchie prussienne. Le 11 avril 1864, il appela ouvertement au soutien de la monarchie. Wilhelm Liebknecht, qui s’était installé à Berlin en juillet 1862 après son exil à Londres, fut l’un des premiers à s’opposer fortement à Lassalle. Marx mis en garde Liebknecht contre ses apparitions publiques aux côtés de Lassalle et lui conseilla de ne pas entrer dans des relations étroites avec lui. Liebknecht répondit : “Dans l’association de Lassalle [l’ADAV], quelque chose fermente. Si Lassalle n’abandonne pas l’attitude dictatoriale et son flirt avec la réaction, il y aura un scandale”. Dans la même lettre, Liebknecht disait : “Il joue un jeu si complexe qu’il ne pourra bientôt plus trouver d’issue”.
Avec d’autres forces comme Julius Vahlteich, le secrétaire de l’ADAV, ils ont tenté de libérer l’ADAV des griffes de son président dictatorial. Lorsque Lassalle a remarqué cette résistance et qu’il a senti qu’il allait bientôt devoir répondre devant l’organisation et donc devoir s’exposer à une demande d’explication publique, il chercha un moyen de quitter le mouvement ouvrier. Ses dernières lettres rendent claire cette recherche d’une “sortie”. Mais la mort subite de Lassalle mit un terme inattendu à ses activités.
Le 31 août 1864, il fut grièvement blessé lors d’un duel pour une femme et mourut trois jours plus tard de ses blessures. (23) Avant sa mort, Lassalle avait rédigé un testament en tant que président de l’ADAV dans lequel il avait choisi Bernhard Becker comme successeur à la présidence, qui, avec l’aide de la comtesse Hatzfeldt, mit tout en œuvre pour s’emparer de la présidence et se mit rapidement à proférer les insultes les plus infâmes à l’encontre du “Parti de Marx”.
Afin de préserver l’existence sectaire de l’ADAV, le successeur de Becker lutta contre l’affiliation à la Première Internationale, fondée entre-temps à Londres, le 28 septembre 1864, presque un mois après la mort de Lassalle.
Nous ne pouvons pas entrer ici dans les détails sur l’importance de la formation de la Première Internationale. Cependant, bien que sa fondation ait été un énorme pas en avant pour l’ensemble du mouvement ouvrier, les forces autour de Lassalle n’ont nullement contribué à la participation des travailleurs en Allemagne à sa formation, ni placé leurs efforts dans la perspective de la construction de la Première Internationale.
Lassalle s’assura un revenu financier par l’intermédiaire de la comtesse en remportant son procès en tant qu’avocat… et, en même temps, il devint dépendant de la comtesse. Donc, bien qu’il n’ait pas eu à gagner sa vie en tant qu’avocat, il eut un statut privilégié très particulier. De telles situations véritablement parasitaires sur le plan financier le faisaient apparaître à ses yeux comme “indépendant” à l’égard des représentants de la classe dirigeante avec laquelle il avait des relations. Lassalle ne vécut jamais l’expérience de la dépendance salariale ou des difficultés matérielles.
“C’était à ce moment un ami très peu sûr pour nous, à l’avenir un ennemi très sûr”. (24)
Dans leur “nécrologie” sur Lassalle, Marx et Engels ont écrit : “Le brave Lassalle s’avère peu à peu être un méchant ordinaire. Nous n’avons jamais jugé les gens sur ce qu’ils imaginaient être, mais sur ce qu’ils étaient, et je ne vois pas pourquoi nous devrions faire une exception pour Itzig [Lassalle]. Subjectivement, sa vanité a pu lui faire apparaître ses prises de position comme défendables, objectivement c’était une trahison de tout le mouvement ouvrier au profit de l’État prussien. Mais ce type stupide ne semble pas avoir exigé de Bismarck, la moindre chose en retour, aucune contrepartie, encore moins des garanties. Il semble s’être contenté de se fier au fait qu’il a dû tromper Bismarck, tout comme il ne pouvait manquer dans son esprit de tuer Racowitza. Cette attitude est typique pour décrire le baron Itzig [Lassalle]. D’ailleurs, le temps ne sera pas long où il sera non seulement souhaitable, mais nécessaire, de publier tout cela. Cela ne peut que nous servir à nous si l’affaire avec l’ADAV est publiée et si notre journal en Allemagne continue, alors bientôt le legs [au mouvement ouvrier] de cet individu devra être liquidé. Entre-temps, le prolétariat en Allemagne va bientôt voir ce que vaut Bismarck”.
Lassalle fut un aventurier dont le véritable rôle de son vivant n’a été reconnu que par très peu de gens et donc seulement au coup par coup. Comme mentionné ci-dessus, même Marx, Engels, Bebel et Liebknecht, qui avaient appris à mieux le connaître, n’avaient pas une image complète de lui.
En même temps, le cas de Lassalle montre qu’à cette époque, il y avait des différences importantes entre révolutionnaires quant à l’appréciation de ce type d’individus. Car des décennies plus tard, même des esprits politiques aussi importants que Rosa Luxemburg ou Franz Mehring se sont trompés de manière assez flagrante sur Lassalle.
Par exemple, en 1913, cinquante ans après la fondation de l’ADAV, Rosa Luxemburg écrivait un éloge de Lassalle : “Lassalle a certainement commis des erreurs dans sa tactique de combat. Cependant, ce n’est qu’un plaisir bon marché pour les petits voyous de la recherche historique de trouver des erreurs dans le grand travail d’une vie. Pour évaluer une personnalité aussi bien que son œuvre, il est beaucoup plus important de reconnaître la cause réelle, la source particulière à partir de laquelle ses erreurs ainsi que ses mérites sont nés. Lassalle a souvent péché par sa tendance à “la diplomatie”, à “tricher” avec les idées, comme il l’a fait dans ses négociations avec Bismarck sur le suffrage universel, et dans ses projets d’associations productives financées par un emprunt à l’État. Dans ses luttes politiques avec la société bourgeoise comme dans ses luttes judiciaires avec le pouvoir judiciaire prussien, il aimait se placer au niveau de son adversaire, lui accordant ainsi à première vue une concession de son point de vue, se voyant lui-même comme un acrobate audacieux : comme Johann Philipp Becker l’a écrit, il s’est souvent risqué à sauter au bord du gouffre, ce qui distingue une stratégie révolutionnaire d’un pacte avec la réaction. Mais la cause qui l’a conduit à ces sauts audacieux n’était pas l’insécurité intérieure, le doute intérieur sur la force et la faisabilité de la cause révolutionnaire qu’il représentait, mais, inversement, un excès de confiance en la puissance indomptable de cette cause. Lassalle marchait parfois sur le terrain de l’adversaire dans la lutte, tout en ne voulant abandonner aucun de ses objectifs révolutionnaires, mais ayant l’illusion d’une personnalité puissante. Il croyait qu’il était capable d’arracher tant de choses pour ses objectifs révolutionnaires sur son propre terrain que le sol lui-même aurait dû s’effondrer sous les pieds de l’adversaire. Si Lassalle, par exemple, a greffé son idée d’associations productives basées sur le crédit de l’État sur une fiction idéaliste et non historique de l’État, le grand danger de cette fiction réside dans le fait qu’en réalité, il n’a idéalisé que le pathétique État prussien. Mais ce que Lassalle, sur la base de sa fiction, voulait exiger et imposer à cet État en termes de tâches et de devoirs de la classe ouvrière, aurait non seulement ébranlé la caserne misérable de l’État prussien, mais l’État bourgeois en tant que tel”. (25)
Considérant le point de vue de Luxemburg selon lequel Lassalle était “un acrobate audacieux et téméraire, comme Johann Philipp Becker l’a écrit, il s’est souvent risqué à sauter au bord du gouffre qui distingue une stratégie révolutionnaire d’un pacte avec la réaction”, l’expérience montre en réalité le contraire ; elle montre que des déclarations politiques importantes et correctes, auxquelles un aventurier peut parvenir sur quelques points, ne changent ni son caractère ni sa contribution globale. L’évaluation de Franz Mehring, probablement l’historien du parti le plus célèbre et qui a longtemps été aux côtés de Rosa Luxemburg, n’a pas été moins erronée. Car, de son point de vue, Lassalle était un révolutionnaire et, en tant que tel, “à peu près égal” à Marx. (26) Selon Mehring, Lassalle était quelqu’un “que l’histoire de la social-démocratie allemande mentionnera toujours dans le même souffle que lui [Marx] et Engels”. Les écrits de Lassalle sur l’agitation ont “donné une nouvelle vie à des centaines de milliers d’ouvriers allemands”. Selon Mehring, Marx “n’a jamais complètement surmonté ses préjugés” contre Lassalle. Mehring regrettait que Marx “jugeait Lassalle mort encore plus amèrement et injustement que Lassalle vivant”.
En raison des circonstances historiques, Lassalle n’a jamais été complètement démasqué de son vivant. Comme mentionné ci-dessus, Marx et Engels ont rompu avec lui sur les questions programmatiques et en raison de son comportement vers 1861/62, mais ils n’avaient longtemps pas été au courant de la nature de ses liens avec Bismarck. Sa mort subite a augmenté les difficultés à saisir et à démasquer toute l’étendue de sa personnalité.
Après la mort de Lassalle en 1864, Jean-Baptiste von Schweitzer est élu président de l’ADAV en 1867 à l’âge de 34 ans. Pour avoir une idée du caractère de Schweitzer, nous citons August Bebel en détails ici : “Jean-Baptiste von Schweitzer est l’une des principales personnalités qui, après la mort de Lassalle, prit la direction de l’association que Lassalle avait fondée. Avec Schweitzer, l’association a reçu un chef de file qui possédait un grand nombre de qualités d’une grande valeur pour un tel poste. Il avait la formation théorique nécessaire, une vision politique large et un esprit calme. En tant que journaliste et agitateur, il avait la capacité de faire comprendre les questions et les problèmes les plus difficiles au travailleur le plus simple ; il savait comment fasciner, voire fanatiser, les masses comme peu en sont capables. Dans le cadre de son travail journalistique, il publia une série d’articles scientifiques de vulgarisation dans son journal, “Le Social-Démocrate”, qui sont parmi les meilleurs que possède la littérature socialiste. (…) Il savait rapidement saisir une situation donnée et comprendre comment l’exploiter. Enfin, il fut aussi un orateur capable et calculateur qui faisait forte impression sur les masses et les opposants.
Mais en plus de ces qualités, en partie brillantes, Schweitzer possédait un certain nombre de vices qui le rendaient dangereux en tant que dirigeant d’un parti ouvrier qui en était aux premiers stades de son développement. Pour lui, le mouvement auquel il s’est joint après plusieurs errances n’était pas une fin en soi, mais un moyen d’atteindre une fin. Il entra dans le mouvement dès qu’il vit qu’aucun avenir ne s’ouvrait à lui au sein de la bourgeoisie, en ayant été mis au ban très tôt par son mode de vie, il n’y avait l’espoir pour lui de jouer le rôle auquel son ambition et, pour ainsi dire, ses capacités le prédestinaient, que dans le mouvement ouvrier. Il ne voulait pas non plus être simplement le un des chefs du mouvement, mais son dirigeant, et il cherchait à l’exploiter à des fins égoïstes et personnelles. Éduqué dans un institut jésuite d’Aschaffenburg pendant plusieurs années, puis se consacrant à l’étude de la jurisprudence, il avait acquis les outils intellectuels de la casuistique jésuite et de la démagogie juridique qui sont par nature rusés et sournois. Il était un politicien qui cherchait sans scrupule à atteindre son but, à satisfaire son ambition à tout prix, à satisfaire son grand train de vie, ce qui n’était pas possible sans des moyens matériels adéquats, qu’il ne possédait pas”. (27)
Après l’élection de Schweitzer à la présidence du Frankfurter Arbeiterbildungsverein (Club d’éducation ouvrière de Francfort), avant même la fondation de l’ADAV en novembre 1861, il était non seulement connu localement comme président du Schützenverein (club de tir) et du Turnclub (club de gymnastique), mais il avait également établi des premières relations avec les notables aristocrates locaux, il fut accusé à l’été 1862 de détournement ou vol de fonds au Schützenverein et de contact pédophile avec un jeune de 12 ans dans un parc. Il a été condamné à deux semaines de prison pour l’agression sexuelle commise contre le garçon et pour avoir suscité la colère publique avec ce scandale.
Même si le garçon n’a jamais été retrouvé et même si Schweitzer a nié toute l’affaire, le reproche de maltraitance et d’abus sexuel envers un enfant était désormais constamment suspendu au-dessus de lui. Il n’a jamais nié le détournement de l’argent de la Schützenverein. Néanmoins, Lassalle l’a protégé et l’a accepté dans l’ADAV, le nommant même membre de son conseil d’administration.
Bebel écrira plus tard sur le comportement de Schweitzer et son soutien par Lassalle : “Il a vite compris qu’il y avait là une opportunité pour acquérir une position importante à l’avenir qui correspondait à son ambition, qui lui avait été coupée à tout jamais au sein du monde bourgeois à cause des événements décrits ci-dessus [abus d’enfant et détournement d’argent]. Dans ces cercles, toutes les portes lui étaient fermées”. (28)
Suivant les traces de Lassalle, Schweitzer s’efforça rapidement d’établir des contacts avec les milieux dirigeants, en particulier Bismarck et son entourage, par l’intermédiaire du conseiller privé, Hermann Wagener. (29)
Comme Lassalle, Schweitzer a également offert son soutien politique à Bismarck. Par exemple, une déclaration de Bebel dans son autobiographie montre à quel point Hatzfeldt était consciente des efforts de Schweitzer : “La comtesse Hatzfeldt, selon laquelle la politique de Schweitzer en faveur de Bismarck n’était pas allée assez loin, avait déjà essayé de justifier cette politique vers la fin de 1864 dans une lettre à Mme. Herweghs, dans laquelle elle écrivit : “Il y a un abîme formel entre les deux choses suivantes : se vendre à un adversaire, travailler pour lui, que ce soit secrètement ou à découvert, ou saisir le moment comme un grand homme politique, profiter des erreurs de l’adversaire, laisser un ennemi se faire éliminer par l’autre, le pousser sur une trajectoire descendante et profiter de la situation favorable, peu importe qui l’a créée. Les personnes qui ont de simples convictions honnêtes, celles qui se placent toujours seulement du point de vue idéal des choses à venir, flottant dans l’air, et qui n’agissent que par impulsion momentanée, peuvent être considérées en privé comme de très bonnes personnes, mais elles sont complètement incapables d’être utiles à quelque chose, à des actions qui influent réellement sur les événements, en bref, les grandes masses ont besoin de suivre un leader clairvoyant qui les dirige””.
Ici, on peut voir le point de vue que l’on trouve souvent chez les aventuriers : les masses sont stupides et doivent être dirigées, elles ont besoin d’une tête pensante qui peut agir efficacement contre l’adversaire. L’aventurier est “l’élu, l’appelé”. Et une partie de ce comportement est d’agir avec un double langage. Comme l’écrivait Bebel : “La manière dont Schweitzer a su flatter les masses, même s’il les méprisait intérieurement, je n’ai jamais vu quelqu’un d’autre l’exercer avec une telle ampleur”. (30)
Parce que Schweitzer disait que “Sa Majesté notre roi vénéré est l’ami des travailleurs” et que le principal ennemi de l’ADAV était les partisans du “parti bourgeois libéral”, il mettait en avant que “la lutte du parti social-démocrate doit avant tout être dirigée contre eux. Mais si vous défendez ce point de vue, messieurs, vous vous direz : Pourquoi Lassalle ne se serait-il pas tourné vers Bismarck ?” (31) Bebel continuait : “Schweitzer savait que le point de vue qu’il prêchait était fondamentalement réactionnaire, une trahison des intérêts des travailleurs, mais il le propageait parce qu’il croyait que cela servirait à promouvoir son ascension sociale. (…) Il était évident que Bismarck et les féodaux acceptaient volontiers une telle aide de l’extrême-gauche et soutenaient peut-être le défenseur d’une telle vision. (…) Les tentatives de rendre l’Association Générale des Travailleurs Allemands, acceptable pour la grande politique prussienne de Bismarck, furent donc entreprises très tôt et de façon permanente. C’est à moi de prouver que Schweitzer a consciemment servi les efforts de Bismarck”. Les efforts déployés pour réaliser leurs ambitions personnelles par des contacts directs ou indirects avec les dirigeants s’accompagnaient donc souvent de faiblesses et d’impostures programmatiques, comme on pouvait le voir dans la question du droit électoral. (32) Engels écrivit plus tard : “À cette époque, on tenta de placer l’ADAV (qui était alors la seule association organisée de travailleurs sociaux-démocrates en Allemagne) sous l’aile du ministère de Bismarck en donnant aux ouvriers la perspective que le gouvernement leur accorde le suffrage universel. Le “droit de vote universel, égal et direct” avait été prêché par Lassalle comme le seul et infaillible moyen de conquête du pouvoir politique par la classe ouvrière”.
Engels écrivit alors deux textes programmatiques importants, La question militaire prussienne et le Parti Ouvrier Allemand, ainsi qu’une réponse à Schweitzer “À propos de Proudhon”. Comme Engels le commenta, “cet article avait Proudhon comme sujet, mais en fait il devrait aussi être une réponse au lassallisme lui-même”.
Dans le même temps, Schweitzer réagit à la critique de sa position sur la Prusse. Compte tenu du fait que Marx et Engels vivaient en Angleterre et non pas en Allemagne, ils ne pouvaient pas avoir de connaissances précises et profondes de la situation globale de l’Allemagne. Selon Schweitzer, ce n’est que si l’on a une vision “locale” ou “nationale” que l’on peut juger correctement : “En ce qui concerne les questions pratiques de tactique momentanée, je vous demande cependant de considérer que, pour juger ces choses, il faut se tenir au centre du mouvement”. Dans le Social-Démocrate du 15 décembre 1864, un article, “Notre Programme”, défendait ce point de vue national : “Nous ne voulons pas d’une patrie impuissante et déchirée, impuissante à l’extérieur et pleine d’arbitraire à l’intérieur ; nous voulons la toute-puissance de l’Allemagne, le seul État libre du peuple”. (33) Une vision nationaliste aussi forte avait été présentée au moment même où la Première Internationale soulignait le principe essentiel et indispensable de l’internationalisme pour l’ensemble de la classe ouvrière dans le monde.
Le 15 décembre 1865, Schweitzer publia un article dans le Social-Démocrate faisant l’éloge des “mérites” de Lassalle, comme s’il n’y avait eu aucun mouvement ouvrier avant lui. En réponse, Marx envoya l’article mentionné plus haut sur Proudhon afin d’encourager discrètement une réflexion critique sur le rôle de Lassalle. Outre la glorification de Lassalle, le Social-Démocrate de Schweitzer souhaitait élargir encore le soutien à Bismarck. En conséquence, Marx et Engels renoncèrent à leur collaboration au Social-Démocrate, le 23 février 1865, après quoi Schweitzer a de nouveau falsifié les positions de Marx et Engels. (34)
L’opposition au sein de l’ADAV commença à polémiquer contre les “dispositions organisationnelles dictatoriales dans les Statuts de l’Association visant à entourer d’une sorte de gloire le travail de Lassalle. Le culte de Lassalle était désormais systématiquement promu et tous ceux qui osaient émettre un point de vue différent étaient stigmatisés comme des profanateurs”. (35) Bebel poursuivait en disant : “Schweitzer soutenait ces points de vue idiots, qui finirent par devenir une sorte de croyance religieuse. (…) Au cours des années, le thème “le Christ et Lassalle” devint le sujet à l’ordre du jour de nombreuses réunions publiques”. (36)
Comme Lassalle, Schweitzer ne s’appuyait pas uniquement sur des sources de financement douteuses. Il n’a jamais expliqué d’où provenaient les fonds importants pour la production et la distribution du Social-Démocrate, après que l’on soupçonna qu’il recevait des fonds du gouvernement. Le simple soupçon exprimé qu’il dépendait de fonds gouvernementaux, qu’il pouvait ainsi non seulement faire l’objet de chantage, mais même être directement corrompu, n’aurait pas dû être laissé sans réponse par Schweitzer. Au lieu de cela, il évita toujours de répondre à cette accusation. (37)
Il n’a non plus rien fait lorsqu’on apprit qu’un informateur de la police nommé Preuß était actif dans l’organisation et se trouvait même en contact avec le chef de la police, avec lequel Schweitzer lui-même entretenait des contacts.
On pourrait rétorquer : les peines de prison ou les actions répressives contre les aventuriers ne sont-elles pas la preuve de leur “innocence” ?
En novembre 1865, Schweitzer fut emprisonné et aurait dû purger une peine d’un an pour insulte envers le roi et pour avoir bafoué les lois, le privant ainsi de ses droits civils. “Il a été affirmé que les différentes peines de prison sont des preuves contre l’accusation selon laquelle Schweitzer aurait été l’agent de Bismarck. Ce point de vue est tout à fait erroné. Les relations qu’un gouvernement entretient avec ses agents politiques ne les lient pas aux procureurs et aux juges. La condamnation temporaire d’un agent infiltré pour des actes d’opposition est également très appropriée pour éliminer la méfiance à l’égard de la personne concernée et pour renforcer la confiance en elle. Il est bien connu qu’à l’époque où Lassalle et Bismarck eurent leurs conversations politiques et entretinrent des “rapports cordiaux”, les tribunaux de Berlin n’hésitèrent pas à le condamner à une série de peines de prison sévères, même si l’on savait à l’époque comment Bismarck et Lassalle se comportaient l’un envers l’autre”. (38)
Alors que la police berlinoise terrorisait les suspects lors de leurs perquisitions policières tôt le matin, entre autres par des perquisitions à domicile, “Schweitzer […] n’a jamais eu à se plaindre de telles mesures ou de mesures similaires. Il est allé en prison et il en est sorti comme s’il était allé à l’hôtel”. (39) En fait, Schweitzer a été libéré de prison à plusieurs reprises et a presque pu entrer et sortir de prison en continuant ses activités, contrairement aux autres membres de l’ADAV qui y moisissaient.
En fait, la proche alliée de Lassalle, la comtesse Hatzfeldt, dénonça même Liebknecht à la police lorsqu’il séjournait “illégalement” à Berlin en 1865, après quoi il fut expulsé de la ville. (40)
Au printemps 1869, une résistance se forma au sein de l’ADAV contre le pouvoir dictatorial de Schweitzer. Tout d’abord contre son mode de vie dispendieux : “Schweitzer fait partie de ces personnages qui dépensent toujours au moins deux fois plus d’argent qu’ils n’en gagnent, et dont le slogan est : les besoins ne doivent pas dépendre des revenus, mais les revenus doivent dépendre des besoins, ce qui exige qu’ils prennent sans scrupules l’argent là où ils le trouvent. En 1862, Schweitzer avait pris 2 600 florins dans la caisse de la Schützenfestkasse (club de tir), mais plus tard, lorsqu’il fut président de l’ADAV et avait ainsi l’argent à sa disposition, il détourna des sommes collectées par des ouvriers mal payés afin de satisfaire ses désirs. Il ne s’agissait pas de sommes importantes, mais elles étaient destinées au maigre contenu de la caisse de l’association et non à Schweitzer. Il a été accusé de mauvaise gestion, même de malversation et cela a également été prouvé lors de diverses assemblées générales de l’ADAV, et Bracke, qui pendant de nombreuses années fut le trésorier de l’association et dû avancer l’argent sur ordre de Schweitzer l’a publiquement accusé de ces activités infâmes, sans que Schweitzer n’ose dire un mot pour sa défense. Mais quiconque est capable d’une telle chose doit être aussi considéré comme capable de se vendre politiquement, ce qui pourrait constituer une affaire encore plus lucrative pour lui. Personne ne peut prouver le montant détourné, car de telles transactions ne sont pas apparues au grand jour”. (41) Lorsque la section locale d’Erfurt voulut faire vérifier la gestion de trésorerie de Schweitzer, il menaça de dissoudre l’association… et trois semaines plus tard, la police monta une expédition punitive et en profita pour dissoudre l’association. Par la suite, après s’être entouré d’un cercle restreint de fidèles, il fonda une nouvelle association. Ses statuts prévoyaient : “Les nouveaux statuts contenaient des dispositions carrément scandaleuses. Ainsi, le président devait être élu six semaines avant l’assemblée générale ordinaire par les membres de l’association, c’est-à-dire avant que l’assemblée générale ne se soit prononcée et n’ait examiné sa gestion”. (42)
“Schweitzer déclara, en outre, contre Marx et Engels, qu’ils s’étaient retirés du “Social-Démocrate” dès qu’ils avaient réalisé qu’ils ne pouvaient jouer le premier rôle dans le parti. Contrairement à eux, Lassalle n’était pas l’homme de l’abstraction stérile mais un homme politique au sens strict du terme, pas un littérateur doctrinaire, mais un homme d’action pratique.
Il ne faut cependant pas oublier que Schweitzer flatta plus tard l’homme de “l’abstraction stérile”, le “littérateur doctrinaire” Karl Marx, et chercha à le convaincre”. (43)
Lors de l’assemblée générale de l’ADAV à Wuppertal Barmen-Elberfeld, fin mars 1869, au cours de laquelle Schweitzer devait rendre des comptes, Bebel rapporta à Marx : “Liebknecht et moi sommes assis ici à Elberfeld dans un petit cercle de personnes partageant les mêmes idées pour préparer le plan de campagne pour la bataille de demain. Ici, nous avons entendu une telle abondance d’actes malveillants et ignobles de Schweitzer que nos cheveux se sont dressés sur nos têtes. Il s’avère aussi que Schweitzer ne propose d’accepter le programme de l’Internationale que dans le but de porter un coup contre nous et de renverser une bonne partie des éléments d’opposition ou plutôt de les attirer à lui”. (44) Bebel ajouta que “Schweitzer utilise tous les moyens de perfidie et d’intrigue contre nous”. Bebel et Liebknecht voulurent mettre en accusation Schweitzer lors de cette séance plénière. (45) “L’après-midi suivant, nous sommes entrés dans la salle bondée, accueillis par les regards furieux des supporters fanatiques de Schweitzer. Liebknecht a parlé en premier, environ une heure et demie, j’ai suivi et parlé beaucoup plus brièvement. Nos accusations contenaient ce que j’avais jusque-là avancé contre Schweitzer. Plusieurs fois, il y a eu des interruptions violentes, notamment lorsque j’ai présenté Schweitzer comme un agent du gouvernement. Je devais retirer cette accusation. J’ai refusé de le faire. Je pensais que j’avais le droit de parler librement, eux, les auditeurs, n’étaient pas obligés de me croire. (…) Schweitzer, qui était assis sur le podium derrière nous lors de nos interventions, n’a pas ouvert la bouche. Nous avons donc quitté la salle, quelques délégués marchant devant et derrière nous pour nous protéger des assauts des supporters fanatiques de Schweitzer. Mais des mots aussi flatteurs que “bandit”, “traître”, “fumier”, “tu mériterais qu’on te brise les os”, etc. ont été entendus dans la foule pendant que nous essayions de nous frayer un chemin vers la sortie. L’une des personnes présentes a également essayé de me faire tomber de l’estrade en me portant un coup au genou. Devant la porte, nos amis nous ont accueillis pour nous escorter jusqu’à notre hôtel comme des gardes”.
Schweitzer a exigé un vote de confiance de la part des délégués. Après un débat animé, il a été confirmé dans ses fonctions de président, bien qu’avec un nombre de voix très réduit : “Même si Schweitzer a été réélu par l’assemblée générale, ses pouvoirs ont été sévèrement limités. Schweitzer a détourné le procès-verbal de l’assemblée générale et l’a fait disparaître. (…) Rien de ce qui le compromettait ne devait être porté à la connaissance de tous les membres de l’association et rendu public”. (46)
Pendant une courte période, les deux ailes dans lesquelles l’ADAV s’était scindée avaient proclamé leur réunification sous l’autorité de Schweitzer. Mais l’aile de l’opposition autour de Bracke conclut que “M. von Schweitzer n’utilise l’association que pour satisfaire son ambition et la transformer en un outil de politique réactionnaire contre les travailleurs”. (47) L’opposition a alors demandé la tenue d’un congrès de tous les travailleurs sociaux-démocrates en Allemagne (à Eisenach). Ils ont démissionné de l’ADAV et se sont exprimés ainsi : “Il deviendra clair si la corruption, la malveillance, les pots-de-vin d’un côté l’emporteront ou si l’honnêteté et la sincérité des intentions de l’autre, finiront par gagner.
Notre slogan est : À bas le sectarisme ! À bas le culte de la personnalité ! À bas les jésuites qui reconnaissent notre principe en paroles, et le trahissent en actes ! Vive la social-démocratie, vive l’Association Internationale des Travailleurs !
Le fait que dans cette déclaration, et plus tard à plusieurs reprises, nous ayons utilisé l’honnêteté de nos intentions contre tous les Schweitzers malhonnêtes sur le terrain, a par la suite valu au parti nouvellement fondé par les opposants le surnom “Le Parti honnête. (…)
La contre-offensive de Schweitzer ne tarda pas à arriver. Le “Social-Démocrate” observait maintenant la tactique consistant à proclamer constamment que notre organisation n’était pas composée de travailleurs mais d’intellectuels, de précepteurs et d’autres bourgeois”. (48) Surtout, l’opposition devait être discréditée par ses propres abus de pouvoir, ses prétentions grotesques et ses insinuations. “Derrière notre Congrès, disait l’article, se tenait toute la bourgeoisie libérale dans toutes ses nuances. Bien sûr, derrière son bataillon de littérateurs, de doctes professeurs, de marchands, etc., il ne saurait être question d’une organisation serrée et uniforme. Chacune de ces personnes éprouve le besoin de se rendre très importante. Toute la presse bourgeoise était à nos ordres, poursuivait-il. Il veillerait à ce qu’un nombre important de délégués viennent au Congrès d’Eisenach, mais pas des littérateurs et des bourgeois, mais de vrais ouvriers”. (49) Enfin, Tölcke, qui avait été élu président de l’ADAV en 1865, accusa Bebel dans le Social-Démocrate du 28 juillet 1869 “d’obtenir 600 thalers par mois de l’ex-roi de Hanovre”, une pure calomnie !
Lors du congrès fondateur d’Eisenach en août, les membres craignaient finalement une violente intrusion des fanatiques partisans de Schweitzer. Une centaine de sympathisants du cercle “Schweitzer” apparurent en effet au Congrès d’Eisenach, mais ne furent pas admis en raison de leur absence de mandats.
Avec la fondation du Parti d’Eisenach en 1869, qui s’était érigé sur la base de l’opposition au sein de l’ADAV, un premier parti fut fondé : le Sozialdemokratische Arbeiterpartei Deutschland (SDAP – Parti social-démocrate des travailleurs d’Allemagne).
Dans une lettre directement adressée à Schweitzer en 1868, Marx parle de l’étape indispensable pour passer d’une secte que le mouvement devait dépasser à un véritable mouvement de classe auquel Schweitzer a non seulement refusé de contribuer, mais auquel il s’est également opposé : “D’ailleurs, dès le début, comme celui qui déclare qu’il a dans sa poche une panacée pour les souffrances des masses, [Lassalle] a donné à son agitation un caractère religieux et sectaire. Chaque secte est en fait religieuse. De plus, ce n’est pas parce qu’il était le fondateur d’une secte qu’il a nié tout lien naturel avec le mouvement antérieur, tant en Allemagne qu’à l’étranger. Il tomba dans la même erreur que Proudhon : au lieu de chercher parmi les éléments authentiques du mouvement ouvrier la véritable base de son agitation, il essaya d’imposer ses propres orientations à ces éléments en appliquant une recette dogmatique déterminée.
Ce que je rappelle ici aujourd’hui, je l’avais en grande partie prédit à Lassalle en 1862, quand il vint à Londres et m’invita à me placer avec lui à la tête du nouveau mouvement.
Vous avez vous-même vécu en personne l’opposition entre le mouvement d’une secte et le mouvement d’une classe. La secte voit la justification de son existence et son “point d’honneur”, non pas dans ce qu’elle a en commun avec le mouvement de classe, mais dans le “shibboleth” (signe de reconnaissance propre aux initiés) particulier qui la distingue de lui. Par conséquent, à Hambourg lorsque vous avez proposé au congrès la formation de syndicats, vous n’avez pu vaincre l’opposition de la secte qu’en menaçant de démissionner de la fonction de président. En outre, vous étiez obligé de pratiquer un double langage et d’annoncer que, dans un cas, vous agissiez en tant que chef de la secte et dans l’autre en tant que représentant du mouvement de classe.
La dissolution de l’Association générale des travailleurs allemands vous a donné l’occasion historique de faire un grand pas en avant et de déclarer, pour prouver si nécessaire, qu’un nouveau stade de développement était maintenant atteint, et que le moment était venu pour le mouvement sectaire de se fondre dans le mouvement de classe et de mettre un terme à toute relation de dépendance personnelle vis-à-vis de cette secte. En ce qui concerne le contenu véritable de la secte, il serait, comme pour toutes les sectes ouvrières précédentes, développé dans le mouvement général comme un élément qui l’enrichit en dépassant ce stade. Au lieu de cela, vous avez exigé du mouvement de classe qu’il se subordonne au mouvement d’une secte particulière.
Ceux qui ne sont pas vos amis en ont conclu que quoi qu’il arrive, vous vouliez préserver votre “propre mouvement ouvrier””. (50)
En juillet 1871, la section de Braunschweig du parti publia cet appel : “Mais vis-à-vis de M. von Schweitzer qui, de la manière la plus malveillante et la plus répréhensible qui soit, tente de dresser les travailleurs les uns contre les autres, les sociaux-démocrates contre les sociaux-démocrates, nous sommes obligés de défendre la cause des travailleurs avec toute notre énergie. C’est pourquoi nous appelons les camarades du parti de Barmen-Elberfeld, (…) à prendre sans délai les mesures nécessaires en ce sens ; le parti est coupable et obligé de débarrasser le mouvement général d’un homme qui, sous couvert d’une attitude radicale, a jusqu’ici tout fait dans l’intérêt du gouvernement de l’État prussien pour nuire à ce mouvement. Le parti soutiendra les camarades de Barmen-Elberfeld. Maintenant en avant, avec vigueur !” (51) Au printemps 1871, Schweitzer fut exclu de l’ADAV. (52)
Comme dans le cas de Lassalle, Schweitzer n’a jamais été entièrement démasqué de son vivant (il mourut en 1875 d’une pneumonie). Il a été expulsé de l’ADAV, mais sans que les leçons en aient été suffisamment tirées.
Ce n’est que dans la lutte contre les activités de Bakounine que la Première Internationale et son Conseil Général ont développé la capacité d’exposer les agissements d’un aventurier de manière efficace.
Le rôle de ces deux aventuriers, tous deux avocats, qui pendant des années ont pu faire leur sale boulot dans l’ADAV (alors qu’aux yeux de beaucoup ils donnaient l’impression d’agir dans l’intérêt de la classe ouvrière) montre combien il est difficile d’identifier et d’exposer au grand jour le comportement, les buts et les méthodes d’un aventurier.
Exposer et découvrir leur comportement, leur carrière, leurs interactions, leurs réactions et leurs véritables motivations est l’un des plus grands défis pour une organisation révolutionnaire. Comme le passé l’a montré, le fait que ces personnes aient gagné la confiance de nombreux membres de l’organisation par ruse et jouissent d’une haute réputation dans l’ensemble de la classe ouvrière est un obstacle majeur, mais cela ne doit pas compromettre la capacité de reconnaître et de comprendre la véritable nature de tels individus. Le démasquage de ces aventuriers rencontre généralement l’horreur et la résistance de ceux qui se sentent les plus proches d’eux et qui sont incapables ou ne veulent pas reconnaître la réalité en raison d’une allégeance de longue date, d’une “fidélité personnelle” et/ou d’une affinité émotionnelle. Comme ces personnes peuvent être des figures “très estimées”, dont “personne n’attend une chose pareille”, il est d’autant plus important d’accepter l’expérience historique douloureuse du mouvement révolutionnaire. Engels écrivit peu avant la fin de sa vie, en 1891, qu’il “ne permettrait plus que la fausse renommée de Lassalle soit maintenue et prêchée à nouveau aux dépens de Marx”. (53)
Il résume ainsi les hésitations, les doutes, les scepticismes au sein du parti, et pourquoi il était important de démasquer Lassalle au grand jour et sans concession : “Vous dites que Bebel vous écrit que le traitement de Lassalle par Marx a provoqué de la rancune [ou de la colère] chez les anciens lassalliens. C’est peut-être le cas. Les gens bien sûr, ne connaissent pas la véritable histoire, et rien ne semble avoir été fait pour les informer. Si ces gens ne savent pas que toute la grandeur de Lassalle était basée sur le fait que Marx lui a permis de se parer pendant des années des résultats des recherches de M[arx] comme si c’était les siens, et en plus de cela pour les déformer par manque de connaissances économiques, ce n’est pas de ma faute. Mais je suis l’exécuteur littéraire de la volonté de Marx et en tant que tel, j’ai mes devoirs.
Durant les 26 dernières années, Lassalle a fait partie de l’histoire. Si lors des lois anti-socialistes, la critique de ses positions a été suspendue, il est grand temps maintenant de valider cette critique et que la position de Lassalle sur Marx soit clarifiée. La légende qui cache et glorifie la figure de Lassalle ne peut devenir une profession de foi du Parti. Qu’importe à quel point les mérites de Lassalle pour le mouvement peuvent être appréciés, son rôle historique dans ce mouvement demeure double. Le Lassalle socialiste est accompagné à chaque fois par le Lassalle démagogue. Derrière l’agitateur et l’organisateur Lassalle, le vrai visage de la vedette du procès Hatzfeld s’éclaire : partout le même cynisme dans le choix des moyens, la même préférence de s’entourer de gens peu recommandables et corrompus qui peuvent être utilisés ou jetés comme de simples instruments. Jusqu’en 1862, en pratique, il fut un vulgaire démocrate prussien à forte tendance bonapartiste (je viens de lire ses lettres à Marx), il a soudain retourné sa veste pour des raisons purement personnelles et a commencé son agitation activiste en tous sens ; et en moins de deux ans, il a exigé que les ouvriers prennent le parti de la royauté contre la bourgeoisie et a triché avec Bismarck qui a le même caractère que lui, d’une manière qui aboutirait à la trahison des intérêts de classe si on ne l’étouffait pas à temps pour assurer la propre survie du mouvement ouvrier. Dans ses écrits sur l’agitation, les choses justes qu’il a empruntées à Marx sont si régulièrement entrelacées de fausses déclarations que les deux peuvent difficilement être séparées. La partie des ouvriers qui se sentent choqués par le jugement de Marx ne connaissent de Lassalle que ses deux années d’agitation et ceci uniquement à travers des lunettes à prisme déformant. Mais face à de tels préjugés, la critique de l’histoire ne peut pas s’en tenir éternellement à une attitude respectueuse et passive. Il était de mon devoir de clarifier enfin la relation entre Marx et Lassalle. C’est fait. Je peux me contenter de cela pour l’instant. J’ai moi aussi maintenant d’autres choses à faire. Et le jugement impitoyable de Marx sur Lassalle publié, fera seul son travail et encouragera les autres. Mais si je devais le refaire, je n’aurai pas le choix : je devrai balayer la légende Lassalle une fois pour toutes”. (54)
Le démasquage des activités de Bakounine à travers le Conseil Général de la Première Internationale a montré que cette lutte n’était possible que grâce à la conscience politique et à la détermination pour démasquer ces aventuriers. Cela ne pouvait se faire qu’en établissant un rapport spécifique comme celui du Conseil Général au Congrès de La Haye. (55) Lorsque Bebel et Liebknecht ont dénoncé Schweitzer en 1869 lors de la conférence du Parti de Wuppertal, ils l’ont fait sans avoir présenté un rapport en bonne et due forme et sans avoir donné une image complète de son pouvoir de nuisance, ce qui a certainement contribué à ce que son démasquage soit seulement “à moitié fait”, et cela n’empêcha pas Schweitzer d’être réélu, malgré une résistance croissante.
La lutte contre les aventuriers, qui, comme l’a montré l’expérience de Marx et Engels dans leur combat contre Lassalle et Schweitzer, est un formidable défi. Il a été porté à un niveau beaucoup plus élevé et efficace par le Conseil Général de la Première Internationale au Congrès de La Haye. En tirant les leçons des faiblesses et des difficultés de la lutte contre Lassalle et Schweitzer, le Conseil Général a offert les armes pour affronter Bakounine. Il appartient aujourd’hui aux organisations révolutionnaires de se réapproprier les leçons de cette lutte.
Dino, juillet 2019
1“Question d’organisation, IV : la lutte du marxisme contre l’aventurisme politique [22]” Revue Internationale n° 88 (1e trimestre 1997)
2Ferdinand Lassalle est né en 1825 à Breslau, fils d’un riche marchand de soie juif. Déjà dans son adolescence, il s’est distingué par ses activités très indépendantes et ses ambitions. En tant qu’étudiant, il aspirait à un poste de professeur d’université.
3À cause de ses relations étroites avec la comtesse Hatzfeld, la Ligue des communistes a refusé de l’accepter dans ses rangs.
4L’un de ses biographes, Schirokauer, a mentionné son style de vie somptueux quand il était jeune homme et sa consommation élevée de vins et champagnes coûteux. Dans la résidence de Berlin, où lui et la comtesse vivaient, il a été rapporté qu’apparemment la consommation de haschisch et d’opium était également une pratique courante. Pour plus de détails, voir en allemand : Arno Schirokauer : Lassalle. Die Macht der Illusion, die Illusion der Macht. (Le pouvoir de l’illusion, l’illusion du pouvoir), aux éditions Paul List, Leipzig 1928.
5À cause la loi sur les associations de 1854, les associations de travailleurs politiques étaient interdites, ainsi que les liens entre les associations autorisées par les autorités.
6Gustav Mayer, Le rapport du mouchard Lassalle à propos de lui-même, republié dans les archives de Grünberg. Voir aussi, en allemand, du même auteur : Bismarck et Lassalle, leur correspondance et leurs entretiens (1928) ainsi que Johann Baptist von Schweitzer et la social-démocratie (1909).
7A.K. Worobjowa, L’histoire du mouvement ouvrier en Allemagne et la lutte de Karl Marx et Friedrich Engels contre Lassalle et le lassalisme (1961).
8Bebel, Ma vie. Plus tard, Bebel interpella à nouveau publiquement Bismarck sur ses liens avec Lassalle. “Par rapport aux relations avec Lassalle que je lui reprochais, il répondit que ce n’était pas lui, mais Lassalle, qui avait émis le souhait de lui parler, et il ne lui avait pas rendu difficile l’accès à la réalisation de ce désir. Il ne l’avait pas regretté non plus. Quant à des négociations entre eux, cela n’était nullement la question : qu’aurait bien pu lui offrir ce pauvre diable de Lassalle ?”.
9Gustav Mayer, Bismarck et Lassalle.
10Bebel, Ma vie.
11August Bebel, Ibid.
12“Hélène von Rakowicza (Hélène von Dönniges), l’ancienne amante de Lassalle, pour qui il provoqua le duel qui lui coûta la vie, a raconté dans son livre : Von anderen und mir, (D’autres et de moi) (1909), qu’ “elle posa la question à Lassalle dans une conversation nocturne : “Est-ce vrai ce qu’on dit ? Avez-vous pu soutirer des secrets de Bismarck ?” Il répondit : “En ce qui concerne Bismarck et ce qu’il attendait de moi et moi de lui ? Il devrait vous suffire de savoir que cela ne s’est pas produit et que cela ne pouvait pas se produire. Nous étions tous les deux trop intelligents (nous avions compris notre ruse mutuelle et nous n’aurions pu que rire ironiquement de nos vues politiques respectives. Mais nous sommes trop bien éduqués pour cela). Donc, nous n’avons eu que des entrevues et des échanges à la hauteur de notre esprit”.
13Lassalle, Archives de ses lettres et écrits (1925).
14Voir aussi Engels, La question militaire de la Prusse et le parti des travailleurs allemands [160] et On the Dissolution of the Lassallean Workers' Association [161].
15Ouvrage de Lassalle consacré à un célèbre journaliste et historien de la littérature de l’époque.
16Surnom donné par Marx à Lassalle.
17Jenny Marx, Bref aperçu d’une vie mouvementée (1865).
18“Itzig [Lassalle] m’envoie, inévitablement, son discours de défense (il a été condamné à quatre mois de prison) au tribunal. Macte puer virtute ! Tout d’abord, cet homme vantard avait la brochure que vous avez entre les mains, le discours sur “la classe ouvrière”, réimprimé en Suisse sous le titre pompeux : “Programme des travailleurs”. Vous savez que la chose n’est rien d’autre qu’une mauvaise vulgarisation du “Manifeste” et d’autres choses si souvent prêchées par nous qu’elles sont, pour ainsi dire, déjà devenues des lieux communs. (Cet énergumène, par exemple, parle de “positions” en parlant de la classe ouvrière.) Eh bien, dans son discours devant le tribunal de Berlin, il n’a montré aucune honte à proclamer : “J’affirme en outre que cette brochure n’est pas seulement un ouvrage scientifique qui, comme beaucoup d’autres, résume des résultats déjà connus, mais qu’elle est même à bien des égards une réalisation scientifique, un développement de nouvelles idées scientifiques… Dans des domaines scientifiques divers et difficiles, j’ai mis au jour de nombreux travaux, je n’ai épargné aucun effort ni aucune nuit blanche pour repousser les limites de la science elle-même, et je peux, peut-être, dire avec Horace : militavi non sine gloria [Je ne me suis pas battu sans gloire]. Mais je vais vous expliquer moi-même : non jamais, dans mes travaux les plus étendus, je n’ai écrit une ligne qui ne serait plus strictement scientifique que cette production de sa première page à sa dernière… Jetez donc un coup d’œil au contenu de cette brochure. Ce contenu n’est rien de plus qu’une philosophie de l’histoire comprimée en 44 pages… Il s’agit d’un développement de la pensée rationnelle objective qui est à la base de l’histoire européenne depuis plus d’un millénaire, d’un épanouissement de l’âme intérieure, etc.”… Cette indécence n’est-elle pas incroyable ? Ce type se prend pour l’homme qui dirige notre travail. C’est grotesque et ridicule !”
19Marx à Engels, 24 novembre 1864.
20Marx à Kugelmann, 23 février 1865.
21Engels, le 11 juin 1863 (trois jours avant la fondation de l’ADAV).
22Marx à Lassalle, le 30 janvier 1860.
23“Lassalle tomba amoureux d’une jeune femme nommée Hélène von Dönniges lors d’un séjour dans une station thermale. Il voulut l’épouser, mais ses parents s’y opposèrent. Afin de poursuivre avec succès son père, le diplomate bavarois Wilhelm von Dönniges, pour la séquestration de sa fille, il tenta, le 16 ou 17 août 1864, de rallier le roi de Bavière Louis II à sa cause. (…) Lassalle décida alors de se rendre en Suisse et de défier Wilhelm von Dönniges en duel. En tant que membre d’une société aristocratique, Lassalle demanda réparation au père d’Hélène, membre d’un autre club aristocratique. Le père, âgé de 50 ans, chargea alors le fiancé de sa fille, le boyard roumain, Janko von Racowitza, de l’affronter en duel en son nom.
Le duel eut lieu le matin du 28 août 1864 dans la banlieue genevoise de Carouge. L’assistant de Lassalle était Wilhelm Rüstow. À 7h30, les adversaires s’affrontèrent au pistolet. Racowitza tira le premier et toucha Lassalle à l’abdomen. Trois jours plus tard, le 31 août 1864, Ferdinand Lassalle mourut à Carouge à 39 ans”. On pourrait banaliser le fait de se battre en duel comme un comportement machiste typique des aristocrates ou, comme dans le cas de Lassalle, des bourgeois. Sa culture des rivalités intenses dans sa jeunesse (parce qu’à l’âge de 12 ans, il sollicita pour la première fois une demande de se battre en duel pour une jeune fille de 14 ans) pouvait encore être mise sur le compte d’un zèle pubère. Mais pour un adulte de 39 ans qui faisait semblant devant les ouvriers de poursuivre des objectifs révolutionnaires, vouloir éliminer un “concurrent” en duel tout en mettant sa propre vie en danger, était une grave perversion contre les objectifs de la classe ouvrière.
24Engels à Marx, 4 septembre 1864.
25Rosa Luxemburg : Lassalle et la révolution (1904).
26Mehring, Histoire de sa vie.
27August Bebel, Ma vie.
28August Bebel, Ma vie.
29Son assistant dans ces affaires était le conseiller supérieur privé du gouvernement, Hermann Wagener. Il y avait également l’agent de police Preuß, sous les ordres de Wagener. Preuß avait dénoncé la présence de Wilhelm Liebknecht à Berlin, à l’automne 1866, à l’encontre de l’ordre de la police, ce qui valut trois mois de prison à Liebknecht. Voir A.K. Worobjowa.
30August Bebel, Ma vie.
31August Bebel, Ibid.
32Voir, par exemple, l’article de Schweitzer : “Le Ministère de Bismarck et le gouvernement des États centraux et des petits États”.
33August Bebel, Ma vie.
34“J’avais écrit à Schweitzer, il y a une dizaine de jours, qu’il devait faire front contre Bismarck, et aussi sur l’impression de flirt du Parti des Travailleurs avec Bismarck. Cette politique devait donc être abandonnée, etc. En réponse, il s’est montré encore plus disposé à pousser son flirt avec Bismarck.” (Lettres de Marx à Engels, des 3 et 18 février 1865)
35August Bebel, Ma vie.
36August Bebel, Ibid. “Les deux premières publications tests contenaient déjà beaucoup de points douteux. J’ai fait une remontrance. Et j’ai notamment exprimé mon indignation devant le fait que, dans une lettre privée que j’ai écrite à la comtesse Hatzfeldt au sujet de la mort de Lassalle, quelques mots de réconfort avaient été extraits, publiés sans ma signature et utilisés sans vergogne pour “proclamer et faire résonner” un éloge servile de Lassalle” (Marx, le 15 mars 1865).
37Dans les rapports ultérieurs des membres du parti, il est devenu évident qu’il avait détourné les fonds du parti (Bebel, Ma vie).
38August Bebel, Ma vie.
39August Bebel, Ibid.
40A.K. Worobjowa, op cit.
41August Bebel, Ma vie.
42August Bebel, Ibid.
43August Bebel, Ibid.
44August Bebel, Ibid.
45En fait, la pratique et la tradition du mouvement ouvrier exigeaient que si un ou plusieurs membres de l’organisation soupçonnent un comportement anti-organisationnel ou expriment un doute sur la crédibilité d’un autre membre, un organe spécialement désigné de l’organisation intervienne afin de mener une enquête avec la discrétion et la méthode appropriées. Un tel organe n’existait pas dans l’ADAV et la situation était d’autant plus compliquée que la personne soupçonnée était le président de l’organisation.
46August Bebel, Ma vie.
47August Bebel, Ibid.
48August Bebel, Ibid.
49August Bebel, Ibid.
50Marx à Schweitzer, 13 octobre 1868.
51August Bebel, Ma vie.
52Bebel a rapporté que les partisans de Schweitzer au moment de la guerre franco-prussienne étaient soupçonnés d’avoir attaqué l’appartement de Liebknecht. (August Bebel, Ma vie)
53Engels à Bebel, 1-2 mai 1891.
54Engels à Kautsky, 23 février 1891.
55Voir les articles dans notre Revue Internationale : n° 84, 85 et 87.
Face à la publication de notre article : “Qui est qui dans Nuevo Curso ? [68]”, qui dénonce le fricotage de l’individu nommé Gaizka avec de hauts fonctionnaires et des institutions de l’État bourgeois, ce personnage a jusqu’à présent gardé un silence absolu. No comment… Le silence est sa réponse. Nous avons du mal à croire qu’il n’ait pas entendu ce que nous disons, puisque ses amis ont immédiatement pris sa défense. (1) Mais ni les uns ni les autres n’ont apporté un seul démenti aux faits que nous exposons : rien de rien, zéro.
Ce silence est une confirmation criante de la carrière de Gaizka, celle d’un arriviste et d’un aventurier. Ils ne disent rien parce qu’il n’y a rien à dire.
Ce silence est une réaction bien connue qui ne peut que corroborer le bien-fondé de notre accusation. À cet égard Paul Frölich (2) cite une anecdote édifiante dans son autobiographie sur le comportement d’un des rédacteurs de la presse : “Il avait un instinct pour le comportement tactique. Une fois, j’ai été très surpris qu’il ne réponde pas aux attaques répétées portées contre lui par un autre journal du parti : ‘C’est très simple, avait-il déclaré. J’avais tort sur une question importante et maintenant, je les laisse aboyer jusqu’à ce qu’ils deviennent aphones et que l’histoire soit oubliée. Jusque-là, je reste sourd’.” (3)
Cependant, chaque fois que des révolutionnaires ont été accusés d’être des agents provocateurs ou de collaborer avec la bourgeoisie, ou simplement soupçonnés de comportement indigne, ils ont consacré toutes leurs énergies à le nier. Marx a passé un an à préparer un livre entier en réponse aux accusations de Herr Vogt selon lesquelles il était un agent infiltré. (4) De même, un peu plus tard avec Engels, comme on peut le voir dans leur correspondance, (5) il a participé à tous les combats nécessaires contre les tentatives de discréditer l’AIT et eux-mêmes. Bebel a été accusé d’avoir volé de l’argent dans la caisse de l’Association générale des travailleurs allemands (ADAV) et n’a eu de cesse de se battre jusqu’à ce qu’il ait pu démontrer la fausseté de ces accusations. Trotsky, complètement isolé et harcelé par Staline, a rassemblé encore assez de forces pour profiter du peu de terrain qui lui restait et convoquer la Commission Dewey (6) pour sa défense, etc.
Mais au contraire, les vrais aventuriers et provocateurs ont toujours tout fait pour s’éclipser ou se terrer afin de tenter de passer entre les mailles du filet de la vérité.
Bakounine, par exemple, face à la circulaire interne de l’AIT sur “Les prétendues scissions dans l’Internationale”, a reconnu, sous l’apparence d’un ton scandalisé, qu’il n’a pu faire autrement que d’y opposer… un silence prolongé : “Pendant deux ans et demi, nous avons enduré en silence cette agression immonde. Nos calomniateurs ont d’abord commencé par de vagues accusations, mêlées de lâches réticences et d’insinuations venimeuses, mais en même temps si stupides que, faute d’autres raisons de se taire, le mauvais goût mêlé au mépris qu’elles avaient provoqué dans ma retraite aurait suffi à expliquer et légitimer mon silence”. (7)
C’est en vain que l’on peut chercher dans ce courrier la recherche d’un argument, qui brille par son absence. Cependant, Bakounine avait annoncé qu’il convoquerait un jury d’honneur et qu’il rédigerait un article avant le congrès de La Haye en 1872 : “D’autre part, je me suis toujours réservé le droit de convoquer tous mes calomniateurs devant un jury d’honneur, ce que le prochain Congrès ne me refusera sans doute pas… Il faut rétablir la vérité, en contribuant autant que possible à la démolition du tissu de mensonges construit par Marx et ses acolytes, tel sera le but d’une communication que j’entends publier avant la réunion du Congrès”.
Il va sans dire qu’il n’a jamais convoqué ce jury d’honneur, ni écrit le moindre article là-dessus. Au contraire, en apprenant la publication du rapport sur l’Alliance de la démocratie socialiste par l’Association internationale des travailleurs, (8) ce qu’il écrit dans une lettre du 25 septembre 1873 au Journal de Genève (en plus d’insultes contre Marx, traité à la fois de “communiste, allemand et juif”) est une capitulation : “J’avoue que tout cela m’a profondément bouleversé dans la vie publique. J’en ai assez de tout cela. Après avoir passé toute ma vie à me battre, je suis fatigué. J’ai plus de soixante ans et un problème cardiaque qui s’aggrave avec l’âge et rend mon existence de plus en plus difficile. Que d’autres jeunes se mettent au travail pour prendre la relève. Quant à moi, je ne ressens plus la force, ni peut-être la confiance, de pousser partout ce rocher de Sisyphe contre la réaction triomphante. Je me retire donc du combat, et ne demande à mes chers contemporains qu’une seule chose : l’oubli”. (9) Bakounine déploie ici aussi une autre des stratégies classiques des aventuriers, qui consiste à se présenter comme une malheureuse victime lorsque son comportement personnel est démasqué.
De la même façon, lorsque Schweitzer (10) a été accusé d’avoir volé et détourné l’argent de la caisse d’entraide aux travailleurs malades qui ne pouvaient pas continuer à travailler, pour le dépenser en champagne et en “amuse-gueules”, contrairement à Bebel, il n’a jamais été capable de se défendre : “Schweitzer a été publiquement accusé plus d’une fois de cette action ignominieuse, mais il n’a jamais osé se défendre”. (11)
De plus, lorsque Bebel et Wilhelm Liebnechkt l’ont dénoncé comme agent du gouvernement au congrès de Barmen-Elberfeld (province de Wuppertal), lui, qui était assis sur la même scène juste derrière eux, n’a pas prononcé un mot, laissant ses acolytes proférer des insultes et des menaces : “Nos discours contenaient un résumé de toutes les accusations que nous avions portées contre Schweitzer. Il y a eu plusieurs interruptions violentes, surtout lorsque nous l’avons accusé d’être un agent du gouvernement ; mais j’ai refusé de retirer quoi que ce soit… Schweitzer, qui était assis derrière nous lorsque nous avons parlé, n’a pas prononcé une seule parole. Nous sommes partis aussitôt protégés par certains délégués contre les assauts des défenseurs fanatiques de Schweitzer, au milieu d’une tempête d’imprécations et d’insultes comme “laquais !”, “traîtres !”, “coquins !”, etc. À la porte, nous avons retrouvé nos amis qui nous ont escortés sous leur protection jusqu’à ce que nous arrivions à l’hôtel en toute sécurité”. (12)
On peut encore citer l’exemple historique de Parvus, accusé par Gorki d’avoir extorqué de l’argent sur les recettes de sa pièce de théâtre Les Bas-fonds en Allemagne, dénoncé comme aventurier et social-patriote par Trotsky, (13) qui avait été son ami, rejeté par Rosa Luxemburg, Clara Zetkin et Leo Jogiches, pour avoir essayé de se vendre à l’impérialisme allemand, et que Lénine a empêché de retourner à Petrograd après la révolution, parce qu’il avait “les mains sales” ; et qui n’a jamais pris la peine de se défendre contre toutes ces accusations, laissant à d’autres (Radek, en particulier) le soin de le défendre dans le milieu des exilés en Suisse.
Et on pourrait continuer : Lassalle, Azev…, etc. ont tous essayé de faire oublier les accusations portées contre eux en dressant un mur de silence, de disparaître ou, comme Parvus, de faire semblant de rien.
Mais il n’est pas nécessaire de remonter si loin. En 2005, nous avons pu voir comment le “citoyen B”, qui s’est proclamé “à l’unanimité” (puisqu’il ne s’agissait que de lui) “Cercle des communistes internationalistes” d’Argentine se mettant au service de la FICCI (14) (aujourd’hui : Groupe international de la gauche communiste – GIGC) pour dénigrer le CCI, mais a déserté le forum dès que nous avons dénoncé son imposture. (15)
Il y a aussi d’autres exemples de silence assourdissant lorsque le CCI a dénoncé des aventuriers dans ses rangs. Tel fut le cas de la découverte des manigances et de la sanction du militant connu sous le nom de Simon, (16) à laquelle il répondit par un silence obstiné qui provoqua même une “Résolution sur le silence du camarade Simon”, qui disait : “Depuis que le camarade Simon s’est retiré de la vie du CCI à la fin du mois d’août 1994, il n’a jamais accédé à la demande de l’organisation de faire connaître par écrit les désaccords qu’il avait avec ses analyses et ses prises de position, ce qui, selon lui, a motivé en partie son retrait… Ce silence de Simon est d’autant plus inadmissible qu’il avait des désaccords fondamentaux avec les deux résolutions adoptées par la réunion élargie du Secrétariat international le 3 décembre 1994”.
Mais ce silence obstiné des aventuriers et des éléments troubles lorsqu’ils sont pris en flagrant délit n’est pas seulement une confirmation des accusations portées contre eux ou une manière de tenter de se faire oublier, c’est aussi une stratégie pour que d’autres prennent leur défense à leur place.
Si Gaizka n’a pas ouvert la bouche depuis que nous avons publié notre mise en accusation, ses amis n’ont pas perdu de temps pour prendre sa défense. C’est ainsi que le GIGC a publié quatre jours plus tard une déclaration : “Nouvelle attaque du CCI contre le camp prolétarien international. Nous ne sommes pas surpris qu’un groupe de parasites au comportement de gangsters et de voyous vienne prendre la défense d’un aventurier. Il a déjà fait la même chose en 2005 en prenant la cause du citoyen argentin B. Peut-être devrions-nous commencer à penser que le GIGC a des pouvoirs prémonitoires puisqu’il a publié et distribué un communiqué du “Círculo” d’Argentine, avant que le citoyen B ne le publie sur son site web. Le malheur de l’affaire est qu’à l’époque, le GIGC (alors FICCI) avait dupé le BIPR (17) (maintenant TCI) qui, bien que discrètement, sans prendre directement la parole, avait publié les communiqués de la FICCI et du “citoyen B” dénigrant le CCI en encourageant ainsi les comportements indignes de la part de ces deux larrons.
Bien entendu, le GIGC n’apporte dans son communiqué aucun démenti de ce que nous dénonçons dans notre article, à l’exception de la déclaration selon laquelle “ils n’ont rien remarqué” : “nous devons souligner qu’à ce jour, nous n’avons constaté aucune provocation, manœuvre, dénigrement, calomnie ou rumeur, lancée par les membres de Nuevo Curso, même à titre individuel, ni aucune politique de destruction contre d’autres groupes ou militants révolutionnaires”. Déclaration sur laquelle nous ne nous arrêterons même pas une seconde.
En réalité, l’objectif du communiqué est uniquement d’attaquer le CCI, car ce serait lui “qui a développé ces pratiques sous le couvert de sa théorie de la décomposition et du parasitisme et qui y revient maintenant”. D’autre part, le CCI tomberait “dans le domaine pourri de la personnalisation des questions politiques”.
Le site Pantópolis du Docteur Bourrinet (18) a immédiatement reproduit l’article précédé d’une introduction qui concurrence et même dépasse le GIGC en propos haineux contre le CCI.
L’autre groupe qui a condamné notre déclaration sur Gaizka est le GCCF, (19) qui a déclaré (20) : “nous ne pouvons que condamner cet assemblage scandaleux et immoral de ragots personnalisés et complètement en dehors d’un terrain politique”. (21)
En bref, deux récriminations : 1) que ce n’est pas Gaizka, mais le CCI qui se comporterait de manière indigne du prolétariat, ferait preuve de dénigrement et de provocation ; 2) que dans notre dénonciation, les questions politiques sont remplacées par des questions personnelles.
Ce n’est pas la première fois que, face à la rigueur dans la défense du milieu prolétarien et à la dénonciation de comportements indignes, les organisations révolutionnaires sont attaquées avec des calomnies sur leur “autoritarisme” et leurs “manœuvres”, comme si elles employaient les mêmes moyens que les aventuriers et les provocateurs découverts. Ce fut le cas à l’AIT : “Consciente du danger historique que les leçons tirées par la 1re Internationale représentaient pour ses propres intérêts de classe, la bourgeoisie, en réponse aux révélations du Congrès de La Haye, fit tout ce qui était en son pouvoir pour discréditer cet effort. La presse et les politiciens bourgeois déclarèrent que le combat contre le bakouninisme n’était pas une lutte pour des principes mais une lutte sordide pour le pouvoir au sein de l’Internationale. Ainsi, Marx était censé avoir éliminé son rival Bakounine au travers d’une campagne de mensonges. En d’autres termes, la bourgeoisie essaya de convaincre la classe ouvrière que ses organisations utilisaient les mêmes méthodes fonctionnaient exactement de la même manière que celles des exploiteurs et donc n’étaient pas meilleures. Le fait qu’une grande majorité de l’Internationale appuya Marx fut rabaissé au ‘triomphe de l’esprit de l’autoritarisme’ dans ses rangs et à la prétendue tendance à la paranoïa de ses membres à voir des ennemis de l’Association cachés partout. Les bakouninistes et les lassalliens firent même courir des rumeurs selon lesquelles Marx était un agent de Bismarck”. (22)
Bakounine lui-même n’a pas hésité à présenter la lutte de l’Internationale pour la défense de ses statuts et de son fonctionnement contre l’esprit sectaire et ses intrigues comme une “lutte entre sectes” : ainsi, dans Lettre aux frères d’Éspagne, Bakounine se plaint que la résolution de la Conférence de Londres (1872) contre les sociétés secrètes n’a en fait été adoptée par l’Internationale que “pour ouvrir la voie à leur propre conspiration pour la société secrète qui existe depuis 1848 sous la direction de Marx, qui a été fondée par Marx, Engels et Wolff maintenant décédé, et qui n’est rien d’autre qu’une société quasiment exclusivement allemande de communistes autoritaires. […] Il faut reconnaître que la lutte qui s’est engagée dans l’Internationale n’est rien d’autre qu’une lutte entre deux sociétés secrètes”. (23)
Dans la vision du monde d’éléments comme Bakounine, le GIGC ou Gaizka, il n’y a pas de place pour l’honnêteté, les principes d’organisation ou la morale prolétarienne ; ils ne font que projeter sur les autres leur propre façon de se comporter. Comme le dit la sagesse populaire, “le voleur croit que chacun agit comme lui”.
Cependant, “ce qui est plus grave et beaucoup plus dangereux, c’est que de telles infamies trouvent un certain écho dans les rangs du milieu révolutionnaire lui-même. Ce fut le cas, par exemple, dans la biographie de Marx par Franz Mehring. Dans ce livre, Mehring, qui appartenait à l’aile gauche combative de la Deuxième Internationale, déclare que la brochure du Congrès de La Haye contre l’Alliance était ‘impardonnable’ et ‘indigne de l’Internationale’. Dans son livre, Mehring défend non seulement Bakounine, mais aussi Lassalle et Schweitzer, contre les “accusations de Marx et des marxistes”. (24)
Le discrédit qu’a jeté Mehring sur la lutte marxiste contre le bakouninisme et le lassallisme a eu des effets dévastateurs sur le mouvement ouvrier dans les décennies suivantes, car il a non seulement conduit à une certaine réhabilitation d’aventuriers politiques comme Bakounine et Lassalle, mais il a surtout permis à l’aile opportuniste de la social-démocratie d’avant 1914 d’effacer les leçons des grandes luttes pour la défense de l’organisation révolutionnaire des années 1860 et 1870. Ce fut un facteur décisif dans la stratégie opportuniste visant à isoler les bolcheviks dans la Deuxième Internationale, alors qu’en fait leur lutte contre le menchevisme appartient à la meilleure tradition de la classe ouvrière. La Troisième Internationale a également souffert de l’héritage de Mehring. Ainsi, en 1921, un article de Stoecker (“Sur le bakouninisme”), également basé sur les critiques de Mehring à l’égard de Marx, a justifié les aspects plus dangereux et aventureux de la soi-disant Action de mars 1921 du KPD (parti communiste allemand) en Allemagne. (25) Le fait que le BIPR se soit laissé entraîner derrière la FICCI et le “citoyen B” en 2005 a également donné des ailes au parasitisme, rendant plus difficile la lutte contre celui-ci et sa dénonciation dans le milieu prolétarien.
Mais venons-en à la deuxième accusation, celle de la personnalisation des questions politiques. Pour commencer, notre accusation n’était pas basée sur la diffusion d’histoires sur la vie privée, mais sur la mise en lumière d’un comportement politique public, qui est largement documenté. Ce que nous avons exposé sur Gaizka sont des faits qui appartiennent à la sphère de l’activité publique des politiciens bourgeois, et donc ils devraient être soigneusement pris en compte par les militants communistes. Que faisait dans le domaine de la Gauche communiste un individu qui avait fréquenté à plusieurs reprises les cercles politiques de haut niveau de l’État bourgeois ?
Maintenant, en second lieu, il y a des faits “privés” (intrigues, manœuvres, contacts secrets, relations obscures, etc.) qui doivent être connus afin de comprendre et de pouvoir dénoncer les actions destructrices contre le prolétariat ou contre les organisations révolutionnaires. Les dénoncer n’a rien à voir avec des ragots.
Plutôt que d’y répondre nous-mêmes, nous laisserons Engels le faire. Dans l’un des nombreux articles que Marx et lui-même ont dû écrire pour défendre l’AIT, accusée par toute la presse bourgeoise, par les agents provocateurs et les partisans de Bakounine. Interrogé par des militants eux-mêmes indécis, Engels répond à un article de Pyotr Lavrov (26) dans son journal Vpered (En Avant !)27, qui remettait en cause le rapport de la commission du Congrès de La Haye sur “L’Alliance de la démocratie socialiste et l’AIT” (28) parce que ce ne serait qu’une “féroce querelle sur des questions purement personnelles et privées avec des informations qui ne peuvent provenir que de ragots”.
Voici ce qu’il répondait : “La principale accusation [contre le rapport sur l’Alliance], cependant, est que le rapport est rempli de questions personnelles dont la véracité ne pourrait pas être établie par les auteurs, car ils ne pouvaient les recueillir que par des ragots. Il ne nous est pas dit comment ‘l’ami Pierre’ (29) sait qu’une organisation comme l’Internationale, dont les organes officiels sont répartis dans le monde entier, ne pourrait recueillir les faits que par des commérages. Sa déclaration est en tout cas extrêmement faite à la légère. Les faits en question sont étayés par des preuves authentiques et les personnes concernées ont pris soin de ne pas y répondre.
Mais ‘l’ami Pierre’ est d’avis que les questions sur la vie privée, comme les lettres personnelles, sont sacrées et ne devraient pas être publiées dans les débats politiques. Accepter la validité de cet argument en quelques termes que ce soit revient à rendre impossible d’écrire sur l’histoire. Donc, si l’on décrit l’histoire d’une bande de gangsters comme l’Alliance, dans lequel on trouve bon nombre d’escrocs, d’aventuriers, de voleurs, d’espions de la police, de fraudeurs et de lâches, ainsi que sur ceux qui ont été abusés par eux, faut-il falsifier cette histoire en dissimulant sciemment les vilenies individuelles de ces Messieurs comme des ‘affaires privées’ ?
Cependant, lorsque le rédacteur de Vpered décrit le rapport comme une compilation maladroite de questions essentiellement privées, il commet un acte difficile à caractériser. Quiconque peut écrire une telle chose soit n’a pas du tout lu le rapport en question, soit est trop borné ou trop partial pour le comprendre, soit il écrit délibérément quelque chose qu’il sait être faux. Personne ne peut lire ‘Un complot contre l’internationale’ sans être convaincu que les questions privées intercalées en sont la partie la plus significative, qu’elles sont des illustrations pour donner une image plus détaillée des personnages impliqués, et qu’elles ne pourraient être supprimées sans remettre en cause le point principal du rapport. L’organisation d’une société secrète dans le seul but est de soumettre le mouvement ouvrier en Europe à la dictature cachée de quelques aventuriers, les infamies commises dans ce but, notamment par Necthaiev en Russie – c’est le thème central du rapport, et maintenir que tout tourne uniquement autour de questions privées est pour le moins irresponsable”. (30)
Le silence aigri de Gaizka est une confirmation de sa collaboration avec l’État bourgeois que nous dénonçons. Son activité au service des libéraux puis du PSOE, (31) ses contacts avec la Gauche communiste et sa disparition lors de l’enquête sur les aspects problématiques de son comportement pour un militant communiste, (32) constituent la trajectoire d’un aventurier.
L’aspiration d’un groupe formé autour de cet élément à être considéré comme faisant partie de la Gauche communiste, si elle devait se réaliser même occasionnellement, signifierait l’introduction d’un cheval de Troie dont le but ne pourrait pas être autre que de déformer et de saper l’héritage de la tradition prolétarienne et ses principes programmatiques et organisationnels représentés par les organisations de la Gauche communiste. Et ce, même indépendamment de l’honnêteté des autres membres du groupe Gaizka qui peuvent être trompés.
Dans ce sens, et toutes proportions gardées, tout comme Bakounine, comme le dit Engels, voulait imposer sa dictature à l’Internationale, qui regroupait le mouvement ouvrier en Europe, Gaizka veut être, également en se cachant sous la couverture d’un groupe (Nuevo Curso) où il peut y avoir également des éléments éventuellement dupés, comme une référence de la Gauche communiste, surtout pour de jeunes éléments en recherche de positions politiques prolétariennes. Mais son prétendu lien avec la Gauche communiste ne peut que semer la confusion avec les positions de cette dernière en faisant passer les principes et les méthodes aventureuses de la gauche bourgeoise ou du stalinisme pour des positions de la Gauche communiste.
Dans cette entreprise criminelle, Gaizka a le soutien organisé du groupe de parasites et de voyous du GIGC, qui le présente précisément comme un champion du regroupement ; mais il bénéficie aussi du consentement tacite d’autres groupes du milieu prolétarien qui restent muets face à leurs initiatives.
CCI, 11 avril 2020
1 Nous nous référons ici au Groupe International de la Gauche Communiste (GIGC) et au site web de Monsieur Bourrinet : Pantópolis. Nous y reviendront par la suite.
2 Membre de la Gauche de Brême pendant les luttes révolutionnaires en Allemagne. Il fut aussi le délégué envoyé par les Communistes Internationalistes d’Allemagne (IKD) au Congrès de fondation du Parti Communiste d’Allemagne (KPD).
3 Paul Frölich, “Im radikalen Lager” Politische Autobiografie 1890-1921, chapitre : “Leipzig”, Berlin (2013), p. 51 : “He had an instinct for tactical behaviour. Once I was very surprised that he did not respond to repeated attacks from another party newspaper. ‘Very simply’, he said, ‘I was wrong about one important point. Now I let them bark until they are hoarse and history is forgotten. Until then I'm deaf’.”
Il s’agit de Paul Lensch (1873-1926), un personnage douteux par rapport au mouvement ouvrier, qui avait travaillé avec Frölich comme rédacteur talentueux dans le journal social-démocrate Leipziger Volkszeitung, et qu’il avait lui-même caractérisé comme “un bouledogue au corps massif et aux pattes fortes, capable de mordre sans pitié […] qui se plaisait à croire qu’il avait l’élégance de Mehring, mais dont le caractère brutal finissait toujours par apparaître. Un fanfaron manœuvrier […] sans rien qui puisse le relier en son for intérieur à la classe ouvrière”. Il était aussi capable d’adopter une “position politique juste” si cela servait son carriérisme ; en 1910, il faisait partie de l’aile gauche de la social-démocratie mais en jouant un rôle trouble dans l’affaire Radek, ensuite il était présent dans l’appartement de Rosa Luxemburg, la nuit du 4 août 1914 (avec les opposants à la guerre impérialiste) et, peu de temps après, en 1915, on le retrouva avec l’extrême-droite de la social-démocratie comme défenseur, aux côtés de Cunow et de Haenish, du “socialisme de guerre” (qui défendait la guerre avec une argumentation “marxiste”) dans la revue Die Glocke de Parvus, entre autres. Lensch n’était pas simplement un social-démocrate qui s’était laissé entraîner par la droite pour finir par trahir le prolétariat ; tout en étant un élément sans aucune conviction militante et n’ayant pas la moindre confiance en la classe ouvrière, il était avant tout un carriériste malhonnête qui se cachait derrière une façade marxiste et qui était capable de garder le silence quand il l’estimait nécessaire à ses intérêts.
4 Dans ce livre, qui lui a coûté un an de travail, Marx s’est non seulement défendu contre les accusations crapuleuses de Vogt, mais il a également pris la défense de la Ligue des Communistes, même si cette dernière avait déjà disparu. Cependant, défendre la tradition que cela représentait, le Manifeste communiste, les principes d’organisation, la continuité du mouvement ouvrier, était d’une importance vitale, contrairement à tous ceux qui considèrent que Marx aurait perdu son temps sur des détails, ou même y aurait sacrifié la clarté de son jugement politique et son dévouement désintéressé à la lutte du prolétariat.
5 Source : Marx/Engels Collected Works, (2010) Lawrence & Wishart Electric Book, Vol. 24.
6 Étant donné que Staline avait écrasé et laminé tout vestige des milieux ouvriers de la période révolutionnaire, la Commission devait être composée de membres du milieu intellectuel et de la culture reconnus pour leur indépendance d’opinion et leur intégrité. Dewey était l’un d’entre eux. Les sessions de la commission ont eu lieu au Mexique.
7 En espagnol : Jacques Freymond, La Primera Internacional, Ed. ZERO (1973), p. 355.
8 Une commission d’enquête fut chargée d’élaborer le rapport pour le Congrès de La Haye de l’AIT (1872). Après avoir entendu et discuté le rapport, le Congrès prit la décision d’exclure Bakounine et certains de ses disciples de l’Internationale.
9 Source en portugais, traduit par nous : Bakunin por Bakunin – Lettres. “Lettre au Journal de Genève” ("Biblioteca Virtual Sit Inn") : “o Sr. Marx, o chefe dos comunistas alemães, que, sem dúvida por causa de seu tríplice caráter de comunista, alemão e judeu, me odiou”.“Eu vos confesso que tudo isso me enojou profundamente da vida pública. Estou farto de tudo isso. Após ter passado toda minha vida na luta, estou cansado. Já passei dos sesenta anos, e uma doença no coração, que piora com a idade, torna minha existência cada vez mais difícil. Que outros mais jovens ponham-se ao trabalho. Quanto a mim, não sinto mais a força, nem talvez a confiança necessária para empurrar por mais tempo a pedra de Sysipho contra a reação triunfante em todos os lugares. Retiro-me, pois, da liça, e peço a meus caros contemporâneos apenas uma coisa : o esquecimento”.
10 Voir l’article sur notre site internet : “Lassalle et Schweitzer : la lutte contre les aventuriers politiques dans le mouvement ouvrier [107]”.
11 Bebel, My Life, The University of Chicago press, The Baker & Taylor co., New York, p. 152. Texte original en anglais, traduit par nous : “Schweitzer was more than once publicly accused of this shameful action, but he never dared to defend himself”.
12 Ibid., p. 156 : “Our speeches contained a summary of all the accusations we had levelled against Schweitzer. There were several violent interruptions, especially when we accused him of being a Government agent ; but I refused to withdraw anything… Schweitzer, who sat behind us when we spoke, did not utter a Word in reply. We left at once, some of the delegates guarding us against assault from the fanatical supporters of Schweitzer, amid a storm of imprecations, such as “Knaves !” “Traitors !” “Rascals !” and so forth. At the doors our friends me thus and took us under their protection, escorting us in safety to our hotel”.
13 Voir dans Nashe Slovo nº 2 : “Epitaphy for a living friend”.
14 La prétendue “Fraction interne du CCI” est un groupe parasite qui a été exclu du CCI en refusant de défendre ses positions et ses agissements devant la Commission d’investigation nommée par le 15e congrès du CCI. L’un de ses membres éminents, connu sous le nom de Jonas, avait été expulsé auparavant pour un comportement indigne d’un militantisme révolutionnaire.
Voir : “Conférence extraordinaire du CCI : Le combat pour la défense des principes organisationnels [109]” et “Fraction interne du CCI : Tentative d’escroquerie vis-à-vis de la Gauche communiste [118]”.
15 Voir : “Communiqué à nos lecteurs : le CCI attaqué par une nouvelle officine de l’État bourgeois [124]”.
16 Simon a été exclu au 11e Congrès du CCI pour comportements incompatibles avec le militantisme communiste.
17 Bureau Internacional pour le Parti Révolutionnaire, héritier de la tendance Damen du Parti communiste internationaliste, actuellement Tendance Communiste Internationaliste (TCI).
18 Voir notre article : “Conférence-débat à Marseille sur la Gauche communiste : le Docteur Bourrinet, un faussaire qui se prétend historien [166]”.
19 Gulf Coast Communist Fraction.
20 Nous devons préciser ici que nous n’avons nullement l’intention de mettre sur le même plan le GIGC/Bourrinet et la GCCF. Le GIGC est un groupe parasite qui n’existe que pour attaquer le CCI. Même si nous avions publié un article pour dénoncer Mata Hari, ils diraient qu’ils “n’ont rien remarqué”, pour pouvoir passer directement à l’attaque contre nous. On peut dire la même chose de Bourrinet. La GCCF est un jeune groupe sans expérience et en quête de clarification, sensible aux basses flatteries de Gaizka et du GIGC/Bourrinet.
21 Traduit par nous de l’anglais : “we have nothing but condemnation for this egregious and immoral hit-piece of personalized gossips completely removed from a political terrain”.
22 “Questions d’organisation (partie IV) : la lutte du marxisme contre l’aventurisme politique”, Revue Internationale n° 88.
23 Ibid.
24 Ibid.
25 Voir la note 2.
26 Vpered (En Avant !) était un journal en russe édité en Grande-Bretagne, de tendance narodniki (populiste).
27 Lavrov Pyotr Lavrovich (1823-1900) philosophe, sociologue et journaliste russe se rattachant à la branche populiste ; il fut membre de la Ie Internationale et participa à la Commune de Paris.
28 En Allemagne, le rapport a été traduit sous le titre “Un complot contre l’Internationale” et c’est pour cela que dans les œuvres citées en langue anglaise, Engels fait référence sous cette dénomination au rapport de la commission d’investigation de La Haye, au lieu du titre “L’Alliance de la Démocratie Socialiste et l’Association Internationale des Travailleurs”, mais il s’agit bien du même rapport.
29 Engels fait ici référence à Pyotr Lavrov, mais comme il l’explique au début de l’article, afin de respecter l’anonymat que celui-ci lui demandait de respecter scrupuleusement et dont il se moque, puisque le vrai nom de l’éditeur de Vpered était bien connu, tant en Grande-Bretagne qu’en Russie, il désigne donc l’auteur sous le sobriquet de “l’ami Pierre”, un prénom très courant en Russie.
30 Engels, Refugiee Literature III, Marx/Engels Collected Works (2010), Lawrence & Wishart Electric Book, Vol. 24, pp. 21-22 (traduit de l’anglais par nous) : “The main charge, however, is that the report is full of private matters the credibility of which could not have been indisputable for the authors, because they could only have been collected by hearsay. How Friend Peter knows that a society like the International, which has its official organs throughout the civilised world, can only collect such facts by hearsay is not stated. His assertion is, anyway, frivolous in the extreme. The facts in question are attested by authentic evidence, and those concerned took good care not to contest them. But Friend Peter is of the opinion that private matters, such as private letters, are sacred and should not be published in political debates. To accept the validity of this argument on any terms is to render the writing of all history impossible.
Again, if one is describing the history of a gang like the Alliance, among whom there is such a large number of tricksters, adventurers, rogues, police spies, swindlers and cowards alongside those they have duped, should one falsify this history by knowingly concealing theindividual villainies of these gentlemen as “private matters”?… When, however, the Forward describes the report as a clumsy concoction of essentially private facts, it is committing an act that ishard to characterise. Anyone who could write such a thing had either not read the report in question at all ; or he was too limited or prejudiced to understand it ; or else he was writing something he knew to be incorrect. Nobody can read the “Komplott gegen die Internationale” without being convinced that the private matters interspersed in it are the most insignificant part of it, are illustrations meant to provide a more detailed picture of the characters involved, and that they could all be cut without jeopardising the main point of the report. The organisation of a secret society, with the sole aim of subjecting the European labour movement to a hidden dictatorship of a few adventurers, the infamies committed to further this aim, particularly by Nechayev in Russia – this is the central theme of the book, and to maintain that it all revolves around private matters is, to say the least, irresponsible”.
31 Partido Socialista Obrero Español (social-démocrate), actuellement au pouvoir.
32 Voir : “Qui est qui dans Nuevo Curso ? [68]”.
Notre précédent numéro de la Revue internationale était entièrement dédié à la signification et aux implications de l'irruption du Corona Virus. Nous y mettions en évidence l'importance historique de cet évènement, le plus important depuis l'effondrement du bloc de l'Est en 1989 de même que sa signification, une nouvelle étape de l'enfoncement du capitalisme dans sa phase de sa décadence, celle de sa décomposition. Nous nous étions également penchés sur les implications de la pandémie sur la crise économique -une accélération considérable de celle-ci devant déboucher sur une récession plus importante encore que celle des années 1930– et sur la lutte de classe, avec des difficultés renforcées pour la classe ouvrière du fait des conséquences aggravées de la décompositions sur la vie de la société. Cet évènement venait confirmer le risque que le rythme du développement de la lutte de classe, en regard de celui de la décomposition, ne soit pas suffisant pour permettre une révolution victorieuse du prolétariat et ensuite l'édification d'une nouvelle société sur les ruines de la société actuelle ravagée par plus d'un siècle de décadence du capitalisme.
Avec le présent numéro de la Revue, nous poursuivons notre intervention sur la pandémie, sous différents angles, et publions également d'autres articles.
Un premier article, "L'épidémie du COVID révèle le délabrement du capitalisme mondial", met en évidence les très grandes difficultés rencontrées par la bourgeoisie face à la première vague de contagion par le virus, alors que de nouvelles vagues ont laissé la bourgeoisie désemparée, incapable de contenir la pandémie et ses conséquences sociales. Et pour causes, tous les ingrédients à l'origine de la pandémie ne peuvent être éliminées au sein même du capitalisme, a fortiori dans la phase ultime de sa décadence : Il n'y avait eu aucune anticipation face à la menace notoire de pandémies, avant que l'une d'entre elles –celle du Covid- ne fasse irruption ; le délabrement du système de soin car non rentable du point de vue capitaliste ; chacun pour soi exacerbé entre les fractions nationales de la bourgeoisie mondiale, et même au sein des frontières nationales, toutes en prise avec la guerre commerciale que la crise ne fait qu'exacerber … Le bilan social, imputable au capitalisme et non à la pandémie, ce sont des millions d'ouvriers jetés au chômage dans le monde, la pauvreté qui s'est étendue et approfondie de façon considérable. Cernées par les dangers de la contagion, la réalité du chômage et la plongée dans la pauvreté, des parties importantes de la population mondiale, de grandes masses précarisées, sombrent dans le désespoir.
À ce propos, nous publions à la suite de cet article un témoignage historique, "La Conservation de la Santé en Russie Soviétiste" concernant la manière dont le prolétariat de la Russie des soviets avait été capable de prendre en charge le problème de la santé dans les années 1918 et 19, et en particulier celui des pandémies qui sévissaient déjà, dans conditions extrêmement difficiles alors que le pays était en butte sur son propre territoire à la coalition de la bourgeoisie internationale à travers l'action des armées blanches visant à affaiblir, pour le détruire, le pouvoir du prolétariat.
Comme cela ressort de cette présentation, le CCI a fourni un effort théorique important en vue de comprendre la signification historique de cette pandémie qui ne peut être réduite à la seule répétition atemporelle des lois du capitalisme, mais est la fois expression et facteur d'aggravation de la phase actuelle de décomposition du capitalisme. La situation aux États-Unis est venue confirmer de manière éclatante le poids de la décomposition dans la vie du capitalisme et notamment l'épisode du capitole aux lorsque "les hordes trumpistes ont violemment tenté d’empêcher la succession démocrate, encouragée par le président en exercice lui-même, comme dans une “république bananière”, ainsi que l’a reconnu George W. Bush." Notre article "Les États-Unis et le capitalisme mondial engagés sur une voie sans issue", montre en quoi la crise politique actuelle de la démocratie américaine, symbolisée par l’attaque du Capitole, s’ajoute aux conséquences chaotiques et autodestructrices de la politique impérialiste américaine, et montre plus clairement que les États-Unis, qui demeurent encore la plus grande puissance mondiale, sont aujourd’hui le principal acteur de la décomposition du capitalisme.
Nous tenons également à signaler dans cette présentation de la Revue qu'en vue d'accroître et renforcer l'audience de notre intervention nous avons réalisé un tract, "Pandémie du COVID: Barbarie capitaliste généralisée ou Révolution prolétarienne mondiale", diffusé dans les quelques occasions qui se sont présentées à nous et que nous avons essayé de faire circuler le plus possible sur Internet.
Il est établi que le COVID a pu se transmettre de l'animal à l'homme du fait justement de certaines caractéristiques de la décomposition du capitalisme : déforestation à outrance, urbanisation sauvages, proximité entre l'homme et les animaux capables de lui transmettre des virus, hygiène limite … Face à toutes les aberrations du capitalisme dans sa phase finale actuelle, nous avons jugé opportun de publier un article intitulé mettant en évidence quelle devra être l'œuvre de la dictature du prolétariat : "Le programme communiste dans la phase de décomposition du capitalisme : Bordiga et la grande ville", article bâti sur la base de nos propres réflexions et celles suscitées par un article de Bordiga intitulé "Le programme immédiat de la révolution", écrit en 1953. Pour notre article, le texte de Bordiga "conserve un intérêt considérable en essayant de comprendre quels seraient les principaux problèmes et priorités d'une révolution communiste qui aurait lieu, non pas à l'aube de la décadence du capitalisme, comme en 1917-23, mais après un siècle entier au cours duquel le glissement vers la barbarie n'a cessé de s'accélérer, et où la menace pour la survie même de l'humanité est bien plus grande qu'il y a cent ans." Par rapport à la pandémie actuelle, l'article met évidence les limites de tous les services de santé existants, même dans les pays capitalistes les plus puissants, notamment parce qu'ils n’échappent pas à la logique de concurrence entre les unités capitalistes nationales. Face à une telle situation, il faut une médecine, des soins de santé et une recherche qui ne soient pas gérés par l'État, mais véritablement socialisés, et qui ne soient pas nationaux mais "sans frontières" : en bref, un service de santé planétaire.
Nous poursuivons, dans ce numéro de la Revue, la publication de notre série initiée lors du "Centenaire de la fondation de l'Internationale communiste en 1919". Le Congrès de fondation avait été un véritable pas en avant pour l’unité du prolétariat mondial, néanmoins la méthode alors adoptée, privilégiant le plus grand nombre plutôt que la clarté des positions et des principes politiques, n’avait pas armé le nouveau parti mondial. Pire, elle le rendait vulnérable face à l’opportunisme rampant au sein du mouvement révolutionnaire. Contrairement à ce que prévoyaient Lénine et les bolcheviks, l'opportunisme au sein du parti s'est approfondi et a fini par prendre, avec la dégénérescence de la révolution, une place prépondérante, précipitant la fin de l’IC en tant que parti de classe. C'est ce qu'illustre cette troisième partie de notre série.
Le dernier article publié dans ce numéro de la Revue, "La difficile évolution du milieu politique prolétarien depuis mai 1968" est la suite d'une série de deux, dont le premier fut publié dans la Revue 163. Celui-ci couvrait la période 1968-1980, qui avait connu les développements les plus importants au sein du milieu prolétarien international, suite aux évènements de 1968 en France. Si la résurgence de la lutte de classe avait donné un élan significatif à la relance du mouvement politique prolétarien, et donc au regroupement de ses forces, cette dynamique avait commencé à se heurter à des difficultés dès le début des années 1980. Déjà à cette époque, le milieu politique prolétarien traversait une crise majeure, marquée par l'échec des conférences internationales de la Gauche Communiste, les scissions au sein du CCI et l'implosion du Parti Communiste International bordiguiste (Programme Communiste). L'échec général de la classe à politiser ses luttes a aussi signifié que la croissance très sensible du milieu politique prolétarien de la fin des années 60 et des années 70 avait commencé à ralentir ou à stagner. Dans cette deuxième partie, nous mettons en évidence l'impact négatif sur l'évolution du MPP d'un certain nombre de facteurs, en particulier la décomposition de la société et le développement du parasitisme politique.
La minorité révolutionnaire, en tant que partie de la classe, n'est pas épargnée par les pressions d'un système social en désintégration qui n'a manifestement aucun avenir, se traduisant par la fuite vers des solutions individuelles, vers une perte de confiance dans l'activité collective, la méfiance envers les organisations révolutionnaires et le désespoir face à l'avenir.
Par ailleurs, au début des années 2000, le CCI avait été confronté à une grave crise interne avec en son cœur un clan regroupant des militants diffamant des camarades, diffusant des rumeurs selon lesquelles l'un d'entre eux était un agent de l'État manipulant les autres. Ce clan allait donner naissance à une organisation parasitaire à part entière, la FICCI dont les membres ont été exclus du CCI pour des agissements indignes de militants communistes, notamment le vol des fonds de l'organisation et la publication d'informations internes sensibles qui auraient pu mettre nos militants en danger vis-à-vis de la police. Depuis lors, ce groupe, qui a ensuite changé de nom pour devenir le Groupe International de la Gauche Communiste, a donné de nouvelles preuves qu'il incarne une forme de parasitisme si abject qu'il est impossible de le distinguer des activités de la police politique. Cette situation n'a malheureusement pas provoqué au sein du camp prolétarien la réponse adéquate, en exprimant une solidarité capable d'exclure du camp prolétarien des pratiques (et ceux qui s'y livrent) étrangères au mouvement ouvrier.
La période 2004-2011 a donné lieu à l'émergence de nouvelles forces à la recherche de réponses révolutionnaires à l'impasse de l'ordre social. Le CCI a réagi le plus largement possible à ces développements, ce qui était absolument nécessaire : sans transmission de l'héritage de la Gauche Communiste à une nouvelle génération, il ne peut y avoir aucun espoir d'un mouvement vers le parti du futur. Mais il y avait d'importantes faiblesses dans notre intervention, opportunistes en particulier, illustrée en particulier par l'intégration précipitée des camarades qui allaient former la section turque du CCI en 2009, laquelle quittera le CCI en 2015. Cet exemple est significatif du fait que les futures intégrations dans les organisations du camp de la gauche communiste devraient pouvoir bénéficier des leçons de ses expériences depuis la reprise historique de Mai 1968 et sur lesquelles nous revenons largement au sein de l'article en deux parties dédié à l'évolution du MPP depuis 1968.
Malgré les dangers très tangibles de cette dernière phase de décadence capitaliste, nous ne pensons pas que la classe ouvrière ait dit son dernier mot. Un certain nombre d'éléments témoigne d'un processus de politisation communiste au sein d'une minorité, petite mais significative, qui s'oriente vers les positions de la Gauche Communiste.
Le 14 02 2021
Depuis plus d'un an toutes les bourgeoisies du monde sont en prise avec l'épidémie de Coronavirus, sans qu'une sortie de tunnel soit aujourd'hui réellement en vue. Jusqu’à présent, c’étaient les pays les plus pauvres et sous-développés qui payaient le plus lourd tribu aux maladies, épidémiques ou endémiques. Ce sont maintenant les pays les plus développés qui sont ébranlés dans leur fondation par la pandémie de Covid-19.
Il y a plus d'un siècle, l'éclatement de la Première Guerre mondiale signifiait l'entrée du capitalisme dans sa période de décadence. L'effondrement du bloc de l'Est et la dissolution de celui de l'Ouest en 1990 et l'onde de choc mondiale qui s'ensuivit, avec des bouleversements considérables, constituaient des symptômes de la désagrégation mondiale de la société, signaient l'entrée du capitalisme dans la phase ultime de sa décadence, celle de sa décomposition.
Et après le capitalisme ? Si le prolétariat mondial parvient à le renverser avant qu'il ne détruise l'humanité, ce sera alors l'humanité unifiée dans la société communiste qui, face aux problèmes de la maladie et autres calamités, sera capable de donner une réponse qui ne soit pas sapée par l'exploitation, la concurrence et l'anarchie capitalistes.
Aux États-Unis, on compte aujourd'hui au moins 25 millions de contaminés, et plus de 410 000 morts. Il y a eu plus de morts du Covid que de soldats américains tués lors de la seconde guerre mondiale ! Au mois d'avril dernier, le nombre de morts avait déjà dépassé celui des morts pendant la guerre du Vietnam ! Dans la grande métropole de Los Angeles, 1 habitant sur 10 est contaminé ! En Californie, les hôpitaux sont pleins à craquer. Au début de la crise sanitaire, toute la population américaine a été frappée par les immenses tranchées où on entassait des morts "non réclamés" dans l'État de New-York, sur Hart Island. En Europe, la Suède qui naguère était réputée pour le "bienêtre social" de ses citoyens avait misé, au début de la pandémie, sur l'obtention rapide d'une immunité collective. Elle vient de battre un record national – celui du nombre de décès - détenu depuis la grande famine de 1869.
La pandémie du Covid-19 n'est pas une catastrophe imprévisible qui répondrait aux lois obscures du hasard et de la nature ! Le responsable de cette catastrophe planétaire, de plus de deux millions de morts, c'est le capitalisme lui-même. Contrairement aux épidémies d'origine animale du passé (comme la peste introduite au Moyen-Âge par les rats) aujourd'hui, cette pandémie est due essentiellement à l'état de délabrement de la planète. Le réchauffement climatique, la déforestation, la destruction des territoires naturels des animaux sauvages, de même que la prolifération des bidonvilles dans les pays sous-développés, ont favorisé le développement de toute sorte de nouveaux virus et maladies contagieuses.
Si ce nouveau virus a été capable de surprendre et paralyser la bourgeoisie c'est parce les études scientifiques sur les coronavirus ont été partout abandonnées il y a une quinzaine d’années, car le développement du vaccin était jugé… “non rentable” ! À côté de cela, l'essentiel des recherches scientifiques et technologiques de pointe, aux États-Unis en particulier, ciblaient prioritairement des produits pour lesquels un marché juteux était garanti ou bien étaient consacrées essentiellement au secteur militaire, avec y compris la recherche d'armes bactériologiques.
Par ailleurs, alors que le monde est encore loin d'avoir maitrisé l'actuelle pandémie, d'autres menaces plus terrifiantes encore[1] –comme le Nipah- et ayant la même cause sont déjà identifiées, sans qu'aucune de ces maladies n'ait à ce jour donné lieu à des projets de recherches des entreprises pharmaceutiques[2] :
Déjà plusieurs vaccins ont déjà été mis au point en un temps record, ce qui illustre les capacités technologiques qui pourraient être mises au service du bien-être de l'humanité. Néanmoins, aujourd'hui encore, comme au début de l'épidémie, un ensemble de problèmes font obstacle à une réelle prise en charge de la maladie, et ils sont la conséquence directe du fait que ce système est clairement au service d'une classe exploiteuse qui ne se préoccupe de la santé de la population que pour préserver la force de travail de ceux qu'elle exploite.
En effet, le système de santé a été complètement débordé du fait que, face à l'aggravation de la crise économique, dans tous les pays, les gouvernements de droite comme de gauche, n'ont cessé depuis des décennies de réduire les budgets sociaux, les budgets de la santé et de la recherche. Le système de santé n'étant pas rentable, ils ont supprimé des lits, fermé des services hospitaliers, supprimé des postes de médecins, aggravé les conditions de travail des soignants, détruit des stocks de masques jugés trop coûteux à entretenir, .... des respirateurs ont fait défaut en beaucoup d'hôpitaux.
Pour limiter l'emballement de la pandémie, la bourgeoisie n'a pas été capable de faire mieux que recourir à des méthodes moyenâgeuses comme le confinement. Partout, elle doit imposer des couvre-feux, la distanciation sociale, les visages humains masqués. Les frontières sont verrouillées, tous les lieux publics et culturels sont fermés dans la plupart des pays d'Europe. Jamais l'humanité, depuis la Seconde Guerre mondiale, n'avait vécu une telle épreuve.
De plus, la concurrence entre les différentes fractions de la bourgeoise, tant au niveau international que dans chaque pays, exacerbée par l'aggravation de la crise économique, avait clairement constitué, dès le début de la pandémie, un facteur d'approfondissement de la crise sanitaire, donnant lieux à l'expression ouverte des rivalités tellement acérées parfois qu'elles avaient été qualifiées de "guerres" par les médias.
La "guerre des masques" est un exemple édifiant de la concurrence cynique et effrénée à laquelle s'étaient livrés tous les États, chacun s’arrachant ce matériel de survie à coup de surenchères et même par le vol pur et simple !
La "guerre pour arriver parmi les premiers à produire un vaccin efficace", dans laquelle chaque pays, en concurrence avec tous les autres, garde jalousement les résultats de ses travaux pour essayer d'arriver dans le groupe de tête de ceux qui se partageront le juteux marché. Une telle situation de chacun pour soi empêche toute coordination et coopération internationale pour éradiquer cette pandémie et des délais de production d'un vaccin bien plus long que s'il avait été le produit d'une coopération internationale
La "guerre pour obtenir des vaccins en grande quantité" dont l'enjeu est considérable. En effet, les pays qui, grâce à la vaccination, arriveront parmi les premiers à obtenir l'immunité collective, seront aussi les premiers à pouvoir entreprendre la remise sur pieds de leur appareil productif et de leur économie. Le problème est que, même si le vaccin commence à être produit en grande quantité au sein d'un certain nombre de pays, il l'est toutefois en nombre insuffisant par rapport aux besoins. Cette situation a donné lieu à des tensions très importantes entre, par exemple, l'Union Européenne et le Royaume Uni, alors que ce dernier se trouvait dans l'incapacité d'honorer, dans les quantités et délais contractuels, les commandes du vaccin AstraZeneca (Britannique-Suédois) passées par l'UE. Pour y parvenir, il aurait été obligé de réduire son propre approvisionnement en vaccins de cette fabrication. Face à cela, l'Union Européenne a haussé le ton et l'Allemagne est allée jusqu'à menacer de prendre des mesures de rétorsion en "retenant" les vaccins BioNTech-Pfitzer fabriqués sur le territoire de l'Union Européenne et destinés à la vente au Royaume Unis. Conséquence de ce durcissement, de nouvelles tensions entre Londres et Bruxelles ont surgi à propos du "protocole nord-irlandais", partie cruciale du traité du Brexit[3].
Les médias européens s'étaient félicité de la bonne tenue de l'Europe face au séisme économique provoqué par l'irruption de la pandémie, notamment grâce à l'obtention de certains accords : l'un portant sur la mutualisation des dettes nouvelles au sein de l'UE, l'autre déléguant la Commission européenne pour l’achat des vaccins destinés aux Etats membres. Mais dans les coulisses, certains des États membres, et pas des moindres, comme l'Allemagne ont passé des contrats spécifiques avec Pfizer-BioNTech, Moderna et Curevac, ce qui "a provoqué un séisme à Bruxelles"[4].
Fait inattendu, l'Allemagne, qui jusque-là avait fait très bonne figure avec un taux de mortalité bien inférieur à celui de tous les pays industrialisés, a commencé à rivaliser d'incohérence avec d'autres pays dits développés comme la France, la Grande-Bretagne ou les États-Unis. "Avec près de 2,1 millions d'infections en un an, l'Allemagne affiche un taux de mortalité de 2,4 %, équivalent à celui de la France.."[5], la moitié des cas de surmortalité survenus au cours des deux vagues de pandémie en Allemagne est liée à l'infection des seniors. Lorsque les premiers vaccins sont arrivés, rares sont les pays industrialisés dans lesquels l'anarchie capitaliste et le crétinisme administratif ne sont pas invités dans la gestion calamiteuse de leur distribution aux différents centres de vaccination ; il en a été de même pour les aiguilles et autre matériel médical. Fait significatif que quelque chose est défaillant dans la société, les gouvernements ont dû, dans un certain nombre de pays, faire appel à l'armée afin que des militaires soutiennent les services médicaux, prennent en charge la logistique de la distribution, le suivi des commandes, mais aussi protègent les vaccins contre le vol.
Alors qu'il y a pénurie de vaccins dans les pays les plus industrialisés, ceux-ci sont absents de pays les moins riches, essentiellement fournis par des vaccins chinois[6] dont l'efficacité n'est pas probante. À contrario, si L'État d'Israël a pu obtenir les doses nécessaires pour pouvoir vacciner toute sa population, c'est parce qu'il a acheté le vaccin Pfizer 43% plus cher que le prix négocié par l'Union Européenne.
Des millions d'ouvriers ont été jetés brutalement au chômage dans le monde, la pauvreté s'est étendue et approfondie de façon considérable. Cernées par les dangers de la contagion, la réalité du chômage et la plongée dans la pauvreté, des parties importantes de la population mondiale, de grandes masses précarisées, sombrent dans le désespoir. Dans les métropoles industrialisées, l'isolement forcé résultant des diverses mesures de confinement a des conséquences sur la santé mentale des populations, ce dont témoignent l'engorgement des services psychiatrique et l'augmentation des suicides.
Si, pour des fractions importantes de la classe ouvrière, la situation résultant de la pandémie constitue un acte d'accusation sans appel de la bourgeoisie, pour des parties significatives de la population, toute réflexion est par contre polluée par toutes sortes de théories complotistes. C'est le cas notamment aux Etats-Unis, le pays le plus développé du monde, à l'avant-garde de la science. Alors que la pandémie avait déjà commencé à déferler sur le continent américain, une grande partie de la population aux États-Unis s'imaginait que le Covid-19 n'existait pas et que c'était un complot pour torpiller la réélection de Trump ! D'autres versions, moins outrancières mais tout aussi illustratives de théories fantasques, ont fleuri, voyant derrière les mesures de restriction de la liberté de mouvement la main de ceux qui nous manipulent cherchant un prétexte pour nous "confiner" ou permettre aux compagnies pharmaceutiques de faire leur beurre. Des manifestations ont eu lieu sur ce thème dans certains pays. En Espagne, des participants scandaient "les hôpitaux sont vides", et en Israël, ce sont des juifs ultraorthodoxes qui manifestaient. L'extrême-droite s'est aussi invitée à certaines de ces manifestations, aux Pays-Bas en particulier. Dans ce pays, on a assisté à de véritables émeutes avec ponctuellement des débordements ciblant des postes de santé.
Cette crise est le produit de la phase actuelle de décomposition au sein de la décadence du capitalisme et une illustration de ses manifestations. Perte de contrôle de la classe dominante sur son propre système, aggravation sans précédent du "chacun pour soi", montée des thèses et idéologies les plus irrationnelles, tels sont les traits marquants de la situation créée par l'irruption de cette pandémie. Depuis l'effondrement du bloc de l'Est, elles ont envahi la société, se signalant par la montée des idéologies les plus irrationnelles, réactionnaires et obscurantistes, la montée du fanatisme religieux à la base de l'État islamiste et ses jeunes kamikazes embrigadés dans la "Guerre sainte" au nom d'Allah.
Toutes ces idéologies réactionnaires ont été aussi le fumier qui a permis le développement de la xénophobie et du populisme dans les pays centraux, et surtout aux États-Unis. Celui-ci a connu une culmination avec la prise d’assaut du Capitole le 6 janvier par les troupes de choc de Trump. Cette attaque ahurissante contre le temple de la démocratie américaine a donné au monde entier une image désastreuse de la première puissance mondiale. Le pays de la Démocratie et de Liberté est apparu comme une vulgaire république bananière du Tiers-Monde (comme le reconnaissait l'ex-président George Bush lui-même) avec le risque d'affrontements armés dans la population civile.[7]
L'accumulation de toutes ces manifestations de la décomposition, à l'échelle mondiale et sur tous les plans de la société, montre que le capitalisme est bien entré, depuis trente ans, dans une nouvelle période historique : la phase ultime de sa décadence, celle de la décomposition.
Plus que jamais, la survie de l'humanité dépend de la capacité du prolétariat de renverser le capitalisme avant qu'il ne rende impossible toute forme de vie en société sur la planète. De plus, les caractéristiques de la future société communiste rendront impossible une telle vulnérabilité de la société face à la maladie comme c'est le cas aujourd'hui face à la pandémie de Covid.
Il ne nous appartient pas, dans le cadre de ce court article, d'entrer dans les considérations du type "Pourquoi, aujourd'hui, une telle société serait-elle possible, alors qu'elle ne s'est pas réalisée dans le passé ?" ou encore "comment le prolétariat révolutionnaire prendra en charge le renversement du capitalisme à l'échelle mondiale et la transformation des rapports de production". Le CCI a déjà consacré de nombreux articles à cette question. Nous ne nous risquerons pas non plus à imaginer quelle serait la vie des membres de la société délivrée de l'aliénation des sociétés de classe, mais nous pouvons cependant affirmer que l’aliénation et le chacun pour soi prennent des formes de plus en plus brutales et inhumaines dans le capitalisme agonisant. Nous allons nous limiter ici à l'aspect économique et ses conséquences sociales directes.
En passant en revue les facteurs qui sont à l'origine des très grandes difficultés rencontrées par la société pour se défendre face à la pandémie du Covid, et aussi pour faire face aux conséquences sociales tragiques de cette dernière, on ne peut s'empêcher de s'interroger sur le poids qu'auraient eu ces mêmes facteurs dans une société communiste. En fait, il auraient été inexistants :
Entre le moment où le prolétariat aura commencé à renverser le pouvoir politique de la bourgeoisie dans un certain nombre de pays, puis à l'échelle mondiale (un monde sans frontières) et le moment où sera instaurée une société sans classes sociales, sans exploitation, sans argent, …. le prolétariat devra diriger la transition société dans cette direction … et cela prendre beaucoup de temps. Néanmoins, même s'il n'est pas possible de commencer à transformer la société avant la prise du pouvoir politique à l'échelle mondiale, le prolétariat au pouvoir aura face à la maladie une attitude différente de celle de la bourgeoisie. C'est ce qu'illustre l'article que nous publions ci-après, "La Prise en charge de la Santé en Russie Soviétiste" qui est relatif aux mesures prise par le pouvoir des Soviets entre juillet 1918 et juillet 1919.
Nous avons jusqu'à maintenant mis l'accent sur les dangers que la décomposition du capitalisme faisait courir à la société et à la possibilité même de la révolution prolétarienne. C'était notre responsabilité car il appartient aux révolutionnaires de parler clairement à la classe ouvrière sans lui masquer les difficultés auxquelles elle va être confrontée. Mais il leur appartient aussi, en particulier face au scepticisme ambiant, de montrer qu'il existe la possibilité d'une issue révolutionnaire à la situation actuelle. Celle-ci résultera d'une part du fait que, bien que connaissant des difficultés importantes, la classe ouvrière n'a pas subi de défaite importante, l'empêchant de réagir, comme dans les années 1930, aux attaques de la bourgeoisie. Et celles-ci pleuvent déjà, et ce n'est qu'un début.
En effet, la crise sanitaire ne peut qu‘aggraver encore plus la crise économique. Et on le voit déjà avec les faillites d’entreprises, les charrettes de licenciements depuis le début de cette pandémie. Face à l’aggravation de la misère, à la dégradation de toutes ses conditions de vie dans tous les pays, la classe ouvrière n’aura pas d’autre choix que de lutter contre les attaques de la bourgeoisie. Même si, aujourd’hui, elle subit le choc de cette pandémie, même si la décomposition sociale rend beaucoup plus difficile le développement de ses luttes, elle n’aura pas d’autre choix que de se battre pour survivre. Avec l’explosion du chômage dans les pays les plus développés, lutter ou crever, voilà la seule alternative qui va se poser aux masses croissantes de prolétaires et aux jeunes générations !
C’est dans ses combats futurs, sur son propre terrain de classe et au milieu des miasmes de la décomposition sociale, que le prolétariat va devoir se frayer un chemin, pour retrouver et affirmer sa perspective révolutionnaire.
Malgré toutes les souffrances qu’elle engendre, la crise économique reste, aujourd’hui encore, la meilleure alliée du prolétariat. Il ne faut donc pas voir dans la misère que la misère, mais aussi les conditions du dépassement de cette misère.
Sylver (17 02 2021)
[1] Le Nipah s’est manifesté dans les années 1995/1999 en Malaisie et à Singapour chez des éleveurs de porcs, il a réapparu de manière épisodique au Bengladesh et en Inde orientale en 2011 puis au Cambodge en 2012 (aux abords notamment des temples touristiques d’Angkor Vat) avant de se manifester en Chine et en Thaïlande en 2020, c’est-à-dire dans des zones de forêts tropicales asiatiques. Il est transmis par l’urine ou la salive des chauves-souris frugivores chassées de leur milieu naturel (du fait des incendies, de la sécheresse, de la déforestation, des pratiques agricoles) vers l’environnement humain proche et se transmet à l’homme via les élevages porcins. Outre des symptômes similaires au Covid, il provoque aussi des encéphalites foudroyantes (son taux de mortalité varie effectivement entre 40 et 75%). Sa période d'incubation et infectieuse, très large, peut varier de 5 jusqu’à 45 jours !!! Source OMS, Virus Nipah [168]
[2] Source La fondation néerlandaise. Pharmaceutical giants not ready for next pandemic, report warns [169]
[3]. Journal Le Monde. "Nouvelles tensions entre Londres et Bruxelles à propos du "protocole nord-irlandais", partie cruciale du traité du Brexit [170]".
.[4]. Journal Le Monde du 3 février 2021". "Il est stipulé que les participants s'engagent à ne pas contractualiser individuellement avec les mêmes laboratoires. L'Allemagne a pourtant reconnu avoir passé des contrats avec Pfizer-BioNTech, Moderna et Curevac." Covid-19 : après la Hongrie, le vaccin russe Spoutnik pourrait séduire d’autres pays européens [171]..
[5]. Journal Les Echos du 12 février 2021. Coronavirus : les 50.000 morts qui font frémir l'Allemagne [172]
[6]. "En septembre déjà, l'ONG Oxfam estimait que les pays riches, représentant seulement 13 % de la population mondiale, avaient mis la main sur plus de la moitié (51 %) des doses des principaux vaccins à l'étude". Journal Le Monde. "Essais cliniques, production, acheminement… Les six défis de la course au vaccin contre le Covid-19." [173]
[7]. À propos de la situation aux États-Unis, lire note article "Les États-Unis et le capitalisme mondial engagés sur une voie sans issue [174]". Essais cliniques, production, acheminement… Les six défis de la course au vaccin contre le Covid-19 [173]
[8]. "Ecologie : c'est le capitalisme qui pollue la terre [175]". Revue internationale n° 63.
Nous publions ci-dessous un article relatif à l'évolution de la situation sanitaire dans la Russie des soviets en juillet 1919, un an après la mise sur pied du Commissariat de l'hygiène publique. C'est dans un contexte très défavorable que cette politique sanitaire a alors été mise en œuvre puisque, depuis la prise du pouvoir par le prolétariat en octobre 1917, la Russie subit sur son territoire les menées contre-révolutionnaires soutenues par les gouvernements de l'Entente. Ainsi, au début 1919, la Russie est complètement isolée du reste du monde et confrontée à l'activité tant des armées blanches que des troupes des "démocraties occidentales". Et néanmoins, dans les conditions matérielles parmi les plus difficiles qu'il soit possible d'imaginer, la méthode alors mise en œuvre par le prolétariat, notre méthode, en tout point opposée à celle de la bourgeoisie aujourd'hui confrontée à la pandémie du coronavirus, parvient à des résultats qui, à l'époque, constituent un pas en avant considérable.
S'il nous est apparu opportun de souligner comment deux méthodes s'opposent, celle du prolétariat et celle de la bourgeoisie, ce n'est pas seulement pour mettre en évidence l'incapacité de la bourgeoise à sortir l'humanité de la barbarie dans laquelle elle plonge le monde. C'est aussi pour défendre l'honneur et les réalisations de la classe ouvrière révolutionnaire lorsqu'elle s'élançait à la conquête du monde lors de la première vague révolutionnaire mondiale, alors que depuis sa défaite, les mensonges de la bourgeoisie stalinienne et démocratique n'ont eu de cesse, chacune à leur manière, d'en salir et dénaturer les objectifs.
Il y a certes des concepts et des formulations qui apparaissent dans l'article et que nous ne partageons pas aujourd'hui : par exemple, l'idée de la nationalisation comme étape vers le socialisme ou même l'affirmation que l'exploitation capitaliste a déjà été abolie en Russie, ainsi qu'une partie du langage "médical" (enfants "anormaux" ou "retardés", etc.). Les mesures prises par le pouvoir soviétique à cette époque avaient essentiellement un caractère d'urgence et elles ne pouvaient pas, à elles seules, échapper aux pressions d'un système mondial capitaliste encore dominant. Mais malgré cela, la détermination du nouveau pouvoir soviétique à centraliser, remettre en service et améliorer rapidement les services de santé, à les retirer des mains des exploiteurs et à les mettre librement à la disposition de toute la population, découlait d'une méthode fondamentalement prolétarienne qui reste valable aujourd'hui et pour l'avenir.
Le Commissariat de l'hygiène publique, créé par le décret du Conseil des Commissaires du peuple le 21 Juillet 1918, a dressé au mois de juillet 1919 le bilan de son travail annuel.
Les conditions extérieures défavorables dans lesquelles s'accomplit le travail des Commissariats du Peuple se répercutèrent visiblement sur l'appareil le plus sensible destiné à protéger ce que l'homme a de plus cher : sa vie et sa santé. Le lourd héritage qui nous fut légué par le régime capitaliste et par la guerre impérialiste, tout en entravant l'œuvre de création soviétiste, pesait très lourdement sur l'organisation médicale et sanitaire. Les difficultés rencontrées dans l'approvisionnement, la désorganisation économique, le blocus de la Russie des Soviets par les impérialistes, la guerre civile, —tout cela contrecarrait péniblement les mesures prises en vue de prévenir les maladies et de les guérir. Il est difficile de mettre en œuvre des mesures sanitaires préventives quand l'alimentation insuffisante affaiblit l'organisme humain et le prédispose aux maladies, quand la population manque des objets les plus indispensables à l'accomplissement des proscriptions élémentaires de l'hygiène ; ou d'organiser un traitement médical rationnel, lorsque, grâce au blocus maintenu par les "alliés" nous sommes privés des médicaments les plus indispensables, et que les difficultés dans l'approvisionnement alimentaire ne nous permettent pas d'organiser de traitement diététique.
Et néanmoins, l'état sanitaire de la Russie Soviétiste est en ce moment tout aussi bon et même bien meilleur que celui des territoires limitrophes, se trouvant sous le joug des gardes blancs " gouverneurs suprêmes " de pays abondamment approvisionnés et largement pourvus en produits de toutes sortes, en médicaments et en personnel médical. Cet été, la Russie Soviétiste n'eut presque pas de cas de choléra ; tandis que dans la satrapie[1] de Dénikine[2], le choléra, comparable à un large torrent, fit d'importants ravages. La Russie Soviétiste vint, cet été, presque complètement à bout de l'épidémie de typhus. En Sibérie, en Oural, dans les territoires que nous libérons de Koltchak le typhus fait rage ; les prisonniers de l'armée de Koltchak sont presque tous infectés de maladies épidémiques. Nous avons supporté facilement l'épidémie de grippe espagnole, bien plus facilement même que l'Europe Occidentale; l'épidémie de choléra de l'année écoulée fut relativement courte, et seule l'épidémie de typhus revêtit l'hiver passé un caractère assez sérieux. Les raisons qui font que nous avons lutté avec suffisamment de succès, en dépit de conditions difficiles, contre les épidémies et les maladies, ces satellites inévitables de la boucherie impérialiste —consistent dans les méthodes nouvelles appliquées par le Pouvoir Soviétiste.
Les épidémies, de tout temps et en tout lieu, exercent surtout leurs ravages parmi les pauvres, parmi les classes laborieuses. Le Pouvoir Soviétiste est le pouvoir des travailleurs. En défendant les intérêts de la classe déshéritée il protège du même coup la santé du peuple. L'abolition de l'exploitation capitaliste donna la possibilité d'établir le règlement de la protection sanitaire du travail : elle permit de recourir aux mesures les plus efficaces pour la protection de la maternité et de l'enfance; l'abolition de la propriété mobilière et foncière permit de résoudre équitablement la question des logements: le monopole du pain eut pour résultat de permettre en premier lieu la répartition des réserves disponibles aux classes laborieuses; la nationalisation des pharmacies permit de distribuer également et économiquement les maigres réserves de médicaments, en les arrachant des mains des spéculateurs, etc... On peut dire que nul autre pourvoir dans les difficiles circonstances actuelles n'aurait pu avoir raison des obstacles incommensurables et apparemment invincibles qui existaient dans le domaine de la protection de la santé publique. Toutefois, il est encore une circonstance qui facilita notre travail dans ces conditions, c'est la concentration de tout le service médical dans les mains d'un seul organe dûment autorisé : le Commissariat de l'hygiène publique. Un seul organe avait été créé qui mena la lutte selon un plan unifié avec la plus grande économie de forces et de moyens. Cet organe vint remplacer le travail désordonné et fractionné des institutions diverses, les agissements mal combinés de plusieurs organes qui s'occupaient de la santé du peuple. La science et la pratique médicale démontraient depuis longtemps la nécessité d'une pareille centralisation du travail en un seul organe compétent. Ce sujet fut surtout débattu très vivement avant la guerre dans des ouvrages spéciaux russes et internationaux. Ainsi le médecin français Mirman écrivait dès 1913 dans l'Hygiène :
Cette centralisation de l'œuvre médicale fut réalisée en Russie par le décret du gouvernement soviétiste du 21 juillet 1918. Ce décret créa "le Commissariat de l'Hygiène publique" nanti de tous les droits d'un ministère indépendant et comprenant les sections suivantes : Section sanitaire-épidémiologique, Section des traitements médicaux, Section pharmaceutique, Section des fournitures médicales et générales, Section de la lutte contre les maladies sociales (maladies vénériennes, prostitution et tuberculose), Section de la protection de l'enfance (inspection sanitaire des écoles, soins spéciaux aux enfants anormaux, organisation de la culture physique, etc...). Section des services sanitaires militaires et des voies de communication, etc...
L'administration pratique de toute l'œuvre médico-sanitaire se trouve entre les mains des organisations ouvrières des Soviets de Députés Ouvriers et Députés de l'Armée Rouge. Toutes les mesures sanitaires fondamentales se réalisent avec le concours énergique des organisations ouvrières (rappelons, par exemple, les travaux connus de la Commission, travaux ayant rendu les plus inappréciables services dans la liquidation du choléra et du typhus).
Telles sont les causes fondamentales, créatrices de nouvelles conditions dans l'œuvre sanitaire et médicale et qui, en dépit des conditions extérieures particulièrement pénibles, facilitent le travail. Dans le chapitre suivant, nous donnerons un aperçu sommaire du travail du Commissariat. Ici, nous comparerons, à titre d'exemple concret, l'organisation médico-sanitaire de la ville de Moscou d'avant la révolution d'octobre avec cette même organisation dans son état actuel, après deux années d'existence du Pouvoir Soviétiste
Il faut y ajouter les nouvelles organisations médico-sanitaires créées par le Pouvoir Soviétiste à l'usage de la population la plus pauvre ; assistance gratuite à domicile (cette question fut à l'ordre du jour pendant 10 ans et avant le mois d'octobre 1917, elle se trouvait encore à l'état de discussion). Actuellement, 80 médecins et près de 160 infirmières sont occupés à cette assistance et sont répartis dans les différents quartiers de la ville ; il faut aussi citer des postes de secours pour les cas urgents et dans ce but des services permanents de médecins et d'automobiles sanitaires ont été institués. Mentionnons encore la lutte récemment entreprise contre la tuberculose et la syphilis, en tant que maladies sociales ; une action importante, destinée à populariser les connaissances sanitaires ; une assistance gratuite et largement organisée pour les traitements dentaires (10 ambulances avec 25 fauteuils) ; la mise à la portée de la population de l'assistance psychiatrique (traitements au moyen de rayons) ; la gestion des pharmacies nationalisées, ainsi que la bonne répartition de leurs produits, etc...
Et cette énumération d'exemples n'épuise pas encore tout ce qui fut nouvellement créé par le Pouvoir Soviétiste a Moscou dans le domaine de l'hygiène publique au cours d'une existence de deux années. Ce qui vient d'être mentionné, se rapporte à la quantité. Quant à la qualité, — elle a été égalisée du fait qu'on a fait disparaître l'usage qui divisait la médecine en deux classes : celle dite " de premier ordre " pour les riches et de " troisième ordre " pour les pauvres.
Les meilleurs spécialistes de Moscou reçoivent maintenant les malades dans les hôpitaux de la ville ; et l'on peut affirmer qu'il n'y a pas un grand spécialiste, — docteur ou professeur, — auquel un habitant quelconque de la capitale soviétiste ne puisse s'adresser pour un conseil gratuit.
Cette aide médicale est organisée de fanon semblable, mais naturellement sur une autre échelle, dans toutes les autres villes.
C'est ainsi que le Pouvoir Soviétiste sut organiser l'œuvre médico-sanitaire au cours des deux années écoulées, au milieu de conditions essentiellement défavorables.
Le développement du travail du Commissariat de l'Hygiène publique, son œuvre organisatrice et la lutte menée contre les épidémies, qui se succédaient, ont été simultanés. L'été dernier, une tourmente de grippe espagnole s'abattit sur toute la Russie. On envoya en divers endroits des commissions à l'effet d'étudier cette maladie encore peu connue, aussi bien que pour la combattre efficacement ; toute une série de conférences scientifiques furent organisées et des enquêtes furent menées sur place. Comme résultat de ces études on put constater la parenté de la grippe espagnole avec l'influenza (grippe) ; des ouvrages spéciaux furent édités traitant de cette maladie sous une forme scientifique et populaire.
L'épidémie de grippe espagnole passa très vite et relativement bien. Beaucoup plus longue et beaucoup plus difficile fut la lutte contre l'épidémie de typhus, qui prit une grande extension surtout pendant l'hiver de 1918-1919. Il suffit de dire que jusqu'à l'été 1919 près d'un million et demi de personnes furent atteintes de cette maladie. Cette épidémie ayant été prévue, le Commissariat de l'Hygiène publique ne fut pas pris au dépourvu. Dès l'automne de 1918, une série de consultations avec les représentants des sections locales et avec les spécialistes bactériologues avait lieu ; on esquissa le plan de la lutte qui permit d'envoyer en province des instructions précises. On soumit à la ratification du Conseil des Commissaires du Peuple un décret sur les mesures à prendre pour la lutte contre le typhus. Des réunions scientifiques furent organisées en même temps que des expériences étaient tentées avec application d'un sérum pour prévenir et traiter le typhus. On édita de nombreuses brochures scientifiques, des livres populaires et des feuilles concernant le typhus. L'épidémie de choléra qui s'était sensiblement propagée en été et en automne 1918 et qu'on attendait en 1919 ne prit pas cette année d'extension considérable, malgré le danger direct de contamination qui nous venait des troupes de Denikine où sévissait le choléra. Comme mesures préventives on purifia l'eau potable (chlorification), en même temps que les vaccinations anticholériques se faisaient sur une plus vaste échelle. Enfin, un décret sur la vaccination obligatoire fut promulgué et confirmé par le Conseil des Commissaires du Peuple le 10 avril 1919, comblant ainsi une lacune capitale de notre législation sanitaire. Ce décret eut pour but de prévenir une épidémie de petite vérole qui menaçait de se développer en 1918-1919 ; pour compléter ce décret, on élabora des instructions pour les institutions locales, des règlements sur l'entretien, des étables pour l'élevage des jeunes veaux destinés à la préparation du vaccin. On assigna près de 5 millions 1/2 pour réaliser ce décret et près de 5 millions de vaccins furent distribués contre la petite vérole.
Il était matériellement impossible, dans notre république isolée de l'Europe, de se procurer des vaccins médicaux et des sérums. Le Commissariat de l'Hygiène publique nationalisa promptement tous les instituts bactériologiques importants, aussi bien que les étables où étaient élevés les veaux destinés à la préparation du vaccin ; des étables spéciales furent créées (notamment dans le gouvernement de Saratov) : on les munît de tout le nécessaire, on élargit leur travail ; l'approvisionnement de ces institutions en matériel nécessaire fut centralisé, organisé en sorte que, lors des épidémies, le pays ne manqua ni de sérum, ni de vaccin.
Il faut surtout souligner, que toute la lutte pratique contre les épidémies se faisait sur de nouveaux principes, à savoir, sur les principes de la participation directe de toute la population et avant tout, des masses ouvrières et paysannes. Même les correspondants des journaux bourgeois, séjournant en Russie, durent reconnaître que le Pouvoir Soviétiste luttait contre les épidémies d'une façon toute nouvelle, en mobilisant pour cela toute la population. Des services irremplaçables et inestimables furent rendus lors de la lutte contre les épidémies par les commissions, surnommées « commissions ouvrières », composées des représentants de Syndicats, de Comités de Fabriques et d'Usines et d'autres organisations prolétariennes et paysannes. Les Commissions Ouvrières, affectées aux sections du Commissariat de l'Hygiène publique, veillaient activement au maintien de la propreté, prenaient des mesures énergiques pour l'organisation des bains de vapeur et des buanderies à l'usage de la population, facilitaient la possibilité de se procurer de l'eau bouillante pendant l'épidémie de choléra et travaillaient a la propagande sanitaire.
Le Commissariat de l'Hygiène publique, afin de prêter un appui financier à ses collaborateurs sur les lieux — assigna aux Comités Exécutifs locaux pour la lutte contre les épidémies 292 millions de roubles du 1 er octobre 1918 au 1er octobre 1919.
En vue de prévenir le développement des maladies et des épidémies — le Commissariat prenait soin de la surveillance sanitaire de l'eau, de l'air et du sol ; il élaborait et appliquait des mesures en conséquence, s'occupait de questions d'hygiène alimentaire, etc... Les soins concernant les logements destinés à la population laborieuse eurent ici une importance particulière. Le Commissariat de l'Hygiène publique fit accepter par le Conseil des Commissaires du Peuple le décret sur l'inspection sanitaire des habitations, prépara des inspections et des règlements relatifs aux logements et organisa des cours pour la préparation d'inspecteurs de logements.
Tout le travail antiépidémique et sanitaire était mené parallèlement à la propagande sanitaire la plus énergique au sein des masses populaires ; des brochures furent éditées, à Moscou et en province ; des musées d'hygiène sociale et des expositions sur la conservation de la santé furent organisés. Un institut scientifique de l'hygiène publique est en cours de préparation pour être ouvert et le sera très prochainement. On étudiera dans cet institut les questions scientifiques sanitaires d'hygiène et de lutte contre les maladies contagieuses.
Dans le domaine des traitements médicaux, le Commissariat s'occupa l'année passée de centraliser toutes les institutions médicales disséminées jusqu'alors dans les divers ministères et départements. Malgré toutes les conditions défavorables au développement de ce genre de traitement ce dernier fut organisé d'après un système uniforme, et en plusieurs endroits non seulement n'en souffrit pas, mais au contraire, s'améliora et s'élargit ; on fit beaucoup, en particulier, pour obtenir des traitements médicaux gratuits et accessibles a tous.
La lutte contre les maladies vénériennes et contre la tuberculose fut l'objet d'une attention particulière du Commissariat de l'Hygiène publique : il créa des organes spéciaux en province, ouvrit des ambulances ou des hôpitaux pour les malades, intensifia la production des préparations spéciales pour le traitement de la syphilis (plus de 60 kilogrammes de 606 furent employés), accrut le nombre de sanatoria au centre aussi bien qu'en province pour combattre la tuberculose, organisa dans plusieurs endroits des ambulances (dispensaires} et prêta une attention particulière à la tuberculose infantile. Mais le point capital fut l'entreprise sur une vaste échelle de l'œuvre de propagande sanitaire, qui donna la possibilité d'établir un lien vivant avec les organisations ouvrières, ce qui est d'une très grande importance dans la lutte contre les maladies sociales. Denikine nous coupa des principales villes d'eau du Sud ; toutes les autres villes d'eau, Lipez, Staraïa-Roussa, Elton, Sergiyevsk, etc., furent largement fréquentées par les travailleurs. Là, où auparavant les bourgeois se soignaient contre l'obésité et contre les conséquences de la débauche, là où ils brûlaient leur vie par les deux bouts — les ouvriers et les paysans de la Russie Soviétiste trouvent maintenant refuge et soulagement.
On sait que la Russie recevait tous ses médicaments de l'étranger (surtout d'Allemagne). Nous n'avions presque pas d'industrie pharmaceutique. On comprend, aisément, dans quelle situation catastrophique la Russie Soviétiste fut mise par le blocus impérialiste. Le Commissariat de l'Hygiène publique nationalisa promptement l'industrie et le commerce pharmaceutiques et sauva, grâce à cette mesure, les provisions pharmaceutiques du pillage et de la spéculation. En collaboration avec le Conseil Supérieur de l'Economie nationale, on organisa rapidement de nouvelles fabriques, où la production des médicaments fut intensifiée. Les remèdes furent réquisitionnés par dizaines et par centaines de kilogrammes chez les spéculateurs. Le dépôt central du Commissariat de l'Hygiène publique envoya en province, rien que pour la population civile, au cours de 10 mois (septembre 1918-juin 1919), pour 24 millions et demi de médicaments, pour 9 millions de matériel de pansement, pour 1 million et demi d'instruments chirurgicaux, presque pour 1 million de toutes sortes de matériel pour traitement des malades, pour 1 million et demi de vaccins et de sérums, pour 300 000 roubles d'appareils de Rœntgen, etc. Et chaque mois, la livraison des fournitures s'accroît.
Le service militaire sanitaire dans cette guerre, à la différence des autres, fut organisé sur de nouvelles bases. Le pouvoir d'Etat ayant adopté pour principe la création d'une médecine organisée sur un plan uniforme, devait logiquement inclure le service sanitaire militaire dans l'organisation générale du Commissariat de l'Hygiène publique, en retirant les services sanitaires militaires du ressort immédiat et exclusif des organes de l'Administration militaire, comme il en avait été jusque-là. Par une telle organisation, une direction uniforme de toute l'œuvre médico-sanitaire de la République est assurée par le Commissariat de l'Hygiène publique. Un front sanitaire unique se crée dans le pays, ce qui est indispensable surtout pour l'accomplissement systématique des mesures antiépidémiques.
Une pareille structure donna la possibilité de sauver l'armée des ravages des maladies épidémiques qui régnaient dans le pays (le typhus de famine, le typhus abdominal, le typhus récurrent, la petite vérole, la dysenterie, le choléra et autres maladies) et cela malgré les conditions générales extrêmement difficiles de la période transitoire que nous traversons. Il y eut dans l'armée 20 à 30 cas de choléra, les cas de typhus de famine atteignirent, avant l'automne, un maximum de 4 à 5 % dans toute l'armée, les cas de dysenterie 0,01 %, de typhus récurrent près de ½ %. Le service de santé militaire se trouva en état de préparer un grand nombre de lits de malades, bien pourvus matériellement, dont la proportion3, par rapport aux effectifs de l'armée rouge, est de 1 pour 7. Tous les points d'évacuation possédant plus de 2 000 lits de malades disposent d'hôpitaux ou de sections pour les différents genres d'assistance spéciale. Le principe de l'utilisation des médecins selon leur spécialité se réalise de jour en jour.
Tous les points d'évacuation sont pourvus de laboratoires chimio-bactériologiques. Presque tous disposent d'un cabinet pour traitement par rayons Rœntgen.
La campagne de vaccination pour la préservation du choléra et du typhus égala, sous le rapport du pourcentage, les résultats de la campagne 1914-1917.
Pour le traitement des soldats atteints de maladies vénériennes, il y a 11 hôpitaux spéciaux avec 4 630 places ; de plus, dans 49 hôpitaux, des sections pour ces malades sont installées ; un traitement d'ambulance a été créé pour les vénériens et la Première Ambulance modèle du Département militaire pour le traitement des maladies cutanées et vénériennes a été ouverte. Afin de lutter contre la propagation des maladies vénériennes, une campagne active est menée, au moyen de projections lumineuses, pour faire connaître la nature et les dangers de ces maladies.
Pour la première fois, l'assistance dentaire est largement organisée dans l'armée. Il a été ouvert dans les circonscriptions militaires 68 ambulances pour le traitement dentaire et 62 sur le front. De plus, des ateliers spéciaux sont créés pour la préparation des râteliers. La centralisation de toute l'œuvre médico-sanitaire dans un seul commissariat spécial et autonome permit d'organiser rationnellement le travail du traitement médical et le travail sanitaire dans l'année sans porter un préjudice tant soit peu considérable aux intérêts de la population civile. Ce principe fut si largement réalisé que, même pendant la mobilisation du personnel médical, les intérêts de la population civile furent attentivement observés et les travailleurs indispensables du corps médical furent exemptés du service à l'armée. Près de 25 % des médecins furent ainsi libérés dans les cas où on les reconnaissait indispensables.
L'œuvre de propagande sanitaire est l'objet d'une attention particulière, Dans tous les organes d'administration militaire sanitaire ont été introduites des sections ou des personnes chargées de l'éducation sanitaire des corps de troupes. On distribue une grande quantité de littérature de propagande sanitaire, on organise des cours, des conférences populaires, ainsi que des expositions sanitaires et hygiéniques mobiles et permanentes. On procède sur une large échelle à la préparation du personnel médical subalterne et secondaire, principalement des sœurs de charité et des infirmières rouges.
La conservation de la santé des enfants n'occupe nulle part une place plus prépondérante que dans la Russie Soviétiste. Non seulement les médecins mais toute la population est conviée à cette œuvre. Un Conseil de la Conservation de la santé des enfants fut créé au mois de novembre 1917. Il fut composé de médecins du Commissariat de l'Hygiène publique et de représentants des organisations prolétariennes (des syndicats, des Comités de fabriques et d'usines), de l'Union de la Jeunesse Communiste et des représentants des masses laborieuses.
L'intérêt pour la conservation de la santé des enfants se renforça beaucoup parmi les médecins et pédagogues grâce aux deux congrès panrusses de l'hygiène sanitaire des écoles (au mois de mars et au mois d'août). Partout, — non seulement au centre, mais aussi dans les villes provinciales, — s'ouvrirent des sous-sections pour la conservation de la santé infantile, sous-sections rattachées aux sections de l'hygiène publique de gouvernements et en majeure partie aux sections de district.
Le travail de la conservation de la santé infantile se divise en trois branches principales : 1° inspection sanitaire dans toutes les institutions enfantines, dans les écoles, dans les garderies, dans les écoles maternelles, dans les crèches, etc. ; 2° culture physique ; 3° classification des enfants d'après l'état de leur santé et leur répartition parmi les institutions médico-pédagogiques (les écoles forestières et les écoles auxiliaires, les colonies pour les enfants moralement défectueux, etc.).
Afin que toutes les tâches concernant la conservation de la santé des enfants, tâches que se pose la République Soviétiste, soient accomplies d'après un plan défini, on organisa au centre, près de la Section, douze institutions modèles médico-pédagogiques servant à faire connaître en province l'élaboration scientifique et pratique des questions et des mesures sur la conservation de la santé infantile. En octobre 1918, un institut de culture physique avec écoles expérimentales (urbaines et suburbaines) fut ouvert pour les enfants physiquement et moralement bien portants. Cet institut est un laboratoire du travail de l'enfance et d'exercices physiques (sport et gymnastique) et en même temps un instructeur de l'éducation ouvrière socialiste des jeunes générations. Toutes les expériences sur les écoliers sont faites auprès de cet institut où s'élabore pratiquement les processus du travail dans l'école unique du travail de la Russie Soviétiste. Des cours d'instructeurs d'éducation physique y sont aussi donnés.
Les ambulances (des écoles) infantiles sont des organes d'enquêtes sur les enfants ainsi que des organes de traitement. Ces ambulances classent les enfants dont l'état nécessite un traitement ou un allègement du programme d'éducation : a) les enfants malades sont placés dans des hôpitaux et dans des écoles-sanatoriums ; b) les enfants faibles et tuberculeux sont dirigés sur des écoles en plein air (écoles forestières, écoles de steppes) ; c) une autre partie est envoyée dans des écoles auxiliaires et dans des colonies médico-éducatrices. Là où il y a suffisamment d'éléments, les soins dentaires sont donnés dans des ambulances spéciales pour enfants. Dans une ambulance spéciale, les enfants tuberculeux sont examinés par un groupe de médecins (groupe de la lutte contre la tuberculose). Dispensaires : on y étudie la vie de famille de l'enfant prolétarien en même temps qu'on lui donne les soins qu'il nécessite en alimentation (des clubs-réfectoires sont installés à cet effet), en vêtements, en chaussures, en médicaments, huile de foie de morue, etc.
La Section de la Conservation de la santé de l'enfance prend pour principe immuable de son action qu'aucun enfant tombé malade ne doit rester sans recevoir une direction pédagogique dans une institution correspondante médico- pédagogique. Toutes les institutions destinées à la lutte contre la défectuosité physique (surdité, cécité), intellectuelle et morale, sont réunies autour d'un centre général — l'Institut de l'Enfant débile et retardataire. Cet institut possède une section d'observation expérimentale et cinq autres institutions, à savoir : une école auxiliaire pour les légers degrés de défectuosité intellectuelle, une école-hôpital pour les degrés profonds de défectuosité intellectuelle, une école- sanatorium pour les enfants psychiquement malades et les enfants névrosés, une colonie médicale et d'éducation et un institut de sourds-muets. Des médecins et des pédagogues spécialistes enseignent, dans ces institutions, aux futurs pédagogues l'éducation des enfants anormaux.
Pour la première fois dans le monde entier et uniquement dans la Russie Soviétiste, il fut décrété, dès le début de 1918, que les enfants âgés de moins de 18 ans ayant transgressé la loi ne peuvent être reconnus criminels, bien que pouvant être socialement dangereux et même nuisibles à la société. Ces enfants sont les tristes victimes des conditions anormales d'autrefois, de la société bourgeoise et n'ont besoin que d'une rééducation. Les délits de ces délinquants- mineurs ne peuvent être jugés par des juges ordinaires, et ne doivent être soumis — exclusivement — qu'à la Commission pour les délinquants-mineurs avec la participation obligatoire d'un médecin psychiatre et d'un pédagogue, ayant les mêmes droits que les représentants de la justice. De pareilles Commissions avec un personnel d'éducateurs- inspecteurs à domicile sont actuellement créées partout, tant dans les villes de gouvernements que dans les villes de districts. Des points de distribution et d'évacuation sont placés auprès de ces Commissions. Les enfants-délinquants sont, de ces points, rendus à leurs parents ou envoyés dans des colonies médicales et d'éducation. En général, comme toutes les autres institutions médico-pédagogiques, les établissements pour les enfants débiles et retardataires sont ouverts dans les villes de gouvernements et dans les villes de districts.
Actuellement sont ouvertes dans beaucoup de villes de gouvernements : des ambulances infantiles (des écoles), des écoles auxiliaires et des colonies pour les enfants moralement défectueux. Les écoles forestières et les écoles- sanatoriums se rencontrent plus rarement. L'ambulance infantile (des écoles) représente le type de l'institution médico- pédagogique le plus répandu dans les villes de district.
De quelle façon peut-on réaliser la conservation de la santé des enfants dans la période de crise alimentaire que traverse la Russie en ce moment ? La Section de la Conservation de la Santé infantile attachée au Commissariat de l'Hygiène publique porta dès son origine la plus sérieuse attention à la solution de cette question. Au commencement de l'année 1918, le premier convoi des enfants de Petrograd était dirigé, par les soins de cette section sur des colonies. La Section partit de ce principe que dans les conditions urbaines, il fallait avant tout assurer la nourriture de l'enfant, et le placer ensuite dans des conditions hygiéniques. Trois commissariats ont été appelés à collaborer à cette grande tâche par le pouvoir soviétiste, ce sont : le Commissariat de l'Instruction Publique, le Commissariat de l'Approvisionnement et le Commissariat de l'Hygiène publique (organisation des réfectoires diététiques pour les enfants malades et en convalescence après maladies graves). Le Conseil des Commissaires du Peuple institua l'alimentation infantile gratuite par son décret du 17 mai 1919. L'alimentation gratuite des enfants au-dessous de 10 ans est en vigueur dans les deux capitales et dans les rayons industriels des gouvernements non producteurs. Ce décret donna naissance à la répartition socialiste des produits entre les enfants. Mais sans attendre ce décret, la Section de la Conservation de la Santé de l'enfance avait reçu 50 000 000 de roubles en 1919 pour l'alimentation gratuite des enfants.
Si l'on donne un coup d'œil rétrospectif sur ce qui avant la révolution avait été fait en Russie pour la conservation de la santé de l'enfance, on peut dire que tout se résumait à rien ou presque rien. Le budget de l'Etat ne possédait même pas de paragraphe spécial. Après la révolution, le jeune pays socialiste se mit avec énergie à organiser cette action nouvelle. Au cours de deux années, au centre aussi bien qu'en province, on reconnut la nécessité de la conservation la plus minutieuse de la santé des enfants. Ce résultat fut atteint en dépit des conditions difficiles créées par la désorganisation économique. La santé de l'enfance doit être l'œuvre des travailleurs eux-mêmes — voilà le principe de la Russie Soviétiste, et il n'est pas moins cher aux ouvriers qu'aux paysans. L'Etat Ouvrier et Paysan porte au plus haut degré la conservation de la santé de l'enfance, se rendant compte parfaitement que les jeunes communistes soit le gage de la future Russie Socialiste — et que seule une génération saine de corps et d'esprit peut préserver les conquêtes de la Grande Révolution Socialiste de Russie et amener le pays à une complète réalisation du régime communiste.
Source : Marxists.org. La conservation de la santé en Russie Soviétiste [177]
[1] Ndlr: Division administrative
[2] Ndlr: Chefs des forces armées de volontaires blancs contre la révolution
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Nous publions, ci-dessous, un “tract numérique” internationale sur la crise sanitaire du Covid-19 sous la forme car, dans les conditions actuelles de confinement, il n’est clairement pas possible de distribuer une version imprimée de ce tract en grand nombre. Nous demandons à tous nos lecteurs d’utiliser tous les moyens à leur disposition pour diffuser ce texte (réseaux sociaux, forums Internet, etc.) et de nous écrire pour nous informer des réactions, des discussions que cela suscite, et bien sûr pour nous faire part de leur propre opinion sur l’article. Il est plus que jamais nécessaire que tous ceux qui luttent pour la révolution prolétarienne expriment leur solidarité les uns avec les autres et maintiennent leurs liens. Même si nous devons nous isoler physiquement pour le moment, nous pouvons encore nous rassembler politiquement !
Une hécatombe ! Des morts par milliers chaque jour, des hôpitaux à genoux, un “tri” odieux entre les malades jeunes et vieux, des soignants à bout de forces, contaminés et qui parfois succombent. Partout le manque de matériel médical. Des gouvernements qui se livrent une concurrence effroyable au nom de “la guerre contre le virus”, des marchés financiers en perdition, des scènes de rapine surréalistes où les États se volent les uns les autres les cargaisons de masques, des dizaines de millions de travailleurs jetés dans l’enfer du chômage, des tombereaux de mensonges proférés par les États et leurs médias… Voilà l’effrayant spectacle que nous offre le monde d’aujourd’hui ! La pandémie du Covid-19 représente la catastrophe sanitaire mondiale la plus grave depuis la grippe espagnole de 1918-19 alors que, depuis, la science a fait des progrès extraordinaires. Pourquoi une telle catastrophe ? Comment en est-on arrivé là ?
On nous dit que ce virus est différent, qu’il est beaucoup plus contagieux que les autres, que ses effets sont beaucoup plus pernicieux et mortifères. Tout cela est probablement vrai mais n’explique pas l’ampleur de la catastrophe. Le responsable fondamental de ce chaos planétaire, de ces centaines de milliers de morts, c’est le capitalisme lui-même. La production pour le profit et non pour les besoins humains, la recherche permanente de la plus grande rentabilité au prix de l’exploitation féroce de la classe ouvrière, les attaques toujours plus violentes contre les conditions de vie des exploités, la concurrence effrénée entre les entreprises et les États, ce sont toutes ces caractéristiques propres au système capitaliste qui se sont conjuguées pour aboutir au désastre actuel.
Ceux qui dirigent la société, la classe bourgeoise avec ses États et ses médias, nous disent d’un air consterné que l’épidémie était “imprévisible”. C’est un pur mensonge digne de ceux proférés par les “climato-sceptiques”. Depuis longtemps les scientifiques ont envisagé la menace d’une pandémie comme celle du Covid-19. Mais les gouvernements ont refusé de les écouter. Ils ont même refusé d’écouter un rapport de la CIA de 2009 (“Comment sera le monde de demain”) qui décrit, avec une exactitude sidérante les caractéristiques de la pandémie actuelle. Rien n’a été fait pour anticiper une telle menace. Pourquoi un tel aveuglement de la part des États et de la classe bourgeoise qu’ils servent ? Pour une raison bien simple : il faut que les investissements rapportent du profit, et le plus vite possible. Investir pour l’avenir de l’humanité ne rapporte rien, ne fait pas monter les cours de la Bourse. Il faut aussi que les investissements contribuent à renforcer les positions de chaque bourgeoisie nationale face aux autres sur l’arène impérialiste. Si les sommes démentielles qui sont investies dans la recherche et les dépenses militaires avaient été consacrées à la santé et au bien-être des populations, jamais une telle épidémie n’aurait pu se développer. Mais au lieu de prendre des mesures face à cette catastrophe sanitaire annoncée, les gouvernements n’ont eu de cesse d’attaquer les systèmes de santé, tant au plan de la recherche que des moyens techniques et humains.
Si les gens crèvent et tombent aujourd’hui comme des mouches, au cœur même des pays les plus développés, c’est en premier lieu parce que les gouvernements, partout, ont réduit les budgets destinés à la recherche sur les nouvelles maladies ! Ainsi, en mai 2018, Donald Trump a supprimé une unité spéciale du Conseil de Sécurité Nationale, composée d’éminents experts, chargée de lutter contre les pandémies. Mais l’attitude de Trump n’est qu’une caricature de celle adoptée par tous les dirigeants. Ainsi, les études scientifiques sur les coronavirus ont été partout abandonnées il y a une quinzaine d’années, car le développement du vaccin était jugé… “non rentable” !
De même, il est parfaitement écœurant de voir les dirigeants et les politiciens bourgeois de droite comme de gauche pleurnicher sur l’engorgement des hôpitaux et sur les conditions catastrophiques dans lesquelles sont contraints de travailler les soignants, alors que les États ont mené une politique méthodique de “rentabilisation” du système de soins au cours des cinquante dernières années, particulièrement depuis la grande récession de 2008. Partout, ils ont limité l’accès des populations aux services de santé, diminué le nombre de lits des hôpitaux et accru la charge de travail et l’exploitation du personnel soignant ! Que penser de la pénurie généralisée des masques et autres moyens de protection, de gel désinfectant, de tests de dépistage ? Ces dernières années, la plupart des États ont abandonné la constitution des stocks de ces produits vitaux, pour faire des économies. Ces derniers mois, ils n’ont rien anticipé face à la montée de la propagation du Covid-19 repérée pourtant depuis novembre 2019, certains d’entre eux allant jusqu’à répéter pendant des semaines, afin de cacher leur irresponsabilité criminelle, que les masques étaient inutiles pour les non-soignants.
Et que dire des régions du monde chroniquement démunies comme le continent africain ou l’Amérique latine ? À Kinshasa (RDC), les dix millions d’habitants devront compter sur cinquante respirateurs ! En Afrique centrale, des flyers sont distribués, donnant des consignes sur comment se laver les mains quand la population n’a pas même d’eau à boire ! Partout, monte le même cri de détresse : “On manque de tout face à la pandémie !”.
La concurrence féroce que se livre chaque État dans l’arène mondiale rend même impossible un minimum de coopération pour endiguer la pandémie. Lorsqu’elle a démarré, il était plus important aux yeux de la bourgeoisie chinoise de tout faire pour masquer la gravité de la situation, pour protéger son économie et sa réputation, l’État n’ayant pas hésité à persécuter puis laisser mourir le premier médecin qui avait tiré la sonnette d’alarme ! Même le semblant de régulation internationale que s’était donné la bourgeoisie pour gérer la pénurie a totalement volé en éclats, de l’impuissance de l’OMS à imposer des directives jusqu’à l’incapacité de l’Union européenne de mettre en place des mesures concertées. Cette division aggrave considérablement le chaos en engendrant une perte totale de maîtrise sur l’évolution de la pandémie. La dynamique du chacun pour soi et l’exacerbation de la concurrence généralisée sont clairement devenues la caractéristique dominante des réactions de la bourgeoisie.
“La guerre des masques”, comme la nomme les médias, est un exemple édifiant de la concurrence cynique et effrénée à laquelle se livrent tous les États. Aujourd’hui, chaque État s’arrache ce matériel de survie à coup de surenchères et même par le vol pur et simple ! Les États-Unis s’approprient sur les tarmacs chinois, au pied des avions, les cargaisons de masques promises à la France. La France confisque les chargements de masques en provenance de la Suède vers l’Espagne et transitant par ses aéroports. La République tchèque confisque à ses frontières les respirateurs et masques destinés à l’Italie. L’Allemagne fait disparaître incognito les masques à destination du Canada. On peut même voir cette foire d’empoigne entre différentes régions d’un même pays, comme en Allemagne et aux États-Unis. Voilà le vrai visage des “grandes démocraties” : la loi fondamentale du capitalisme, la concurrence, la guerre de tous contre tous, a produit une classe de flibustiers, de voyous de la pire espèce !
Pour la bourgeoisie, “ses profits valent plus que nos vies”, comme le criaient les grévistes du secteur automobile en Italie. Partout, dans tous les pays, elle a retardé au maximum la mise en place des mesures de confinement et de protection de la population pour préserver, coûte que coûte, la production nationale. Ce n’est pas la menace d’un amoncellement de morts qui l’a finalement fait décréter le confinement. Les multiples massacres impérialistes depuis plus d’un siècle, au nom de ce même intérêt national, ont définitivement prouvé le mépris de la classe dominante pour la vie des exploités. Non, de nos vies, elle n’en a cure ! Surtout que ce virus a “l’avantage” pour la bourgeoisie, de faucher surtout les personnes âgées et les malades, autant “d’improductifs” à ses yeux ! Laisser le virus se répandre et faire son œuvre “naturelle”, au nom de “l’immunité collective”, était d’ailleurs le choix initial de Boris Johnson et d’autres dirigeants. Ce qui dans chaque pays a fait peser la balance en faveur du confinement généralisé, c’est la crainte d’une désorganisation de l’économie et, dans certains pays, du désordre social, de la montée de la colère face à l’incurie et aux hécatombes. D’ailleurs, bien qu’elles concernent la moitié de l’humanité, les mesures de confinement relèvent bien souvent de la pure mascarade : des millions de personnes sont obligées de s’entasser chaque jour dans des trains, des métros et des bus, dans les ateliers d’usines et les grandes surfaces ! Et déjà, partout, la bourgeoisie cherche à “déconfiner” le plus rapidement possible, alors même que la pandémie frappe le plus durement, en réfléchissant à la façon de provoquer le moins de remous et de contestation possibles, en projetant de remettre au travail les ouvriers, secteur par secteur, entreprise par entreprise.
La bourgeoisie perpétue et prépare de nouvelles attaques, des conditions d’exploitation encore plus forcenées. La pandémie a déjà mis des millions de travailleurs au chômage : dix millions en trois semaines aux États-Unis. Beaucoup d’entre eux, en raison d’emplois irréguliers, précaires ou temporaires, ont été privés de tout type de revenu. D’autres, qui n’ont que de maigres subventions ou aides sociales pour survivre, sont menacés de ne plus pouvoir payer leur loyer et d’être privés d’accès aux soins. Les ravages économiques ont déjà commencé à la faveur de la récession mondiale qui se profile : explosion du prix des denrées alimentaires, licenciements massifs, réductions de salaire, précarisation accrue, etc. Tous les États adoptent des mesures de “flexibilité” d’une violence inouïe, en appelant à l’acceptation de ces sacrifices au nom de “l’unité nationale dans la guerre contre le virus”.
L’intérêt national que la bourgeoisie invoque aujourd’hui n’est pas le nôtre ! C’est cette même défense de l’économie nationale et cette même concurrence généralisée qui lui a servi, par le passé, à mettre en œuvre les coupes budgétaires et les attaques contre les conditions de vie des exploités. Demain, elle nous servira les mêmes mensonges quand, après les ravages économiques causés par la pandémie, elle exigera que les exploités se serrent encore plus la ceinture, acceptent encore plus d’exploitation et de misère !
Cette pandémie est l’expression du caractère décadent du mode de production capitaliste, l’une des nombreuses manifestations du degré de délitement et de déliquescence de la société aujourd’hui, comme la destruction de l’environnement et la pollution de la nature, le dérèglement climatique, la multiplication des foyers de guerres et de massacres impérialistes, l’enfoncement inexorable dans la misère d’une part croissante de l’humanité, l’ampleur prise par les migrations des réfugiés, la montée de l’idéologie populiste et des fanatismes religieux, etc. () C’est un révélateur de l’impasse du capitalisme, un indicateur de la direction vers laquelle ce système et sa perpétuation menacent d’enfoncer et d’entraîner toute l’humanité : dans le chaos, la misère, la barbarie, la destruction et la mort.
Certains gouvernements et médias bourgeois affirment que le monde ne sera plus jamais le même qu’avant cette pandémie, que les leçons du désastre vont être tirées, qu’enfin les États vont s’orienter vers un capitalisme plus humain et mieux géré. Nous avions entendu le même baratin lors de la récession de 2008 : la main sur le cœur, les États et les dirigeants du monde déclaraient la “guerre à la finance”, promettaient que les sacrifices exigés pour sortir de la crise seraient récompensés. Il suffit de regarder l’inégalité croissante dans le monde pour constater que ces promesses de “régénération” du capitalisme n’étaient que de purs mensonges pour nous faire avaler une énième dégradation de nos conditions de vie.
La classe des exploiteurs ne peut pas changer le monde pour faire passer la vie et les besoins sociaux de l’humanité devant les lois impitoyables de son économie : le capitalisme est un système d’exploitation, une minorité dominante tirant ses profits et ses privilèges du travail de la majorité. La clef pour l’avenir, la promesse d’un autre monde, réellement humain, sans nations ni exploitation, réside seulement dans l’unité et la solidarité internationale des ouvriers dans la lutte !
L’élan de solidarité spontanée qu’éprouve aujourd’hui toute notre classe face à la situation intolérable infligée aux travailleurs de la santé, les gouvernements et les politiciens du monde entier le dévoient en faisant campagne pour les applaudissements aux fenêtres et aux balcons. Certes, ces applaudissements réchauffent le cœur de ces travailleurs qui, avec courage et dévouement, dans des conditions de travail dramatiques, soignent les malades et sauvent des vies humaines. Mais la solidarité de notre classe, celle des exploités, ne peut se réduire à une somme d’applaudissements pendant cinq minutes. Elle est, en premier lieu, de dénoncer l’incurie des gouvernements, dans tous les pays, quelle que soit leur couleur politique ! Elle est d’exiger des masques et tous les moyens de protection nécessaires ! Elle est, quand c’est possible, de se mettre en grève en affirmant que tant que les soignants n’auront pas de matériel, tant qu’ils seront ainsi précipités vers la mort à visage découvert, les exploités qui ne sont pas dans les hôpitaux, ne travailleront pas !
Aujourd’hui confinés, nous ne pouvons mener de luttes massives contre ce système assassin. Nous ne pouvons pas nous rassembler, exprimer ensemble notre colère et afficher notre solidarité sur notre terrain de classe, à travers des luttes massives, des grèves, des manifestations, des regroupements. À cause du confinement, mais pas seulement. Aussi parce que notre classe doit se réapproprier une force qu’elle a déjà eue maintes fois dans l’histoire mais qu’elle a pourtant oublié : celle de s’unir dans la lutte, de développer des mouvements massifs face aux ignominies de la bourgeoisie.
Les grèves qui ont éclaté dans le secteur automobile en Italie ou dans la grande-distribution en France, devant les hôpitaux new-yorkais ou ceux du nord de la France, comme l’énorme indignation des travailleurs refusant de servir de “chair à virus”, ne peuvent être aujourd’hui que des réactions dispersées car coupées de la force de toute une classe unie. Elles montrent néanmoins que les prolétaires ne sont pas résignés à accepter comme une fatalité l’irresponsabilité criminelle de ceux qui les exploitent !
C’est cette perspective de combats de classe que nous devons préparer. Parce qu’après le Covid-19, il y aura la crise économique mondiale, le chômage massif, de nouvelles “réformes” qui ne seront que de nouveaux “sacrifices”. Alors dès maintenant, préparons nos luttes futures. Comment ? En discutant, en échangeant, sur les réseaux, les forums, le téléphone, chaque fois que possible. En comprenant que le plus grand fléau n’est pas le Covid-19, mais le capitalisme, que la solution n’est pas de s’unir derrière l’État assassin mais au contraire de se dresser contre lui, que l’espoir ne réside pas dans les promesses de tel ou tel responsable politique mais dans le développement de la solidarité ouvrière dans la lutte, que la seule alternative à la barbarie capitaliste, c’est la révolution mondiale !
L’AVENIR APPARTIENT À LA LUTTE DE CLASSE !
CCI, 10 avril 2020
L’administration Trump avait déjà provoqué une série de fiascos aussi humiliants que mortifères pour la bourgeoisie américaine (notamment en aggravant d’une manière dramatique la pandémie de Covid en 2020) mais il y avait toujours l’espoir, parmi les fractions les plus éclairées de la classe dirigeante américaine, que le fait d’avoir un narcissique incompétent au pouvoir n’était qu’un cauchemar passager, dont elles se réveilleraient bientôt. Malheureusement, la victoire électorale du Parti démocrate n’a pas entraîné la transition espérée, ni pour la nouvelle administration de Joe Biden ni pour le nouveau Congrès.
Pire encore : sous l’œil des caméras de télévision, une émeute a eu lieu au Capitole, temple sacré de la démocratie américaine, à l’incitation du chef de l’État sortant qui a rejeté les résultats de l’élection présidentielle ! Les hordes trumpistes ont violemment tenté d’empêcher la succession démocrate, encouragée par le président en exercice lui-même, comme dans une “république bananière”, ainsi que l’a reconnu George W. Bush. Il s’agit vraiment d’un moment politiquement significatif dans la décomposition du capitalisme mondial.
L’automutilation populiste du Royaume-Uni avec le Brexit a pu apparaître comme une décision absurde pour les autres pays, parce que la Grande-Bretagne est une puissance de moindre importance que les États-Unis, mais la menace d’instabilité que représente l’insurrection au Capitole, a provoqué une onde de choc et de peur dans toute la bourgeoisie mondiale.
La tentative de destituer Trump, pour la deuxième fois, pourrait bien échouer à nouveau, et, dans tous les cas, elle galvanisera les millions de ses partisans au sein de la population, y compris une part significative du Parti républicain.
L’investiture du nouveau président le 20 janvier, qui est généralement l’occasion d’un spectacle d’unité et de réconciliation nationales, ne le sera pas : Trump n’y assistera pas, contrairement à la coutume, et Washington sera sous haute protection militaire pour empêcher toute nouvelle attaque venant des partisans de Trump. La perspective n’est donc pas le rétablissement en douceur et à long terme de l’ordre et de l’idéologie démocratiques traditionnels par la nouvelle administration Biden, mais une accentuation (d’une nature de plus en plus violente) des divisions entre la démocratie bourgeoise classique et le populisme, ce dernier ne disparaissant pas avec la fin du régime Trump.
Depuis 1945, la démocratie américaine est le fleuron du capitalisme mondial. Ayant joué un rôle décisif dans la victoire des Alliés pendant la Seconde Guerre mondiale, elle a largement contribué à transformer l’Europe et le Japon en ruines. Elle a ensuite pu sortir le monde des décombres et le reconstruire à son image pendant la guerre froide. En 1989, avec la défaite et la désintégration du bloc russe rival, les États-Unis semblaient être au sommet de leur domination et de leur prestige mondial. George Bush Senior annonçait l’avènement d’un nouvel ordre mondial. Washington pensait pouvoir maintenir sa suprématie en empêchant toute nouvelle puissance de devenir un concurrent sérieux pour sa domination mondiale. Mais, au lieu de cela, l’affirmation de sa supériorité militaire a accéléré le désordre mondial avec une série de victoires à la Pyrrhus (guerre du Golfe, guerre dans les Balkans dans les années 1990) et de coûteux échecs de politique étrangère en Irak, en Afghanistan et en Syrie. Les États-Unis ont de plus en plus sapé les alliances sur lesquelles reposait leur ancienne domination mondiale, ce qui a encouragé d’autres puissances à agir pour leur propre compte.
La puissance et la richesse des États-Unis n’ont d’ailleurs pas réussi à atténuer les convulsions croissantes de l’économie mondiale : l’étincelle de la crise de 2008 est venue de Wall Street et a plongé les États-Unis et le monde entier dans la récession la plus grave depuis la réapparition de la crise ouverte en 1967.
Les conséquences sociales et politiques des revers américains, et l’absence d’alternative ont accru les divisions et le désordre dans l’État bourgeois et dans la population en général. Ce qui a conduit à un discrédit croissant des normes politiques établies par le système politique américain.
Les présidences précédentes de Bush et Obama n’ont pas réussi à forger un consensus durable pour l’ordre démocratique traditionnel au sein de la population. La “solution” de Trump n’a pas consisté à résoudre cette désunion mais à l’accentuer davantage par une politique de vandalisme virulente et incohérente qui a encore plus déchiqueté le consensus politique national et a piétiné les accords militaires et économiques avec ses anciens alliés sur la scène mondiale. Tout cela s’est fait sous la bannière de “l’Amérique d’abord”, mais, en réalité, cela accéléré la perte progressive du statut des États-Unis.
En une phrase, la crise politique actuelle de la démocratie américaine, symbolisée par l’attaque du Capitole, s’ajoute aux conséquences chaotiques et autodestructrices de la politique impérialiste américaine, et montre plus clairement que les États-Unis, qui demeurent encore la plus grande puissance mondiale, sont aujourd’hui le principal acteur de la décomposition du capitalisme.
La Chine, malgré sa puissance économique et militaire croissante, ne sera pas en mesure de combler le vide créé par la perte de leadership américain. D’autant plus que ces derniers sont toujours capables d’empêcher la croissance de l’influence chinoise, avec ou sans Trump. Par exemple, un des plans de l’administration Biden est d’intensifier la politique anti-chinoise avec la formation d’un D10, une alliance des pouvoirs “démocratiques” (le G7 plus la Corée du Sud, l’Inde et l’Australie). Le rôle que cela jouera dans l’aggravation des tensions impérialistes n’a pas besoin d’être démontré.
Mais ces tensions ne peuvent être canalisées vers la formation de nouveaux blocs impérialistes compte tenu de l’aggravation de la décomposition du capitalisme et la dynamique prédominante du chacun pour soi.
En 1989, nous avions prédit que la nouvelle période de décomposition du capitalisme allait entraîner des difficultés accrues pour le prolétariat. Les événements récents aux États-Unis confirment à nouveau cette prédiction.
Le plus important par rapport à la situation aux États-Unis est le danger que des parties de la classe ouvrière soient mobilisées derrière les luttes de plus en plus violentes des fractions opposées de la bourgeoisie, c’est-à-dire non seulement sur le terrain électoral mais aussi dans la rue. Une partie de la classe ouvrière peut être trompée par un faux choix entre le populisme et la défense de la démocratie, seule alternative offerte par l’exploitation capitaliste.
D’autres couches non exploiteuses risquent d’être progressivement propulsées dans l’action politique sur ce terrain miné par toute une série de facteurs : les effets de la crise économique, l’aggravation de la catastrophe écologique, le renforcement de la répression étatique et de son caractère raciste, qui les conduit à servir de relais aux campagnes bourgeoises comme le mouvement “Black Lives Matter” ou de support aux luttes interclassistes.
Néanmoins, la classe ouvrière internationale, dans la période de décomposition, n’a pas été vaincue comme dans les années 1930 ; ses réserves de combativité restent intactes et les nouvelles attaques économiques qui s’annoncent contre son niveau de vie (dont la facture des dommages économiques causés par la pandémie de Covid) obligeront le prolétariat à réagir sur son terrain de classe.
L’organisation révolutionnaire a un rôle limité mais très important à jouer dans la situation actuelle car, bien qu’elle ait encore peu d’influence, et même pour une longue période à venir, la situation de la classe ouvrière dans son ensemble amène néanmoins une petite minorité à adopter des positions de classe révolutionnaires, notamment aux États-Unis mêmes.
Le succès du travail de transmission à cette minorité repose sur un certain nombre de besoins ; dans le contexte actuel, il est important de combiner, d’une part, une rigueur et une clarté programmatiques à long terme, liées, d’autre part, à la capacité de l’organisation à avoir une analyse cohérente et évolutive de l’ensemble de la situation mondiale : son cadre historique et ses perspectives.
Au cours de l’année écoulée, la situation mondiale a battu de nouveaux records dans la putréfaction du capitalisme mondial : la pandémie de Covid, la crise économique, la crise politique aux États-Unis, la catastrophe environnementale, le sort des réfugiés, la misère de parties de plus en plus importantes de la population mondiale. La dynamique du chaos s’accélère et devient de plus en plus imprévisible, mettant à l’épreuve nos analyses et exigeant une capacité à les modifier et à les adapter, si nécessaire, en fonction de cette accélération.
CCI, 16 janvier 2021
Dans les précédentes parties de cette étude, nous avons commencé à identifier les conditions dans lesquelles s’était formée la IIIe Internationale ou Internationale Communiste (IC) au mois de mars 1919. Dans un contexte très compliqué, les révolutionnaires de l’époque n’étaient pas parvenus à clarifier en amont toutes les nouvelles questions et les nouveaux défis qui s’imposaient au prolétariat.
Par ailleurs, le processus de regroupement des forces révolutionnaires s’était caractérisé par un manque de fermeté à l’égard des principes révolutionnaires lors de sa formation. C’est une des leçons que la fraction de la Gauche italienne groupée autour de la revue Bilan puis surtout de la Gauche Communiste de France (Internationalisme) tirèrent de l’expérience de l’IC : "la méthode "large", soucieuse avant tout de rassembler immédiatement le plus grand nombre au dépens de la précision programmatique et principielle, devait conduire à la constitution de partis de masses, véritables colosses aux pieds d’argile qui devaient retomber à la première défaite sous la domination de l’opportunisme"[1]
Alors que le Congrès de fondation avait été un véritable pas en avant pour l’unité du prolétariat mondial, l’évolution de l’IC dans les années suivantes fut essentiellement marquée par des reculs qui désarmèrent la révolution face à des forces contre-révolutionnaires qui ne cessaient pas de gagner du terrain. L’opportunisme rampant dans les rangs du parti, n’a pas été éliminé comme le prévoyaient Lénine et les bolcheviks. Au contraire, avec la dégénérescence de la révolution, il a fini par prendre une place prépondérante et a précipité la fin de l’IC en tant que parti de classe. Cette dynamique opportuniste déjà visible lors du IIe Congrès ne fit que s’approfondir par la suite, aussi bien sur le plan programmatique qu’organisationnel, comme nous essaierons de le démontrer dans cet article.
Au lendemain du IIIe Congrès de l’IC[2], les révolutionnaires comprennent que la victoire de la révolution sera plus difficile que prévu. Quelques jours après la fin du congrès, Trotsky analysait la situation ainsi : "Le troisième Congrès constate la ruine des fondements économiques de la domination bourgeoise. En même temps, il met énergiquement les ouvriers conscients en garde contre la croyance naïve qu’il en résulte automatiquement la chute de la bourgeoisie, provoquée par les offensives incessantes du prolétariat. Jamais l’instinct de conservation de la classe bourgeoise n’avait créé des méthodes de défense et d’attaques aussi variées qu’à présent. Les conditions économiques de la victoire de la classe ouvrière sont visibles. Sans cette victoire, c’est la ruine, la perte de toute civilisation qui nous menace dans un avenir plus ou moins proche. Mais cette victoire peut seulement être conquise par une direction raisonnable des combats et en première ligne, par la conquête de la majorité de la classe ouvrière. C’est l’enseignement principal du troisième Congrès."[3]
Nous sommes loin ici de l’enthousiasme débordant du congrès de fondation où, lors du discours de clôture, Lénine affirmait que "la victoire de la révolution prolétarienne est assurée dans le monde entier. La fondation de la république internationale des Conseils est en marche." Entre-temps, les assauts du prolétariat lancés dans plusieurs pays se confrontèrent à la riposte de la bourgeoisie. Et tout particulièrement l’échec de la prise du pouvoir en Allemagne en 1919 dont l’importance fut sous-estimée par les révolutionnaires.
Comme l’affirmait une grande majorité dans les rangs de l’IC, la crise du capitalisme et sa chute dans la décadence ne pouvaient que précipiter les masses sur la voie de la révolution. Cependant, la conscience de l’ampleur du but à atteindre et des moyens avec lesquels y parvenir étaient loin d’être à un niveau suffisant. Cette situation fut particulièrement visible à la suite du deuxième Congrès, une période marquée par une série de difficultés qui isolèrent davantage le prolétariat en Russie :
Si la bourgeoisie internationale, à ce moment-là, n’était pas parvenue à annihiler totalement la révolution prolétarienne, il n’en demeure pas moins que le cœur de celle-ci, la Russie des Soviets, était particulièrement isolé. Si Lénine avait caractérisé la situation par "un certain équilibre qui, pour extrêmement instable qu’il soit, n’en a pas moins créé une conjoncture originale dans la situation mondiale"[5], avec le recul, nous pouvons aujourd’hui affirmer que les multiples échecs et les difficultés qui se firent jour entre 1920 et 1921, étaient déjà les prodromes de l’échec de la vague révolutionnaire. C’est dans ce contexte particulièrement difficile que nous proposons d’analyser la politique de l’IC. Une politique qui, sur de nombreux points, poursuivra son recul opportuniste de plus en plus marqué.
A- Une question non tranchée dans le mouvement révolutionnaire
La question nationale figurait parmi les questions non tranchées dans le mouvement révolutionnaire au moment où fut constituée l’IC. S’il est vrai que, durant la période d’ascendance du capitalisme, les révolutionnaires ont parfois soutenu des luttes nationales, il ne s’agissait pas d’un principe. Le débat avait rejailli dans les années précédant la Première Guerre mondiale. Rosa Luxemburg fut l’une des premières à comprendre que l’entrée du capitalisme dans sa phase de décadence signifiait également que chaque État-nation possédait une nature impérialiste. Par conséquent, la lutte de libération d’une nation sur une autre ne visait qu’à défendre les intérêts d’une bourgeoisie nationale sur une autre et en aucun cas la cause de la classe ouvrière.
Les bolcheviks adoptèrent une position qui se situait plutôt au centre de la social-démocratie puisque le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes figurait dans le programme de 1903 : ils conservaient "leur position avec un acharnement qui ne s’expliquait que par le fait que la Russie tsariste restait le représentant par excellence de l’oppression nationale (la "prison des peuples") ; et en tant que parti principalement "grand russe" (géographiquement parlant), ils pensaient que soutenir les peuples opprimés par la Russie à faire sécession était la meilleure politique pour gagner leur confiance. Bien que cette position fut erronée (l’histoire nous l’a prouvé), elle restait basée sur une perspective de classe. Dans cette période où les "sociaux-impérialistes" allemands, russes et autres plaidaient contre la lutte de libération nationale des peuples opprimés par les impérialismes allemand et russe, les bolcheviks mettaient en avant le slogan "d’autodétermination nationale" comme moyen de miner ces impérialismes et créer les conditions de l’unification de tous les ouvriers."[6] Si Lénine considérait que "le droit des nations à l’autodétermination" était une revendication caduque pour les pays occidentaux, la situation était différente dans les colonies où la floraison des mouvements de libération nationale participait à la formation d’un capitalisme indépendant et par conséquent contribuait à l’apparition d’un prolétariat. Dans ces conditions, l’autodétermination nationale demeurait une revendication progressiste aux yeux de Lénine et de la majorité du parti bolchevik.
En comprenant que l’impérialisme n’était pas simplement une forme de pillage perpétré par les pays développés aux dépens des nations arriérées mais bien l’expression de l’ensemble des rapports capitalistes mondiaux, Rosa Luxemburg fut en mesure de développer la critique la plus clairvoyante à l’égard des luttes de libération nationale en général et de la position des bolcheviks en particulier. À rebours de la vision fragmentée des bolcheviks qui considéraient que le prolétariat n’avait pas nécessairement les mêmes tâches en fonction de la zone géographique concernée, Rosa Luxemburg adopta une démarche qui consistait à décrire un processus global, celui du marché dont l’expansion n’était désormais plus possible : "dans ce contexte, il était impossible à tout nouvel État d’apparaître sur le marché mondial de façon indépendante où de mener à bien le processus d’accumulation primitive en dehors de cette barbarie généralisée" [7]
Ce faisant, "dans le monde capitaliste contemporain, il ne peut y avoir de guerre de défense nationale".[8] Cette capacité à saisir que toute bourgeoisie nationale ne pouvait agir qu’au sein du système impérialiste, l’amena à critiquer la politique nationale menée par les bolcheviks après 1917 quand les Soviets octroyèrent l’indépendance à l’Ukraine, la Finlande, la Lituanie, etc., afin de "gagner les masses". Les lignes qui suivent prophétisent admirablement les conséquences de la politique nationale de l’IC dans les années 20 : "L’une après l’autre, ces nations ont utilisé la liberté qu’on venait de leur offrir pour s’allier en ennemies mortelles de la Révolution russe à l’impérialisme allemand et pour transporter sous sa protection en Russie même le drapeau de la contre-révolution"[9]
B- Le congrès de Bakou
La question nationale fut abordée pour la première fois dans les rangs de l’IC lors du deuxième Congrès mondial. Partant de la conception erronée de l’impérialisme défendue par les bolcheviks notamment, le Congrès considérait comme "nécessaire de poursuivre la réalisation de l’union la plus étroite de tous les mouvements émancipateurs nationaux et coloniaux avec la Russie des Soviets, en donnant à cette union des formes correspondantes au degré d’évolution du mouvement prolétarien parmi le prolétariat de chaque pays, ou du mouvement émancipateur démocrate bourgeois parmi les ouvriers et les paysans des pays arriérés ou de nationalités arriérées."[10]
Le congrès des peuples de l’Orient tenu à Bakou du 1er au 8 septembre 1920 avait pour tâche de mettre en pratique les orientations du deuxième Congrès mondial qui s’était terminé quelques semaines plus tôt. Près de 1900 délégués, provenant essentiellement du Proche-Orient et d’Asie centrale se réunirent. Si près des 2/3 des organisations représentées se réclamait du communisme, leur adhésion s’avérait extrêmement superficielle. Et pour cause, "les élites nationales orientales étaient davantage attirées par l’organisation et l’efficacité des modes d’action proposées par les bolcheviks que par l’idéologie communiste."[11] C’est pourquoi ce rassemblement était en réalité un grand souk politique composé de multiples classes et couches sociales venues toutes pour des raisons différentes mais bien peu avec la ferme intention d’œuvrer consciemment au développement de la révolution prolétarienne dans le monde. La description de la composition du congrès dressée par Zinoviev devant le Comité exécutif de l’IC après son retour de Bakou se passe de commentaire : "Le congrès de Bakou se composait d’une fraction communiste et d’une fraction beaucoup plus nombreuse de sans-parti. Cette dernière se divisait à son tour en deux groupes : l’un effectivement constitué d’éléments sans-parti, auquel il faut rattacher les représentants de la paysannerie et de la population semi-prolétaire des villes, l’autre formé des gens qui se désignent comme sans-parti mais appartiennent en fait à des partis bourgeois."[12]
Pour de nombreuses délégations, la structuration d’un mouvement révolutionnaire communiste en Orient demeurait secondaire, voire sans intérêt. Pour beaucoup d’entre elles, il s’agissait de s’assurer l’aide de la Russie des Soviets pour repousser le colonisateur britannique afin de pouvoir assouvir leur rêve de souveraineté nationale.
Quelle fut l’attitude des représentants de l’IC devant ces revendications ostensiblement bourgeoises ? Au lieu de défendre l’internationalisme prolétarien avec la plus grande fermeté, la délégation de l’IC affirma son soutien aux mouvements bourgeois nationalistes, et appela les peuples de l’Est à joindre "la première réelle guerre sainte, sous la bannière rouge de l'Internationale Communiste" afin de partir en croisade contre "l'ennemi commun, l'impérialisme britannique."
Les concessions importantes accordées aux partis nationalistes et toute la politique menée à Bakou étaient déjà dictées par les besoins de la défense de la République soviétique plutôt que par les intérêts de la révolution mondiale. Cet axe central de l’IC établi lors du second Congrès montre à quel point la tendance opportuniste gagnait du terrain. Il y eut bien sûr des critiques à ces tentatives de réconcilier nationalisme et internationalisme prolétarien : Lénine mit en garde contre le fait de "peindre le nationalisme en rouge" ; John Reed, présent à Bakou, fit également des objections à "cette démagogie et à cette parade". Cependant, "de telles réponses ne s'adressaient pas aux racines du cours opportuniste qui était suivi, mais restaient au contraire sur un terrain centriste de conciliation avec des expressions plus ouvertes d'opportunisme, se cachant derrière les thèses du second Congrès ce qui, c'est le moins qu'on puisse dire, a couvert une multitude de manquements dans le mouvement révolutionnaire."[13]
C- L’IC devient peu à peu un instrument de l’impérialisme russe
Le recul de la révolution en Europe de l’Ouest et l’isolement du prolétariat en Russie dans des conditions dramatiques amenèrent l’IC à devenir progressivement l’instrument de la politique extérieure des bolcheviks, eux-mêmes devenant, au fil des années, l’administrateur du capital russe.[14] Si cette évolution fatale pour la révolution est en partie liée à des conceptions erronées des bolcheviks au sujet des relations entre la classe, le parti et l’Etat dans la période de transition, la raison principale réside dans la dégénérescence irréversible de la Révolution à partir des années 1920.[15]
C’est d’abord et surtout au nom de la défense de l’Etat soviétique que les bolcheviks et l’IC vont nouer des alliances ou soutenir directement des mouvements de libération nationale. Dès 1920, le parti mondial apporta son soutien au mouvement de Kemal Atatürk dont les intérêts étaient très éloignés de la politique de l’Internationale, comme le concédait Zinoviev. Mais cette alliance était un moyen de repousser les Britanniques dans la région. Bien qu’il fit exécuter les "chefs" du Parti communiste de Turquie quelques temps plus tard, l’IC continua à croire aux "potentialités" de ce mouvement nationaliste et maintint son alliance à ce pays stratégique pour l’intégrité de l’Etat russe. Cela n’empêcha pas Kemal de se retourner contre son allié en faisant alliance avec l’Entente dès 1923.
Si la politique de soutien aux luttes de libération nationale fut, pendant tout un temps, une position erronée au sein du mouvement ouvrier, elle s’est transformée à la fin des années 1920 en stratégie impérialiste d’une puissance capitaliste comme une autre. Le soutien apporté par l’IC aux nationalistes du Kuomingtang en Chine qui mena aux massacres des ouvriers de Shanghai en 1927 est un épisode décisif de cette involution. Auparavant, l’IC avait apporté son soutien au mouvement nationaliste dirigé par Abd El-Krim lors de la Guerre du Rif (1921-1926) ou encore aux Druzes et aux Syriens en 1926.
Par conséquent, "de tels actes de trahison ouverte démontrèrent que la fraction stalinienne qui avait entretemps acquis une domination presque complète de l'I.C. et de ses partis, n'était plus un courant opportuniste dans le mouvement ouvrier mais une expression directe de la contre-révolution capitaliste."[16]
A- la formation de partis communistes "de masse" en Occident.
Comme nous l’avions indiqué dans la première partie de cette étude[17], il n'existait qu’une poignée de partis communistes véritablement constitués lors du congrès de fondation en mars 1919. Dans les semaines qui suivirent, l’Internationale engagea tout un travail visant à former des partis communistes : "Dès le premier jour de sa fondation, l’Internationale Communiste s’est donnée pour but, clairement et sans équivoque, non pas de former de petites sectes communistes cherchant à exercer leur influence sur les masses ouvrières uniquement par l’agitation et la propagande, mais de prendre part à la lutte des masses ouvrières, de guider cette lutte dans le sens communiste et de constituer dans le processus du combat de grands partis communistes révolutionnaires."[18] Cette orientation reposait sur la conviction d’une extension rapide de la Révolution en Europe occidentale et par conséquent sur un besoin pressant de munir la classe ouvrière des différents pays de partis permettant d’orienter l’action révolutionnaire des masses.
Par conséquent, les bolcheviks poussèrent non seulement à former des partis communistes de masses le plus vite possible mais aussi sur la base d’un compromis entre l’aile gauche du mouvement ouvrier, et l’aile centriste qui n’avait pas rompu avec les visions et les faiblesses de la Seconde Internationale. Dans la plupart des cas, ces partis ne pouvaient être engendrés ex nihilo mais devaient découler d’une décantation à l’intérieur des partis socialistes de la IIe Internationale. Ce fut notamment le cas du Parti communiste d’Italie formé lors du congrès de Livourne en janvier 1921 ou encore du Parti communiste français qui vit le jour lors du congrès de Tours en décembre 1920. Ainsi, dès leur naissance, ces partis comportaient en leur sein toute une série de scories et de faiblesses organisationnelles qui ne pouvaient que compliquer davantage la capacité de ces organisations à orienter les masses sur la voie la plus claire. Si Lénine et les principaux animateurs de l’Internationale avaient pleinement conscience des concessions accordées et du danger que cela pouvait représenter, ils misaient sur la capacité du parti à les combattre en son sein. En réalité, Lénine le premier sous-estimait grandement le danger. L’adoption des 21 conditions pour l’adhésion à l’IC lors du IIe Congrès mondial, considérée à juste titre comme un pas en avant dans la lutte contre le réformisme, resta par la suite dans les tiroirs. Toute la démarche de Lénine reposait sur l’idée que la marche vers la révolution ne pouvait être rompue, que le développement de l’IC au détriment de la IIe Internationale et l’Internationale "deux et demie" était un fait quasiment acquis.[19]
Dans une situation où les masses n’étaient pas encore capables de prendre le pouvoir, la tâche des partis communistes consistait donc à "hâter la révolution, sans toutefois la provoquer artificiellement avant une préparation suffisante".[20] Pour ces raisons, l’une des orientations du deuxième Congrès résidait dans le "groupement de toutes les forces communistes éparses, la formation dans chaque pays d’un Parti Communiste unique (ou le renforcement des partis déjà existants) afin de décupler le travail de préparation du prolétariat à la conquête du pouvoir sous forme de dictature du prolétariat."[21] Orientation tout à fait juste mais qui reposait sur une pratique erronée.
Ainsi, s’explique la fusion aberrante entre l’USPD[22] et le KPD lors du congrès de Halle le 12 octobre 1920. L’exemple le plus significatif demeure très probablement celui de la création du Parti communiste français (PCF). Ce dernier s’est constitué en décembre 1920 au congrès de Tours à travers une scission d’avec la SFIO dont les principaux dirigeants s’étaient ralliés à "l’Union sacrée" et à la Première Guerre mondiale. Sa naissance est le fruit d’un compromis, encouragé par l’IC, entre la gauche (minoritaire et faible) et un fort courant majoritaire centriste. Comme nous l’avons mis en évidence dans notre brochure sur l’histoire du PCF[23] : "Cette tactique est désastreuse parce que l’adhésion ne se fait pas, fait unique dans l’histoire des PC européens, sur les "21 conditions d’admission à l’IC" qui exigeaient en particulier une rupture complète et définitive avec la politique opportuniste du centrisme envers le réformisme, le social-patriotisme, le pacifisme, mais sur des critères nettement moins sélectifs. L’objectif de cette tactique de l’IC était d’entraîner la majorité à se séparer de la droite de la social-démocratie, parti de gouvernement bourgeois et ouvertement patriotard. [...] Le centre largement majoritaire au sein du nouveau parti est infesté d’opportunistes, peu ou prou "repentis" d’avoir trempé dans l’Union sacrée. [...] En même temps, vient s’agréger au parti une autre composante importante, imbibée de fédéralisme anarchisant (surtout représenté au sein de la Fédération de la Seine), qui se retrouvera en chaque occasion, sur le plan organisationnel, aux côtés du centre contre la gauche pour s’opposer à la centralisation internationale et surtout aux orientations de l’IC sur le jeune Parti communiste français." Gangréné par l’opportunisme, le PCF allait subir de plein fouet la dégénérescence de l’IC qui commençait à poindre lors du IIIe Congrès. Il deviendra par la suite un des principaux agents du stalinisme.[24] Il en fut de même en Italie puisque à la suite de la scission d’avec le Parti Socialiste d’Italie lors du congrès de Livourne, le PC d’Italie se composait d’une gauche marxiste et communiste résolument engagée dans la lutte contre l’opportuniste au sein de l’IC et d’un centre amené par Gramsci et Togliatti, incapable de comprendre la fonction politique des Soviets (organes du pouvoir centralisé) et sous-estimant le rôle politique du parti. Par la suite, le centre du parti servira de point d’appui à l’IC pour exclure la gauche durant la période de "bolchevisation".
Enfin, l’exemple le plus caricatural reste peut-être celui du PC de Tchécoslovaquie formé autour de la tendance de Sméral qui soutint la monarchie des Habsbourg durant toute la guerre impérialiste de 1914-1918.
Comment expliquer de telles compromissions ? Comment expliquer que les bolcheviks, ayant mené un si dur combat en leur sein durant des années pour la préservation et l’intransigeance des principes, en venaient à accepter de telles concessions ? La Gauche communiste d’Italie se pencha avec attention sur cet épisode et apporta une première réponse : "Il est évident qu’il ne s’agit pas là d’une soudaine conversion des bolcheviks à un autre procédé de formation des Partis Communistes, mais essentiellement d’une perspective historique qui prévoyait la possibilité d’éluder le chemin difficile parcouru pour la fondation du Parti bolchevik. Lénine et les bolcheviks escomptaient, en 1918-1920, le déclenchement immédiat de la révolution mondiale et, de ce fait, concevaient la fondation des Partis Communistes dans les différents pays comme autant d’appoints à l’œuvre révolutionnaire de l’État russe qui leur apparaissait l’élément essentiel du bouleversement du monde capitaliste."[25]
Indéniablement, le coup d’arrêt porté à la révolution au cours de cette période et les efforts désespérés pour faire face à cela amena Lénine et les bolcheviks à baisser la garde sur la défense des principes et ainsi se faire happer par l’opportunisme. Mais ce sont également les erreurs persistantes sur les tâches du parti et les relations de celui-ci avec la classe qui contribuèrent à forcer la formation des PC dans la confusion la plus totale au cours d’une période marquée par les premiers reculs du prolétariat.
B- La création de partis communistes "fantômes" en Orient
La méthode opportuniste à travers laquelle l’IC laissa se former des partis membres trouva son ultime expression dans l’éclosion des PC dans le monde colonial.
Après le congrès de Bakou, l’Exécutif de l’IC avait mis sur pieds un bureau central d’Asie, en charge du travail en direction des pays du Moyen-Orient jusqu’en Inde. Cet organe composé de Sokolnikov, Grefori Safarov et MN Roy s’installa à Tachkent en Ouzbékistan. Puis en janvier 1921, un secrétariat de l’IC pour l’Extrême-Orient vit le jour et s’installa à Irkoutsk. Ainsi, face aux reculs de la révolution en Europe occidentale, l’IC voulait se donner les moyens de "hâter" cette fois-ci la révolution en Orient. C’est dans cet objectif, qu’entre 1919 et 1923, l’Orient et l’Extrême-Orient virent fleurir des partis communistes sur des bases théoriques et politiques pour le moins extrêmement fragiles.
Avant cette période, des PC avaient vu le jour en Turquie, en Iran, en Palestine, en Egypte mais comme le fait remarquer l’historien trotskiste Pierre Broué : "Les problèmes n’ont pas manqué entre l’Internationale et ces partis communistes qui ne savaient rien du communisme et représentaient des pays où les couches proprement prolétariennes étaient insignifiantes, ce qui n’empêchait pas leurs dirigeants de se réclamer d’une pureté doctrinale et d’un schéma ouvriériste rigoureux dans la révolution qu’ils croyaient proche."[26]
En Inde, les éléments qui s’étaient rapprochés de l’Internationale avaient tous un passé nationaliste, le plus connu étant MN Roy[27]. L’IC donna l’ordre au groupe formé autour de ce dernier d’entrer dans le Parti du Congrès nationaliste, dirigé par Gandhi, en s’alliant d’abord "l’aile gauche" dite "révolutionnaire" et "communiste" puis toutes les fractions opposantes à Gandhi après les débordements du 4 février 1922 lors d’une campagne de désobéissance civile lancée par Gandhi lui-même[28]. Roy fut amené à défendre un programme ouvertement opportuniste au sein du Parti du Congrès : indépendance nationale, suffrage universel, abolition de la grande propriété, nationalisation des services publics... De plus, le but n’était pas de faire adopter son programme mais provoquer son rejet de la part de la direction du parti qui ainsi se "démasquerait". L’entreprise connut un échec cinglant. Le programme de Roy ne trouva aucun écho favorable et la vie du groupe "communiste" dégénéra très vite dans des querelles internes. Les communistes furent par la suite sévèrement réprimés. Ils furent arrêtés puis jugés pour conspiration, ce qui mit un terme à la politique de l’IC en Inde.[29]
En Asie de l’Est, l’IC adopta peu ou prou la même démarche irresponsable. La structuration d’un mouvement communiste en Chine fut menée par le bureau d’Extrême-Orient par des prises de contacts avec des intellectuels et étudiants gagnés au "bolchévisme". Le PC de Chine (PCC) fut constitué lors d’une conférence se déroulant à Shanghai en juillet 1921. Constitué à ses débuts de quelques dizaines de militants, il connut un accroissement numérique significatif par la suite, atteignant près de 60 000 membres en 1927. Si ce renforcement numérique exprimait la volonté révolutionnaire qui animait la classe ouvrière chinoise dans un contexte d’intenses luttes sociales, il n’en demeure pas moins que les adhésions s’effectuèrent sur des bases politiques et théoriques très superficielles. Toujours la même méthode irresponsable qui, là encore, ouvrait la porte au désarmement du parti face à la politique opportuniste qu’allait mener l’IC à l’égard du Kuomindang. En janvier 1922, la Conférence des peuples d’Orient réunie à Moscou posait les bases de la collaboration de classe afin de former "le bloc anti-impérialiste". Dans la foulée, à la demande de l’Exécutif de l’IC, le PCC lançait le mot d’ordre de "Front unique anti-impérialiste avec le Kuomindang" et l’adhésion individuelle des communistes à ce dernier. Cette politique de collaboration de classe était le résultat des négociations engagées en secret entre l’URSS et le Kuomindang. Dès juin 1923, le IIIe congrès du PCC votait l’adhésion des membres du parti au Kuomindang. Si dans un premier temps, cette politique de subordination à un parti bourgeois trouva des oppositions au sein du jeune parti, y compris de la part de sa direction[30]. Sa fragilité politique et sa faible expérience le rendait incapable de combattre efficacement les directives erronées et suicidaires de l’Exécutif de l’Internationale. Quoi qu’il en soit, "cette politique eut les plus funestes conséquences sur le mouvement de la classe ouvrière en Chine. Tandis que le mouvement de grèves et les manifestations se développaient spontanément et impétueusement, le parti communiste, noyé au sein du Kuomintang, s'avérait incapable d'orienter la classe ouvrière, de faire preuve d'une politique de classe indépendante. La classe ouvrière, dépourvue également d'organisations unitaires comme les conseils ouvriers pour sa lutte politique, s'en remit, à la demande du PCC lui-même, au Kuomintang, c'est-à-dire accorda sa confiance à la bourgeoisie."[31]
Nous pourrions donner encore de nombreux exemples de partis communistes formés dans des pays arriérés avec une classe ouvrière très faible qui, dans le tourbillon de la défaite, deviendront très vite des organisations bourgeoises. Retenons que la constitution de "partis de masses", en Occident comme en Orient, fut un facteur qui aggrava la difficulté du prolétariat à faire face au reflux de la vague révolutionnaire en le rendant incapable de se replier en bon ordre.
C- La politique de front unique
Lors du IIIe Congrès, l’IC adopta la position du "Front unique ouvrier"[32]. Il s’agissait de nouer des alliances avec les organisations de la social-démocratie, mener des actions communes avec des revendications similaires et ainsi pouvoir démasquer le rôle contre-révolutionnaire de ces organisations auprès des masses.
Cette orientation qui trouva sa pleine concrétisation lors du IVe Congrès était une volteface totale avec le Congrès de fondation au cours duquel la nouvelle internationale affirmait sa claire détermination à combattre de toutes ses forces le courant social-démocrate en invitant "les ouvriers de tous les pays à entamer la lutte énergique contre l’Internationale jaune et à préserver les masses les plus larges du prolétariat de cette Internationale de mensonge et de trahison".[33] Qu’est-ce qui pouvait pousser, deux ans plus tard, l’IC à adopter une politique d’alliance à l’égard des partis qui s’étaient transformées en agents les plus efficaces de la contre-révolution ?
Avaient-ils fait "amende honorable" en se plaçant sur la voie du repentir ? Bien évidemment non, là encore il s’agissait de "ne pas se couper des masses" : "L’argumentation de l’I.C. pour justifier la nécessité de front unique se basait principalement sur le fait que le reflux avait renforcé le poids de la social-démocratie, et que, pour lutter contre elle, il ne fallait pas se couper des travailleurs prisonniers de cette mystification. Pour cela, il fallait travailler à sa dénonciation par des moyens qui allaient de l’alliance pour les partis les plus forts (en Allemagne, le PC s’est prononcé pour l’unité du front prolétarien et a reconnu possible d’appuyer un gouvernement ouvrier unitaire), à l’entrisme pour les partis les plus faibles ("il est maintenant du devoir des communistes d’exiger, par une campagne énergique, leur admission dans le Labour Party", citations des thèses sur l’unité du front prolétarien du 4ème Congrès, 1922)"[34]
Cette ligne opportuniste fut combattue et dénoncée âprement par les groupes composant la gauche de l’IC. Le KAPD mena le combat dès le IIIe congrès avant d’être exclu de l’IC tout de suite après. La gauche du PC d’Italie lui succéda notamment lors du IVe Congrès en déclarant que le parti n’accepterait "pas de faire partie d’organismes communs à différentes organisations politiques... (il) évitera aussi de participer à des déclarations communes avec des partis politiques, lorsque ces déclarations contredisent son programme et sont présentées au prolétariat comme le résultat de négociations visant à trouver une ligne d’action commune."[35] Le rejet du Front unique était également assumé par le Groupe ouvrier de Miasnikov qui indiquait dans son Manifeste la position la plus conforme aux intérêts de la révolution envers les partis de la IIe Internationale : "Ce ne sera pas le front uni avec la Deuxième Internationale et de l’Internationale Deux et demi qui lui apportera la victoire, mais la guerre contre elles. Voilà le mot d’ordre de la révolution sociale mondiale future." L’histoire devait donner raison à la clairvoyance et à l’intransigeance des groupes de gauche. Dans ces circonstances, le rôle du parti n'était pas de suivre la direction de la classe mais de défendre le programme et les principes révolutionnaires en son sein. Dans la période de la décadence du capitalisme, le retour à un "programme minimum", même sur une base temporaire, était devenu impossible. Avec l’inversion du rapport de force, l’idéologie dominante regagnait de l'influence parmi les masses. Dans ces circonstances, le rôle du parti n’était pas d’épouser la trajectoire de la classe mais de défendre au sein de cette dernière les principes et le programme révolutionnaire. Dans la période de décadence du capitalisme, le retour à un "programme minimum", même de manière temporaire, était désormais impossible. C’est une autre leçon que tira la Gauche communiste d’Italie par la suite : "en 1921, la modification de la situation ne changeait pas les caractères fondamentaux de l’époque comme les tourmentes révolutionnaires de 1923, de 1925, 1927 et 1934 (pour ne nommer que les plus importantes) devaient pleinement le confirmer. [...]
Une telle modification de la situation devait évidemment avoir des conséquences sur les partis communistes. Mais le problème était le suivant : devait-on modifier la substance de la politique des partis communistes ou devait-on déduire de la contingence défavorable la nécessité d’appeler les masses à se concentrer autour des luttes partielles, restant orientées vers une issue révolutionnaire[36], dès que l’appel direct à l’insurrection n’était plus possible immédiatement avec les défaites encourues ? Le 3ème Congrès, l’Exécutif Élargi de 1921 et plus ouvertement le 4ème Congrès devaient donner à ce problème une solution préjudiciable aux intérêts de la cause. Cela se fait surtout au travers du problème du front unique."[37]
Comme nous venons de le voir, la période allant du deuxième à l’après-IIIe Congrès de l’IC est marquée par une percée significative de l’opportunisme dans les rangs du parti. Celui-ci fut la conséquence directe de sa politique erronée consistant à "conquérir les masses" au prix de tous les compromis et toutes les concessions : soutien aux luttes de libération nationale, alliance avec les partis traîtres de la social-démocratie, participation au travail parlementaire et dans les syndicats, formation des partis de masse... L’IC tournait le dos à ce qui avait fait la force des fractions de gauche au sein de la IIe Internationale et tout particulièrement de la fraction bolchevik : l’intransigeance dans la défense des principes et du programme communistes. C’est d’ailleurs déjà ce que rappelait Herman Gorter à Lénine en 1920 : "Vous agissez maintenant dans la IIIe Internationale tout autrement que jadis dans le parti des maximalistes. Ce dernier fut conservé très "pur" et l’est peut-être toujours encore. Tandis que dans l’Internationale, on doit accueillir d’après vous tout de suite ceux qui sont communistes pour une moitié, pour un quart et même pour un huitième [...] La Révolution russe l’a emporté par la "pureté", par la fermeté des principes. [...] Au lieu d’appliquer maintenant aussi à tous les autres pays cette tactique éprouvée, et de renforcer ainsi de l’intérieur la IIIe Internationale, on fait présentement volteface et tout comme la social-démocratie jadis, on passe à l’opportunisme. Voici qu’on fait tout entrer : les syndicats, les Indépendants, le centre français, une portion du Labour Party."[38]
L’erreur fondamentale de l’Internationale communiste fut de considérer qu’elle pouvait à elle seule "conquérir" les masses ouvrières, les extraire de l’influence de la social-démocratie et ainsi élever leur niveau de conscience en les amenant sur le chemin du communisme.
De là découlait la politique de Front unique pour mieux démasquer et dénoncer la social-démocratie, la participation au parlementarisme pour mieux utiliser les divisions au sein des partis bourgeois, le travail dans les syndicats afin de les redresser du côté de la révolution et du camp prolétarien[39]. Aucune de ces tentatives n’eut l’effet escompté. Au contraire, elles ne firent que précipiter l’IC vers la trahison du camp prolétarien. Car au lieu d’élever la conscience de classe, cette tactique ne fit que répandre la confusion et la désorientation parmi les masses, en les rendant plus vulnérables face aux pièges et aux réactions de la bourgeoisie. Bien que les groupes de la gauche de l’IC ne soient jamais parvenus à s’unifier, tous se rejoignaient sur le caractère suicidaire de cette politique considérée comme la "perte du mouvement ouvrier", "la mort de la révolution". Ces groupes défendaient dans le fond une toute autre vision des relations que le parti devait nouer avec la classe[40]. Le rôle du parti n’était pas de bercer le prolétariat d’illusions et encore moins de l’embringuer dans des tactiques douteuses et dangereuses mais plutôt d’élever le niveau de conscience par une défense sans concessions des principes du prolétariat et veiller à ce que celui-ci ne s’en écarte pas. Telle était la seule et véritable boussole permettant de continuer à s’orienter dans la direction de la révolution alors que la vague qui s’était dressée en Octobre 1917 en Russie connaissait ses premiers reflux.
(À suivre)
Najek, 16 juin 2020.
[1] Cité dans Internationalisme n° 7 (année 1946): "À propos du 1er congrès du Parti communiste internationaliste d'Italie", republié dans la Revue internationale n°162. [186]
[2] Ce Congrès s’est déroulé entre le 21 juin et le début du mois de juillet 1921.
[3] Léon Trotsky, "Les enseignements du IIIe Congrès de l’Internationale Communiste", juillet 1921. L'idée de conquête de la majorité de la classe ouvrière, dans le contexte d'alors, contient déjà en germe l'idée de gagner les masses au détriment des principes, comme nous le montrerons plus avant dans cet article.
[4] "Révolution allemande (IX) : L'action de mars 1921, le danger de l'impatience petite-bourgeoise [187]" ; Revue internationale n° 93
[5] "Thèses du rapport sur la tactique du P.C.R présenté au IIIe Congrès de l’Internationale Communiste."
[6] Nation ou classe, brochure du CCI.
[7] L'émergence de la Chine en tant que candidat impérialiste majeur à la fin du XXe siècle ne remet pas en cause cette analyse globale : d'abord parce qu'elle intervient dans les circonstances spécifiques provoquées par la décomposition capitaliste, et ensuite parce que son développement en tant qu'État hautement militarisé et expansionniste n'a aucun contenu progressiste.
[8] Rosa Luxemburg, Brochure de Junius ou La Crise de la social-démocratie, 1915.
[9] Rosa Luxemburg, La Révolution russe, 1918.
[10] "Thèses sur les questions nationale et coloniale" du IIème congrès de l'IC.
[11] Edith Chabrier, "Les délégués du premier Congrès des peuples d’Orient (Bakou, 1er-8 septembre 1920)", in Cahiers du monde russe et soviétique, vol. 26, n°1, Janvier-Mars 1985, pp. 21-42.
[12] Idem.
[13] "Les communistes et la question nationale (3ème partie", Revue Internationale n°42, 3e trimestre 1985.
[14] Idem.
[15] Voir "La dégénérescence de la Révolution russe", Revue internationale n°3.
[16] "Les communistes et la question nationale (3ème partie)", Revue Internationale n°42, 3e trimestre 1985.
[17] "Centenaire de la fondation de l’Internationale Communiste - Quelles leçons tirer pour les combats du futur ? [188]", Revue internationale n° 162.
[18] Thèses sur la tactique, partie 3 : la tâche la plus importante du moment", IIIe Congrès de l’IC.
[19] "Les Partis de l’Internationale Communiste deviendront des partis de masses révolutionnaires, s’ils savent vaincre l’opportunisme, ses survivances et ses traditions, dans leurs propres rangs, en cherchant à se lier étroitement aux masses ouvrières combattantes, en puisant leurs buts dans les luttes pratiques du prolétariat, en repoussant au cours de ces luttes aussi bien la politique opportuniste de l’aplanissement et de l’effacement des antagonismes insurmontables que les phrases révolutionnaires qui empêchent de voir le rapport réel des forces et les véritables difficultés du combat.", "Thèses sur la tactique", IIIe Congrès de l’IC.
[20] "Les tâches principales de l’Internationale Communiste", Deuxième Congrès de l’IC, juillet 1920.
[21] Idem.
[22] Parti social-démocrate indépendant d’Allemagne dont la majorité n’avait pas rompu avec le réformisme et rejetait de fait la dictature du prolétariat et l’organisation en conseils ouvriers.
[24] Pour une approche plus détaillée voir : "Comment le PCF a quitté le camp du prolétariat", in Comment le PCF a trahi ?, brochure du CCI.
[25] "En marge d’un anniversaire", revue Bilan n°4, février 1934.
[26] Pierre Broué, Histoire de l’Internationale communiste. 1919-1943, Fayard, 1997.
[27] Celui-ci, forcé à l’exil au Mexique par l’Empire brtitannique, avait d’ailleurs exercé une influence néfaste lors de la création du PC mexicain en août/septembre 1919 sur les bases déjà fortement imprégnées d’opportunisme de l’IC sur le continent américain.
[28] Bien que MN Roy fut opposé à une telle tactique.
[29] Op. Cit., Histoire de l’Internationale communiste.
[30] L’un des membres fondateurs du parti, Chen Duxiu portait une critique lucide sur cette orientation : "La raison principale de notre opposition était celle-ci : Entrer dans le Guomindang, c’était introduire la confusion dans l’organisation de classe, entraver notre politique et se subordonner à elle. Le délégué de l’IC dit textuellement : "La présente période est une période dans laquelle les communistes doivent effectuer un travail de coolies pour le Guomindang." A partir de ce moment-là, le parti n’était déjà plus le parti du prolétariat, il se transformait en extrême-gauche de la bourgeoisie et commençait à dégringoler dans l’opportunisme" [Chen Duxiu, Lettre à tous les camarades du PC chinois, 10 décembre 1929, in Pierre Broué, La Question chinoise dans l’Internationale communiste.
[31] "Chine 1928-1949 : maillon de la guerre impérialiste (I)", Revue internationale n°81, 2e trimestre 1995.
[32] La "lettre ouverte" adressée le 7 janvier 1921 par la centrale du KPD aux autres organisations (SPD, USPD, KAPD) appelant à mener une action commune parmi les masses et les luttes à venir, fut l’une des prémices de cette politique.
[33] "Résolution sur la position envers les courants socialistes et la conférence de Berne", Premier Congrès de l’IC.
[34] "Front unique, front anti-prolétarien", Révolution internationale n°45, janvier 1978.
[35] Intervention de la délégation du PC d’Italie lors du IVe Congrès de l’IC, in La Gauche communiste d’Italie. Contribution à une histoire du mouvement révolutionnaire, Courant communiste international.
[36] Etant donné, qu’à ce moment-là, les conditions étaient devenues moins favorables pour l’extension de la révolution, avec le recul dont nous disposons, il aurait été plus adapté de parler de "luttes partielles orientées" vers une perspective révolutionnaire.
[37] Revue Bilan, Avril 1934.
[38] Herman Gorter, Réponse à Lénine sur "La maladie infantile du communisme", 1920.
[39] La question syndicale a été déjà abordée dans la partie II, nous n’y revenons pas dans cette partie. Retenons cependant, qu’alors que le Ier Congrès mondial avait acté la faillite des syndicats tout comme celle de la social-démocratie (bien que le débat au sein du parti n’était pas clôt sur la nature prolétarienne ou non des syndicats après la Première Guerre mondiale), l’IC revient sur sa position et préconise leur régénérescence par la lutte en leur sein afin de bannir leur direction et gagner les masses au communisme. Cette tactique illusoire préconisée par le IIIème Congrès mondial par l’appel à la formation de l’Internationale Syndicale Rouge sera combattue par certains groupes de gauche (tout particulièrement par la Gauche allemande) qui considérait à juste titre que les syndicats n’étaient plus des organes de lutte prolétarienne.
[40] En dépit du fait qu’une grande partie de la gauche allemande et hollandaise prit par la suite la voie de la négation du parti en formant le courant conseilliste.
"Lumières vives, grande ville, qui sont allées à la tête de mon bébé" (Chanson de Jimmy et Mary Reed, 1961)
Cet article est écrit en plein milieu de la crise mondiale de Covid-19, une confirmation étonnante que nous vivons la phase d'agonie de la décadence capitaliste. La pandémie, qui est le produit de la relation profondément déformée entre l'humanité et le monde naturel sous le règne du capital, met en évidence le problème de l'urbanisation capitaliste que les révolutionnaires précédents, notamment Engels et Bordiga, ont analysé de manière assez approfondie. Bien que nous ayons examiné leurs contributions sur cette question dans des articles précédents de cette série[1], il semble donc opportun de soulever à nouveau la question. Nous approchons également du 50e anniversaire de la mort de Bordiga en juillet 1970, l'article peut donc également servir d'hommage à un communiste dont nous apprécions beaucoup le travail, malgré nos désaccords avec nombre de ses idées. Avec cet article, nous commençons un nouveau "volume" de la série sur le communisme, spécifiquement destiné à examiner les possibilités et les problèmes de la révolution prolétarienne dans la phase de décomposition du capitalisme
Dans une partie précédente de cette série, nous avons publié un certain nombre d'articles qui examinaient comment les partis communistes qui ont émergé pendant la grande vague révolutionnaire de 1917-23 avaient essayé de faire passer le programme communiste de l'abstrait au concret -pour avancer une série de mesures à prendre par les conseils ouvriers dans le processus de prise de pouvoir des mains de la classe capitaliste[2]. Et nous pensons qu'il est toujours parfaitement valable pour les révolutionnaires de se poser la question : quels seraient les fondements du programme que l'organisation communiste du futur -le parti mondial- serait obligée de mettre en avant dans un authentique mouvement révolutionnaire ? Quelles seraient les tâches les plus urgentes auxquelles la classe ouvrière serait confrontée lorsqu'elle s'orienterait vers la prise du pouvoir politique à l'échelle mondiale ? Quelles seraient les principales mesures politiques, économiques et sociales à mettre en œuvre par la dictature du prolétariat, qui reste la condition politique préalable nécessaire à la construction d'une société communiste ?
Les mouvements révolutionnaires de 1917-23, tout comme la guerre impérialiste mondiale qui les a alimentés, ont été la preuve évidente que le capitalisme était entré dans : l’époque de sa décadence, "décisive pour la révolution sociale". Depuis lors, le progrès et même la survie de l'humanité sont de plus en plus menacés si le rapport social capitaliste n'est pas dépassé à l'échelle mondiale. En ce sens, les objectifs fondamentaux d'une future révolution prolétarienne sont en pleine continuité avec les programmes qui ont été mis en avant au début de la période de décadence. Mais cette période dure maintenant depuis plus d'un siècle et, selon nous, les contradictions accumulées au cours de ce siècle ont ouvert une phase terminale de déclin capitaliste, la phase que nous appelons décomposition, dans laquelle le maintien du système capitaliste contient le danger croissant que les conditions mêmes d'une future société communiste soient sapées. C’est particulièrement évident au niveau "écologique" : en 1917-23, les problèmes posés par la pollution et la destruction de l'environnement naturel étaient bien moins étendus qu'aujourd'hui. Le capitalisme a tellement faussé "l'échange métabolique" entre l'homme et la nature qu'une révolution victorieuse devrait, à tout le moins, consacrer une énorme quantité de ressources humaines et techniques à la simple réparation du gâchis que le capitalisme nous aura légué. De même, tout le processus de décomposition, qui a exacerbé la tendance à l'atomisation sociale, à l'attitude du "chacun pour soi" inhérente à la société capitaliste, laissera une empreinte très néfaste sur les êtres humains qui devront construire une nouvelle communauté fondée sur l'association et la solidarité. Il faut également rappeler une leçon de la révolution russe : étant donnée la certitude que la bourgeoisie résistera de toutes ses forces à la révolution prolétarienne, la victoire de celle-ci impliquera une guerre civile qui pourrait causer des dommages incalculables, non seulement en termes de vies humaines et de nouvelles destructions écologiques, mais aussi au niveau de la conscience, puisque le terrain militaire n'est pas du tout le plus propice à l'épanouissement de l'auto-organisation, de la conscience et de la morale prolétariennes. En Russie, en 1920, l'État soviétique est sorti victorieux de la guerre civile, mais le prolétariat en avait largement perdu le contrôle. Ainsi, lorsque l'on tente de comprendre les problèmes de la société communiste "telle qu'elle émerge de la société capitaliste, qui donc à tous égards, économiquement, moralement et intellectuellement, porte encore, à sa naissance, les marques de la vieille société de laquelle elle émerge"[3], il faut reconnaître que ces marques de naissance seront probablement beaucoup plus laides et potentiellement plus dommageables qu'elles ne l'étaient à l'époque de Marx et même de Lénine. Les premières phases du communisme ne seront donc pas un réveil idyllique un beau matin de mai, mais un long et intense travail de reconstruction à partir de ruines. Cette reconnaissance devra éclairer notre compréhension de toutes les tâches de la période de transition, même si nous continuons à fonder nos anticipations de l'avenir sur la conviction que le prolétariat peut effectivement mener à bien sa mission révolutionnaire - malgré tout.
Le contexte historique du "programme immédiat pour la révolution" de Bordiga
Tout au long de cette longue série, nous avons tenté d’expliquer le développement du projet communiste en tant que fruit de l’expérience historique réelle de la lutte de classe et de la réflexion des minorités les plus conscientes du prolétariat sur cette expérience. Et dans cet article, nous voulons utiliser cette méthode historique, en examinant une tentative d'élaborer une version mise à jour des "programmes immédiats" de 1917-23, elle-même devenue une partie de l’histoire du mouvement communiste. Nous nous référons au texte écrit en 1953 par Amadeo Bordiga et publié dans Au fil du Temps (Sul Filo del Tempo), "Le programme immédiat de la révolution", que nous avons déjà mentionné dans un article précédent de cette série[4] avec l'engagement d’y revenir plus en détail. De notre point de vue, il est essentiel que toute future tentative de formuler un semblable "programme immédiat" se base sur les points forts de ces précédents efforts au lieu de critiquer radicalement leurs faiblesses. L’ensemble de ce texte, qui a le mérite d’être court, est le suivant :
1) Le gigantesque mouvement de reprise prolétarienne du premier après-guerre, dont la puissance se manifesta à l'échelle mondiale et qui s'organisa en Italie dans le solide parti de 1921, montra clairement que le postulat urgent était la prise du pouvoir politique, et que le prolétariat ne le prend pas par la voie légale mais par l'insurrection armée, que la meilleure occasion naît de la défaite militaire de son propre pays et que la forme politique qui suit la victoire est la dictature du prolétariat. La transformation économique et sociale constitue une tâche ultérieure dont la dictature crée la condition première.
2) Le Manifeste des communistes a établi que les mesures sociales successives qui se révèlent possibles ou que l'on provoque «despotiquement», différent selon le degré de développement des forces productives dans le pays où le prolétariat a vaincu et selon la rapidité avec laquelle cette victoire s'étend à d'autres pays, la marche au communisme supérieur étant extrêmement longue. Il a indiqué les mesures qui convenaient en 1848 pour les pays européens les plus avancés et rappelé qu'elles constituaient non pas le programme du socialisme intégral, mais un ensemble de mesures qu'il qualifiait de transitoires, immédiates, variables et essentiellement «contradictoires».
3) Par la suite (et ce fut un des éléments qui poussèrent certains à prétendre que la théorie marxiste n'était pas stable, mais devait être continuellement réélaboré en fonction des résultats de l'histoire), de nombreuses mesures alors dictées à la révolution prolétarienne furent prises par la bourgeoisie elle-même dans tel ou tel pays, telles que l'instruction obligatoire, la Banque d'État, etc...
Cela n'autorisait pas à croire que soient changées les lois et les prévisions précises du marxisme sur le passage du mode de production capitaliste au socialisme et de toutes leurs formes économiques, sociales et politiques; cela signifiait seulement que changeait et devenait plus facile la première période post-révolutionnaire, l'économie de transition qui précède le stade du socialisme inférieur et le stade ultime du socialisme supérieur ou communisme intégral.
4) L'opportunisme classique consista à faire croire que toutes ces mesures pouvaient, de la première à la dernière, être appliquées par l'État bourgeois démocratique sous la pression du prolétariat ou même grâce à la conquête légale du pouvoir. Mais dans ce cas, ces différentes «mesures» auraient été adoptées dans l'intérêt de la conservation bourgeoise et pour retarder la chute du capitalisme si elles étaient compatibles avec lui, et si elles étaient incompatibles, jamais l'État ne les aurait appliquées.
5) L'opportunisme actuel, avec la formule de la démocratie populaire et progressive dans les cadres de la constitution et du parlementarisme, remplit une tâche historique différente et pire encore. Tout d'abord, il fait croire au prolétariat que certaines de ses mesures propres peuvent être intégrées dans le programme d'un État pluripartite représentant toutes les classes, c'est-à-dire qu'il manifeste le même défaitisme que les sociaux-démocrates d'hier à l'égard de la dictature de classe. Ensuite et surtout, il pousse les masses organisées à lutter pour des mesures sociales «populaires et progressives», qui sont directement opposées à celles que le pouvoir prolétarien s'est toujours proposées, dès 1848 et le Manifeste.
6) On ne peut mieux montrer toute l'ignominie d'une pareille involution qu'en énumérant les mesures qu'il faudrait prendre à la place de celles du Manifeste il y a plus d'un siècle, et qui incluent toutefois les plus caractéristiques d'entre elles, dans le cas où la prise du pouvoir deviendrait possible à l'avenir dans un pays de l'Occident capitaliste.
7) La liste de ces revendications est la suivante:
8) Il n'est pas étonnant que les staliniens et leurs homologues réclament tout le contraire par leurs partis d'Occident, non seulement dans leurs revendications «institutionnelles», c'est-à-dire politico-légales, mais aussi dans leurs revendications «structurelles», c'est-à-dire économico-sociales. Cela leur permet d'agir de concert avec le parti qui dirige l'État russe et ses satellites où la tâche de transformation sociale consiste à passer du pré-capitalisme au plein capitalisme, avec tout le bagage de revendications idéologiques, politiques, sociales et économiques purement bourgeoises que cela comporte, et qui ne manifeste d'horreur que pour le féodalisme médiéval.
Les renégats d'Occident sont plus infâmes que leurs compères de l'Est, du fait que ce danger-là, qui reste encore matériel et bien réel dans l'Asie en ébullition, est inexistant pour les pays alignés sur la métropole capitaliste bouffie d'orgueil d'Outre-Atlantique, pour les prolétaires qui sont sous sa botte civilisées libérale et «onusienne»."
Ce texte a été publié dans l’année qui a suivi la scission du Parti Communiste International qui s’était formé en Italie au cours de la guerre, à la suite d’une importante vague de grèves ouvrières[5]. La scission, cependant –tout comme l'incapacité de maintenir la Gauche Communiste de France en vie –malgré les efforts de Marc Chirik- suite à la décision de le disperser en 1952, était une expression du fait que, contrairement aux espoirs de nombreux révolutionnaires, la guerre n’avait pas donné naissance à une nouvelle insurrection ouvrière, mais à l’approfondissement de la contre-révolution. Les désaccords entre "damenistes" et "bordiguistes" au sein du Parti Communiste International en Italie concernaient en partie des appréciations divergentes de l’après-guerre. Bordiga et ses partisans avaient tendance à avoir une meilleure compréhension du fait que la période était celle d’une montée de la réaction[6]. Et pourtant, ici nous avons Bordiga qui formule une liste de revendications qui serait plus adaptées à un moment de lutte révolutionnaire ouverte. Le texte apparaît ainsi plus comme une sorte d’expérience de la pensée que comme une plate-forme dont un mouvement de masse devrait s’emparer. Cela pourrait expliquer dans une certaine mesure certaines des plus évidentes faiblesses et lacunes du document, bien que, dans un sens plus profond, elles soient le produit de contradictions et d’incohérences qui étaient déjà inhérentes à la vision du monde bordiguiste.
En lisant les remarques qui introduisent et concluent ce texte, on peut voir qu’il a été écrit en tant que partie d’une polémique plus large contre ce que les bordiguistes caractérisent comme les courants "réformistes", en particulier les staliniens, ces faux héritiers de la tradition de Marx, Engels et Lénine. La principale raison pour laquelle les bordiguistes considèrent les Partis communistes officiels comme réformistes n’est pas qu’ils partagent les illusions des trotskystes sur le fait qu’ils seraient encore des organisations ouvrières, mais bien plus parce que les staliniens sont de plus en plus devenus partisans de former des fronts nationaux avec les partis bourgeois traditionnels et se font les avocats d’une "transition" graduelle vers le socialisme à travers la formation de "démocraties populaires" et de différentes coalitions parlementaires. Contre ces aberrations, Bordiga réaffirme les fondements du Manifeste Communiste qui considère comme point de départ la nécessité d’une conquête violente du pouvoir par le prolétariat (avec le recul, nous pouvons souligner le gouffre séparant Bordiga de beaucoup de ses "porte-paroles", notamment les courants "communisateurs" qui citent souvent Bordiga mais vomissent son insistance de la nécessité d’une dictature du prolétariat et du Parti communiste). En même temps, toujours en visant les staliniens, Bordiga disait clairement que alors que les mesures spécifiques "transitionnelles" préconisées à la fin du second chapitre du Manifeste de 1848 –impôt sur le revenu lourd et progressif, création d’une banque d’État, contrôle étatique des communications et des industries les plus importantes, etc.– devaient former l’épine dorsale du programme économique des "réformistes", elles ne devaient pas être considérées comme des vérités éternelles : le Manifeste lui-même met en avant qu’elles ne doivent "pas être considérées comme le socialisme complet, mais comme des étapes qui doivent être comprises comme préliminaires, immédiates et essentiellement contradictoires", et correspondent à un bas niveau du développement capitaliste à l’époque où elles ont été élaborées ; et de même un certain nombre d’entre elles ont été mises en place par la bourgeoisie elle-même.
On pourrait être pardonné de prendre cela pour une réfutation de l'invariance, c’est-à-dire de l’idée que le programme communiste est resté pour l’essentiel inchangé depuis au moins 1848. En fait, Bordiga fustige les staliniens parce qu’ils "ne suivent pas une théorie fixée, mais pensent qu’elle requiert des développements perpétuels du fait des changements historiques". Et à nouveau, il fait valoir que les "corrections" qu’il propose au programme immédiat "sont différentes de celles que le Manifeste énumère ; cependant ses caractéristiques sont les mêmes". Nous trouvons cela contradictoire et pas convaincant. Alors qu’il est vrai que certains éléments-clé du programme communiste, comme la nécessité de la dictature du prolétariat, ne changent pas, l’expérience historique a également apporté de profondes évolutions dans la compréhension de comment cette dictature peut se mettre en place et des formes politiques qui la composent. Cela n’a rien à voir avec le "révisionnisme" des -sociaux-démocrates, des staliniens ou d’autres qui peuvent invoquer le prétexte de " s’adapter à l’air du temps" pour justifier leur désertion du camp prolétarien.
En examinant les "corrections" apportées par Bordiga aux mesures proposées par le Manifeste, on pourrait aussi être pardonné de ne voir que leurs faiblesses, notamment :
Et pourtant, le document conserve pour nous un intérêt considérable en essayant de comprendre quels seraient les principaux problèmes et priorités d'une révolution communiste qui aurait lieu, non pas à l'aube de la décadence du capitalisme, comme en 1917-23, mais après un siècle entier au cours duquel le glissement vers la barbarie n'a cessé de s'accélérer, et où la menace pour la survie même de l'humanité est bien plus grande qu'il y a cent ans.
Le document de Bordiga ne tente pas de dresser un bilan des succès et des échecs de la révolution russe au niveau politique, et ne fait, en fait, qu'une référence superficielle à la vague révolutionnaire qui a suivi la Première Guerre mondiale. Toutefois, à un certain égard, il cherche à appliquer une leçon importante des politiques économiques adoptées par les bolcheviks : les propositions de Bordiga sont pertinentes car elles reconnaissent que la voie vers l'abondance matérielle et une société sans classes ne peut pas être basée sur un programme d'"accumulation socialiste", dans lequel la consommation est toujours soumise à la "production au nom de la production" (qui est en fait une production pour la valeur), le travail vivant étant soumis au travail mort. Certes, la révolution communiste est devenue une nécessité historique car les rapports sociaux capitalistes sont devenus une entrave au développement des forces productives. Mais du point de vue communiste, le développement des forces productives a un contenu très différent de celui qu’il a dans la société capitaliste, où il est motivé par la recherche du profit et donc par le désir d'accumuler. Le communisme utilisera certainement pleinement les progrès scientifiques et technologiques réalisés sous le capitalisme, mais il les mettra au service de l'homme, de sorte qu'ils deviennent les serviteurs du véritable "développement" que le communisme propose : la pleine floraison des forces productives, c'est-à-dire des pouvoirs créatifs des individus. Un exemple suffira ici : avec le développement de l'informatisation et de la robotisation, le capitalisme nous a promis la fin de la corvée et une "société de loisirs". En réalité, ces bienfaits potentiels ont apporté la misère du chômage ou du travail précaire à certains, et une charge de travail accrue à d'autres, avec la pression croissante sur les employés pour qu'ils continuent à travailler sur leur ordinateur partout et à tout moment de la journée.
Concrètement, les quatre premiers points de son programme impliquent : de cesser de se centrer sur la production de machines dans le but de produire plus de machines, et d’orienter la production vers la consommation directe. Sous le capitalisme, bien sûr, cette dernière a signifié la production de "biens de consommation inutiles, nuisibles et de luxe" toujours plus nombreux -illustrés aujourd'hui par la production d'ordinateurs ou de téléphones portables de plus en plus sophistiqués, conçus pour tomber en panne après une période limitée et ne pouvant être réparés, ou par les industries de l’automobile immensément polluantes et de la mode éphémère, dans lesquelles la "demande des consommateurs" est poussée jusqu'à la frénésie par la publicité et les médias sociaux. Pour la classe ouvrière au pouvoir, la réorientation de la consommation sera axée sur la nécessité urgente de répondre aux nécessités fondamentales de la vie pour tous les êtres humains et partout sur la planète. Nous devrons revenir sur ces questions dans d'autres articles, mais nous pouvons mentionner certaines des plus évidentes :
Mais en même temps, ces tâches certes immenses, qui ne sont que le point de départ d'une nouvelle culture humaine, ne peuvent être envisagées comme le résultat d'une augmentation brutale de la journée de travail. Au contraire, elles doivent être liées à une réduction drastique du temps de travail, sans laquelle, ajoutons-le, la participation directe des producteurs à la vie politique des assemblées générales et des conseils ne sera pas possible. Et cette réduction doit être obtenue dans une large mesure par l'élimination du gaspillage : le gaspillage du chômage et des "activités socialement inutiles et nuisibles".
Déjà au début du capitalisme, dans un discours prononcé à Elberfeld en 1845, Engels stigmatisait le fait que le capitalisme ne pouvait pas éviter une terrible mauvaise utilisation de l'énergie humaine et insistait sur le fait que seule une transformation communiste pouvait résoudre le problème.
Engels énumère ensuite d'autres exemples de ce gaspillage : la nécessité, dans une société fondée sur la concurrence et l'inégalité, de maintenir des institutions extrêmement coûteuses mais totalement improductives telles que les armées permanentes, les forces de police et les prisons ; le travail humain consacré au service de ce que William Morris appelait "le luxe somptueux des riches" ; et enfin, l'énorme gaspillage de la force de travail engendré par le chômage, qui atteint des niveaux particulièrement scandaleux lors des crises "commerciales" périodiques du système. Il oppose ensuite le gaspillage du capitalisme à la simplicité essentielle de la production et de la distribution communistes, qui est calculée sur la base des besoins des êtres humains et du temps global nécessaire au travail qui satisfera ces besoins.
Tous ces maux capitalistes, observables pendant la période de montée et d'expansion du capitalisme, sont devenus beaucoup plus destructeurs et dangereux pendant l'époque du déclin du capitalisme : la guerre et le militarisme se sont emparés de plus en plus de l'ensemble de l'appareil économique et constituent une telle menace pour l'humanité que c'est certainement l'une des priorités les plus urgentes de la dictature du prolétariat (que Bordiga ne mentionne pas, même si "l'ère atomique" avait déjà clairement commencé au moment où il a écrit ce texte) sera de débarrasser la planète des armes de destruction massive accumulées par le capitalisme -surtout parce qu'il n'y a aucune garantie que, face à son renversement définitif par la classe ouvrière, la bourgeoisie ou ses factions ne préfèrent détruire l'humanité plutôt que de sacrifier leur domination de classe.
Un capitalisme militarisé ne peut également fonctionner qu'à travers la croissance cancéreuse de l'État, avec sa propre armée permanente de bureaucrates, de policiers et d'espions. Les services de sécurité, en particulier, ont pris des proportions gigantesques, tout comme leur image miroir, les bandes mafieuses qui font respecter leur ordre brutal dans de nombreux pays de la périphérie capitaliste.
De même, la décadence capitaliste, avec son vaste appareil bancaire, financier et publicitaire plus que jamais indispensable à la circulation des biens produits, a largement gonflé le nombre de personnes impliquées dans des formes d'activité quotidienne fondamentalement inutiles ; et les vagues successives de "mondialisation" ont rendu encore plus évidentes les absurdités de la circulation des marchandises à l'échelle de la planète, sans parler de son coût croissant au niveau écologique. Et la quantité de travail consacrée aux exigences de ce qu'on appelle aujourd'hui les "super-riches" n'est pas moins choquante qu'à l'époque d'Engels -non seulement dans leur besoin inépuisable de domestiques mais aussi dans leur soif de luxes vraiment inutiles comme les jets privés, les yachts et les palais. Et au pôle opposé, à une époque où la crise économique du système a elle-même tendance à devenir permanente, le chômage est moins un fléau cyclique que permanent, même lorsqu'il se dissimule sous la prolifération d’emplois de courte durée et du sous-emploi. Dans ce que l'on appelle le tiers monde, la destruction des économies traditionnelles a entraîné le développement intensif du capitalisme dans certaines régions, mais elle a également créé un gigantesque "sous-prolétariat" vivant dans les conditions les plus précaires dans les "townships" d'Afrique ou les "favelas" du Brésil et du reste de l'Amérique latine.
Ainsi, Bordiga - même s'il n'était pas cohérent dans sa compréhension de la décadence du système - avait compris que la mise en œuvre du programme communiste à cette époque ne signifierait pas avancer vers l'abondance par un processus d'industrialisation très rapide, comme les bolcheviks avaient tendance à le supposer, étant données les conditions "arriérées" auxquelles ils étaient confrontés en Russie après 1917. Certes, il nécessitera le développement et l'application des technologies les plus avancées, mais il se concrétisera dans un premier temps par un démantèlement planifié de tout ce qui est nocif et inutile dans l'appareil de production existant, et par une réorganisation globale des ressources humaines réelles que le capitalisme ne cesse de dilapider et de détruire.
Le mouvement communiste d'aujourd'hui - même s'il a tardé à reconnaître l'ampleur du problème - ne peut s'empêcher d'être conscient du coût écologique du développement capitaliste au cours du siècle dernier, et surtout depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Il est plus évident pour nous que cela ne l'était pour les bolcheviks que nous ne pouvons pas arriver au communisme par les méthodes de l'industrialisation capitaliste, qui sacrifie à la fois la force de travail humain et la richesse naturelle aux exigences du profit, à l'idole de la valeur et de son accumulation. Nous comprenons maintenant que l'une des principales tâches du prolétariat est de mettre un terme à la menace du réchauffement climatique et de nettoyer le gigantesque gâchis que le capitalisme nous aura légué : la destruction massive des forêts et des espaces sauvages, la contamination de l'air, de la terre et de l'eau par les systèmes de production et de transport existants. Certaines parties de cet "héritage" nécessiteront de nombreuses années de recherche et de patient travail pour être surmontées -la pollution des mers et de la chaîne alimentaire par les déchets plastiques n'est qu'un exemple parmi d'autres. Et comme nous l'avons déjà mentionné, la satisfaction des besoins les plus fondamentaux de la population mondiale (alimentation, logement, santé, etc.) devra être cohérente avec ce projet global d'harmonisation entre l'homme et la nature.
C'est tout à l'honneur de Bordiga d'avoir pris conscience de ce problème dès le début des années 50 : son intuition de la centralité de cette dimension se manifeste surtout dans sa position sur le problème des "grandes villes", qui s'inscrit pleinement dans la pensée de Marx et surtout d'Engels.
La ville et la civilisation ont les mêmes racines, historiquement et étymologiquement. Parfois, le terme "civilisation" est étendu pour inclure l'ensemble de la culture et de la morale humaines[9]: en ce sens, les chasseurs-cueilleurs d'Australie ou d'Afrique constituent également une civilisation. Mais il ne fait aucun doute que le passage à la vie urbaine, qui est la définition la plus généralement utilisée de la civilisation, a représenté un développement qualitatif dans l'histoire humaine : un facteur d'avancement de la culture et de l'histoire elle-même, mais aussi les débuts définitifs de l'exploitation des classes, et de l'État. Avant même le capitalisme, comme le montre Weber, la ville est aussi inséparable du commerce et de l'économie monétaire[10]. Mais la bourgeoisie est la classe urbaine par excellence, et les villes médiévales sont devenues les centres de la résistance à l'hégémonie de l'aristocratie féodale, dont la richesse est avant tout basée sur la propriété foncière et l'exploitation des paysans. Le prolétariat moderne n'en est pas moins une classe urbaine, formée à partir de l'expropriation des paysans et de la ruine des artisans. Poussée dans les conurbations construites à la hâte à Manchester, Glasgow ou Paris, c'est là que la classe ouvrière a pris conscience d'être une classe distincte opposée à la bourgeoisie et a commencé à envisager un monde au-delà du capitalisme.
Au niveau de la relation de l'homme avec la nature, la ville présente le même double aspect : elle est le centre du développement scientifique et technologique, ouvrant le potentiel de libération vis-à-vis de la pénurie et de la maladie. Mais cette "maîtrise de la nature" croissante, qui se produit dans des conditions d'aliénation de l'homme par rapport à lui-même et à la nature, est également inséparable de la destruction de la nature et des catastrophes écologiques récurrentes. Ainsi, le déclin des cultures citadines sumériennes ou mayas s'explique par une forme de dépassement de la ville par elle-même, épuisant le milieu environnant de forêts et d'agriculture, et dont l'effondrement a porté des coups terribles à l'orgueil de civilisations qui avaient commencé à oublier leur intime dépendance vis-à-vis de la nature. De même, les villes, dans la mesure où elles ont entassé les êtres humains comme des sardines, n'ont pas réussi à résoudre le problème fondamental de l'élimination des déchets, et ont inversé les relations séculaires entre les hommes et les animaux, sont devenues le terreau de fléaux tels que la peste noire à l'époque du déclin féodal ou le choléra et le typhus qui ont ravagé les villes industrielles du capitalisme primitif. Mais là encore, nous devons considérer l'autre facette de la dialectique : la bourgeoisie montante a pu comprendre que les maladies qui frappent ses esclaves salariés pouvaient également atteindre les portes des demeures capitalistes et miner tout leur édifice économique. Elle a ainsi pu commencer et mener à bien d'étonnantes prouesses d'ingénierie dans la construction de systèmes d'égouts qui fonctionnent encore aujourd'hui, tandis que l'expertise médicale, à l’évolution rapide, était mobilisée pour éliminer des formes de maladies jusqu'alors chroniques.
Dans l'œuvre de Friedrich Engels en particulier, on peut trouver les éléments fondamentaux pour une histoire de la ville d'un point de vue prolétarien. Dans Les origines de la famille, de la propriété privée et de l'État, il retrace la dissolution des anciens "gens", l'organisation tribale basée sur les liens de parenté, qui laisse la place à la nouvelle organisation territoriale de la ville, marquée par la division irréversible en classes antagonistes et avec elle l'émergence du pouvoir étatique, dont la tâche est d'empêcher ces divisions de déchirer la société. Dans La condition de la classe ouvrière en Angleterre, il brosse un tableau des conditions de vie infernales du jeune prolétariat, de la saleté et des maladies quotidiennes des bidonvilles de Manchester, mais aussi le bouillonnement de la conscience et de l'organisation de classe qui, en fin de compte, joueront le rôle décisif pour contraindre la classe dirigeante à accorder des réformes significatives aux travailleurs.
Dans deux ouvrages ultérieurs, l'Anti-Duhring et La question du logement, Engels se lance dans une discussion sur la ville capitaliste dans une phase où le capitalisme a déjà triomphé au cœur de l'Europe et des États-Unis et est sur le point de conquérir le monde entier. Et on peut remarquer qu'il conclut déjà que les grandes villes ont dépassé les limites de leur viabilité et devront disparaître pour répondre à l'exigence du Manifeste communiste : l'abolition de la séparation entre la ville et la campagne. Rappelons ici que dans les années 1860, Marx se préoccupait aussi de plus en plus de l'impact destructeur de l'agriculture capitaliste sur la fertilité des sols et notait, dans l'ouvrage de Liepig, que l'anéantissement de la couverture forestière dans certaines régions d'Europe avait un impact sur le climat, en augmentant les températures locales et en diminuant les précipitations[11]. En d'autres termes : de même que Marx discernait des signes de la décadence politique de la classe bourgeoise après l'écrasement de la Commune de Paris et que, dans sa correspondance avec les révolutionnaires russes vers la fin de sa vie, il cherchait des moyens pour que les régions où le capitalisme devait encore triompher pleinement puissent éviter le purgatoire du développement capitaliste, Engels et lui avaient commencé à se demander si, en ce qui concernait le capitalisme, trop c'était trop[12]. Peut-être que les bases matérielles d'une société communiste mondiale avaient déjà été posées et que de nouveaux "progrès" pour le capital auraient un résultat de plus en plus destructeur ? Nous savons que le système, par son expansion impérialiste dans les dernières décennies du XIXe siècle, allait prolonger sa vie de plusieurs décennies supplémentaires et fournirait la base d'une phase de croissance et de développement stupéfiante, ce qui conduirait certains éléments du mouvement ouvrier à remettre en question l'analyse marxiste de l'inévitabilité de la crise et du déclin du capitalisme, pour que les contradictions non résolues du capital explosent au grand jour lors de la guerre de 1914-18 (qu'Engels avait également anticipée). Mais les questions de recherche sur l'avenir qu'ils avaient commencé à poser précisément au moment où le capitalisme avait atteint son apogée étaient parfaitement valables à l'époque et sont plus que jamais d'actualité aujourd'hui.
Dans "La transformation des rapports sociaux [193]"[13], nous avons examiné comment les révolutionnaires du XIXe siècle -en particulier Engels, mais aussi Bebel et William Morris- avaient fait valoir que la croissance des grandes villes avait déjà atteint le point où l'abolition de l'antagonisme entre ville et campagne était devenue une réelle nécessité, d'où la nécessité de mettre fin à l'expansion des grandes villes au profit d'une plus grande unité entre l'industrie et l'agriculture et d'une répartition plus équitable des habitations humaines sur la Terre. C'était une nécessité non seulement pour résoudre des problèmes urgents tels que l'élimination des déchets et la prévention de la surpopulation, de la pollution et des maladies, mais aussi comme base d'un rythme de vie plus humain en harmonie avec la nature.
Dans "Damen, Bordiga et la passion pour le communisme [194]"[14], nous avons montré que Bordiga -peut-être plus que tout autre marxiste au XXe siècle- était resté fidèle à cet aspect essentiel du programme communiste, en citant par exemple son article de 1953 Espace contre ciment [195] [15], qui est une polémique passionnée contre les tendances contemporaines en matière d'architecture et d'urbanisme (domaine dans lequel Bordiga lui-même était professionnellement qualifié), qui étaient motivées par le besoin du capital de rassembler le plus grand nombre possible d'êtres humains dans des espaces de plus en plus restreints -une tendance caractérisée par la construction rapide de tours supposées s'inspirer des théories architecturales de Le Corbusier. Bordiga est impitoyable envers les fournisseurs de l'idéologie moderne de l'urbanisme :
Dans un autre ouvrage, Espèce humaine et croûte terrestre [196][16], Bordiga cite abondamment l'ouvrage d'Engels La question du logement, et nous ne pouvons pas éviter de céder à la tentation de faire de même. Il s'agit de la dernière partie de la brochure, où Engels s'en prend à Mülberger, disciple de Proudhon, pour avoir affirmé qu'il est utopique de vouloir surmonter l'antagonisme "inévitable" entre ville et campagne :
Plusieurs pistes de réflexion sont proposées dans ce passage, et Bordiga en est bien conscient. Premièrement, Engels insiste sur le fait que le dépassement de l'antagonisme entre ville et campagne est intimement lié au dépassement de la division générale du travail capitaliste - un thème développé plus loin dans l'Anti-Dühring, en particulier la division entre travail intellectuel et travail manuel qui semble si insurmontable dans le processus de production capitaliste. Le dépassement des conditions de ces deux séparations, tout comme celles de la division entre le capitaliste et le travailleur salarié, est indispensable pour l'émergence d'un être humain complet. Et contrairement aux schémas des proudhoniens rétrogrades, l'abolition du rapport social capitaliste n'implique pas la préservation de la petite propriété des paysans ou des artisans ; c’est en transcendant les clivages ville-campagne et les divisions industrie-agriculture que les paysans pourront être sauvés de l'isolement et d’un état intellectuel qui végète autant que les citadins pourront être libérés du surpeuplement et de la pollution.
Deuxièmement, Engels soulève ici, comme il le fait ailleurs, le problème simple mais souvent éludé des excréments humains. Dans leurs premières formes "sauvages", les villes capitalistes n'ont pratiquement rien prévu pour le traitement des déchets humains, et en ont très vite payé le prix en générant des épidémies, notamment la dysenterie et le choléra - fléaux qui hantent encore les bidonvilles de la périphérie capitaliste, où les installations d'hygiène de base sont notoirement absentes. La construction du système d'égouts a certainement représenté un pas en avant dans l'histoire de la ville bourgeoise. Mais le simple fait d'évacuer les déchets humains est en soi une forme de gaspillage puisqu'ils pourraient être utilisés comme engrais naturel (comme c'était d'ailleurs le cas dans l'histoire antérieure de la ville).
En se remémorant l'époque du Londres ou du Manchester d'Engels, on pourrait facilement dire : ils pensaient que ces villes étaient déjà devenues beaucoup trop grandes, beaucoup trop éloignées de leur environnement naturel. Qu'auraient-ils fait des avatars modernes de ces villes ? L'ONU a estimé qu'environ 55% de la population mondiale vit aujourd'hui dans des grandes villes, mais si la croissance actuelle des villes se poursuit, ce chiffre atteindra environ 68% d'ici 2050[18].
C'est un véritable exemple de la "croissance de la décadence" du capitalisme, et Bordiga a eu la prescience de voir cela dans la période de reconstruction après la Seconde Guerre mondiale. Les anthropologues qui cherchent à définir l'ouverture de la période de ce qu'ils appellent "l'ère anthropocène" (qui signifie essentiellement l'ère où l'activité humaine a eu un impact fondamental et qualitatif sur l'écologie de la planète) la font généralement remonter à la diffusion de l'industrie moderne au début du XIXe siècle - en bref, à la victoire du capitalisme. Mais certains parlent aussi d'une "Grande Accélération" qui a eu lieu après 1945, et on peut voir le poids de cette dernière s'accélérer encore plus après 1989 avec la montée en puissance de la Chine et d'autres pays "en développement".
Les conséquences de cette croissance sont bien connues : la contribution de la mégalopole au réchauffement de la planète par la construction sauvage, la consommation d'énergie et les émissions de l'industrie et des transports, qui rendent également l'air irrespirable dans de nombreuses villes (déjà relevées par Bordiga dans l'ouvrage Espèce humaine et croûte terrestre : "Quant à la démocratie bourgeoise, elle s'est abaissée au point de renoncer à la liberté de respirer"). L'expansion incontrôlée de l'urbanisation a été un facteur essentiel de la destruction des habitats naturels et de l'extinction des espèces ; enfin, les mégacités ont révélé leur rôle d'incubateur de nouvelles maladies pandémiques, dont la plus mortelle et la plus contagieuse -Covid-19- paralyse à l'heure actuelle l'économie mondiale et laisse une traînée de mort et de souffrance dans le monde entier. En effet, les deux dernières "contributions" se sont probablement réunies dans l'épidémie du Covid-19, qui est l'une des nombreuses épidémies où un virus a sauté d'une espèce à l'autre. C'est devenu un problème majeur dans des pays comme la Chine et dans de nombreuses régions d'Afrique où les habitats des animaux sont en train d'être détruits, ce qui entraîne une augmentation considérable de la consommation à travers la vente clandestine sur des marchés parallèles de viande d’animaux sauvages avec des espèces qui pullulent désormais en lisière de centres urbains, et où les nouvelles villes, construites pour répondre à la frénésie de croissance économique de la Chine, ont des contrôles d'hygiène minimalistes.
Dans la liste des mesures révolutionnaires contenues dans l'article de Bordiga, le point 7 est le plus pertinent pour le projet d'abolition de l'antagonisme entre ville et campagne :
Ce point semble particulièrement d’actualité aujourd'hui, alors que pratiquement chaque ville est le théâtre d'une élévation "verticale" implacable (la construction d'énormes gratte-ciels, en particulier dans les centre-villes) et d'une extension "horizontale", dévorant la campagne environnante. La revendication est tout simplement la suivante : stop ! Le gonflement des villes et la concentration insoutenable de la population en leur sein sont le résultat de l'anarchie capitaliste et sont donc essentiellement non planifiés, non centralisés. L'énergie humaine et les possibilités technologiques actuellement engagées dans cette croissance cancéreuse doivent, dès le début du processus révolutionnaire, être mobilisées dans une autre direction. Même si la population mondiale a considérablement augmenté depuis que Bordiga a calculé, dans Espace contre Ciment, qu’ "en moyenne, notre espèce a un kilomètre carré pour vingt de ses membres"[19], la possibilité d'une répartition beaucoup plus rationnelle et harmonieuse de la population sur la planète demeure, même en tenant compte de la nécessité de préserver de grandes zones de nature sauvage -une nécessité mieux comprise aujourd'hui parce que l'immense importance de la préservation de la biodiversité sur la planète a été scientifiquement établie, mais c'était déjà quelque chose d'envisagé par Trotsky dans Littérature et Révolution [20].
L'abolition de l'antagonisme ville-campagne a été déformée par le stalinisme en un sens : tout paver, construire des "casernes d'ouvriers" et de nouvelles usines sur chaque champ et dans chaque forêt. Pour le communisme authentique, cela signifiera cultiver des champs et planter des forêts au milieu des villes, mais aussi que des communautés viables puissent être implantées dans une étonnante variété d'endroits sans détruire tout ce qui les entoure, et qu'elles ne soient pas isolées car elles auront à leur disposition les moyens de communication que le capitalisme a en effet développés à une vitesse ahurissante. Engels avait déjà évoqué cette possibilité dans La question du logement et Bordiga la reprend dans Espace contre ciment [197] :
La technologie numérique a bien sûr fait progresser ce potentiel. Mais dans le capitalisme, le résultat général de la "révolution Internet" a été d'accélérer l'atomisation de l'individu, tandis que la tendance au "travail à domicile" - particulièrement mise en évidence par la crise liée au Covid-19 et aux mesures d'accompagnement de l'isolement social - n'a pas du tout réduit la tendance à l'agglomération urbaine. Le conflit entre, d'une part, le désir de vivre et de travailler en association avec les autres et, d'autre part, la nécessité de trouver un espace pour bouger et respirer, ne peut être résolu que dans une société où l'individu n'est plus en désaccord avec la communauté.
Comme pour la construction d'habitations humaines, il en va de même pour la ruée folle des transports modernes : arrêtez, ou du moins, ralentissez !
Là encore, Bordiga est en avance sur son temps. Les modes de transport capitaliste par voies de terre, de mer et des airs, basés en grande partie sur la combustion d’énergies fossiles, sont responsables de plus de 20 % des émissions mondiales de dioxyde de carbone[21], tandis que dans les villes, ils sont devenus une source majeure de maladies cardiaques et pulmonaires, touchant particulièrement les enfants. Le nombre annuel de victimes d'accidents de la route dans le monde s'élève à 1,35 million, dont plus de la moitié sont des usagers les plus "vulnérables" : piétons, cyclistes et motocyclistes[22]. Et ce ne sont là que les inconvénients les plus évidents du système de transport actuel. Le bruit constant qu'il génère ronge les nerfs des citadins, et la subordination de l'urbanisme aux besoins de la voiture (et de l'industrie automobile, si centrale dans l'économie capitaliste actuelle) produit des villes sans cesse plus fragmentées, avec des zones résidentielles divisées les unes des autres par le flux incessant du trafic. Pendant ce temps, l'atomisation sociale, caractéristique essentielle de la société bourgeoise et de la ville capitaliste en particulier, est non seulement illustrée mais renforcée par le fait que le propriétaire et conducteur d'une voiture soit en concurrence pour l'espace routier avec des millions d'âmes pareillement atomisées.
Bien entendu, le capitalisme a dû prendre des mesures pour tenter d'atténuer les pires effets de tout cela : la "taxe carbone" pour freiner les déplacements polluants excessifs, la "modération du trafic" et les voies piétonnes sans voiture dans les centres villes, le passage à la voiture électrique.
Aucune de ces "réformes" ne permet de résoudre le problème, car aucune d'entre elles ne s'attaque au rapport social capitaliste qui en est à la base. Prenons l'exemple de la voiture électrique : l'industrie automobile a prévu ce qui l'attendait et tend à se tourner de plus en plus vers cette forme de transport. Mais, même en mettant de côté le problème de l'extraction et de l'élimination du lithium nécessaire aux batteries, ou la nécessité d'augmenter la production d'électricité pour alimenter ces véhicules, qui ont tous un coût écologique important, une ville pleine de véhicules électriques serait légèrement plus silencieuse et un peu moins polluée, mais toujours dangereuse pour les piétons et les voitures.
Il est possible que le communisme fasse effectivement un usage important (mais sans doute pas exclusif) des véhicules électriques. Mais le vrai problème est ailleurs. Le capitalisme doit fonctionner à une vitesse vertigineuse parce que "le temps, c'est de l'argent" et que le mode de transport des marchandises est dicté par les besoins de l'accumulation, qui inclut le temps de "rotation" et donc le transport dans ses calculs globaux. Le capitalisme est également motivé par la nécessité de vendre le plus grand nombre de produits possible, d'où la pression constante pour que chaque individu ait sa propre possession personnelle -encore une fois, la voiture privée est devenue un symbole de richesse et de prestige personnel, la clé de la "liberté de sur la route" à une époque d'embouteillages incessants.
Le rythme de vie dans les villes d'aujourd'hui est bien plus élevé (même avec les embouteillages) qu'il ne l'était dans la deuxième partie du XIXe siècle, mais dans La femme et le socialisme[23], publié pour la première fois en 1879, August Bebel envisageait déjà la ville du futur, où "le bruit, l'entassement et la précipitation angoissants de nos grandes villes avec leurs milliers de véhicules de toutes sortes cessent substantiellement : la société prend un aspect de plus grand repos" (p. 300).
La précipitation et la congestion qui rendent la vie urbaine si stressante ne peuvent être surmontées que lorsque l'envie d'accumuler aura été supprimée, au profit d'une production planifiée pour distribuer librement les valeurs d'usage nécessaires. Dans l'élaboration des réseaux de transport de l'avenir, un facteur clé sera évidemment de réduire considérablement les émissions de gaz à effet de serre et les autres formes de pollution, mais la nécessité de parvenir à un "plus grand repos", un certain degré de calme et de tranquillité, tant pour les résidents que pour les voyageurs, sera certainement prise en compte dans la globalité du problème. Comme il y aura beaucoup moins de pression pour se rendre d'un point A à un point B au rythme le plus rapide possible, les voyageurs auront plus de temps pour profiter du voyage lui-même : peut-être, dans un tel monde, le cheval reviendra-t-il dans certaines parties du monde, les voiliers en mer, les dirigeables dans le ciel, tandis qu'il sera également possible d'utiliser des moyens de transport beaucoup plus rapides en cas de besoin[24]. En même temps, le volume du trafic sera considérablement réduit si l'on parvient à briser l'addiction à la propriété personnelle des véhicules et si les voyageurs peuvent avoir accès à divers types de transports publics gratuits (bus, trains, bateaux, taxis et véhicules sans propriétaire). Nous devons également garder à l'esprit que, contrairement aux nombreuses villes capitalistes occidentales où la moitié des appartements sont occupés par des propriétaires ou des locataires célibataires, le communisme sera une expérience de formes de vie plus communautaires ; et dans une telle société, voyager en compagnie d'autres personnes peut devenir un plaisir plutôt qu'une course désespérée entre des concurrents hostiles.
Nous devons également garder à l'esprit qu’un bon nombre des trajets qui encombrent le système de transports, ceux qui permettent d’exercer des emplois inutiles tels que ceux liés à la finance, aux assurances ou à la publicité, n'auront pas leur place dans une société sans argent. Les "heures de pointe" quotidiennes appartiendront au passé.
Ainsi, les rues d'une ville où le vrombissement de la circulation aura été réduit à un ronronnement retrouveront certains de leurs anciens avantages et usages, comme les aires de jeux pour les enfants, par exemple.
Là encore, nous ne sous-estimons pas l'ampleur des tâches à accomplir. Bien que la possibilité de vivre de manière plus communautaire ou associée soit contenue dans la transition vers un mode de production communiste, les préjugés égoïstes qui ont été fortement exacerbés par plusieurs centaines d'années de capitalisme, ne disparaîtront pas de manière automatique et constitueront en effet souvent de sérieux obstacles au processus de communisation. Comme l'a dit Marx :
Rosa Luxemburg a toujours soutenu que la lutte pour le socialisme n'est pas seulement une question "de pain et de beurre" mais que "Au point de vue moral, la lutte ouvrière renouvellera la culture de la société"[25]. Cet aspect culturel et moral de la lutte des classes, et surtout de la lutte contre le "sentiment de propriété", se poursuivra certainement tout au long de la période de transition vers le communisme.
CDW
[1] La transformation des rapports sociaux selon les révolutionnaires de la fin du 19e siècle [193], Le communisme n'est pas un bel idéal mais une nécessité matérielle [13° partie] -Revue internationale n° 85 ; Les années 1950 et 60 : Damen, Bordiga et la passion du communisme [194], Revue internationale n° 158.
[2] 1918 : Le programme du parti communiste allemand [198], Le communisme n'est pas un bel idéal, il est à l'ordre du jour de l'histoire [3° partie] -Revue internationale n° 93 et 1919 : le programme de la dictature du prolétariat [199], Le communisme n'est pas un bel idéal, il est à l'ordre du jour de l'histoire [5° partie] -Revue internationale n° 95.
[4] Damen, Bordiga et la passion du communisme, Revue Internationale n° 158, https://en.internationalism.org/international-review/201609/14092/1950s-and-60s-damen-bordiga-and-passion-communism [201]
[5] Il faut souligner que ce texte a été adopté en tant que « document du parti » de la nouvelle organisation, et n’est pas simplement une contribution individuelle.
[6] Mais les damenistes étaient plus clairs sur beaucoup de leçons de la défaite de la Révolution russe et sur les positions du prolétariat dans la période du capitalisme décadent. Voir : Damen, Bordiga et la passion du communisme.
[7] Marc Chirik et l'État de la période de transition [202], Le communisme est à l'ordre du jour de l'histoire - Revue internationale n° 165
[8] Speeches in Elberfeld. Discours d’Elberfeld dans notre traduction.
Voir par exemple À propos du livre L'effet Darwin : une conception matérialiste des origines de la morale et de la civilisation [203].
[10] Max Weber, La ville, 1921.
[11] Voir Kohei Saito, Karl Marx’s Ecosocialism, New York, 2017
[12] Sur Marx et la question russe, voir un article précédent de cette série, Marx de la maturité : communisme du passé, communisme du futur [204], Le communisme n'est pas un bel idéal, mais une nécessite matérielle [11e partie] -Revue internationale n° 81.
[13] Série "Le communisme n'est pas un bel idéal mais une nécessité matérielle [13° partie]"- Revue internationale n° 85 ;
[14] Revue internationale n° 158.
[15] Il Programma Comunista, No. 1 of 8-24 Janvier 1953.
[16] Il Programma Comunista no. 6/1952, 18 décembre 1952.
[17] Téléchargeable à cette adresse [205].
[18] Two-thirds of global population will live in cities by 2050, UN says [206] (Les deux-tiers de la population du globe vivront dans les villles en 2050, selon l’ONU).
[19] Bordiga a donné le nombre de 2,5 milliards. Aujourd’hui c’est plutôt 6,8 milliards. Nations Unies.
[20] Littérature et Révolution [207]. Voir aussi Trotsky et la “culture prolétarienne [208], Le communisme n'est pas un bel idéal, il est à l'ordre du jour de l'histoire [13° partie] – Revue internationale n° 111.
[22] Lire "Road safety facts".
[23] Téléchargeable à cette adresse [210].
[24] Bien sûr, les gens pourront encore apprécier le plaisir de voyager à une vitesse vertigineuse, mais peut-être que dans une société rationnelle, ces plaisirs se limiteront à des lieux réservés à cet effet.
[25] Arrêts et progrès du marxisme [211], 1903 [212].
Dans la première partie de cet article, nous avons examiné certains des développements les plus importants au sein du milieu prolétarien international après les événements de Mai 68 en France. Nous avons constaté que, si la résurgence de la lutte de classe avait donné un élan significatif à la relance du mouvement politique prolétarien, et donc au regroupement de ses forces, cette dynamique avait commencé à se heurter à des difficultés dès le début des années 80. Nous reprenons l'histoire à partir de ce point. Cette "histoire" ne prétend nullement être exhaustive et nous ne nous excusons pas du fait qu'elle soit présentée du point de vue " partisan " du CCI. Elle peut être complétée à l'avenir par des contributions de ceux qui peuvent avoir des expériences et des perspectives différentes.
La grève de masse en Pologne en 1980 a démontré la capacité de la classe ouvrière à s'organiser indépendamment de l'Etat capitaliste, à unifier ses luttes dans tout un pays, à unir ses revendications économiques et politiques. Mais comme nous l'avons dit à l'époque : comme en Russie en 1917, le problème pouvait se poser en Pologne, mais il ne pouvait être résolu qu'à l'échelle internationale. La classe ouvrière d'Europe de l'Ouest en particulier s'était vue lancer un défi : face à l'aggravation irréversible de la crise capitaliste, il serait nécessaire d’atteindre les mêmes sommets d'auto-organisation et d'unification de ses luttes, mais en même temps aller au-delà du mouvement en Pologne au niveau de la politisation. Les ouvriers polonais, luttant contre un régime brutal qui prétendait que les sacrifices qu'il exigeait étaient tous des pas sur la voie d'un avenir communiste, n'avaient pas pu, au niveau politique, rejeter tout une série de mystifications politiques, en particulier que leurs conditions pourraient s'améliorer avec un régime démocratique qui permette aux "syndicats libres" d'organiser la classe ouvrière. C'était la tâche spécifique des travailleurs de l'Ouest, qui avaient connu de nombreuses années d'amère expérience de la fraude de la démocratie parlementaire et du rôle de sabotage des syndicats formellement séparés de l'Etat capitaliste, de développer une perspective véritablement prolétarienne : la grève de masse progressant vers la confrontation directe avec le système capitaliste, ce qui constitue l'objectif d'une société véritablement communiste.
Et il ne fait aucun doute que les travailleurs de l'Ouest ont bien relevé le défi en luttant contre une nouvelle série d'attaques qui visaient leur niveau de vie, menée en grande partie par des régimes de droite au pouvoir, prêts à imposer des niveaux de chômage massifs pour "réduire" l'appareil économique gonflé et hérité de la période keynésienne de l'après-guerre. En Belgique, en 1983, les travailleurs ont fait des pas importants vers l'extension de la lutte - ne comptant pas sur les délibérations des responsables syndicaux mais envoyant des délégations massives dans d'autres secteurs pour les inviter à rejoindre le mouvement. Dans les deux années qui ont suivi, les grèves des ouvriers de l'automobile, de l'acier, de l'imprimerie et surtout des mineurs au Royaume-Uni ont constitué la réponse du prolétariat au nouveau régime "thatchérien".
Elles contenaient un réel potentiel d'unification à condition de se débarrasser de l'idée syndicaliste obsolète selon laquelle on peut vaincre l'ennemi capitaliste en résistant le plus longtemps possible enfermés dans un secteur. Ailleurs en Europe - parmi les cheminots et les travailleurs de la santé en France, ou les travailleurs de l'éducation en Italie - les travailleurs sont allés plus loin en essayant de rompre l'emprise paralysante des syndicats, en s'organisant en assemblées générales avec des comités de grève élus et révocables, et en faisant des efforts timides pour coordonner ces comités.
Comme nous l'avons affirmé dans la première partie de cet article, il était absolument nécessaire que les petites organisations révolutionnaires qui existaient à l'époque, même avec leurs moyens limités, participent à ces luttes, fassent entendre leur voix par la presse, des tracts, des interventions dans les manifestations, sur les piquets de grève et dans les assemblées générales, fassent des propositions concrètes pour étendre et auto-organiser la lutte, jouent un rôle dans la formation des groupes d' ouvriers combatifs qui cherchent à stimuler la lutte et à en dégager les leçons les plus importantes. Le CCI a consacré une bonne partie de ses ressources dans les années 1980 à la réalisation de ces tâches, et nous avons produit un certain nombre de polémiques avec d'autres organisations prolétariennes qui, à notre avis, n'avaient pas suffisamment saisi le potentiel de ces luttes, surtout parce qu'il leur manquait une vision générale et historique de la "marche" du mouvement de la classe[1].
Et pourtant, comme nous l'avons également reconnu ailleurs[2], nous avons nous-mêmes manqué de clarté sur les difficultés croissantes de la lutte. Nous avons eu tendance à sous-estimer l'importance des lourdes défaites subies par des secteurs emblématiques comme les mineurs au Royaume-Uni, la réelle hésitation de la classe à rejeter les méthodes et l'idéologie syndicales : même quand il y avait une forte tendance à s'organiser en dehors des syndicats, l'extrême-gauche de la bourgeoisie a créé de faux syndicats, voire des "coordinations" extra-syndicales pour maintenir la lutte dans les limites de la défense d’intérêts sectoriels et finalement du syndicalisme. Et surtout, malgré la détermination et la combativité de ces luttes, il n'y a pas eu beaucoup de progrès dans le sens de dégager une perspective révolutionnaire. La politisation du mouvement est restée, au mieux, embryonnaire.
Depuis la fin des années 1980, nous soutenons que cette situation - celle d'une classe ouvrière suffisamment forte pour résister à la poussée vers une autre guerre mondiale, et pourtant incapable d'offrir à l'humanité la perspective d'une nouvelle forme d'organisation sociale - constituait une sorte d'impasse sociale qui a ouvert ce que l'on appelle la phase de la décomposition sociale. L'effondrement du bloc de l'Est en 1989, qui a marqué l'entrée définitive dans cette nouvelle phase du déclin du capitalisme, a été comme une sonnette d'alarme qui nous a fait profondément réfléchir sur le destin du mouvement de classe international qui s'était manifesté par vagues successives depuis 1968. Nous avons commencé à comprendre que la nouvelle période poserait des difficultés considérables à la classe ouvrière, notamment (mais pas seulement) à cause de la puissante campagne idéologique déchaînée par la bourgeoisie qui proclamait la mort du communisme et la réfutation finale du marxisme.
Dans la première partie de cet article, nous avons noté que, déjà au début des années 80, le milieu politique prolétarien avait traversé une crise majeure, marquée par l'échec des conférences internationales de la Gauche Communiste, les scissions au sein du CCI et l'implosion du Parti Communiste International bordiguiste (Programme Communiste). Les principales organisations politiques de la classe ouvrière sont ainsi entrées dans cette période nouvelle et incertaine dans un état d'affaiblissement et de désunion. L'échec général de la classe à politiser ses luttes a aussi signifié que la croissance très sensible du milieu politique prolétarien de la fin des années 60 et des années 70 avait commencé à ralentir ou à stagner. Par ailleurs, de notre point de vue, aucune des organisations existantes, à part le CCI, ne disposait du cadre théorique permettant de comprendre les caractéristiques de la nouvelle phase de décadence : certaines d'entre elles, comme les bordiguistes, rejetaient plus ou moins totalement le concept de décadence, tandis que d'autres, comme Battaglia Comunista et la CWO - Communist Workers Organisation - désormais regroupées au sein du BIPR (Bureau International pour le Parti révolutionnaire) disposaient d'un concept de décadence mais n’étaient pas intéressées à évaluer le rapport de force historique entre classes (que nous appelions la question du "cours historique"). L'idée d'une impasse sociale n'avait donc aucun sens pour eux.
Le principal danger de la décomposition pour la classe ouvrière est qu'elle sape progressivement le fondement même de sa nature révolutionnaire : sa capacité, voire son besoin fondamental, d'association. La tendance au "chacun pour soi" est inhérente au mode de production capitaliste, mais elle prend une nouvelle intensité, voire une nouvelle qualité, dans cette phase finale de décadence capitaliste. Cette tendance peut être produite par des facteurs matériels et idéologiques - par la dispersion physique des concentrations prolétariennes à la suite de licenciements et de délocalisations massifs, et par l'effort délibéré de divisions entre travailleurs (nationales, raciales, religieuses, etc.) ; par la concurrence pour l'emploi ou les avantages sociaux et par les campagnes idéologiques sur les joies de la consommation ou de la démocratie. Mais son effet global est de miner la capacité du prolétariat à se considérer comme une classe avec des intérêts spécifiques, à se rassembler comme une classe contre le capital. Ceci est intimement lié à la diminution des luttes de la classe ouvrière au cours des trois dernières décennies.
La minorité révolutionnaire, en tant que partie de la classe, n'est pas épargnée par les pressions d'un système social en désintégration qui n'a manifestement aucun avenir. Pour les révolutionnaires, le principe de l'association s'exprime dans la formation d'organisations révolutionnaires et l'engagement dans des activités militantes organisées. La tendance contraire est la fuite vers des solutions individuelles, vers une perte de confiance dans l'activité collective, la méfiance envers les organisations révolutionnaires et le désespoir face à l'avenir. Quand le bloc de l'Est s'est effondré et que la perspective d'une profonde baisse de la lutte de classe a commencé à se manifester, notre camarade Marc Chirik, qui avait vécu toute la force de la période de contre-révolution et avait résisté à son impact par son activité militante dans les fractions de la Gauche Communiste, a dit un jour : "Maintenant nous allons voir qui sont les vrais militants". Malheureusement, Marc, décédé en 1990, n’est plus là pour nous aider à nous adapter à des conditions où nous nageons souvent à contre-courant, même s'il a certainement tout fait pour nous transmettre les principes organisationnels à même de constituer les meilleurs moyens de défense face aux tempêtes à venir.
Dans la première partie de cet article, nous avons déjà expliqué que les crises sont un produit inévitable de la situation des organisations révolutionnaires dans la société capitaliste, du bombardement incessant de l'idéologie bourgeoise sous ses diverses formes. Le CCI s'est toujours ouvert de ses propres difficultés et divergences internes, même s’il vise à les présenter de manière cohérente plutôt que de chercher à simplement "tout mettre sur la table". Et nous avons également insisté sur le fait que les crises devraient toujours obliger l'organisation à en tirer des leçons et à renforcer ainsi son propre arsenal politique.
La décomposition progressive de la société capitaliste tend à rendre ces crises plus fréquentes et plus dangereuses. Cela a certainement été le cas au CCI dans les années 90 et au début de ce siècle. Entre 1993 et 1995, nous avons fait face à la nécessité de nous confronter aux activités d'un clan qui s'était profondément enraciné dans l'organe central international du CCI, une "organisation au sein de l'organisation" qui avait une étrange ressemblance avec la Fraternité internationale des bakouninistes au sein de la Première Internationale, y compris le rôle prépondérant joué par un aventurier politique, JJ, imprégné des pratiques manipulatrices de la franc-maçonnerie. De telles prédilections pour l'occultisme étaient déjà une expression de la puissante marée d'irrationalité qui tend à balayer la société de nos jours. En même temps, la formation de clans au sein d'une organisation révolutionnaire, quelle que soit leur idéologie spécifique, est parallèle à la recherche de fausses communautés qui est une caractéristique sociale beaucoup plus large de cette période.
La réponse du CCI à ces phénomènes a été de les mettre en lumière et d'approfondir sa connaissance quant à la manière dont le mouvement marxiste s'était historiquement défendu contre eux. Nous avons ainsi produit un texte d'orientation sur le fonctionnement qui s'enracine dans les batailles organisationnelles de la Première Internationale et du POSDR, Parti ouvrier social-démocrate de Russie[3], et une série d'articles sur la lutte historique contre le sectarisme, l'aventurisme, la franc-maçonnerie, le parasitisme politique[4]. Ces articles ont en particulier identifié Bakounine en tant qu’exemple de l'aventurier déclassé qui utilise le mouvement ouvrier comme tremplin pour ses propres ambitions personnelles, et la Fraternité internationale en tant qu’exemple précoce du parasitisme politique - d'une forme d'activité politique qui, tout en travaillant en surface pour la cause révolutionnaire, mène un travail de dénigrement et de destruction qui ne peut servir que l'ennemi de classe.
Le but de ces textes n'était pas seulement d'armer le CCI contre les risques d’infection par la moralité et les méthodes de classes qui sont étrangères au prolétariat, mais de stimuler aussi un débat au sein de tout le milieu prolétarien autour de ces questions. Malheureusement, nous n'avons reçu que peu ou pas de réponse à ces contributions de la part des groupes sérieux du milieu, tels que le BIPR, qui avait tendance à les considérer seulement comme d’étranges chevaux de bataille du CCI. Ceux qui étaient déjà ouvertement hostiles au CCI - comme les restes du Communist Bulletin Group (CBG) s'en sont emparés comme preuve finale que le CCI avait dégénéré en une secte bizarre qui devait être évitée à tout prix[5]. Nos efforts pour fournir un cadre clair afin de comprendre le phénomène croissant du parasitisme politique - les thèses sur le parasitisme publiées en 1998[6] - ont suscité le même genre de réactions. Et très vite, le manque de compréhension de ces problèmes par le milieu ne s'est pas seulement traduit par une attitude de neutralité à l'égard d'éléments qui ne peuvent que jouer un rôle destructeur envers le mouvement révolutionnaire. Comme nous le verrons, il a conduit de la "neutralité" à la tolérance, puis à une coopération active avec ces éléments.
Au début des années 2000, le CCI a de nouveau été confronté à une grave crise interne. Un certain nombre de militants de l'organisation, toujours membres de l'organe central international, qui avaient joué un rôle actif dans la dénonciation des activités du clan JJ, se sont regroupés en un nouveau clan qui reprenait certains des thèmes du précédent, notamment en ciblant des camarades qui avaient défendu le plus fermement les principes organisationnels, voire en diffusant des rumeurs selon lesquelles l'un d'entre eux était un agent de l'État manipulant les autres.
La "Fraction interne du courant communiste international" (FICCI) a amplement démontré depuis lors qu'il existe souvent une ligne de démarcation mince entre l'activité d'un clan au sein de l'organisation et celle d'une organisation parasitaire à part entière. Les éléments qui ont formé la FICCI ont été exclus du CCI pour des agissements indignes de militants communistes, notamment le vol des fonds de l'organisation et la publication d'informations internes sensibles qui auraient pu mettre nos militants en danger vis-à-vis de la police. Depuis lors, ce groupe, qui a ensuite changé de nom pour devenir le Groupe International de la Gauche Communiste, a donné de nouvelles preuves qu'il incarne une forme de parasitisme si féroce qu'il est impossible de le distinguer des activités de la police politique. En 2014, nous avons été obligés de dénoncer publiquement ce groupe qui avait à nouveau réussi à voler du matériel interne au CCI et qui cherchait à l'utiliser pour dénigrer notre organisation et ses militants[7].
Il est clair qu'un groupe qui se comporte de cette manière est un danger pour tous les révolutionnaires, quelles que soient les positions politiques formellement correctes qu'il défend. La réponse d'un milieu communiste qui comprendrait la nécessité d'une solidarité entre ses organisations serait d'exclure du camp prolétarien de telles pratiques et ceux qui s'y livrent ; il faudrait à tout le moins renouveler les traditions du mouvement ouvrier pour qui ce type de comportement, ou, des accusations contre la probité d'un militant ou d'une organisation révolutionnaire exigeaient la formation d'un "Jury d'honneur" pour établir la vérité sur ces conduites ou accusations[8] . En 2004, cependant, une série d'événements que nous avons appelés l'affaire "Circulo" a montré à quel point le mouvement politique prolétarien actuel s'est éloigné de ces traditions.
En 2003, le CCI est entré en contact avec un nouveau groupe en Argentine, le Nucleo Comunista Internationalista (NCI). Après d'intenses discussions avec le CCI, il y a eu un rapprochement incontestable vers les positions de notre organisation et la question de former éventuellement une section du CCI en Argentine a été posée. Cependant, un membre de ce groupe, que nous avons appelé "B", détenait le monopole de l'équipement informatique à la disposition des camarades et donc de la communication avec d'autres groupes et individus, et il était devenu clair au cours de nos discussions que cet individu se considérait comme une sorte de gourou politique qui s'était arrogé la tâche de représenter le NCI dans son ensemble. Lors de la visite de la délégation du CCI en 2004, B" a demandé que le groupe soit immédiatement intégré au CCI. Nous avons répondu que nous étions avant tout intéressés à la clarté politique et non à la création de franchises commerciales et qu'il fallait encore beaucoup de discussions avant qu'une telle étape puisse être franchie. Son ambition d'utiliser le CCI comme tremplin pour son prestige personnel ainsi contrarié, B a alors fait volte-face en adoptant un brusque revirement : à l'insu des autres membres du NCI, il est entré en contact avec la FICCI et, avec leur soutien, il a soudain déclaré que le NCI avait rompu avec le CCI à cause de ses méthodes staliniennes et avait formé un nouveau groupe, le Circulo de Comunistas Internacionalistas. Jubilation de la part de la FICCI qui s'est fait une joie de publier cette grande nouvelle dans son bulletin. Mais le pire, c'est que le BIPR - qui était aussi entré en contact avec la FICCI, sans doute flatté par la déclaration de cette dernière selon laquelle, maintenant que le CCI avait complètement dégénéré, il était devenu le véritable pôle du regroupement des révolutionnaires - a également publié la déclaration du Circulo sur son site Internet, en trois langues.
La réponse du CCI à cette lamentable affaire a été très circonstanciée. Après avoir établi les faits - que le nouveau groupe était en fait une pure invention de B, et que les autres membres du NCI n'avaient rien su de la prétendue scission avec le CCI - nous avons écrit une série d'articles dénonçant le comportement aventurier de B, l'activité parasitaire de la FICCI - et l'opportunisme du BIPR, qui était prêt à prendre tout un tas de calomnies contre le CCI au pied de la lettre, sans aucune tentative d'enquête, et avec l'idée de démontrer que "quelque chose bouge en Argentine " - loin du CCI mais dans leur direction du BIPR. Ce n'est que lorsque le CCI a formellement prouvé que B était effectivement un imposteur politique, et lorsque les camarades du NCI eux-mêmes ont nié avoir rompu avec le CCI, que le BIPR a discrètement supprimé les documents du Circulo de son site Web, sans donner aucune explication et encore moins fait aucune forme d’autocritique. Une attitude tout aussi ambiguë s'est manifestée à peu près à la même période lorsqu'il est devenu évident que le BIPR avait utilisé une liste d'adresses volées par la FICCI lors de son expulsion du CCI pour annoncer une réunion publique du BIPR à Paris[9].
Cette affaire démontre que le problème du parasitisme politique n'est pas une simple invention du CCI, et encore moins un moyen de faire taire ceux qui s'opposent à nos analyses, comme cela a été affirmé. C'est un réel danger pour la santé du milieu prolétarien et un sérieux obstacle à la formation du futur parti de classe. C'est ce que concluent nos thèses sur le parasitisme :
Les groupes parasites ont pour fonction de semer la division dans le camp prolétarien en répandant des rumeurs et des calomnies, en y introduisant des pratiques étrangères à la morale prolétarienne, comme le vol et les manœuvres en coulisse. Le fait que leur principal objectif ait été de construire un mur autour du CCI, de l'isoler des autres groupes communistes et d’empêcher des éléments émergents de s’engager avec nous ne signifie pas qu'ils ne font que nuire au CCI - tout le milieu et sa capacité à coopérer en vue de former le parti du futur sont affaiblis par leur activité. De plus, comme leurs attitudes nihilistes et destructrices sont le reflet direct du poids croissant de la décomposition sociale, on peut s'attendre à ce qu'elles soient de plus en plus présentes dans la période à venir, surtout si le milieu prolétarien reste ouvert au danger qu'elles représentent.
L'article sur notre expérience avec le NCI traite de la relance de la lutte de classe et de l'apparition de nouvelles forces politiques. Le CCI avait noté des signes de cette reprise en 2003, mais la preuve la plus claire que quelque chose était en train de changer était la lutte des étudiants contre la loi sur le Contrat Première Embauche (CPE) en France en 2006, un mouvement qui montrait une réelle capacité d'auto-organisation en assemblées et qui menaçait de s'étendre aux secteurs salariés, obligeant ainsi le gouvernement à annuler le CPE. La même année, la forme "assemblée" a été adoptée par les sidérurgistes de Vigo qui ont également montré une réelle volonté d'intégrer d'autres secteurs dans le mouvement. Et à la suite du krach financier de 2008, en 2010, nous avons assisté à une lutte importante des étudiants universitaires et du secondaire autour des frais d’inscription et des bourses au Royaume-Uni, et à un mouvement contre les "réformes" des retraites en France. L'année suivante, 2011, a vu l'éclatement du "printemps arabe", une vague de révoltes sociales où l'influence du prolétariat variait d'un pays à l'autre mais qui, en Egypte, en Israël et ailleurs a donné au monde l'exemple de l'occupation des places publiques et de la tenue d’assemblées régulières - un exemple repris par le mouvement Occupy aux Etats-Unis, par les assemblées en Grèce et de façon plus importante encore par le mouvement des Indignados en Espagne. Ce dernier, en particulier, a jeté les bases d'un certain degré de politisation à travers des débats animés sur l'obsolescence du capitalisme et la nécessité d'une nouvelle forme de société.
Cette politisation à un niveau plus général s'est accompagnée de l'apparition de nouvelles forces à la recherche de réponses révolutionnaires à l'impasse de l'ordre social. Un certain nombre de ces forces était orienté vers les positions et les organisations de la Gauche Communiste. Deux groupes différents de Corée du Sud ont été invités aux congrès du CCI durant cette période, ainsi que le groupe EKS de Turquie et de nouveaux contacts aux États-Unis. Des discussions ont commencé avec des groupes ou cercles de discussion en Amérique du Sud, dans les Balkans et en Australie ; certains de ces groupes et cercles sont devenus de nouvelles sections du CCI (Turquie, Philippines, Équateur, Pérou). La TCI a également gagné de nouvelles forces depuis de cette période.
Il y a eu aussi un développement important d'un courant internationaliste dans l'anarchisme, qui s'est manifesté par exemple dans les discussions sur le forum internet libcom, et dans la croissance de nouveaux groupes anarcho-syndicalistes qui ont critiqué le syndicalisme "institutionnalisé" d'organisations comme la CNT.
Le CCI a réagi le plus largement possible à ces développements, ce qui était absolument nécessaire : sans transmettre l'héritage de la Gauche Communiste à une nouvelle génération, il ne peut y avoir aucun espoir d'un mouvement vers le parti du futur.
Mais il y avait d'importantes faiblesses dans notre intervention. Quand nous disons que l'opportunisme et le sectarisme sont des maladies du mouvement ouvrier, le résultat de la pression constante de l'idéologie des autres classes sur le prolétariat et ses organisations politiques, nous ne l'utilisons pas seulement comme un moyen de critiquer d'autres organisations, mais comme une moyen d’évaluer notre propre capacité à résister à cette pression et à maintenir les méthodes et acquis de la classe ouvrière dans toutes les dimensions de notre activité.
La section turque du CCI, intégrée en 2009, a quitté le CCI en 2015 pour former un groupe de courte durée, Pale Blue Jadal. Dans notre tentative de dresser le bilan de cet échec, nous avons mis en lumière nos propres erreurs opportunistes dans le processus de leur intégration :
Forcer le rythme, bien sûr, c'était à notre propre niveau ; cela signifiait principalement de décider d'accélérer les discussions avec le groupe EKS, qui allait devenir notre section en Turquie. En particulier, nous avons décidé :
Comme nous l'avons fait valoir dans la première partie de cet article, opportunisme et sectarisme vont souvent de pair. Et, rétrospectivement, certains éléments de notre réponse à l'affaire Circulo peuvent certainement être considérés comme sectaires. Compte tenu d'une part de l'émergence de nouvelles forces politiques, d'autre part des dernières preuves de la difficulté du BIPR à se comporter selon des principes clairs et du sectarisme inaltérablement rigide des bordiguistes, le CCI avait une certaine tendance à conclure que le "vieux milieu" était déjà épuisé et que nos espoirs pour l'avenir devaient reposer sur ces nouvelles forces que nous commençons à rencontrer.
C'était le côté sectaire de notre réaction. Mais encore une fois, il avait aussi un côté opportuniste. Pour convaincre le nouveau milieu que nous n'étions pas sectaires, en 2012 nous avons fait de nouvelles ouvertures à la TCI, plaidant pour une reprise des discussions et des travaux communs qui avaient été perturbés depuis l'échec des conférences internationales au début des années 80. C'était correct en soi et c'était la continuation d'une politique que nous avions menée, sans grand succès, tout au long des années 80 et 90[11]. Mais pour lancer ce processus, nous avons accepté à première vue l'explication que la TCI a fournie concernant son comportement dans l'affaire Circulo : qu’il s’agissait essentiellement de l'œuvre d'un camarade qui était mort par la suite. Mis à part la moralité douteuse d'une telle approche de sa part, elle n'a apporté absolument aucune clarification de la part de la TCI sur sa volonté de renoncer à former une alliance avec des éléments qui n'avaient pas vraiment leur place dans le milieu prolétarien. Et à la fin, les discussions que nous avons entamées avec la TCI se sont vite enlisées sur ce fossé jusqu'ici infranchissable de la question du parasitisme - la question de savoir quels groupes et éléments peuvent être considérés comme des composantes légitimes de la Gauche Communiste. Et ce n'était pas le seul exemple d'une tendance du CCI à mettre de côté cette question vitale parce qu'elle était résolument impopulaire dans le milieu prolétarien. Elle comprenait également l'intégration de l'EKS qui n'a jamais été d'accord avec nous sur la question du parasitisme, et des approches auprès de groupes que nous considérions nous-mêmes comme parasites, tels que le CBG (approches qui ne mènent nulle part).
Les articles du CCI de cette période montrent un optimisme compréhensible quant au potentiel des nouvelles forces (voir par exemple l'article sur notre 18e congrès[12]). Mais il y avait en même temps une sous-estimation de beaucoup des difficultés de ces nouveaux éléments qui étaient apparus dans la phase de décomposition.
Comme nous l'avons dit, un certain nombre d'éléments issus de cette recrudescence se sont dirigés vers la Gauche Communiste et certains ont été intégrés dans ses principales organisations. Dans le même temps, nombre de ces éléments n'ont pas survécu très longtemps - non seulement la section turque du CCI, mais aussi le NCI, le groupe de discussion formé en Australie[13], et un certain nombre de contacts qui sont apparus aux États-Unis. Plus généralement, l'influence de l'anarchisme sur cette nouvelle vague d'éléments "en recherche" a été omniprésente, exprimant dans une certaine mesure le fait que le traumatisme du stalinisme et l'impact qu'il a eu sur la notion d'organisation politique révolutionnaire étaient encore un facteur opérationnel dans la deuxième décennie après l'effondrement du bloc russe.
Le développement du milieu anarchiste à cette époque n'a pas été entièrement négatif. Par exemple, le forum Internet libcom, qui a fait l'objet de nombreux débats politiques internationaux au cours de la première décennie de son existence, était dirigé par un collectif qui avait tendance à rejeter le gauchisme et les formes de mode de vie anarchiste et à défendre certaines des bases de l'internationalisme. Certains d'entre eux étaient issus de l'activisme superficiel du milieu "anticapitaliste" des années 1990 et avaient commencé à considérer la classe ouvrière comme la force du changement social. Mais cette quête a été en grande partie bloquée par le développement de l'anarcho-syndicalisme, qui réduit la reconnaissance tout à fait valable du rôle révolutionnaire de la classe ouvrière à une perspective économique incapable d'intégrer la dimension politique de la lutte de classe, et qui remplace l'activisme limité à la rue par l'activisme au travail (la notion de formation des "organisateurs" et de "syndicats révolutionnaires"). Aussi paradoxal que cela puisse paraître, ce milieu a aussi été influencé par les théories de la "communisation", qui est l'expression très explicite d'une perte de conviction que le communisme ne peut se réaliser que par la lutte de la classe ouvrière. Mais le paradoxe est plus apparent que réel, puisque le syndicalisme et la communisation reflètent une tentative de contourner la réalité qu'une lutte révolutionnaire est aussi une lutte pour le pouvoir politique, et exige la formation d'une organisation politique prolétarienne. Plus récemment, libcom et d'autres expressions du mouvement anarchiste ont été aspirées dans diverses formes de politique identitaire, ce qui constitue la poursuite de l'éloignement par rapport à un point de vue prolétarien[14]. Pendant ce temps, d'autres secteurs du mouvement anarchiste ont été complètement aspirés par les prétentions du nationalisme kurde d'avoir établi une sorte de Commune révolutionnaire à Rojava.
Il faut dire aussi que le nouveau milieu - et même les groupes révolutionnaires établis - avaient peu de défenses contre l'atmosphère morale délétère de la décomposition et en particulier l'agression verbale et les attitudes qui infestent souvent les réseaux sociaux. Sur libcom, par exemple, les membres et sympathisants des groupes communistes de Gauche, et du CCI en particulier, ont dû se battre avec acharnement pour franchir un mur d'hostilité dans lequel les calomnies des groupes parasites comme le CBG étaient généralement considérées comme allant de soi. Et alors que certains progrès au niveau de la culture du débat semblaient se produire dans les premières années de libcom, l'atmosphère s'est nettement détériorée à la suite de l’implication du "collectif libcom" dans le scandale "Aufhebengate". À cette occasion, la majorité du collectif a adopté une attitude de clique en défendant un de ses amis du groupe Aufheben qui avait clairement montré avoir coopéré avec les stratégies policières contre des manifestations de rue[15].
D'autres exemples de ce type de décadence morale parmi ceux qui professent la cause du communisme pourraient être donnés, le membre du groupe de communisateurs grec, Blaumachen, qui est devenu ministre du gouvernement SYRIZA étant peut-être l'un des plus évidents[16]. Mais les groupes de la Gauche Communiste n'ont pas été épargnés par ces difficultés non plus : nous avons déjà mentionné les alliances douteuses que le BIPR a établies avec certains groupes parasites. Et plus récemment, le BIPR a d'abord été contraint de dissoudre sa section au Canada qui avait adopté une attitude apologétique envers l'un de ses membres qui s'était livré à des abus sexuels, tandis qu'un groupe de sympathisants grecs s'est soudainement retrouvé dans le nationalisme le plus féroce face à la crise de l'immigration[17]. Et le CCI lui-même a connu ce que nous avons appelé une "crise morale et intellectuelle" lorsque l'une de nos camarades, parmi les plus déterminés dans son opposition aux politiques opportunistes que nous avions adoptées dans certaines de nos activités (et qui avait été auparavant la cible des clans des années 90), a été soumise à une campagne la prenant comme "bouc émissaire"[18]. Un "Jury d'honneur" constitué au sein de l'organisation a estimé que toutes les charges retenues contre elle étaient nulles et non avenues.
Ces événements démontrent que la question du comportement, de l'éthique et de la morale a toujours été un élément clé dans la construction d'une organisation révolutionnaire digne de ce nom. Le mouvement révolutionnaire ne pourra pas surmonter ses divisions sans affronter cette question.
Les signes d'une relance de la lutte de classe apparue en 2006-2011 ont été largement éclipsés par une vague réactionnaire qui s'est traduite par la montée du populisme et l'installation d'une série de régimes autoritaires, notamment dans un pays comme l'Egypte qui était au centre du "printemps arabe". La résurgence du chauvinisme et de la xénophobie a touché certains des domaines-mêmes où, en 2011, les premiers signes d'une nouvelle floraison internationaliste semblaient apparaître, notamment la vague du nationalisme en Catalogne, qui auparavant avait été au cœur du mouvement des Indignados. Et si la montée du nationalisme met en évidence le danger des conflits impérialistes sanglants dans la période à venir, elle souligne également l'incapacité totale du système existant, déchiré par la rivalité et la concurrence, à faire face à la menace croissante de destruction de l'environnement. Tout cela contribue à créer un climat généralisé de déni de l'avenir apocalyptique que nous réserve le capitalisme, ou de nihilisme et de désespoir.
Bref, le sombre climat social et politique ne semble pas propice au développement d'un nouveau mouvement révolutionnaire, qui ne peut être présagé que par la conviction qu'un avenir alternatif est possible.
Et encore une fois, peu de progrès ont été réalisés dans l'amélioration des relations entre les groupes communistes existants, où il semble qu'à un pas en avant succèdent deux pas en arrière : ainsi, si en novembre 2017 la CWO a accepté l'invitation du CCI pour faire une présentation lors de notre journée de discussion sur la révolution d'Octobre, depuis lors ils ont constamment rejeté toute autre initiative de ce type.
Cela signifie-t-il, comme l'a récemment affirmé un membre de la CWO, que le CCI est démoralisé et pessimiste quant à l'avenir de la lutte des classes et au potentiel pour la formation du parti de demain ? [19]
Nous ne voyons certainement aucun sens à nier les difficultés bien réelles auxquelles la classe ouvrière est confrontée et à développer une présence communiste en son sein. Une classe qui a de plus en plus perdu le sens de sa propre existence en tant que classe n'acceptera pas facilement les arguments de ceux qui, contre toute attente, continuent d'insister sur le fait que le prolétariat non seulement existe mais détient la clé de la survie de l'humanité.
Et pourtant, malgré les dangers très tangibles de cette dernière phase de décadence capitaliste, nous ne pensons pas que la classe ouvrière ait dit son dernier mot. Il reste un certain nombre d'éléments indiquant les possibilités d'un éventuel rétablissement de l'identité et de la conscience de classe parmi les nouvelles générations du prolétariat, comme nous l'avons affirmé lors de notre 22e Congrès dans notre résolution sur la lutte de classe internationale[20].
Et nous assistons également à un nouveau processus de politisation communiste au sein d'une minorité, petite mais significative, de cette nouvelle génération, qui prend souvent la forme d'une interaction directe avec la Gauche Communiste. Des personnes en quête d'éclaircissements ainsi que de nouveaux groupes et cercles sont apparus aux Etats-Unis en particulier, mais aussi en Australie, en Grande-Bretagne, en Amérique du Sud, C'est un véritable témoignage de la capacité de la "vieille taupe" de Marx à continuer à avancer sous la surface des événements.
Comme les nouveaux éléments apparus il y a une dizaine d'années, ce nouveau milieu est confronté à de nombreux dangers, notamment l'offensive diplomatique de certains groupes parasites et l'indulgence des organisations prolétariennes comme le BIPR à leur égard. Il est particulièrement difficile pour beaucoup de ces jeunes camarades de comprendre le caractère nécessairement à long terme de l'engagement révolutionnaire et la nécessité d'éviter l'impatience et les précipitations. Si leur apparence exprime un potentiel qui réside encore profondément dans les entrailles de la classe ouvrière, il est vital pour eux de reconnaître que leurs débats et activités actuels n'ont de sens que dans le cadre d'un travail vers l'avenir. Nous reviendrons sur cette question dans de prochains articles.
De toute évidence, les organisations existantes de la Gauche Communiste ont un rôle clé dans la lutte pour l'avenir à long terme de ces nouveaux camarades. Et ceux-ci ne sont pas à l'abri des dangers, comme nous l'avons déjà mentionné à propos de la vague précédente d'"éléments de recherche". En particulier, ils doivent éviter de courtiser toute popularité facile en évitant de discuter de questions difficiles ou d'édulcorer leurs positions dans le but de "gagner un public plus large". Une tâche centrale des organisations communistes existantes est fondamentalement la même que celle des Fractions qui se sont détachées de l'Internationale Communiste en dégénérescence afin de jeter les bases d'un nouveau parti lorsque les facteurs objectifs et surtout les facteurs subjectifs de la situation auront mis cela à l'ordre du jour : un combat intransigeant contre l'opportunisme sous toutes ses formes, et pour une rigueur maximale dans le processus de clarification politique.
Amos
[1] Voir par exemple: Revue internationale n° 55, "Décantation du milieu politique prolétarien et oscillations du BIPR [215]" ; Revue internationale n° 56 "Vingt ans depuis 1968 : l'évolution du milieu politique depuis 1968 (3ème partie) [216]".
[2] Voir par exemple le "Rapport sur la lutte des classes au 21e congrès du CCI [217]", dans la Revue internationale n° 156.
[3] Revue internationale n° 109, La question du fonctionnement de l'organisation dans le CCI [218].
[4] Publié dans les numéros 84, 85, 87, 88 de la Revue internationale.
[5] Revue internationale n° 83, Parasitisme politique : le “C.B.G” fait le travail de la bourgeoisie.
[6] Revue internationale n° 94, Thèses sur le parasitisme [121].
[8] Le jury d’honneur : une arme pour la défense des organisations révolutionnaires (Partie 1) [219] ; Le jury d’honneur : une arme pour la défense des organisations révolutionnaires (Partie 2) [219]
[9] Sur l’affaire Circulo , voir par exemple la Revue internationale n°120, Le Núcleo Comunista Internacional : Un effort de prise de conscience du prolétariat en Argentine [125] ; la Revue internationale n° 121, Polémique avec le BIPR : Une politique opportuniste de regroupement qui ne conduit qu'à des "avortements" [220].
[11] Par exemple, les appels au milieu prolétarien lancés par nos congrès de 1983, 1991 et 1999, ces deux derniers ont accompagné une proposition d'intervention conjointe contre les guerres dans le Golfe et dans les Balkans ; la tenue d'une réunion commune sur la révolution russe en 1997, etc.
[12] Revue Internationale n° 138 : 18e congrès du CCI : vers le regroupement des forces internationalistes [222].
[14] Lire en anglais On recent attacks on the ICC on libcom [224]
[15] Lire en anglais Aufhebengate [225]
[16] Lire en anglais "Dialectical delinquents".
[17] Lire en anglais ICT Statement on the Dissolution of the GIO [226]
[18] Revue internationale n° 153, Conférence internationale extraordinaire du CCI : la "nouvelle" de notre disparition est grandement exagérée! [65]
[19] "Et où en est le CCI aujourd'hui ? Est-il le vestige démoralisé et vaincu d'une organisation autrefois plus grande, construite sur l'illusion que la révolution était à nos portes. Aujourd'hui, il se console en parlant de chaos et de décomposition (ce qui est vrai mais est le résultat de la crise capitaliste qui s'aggrave et non d'une paralysie de la lutte des classes comme le soutient le CCI). Quand le CCI affirme qu'aujourd'hui ils ne sont qu'une "fraction" (et ment ouvertement en disant que cela n'a toujours été qu'une fraction !), ce qu'ils disent, c'est qu'il n'y a rien à faire sinon écrire de stupides polémiques contre d'autres organisations (mais cela a été la méthode du CCI depuis 1975)". Article signé par la rédactrice en chef du forum, Cleishbotham, sur le forum BIPR à la suite d'une discussion sur le rapport de forces entre les classes avec un sympathisant du CCI : The Party, Fractions and Periodisation [227].
[20] Revue internationale n° 159, "22ème congrès du CCI : Résolution sur la lutte de classe internationale [228]"
Malgré les difficultés occasionnées par la Pandémie, le CCI a tenu son 24e congrès international et nous tirons un bilan positif de celui-ci. Comme nous l'avons toujours fait, et conformément à la pratique du mouvement ouvrier, nous rendons compte de ses travaux par cette prise de position globale et à travers un ensemble de documents qui vont orienter notre activité et intervention durant les deux années à venir, rapports et résolution dont la publication a déjà été effectuée depuis plusieurs mois sur notre site Internet1. Le congrès s'est tenu avec la pleine conscience de la part de ses participants de la gravité de la situation mondiale, du fait en particulier de la persistance de l'une des pandémies les plus dangereuses de l'histoire qui est loin d'être surmontée.
Le pire serait de sous-estimer cette situation alors que, d'une part, les gouvernements proclament que "tout est sous contrôle" et que "nous sommes revenus à la normale", et d'autre part, la horde des négationnistes et antivacs (l'autre face, également mensongère, des mensonges des gouvernements) qui nient la réalité de la pandémie en parlant de "conspirations", de "sombres manœuvres", et utilisent un fait réel -le renforcement du contrôle totalitaire de l'État- pour le monter en épingle au nom de la "défense des libertés démocratiques" dissimulant ainsi l'importance des dangers que la pandémie fait courir à la vie humaine[1]. Le plus grave de la pandémie réside dans la manière dont tous les États ont réagi : de façon totalement irresponsable, en prenant des mesures contradictoires et chaotiques, sans le moindre plan, sans aucune coordination, en jouant plus cyniquement que jamais avec la vie de millions de personnes[2]. Et cela ne s'est pas produit dans les États habituellement qualifiés de "voyous", mais aux États-Unis, en Allemagne, en Grande-Bretagne, en France, les pays les plus "avancés", qui se prétendent à l'avant-garde de la "civilisation et du progrès". La pandémie a mis en évidence la décadence et la décomposition du capitalisme, la pourriture de ses structures sociales et idéologiques, le désordre et le chaos qui émanent de ses rapports de production, l'absence d'avenir d'un mode de production en proie à des contradictions de plus en plus violentes qu'il ne peut surmonter. Pire encore : ce que la pandémie annonce, ce sont de nouvelles convulsions plus profondes dans tous les pays, des tensions impérialistes, la destruction écologique, la crise économique... Le prolétariat mondial ne peut pas être dupé par de vagues promesses de "retour à la normale". Il a besoin de voir la réalité en face, de comprendre que le visage de la barbarie a été clairement dessiné par la pandémie et le sera avec encore plus de virulence dans les temps à venir.
Le 24e congrès du CCI s'est déroulé, comme les congrès des organisations révolutionnaires à travers l'histoire, dans un contexte de fraternité et de débat profond. Il avait la responsabilité de confirmer le cadre d'analyse sur la décomposition du capitalisme, en rectifiant les éventuelles erreurs ou les évaluations insuffisamment élaborées. Le congrès a répondu à une série de questions nécessaires :
Ce congrès a confirmé que l'analyse de la décomposition se situait dans la continuité du marxisme. En 1914, avec la Première Guerre mondiale, les marxistes avaient identifié l'entrée du capitalisme dans son époque de décadence, une analyse confirmée en 1919 par l'Internationale communiste, "l'époque de la désagrégation du capitalisme, de son effondrement intérieur" (Plateforme de l'IC). Fidèle à cette démarche, le CCI a identifié il y a plus de trois décennies l'entrée dans une phase spécifique et ultime de la décadence du capitalisme : celle de sa décomposition. Cette phase de décomposition se caractérise par l'accumulation d'un ensemble de contradictions que la société capitaliste a été incapable de résoudre, comme le point 3 des Thèses de la décomposition[3] l'explicite : "Dans la mesure où les contradictions et manifestations de la décadence du capitalisme qui, successivement, marquent les différents moments de cette décadence, ne disparaissent pas avec le temps, mais se maintiennent, et même s'approfondissent, la phase de décomposition apparaît comme celle résultant de l'accumulation de toute ces caractéristiques d'un système moribond, celle qui parachève et chapeaute trois quarts de siècle d'agonie l'un mode de production condamné par l'histoire. Concrètement, non seulement la nature impérialiste de tous les États, la menace de guerre mondiale, l'absorption de la société civile par le Moloch étatique, la crise permanente de l'économie capitaliste, se maintiennent dans la phase de décomposition, mais cette dernière se présente encore comme la conséquence ultime, la synthèse achevée de tous ces éléments". Cette analyse que nous avons effectuée il y a 30 ans a été confirmée avec une force et une gravité extrêmes qui nous a amenés à conclure dans la Résolution sur la situation internationale du 24e Congrès du CCI : "la plupart des développements importants des trois dernières décennies ont en effet confirmé la validité de ce cadre, comme en témoignent l'exacerbation du chacun-pour-soi au niveau international, le "rebond" des phénomènes de décomposition vers les centres du capitalisme mondial à travers le développement du terrorisme et la crise des réfugiés, la montée du populisme et la perte de contrôle politique de la classe dirigeante, la putréfaction progressive de l'idéologie à travers la propagation de la recherche du bouc émissaire, du fondamentalisme religieux et des théories du complot (.) la pandémie actuelle de Covid-19 est la distillation de toutes les manifestations-clés de la décomposition, et un facteur actif de son accélération[4]". Depuis que notre congrès a conclu ses travaux, les événements se sont succédés avec une virulence sans précédent, confirmant clairement notre analyse : les guerres impérialistes en Éthiopie, en Ukraine, au Yémen, en Syrie..., l'affrontement Etats-Unis/Chine, s'intensifient ; la crise écologique a imprimé une énorme empreinte sur le monde, notamment avec la multiplication des inondations et des incendies catastrophiques. Aujourd'hui, la pandémie connaît une nouvelle flambée de contaminations et fait face à la menace très dangereuse du variant Omicron ; alors qu'en même temps, la crise économique s'aggrave... La défense du cadre marxiste de la décomposition est aujourd'hui plus nécessaire que jamais face à l'aveuglement des autres groupes de la Gauche communiste et à l'infiltration dans le milieu révolutionnaire de toutes sortes de positions modernistes, sceptiques, nihilistes... qui ferment les yeux sur la gravité de la situation. En ce moment, nous voyons se dérouler dans un certain nombre de pays des luttes ouvrières combatives qui ont plus que jamais besoin de la force et de la lucidité de ce cadre d'analyse.
Le 24e Congrès a pu identifier l'accélération de la décomposition capitaliste en examinant en profondeur les racines et les conséquences de la pandémie : celle-ci, "la première d'une telle ampleur depuis l'épidémie de grippe espagnole de 1918, est le moment le plus important dans l'évolution de la décomposition capitaliste depuis l'ouverture irrémédiable de cette période en 1989. L'incapacité de la classe dirigeante à empêcher les 7 à 12 millions de morts et plus qui en résultent confirme que le système capitaliste mondial, laissé à lui-même, entraîne l'humanité vers l'abîme de la barbarie et vers sa destruction, et que seule la révolution prolétarienne mondiale peut stopper cette dérive et conduire l'humanité vers un autre avenir." (Ibid.) Ainsi, la pandémie a montré et confirmé les réalités suivantes :
Notre 24e Congrès a conclu que la pandémie ne peut être réduite à une "calamité" ou considérée uniquement comme une crise sanitaire (dans le style de celles qui se sont produites périodiquement dans les sociétés précapitalistes et dans le capitalisme lui-même au cours du XIXe siècle). C'est une crise globale -sanitaire, économique, sociale et politique, mais aussi morale et idéologique. Il s'agit d'une crise de la décomposition du capitalisme en tant que produit de l'accumulation des contradictions du système au cours des 30 dernières années, comme le met en évidence notre rapport sur la pandémie et la décomposition pour le 24e Congrès[7]. Plus précisément, la pandémie est le résultat :
"Le CCI est pratiquement seul à défendre la théorie de la décomposition. D'autres groupes de la Gauche communiste la rejettent complètement, soit, comme dans le cas des Bordiguistes, parce qu'ils n'acceptent pas que le capitalisme puisse être un système en déclin (ou au mieux sont incohérents et ambigus sur ce point) ; soit, comme pour la Tendance Communiste Internationaliste, parce que parler d'une phase "finale" du capitalisme sonne beaucoup trop apocalyptique, soit parce que définir la décomposition comme une descente vers le chaos est une déviation du matérialisme qui, selon eux, cherche à trouver les racines de chaque phénomène dans l'économie et surtout dans la tendance à la baisse du taux de profit " (Idem). La résolution sur les activités du 24e Congrès souligne que "la pandémie de Covid-19 qui a débuté au début de 2020 a confirmé de manière frappante l'accélération de l'impact de la décomposition sociale du capitalisme".
La crise pandémique a révélé une avancée de la décomposition : 1) elle a touché préférentiellement les pays centraux, en particulier les Etats-Unis ; 2) il y a une combinaison et une concomitance entre les différents effets de la décomposition, contrairement aux périodes précédentes où ils étaient localement contenus et ne s'influençaient pas mutuellement. Ce que cette crise annonce, ce sont des convulsions de plus en plus violentes, une accentuation des tendances à la perte de contrôle des États dans les relations sociales. La décennie des années 2020 est pleine de graves incertitudes, faites de catastrophes plus fréquentes et liées entre elles. Le glissement du capitalisme vers la barbarie y revêtira un visage de plus en plus terrifiant.
Nous devons également garder à l'esprit que la situation à laquelle la classe ouvrière est confrontée n'est pas la même que celle qui a suivi l'effondrement du bloc russe et la confirmation de la phase de décomposition en 1989. À cette époque, la bourgeoisie a pu présenter ces événements comme la preuve de la mort du communisme, de la victoire du capitalisme et le début d'un avenir radieux pour l'humanité. Trente années de décomposition ont sérieusement ébranlé cette fraude idéologique, et la pandémie en particulier a mis en évidence l'irresponsabilité et la négligence de tous les gouvernements capitalistes, ainsi que la réalité d'une société en proie à de profondes divisions économiques, dans laquelle nous ne sommes en aucun cas "tous dans le même bateau". Au contraire, la pandémie et le lock-out ont révélé les conditions de la classe ouvrière, à la fois en tant que principale victime de la crise sanitaire et en tant que source de tout le travail et de toute la production matérielle et, en particulier, de tout ce qui concerne la satisfaction des besoins humains fondamentaux. Cela peut être la base d'une future réappropriation de son identité de classe par le prolétariat. Et, avec la prise de conscience croissante que le capitalisme est un mode de production totalement obsolète, cela a déjà été un élément dans l'émergence de minorités politisées dont la motivation est avant tout de comprendre la situation dramatique à laquelle l'humanité est confrontée.
Malgré l'atomisation sociale résultant de la décomposition, malgré les tentatives délibérées de fragmenter la force de travail à travers des stratagèmes comme "l'économie verte", ou les campagnes idéologiques qui visent à présenter les fractions les plus éduquées du prolétariat mondial comme la "classe moyenne" et les pousser vers l'individualisme, les travailleurs restent une classe qui, ces dernières années, a augmenté et est interconnectée au niveau mondial, même si, avec l'avancée de la décomposition, il est également vrai que l'atomisation et l'isolement social s'intensifient. C'est un facteur qui, pour l'instant, rend plus difficile pour le prolétariat la mise en œuvre de sa propre identité de classe. Ce n'est que par ses luttes sur son propre terrain de classe que, la classe ouvrière pourra développer son action collective, annonçant ainsi la force collective dont elle devra disposer à l'échelle mondiale pour renverser le capitalisme.
Les travailleurs sont réunis par le capital dans le processus de production, le travail associé s'y effectue sous la contrainte, mais le caractère révolutionnaire du prolétariat implique de renverser dialectiquement ces conditions dans une lutte collective. La lutte collective contre l'exploitation, guidée par la conscience communiste issue du prolétariat, contient le potentiel pour la libération du caractère social du travail, car une société qui peut utiliser consciemment tout le potentiel de l'activité associée, cette société pour laquelle le prolétariat mondial doit lutter, c'est la société communiste.
Dès avant le 23e Congrès international, des divergences s'étaient exprimées au sein du CCI sur différentes questions : les tensions impérialistes mènent-elles à une nouvelle guerre mondiale ? Le prolétariat est-il déjà vaincu ? Quelle est la tâche du moment pour l'organisation ? Cela soulève la question de savoir ce que l'on entend par activité en tant que fraction[10] dans la phase actuelle de décomposition. Les divergences sur l'analyse de la situation internationale ont donné lieu à une première publication, celle du texte "Divergences avec la résolution sur la situation internationale du 23e Congrès du CCI[11]". La résolution sur les activités de notre récent congrès souligne que "l'organisation s'est efforcée à tous les niveaux -au congrès, aux réunions des organes centraux, aux réunions de section et dans quelque 45 contributions individuelles dans les bulletins internes internationaux au cours des quatre dernières années- de répondre aux divergences des camarades et a également commencé à porter le débat à l'extérieur. L'effort de l'organisation pour affronter les divergences durant cette période exprime une volonté positive de renforcer la défense polémique de ses positions et analyses".
Les divergences se sont précisées lors du 24e Congrès :
Ces divergences, ainsi que d'autres, ont été abordées lors du Congrès et, dans le but d'obtenir la plus grande clarté possible dans leur expression, elles seront présentées publiquement dans des documents de discussion. Il s'agit d'une pratique du mouvement ouvrier que le CCI a prise très au sérieux, comme le souligne le texte cité plus haut :
"Dans la mesure où les débats qui traversent l'organisation concernent en général l'ensemble du prolétariat, il convient que celle-ci les porte à l'extérieur, en respectant les conditions suivantes :
Le congrès a dressé un bilan positif de l'activité de l'organisation au cours des deux dernières années, en soulignant notamment la solidarité avec tous les camarades touchés par la pandémie ou par les graves conséquences économiques du confinement (bon nombre de camarades ont perdu leurs moyens de subsistance).
Ce bilan positif ne doit pas nous faire baisser la garde. L'organisation communiste est soumise à de multiples pressions, les avancées -qui coûtent cher à gagner- peuvent être rapidement perdues. Comme le souligne la résolution sur les activités adoptée par le Congrès, "l'accélération de la décomposition pose d'importants problèmes au niveau du militantisme, de la théorie et du tissu organisationnel".
Ces problèmes ne sont pas nouveaux, ils sont l'expression de l'impact de la décomposition sur le fonctionnement et le militantisme des organisations communistes puisque "Les différents éléments qui constituent la force du prolétariat se heurtent directement aux diverses facettes de cette décomposition idéologique:
Compte tenu de ces dangers, notre tâche consiste avant tout à préparer l'avenir. L'objectif fondamental du CCI, qui est de construire un pont vers le futur parti communiste mondial du prolétariat, a été défini lors de sa Conférence de fondation en 1975 et réaffirmé lors du 23e Congrès ; mais la nature de cet objectif a été précisée ces dernières années par plusieurs facteurs : l'accélération de la décomposition et les difficultés de la lutte de classe du prolétariat intensifient de plus en plus les défis pour l'organisation des révolutionnaires ; le vieillissement et en même temps l'émergence de nouveaux militants qui rejoignent l'organisation dans le contexte de la décomposition ; les attaques croissantes du parasitisme contre l'organisation ; le poids de l'opportunisme et du sectarisme dans les groupes hérités de la Gauche communiste.
À son 24e Congrès, le CCI s'est appliqué à identifier la perspective, les difficultés et les dangers qu'il doit affronter pour assumer son rôle de transmission ; il a adopté une série de "fondements" qui seront la base de l'orientation de la prochaine période. Or, face à cette situation, la préparation de l'avenir ne peut se comprendre qu'à contre-courant.
Historiquement, le mouvement marxiste n'a pu se développer qu'en affrontant avec succès des événements capitaux et s'est donc basé sur un esprit de combat, sur une volonté de surmonter tous les obstacles que la société bourgeoise met sur son chemin. L'expérience du CCI n'est pas différente à cet égard. Les organisations auxquelles l'histoire demande de jouer un rôle de transmission ont dû faire leurs preuves face à de véritables épreuves du feu : le courant marxiste du milieu du XIXe siècle, malgré l'emprisonnement, l'exil et la grande pauvreté de ses militants après la défaite de 1848, a servi de tremplin à la création de la 1e Internationale dans les années 1860. Bilan et la Gauche Communiste de France ont traversé les épreuves de la contre-révolution des années 30, 40 et 50, du stalinisme, du fascisme et de l'antifascisme, de la Seconde Guerre mondiale pour maintenir vivante la flamme révolutionnaire pour les générations futures. Il est clair que la période de décomposition constitue l'épreuve décisive du CCI.
La capacité d'analyser le monde et la situation historique est l'un des "fondements" de notre perspective immédiate ; la méthode marxiste du matérialisme historique et la référence constante à l'héritage des acquis antérieurs, ainsi que la confrontation des divergences, font partie de la préparation de l'avenir. Notre activité d'intervention, d'élaboration théorique, de défense de l'organisation se fonde sur la transmission et le développement des acquis historiques d'un siècle de lutte de la gauche communiste et ce n'est que sur cette base solide que peut être réalisée la préparation du futur parti communiste mondial du prolétariat.
Dans le cadre de la préparation de l'avenir, il y a aussi la lutte sans compromis contre le parasitisme. L'effort de ces dernières années montre la nécessité de poursuivre cette lutte, en dénonçant le parasitisme comme le CCI l'a fait face à la classe ouvrière, face à ses contacts et face au milieu de la Gauche communiste.
La lutte contre l'opportunisme dans les organisations de la gauche communiste, en lien avec celle contre le parasitisme[12], sera importante dans la prochaine période car le danger est grand de voir se perdre et s'atrophier le potentiel du futur regroupement des révolutionnaires. L'expérience de ces deux dernières années concernant la défense de l'organisation contre les attaques du parasitisme et pour la rupture du cordon sanitaire dont il entoure le CCI montre que la lutte contre l'opportunisme et le sectarisme implique la connaissance et la défense de notre histoire.
Au cours de la période à venir, le CCI entend améliorer sa presse. Au cours des dernières décennies, la préoccupation pour les polémiques avec le milieu politique prolétarien a diminué. L'organisation entend renverser cette situation et notre travail de type fraction consiste aussi à préparer l'avenir en élargissant la polémique et lui permettant de s'inspirer de ce qu'a été la première phase de l'Iskra ou les premiers numéros d'Internationalisme, la publication de la GCF, consacrés à la polémique contre Vercesi et sa dérive opportuniste. En réponse à la putréfaction de l'idéologie bourgeoise, à l'obscurantisme de ses mystifications, la presse doit pouvoir constituer un point de repère contre l'intoxication idéologique qui émane de la décomposition idéologique du capitalisme, et présenter à la classe ouvrière une perspective rationnelle et concrète de renversement du capitalisme. Il nous faut donc renforcer la diffusion de notre presse imprimée et numérique.
En tirant les leçons des erreurs du passées, en combattant sans relâche le parasitisme et l'opportunisme, en comprenant le plus rapidement possible les développements permanents de l'évolution historique, en défendant l'organisation et son fonctionnement uni, solidaire, international et centralisé, le 24e Congrès a eu pour vocation de préparer l'avenir. Mais cela exige de s'appuyer fermement, de manière critique, sur la continuité historique des organisations communistes, comme le conclut la résolution d'activité du congrès :
[1] Nous avons jugé d’adjoindre aux documents du congrès un rapport sur les conflits impérialistes adopté dans une réunion récente de l'organe central international du CCI.
[2]Tous les modes d’exploitation qui ont précédé le capitalisme (despotisme asiatique, esclavage, féodalisme) ont criminellement joué avec la vie de milliers de personnes, mais le capitalisme a porté cette barbarie à ses expressions les plus extrêmes. Qu'est-ce que la guerre impérialiste ? Des millions d'êtres humains utilisés comme chair à canon pour les sales intérêts économiques et impérialistes des nations, des États, des capitalistes, et qui sont des jouets dans les mains du capitalisme. Il n'y a donc rien de nouveau lorsque les gouvernements conçoivent la gestion de la pandémie comme un pari irresponsable avec la vie de millions de personnes.
[4] Résolution sur la situation internationale (2021).
[5] Voire le site "COVID-19. Au moins 17 000 morts parmi les professionnels de santé : il faut une campagne de vaccination rapide."
[6] Le capitalisme est basé, comme nous l'avons noté plus haut, sur la concurrence à mort entre les États et entre les capitalistes, donc le "chacun pour soi" est inscrit dans son ADN, mais cette caractéristique a été aiguisée à des extrêmes sans précédent avec la phase de décomposition capitaliste.
[7] Rapport sur la pandémie [232] et le développement de la décomposition.
[8] Résolution sur le rapport de forces [233] entre les classes (2019).
[9] Rapport sur la structure et le fonctionnement [49] des organisations révolutionnaires - conférence internationale (janvier 82)
[11] Article online Divergences avec la résolution [234] sur la situation internationale du 23e congrès
[12] Lire construction de l’organisation des révolutionnaires : thèses sur le parasitisme [121]. Revue internationale n° 94
[13] Marc Chirik [235] : Principal fondateur du CCI qui s'était distingué notamment par sa capacité à maintenir vivants les acquis théoriques du mouvement révolutionnaire, en particulier ceux élaborés par la Fraction de Gauche du Parti communiste d'Italie. Il put ainsi s'orienter de façon critique et lucide dans l'analyse de l'évolution de la situation mondiale. Ce "flair" politique, fondé sur l'analyse globale du rapport de forces entre les classes, lui permit de remettre en cause certains "dogmes" du mouvement ouvrier, sans pour autant s'écarter de la démarche et de la méthode marxiste du matérialisme historique mais en l'ancrant au contraire dans la dynamique de l'évolution de la réalité historique concrète. Lire à ce propos les articles : “MARC : De la révolution d'octobre 1917 à la deuxième guerre mondiale [116]” et MARC : De la deuxième guerre mondiale à la période actuelle [117]”
Cette résolution vise à rassembler tous les éléments majeurs de la situation mondiale : l'accélération de la décomposition, l'aiguisement des rivalités impérialistes, une crise économique sans précédent, et les perspectives de la lutte de classe.
Cette résolution s'inscrit dans la continuité du rapport sur la décomposition présenté au 22e congrès du CCI, de la résolution sur la situation internationale présentée au 23e congrès, et du rapport sur la pandémie et la décomposition présenté au 24e congrès. Elle est basée sur l’idée que non seulement la décadence du capitalisme passe par différents stades ou phases, mais que nous avons depuis la fin des années 1980 atteint sa phase ultime, la phase de décomposition ; en outre, la décomposition elle-même a une histoire, et un objectif central de ces textes est de "tester" le cadre théorique de la décomposition par rapport à l'évolution de la situation mondiale. Ces textes ont montré que la plupart des développements importants des trois dernières décennies ont en effet confirmé la validité de ce cadre, comme en témoignent l'exacerbation du chacun-pour-soi au niveau international, le "rebond" des phénomènes de décomposition vers les centres du capitalisme mondial à travers le développement du terrorisme et la crise des réfugiés, la montée du populisme et la perte de contrôle politique de la classe dirigeante, la putréfaction progressive de l'idéologie à travers la propagation de la recherche du bouc émissaire, du fondamentalisme religieux et des théories du complot. Et tout comme la phase de décomposition est l'expression concentrée de toutes les contradictions du Capital, surtout à son époque de déclin, la pandémie actuelle de Covid-19 est la distillation de toutes les manifestations-clés de la décomposition, et un facteur actif de son accélération.
1. La pandémie de Covid-19, la première d'une telle ampleur depuis l'épidémie de grippe espagnole de 1918, est le moment le plus important dans l'évolution de la décomposition capitaliste depuis l'ouverture irrémédiable de cette période en 1989. L'incapacité de la classe dirigeante à empêcher les 7 à 12 millions de morts et plus qui en résultent confirme que le système capitaliste mondial, laissé à lui-même, entraîne l'humanité vers l'abîme de la barbarie et vers sa destruction, et que seule la révolution prolétarienne mondiale peut stopper cette dérive et conduire l'humanité vers un autre avenir.
2. Le CCI est pratiquement seul à défendre la théorie de la décomposition. D'autres groupes de la Gauche communiste la rejettent complètement, soit, comme dans le cas des Bordiguistes, parce qu'ils n'acceptent pas que le capitalisme puisse être un système en déclin (ou au mieux sont incohérents et ambigus sur ce point) ; soit, comme pour la Tendance Communiste Internationaliste, parce que parler d'une phase "finale" du capitalisme sonne beaucoup trop apocalyptique, soit parce que définir la décomposition comme une descente vers le chaos est une déviation du matérialisme qui, selon eux, cherche à trouver les racines de chaque phénomène dans l'économie et surtout dans la tendance à la baisse du taux de profit. Tous ces courants semblent ignorer que notre analyse est dans la continuité de la plate-forme de l'Internationale communiste de 1919, qui non seulement insistait sur le fait que la guerre impérialiste mondiale de 1914-18 annonçait l'entrée du capitalisme dans "l'époque de l'effondrement du Capital, de sa désintégration interne, l'époque de la révolution communiste du prolétariat", mais encore soulignait également que "l'ancien "ordre" capitaliste a cessé de fonctionner ; son existence ultérieure est hors de question. Le résultat final du mode de production capitaliste est le chaos. Ce chaos ne peut être surmonté que par la classe productive et la plus nombreuse - la classe ouvrière. Le prolétariat doit établir un ordre réel - l'ordre communiste". Ainsi, le drame auquel l'humanité est confrontée se pose effectivement en termes d'ordre contre chaos. Et la menace d'un effondrement chaotique était liée à "l'anarchie du mode de production capitaliste", en d'autres termes, à un élément fondamental du système lui-même - un système qui, suivant le marxisme, et à un niveau qualitativement plus élevé que dans tout mode de production antérieur, implique que les produits du travail humain deviennent une puissance étrangère qui se dresse au-dessus et contre leurs créateurs. La décadence du système, du fait de ses contradictions insolubles, marque une nouvelle spirale dans cette perte de contrôle. Et comme l'explique la Plate-forme de l'IC, la nécessité d'essayer de surmonter l'anarchie capitaliste au sein de chaque État-nation - par le monopole et surtout par l'intervention de l'État - ne fait que la pousser vers de nouveaux sommets à l'échelle mondiale, culminant dans la guerre mondiale impérialiste. Ainsi, alors que le capitalisme peut à certains niveaux et pendant certaines phases retenir sa tendance innée au chaos (par exemple, à travers la mobilisation pour la guerre dans les années 1930 ou la période de boom économique qui a suivi la guerre), la tendance la plus profonde est celle de la "désintégration interne" qui, pour l'IC, caractérise la nouvelle époque.
3. Alors que le Manifeste de l'IC parlait du début d'une nouvelle "époque", il y avait des tendances au sein de l'Internationale à considérer la situation catastrophique du monde d'après-guerre comme une crise finale dans un sens immédiat plutôt que comme une ère entière de catastrophes qui pourrait durer plusieurs décennies. Et c'est une erreur dans laquelle les révolutionnaires sont tombés à de nombreuses reprises (du fait d'une analyse erronée mais aussi parce qu'on ne peut prévoir avec certitude le moment précis où va intervenir un changement au niveau historique) : en 1848, lorsque le Manifeste communiste proclamait déjà que l'enveloppe du capital était devenue trop étroite pour contenir les forces productives qu'il avait mises en mouvement ; en 1919-20 avec la théorie de l’effondrement brutal du capitalisme, développée notamment par la Gauche communiste allemande ; en 1938 avec la notion de Trotsky selon laquelle les forces productives avaient cessé de croître. Le CCI lui-même a également sous-estimé la capacité du capitalisme à s'étendre et à se développer à sa propre manière, même dans un contexte général de déclin progressif, notamment avec la Chine stalinienne après l'effondrement du bloc russe. Cependant ces erreurs sont les produits d'une interprétation immédiatiste de la crise capitaliste, et non un défaut inhérent à la théorie de la décadence elle-même, qui voit le capitalisme dans cette période comme une entrave croissante aux forces productives plutôt que comme une barrière absolue. Le capitalisme est en déclin depuis plus d'un siècle, et reconnaître que nous atteignons les limites du système est tout à fait cohérent avec la compréhension du fait que la crise économique, malgré des hauts et des bas, est essentiellement devenue permanente ; que les moyens de destruction ont non seulement atteint un niveau tel qu'ils pourraient détruire toute vie sur la planète, mais qu'ils sont entre les mains d'un "ordre" mondial de plus en plus instable ; que le capitalisme a provoqué un désastre écologique planétaire sans précédent dans l'histoire humaine. En somme, la reconnaissance du fait que nous sommes effectivement au stade ultime de la décadence capitaliste est basée sur une évaluation lucide de la réalité. Encore une fois, cela doit être considéré sur une échelle de temps historique et non au jour le jour. Cela signifie que cette phase finale est irréversible et qu'il ne peut y avoir d'autre alternative historique que le Communisme ou la destruction de l'humanité. C'est l’alternative face à laquelle est placée notre époque.
4. La pandémie de Covid-19, contrairement aux vues propagées par la classe dirigeante, n'est pas un événement purement "naturel" mais résulte d'une combinaison de facteurs naturels, sociaux et politiques, tous liés au fonctionnement du système capitaliste en décomposition. L'élément "économique" est en effet crucial ici, et encore une fois à plus d'un niveau. C'est la crise économique, la chasse désespérée au profit, qui a poussé le capital à envahir chaque partie de la surface du globe, à s'emparer de ce qu'Adam Smith appelait le "don gratuit" de la nature, à détruire les derniers sanctuaires de la vie sauvage et à augmenter considérablement le risque de zoonoses. À son tour, le krach financier de 2008 a entraîné une réduction brutale des investissements dans la recherche de nouvelles maladies, dans les équipements et les traitements médicaux, ce qui a augmenté de manière exponentielle l'impact mortel du Coronavirus. Et l'intensification de la concurrence, du "chacun pour soi" entre les entreprises et les nations au niveau mondial a beaucoup retardé la fourniture de matériel de sécurité et de vaccins. Et contrairement aux espoirs utopiques de certaines parties de la classe dirigeante, la pandémie ne donnera pas lieu à un ordre mondial plus harmonieux une fois qu'elle aura été mise en échec. Non seulement parce que cette pandémie n'est probablement qu'un signe avant-coureur de pandémies plus graves à venir, étant donné que les conditions fondamentales qui l'ont générée ne peuvent être éliminées par la bourgeoisie, mais aussi parce que la pandémie a considérablement aggravé une récession économique mondiale qui était déjà imminente avant que la pandémie ne frappe. Le résultat sera le contraire de l'harmonie, car les économies nationales chercheront à s'égorger mutuellement dans la lutte pour des marchés et des ressources qui s'amenuisent. Cette concurrence exacerbée s'exprimera certainement au niveau militaire. Et le "retour à la normale" de la concurrence capitaliste fera peser de nouveaux fardeaux sur le dos des exploités de la planète, qui supporteront l'essentiel des efforts du capitalisme pour récupérer une partie des dettes gigantesques qu'il a contractées en tentant de gérer la crise.
5. Aucun État ne peut prétendre être un modèle de gestion de la pandémie. Si certains États d'Asie ont, dans un premier temps, réussi à y faire face plus efficacement, (même si des pays comme la Chine se sont livrés à la falsification des chiffres et de la réalité de l’épidémie) c'est en raison de leur expérience de la confrontation aux pandémies sur le plan social et culturel, puisque ce continent a historiquement constitué le terreau de l'émergence de nouvelles maladies, et surtout parce que ces États ont conservé les moyens, les institutions et les procédures de coordination mis en place lors de l'épidémie de SRAS en 2003. La propagation du virus au niveau planétaire, la génération internationale de nouveaux variants, posent d'emblée le problème au niveau où l'impuissance de la bourgeoisie est la plus clairement exposée, notamment son incapacité à adopter une approche unifiée et coordonnée (comme le montre l'échec récent de la proposition de signer un traité de lutte contre les pandémies) et à faire en sorte que l'ensemble de l'humanité soit protégé par des vaccins.
6. La pandémie, produit de la décomposition du système, se révèle ainsi être une force redoutable dans la poursuite de l'accélération de cette décomposition. De plus, son impact sur la nation la plus puissante de la Terre, les États-Unis, confirme ce qui avait déjà été noté dans le rapport du 22e Congrès : la tendance des effets de la décomposition à revenir avec plus de force au cœur même du système capitaliste mondial. En fait, les États-Unis sont maintenant au "centre" du processus mondial de décomposition. La gestion catastrophique de la crise du Covid par l'administration populiste de Trump a certainement joué un rôle important dans le fait que les États-Unis connaissent les taux de mortalité les plus élevés au monde du fait de cette maladie. Dans le même temps, l'étendue des divisions au sein de la classe dirigeante américaine a été mise à nu par les élections contestées de novembre 2020, et surtout par la prise d'assaut du Capitole par les partisans de Trump le 6 janvier 2021, poussés par Trump et son entourage. Ce dernier événement démontre que les divisions internes qui secouent les États-Unis traversent l'ensemble de la société. Bien que Trump ait été évincé du gouvernement, le trumpisme reste une force puissante, lourdement armée, qui s'exprime aussi bien dans la rue que dans les urnes. Et avec l'ensemble de l'aile gauche du Capital se ralliant derrière la bannière de l'antifascisme, il y a un réel danger que la classe ouvrière aux États-Unis soit prise dans des conflits violents entre des factions rivales de la bourgeoisie.
7. Les événements aux États-Unis mettent également en évidence l'avancée de la décomposition des structures idéologiques du capitalisme, où là encore ce pays "montre la voie". L'accession au pouvoir de l'administration populiste de Trump, la puissante influence du fondamentalisme religieux, la méfiance croissante à l'égard de la science, trouvent leurs racines dans des facteurs particuliers de l'histoire du capitalisme américain, mais le développement de la décomposition et en particulier le déclenchement de la pandémie a imprégné le courant dominant de la vie politique de toutes sortes d'idées irrationnelles, reflétant précisément l'absence totale de perspective d'avenir offerte par la société existante. En particulier, les États-Unis sont devenus le point nodal du rayonnement de la "théorie du complot" dans l'ensemble du monde capitaliste avancé, notamment via internet et les médias sociaux, qui ont fourni les moyens technologiques permettant de saper davantage les fondements de toute idée de vérité objective à un degré dont le stalinisme et le nazisme n'auraient pu que rêver. Même si elle apparaît sous différentes formes, la théorie du complot présente certains traits communs : la vision incarnée d'élites secrètes qui dirigent la société depuis les coulisses, un rejet de la méthode scientifique et une profonde méfiance à l'égard de tout discours officiel. Contrairement à l'idéologie dominante de la bourgeoisie, qui présente la démocratie et le pouvoir d'État existant comme les véritables représentants de la société, la théorie du complot a pour centre de gravité la haine des élites établies, haine qu'elle dirige contre le capital financier et la façade démocratique classique du capitalisme d'État totalitariste. C'est ce qui a conduit les représentants du mouvement ouvrier du passé à qualifier cette approche de "socialisme des imbéciles" (August Bebel, en référence à l'antisémitisme) - une erreur encore compréhensible avant la Première Guerre mondiale, mais qui serait dangereuse aujourd'hui. Le populisme de la théorie du complot n'est pas une tentative tordue d'approche du socialisme ou de tout ce qui ressemble à une conscience de classe prolétarienne. L'une de ses principales sources est la bourgeoisie elle-même : cette partie de la bourgeoisie qui n'apprécie pas d'être exclue précisément des cercles élitistes de sa propre classe, soutenue par d'autres parties de la bourgeoisie qui ont perdu ou sont en train de perdre leur position centrale antérieure. Les masses que ce type de populisme attire derrière lui, loin d'être animées par une quelconque volonté de défier la classe dominante, espèrent, en s'identifiant à la lutte pour le pouvoir de ceux qu'elles soutiennent, partager d'une certaine manière ce pouvoir, ou du moins être favorisées par lui aux dépens des autres.
8. Si la progression de la décomposition capitaliste, parallèlement à l’aiguisement chaotique des rivalités impérialistes, prend principalement la forme d'une fragmentation politique et d'une perte de contrôle de la classe dirigeante, cela ne signifie pas que la bourgeoisie ne puisse plus recourir au totalitarisme d'État dans ses efforts pour maintenir la cohésion de la société. Au contraire, plus la société tend à se désagréger, plus la bourgeoisie a besoin de s'appuyer sur le pouvoir centralisateur de l'État, qui est le principal instrument de la plus machiavélique des classes dirigeantes. La réaction des fractions de la classe dirigeante les plus responsables des intérêts généraux du capital national et de son État face à la montée du populisme en est un exemple. L'élection de Biden, soutenue par une énorme mobilisation des médias, de certaines parties de l'appareil politique et même de l'armée et des services de sécurité, exprime cette réelle contre-tendance au danger de désintégration sociale et politique très clairement incarné par le Trumpisme. À court terme, de tels "succès" peuvent fonctionner comme un frein au chaos social croissant. Face à la crise du Covid-19, les lock-downs sans précédent, dernier recours pour freiner la propagation effrénée de la maladie, le recours massif à l'endettement de l'État pour préserver un minimum de niveau de vie dans les pays avancés, la mobilisation des ressources scientifiques pour trouver un vaccin, démontrent le besoin de la bourgeoisie de préserver l'image de l'État protecteur de la population, son refus de perdre sa crédibilité et son autorité face à la pandémie. Mais à plus long terme, ce recours au totalitarisme d'État tend à exacerber davantage les contradictions du système. La semi-paralysie de l'économie et l'accumulation de la dette ne peuvent avoir d'autre résultat que d'accélérer la crise économique mondiale, tandis qu'au niveau social, l'augmentation massive des pouvoirs de la police et de la surveillance de l'État introduite pour appliquer les lois de confinement - augmentation inévitablement utilisée pour justifier toutes les formes de protestation et de dissidence - aggrave visiblement la méfiance envers l'establishment politique, qui s'exprime principalement sur le terrain anti-prolétarien des "droits du citoyen".
9. La nature évidente de la décomposition politique et idéologique de la première puissance mondiale ne signifie pas que les autres centres du capitalisme mondial soient capables de constituer des forteresses alternatives de stabilité. Encore une fois, ceci est le plus clair dans le cas de la Grande-Bretagne, qui a été frappée simultanément par les taux de mortalité les plus élevés de Covid en Europe et par les premiers symptômes de la mutilation du Brexit, et qui fait face à une réelle possibilité d'éclatement en ses "nations" constituantes. Les répugnantes dissensions actuelles entre la Grande-Bretagne et l'UE au sujet de la viabilité et de la distribution des vaccins offrent une preuve supplémentaire que la principale tendance de la politique bourgeoise mondiale d'aujourd'hui va dans le sens d'une fragmentation croissante, et non d'une unité face à un "ennemi commun". L'Europe elle-même n'a pas été épargnée par ces tendances centrifuges, non seulement autour de la gestion de la pandémie, mais aussi autour de la question des "droits de l'homme" et de la démocratie dans des pays comme la Pologne et la Hongrie. Il est remarquable que même des pays centraux comme l'Allemagne, auparavant considérée comme un "havre" de relative stabilité politique et qui a pu s'appuyer sur sa force économique, soit cette fois-ci touchée par un chaos politique croissant. L'accélération de la décomposition dans le centre historique du capitalisme se caractérise à la fois par une perte de contrôle et par des difficultés croissantes à générer une homogénéité politique.
Après la perte de sa seconde plus importante économie, même si l'UE ne court pas le risque immédiat d'une scission majeure, de telles menaces continuent de planer sur le rêve d'une Europe unie. Et tandis que la propagande d'État chinoise met en évidence la désunion et l'incohérence croissantes des "démocraties", se présentant comme un rempart de la stabilité mondiale, le recours croissant de Pékin à la répression interne, comme contre le "mouvement démocratique" à Hong Kong et les musulmans ouïgours, est en fait la preuve que la Chine est une bombe à retardement. La croissance extraordinaire de la Chine est elle-même un produit de la décomposition. L'ouverture économique au cours de la période de Deng dans les années 80 a mobilisé d’énormes investissements, notamment en provenance des États-Unis, de l'Europe et du Japon. Le massacre de Tiananmen en 1989 a montré clairement que cette ouverture économique a été mise en œuvre par un appareil politique inflexible qui n'a pu éviter le sort du stalinisme dans le bloc russe que par une combinaison de terreur d'État, une exploitation impitoyable de la force de travail qui soumet des centaines de millions de travailleurs à un état permanent de travailleur migrant et de croissance économique frénétique dont les fondations semblent maintenant de plus en plus fragiles. Le contrôle totalitaire sur l’ensemble du corps social, le durcissement répressif auxquels se livre la fraction stalinienne de Xi Jinping ne représentent pas une expression de force mais au contraire une manifestation de faiblesse de l’État, dont la cohésion est mise en péril par l’existence de forces centrifuges au sein de la société et d’importantes luttes de cliques au sein de la classe dominante.
10. Contrairement à une situation dans laquelle la bourgeoisie est capable de mobiliser la société pour la guerre, comme dans les années 1930, le rythme exact et les formes de la dynamique du capitalisme en décomposition vers la destruction de l'humanité sont plus difficiles à prévoir car ils sont le produit d'une convergence de différents facteurs, dont certains peuvent être partiellement cachés. Le résultat final, comme le soulignent les Thèses sur la décomposition, est le même : "Laissé à lui-même, (le capitalisme) conduira l'humanité au même sort que la guerre mondiale. Que nous soyons anéantis par une pluie de bombes thermonucléaires ou par la pollution, la radioactivité des centrales nucléaires, la famine, les épidémies et les massacres d'innombrables petites guerres (où les armes nucléaires peuvent aussi être utilisées), c'est finalement la même chose. La seule différence entre ces deux formes d'anéantissement réside dans le fait que l'une est rapide, tandis que l'autre serait plus lente, et provoquerait par conséquent encore plus de souffrances". Or, aujourd'hui, les contours de cette dynamique d’anéantissement se précisent. Les conséquences de la destruction de la nature par le capitalisme deviennent de plus en plus impossibles à nier, tout comme l'incapacité de la bourgeoisie mondiale, avec toutes ses conférences mondiales et ses promesses d'aller vers une "économie verte", à arrêter un processus qui est inextricablement lié au besoin du capitalisme de pénétrer le moindre recoin de la planète dans sa poursuite compétitive du processus d'accumulation. La pandémie de Covid est probablement l'expression la plus significative à ce jour de ce profond déséquilibre entre l'homme et la nature, mais d'autres signaux d'alarme se multiplient également, de la fonte des glaces polaires aux incendies dévastateurs en Australie et en Californie, en passant par la pollution des océans par les détritus de la production capitaliste.
11. Dans le même temps, les "massacres d'innombrables petites guerres" prolifèrent également, alors que le capitalisme, dans sa phase finale, plonge dans un chacun-pour-soi impérialiste de plus en plus irrationnel. L'agonie de dix ans de la Syrie, un pays aujourd'hui complètement ruiné par un conflit impliquant au moins cinq camps rivaux, est peut-être l'expression la plus éloquente de ce terrifiant "panier de crabes", mais nous voyons des manifestations similaires en Libye, dans la Corne de l'Afrique et au Yémen, des guerres qui ont été accompagnées et aggravées par l'émergence de puissances régionales telles que l'Iran, la Turquie et l'Arabie saoudite, dont aucune ne voudra accepter la discipline des principales puissances mondiales : ces puissances de deuxième ou troisième niveau peuvent forger des alliances contingentes avec les États les plus puissants pour se retrouver dans des camps opposés dans d'autres situations (comme dans le cas de la Turquie et de la Russie dans la guerre en Libye). Les affrontements militaires récurrents en Israël/Palestine témoignent également de la nature insoluble de nombre de ces conflits. Dans ce cas, le massacre de civils a été exacerbé par le développement d'une atmosphère de pogrom au sein même d'Israël, ce qui montre l'impact de la décomposition au niveau militaire et social. Dans le même temps, nous assistons à un durcissement des conflits entre les puissances mondiales. L'exacerbation des rivalités entre les États-Unis et la Chine était déjà évidente sous Trump, mais l'administration Biden va continuer dans la même direction, même si c'est sous des prétextes idéologiques différents, comme les violations des droits de l'homme par la Chine ; en même temps, la nouvelle administration a annoncé qu'elle ne "se laisserait plus rouler" par la Russie, qui a maintenant perdu son point d'appui à la Maison Blanche. Et même si Biden a promis de réinsérer les États-Unis dans un certain nombre d'institutions et d'accords internationaux (sur le changement climatique, le programme nucléaire iranien, l'OTAN...), cela ne signifie pas que les États-Unis renonceront à leur capacité d'agir seuls pour défendre leurs intérêts. La frappe militaire contre les milices pro-iraniennes en Syrie par l'administration Biden quelques semaines seulement après l'élection était une déclaration claire à cet effet. La poursuite du chacun pour soi va rendre toujours plus difficile, voire impossible, aux États-Unis d’imposer leur leadership, illustration du tous contre tous dans l’accélération de la décomposition.
12. Dans ce tableau chaotique, il ne fait aucun doute que la confrontation croissante entre les États-Unis et la Chine tend à occuper le devant de la scène. La nouvelle administration a ainsi démontré son attachement à l'"inclination vers l'est" (désormais soutenue par le gouvernement conservateur en Grande-Bretagne) qui était déjà un axe central de la politique étrangère d'Obama. Cela s'est concrétisé par le développement du "Quad", une alliance explicitement antichinoise entre les États-Unis, le Japon, l'Inde et l'Australie. Toutefois, cela ne signifie pas que nous nous dirigeons vers la formation de blocs stables et une guerre mondiale généralisée. La marche vers la guerre mondiale est encore obstruée par la puissante tendance au chacun pour soi et au chaos au niveau impérialiste, tandis que dans les pays capitalistes centraux, le capitalisme ne dispose pas encore des éléments politiques et idéologiques – dont en particulier une défaite politique du prolétariat – qui pourraient unifier la société et aplanir le chemin vers la guerre mondiale. Le fait que nous vivions encore dans un monde essentiellement multipolaire est mis en évidence en particulier par les relations entre la Russie et la Chine. Si la Russie s'est montrée très disposée à s'allier à la Chine sur des questions spécifiques, généralement en opposition aux États-Unis, elle n'en est pas moins consciente du danger de se subordonner à son voisin oriental, et est l'un des principaux opposants à la "Nouvelle route de la soie" de la Chine vers l'hégémonie impérialiste.
13. Cela ne signifie pas que nous vivons dans une ère de plus grande sécurité qu'à l'époque de la Guerre froide, hantée par la menace d'un Armageddon nucléaire. Au contraire, si la phase de décomposition est marquée par une perte de contrôle croissante de la part de la bourgeoisie, cela s'applique également aux vastes moyens de destruction - nucléaires, conventionnels, biologiques et chimiques - qui ont été accumulés par la classe dirigeante, et qui sont maintenant plus largement distribués à travers un nombre bien plus important d'États-nations que dans la période précédente. Bien que nous n'assistions pas à une marche contrôlée vers la guerre menée par des blocs militaires disciplinés, nous ne pouvons pas exclure le danger de flambées militaires unilatérales ou même d'accidents épouvantables qui marqueraient une nouvelle accélération du glissement vers la barbarie.
14. Pour la première fois dans l'histoire du capitalisme en dehors d'une situation de guerre mondiale, l'économie s’est trouvée directement et profondément affectée par un phénomène – la pandémie de Covid 19 – qui n’est pas lié directement aux contradictions de l’économie capitaliste. L’ampleur et l’importance de l’impact de la pandémie, produit de l'agonie d'un système en pleine décomposition et devenu complètement obsolète, illustrent le fait sans précédent que le phénomène de la décomposition capitaliste affecte aussi désormais, massivement et à l’échelle mondiale l’ensemble de l’économie capitaliste.
Cette irruption des effets de la décomposition dans la sphère économique affecte directement l'évolution de la nouvelle phase de crise ouverte, inaugurant une situation totalement inédite dans l'histoire du capitalisme. Les effets de la décomposition, en altérant profondément les mécanismes du capitalisme d'État mis en place jusqu'à présent pour "accompagner" et limiter l'impact de la crise, introduisent dans la situation un facteur d'instabilité et de fragilité, d'incertitude croissante.
Le chaos qui s'empare de l'économie capitaliste confirme les vues de Rosa Luxemburg selon lesquelles le capitalisme ne connaîtra pas un effondrement purement économique. "Plus s’accroit la violence avec laquelle avec laquelle à l’intérieur et à l’extérieur le capital anéantit les couches non capitalistes et avilit les conditions d’existence de toutes les classes laborieuses, plus l'histoire quotidienne de l'accumulation dans le monde se transforme en une série de catastrophes et de convulsions, qui, se joignant aux crises économiques périodiques finiront par rendre impossible la continuation de l'accumulation et par dresser la classe ouvrière internationale contre la domination du capital avant même que celui-ci n’ait atteint économiquement les dernières limites objectives de son développement." (Accumulation du capital, chapitre 32)
15. Frappant un système capitaliste qui, depuis le début de l'année 2018, entrait déjà dans un net ralentissement, la pandémie a rapidement concrétisé la prédiction du 23e congrès du CCI selon laquelle nous nous dirigions vers une nouvelle plongée dans la crise.
La violente accélération de la crise économique - et l’effroi de la bourgeoisie - se mesurent à la hauteur de la muraille de la dette élevée en toute hâte pour préserver son appareil de production de la faillite et maintenir un minimum de cohésion sociale.
L'une des manifestations les plus importantes de la gravité de la crise actuelle, contrairement aux situations passées de crise économique ouverte et à la crise de 2008, réside dans le fait que les pays centraux (Allemagne, Chine et États-Unis) ont été frappés simultanément et sont parmi les plus touchés par la récession, la Chine par une forte baisse du taux de croissance en 2020. Les États les plus faibles voient leur économie étranglée par l'inflation, la chute de la valeur de leur monnaie et la paupérisation.
Après quatre décennies de recours au crédit et à l’endettement afin de contrecarrer la tendance croissante à la surproduction, ponctuées de récessions de plus en plus profondes et de reprises de plus en plus limitées, la crise de 2007-09 avait déjà marqué une étape dans l’enfoncement du système capitaliste dans sa crise irréversible. Si l’intervention massive des États a pu sauver le système bancaire de la faillite complète en poussant la dette à des niveaux encore plus vertigineux, les causes de la crise de 2007-2011 n’ont pas été dépassées. Les contradictions de la crise sont passées à un stade supérieur avec le poids écrasant de la dette sur les États eux-mêmes. Les tentatives de relance des économies n’ont pas débouché sur une véritable reprise : fait sans précédent depuis la Seconde Guerre mondiale, en dehors des États-Unis, de la Chine et, dans une moindre mesure, de l'Allemagne, les niveaux de production de tous les grands pays du monde ont stagné ou même baissé entre 2013 et 2018. L'extrême fragilité de cette "reprise", en empilant toutes les conditions d'une nouvelle détérioration significative de l'économie mondiale, présageait déjà de la situation actuelle.
Malgré l'ampleur historique des plans de relance et en raison du redémarrage chaotique de l’économie, il n'est pas encore possible de prévoir comment - et dans quelle mesure - la bourgeoisie parviendra à stabiliser la situation, caractérisée par toutes sortes d'incertitudes, au premier rang desquelles l’évolution de la pandémie elle-même.
Contrairement à ce que la bourgeoisie a pu faire en 2008 en réunissant le G7 et le G20, composés des principaux États, et en se mettant d'accord sur une réponse coordonnée à la crise du crédit, aujourd'hui chaque capital national réagit en ordre dispersé, sans autre préoccupation que la relance de sa propre machine économique et de sa survie sur le marché mondial, sans concertation entre les principales composantes du système capitaliste. Le chacun pour soi prédomine de façon décisive.
L’apparente exception du plan européen de relance, incluant la mutualisation des dettes entre les pays de l’UE, s’explique par la conscience des deux principaux États de celle-ci de la nécessité d’un minimum de coopération entre eux comme condition pour éviter une déstabilisation majeure de l’UE pour faire face à leurs principaux rivaux chinois et américain, sous peine de risquer un déclassement accéléré de leur position dans l’arène mondiale.
La contradiction entre la nécessité de contenir la pandémie et d'éviter la paralysie de la production a conduit à la "guerre des masques" et à la "guerre des vaccins". Cette guerre des vaccins, leur fabrication et leur distribution, forme un miroir du désordre croissant dans lequel s'enfonce l'économie mondiale.
Après l'effondrement du bloc de l'Est, la bourgeoisie a tout mis en œuvre pour maintenir une certaine collaboration entre les États, notamment en s'appuyant sur les organes de régulation internationale hérités de la période des blocs impérialistes. Ce cadre de la "globalisation" a permis de limiter l'impact de la phase de décomposition au niveau de l'économie, en poussant à l'extrême la possibilité d'"associer" les nations à différents niveaux de l'économie - financier, productif, etc.
Avec l'aggravation de la crise et des rivalités impérialistes, les institutions et mécanismes multilatéraux étaient déjà mis à l'épreuve par le fait que les principales puissances développaient de plus en plus leurs propres politiques, notamment la Chine, en construisant son vaste réseau parallèle des Nouvelles routes de la soie, et les États-Unis qui tendaient à tourner le dos à ces institutions en raison de l’inaptitude grandissante de ces outils à préserver leur position dominante. Le populisme s'imposait déjà comme un facteur aggravant la détérioration de la situation économique en introduisant un élément d'incertitude face aux affres de la crise. Son accession au pouvoir dans différents pays a accéléré la détérioration des moyens imposés par le capitalisme depuis 1945 pour éviter toute dérive vers un repli sur le cadre national favorisant la contagion incontrôlée de la crise économique.
Le déchaînement du chacun pour soi découle de la contradiction du capitalisme entre l'échelle de plus en plus globale de la production et la structure nationale du capital, contradiction exacerbée par la crise. En provoquant un chaos croissant au sein de l'économie mondiale (avec la tendance à la fragmentation des chaînes de production et la fragmentation du marché mondial en zones régionales, au renforcement du protectionnisme et à la multiplication des mesures unilatérales), ce mouvement totalement irrationnel de chaque nation à sauver son économie au détriment de toutes les autres est contre-productif pour chaque capital national et un désastre au niveau mondial, un facteur décisif de détérioration de l'ensemble de l'économie mondiale.
Cette ruée des factions bourgeoises les plus "responsables" vers une gestion de plus en plus irrationnelle et chaotique du système, et surtout l'avancée sans précédent de la tendance au chacun pour soi, révèlent une perte croissante de contrôle de son propre système par la classe dominante.
16. Seule nation à avoir un taux de croissance positif en 2020 (2%), la Chine n'est pas sortie triomphante ou renforcée de la crise pandémique, même si elle a momentanément gagné du terrain au détriment de ses rivaux. Bien au contraire. La dégradation continue de la croissance de son économie, la plus endettée au monde, et qui comporte également un faible taux d'utilisation des capacités de production et une proportion d'"entreprises zombies" de plus de 30%, témoigne de l'incapacité de la Chine à jouer désormais le rôle qui a été le sien en 2008-11 dans le redressement de l'économie mondiale.
La Chine est confrontée à la réduction des marchés à travers le monde, à la volonté de nombreux États de se libérer de leur dépendance à l'égard de la production chinoise, et au risque d'insolvabilité d’un certain nombre pays impliqués dans le projet de la Route de la soie parmi les plus durement touchés par les conséquences économiques de la pandémie. Le gouvernement chinois poursuit donc une orientation vers le développement économique interne du plan "Made in China 2025", et du modèle de "circulation duale", qui vise à compenser la perte de la demande extérieure par la stimulation de la demande intérieure. Ce changement de politique ne représente cependant pas un "repli sur soi", l'impérialisme chinois ne voulant ni ne pouvant tourner le dos au monde. Au contraire, l'objectif de ce changement est de gagner une autarcie nationale au niveau des technologies clés afin d'être d'autant plus capable de gagner du terrain au-delà de ses propres frontières. Elle représente une nouvelle étape dans le développement de son économie de guerre. Tout cela provoque de puissants conflits au sein de la classe dirigeante, entre les partisans de la direction de l'économie par le Parti communiste chinois et ceux liés à l'économie de marché et au secteur privé, entre les "planificateurs" du pouvoir central et les autorités locales qui veulent orienter elles-mêmes les investissements. Tant aux États-Unis (par rapport aux géants technologiques "GAFA" de la Silicon Valley) que - plus résolument encore - en Chine (par rapport à Ant International, Alibaba, etc.), on observe une forte tendance de l'appareil d'État central à réduire la taille des entreprises devenues trop grandes (et trop puissantes) pour être contrôlées.
17. Les conséquences de la destruction effrénée de l'environnement par un capitalisme en décomposition, les phénomènes résultant du dérèglement climatique et de la destruction de la biodiversité, conduisent en premier lieu à une paupérisation accrue des parties les plus démunies de la population mondiale (Afrique subsaharienne et Asie du Sud) ou de celles en proie à des conflits militaires. Mais ils affectent de plus en plus toutes les économies, les pays développés en tête.
Nous assistons actuellement à la multiplication de phénomènes météorologiques extrêmes, de pluies et d'inondations extrêmement violentes, de vastes incendies entraînant des pertes financières énormes dans les villes et les campagnes par la destruction d'infrastructures vitales (villes, routes, installations fluviales). Ces phénomènes perturbent le fonctionnement de l'appareil de production industriel et affaiblissent également la capacité productive de l'agriculture. La crise climatique mondiale et la désorganisation croissante du marché mondial des produits agricoles qui en résulte menacent la sécurité alimentaire de nombreux États.
Le capitalisme en décomposition ne possède pas les moyens de lutter réellement contre le réchauffement climatique et la dévastation écologique. Ceux-ci ont déjà un impact de plus en plus négatif sur la reproduction du capital et ne peuvent que constituer un obstacle au retour de la croissance économique.
Motivée par la nécessité de remplacer les industries lourdes obsolètes et les combustibles fossiles, l’"économie verte" ne représente pas une issue pour le capital, que ce soit sur le plan écologique ou économique. Ses filières de production ne sont pas plus vertes ou moins polluantes. Le système capitaliste n'a pas la capacité de s'engager dans une "révolution verte". Les agissements de la classe dominante dans ce domaine aiguisent inévitablement une compétition économique destructrice et les rivalités impérialistes. L'émergence de nouveaux secteurs potentiellement rentables, comme la production de véhicules électriques, pourrait au mieux bénéficier à certaines parties des économies les plus fortes, mais compte tenu des limites des marchés solvables, et des problèmes croissants rencontrés par l’utilisation toujours plus massive de la création de monnaie et de l’endettement, ils ne pourront pas servir de locomotive à l'ensemble de l'économie.
L'"économie verte" constitue surtout un véhicule privilégié pour de puissantes mystifications idéologiques sur la possibilité de réformer le capitalisme et une arme de choix contre la classe ouvrière, justifiant les fermetures d'usines et les licenciements.
18. En raison des tensions impérialistes croissantes, tous les États augmentent leur effort militaire, tant en volume que sur la durée. La sphère militaire s'étend de plus en plus à de nouvelles "zones de conflictualité", comme la cyber sécurité et la militarisation croissante de l'espace. Toutes les puissances nucléaires relancent discrètement leurs programmes atomiques. Tous les États modernisent et adaptent leurs forces armées.
Cette course folle aux armements, à laquelle chaque État est irrémédiablement condamné par les exigences de la concurrence inter-impérialiste, est d'autant plus irrationnelle que le poids croissant de l'économie de guerre et de la production d'armes absorbe une part considérable de la richesse nationale : cette masse gigantesque de dépenses militaires à l'échelle mondiale, même si elle constitue une source de profit pour les marchands d'armes, représente au plan du capital global, une stérilisation et une destruction du capital. Les investissements réalisés dans la production et la vente d'armes et d'équipements militaires ne constituent aucunement un point de départ ou la source de l'accumulation de nouveaux profits : une fois produites ou acquises, les armes ne peuvent plus servir qu’à semer la mort et la destruction ou à attendre d’être remplacées quand elles sont obsolètes. Complètement improductives, ces dépenses ont un "impact économique (...) désastreux pour le capital. Face à des déficits budgétaires déjà incontrôlables, l'augmentation massive des dépenses militaires, que la croissance des antagonismes inter-impérialistes rend nécessaire, est un fardeau économique qui ne fait qu'accélérer la descente du capitalisme dans l'abîme." ("Rapport sur la situation internationale [237]", Revue internationale n° 35).
19. Après des décennies de dettes gigantesques, les injections massives de liquidités des derniers plans de soutien à l’économie surpassent de très loin le volume des interventions précédentes. Les milliards de dollars débloqués par les plans américains, européens et chinois ont porté la dette mondiale au niveau record de 365% du PIB mondial.
La dette, qui n'a cessé d'être utilisée par le capitalisme tout au long de sa période de décadence comme palliatif à la crise de surproduction, consiste à reporter les échéances dans le futur, au prix de convulsions toujours plus graves. Elle a atteint aujourd'hui des niveaux sans précédent. Depuis la Grande Dépression, la bourgeoisie a montré sa détermination à maintenir en vie son système de plus en plus menacé par la surproduction et l’étroitesse croissante des marchés par la sophistication de l’intervention de l’État en exerçant un contrôle général sur l’économie. Mais elle ne dispose d’aucun moyen pour s'attaquer aux causes réelles de la crise. Même s'il n'existe pas de limite fixe et prédéterminée à la fuite en avant dans l'endettement, un point à partir duquel cela deviendrait impossible, cette politique ne peut pas se poursuivre infiniment sans que l’accroissement de la dette ait de graves répercussions sur la stabilité du système, comme le montre le caractère de plus en plus fréquent et l’ampleur des crises de la dernière décennie mais également parce qu’une telle politique s’avère être, au moins depuis quatre décennies, de moins en moins efficace pour relancer l’économie mondiale.
Non seulement le poids de la dette condamne le système capitaliste à des convulsions toujours plus dévastatrices (faillites d'entreprises et même d'États, crises financières et monétaires, etc.) mais aussi, en restreignant de plus en plus la capacité des États à tricher avec les lois du capitalisme, il ne peut qu'entraver leur capacité à relancer leurs économies nationales respectives.
La crise qui se déroule déjà depuis des décennies va devenir la plus grave de toute la période de décadence, et sa portée historique dépassera même la première crise de cette époque, celle qui a commencé en 1929. Après plus de 100 ans de décadence capitaliste, avec une économie ravagée par le secteur militaire, affaiblie par l'impact de la destruction de l'environnement, profondément altérée dans ses mécanismes de reproduction par la dette et la manipulation étatique, en proie à la pandémie, souffrant de plus en plus de tous les autres effets de la décomposition, il est illusoire de penser que dans ces conditions qu'il y aura une reprise quelque peu durable de l'économie mondiale.
20. En même temps, les révolutionnaires ne doivent pas être tentés de tomber dans une vision "catastrophiste" d'une économie mondiale au bord de l'effondrement final. La bourgeoisie continuera à se battre jusqu'à la mort pour la survie de son système, que ce soit par des moyens directement économiques (comme l'exploitation de ressources inexploitées et de nouveaux marchés potentiels, illustrés par le projet chinois de la Nouvelle route de la soie) ou politiques, surtout par la manipulation du crédit et les tricheries avec la loi de la valeur. Cela signifie qu'il peut toujours y avoir des phases de stabilisation entre des convulsions économiques ayant des conséquences de plus en plus profondes.
21. Le retour d'une sorte de "néo-keynésianisme" initié par les énormes engagements de dépenses de l'administration Biden et des initiatives pour l'augmentation de l'impôt sur les sociétés - bien que motivé aussi par la nécessité de maintenir la cohésion de la société bourgeoise tout comme par le besoin tout aussi pressant de faire face à l'aggravation des tensions impérialistes - montre la volonté de la classe dirigeante d'expérimenter différentes formes de gestion économique, notamment parce que les déficiences des politiques néo-libérales lancées dans les années Thatcher-Reagan ont été sévèrement mises en évidence par la crise pandémique. Toutefois, de tels changements de politique ne peuvent empêcher l'économie mondiale d'osciller entre le double danger de l'inflation et de la déflation, de nouvelles crises du crédit et des crises monétaires ouvrant toutes sur des récessions brutales.
22. La classe ouvrière paie un lourd tribut à la crise. D'abord parce qu'elle est la plus directement exposée à la pandémie et qu'elle est la principale victime de la propagation de l'infection, ensuite parce que le plongeon de l'économie déclenche les attaques les plus graves depuis la Grande Dépression, sur tous les plans de ses conditions de vie et de travail, même si tous ne seront pas affectés de la même manière.
La destruction d'emplois quatre fois plus importante en 2020 qu'en 2009, n'a pas encore révélé toute l'ampleur de l'augmentation considérable du chômage de masse qui s'annonce. Bien que les subventions publiques accordées dans certains pays aux chômeurs partiels visent à atténuer le choc social (aux États-Unis, par exemple, au cours de la première année de la pandémie, le revenu moyen des salariés, selon les statistiques officielles, a augmenté - pour la première fois, en période de récession, dans l'histoire du capitalisme), des millions d'emplois vont disparaître très prochainement...
L'augmentation exponentielle du travail précaire et la baisse générale des salaires entraîneront une augmentation gigantesque de la paupérisation, qui frappe déjà de nombreux travailleurs. Le nombre de victimes de la famine dans le monde a été multiplié par deux et la faim réapparaît dans les pays occidentaux. Pour ceux qui conservent un emploi, la charge de travail et le rythme d'exploitation vont s'aggraver.
La classe ouvrière ne peut rien attendre des efforts de la bourgeoisie pour "normaliser" la situation économique, si ce n'est des licenciements et des réductions de salaires, l’augmentation du stress et de l'angoisse, des augmentations drastiques, des mesures d'austérité à tous les niveaux, dans l'éducation comme dans les pensions de santé et les prestations sociales. En bref, nous assisterons à une dégradation des conditions de vie et de travail à un niveau qu'aucune des générations de l'après-Seconde Guerre mondiale n'a connu jusqu'à présent.
23) Puisque le mode de production capitaliste est entré dans sa décadence, la pression pour lutter contre ce déclin avec des mesures capitalistes d'État est croissante. Cependant, la tendance à renforcer les organes et les formes capitalistes étatiques est tout sauf un renforcement du capitalisme ; au contraire, ils expriment les contradictions croissantes sur le terrain économique et politique. Avec l'accélération de la décomposition dans le sillage de la pandémie, nous assistons également à une forte augmentation des mesures capitalistes d'État ; celles-ci ne sont pas l’expression d’un plus grand contrôle de l’État sur la société mais constituent plutôt l'expression des difficultés croissantes à organiser la société dans son ensemble et à empêcher sa tendance croissante à la fragmentation.
24. Le CCI a reconnu au début des années 90 que l'effondrement du bloc de l'Est et l'ouverture définitive de la phase de décomposition créeraient des difficultés croissantes pour le prolétariat : le manque de perspective politique, qui avait déjà été un élément central des difficultés du mouvement de la classe ouvrière dans les années 1980, serait sérieusement aggravé par les campagnes assourdissantes sur la mort du communisme ; lié à cela, le sentiment d'identité de classe du prolétariat serait sévèrement affaibli dans la nouvelle période, à la fois par les effets d'atomisation et de division de la décomposition sociale, et par les efforts conscients de la classe dominante pour exacerber ces effets à travers des campagnes idéologiques (la "fin de la classe ouvrière") et les changements "matériels" apportés par la politique de globalisation (éclatement des centres traditionnels de la lutte de classe, délocalisation des industries vers des régions du monde où la classe ouvrière n'a pas le même degré d'expérience historique, etc.).
25. Le CCI a eu tendance à sous-estimer la profondeur et la durée de ce recul de la lutte de classe, voyant souvent des signes que le reflux était sur le point d'être surmonté et que nous verrions à une échéance relativement brève de nouvelles vagues internationales de lutte comme dans la période après 1968. En 2003, sur la base de nouvelles luttes en France, en Autriche et ailleurs, le CCI a prédit un renouveau des luttes par une nouvelle génération de prolétaires qui avait été moins influencée par les campagnes anticommunistes et serait confrontée à un avenir de plus en plus incertain. Dans une large mesure, ces prédictions ont été confirmées par les événements de 2006-2007, notamment la lutte contre le CPE en France, et de 2010-2011, en particulier le mouvement des Indignés en Espagne. Ces mouvements ont montré des avancées importantes au niveau de la solidarité entre les générations, de l'auto-organisation par le biais d'assemblées, de la culture du débat, des préoccupations réelles quant à l'avenir qui attend la classe ouvrière et l'humanité dans son ensemble. En ce sens, ils ont montré le potentiel d'une unification des dimensions économiques et politiques de la lutte de classe. Cependant, il nous a fallu beaucoup de temps pour comprendre les immenses difficultés auxquelles était confrontée cette nouvelle génération, "élevée" dans les conditions de la décomposition, difficultés qui empêcheraient le prolétariat d'inverser le recul post-89 au cours de cette période.
26. Un élément clé de ces difficultés était l'érosion continue de l'identité de classe. Cela avait déjà été visible dans les luttes de 2010-11, en particulier dans le mouvement en Espagne : malgré les avancées importantes réalisées au niveau de la conscience et de l'organisation, la majorité des Indignés se voyait comme des "citoyens" plutôt que comme des membres d'une classe, ce qui la rendait vulnérable aux illusions démocratiques colportées par des groupes comme Democratia real Ya ! (le futur Podemos), et plus tard au poison du nationalisme catalan et espagnol. Au cours des années suivantes, le reflux qui s'est produit à la suite de ces mouvements a été approfondi par la montée rapide du populisme, qui a créé de nouvelles divisions au sein de la classe ouvrière internationale - des divisions exploitant les différences nationales et ethniques, alimentées par les attitudes pogromistes de la droite populiste, mais aussi des divisions politiques entre populisme et anti-populisme. Partout dans le monde, la colère et le mécontentement grandissaient, fondés sur de graves privations matérielles et de réelles angoisses quant à l'avenir ; mais en l'absence d'une réponse prolétarienne, une grande partie de ce mécontentement a été canalisée dans des révoltes interclassistes telles que les Gilets Jaunes en France, dans des campagnes parcellaires sur un terrain bourgeois telles que les marches pour le climat, dans des mouvements pour la démocratie contre la dictature (Hong Kong, Biélorussie, Myanmar, etc.) ou dans l'enchevêtrement inextricable des politiques identitaires raciale et sexuelle qui servent à dissimuler davantage la question cruciale de l'identité de classe prolétarienne comme seule base pour une réponse authentique à la crise du mode de production capitaliste. La prolifération de ces mouvements - qu'ils apparaissent comme des révoltes interclassistes ou des mobilisations ouvertement bourgeoises - a accru les difficultés déjà considérables non seulement pour la classe ouvrière dans son ensemble mais pour la Gauche communiste elle-même, pour les organisations qui ont la responsabilité de définir et de défendre le terrain de classe. Un exemple clair de cela a été l'incapacité des bordiguistes et de la TCI à reconnaître que la colère provoquée par le meurtre de George Floyd par la police en mai 2020 avait été immédiatement détournée vers des canaux bourgeois. Mais le CCI a également rencontré d'importants problèmes face à cet éventail de mouvements souvent déconcertants et, dans le cadre de son examen critique des 20 dernières années, il devra sérieusement examiner la nature et l'étendue des erreurs qu'il a commises au cours de la période allant du printemps arabe de 2011 à ces révoltes et mobilisations plus récentes, en passant par les manifestations dites aux bougies en Corée du Sud.
27. La pandémie en particulier a créé des difficultés considérables pour la classe ouvrière :
28. Malgré les énormes problèmes auxquels le prolétariat est confronté, nous rejetons l'idée que la classe a déjà été vaincue à l'échelle mondiale, ou qu'elle est sur le point de subir une défaite comparable à celle de la période de contre-révolution, un genre de défaite dont le prolétariat ne serait peut-être plus capable de se remettre. Le prolétariat, en tant que classe exploitée, ne peut éviter de passer par l'école des défaites, mais la question centrale est de savoir si le prolétariat a déjà été tellement submergé par l'avancée implacable de la décomposition que son potentiel révolutionnaire a été effectivement sapé. Mesurer une telle défaite dans la phase de décomposition est une tâche bien plus complexe que dans la période qui a précédé la Seconde Guerre mondiale, lorsque le prolétariat s'était levé ouvertement contre le capitalisme et avait été écrasé par une série de défaites frontales, ou que dans la période qui a suivi 1968, lorsque le principal obstacle à la marche de la bourgeoisie vers une nouvelle guerre mondiale fut le renouveau de la lutte de classe par une nouvelle génération invaincue de prolétaires. Comme nous l'avons déjà rappelé, la phase de décomposition contient en effet le danger que le prolétariat échoue tout simplement à répondre et soit étouffé sur une longue période - une "mort par mille coups" plutôt qu'un affrontement de classe frontal. Néanmoins, nous affirmons qu'il y a encore suffisamment d'éléments qui montrent que, malgré les l’avancée incontestable de la décomposition, malgré le fait que le temps ne joue plus en faveur de la classe ouvrière, le potentiel d'une profonde renaissance prolétarienne - menant à une réunification entre les dimensions économiques et politiques de la lutte de classe - n'a pas disparu, comme en témoignent :
Ainsi, la lutte défensive de la classe ouvrière contient les germes des relations sociales qualitativement plus élevées qui sont le but final de la lutte de classe - ce que Marx appelait les "producteurs librement associés". Par l'association, par la réunion de toutes ses composantes, de toutes ses capacités et de toutes ses expériences, le prolétariat peut devenir puissant, il peut devenir le combattant toujours plus conscient et uni pour une humanité libérée et son signe avant-coureur.
29. Malgré la tendance du processus de décomposition à agir sur la crise économique, cette dernière reste l'"alliée du prolétariat" dans cette phase. Comme le disent les Thèses sur la décomposition :
"l'aggravation inexorable de la crise du capitalisme, constitue le stimulant essentiel de la lutte et de la prise de conscience de la classe, la condition même de sa capacité à résister au poison idéologique du pourrissement de la société. En effet, autant le prolétariat ne peut trouver un terrain de rassemblement de classe dans des luttes partielles contre les effets de la décomposition, autant sa lutte contre les effets directs de la crise elle-même constitue la base du développement de sa force et de son unité de classe. Il en est ainsi notamment parce que:
- si les effets de la décomposition (par exemple la pollution, la drogue, l'insécurité, etc.) affectent de façon relativement indistincte toutes les couches de la société et constituent un terrain propice aux campagnes et mystifications a-classistes (écologie, mouvements antinucléaires, mobilisations antiracistes, etc.), les attaques économiques (baisse du salaire réel, licenciements, augmentation des cadences, etc.) résultant directement de la crise affectent de façon spécifique le prolétariat (c'est-à-dire la classe produisant la plus-value et s'affrontant au capital sur ce terrain);
- la crise économique, contrairement à la décomposition sociale qui concerne essentiellement les superstructures, est un phénomène qui affecte directement l'infrastructure de la société sur laquelle reposent ces superstructures; en ce sens, elle met à nu les causes ultimes de l'ensemble de la barbarie qui s'abat sur la société, permettant ainsi au prolétariat de prendre conscience de la nécessité de changer radicalement de système, et non de tenter d'en améliorer certains aspects." (Thèse 17 [47])
30. Par conséquent, nous devons rejeter toute tendance à minimiser l'importance des luttes économiques "défensives" de la classe, ce qui est une expression typique de la conception moderniste qui ne voit la classe que comme une catégorie exploitée et non également comme une force historique, révolutionnaire. Il est bien sûr vrai que la lutte économique seule ne peut pas faire barrage à la décomposition : comme le disent les Thèses sur la décomposition, "Pour mettre fin à la menace que constitue la décomposition, les luttes ouvrières de résistance aux effets de la crise ne suffisent plus: seule la révolution communiste peut venir à bout d'une telle menace." Mais c'est une erreur profonde de perdre de vue l'interaction constante et dialectique entre les aspects économiques et politiques de la lutte, comme Rosa Luxemburg l'a souligné dans son travail sur la grève de masse de 1905 ; et encore, dans le feu de la révolution allemande de 1918-19, lorsque la dimension "politique" était au grand jour, elle a insisté sur le fait que le prolétariat devait encore développer ses luttes économiques comme seule base pour s'organiser et s'unifier en tant que classe. Ce sera la combinaison du renouveau des luttes défensives sur un terrain de classe, se heurtant aux limites objectives de la société bourgeoise en décomposition, et fertilisée par l'intervention de la minorité révolutionnaire, qui permettra à la classe ouvrière de récupérer sa perspective révolutionnaire, d'avancer vers la politisation pleinement prolétarienne qui lui permettra de sortir l'humanité du cauchemar du capitalisme en décomposition.
31. Dans une première période, la redécouverte de l'identité et de la combativité de classe constituera une forme de résistance contre les effets corrosifs de la décomposition capitaliste - un rempart contre la fragmentation de la classe ouvrière et la division entre ses différentes parties. Sans le développement de la lutte de classe, des phénomènes tels que la destruction de l'environnement et la prolifération du chaos militaire tendent à renforcer le sentiment d'impuissance et le recours à de fausses solutions telles que l'écologisme et le pacifisme. Mais à un stade plus développé de la lutte, dans le contexte d'une situation révolutionnaire, la réalité de ces menaces pour la survie de l'espèce peut devenir un facteur de compréhension du fait que le capitalisme a effectivement atteint la phase terminale de son déclin et que la révolution est la seule issue possible. En particulier, les pulsions guerrières du capitalisme - surtout lorsqu'elles impliquent directement ou indirectement les grandes puissances - peuvent être un facteur important dans la politisation de la lutte de classe, car elles impliquent à la fois une augmentation très concrète de l'exploitation et du danger physique, mais aussi une confirmation supplémentaire que la société est confrontée au choix capital entre socialisme et barbarie. De facteurs de démobilisation et de désespoir, ces menaces peuvent renforcer la détermination du prolétariat à en finir avec ce système moribond.
D’une certaine façon, « la Gauche communiste se trouve aujourd’hui dans une situation similaire à celle de Bilan des années 1930, au sens où elle est contrainte de comprendre une situation historique nouvelle sans précédent » (Résolution sur la situation internationale [238], 13e congrès du CCI, Revue internationale n°97, 1999). Ce constat, plus adéquat que jamais, requerrait des débats intenses entre organisations du milieu prolétarien pour analyser la signification de la crise du Covid-19 dans l’histoire du capitalisme et les conséquences qui en découlent. Or, face à l’extension fulgurante des événements, les groupes du MPP apparaissent totalement désemparés et désarmés : au lieu de se saisir de la méthode marxiste comme d’une théorie vivante, ils la réduisent à un dogme invariant où la lutte de classe est vue comme une répétition immuable de schémas éternellement valides sans pouvoir montrer non seulement ce qui persiste mais aussi ce qui a changé. Ainsi, les groupes bordiguistes ou conseillistes ignorent obstinément l’entrée du système dans sa phase de décadence. D’autre part, la Tendance communiste internationale (TCI) rejette la décomposition comme une vision cataclysmique et limite ses explications au truisme selon lequel le profit est responsable de la pandémie et à l’idée illusoire que cette dernière n’est qu’un événement anecdotique, une parenthèse, dans les attaques de la bourgeoisie pour maximiser ses profits. Ces groupes du MPP se contentent de réciter les schémas du passé sans analyser les circonstances spécifiques, le moment et l’impact de la crise sanitaire. En conséquence, leur apport dans l’évaluation du rapport de force entre les deux classes antagoniques de la société, des dangers ou opportunités qui se présentent à la classe et à ses minorités est aujourd’hui dérisoire.
Une démarche marxiste ferme est d’autant plus nécessaire que la méfiance envers le discours officiel engendre actuellement l’émergence de nombreuses « explications alternatives » fallacieuses et fantaisistes des événements. Des théories « complotistes » plus fantaisistes les unes que les autres voient le jour et son partagées par des millions d’adeptes : la pandémie et aujourd’hui la vaccination massive seraient une machination des Chinois pour assurer leur suprématie, un complot de la bourgeoisie mondiale pour préparer la guerre ou restructurer l’économie mondiale, une prise de pouvoir par une internationale secrète de virologues ou encore une conspiration mondiale nébuleuse des élites (sous la direction de Soros ou Gates), … Cette ambiance générale provoque même une désorientation du milieu politique, un véritable « Corona blues ».
Pour le CCI, le marxisme est « une pensée vivante pour laquelle chaque événement historique important est l'occasion d'un enrichissement. (…). Il revient aux organisations et aux militants révolutionnaires la responsabilité spécifique et fondamentale d'accomplir cet effort de réflexion en ayant bien soin, à l'image de nos aînés comme Lénine, Rosa Luxemburg, la Fraction Italienne de la Gauche Communiste Internationale (Bilan), la Gauche Communiste de France, etc., d'avancer à la fois avec prudence et audace :
En particulier, face à de tels événements historiques, il importe que les révolutionnaires soient capables de bien distinguer les analyses qui sont devenues caduques de celles qui restent valables, afin d'éviter un double écueil : soit s'enfermer dans la sclérose, soit "jeter le bébé avec l'eau du bain » (Texte d'orientation Militarisme et décomposition [71], 1991).
Dès lors, la crise du Covid-19 impose au CCI de confronter les éléments marquants de cet événement majeur au cadre de la décomposition que l’organisation met en avant depuis plus de 30 ans pour appréhender l’évolution du capitalisme. Ce cadre est clairement rappelé dans la résolution sur la situation internationale [57] du 23e congrès international du CCI (2019) : « Il y a 30 ans, le CCI a mis en évidence que le système capitaliste était entré dans la phase ultime de sa période de décadence et de son existence, celle de la décomposition. Cette analyse se basait sur un certain nombre de faits empiriques, mais en même temps elle donnait un cadre pour la compréhension de ceux-ci : "Dans une telle situation où les deux classes fondamentales et antagoniques de la société s’affrontent sans parvenir à imposer leur propre réponse décisive, l’histoire ne saurait pourtant s’arrêter. Encore moins que pour les autres modes de production qui l’ont précédé, il ne peut exister pour le capitalisme de "gel", de "stagnation" de la vie sociale. Alors que les contradictions du capitalisme en crise ne font que s’aggraver, l’incapacité de la bourgeoisie à offrir la moindre perspective pour l’ensemble de la société et l’incapacité du prolétariat à affirmer ouvertement la sienne dans l’immédiat ne peuvent que déboucher sur un phénomène de décomposition généralisée, de pourrissement sur pied de la société." (La décomposition, phase ultime de la décadence du capitalisme [47], Point 4, Revue Internationale n° 107). Notre analyse prenait le soin de préciser les deux significations du terme "décomposition" ; d’une part, il s’applique à un phénomène qui affecte la société, particulièrement dans la période de décadence du capitalisme et, d’autre part, il désigne une phase historique particulière de cette dernière, sa phase ultime : "… il est indispensable de mettre en évidence la différence fondamentale qui oppose les éléments de décomposition qui ont affecté le capitalisme depuis le début du siècle [le 20e siècle] et la décomposition généralisée dans laquelle s’enfonce à l’heure actuelle ce système et qui ne pourra aller qu’en s’aggravant. Là aussi, au-delà de l’aspect strictement quantitatif, le phénomène de décomposition sociale atteint aujourd’hui une telle profondeur et une telle extension qu’il acquiert une qualité nouvelle et singulière manifestant l’entrée du capitalisme décadent dans une phase spécifique – la phase ultime – de son histoire, celle où la décomposition devient un facteur, sinon le facteur, décisif de l’évolution de la société." (Ibid., Point 2)
C’est principalement ce dernier point, le fait que la décomposition tende à devenir le facteur décisif de l’évolution de la société, et donc de l’ensemble des composantes de la situation mondiale – une idée qui n’est nullement partagée par les autres groupes de la Gauche communiste – qui constitue l’axe majeur de la présente résolution » (Résolution sur la situation internationale [57], 23è congrès du CCI, Revue Internationale n° 164).
Dans ce contexte, le but de ce rapport est d’évaluer l’impact de la crise du Covid-19 sur l’approfondissement des contradictions au sein du système capitaliste et les incidences de celle-ci sur l’approfondissement de la phase de décomposition.
La pandémie sévit dans le cœur du capitalisme : une première, puis une seconde, voire une troisième vague d’infections déferlent sur le monde et en particulier sur les pays industrialisés ; leurs systèmes hospitaliers sont au bord de l’implosion et ils sont obligés d’imposer à répétition des confinements plus ou moins radicaux. Après un an de pandémie, les chiffres officiels, largement sous-évalués dans de nombreux pays, comptabilisent plus de 500.000 morts aux USA et plus de 650.000 dans l’Union Européenne comme en Amérique Latine.
Durant les douze derniers mois, dans ce mode de production aux capacités scientifiques et technologiques illimitées, les bourgeoisies, non seulement de pays périphériques mais surtout des principaux pays industrialisés, se sont montrées incapables :
Au contraire, elles ont rivalisé dans la prise de mesures incohérentes et chaotiques et ont eu recours, en désespoir de cause, à des mesures datant des tréfonds de l’histoire, telles que le confinement, la quarantaine ou le couvre-feu. Elles ont condamné à la mort des centaines de milliers de personnes en sélectionnant les malades du Covid admis dans les hôpitaux surchargés ou en postposant à une date lointaine le traitement d’autres pathologies graves.
Le déroulement catastrophique de la crise pandémique est fondamentalement lié à la pression implacable de la crise historique du mode de production capitaliste. L’impact des mesures d’austérité, encore accentuées depuis la récession de 2007-2011, la concurrence économique impitoyable entre les États et la priorité accordée, en particulier dans les pays industrialisés, au maintien des capacités de production au détriment de la santé des populations au nom de la primauté de l’économie ont favorisé l’ampleur de la crise sanitaire et constituent une entrave permanente à son endiguement. Cette immense catastrophe que constitue la pandémie n’est pas le produit de la fatalité ni de l’insuffisance des connaissances scientifiques ou des outils sanitaires (comme cela a pu être le cas dans des modes de production antérieurs) ; elle n’arrive pas non plus comme un coup de tonnerre dans un ciel serein ni ne constitue une parenthèse passagère. Elle exprime l’impuissance fondamentale du mode de production capitaliste déclinant, qui va au-delà de l’incurie de tel ou tel gouvernement mais qui est au contraire révélatrice du blocage et du pourrissement sur pied de la société bourgeoise. Et surtout elle révèle l’ampleur de cette phase de décomposition qui s’approfondit depuis 30 ans.
La crise du Covid-19 ne surgit pas du néant ; elle est à la fois l’expression et la résultante de 30 années de phase de décomposition qui ont marqué une tendance à la multiplication, à l’approfondissement et à une convergence de plus en plus nette des différentes manifestations du pourrissement sur pied.
(a) L’importance et la signification de la dynamique de décomposition ont été appréhendées par le CCI dès la fin des années ’80 : « Alors que la bourgeoisie n'a pas les mains libres pour imposer sa "solution" : la guerre impérialiste généralisée, et que la lutte de classe n'est pas encore suffisamment développée pour permettre la mise en avant de sa perspective révolutionnaire, le capitalisme est entraîné dans une dynamique de décomposition, de pourrissement sur pied qui se manifeste sur tous les plans de son existence :
(b) L’implosion du bloc soviétique marque une accélération spectaculaire du processus malgré les campagnes pour le dissimuler. L’effondrement de l’intérieur d’un des deux blocs impérialistes qui se faisaient face, sans que cela soit le produit, ni d’une guerre mondiale entre les blocs, ni de l’offensive du prolétariat, ne peut être compris que comme une expression majeure de l’entrée dans la phase de décomposition. Cependant, les tendances à la perte de contrôle et à l’exacerbation du chacun pour soi que cette implosion manifeste ont été largement dissimulées et contrées dans un premier temps, d’abord par le regain du prestige de la « démocratie » du fait de sa « victoire sur le communisme » (campagnes sur la mort du communisme et la supériorité du mode de gouvernement démocratique), ensuite par la 1ère guerre du golfe (1991), engagée au nom des Nations Unies contre Saddam Husein qui permet à Bush senior d’imposer une « coalition internationale des États » sous la direction des USA et de freiner ainsi dans un premier temps la tendance au chacun pour soi ; enfin, par le fait que l’effondrement économique découlant de l’implosion du bloc de l’Est touche uniquement les anciens pays du bloc russe, une partie particulièrement arriérée du capitalisme, et épargne largement les pays industrialisés.
(c) Au début du 21e siècle, l’extension de la décomposition se manifeste avant tout par l’explosion du chacun pour soi et du chaos sur le plan impérialiste. L’attaque des Twin Towers et du Pentagone par Al Qaeda le 11 septembre 2001 et la riposte militaire unilatérale de l’administration Bush ouvre toute grande la « boîte de pandore » de la décomposition : avec l’attaque et l’invasion de l’Irak en 2003 au mépris des conventions ou des organisations internationales et sans tenir compte de l’avis de ses principaux « alliés », la première puissance mondiale passe du statut de gendarme de l'ordre mondial à celui d'agent principal du chacun pour soi et du chaos. L’occupation de l’Irak, puis la guerre civile en Syrie (2011) vont puissamment attiser le chacun pour soi impérialiste non seulement au Moyen-Orient mais sur toute la planète. Elles accentuent également la tendance au déclin du leadership US, tandis que la Russie revient à l’avant-plan, en particulier par un rôle impérialiste « perturbateur » en Syrie et que la Chine monte rapidement en puissance en tant que challenger de la superpuissance US.
(d) Dans les deux premières décennies du 21e siècle, la croissance quantitative et qualitative du terrorisme, favorisée par l’extension du chaos et la barbarie guerrière dans le monde, prend une place centrale dans la vie de la société comme instrument de guerre entre États. Cela a conduit à la constitution d'un nouvel État, « l’État Islamique » (Daesh), avec son armée, sa police, son administration, ses écoles, dont le terrorisme est l'arme de prédilection et qui a déclenché une vague d’attentats suicides au Moyen-Orient comme dans les métropoles des pays industrialisés. « La constitution de Daesh en 2013-14 et les attentats en France en 2015-16, en Belgique et en Allemagne en 2016 représentent une autre étape de premier plan de ce processus » (Rapport sur la décomposition aujourd'hui [58], 22è Congrès du CCI, 2017). Cette expansion de ce terrorisme ‘kamikaze’ va de pair avec la progression du radicalisme religieux irrationnel et fanatique partout dans le monde, du Moyen-Orient au Brésil, des USA à l’Inde.
(e) En 2016-17, le référendum sur le Brexit en Grande-Bretagne et l’avènement de Trump aux USA révèlent le tsunami populiste qui constitue une nouvelle manifestation particulièrement saillante de l’approfondissement de la décomposition. « La montée du populisme constitue une expression, dans les circonstances actuelles, de la perte de contrôle croissante par la bourgeoisie des rouages de la société résultant fondamentalement de ce qui se trouve au cœur de la décomposition de celle-ci, l’incapacité des deux classes fondamentales de la société d’apporter une réponse à la crise insoluble dans laquelle s’enfonce l’économie capitaliste. En d’autres termes, la décomposition résulte fondamentalement d’une impuissance de la part de la classe régnante, d’une impuissance qui trouve sa source dans son incapacité à surmonter cette crise de son mode de production et qui tend de plus en plus à affecter son appareil politique. Parmi les causes actuelles de la vague populiste on trouve les principales manifestations de la décomposition sociale : la montée du désespoir, du nihilisme, de la violence, de la xénophobie, associée à un rejet croissant des "élites" (les "riches", les politiciens, les technocrates) et dans une situation où la classe ouvrière est incapable de présenter, même de façon embryonnaire, une alternative » (Résolution sur la situation internationale [57], 23e Congrès du CCI, pt3, Revue internationale n° 164). Si cette vague populiste touche en particulier les bourgeoisies des pays industrialisés, elle se retrouve aussi dans les autres régions du mode sous la forme de la venue au pouvoir de leaders forts et « charismatiques » (Orban, Bolsonaro, Erdogan, Modi, Duterte, …) souvent avec le soutien de sectes ou de mouvements extrémistes d’inspiration religieuse (églises évangélistes en Amérique latine ou en Afrique, Frères Musulmans en Turquie, mouvements identitaires racistes hindous dans le cas de Modi).
La phase de décomposition a déjà 30 ans d’histoire et le bref survol de cette dernière montre comment le pourrissement du capitalisme s’est étendu et approfondi à travers des phénomènes qui ont progressivement affecté de plus en plus d’aspects de la société et qui constituent les ingrédients qui ont provoqué le caractère explosif de la crise planétaire du Covid-19. Certes, pendant ces 30 ans, la progression des phénomènes a été discontinue, mais elle s’est déroulée sur différents plans (crise écologique, chacun pour soi impérialiste, fragmentation d’États, terrorisme, émeutes sociales, perte de contrôle de l’appareil politique, pourrissement idéologique), minant de plus en plus les tentatives du capitalisme d’État de contrer son avancée et de maintenir un certain cadre partagé. Pourtant, si les différents phénomènes atteignaient un niveau d’intensité appréciable, ils apparaissaient jusque-là comme « une prolifération de symptômes sans interconnexion apparente, contrairement aux périodes précédentes de la décadence du capitalisme qui étaient définies et dominées par des repères aussi évidents que la guerre mondiale ou la révolution prolétarienne » (Rapport sur la pandémie Covid-19 et la période de décomposition capitaliste [240] (juillet 2020)). C’est précisément la signification de la crise du Covid-19 d’être, telle l’implosion du bloc de l’Est, hautement emblématique de la phase de décomposition en cumulant l’ensemble des facteurs de putréfaction du système.
A l’instar les différentes manifestations de la décadence (guerres mondiales, crises générales de l’économie, militarisme, fascisme et stalinisme, …), il y a donc aussi accumulation des manifestations de la phase de décomposition. L’ampleur de l’impact de la crise du Covid-19 s’explique non seulement par cette accumulation mais aussi par l’interaction des expressions écologiques, sanitaires, sociales, politiques, économiques et idéologiques de la décomposition dans une sorte de spirale jamais observé jusqu’alors, qui a débouché sur une tendance à la perte de contrôle de plus en plus d’aspects de la société et à une flambée d’idéologies irrationnelles, extrêmement dangereuses pour le futur de l’humanité.
(a) Covid-19 et destruction de la nature
La pandémie est clairement une expression de la rupture de la relation entre l'humanité et la nature, qui a atteint une intensité et une dimension planétaire inégalées avec la décadence du système et, en particulier, avec la dernière phase de cette décadence, celle de la décomposition, à travers plus spécifiquement ici la croissance et la concentration urbaines incontrôlées (prolifération de bidonvilles surpeuplés) dans les régions périphériques du capitalisme, la déforestation et le changement climatique. Ainsi, dans le cas du Covid-19, une étude récente de chercheurs des universités de Cambridge et d’Hawaii et du Potsdam Institute for Climate Impact Research (dans la revue Science of the Total Environment) indiquerait que les changements climatiques en Chine du Sud au cours du siècle passé auraient favorisé la concentration dans la région d’espèces de Chauve-souris, qui sont porteuses de milliers de coronavirus, et permis la transmission du SARS-CoV-2, via probablement le pangolin, vers l’homme.[1]
Depuis des décennies, la destruction irrémédiable du monde naturel génère un danger croissant de catastrophes environnementales mais aussi sanitaires, comme l'ont déjà illustré les épidémies de SRAS, de H1N1 ou d'Ebola, qui, par chance, ne sont pas devenues des pandémies. Pourtant, bien que le capitalisme dispose de forces technologiques telles qu'il est capable d'envoyer des hommes sur la Lune, de produire des armes monstrueuses capables de détruire la planète des dizaines de fois, il n’a pu se doter des moyens nécessaires pour remédier aux problèmes écologiques et sanitaires qui ont conduit au déclenchement de la pandémie Covid-19. L'homme est de plus en plus séparé de son "corps organique" (Marx) et la décomposition sociale accentue cette tendance.
(b) Covid-19 et récession économique
En même temps, les mesures d’austérité et de restructuration dans la recherche et les systèmes de santé, intensifiées encore depuis la récession de 2007-2011, ont réduit les disponibilités hospitalières et ralenti, si pas arrêté, les recherches sur les virus de la famille des Covid, alors que différentes épidémies précédentes avaient averti de la dangerosité de ceux-ci. D’autre part, au cours de la pandémie, l’objectif premier des pays industrialisés a toujours été de maintenir les capacités de production intactes autant et aussi longtemps que possible (et, dans leur prolongement, les crèches, l’enseignement gardien et primaire pour permettre aux parents d’aller travailler) tout en sachant qu’entreprises et écoles constituent un foyer non négligeable de contagion malgré les mesures prises (porter un masque, garder ses distances, etc.). En particulier, lors du déconfinement de l’été 2020, la bourgeoisie a joué cyniquement avec la santé des populations au nom de la primauté de l’économie, qui a toujours prévalu, même si cela doit contribuer au surgissement d’une nouvelle vague de la pandémie et à la répétition de confinements, à l’augmentation du nombre d’hospitalisations et de décès.
(c) Covid-19 et chacun pour soi impérialiste
L’accentuation du chacun pour soi entre États a constitué depuis le début un puissant stimulant à l’expansion de la pandémie et a incité même à son exploitation à des fins hégémoniques. D’abord, les tentatives initiales de la Chine de camoufler le surgissement du virus et son refus de transmettre des infos à l’OMS ont largement favorisé l’expansion initiale de la pandémie. Ensuite, la persistance de la pandémie et de ses différentes vagues ainsi que le nombre des victimes ont été favorisés par le refus de nombreux pays de « partager » leurs stocks de matériel sanitaire avec leurs voisins, par le chaos grandissant dans la coopération entre les différents pays, y compris et surtout au sein de l’UE, en vue d’harmoniser les politiques de limitation des contaminations ou la politique de conception et d’achat des vaccins, et encore par la « course au vaccin » entre les géants pharmaceutiques concurrents (avec de juteux bénéfices pour les gagnants à la clé) au lieu de réunir l’ensemble des compétences disponibles en médecine et en pharmacologie. Enfin, la « guerre des vaccins » sévit pleinement entre les États : ainsi, la Commission Européenne avait initialement refusé de réserver 5 millions de doses de vaccin supplémentaires proposées par Pfizer-BioNTech sous la pression de la France qui exigeait une commande supplémentaire équivalente pour l’entreprise française Sanofi ; le vaccin d’AstraZeneca/ Université d’Oxford est réservé en priorité à l’Angleterre au détriment des commandes de l’UE ; par ailleurs, les vaccins chinois (Sinovac), russe (Spoutnik V), indiens (BBV152) ou américains (Moderna) sont largement exploités par ces États comme des instruments de la politique impérialiste. La concurrence entre États et l’explosion du chacun pour soi ont accentué le chaos effrayant dans la gestion de la crise pandémique.
(d) Covid-19 et perte de contrôle de la bourgeoisie sur son appareil politique
La perte de contrôle sur l’appareil politique était déjà une des caractéristiques marquant l’implosion du bloc de l’Est mais elle était apparue alors comme une spécificité liée au caractère particulier des régimes staliniens. La crise des réfugiés (2015-16), l’émergence d’émeutes sociales contre la corruption des élites et surtout le raz-de-marée populiste (2016), toutes des manifestations certes déjà présentes mais de manière moins proéminentes lors des décennies passées, vont mettre en évidence dès la deuxième partie de la décennie 2010-2020 l’importance de ce phénomène comme expression de la progression de la décomposition. Cette dimension jouera un rôle déterminant dans l’extension de la crise du Covid-19. Le populisme et en particulier les dirigeants populistes comme Bolsonaro, Johnson ou Trump ont favorisé par leur politique « vandaliste » l’expansion et l’impact létal de la pandémie : ils ont banalisé le Covid-19 comme une simple grippe, ont favorisé une mise en place incohérente d’une politique de limitation des contaminations, exprimant ouvertement leur scepticisme envers celle-ci, et ont saboté toute collaboration internationale. Ainsi Trump a ouvertement transgressé les mesures sanitaires préconisées, ouvertement accusé la Chine (le « virus chinois ») et a refusé toute coopération avec l’OMS.
Ce « vandalisme » exprime de manière emblématique la perte de contrôle par la bourgeoisie de son appareil politique : après s’être montrées incapables dans un premier temps de limiter l’expansion de la pandémie, les différentes bourgeoisies nationales ont échoué à coordonner leurs actions et à mettre en place un large système de « testing » et de « track and tracing » en vue de contrôler et de limiter de nouvelles vagues de contagion du Covid-19. Enfin, le déploiement lent et chaotique de la campagne de vaccination souligne une fois de plus les difficultés de l’État à gérer adéquatement la pandémie. La succession de mesures contradictoires et inefficaces a nourri un scepticisme et une méfiance croissants dans les populations envers les directives des gouvernements : « On voit bien que, par rapport à la première vague, les citoyens ont davantage de mal à adhérer aux recommandations » (D. Le Guludec, présidente de la Haute Autorité de Santé en France, LMD 800, nov. 2020). Cette inquiétude est bien présente au sein des gouvernements des pays industrialisés (de Macron à Biden), conjurant la population de suivre les recommandations et les directives des autorités.
(e) Covid-19 et rejet des élites, idéologies irrationnelles ou montée du désespoir
Les mouvements populistes s’opposent non seulement aux élites mais favorisent également la progression d’idéologies nihilistes et des sectarismes religieux les plus rétrogrades, déjà renforcés par l’approfondissement de la phase de décomposition. La crise du Covid-19 a provoqué une explosion sans précédent de visions complotistes et anti-scientifiques, qui nourrissent la contestation des politiques sanitaires des États. Les théories conspirationnistes foisonnent et répandent des conceptions totalement fantaisistes concernant le virus et la pandémie. Par ailleurs, les dirigeants populistes comme Bolsonaro ou Trump ont exprimé ouvertement leur mépris pour la science. L’extension exponentielle de la pensée irrationnelle et de la mise en doute de la rationalité scientifique au cours de la pandémie est une illustration frappante de l’accélération de la décomposition.
Le rejet populiste des élites et les idéologies irrationnelles ont exacerbé une contestation de plus en plus violente sur un terrain purement bourgeois des mesures gouvernementales, telles les couvre-feu et les confinements. Cette rage anti-élites et anti-État a stimulé le surgissement de rassemblements (Danemark, Italie, Allemagne) ou d’émeutes « vandalistes », nihilistes et anti-étatiques contre les restrictions (aux cris de « "Liberté ! », « pour nos droits et la vie »), contre la « dictature du confinement » ou encore la « tromperie d’un virus qui n'existe pas », comme celles qui ont éclaté en janvier en Israël, au Liban, en Espagne et surtout dans de nombreuses villes des Pays-Bas.
Les effets de la phase de décomposition ont d’abord touché de plein fouet des zones périphériques du système : pays de l’Est avec l’implosion du bloc soviétique et de l’ex-Yougoslavie, guerres au Moyen-Orient, tensions guerrières en Extrême-Orient (Afghanistan, Corée, Conflit frontalier sino-indien), famines, guerres civiles, chaos en Afrique. Cela change avec la crise des réfugiés, qui a entraîné un flot massif de demandeurs d’asile vers l’Europe, ou avec l’exode de populations désespérées du Mexique et d’Amérique centrale vers les USA, ensuite avec les attentats djihadistes aux USA et au cœur de l’Europe et enfin avec le tsunami populiste de 2016. Au cours de la deuxième décennie du 21e siècle, le centre des pays industrialisés est de plus en plus affecté et cette tendance est confirmée de manière spectaculaire avec la crise du Covid-19.
La pandémie touche de plein fouet le cœur du capitalisme et notamment les USA. Par rapport à la crise de 1989, l’implosion du bloc de l’Est, qui ouvrait la phase de décomposition, une différence capitale est précisément que la crise du Covid-19 ne touche pas une partie particulièrement arriérée du mode de production capitaliste, qu’elle ne peut donc être présentée comme une victoire du « capitalisme démocratique » puisqu’elle impacte au contraire le centre du système capitaliste à travers les démocraties d’Europe et les États-Unis. Comme un boomerang, les pires effets de la décomposition, que le capitalisme avait repoussé pendant des années vers la périphérie du système, reviennent en pleine figure des pays industrialisés, qui sont maintenant au centre de la tourmente et loin d’être débarrassés de tous ses effets. Cet impact sur les pays industrialisés centraux avait certes déjà été souligné par le CCI au niveau du contrôle du jeu politique, en particulier à partir de 2017, mais aujourd’hui, les bourgeoisies américaine, anglaise, allemande (et à leur suite celles des autres pays industrialisés) se trouvent au coeur de l’ouragan pandémique et de ses conséquences au niveau sanitaire, économique, politique, social et idéologique.
Parmi les pays centraux, c’est le plus puissant d’entre eux, la superpuissance US, qui subit le plus fortement l’impact de la crise du Covid-19 : nombre absolu d’infections et de décès le plus élevé au monde, situation sanitaire déplorable, une administration présidentielle « vandale » qui a géré catastrophiquement la pandémie et qui, sur le plan international a isolé le pays par rapport à ses alliances, une économie en grande difficulté, un président qui a décrédibilisé les élections, a appelé à marcher sur le parlement, a approfondi les divisions au sein du pays et a nourri la méfiance envers la science et les données rationnelles, qualifiées de « fake news ». Aujourd’hui, les USA constituent l’épicentre de la décomposition.
Comment expliquer que la pandémie semble effectivement moins affecter la « périphérie » du système cette fois-ci (nombre d’infections, nombre de morts), et en particulier l’Asie et l’Afrique ? Il y a bien sûr une série de raisons circonstancielles : le climat, la densité de population ou l’isolement géographique (comme le montrent les cas de la Nouvelle-Zélande, de l’Australie ou de la Finlande en Europe) mais aussi la fiabilité relative des données : par exemple, le chiffre des décès par le Covid-19 en 2020 en Russie s’avère être trois fois plus élevé que le chiffre officiel (185.000 au lieu de 55.000) selon une des vice-premières ministres Tatjana Golikova sur base de la surmortalité (De Morgen, 29.12.2020).
Plus fondamentalement, le fait que l’Asie et l’Afrique ont une expérience antérieure de gestion de pandémies (N1N1, Ebola) a certainement joué en leur faveur. Ensuite, il y a diverses explications d’ordre économique (la densité plus ou moins forte des échanges et des contacts internationaux, le choix de confinements limités permettant la poursuite de l’activité économique), social (une population âgée « parquée » par centaines dans des « maisons de retraite »), médical (une durée de vie moyenne plus ou moins élevée : cf. France : 82,4/ Vietnam : 76/ Chine : 76,1/ Égypte : 70,9/ Philippines : 68,5/ Congo : 64,7 et la résilience plus ou moins forte aux maladies). Par ailleurs, les pays d’Afrique, d’Asie ou d’Amérique latine subissent et subiront un impact indirect lourd de la pandémie à travers e.a. les retards dans la vaccination à la périphérie, les effets économiques de la crise du Covid-19 et le ralentissement du commerce mondial, comme l’indique le danger actuel de famine en Amérique centrale du fait de l’arrêt de l’économie. Enfin, le fait que les pays européens et les USA évitent autant que possible d’imposer des confinements et des contrôles drastiques et brutaux, comme ceux décrétés en Chine, est sans doute aussi lié à la prudence de bourgeoisies envers une classe ouvrière, déboussolée certes mais non battue, qui n’est pas prête à se laisser « enfermer » par l’État. La perte de contrôle de son appareil politique et la colère au sein d’une population confrontée à l’effondrement des services de santé et à l’échec des politiques sanitaires, lui imposent d’autant plus d’agir avec circonspection.
Face à un milieu politique prolétarien qui, après avoir nié les expressions passées de la décomposition, considère la crise pandémique comme un épisode transitoire, le CCI doit souligner au contraire que l’ampleur de la crise du Covid-19 et de ses conséquences implique qu’il n’y aura pas de « retour à la normale ». Même si l’approfondissement de la décomposition, tout comme ce fut le cas pour la décadence, n’est pas linéaire, même si le départ du populiste Trump et l’arrivée au pouvoir de Biden dans la première puissance mondiale peut dans un premier temps présenter l’image d’une illusoire stabilisation, il faut être conscient que différentes tendances qui se sont manifestées pendant la crise du Covid-19 marquent une accélération du processus de pourrissement sur pied et de destruction du système.
En 2007, notre analyse concluait encore que « Paradoxalement, la situation économique du capitalisme est l'aspect de cette société qui est le moins affecté par la décomposition. Il en est ainsi principalement parce que c'est justement cette situation économique qui détermine, en dernière instance, les autres aspects de la vie de ce système, y compris ceux qui relèvent de la décomposition. (…). Aujourd'hui, malgré tous les discours sur le "triomphe du libéralisme", sur le "libre exercice des lois du marché", les États n'ont renoncé ni à l'intervention dans l'économie de leurs pays respectifs, ni à l'utilisation des structures chargées de réguler quelque peu les rapports entre eux en en créant même de nouvelles, telle l'Organisation mondiale du commerce » (Résolution sur la situation internationale [241], Revue internationale n° 130, 2007). Jusqu’alors, crise économique et décomposition avaient été séparées par l’action des États, la première ne semblant pas affectée par la seconde.
De fait, des mécanismes internationaux du capitalisme d’État, déployés dans le cadre des blocs impérialistes (1945-89), avaient été maintenus à partir des années ‘90 à l’initiative des pays industrialisés comme palliatif à la crise et comme bouclier de protection face aux effets de la décomposition. Le CCI avait appréhendé les mécanismes multilatéraux de coopération économique et une certaine coordination des politiques économiques non pas comme une unification du capital au niveau mondial, ni comme une tendance au super-impérialisme, mais comme une collaboration entre bourgeoisies sur le plan international en vue de réguler et organiser le marché et la production mondiale, de ralentir et réduire le poids de l’enfoncement dans la crise, d’éviter l’impact des effets de la décomposition sur le terrain névralgique de l’économie et enfin de protéger le cœur du capitalisme (USA, Allemagne, …). Or, ce mécanisme de résistance contre la crise et la décomposition tendait à s’éroder de plus en plus. Depuis 2015, plusieurs phénomènes ont commencé à exprimer une telle érosion : une tendance à l’ affaiblissement considérable de la coordination entre pays, notamment concernant la relance de l’économie (et qui contraste clairement avec la réponse coordonnée mise en place face à la crise de 2008-2011), une fragmentation des rapports entre États et au sein de ceux-ci. Depuis 2016, le vote en faveur du Brexit et la présidence de Trump ont accru la paralysie et le risque de fragmentation de l’Union Européenne et intensifié la guerre commerciale entre les USA et la Chine, mais aussi les tensions économiques entre les États-Unis et l’Allemagne.
Une conséquence majeure de la crise du Covid-19 est le fait que les effets de la décomposition, l’accentuation du chacun pour soi et la perte de maîtrise, qui touchaient jusqu’alors essentiellement la superstructure du système capitaliste, tendent aujourd’hui à impacter directement la base économique du système, sa capacité à gérer les secousses économiques dans l’enfoncement dans sa crise historique. « Lorsque nous avons développé notre analyse de la décomposition, nous avions considéré que ce phénomène affectait la forme des conflits impérialistes (voir "Militarisme et décomposition [71] [2]", Revue internationale n° 64) et aussi la prise de conscience du prolétariat. En revanche, nous avions considéré qu'il n'avait pas d'impact réel sur l'évolution de la crise du capitalisme. Si la montée actuelle du populisme devait aboutir à l'arrivée au pouvoir de ce courant dans certains des principaux pays d'Europe, on pourrait voir se développer un tel impact de la décomposition » (Rapport sur la décomposition aujourd’hui [58], 22è Congrès du CCI, 2017). De fait, la perspective avancée en 2017 s’est rapidement concrétisée et désormais, nous devons considérer que la crise économique et la décomposition interfèrent et s’influencent mutuellement de plus en plus.
Ainsi, les restrictions budgétaires dans les politiques de santé et dans les soins hospitaliers ont favorisé l’expansion de la pandémie, qui a son tour a provoqué un effondrement du commerce mondial et des économies, en particulier des pays industrialisés (les P.I.B. des principaux pays industrialisés présentent en 2020 des taux négatifs jamais atteints depuis la 2e guerre mondiale). La récession économique constituera à son tour un stimulant à l’approfondissement du pourrissement de la superstructure. D’autre part, l’accentuation du chacun pour soi et la perte de contrôle qui marquent globalement la crise du Covid-19 infectent dorénavant aussi l’économie. L’absence de concertation internationale entre pays centraux sur le plan économique est frappante (absence de toute réunion du G7, G8 ou G20 en 2020) et la faillite de la coordination des politiques économiques et sanitaires entre pays de l’UE est également patente. Face à la pression des contradictions économiques au sein même des pays centraux du capitalisme, face aux hésitations de la Chine sur sa politique à mener (poursuivre l’ouverture sur le monde ou amorcer un repli stratégique nationaliste sur l’Asie), les chocs au niveau de la base économique tendront à devenir de plus en plus forts et chaotiques.
Dans les années précédentes, nous avons vu une exacerbation des tensions au sein des bourgeoisies et entre bourgeoisies. En particulier, avec la venue au pouvoir de Trump et la mise en oeuvre du Brexit, cela s’est manifesté intensément au niveau des bourgeoisies américaine et anglaise, considérées jusqu’alors comme les plus stables et les plus expérimentées du monde : les conséquences de la crise du Covid-19 ne peuvent qu’aiguiser encore plus ces tensions :
Concernant l’exacerbation future des tensions au sein et entre bourgeoisies, deux points méritent d’être précisés.
(a) La nomination de Biden ne change pas le fondement des problèmes des USA
L’avènement de l’administration Biden ne signifie nullement la réductions des tensions intra et inter-bourgeoisies et en particulier la fin de l’empreinte sur la politique intérieure et extérieure du populisme trumpien : d’une part, 4 années d’imprédictibilité et de vandalisme de Trump, récemment encore en ce qui concerne la gestion catastrophique de la pandémie, marquent profondément la situation intérieure des USA, la fragmentation de la société américaine, ainsi que leur positionnement international. De plus, Trump aura tout fait durant la dernière période de sa présidence pour rendre la situation encore plus chaotique pour son successeur (cf. la lettre des 10 derniers ministres de la défense enjoignant Trump de ne pas impliquer l’armée dans la contestation des résultats des élections en décembre 2020, l’occupation du Congrès par ses partisans). Ensuite, le résultat obtenu par Trump lors des élections montre qu’environ la moitié de la population partage ses idées et en particulier son aversion pour les élites politiques. Enfin, l’emprise de Trump et de ses conceptions sur une grande partie du parti républicain annonce une gestion difficile pour la peu populaire (sauf parmi les élites politiques) administration Biden. Sa victoire est plus due à une polarisation anti-Trump qu’à un enthousiasme pour le programme du nouveau président.
Aussi, si au niveau de la forme et dans certains domaines, tels la politique climatique ou l’immigration, l’administration Biden tendra à rompre avec la politique de Trump, sa politique intérieure de « revanche » des élites des deux côtes contre « l’Amérique profonde » (les questions des énergies fossiles et du « mur » sont précisément liées à cela) et extérieure, marquée par le maintien de la politique de Trump au Moyen-Orient et par un renforcement de la confrontation avec la Chine (cf. l’attitude dure de Biden envers Xi lors de leur premier entretien téléphonique et la demande US à l’UE de revoir son traité commercial avec la Chine) ne peuvent conduire à terme qu’à un renforcement de l’instabilité au sein de la bourgeoisie US et entre bourgeoisies.
(b) la Chine n’est pas la grande victorieuse de la situation
Officiellement, la Chine se présente comme le « pays qui a vaincu la pandémie ». Quelle est sa situation dans la réalité ? Pour y répondre, il s’agit d’apprécier l’impact à court-terme (contrôle effectif de la pandémie) et à moyen-terme de la crise du Covid-19.
La Chine a une responsabilité écrasante au niveau du surgissement et de l’expansion de la pandémie. Après l’épidémie de SARS en 2003, des protocoles ont été établis afin que les autorités locales préviennent les autorités centrales ; déjà avec l’épidémie de peste porcine en 2019, il est apparu que cela ne fonctionnait pas parce que, dans capitalisme d’État stalinien, les responsables locaux craignent pour leur carrière/ promotions s’ils annoncent de mauvaises nouvelles. Idem au début du Covid-19 à Wuhan. Ce sont les « oppositions citoyennes démocratiques » qui ont en fin de compte fait passer les infos et, en conséquence avec retard, ont fait arriver les infos au niveau central. Le « niveau central » a dans un premier temps brillé par son absence : il n’a pas averti l’OMS et, pendant 3 semaines, Xi a été aux abonnés absents, trois précieuses semaines de perdues. Depuis lors d’ailleurs, la Chine refuse toujours de fournir à l’OMS les données vérifiables sur le développement de la pandémie sur son territoire.
L’impact à court-terme est avant tout indirect. Au niveau direct, les chiffres officiels de contaminations et de décès ne sont pas fiables. (ces derniers vont de 30.000 à plusieurs millions) et, selon le New York Times [242], il se pourrait que le gouvernement chinois lui-même ignore l'étendue de l'épidémie puisque les autorités locales mentent à propos du nombre d'infections, de tests et de morts par crainte de représailles provenant du gouvernement central. Cependant, l’imposition de lock-down impitoyables et barbares à des régions entières, enfermant littéralement des millions de gens dans leurs maisons pendant des semaines (à nouveau imposés régulièrement ces derniers mois), paralysent totalement l’économie chinoise pendant plusieurs semaines, ce qui a mené à un chômage massif (205 millions en mai 2020) et à des conséquences désastreuses au niveau des récoltes (en combinaison avec des sécheresses, inondations et invasions de sauterelles). Pour 2020, la croissance de son PIB recule de plus de 4% par rapport à 2019 (+6,1% à +1,9%) ; la consommation intérieure a été maintenue par une libération totale des crédits de la part de l’État.
A plus long terme, l'économie chinoise est confrontée à une délocalisation des industries stratégiques par les États-Unis et les pays européens et aux difficultés de la « nouvelle route de la soie » à cause des problèmes financiers liés à la crise économique et accentués par la crise du Covid-19 (financement chinois mais surtout niveau d’endettement de pays « partenaires » comme le Sri-Lanka, le Bangladesh, le Pakistan, le Népal …) mais aussi par une méfiance croissante de la part de nombreux pays et à la pression antichinoise des États-Unis. Aussi, il ne faut pas s’étonner qu’en 2020, il y a eu un effondrement de la valeur financière des investissements injectés dans le projet « Nouvelle route de la soie » (-64%).
La crise du Covid-19 et les obstacles rencontrés par la « nouvelle Route de la Soie » ont également accentué les tensions de plus en plus manifestes à la tête de l'état chinois, entre la faction « économiste » qui mise avant tout sur la mondialisation économique et le « multilatéralisme » pour poursuivre l’expansion capitaliste de la Chine et la faction « nationaliste » qui appelle à une politique plus musclée et qui met en avant la force (« la Chine qui a vaincu le Covid ») face aux menaces intérieures (les Ouïghours, Hong-Kong, Taiwan) et extérieures (tensions avec les USA, l’Inde et le Japon). Dans la perspective du prochain Congrès du Peuple en 2022 qui devrait nommer le nouveau (l’ancien ?) président, la situation en Chine est donc également particulièrement instable.
« Comme l'a souligné la GCF dans son organe de presse Internationalisme en 1952, le capitalisme d'État n'est pas une solution aux contradictions du capitalisme, même s'il peut en retarder les effets, mais en est l'expression. La capacité de l'État à maintenir la cohésion d'une société en déclin, aussi envahissante soit-elle, est donc destinée à s'affaiblir avec le temps et à devenir finalement un facteur aggravant des contradictions mêmes qu'il tente de contenir. La décomposition du capitalisme est la période au cours de laquelle une perte de contrôle croissante de la classe dominante et de son État devient la tendance dominante de l'évolution sociale, ce que Covid révèle de façon si dramatique » (Rapport sur la pandémie Covid-19 et la période de décomposition capitaliste [240] (juillet 2020)). Avec la crise pandémique s’exprime de manière particulièrement aigüe la contradiction entre la nécessité d’un interventionnisme massif du capitalisme d’État pour tenter de limiter les effets de la crise et une tendance opposée à la perte de contrôle, à la fragmentation, elle-même exacerbée par ces tentatives de l’État de maintenir son contrôle.
La crise du Covid-19 a en particulier marqué une accélération dans la perte de crédibilité des appareils étatiques. Alors que le capitalisme d’État est intervenu de manière massive pour faire face aux effets de la crise pandémique (mesures sanitaires, confinements, vaccination massive, compensation financières généralisées pour amortir l’impact économique, …), les mesures prises sur les différents plans se sont révélées souvent inefficaces ou ont provoqué de nouvelles contradictions (la vaccination exacerbe l’opposition anti-étatique des « antivacs », les compensations économiques pour un secteur suscitent le mécontentement des autres). Dès lors, si l’État est censé représenter l’ensemble de la société et maintenir sa cohésion, cela est de moins en moins vu ainsi par la société : face à l’incurie et l’irresponsabilité croissantes de la bourgeoisie, de plus en plus évidentes dans les pays centraux aussi, la tendance est de voir l’État comme une structure au service des élites corrompue, comme une force de répression aussi. En conséquence, il a de plus en plus de difficultés à imposer des règles : dans de nombreux pays d’Europe, comme par exemple en Italie, en France ou en Pologne, et également aux USA, des manifestations se sont produites contre les mesures gouvernementales de fermeture de commerces ou de confinement. Partout, en particulier parmi les jeunes, apparaissent des campagnes sur les médias sociaux pour s’opposer à ces règles, comme le hashtag « I don't want to play the game anymore » (je n’accepte plus de jouer le jeu) en Hollande.
L’incapacité des États à affronter la situation est à la fois symbolisée et affectée par l’impact du « vandalisme » populiste. La perturbation du jeu politique de la bourgeoisie dans les pays industrialisés se manifeste de manière saillante dès le début du 21e siècle avec des mouvements et partis populistes, souvent proches de l’extrême-droite. Relevons ainsi l'accession-surprise de Le Pen « en finale » de l’élection présidentielle de 2002 en France, la percée fulgurante et spectaculaire de la « liste Pim Fortuyn » aux Pays-Bas en 2001-2002, les gouvernement Berlusconi avec l’appui de l’extrême-droite en Italie, la montée de Jorg Haider et du FPÖ en Autriche, ou la montée du Tea Party aux USA. A ce moment encore, le CCI avait tendance à lier le phénomène à la faiblesse des bourgeoisies : « Ils dépendent de la force ou de la faiblesse de la bourgeoisie nationale. En Italie, les faiblesses et les divisions internes de la bourgeoisie, même d'un point de vue impérialiste, tendent à faire resurgir une droite populiste importante. En Grande-Bretagne, au contraire, la quasi-inexistence de parti d'extrême droite spécifique est liée à l'expérience et à la maîtrise supérieure du jeu politique par la bourgeoisie anglaise [sic !] » (Montée de l'extrême-droite en Europe : Existe-t-il un danger fasciste aujourd'hui ? RINT 110, 2002). Si la tendance à la perte de contrôle est bien mondiale et a marqué la périphérie (des pays comme le Brésil, le Venezuela, le Pérou en Amérique latine, les Philippines ou l’Inde en Asie), elle touche aujourd’hui de plein fouet les pays industrialisés, les bourgeoisies historiquement les plus fortes (Grande-Bretagne) et aujourd’hui tout particulièrement les USA. Tandis que la vague populiste surfait sur la contestation de l’establishment, la venue au pouvoir de populistes décrédibilisent et déstabilisent encore plus les structures étatiques par leur politique « vandaliste » (cf.Trump, Bolsonaro mais aussi le « gouvernement populiste » M5S et Lega en Italie), dans la mesure où ils ne sont ni disposés ni capables de prendre en charge de manière responsable les affaires de l'État.
Ces observations vont à l’encontre de la thèse que la bourgeoisie, à travers ces mesures, réalise une mobilisation et une soumission de la population en vue d’une marche vers une guerre généralisée. Les politiques sanitaires chaotiques et l’inaptitude des États à affronter la situation expriment au contraire la difficulté des bourgeoisies des pays centraux à imposer leur contrôle à la société. Le développement de cette tendance peut altérer la crédibilité des institutions démocratiques (sans que cela n’implique dans le contexte actuel le moindre renforcement du terrain de classe) ou au contraire voir se développer des campagnes pour la défense de celles-ci, voire pour la restauration d’une « vraie démocratie » : ainsi, lors de l’assaut du Capitole, s’opposaient ceux qui voulaient reconquérir la démocratie « prise en otage par les élites » (« le Capitole est notre maison ») et ceux qui défendaient la démocratie contre un putsch populiste.
Le fait que la bourgeoisie est de moins en moins capable de présenter une perspective pour l’ensemble de la société génère également une expansion effrayante d’idéologies alternatives irrationnelles et un mépris croissant pour une approche scientifique et raisonnée. Certes, la décomposition des valeurs de la classe dominante n’est pas nouvelle. Elle apparaît dès la fin des années ’60, mais l’enfoncement de plus en plus profond dans la décomposition, le chaos et la barbarie favorise l’avènement de la haine et de la violence d’idéologies nihilistes et de sectarismes religieux les plus rétrogrades. La crise du Covid-19 stimule l’extension à grande échelle de ceux-ci. Des mouvements comme QAnon, Wolverine Watchmen, Proud Boys ou le Boogaloo movement aux USA, les sectes évangéliques au Brésil, en Amérique latine ou en Afrique, des sectes musulmanes sunnites ou chiites mais aussi hindouistes ou bouddhistes diffusent les théories conspirationnistes et répandent des conceptions totalement fantaisistes concernant le virus, la pandémie, l’origine (le créationnisme) ou le futur de la société. L’extension exponentielle de la pensée irrationnelle et du rejet des apports de la science tendra à s’accélérer.
Les explosions de révoltes populaires contre la misère et la barbarie guerrière étaient présentes dès le début de la phase de décomposition et s’accentuent au 21e siècle : l’Argentine (2001-2002), les banlieues françaises en 2005, l’Iran en 2009, Londres et d’autres villes anglaises en 2011, la flambée d’émeutes au Maghreb et au Moyen-Orient en 2011-12 (le « printemps arabe »). Une nouvelle vague d’émeutes sociales éclate au Chili, en Équateur ou en Colombie (2019), en Iran (en 2017-18 et à nouveau en 2019-20), en Irak, au Liban (2019-2020), mais aussi en Roumanie (2017) en Bulgarie (2013 et 2019-2020) ou en France avec le mouvement des « gilets jaunes » (2018-2019) et, avec des caractéristiques spécifiques, à Ferguson (2014) et Baltimore (2016) aux USA. Ces révoltes manifestent le désespoir croissant de populations subissant la déstructuration des rapports sociaux, soumises aux conséquences traumatisantes et dramatiques de la paupérisation liée à l’effondrement économiques ou à des guerres sans fin. Elles visent aussi de plus en plus la corruption des cliques au pouvoir et plus généralement les élites politiques.
Dans le prolongement de la crise du Covid-19, ce genre d’explosions de colère se multiplient, prenant la forme de manifestations, voire d’émeutes. Elles tendent à se cristalliser autour de trois pôles :
(a) des mouvements interclassistes, exprimant une révolte face aux conséquences économiques et sociales de la crise du Covid-19 (exemple des ‘gilets jaunes’) ;
(b) des mouvements identitaires, d’origines populiste (MAGA) ou parcellaire, tendant à exacerber les tensions entre composantes de la population (tels les révoltes raciales (BLM), mais aussi des mouvements d’inspiration religieuse (en Inde par exemple), etc.) ;
(c) des mouvements anti-establishment et anti-État au nom de la « liberté individuelle », de type nihiliste, sans réelles « alternatives », tels les mouvements « antivax » ou complotistes (« récupérer mes institutions des mains des élites »).
Ces types de mouvements débouchent souvent sur des émeutes et des pillages, servant d’exutoire à des bandes de jeunes de quartiers minés par la décomposition. Si ces mouvements mettent en évidence l’importante perte de crédibilité des structures politiques de la bourgeoisie, aucun de ceux-ci n’offre de quelque manière que ce soit une perspective pour la classe ouvrière. Toute révolte contre l'État n’est pas toujours un terrain propice pour le prolétariat : au contraire, elles le détournent de son terrain de classe pour l’entraîner sur un terrain qui n’est pas le sien.
La pandémie illustre l'aggravation dramatique de la dégradation de l’environnement, qui atteint des niveaux alarmants selon les constats et les prévisions qui font aujourd'hui l'unanimité dans les milieux scientifiques et que la majorité des secteurs bourgeois de tous les pays eux-mêmes ont repris à leur compte (Accord de Paris, 2015) : pollution de l'air des villes et de l'eau des océans, dérèglement climatique avec des phénomènes météorologiques de plus en plus violents, avancée de la désertification, accélération de la disparition des espèces végétales et animales qui menacent de plus en plus l'équilibre biologique de notre planète. « Toutes ces calamités économiques et sociales qui, si elles relèvent en général de la décadence elle-même, rendent compte, par leur accumulation et leur ampleur, de l'enfoncement dans une impasse complète d’un système qui n'a aucun avenir à proposer à la plus grande partie de la population mondiale, sinon celui d'une barbarie croissante dépassant l'imagination. Un système dont les politiques économiques, les recherches, les investissements, sont réalisés systématiquement au détriment du futur de l'humanité et, partant, au détriment du futur de ce système lui-même » (Thèses, 7).
La classe dominante est incapable de mettre en œuvre les mesures nécessaires du fait des lois mêmes du capitalisme et plus spécifiquement de l’exacerbation des contradictions provoquée par l’enfoncement dans la décomposition ; par conséquent, la crise écologique ne peut qu’empirer et engendrer de nouvelles catastrophes dans le futur. Cependant, ces dernières décennies, la bourgeoisie a récupéré la dimension écologique pour tenter de mettre en avant une perspective « de réformes au sein du système ». En particulier, les bourgeoisies des pays industrialisés placent la « transition écologique » et « l’économie verte » au centre de leurs campagnes actuelles pour faire accepter une perspective d’austérité draconienne dans le cadre de leurs politiques économiques post-Covid visant à restructurer et renforcer la position concurrentielle des pays industrialisés. Ainsi, elles sont au centre des « plans de relance » de la commission européenne pour les pays de l’UE et des mesures de relance de l’administration Biden aux USA. L’écologie constituera donc dans les prochaines années plus que jamais une mystification majeure à combattre par les révolutionnaires.
Ce rapport a montré que la pandémie n’ouvre pas une période nouvelle mais qu’elle est d’abord un révélateur du niveau de pourrissement atteint durant les 30 années de phase de décomposition, un niveau souvent sous-estimé jusqu’ici. En même temps, la crise pandémique annonce aussi une accélération sensible de divers effets de la décomposition dans la période à venir, ce qui est illustré en particulier par l’impact de la crise du Covid-19 sur la gestion de l’économie par les États et par ses effets dévastateurs sur les pays industriels centraux, et en particulier sur la superpuissance US. Des possibilités de contre-tendances ponctuelles existent, qui peuvent imposer une pause ou même une certaine reprise de contrôle par le capitalisme d’État, mais ces événements spécifiques ne signifieront nullement que la dynamique historique d’enfoncement dans la phase de décomposition, mise en évidence dans ce rapport, soit remise en question.
Si la perspective n’est pas à la guerre mondiale généralisée (entre blocs impérialistes), la plongée actuelle dans le chacun pour soi et la fragmentation apporte néanmoins la sinistre promesse d’une multiplication de conflits guerriers meurtriers, de révoltes sans perspectives noyées dans le sang ou de catastrophes pour l’humanité. « Le cours de l'histoire est irréversible : la décomposition mène, comme son nom l'indique, à la dislocation et à la putréfaction de la société, au néant. Laissée à sa propre logique, à ses conséquences ultimes, elle conduit l'humanité au même résultat que la guerre mondiale. Être anéanti brutalement par une pluie de bombes thermonucléaires dans une guerre généralisée ou bien par la pollution, la radioactivité des centrales nucléaires, la famine, les épidémies et les massacres de multiples conflits guerriers (où l’arme atomique pourrait aussi être utilisée), tout cela revient, à terme, au même. La seule différence entre ces deux formes d'anéantissement, c'est que la première est plus rapide alors que la seconde est plus lente et provoquerait d'autant plus de souffrances » (Thèses, 11).
La progression de la phase de décomposition peut aussi entraîner un recul de la capacité du prolétariat à mener son action révolutionnaire. Celui-ci est donc engagé dans une course de vitesse contre l’enfoncement de la société dans la barbarie d’un système historiquement obsolète. Certes, les luttes ouvrières ne peuvent empêcher le développement de la décomposition, mais elles peuvent porter un coup d’arrêt aux effets de celle-ci, du chacun pour soi. Pour rappel, « la décadence du capitalisme était nécessaire pour que le prolétariat soit en mesure de renverser ce système ; en revanche, l'apparition du phénomène historique de la décomposition, résultat de la prolongation de la décadence en l'absence de la révolution prolétarienne, ne constituait nullement une étape nécessaire pour le prolétariat sur le chemin de son émancipation » (Thèses, 12).
La crise du Covid-19 engendre donc une situation encore plus imprédictible et confuse. Les tensions sur les différents plans (sanitaire, socio-économique, militaire, politique, idéologique) généreront des secousses sociales majeures, des révoltes populaires massives, des émeutes destructrices, des campagnes idéologiques intenses, comme celle autour de l’écologie. Sans cadre d’appréhension solide des événements, les révolutionnaires ne pourront pas y jouer leur rôle d’avant-garde politique de la classe mais contribueront au contraire à sa confusion, au recul de sa capacité à mener son action révolutionnaire.
[1] Ce texte a été écrit en avril 2021, et ne pouvait pas prendre en compte une information récente considérant comme plausible la thèse que l'épidémie ait eu son origine dans un accident de laboratoire à Wuhan, en Chine (Lire à ce propos l'article suivant : "Origines du Covid-19 : l’hypothèse d’un accident à l’Institut de virologie de Wuhan relancée après la divulgation de travaux inédits [243]"). Ceci étant dit, cette hypothèse, si elle était vérifiée, ne viendrait en rien amoindrir notre analyse selon laquelle la Pandémie est un produit de la décomposition du capitalisme. Tout au contraire, elle viendrait illustrer que celle-ci n'épargne pas la recherche scientifique dans un pays dont la croissance fulgurante des dernières décennies porte le sceau de la décomposition.
Ce rapport examine quelques-unes des principales questions auxquelles est confrontée la lutte de classe internationale dans la phase de décomposition capitaliste: le problème de la politisation du mouvement de classe, les dangers posés par l'interclassisme, la maturation souterraine de la conscience, et la signification des défaites dans cette période.
Lors de son 23e Congrès international, la CCI a clairement indiqué que nous devons faire la distinction entre le concept de rapport de force entre les classes et le concept de cours historique. Le premier s'applique à toutes les phases de la lutte des classes, aussi bien à l'ascendance qu'à la décadence, tandis que le second ne s'applique qu'à la décadence, et seulement dans la période comprise entre l'approche de la Première Guerre mondiale et l'effondrement du bloc de l'Est en 1989. L'idée d'un cours historique n'a de sens que dans les phases où il devient possible de prévoir le mouvement général de la société capitaliste vers soit une guerre mondiale, soit des affrontements de classe décisifs. Ainsi, dans les années 1930, la gauche italienne a pu reconnaître que la défaite préalable du prolétariat mondial dans les années 1920 avait ouvert la voie à la Seconde Guerre mondiale, tandis qu'après 1968, le CCI a eu raison d'affirmer que, sans une défaite frontale d'une classe ouvrière renaissante, le capitalisme ne serait pas en mesure d'enrôler le prolétariat pour une Troisième Guerre mondiale. En revanche, dans la phase de décomposition, produit d'une impasse historique entre les classes, même si la guerre mondiale a été retirée de l'ordre du jour dans un avenir prévisible par la désintégration du système des blocs, le système peut glisser vers d'autres formes de barbarie irréversible sans une confrontation frontale avec la classe ouvrière. Dans une telle situation, il devient beaucoup plus difficile de reconnaître quand un "point de non-retour" a été atteint et que la possibilité d'une révolution prolétarienne a été enterrée une fois pour toutes.
Mais "l'imprévisibilité" de la décomposition ne signifie nullement que les révolutionnaires ne se préoccupent plus d'évaluer le rapport de force global entre les classes. Ce point est évidemment affirmé par le titre de la résolution du 23e Congrès sur la lutte des classes : "Résolution sur le rapport de force entre les classes". Il y a deux éléments clés de cette résolution que nous devons souligner ici :
Ces thèmes constituent le "fil rouge" de la résolution, comme l'annonce la première partie :
La résolution retrace ensuite dans les grandes lignes comment la bourgeoisie, classe machiavélique par excellence, a utilisé tous les moyens à sa disposition pour bloquer cette dynamique :
Alors que ces difficultés s'étaient déjà accrues dans les années 80 -et étaient à l'origine de l'impasse entre les classes- les événements de 1989 ont non seulement ouvert définitivement la phase de décomposition mais ont entraîné un profond recul de la classe à tous les niveaux : dans sa combativité, dans sa conscience, dans sa capacité même à se reconnaître comme une classe spécifique dans la société bourgeoise. En outre, elle a accéléré toutes les tendances négatives de la décomposition sociale qui avaient déjà commencé à jouer un rôle dans la période précédente : la croissance cancéreuse de l'égoïsme, du nihilisme et de l'irrationalité qui sont les produits naturels d'un ordre social qui ne peut plus offrir à l'humanité aucune perspective d'avenir[2].La résolution de la 23e conférence, il faut le noter, réaffirme également que, malgré tous les facteurs négatifs de la phase de décomposition qui pèsent dans la balance, il existe encore des signes d'une contre-tendance prolétarienne. En particulier, le mouvement des étudiants contre le CPE en France en 2006, et le mouvement des "Indignados" en Espagne en 2011, ainsi que la réapparition de nouveaux éléments à la recherche de positions authentiquement communistes, fournissent des preuves concrètes que le phénomène de maturation souterraine de la conscience, le creusement de la "Vieille Taupe ", opère encore dans la nouvelle phase. La quête d'une nouvelle génération de prolétaires pour comprendre l'impasse de la société capitaliste, le regain d'intérêt pour les mouvements antérieurs qui avaient soulevé la possibilité d'une alternative révolutionnaire (1917-23, Mai 68 etc.) ont confirmé que la perspective d'une politisation future n'avait pas été noyée dans la boue de la décomposition. Mais avant d'avancer vers une meilleure compréhension du rapport de force entre les classes depuis une dizaine d'années, et surtout dans le sillage de la pandémie de la Covid, il est nécessaire d'approfondir ce que l'on entend exactement par le terme de politisation.
Tout au long de son histoire, l'avant-garde marxiste du mouvement ouvrier a lutté pour clarifier l'interrelation entre les différents aspects de la lutte de classe : économique et politique, pratique et théorique, défensive et offensive. Le lien profond entre les dimensions économique et politique a été souligné par Marx dans sa première polémique avec Proudhon :
"Ne dites pas que le mouvement social exclut le mouvement politique. Il n'y a jamais de mouvement politique qui ne soit en même temps social.
Ce n'est que dans un ordre de choses où il n'y a plus de classes et d'antagonismes de classes que les évolutions sociales cesseront d'être des révolutions politiques "[3]Cette polémique se poursuit à l'époque de la Première Internationale dans la lutte contre les doctrines de Bakounine. A cette époque, la nécessité d'affirmer la dimension politique de la lutte des classes est principalement liée à la lutte pour les réformes, et donc à l'intervention dans l'arène parlementaire de la bourgeoisie. Mais le conflit avec les anarchistes, ainsi que l'expérience pratique de la classe ouvrière, ont également soulevé des questions relatives à la phase offensive de la lutte, surtout les événements de la Commune de Paris, premier exemple de pouvoir politique de la classe ouvrière.
Pendant la période de la Deuxième Internationale, surtout dans sa phase de dégénérescence, une nouvelle bataille a été lancée : la lutte des courants de gauche contre la tendance croissante à séparer rigoureusement la dimension économique, considérée comme la spécialité des syndicats, et la dimension politique, de plus en plus réduite aux efforts du parti pour gagner des sièges dans les parlements bourgeois et les municipalités locales.
A l'aube de l'époque de décadence du capitalisme, l'apparition spectaculaire de la grève de masse en 1905 en Russie, et l'émergence des soviets, ont réaffirmé l'unité essentielle des dimensions économique et politique, et la nécessité d'organes de classe indépendants qui combinent les deux aspects. Comme l'a dit Luxemburg dans son pamphlet sur la grève de masse, qui était essentiellement une polémique contre les conceptions dépassées de la droite et du centre social-démocrate :
"Il n'y a pas deux luttes de classe différentes de la classe ouvrière, une économique et une politique, mais une seule lutte de classe, qui vise à la fois la limitation de l'exploitation capitaliste au sein de la société bourgeoise et l'abolition de l'exploitation avec la société bourgeoise elle-même "[4]Cependant, il est nécessaire de rappeler que ces deux dimensions, tout en faisant partie d'une unité, ne sont pas identiques, et leur unité n'est souvent pas saisie par les travailleurs engagés dans les luttes réelles. Ainsi, même lorsqu'une grève autour de revendications économiques peut rapidement être confrontée à l'opposition active des organes de l'État bourgeois (gouvernement, police, syndicats, etc.), le contexte politique "objectif" de la lutte peut n'être visible que pour une minorité combative des travailleurs impliqués.
En outre, cela souligne que dans le mouvement de prise de conscience des enjeux politiques de la lutte, deux dynamiques différentes sont en jeu : d'une part, ce que l'on pourrait appeler la politisation des luttes, et d'autre part, l'émergence de minorités politisées qui peuvent ou non être liées à l'essor immédiat de la lutte ouverte.
Et encore une fois, dans le premier cas, nous sommes face à un processus qui passe par différentes phases. Dans la décadence, s'il ne peut plus y avoir d'intervention prolétarienne dans la sphère politique bourgeoise, il peut encore y avoir des revendications et des débats politiques défensifs qui ne posent pas encore la question du pouvoir politique ou d'une nouvelle société, comme par exemple, lorsque les prolétaires discutent de la manière de répondre aux violences policières, comme lors des grèves de masse en Pologne en 1980 ou du mouvement "anti-CPE" en 2006. Ce n'est qu'à un stade très avancé de la lutte que les travailleurs peuvent envisager la prise du pouvoir politique comme un véritable objectif de leur mouvement. Néanmoins, ce qui caractérise généralement la politisation des luttes, c'est l'éclatement d'une culture massive du débat, où le lieu de travail, le coin de la rue, la place publique, les universités et les écoles sont le théâtre de discussions passionnées sur la manière de faire avancer la lutte, sur les ennemis de la lutte, sur ses méthodes d'organisation et ses objectifs généraux, comme Trotsky et John Reed l'ont décrit dans leurs livres sur la révolution russe de 1917, et qui ont peut-être été le principal "signal d'alarme" à la bourgeoisie sur les dangers posés par les événements de mai-juin 1968 en France.
Pour le marxisme, la minorité communiste est une émanation de la classe ouvrière, mais de la classe ouvrière considérée comme une force historique dans la société bourgeoise ; elle n'est pas un produit mécanique de ses luttes immédiates. Certes, l'expérience d'un conflit de classe amer peut pousser des travailleurs individuels à des conclusions révolutionnaires, mais les communistes peuvent aussi être "façonnés" par une réflexion sur les conditions générales du prolétariat et du capitalisme en général, et ils peuvent aussi avoir leurs origines sociologiques dans des couches extérieures au prolétariat. C'est ainsi que Marx l'exprime dans L'idéologie allemande :
Évidemment, la convergence des deux dynamiques -la politisation des luttes et le développement de la minorité révolutionnaire- est essentielle pour qu'une situation révolutionnaire émerge ; et nous pouvons même dire qu'une telle convergence, comme le note le début de la résolution à propos de Mai 68 en France, peut même être l'expression d'un changement du cours de l'histoire vers des affrontements de classe majeurs. De même, les avancées dans la lutte générale de la classe ouvrière et l'apparition de minorités politisées sont toutes deux, à la base, des produits de la maturation souterraine de la conscience, qui peut se poursuivre même lorsque la lutte ouverte a disparu de la vue. Mais mélanger les deux dynamiques peut aussi conduire à des conclusions erronées, notamment à une surestimation du potentiel immédiat de la lutte des classes. Comme le dit l'expression "une hirondelle ne fait pas le printemps".
La résolution (point 6) nous met également en garde contre les difficultés considérables qui empêchent la classe ouvrière de prendre conscience qu'elle est "révolutionnaire ou rien". Elle parle de la nature de la classe ouvrière en tant que classe exploitée soumise à toutes les pressions de l'idéologie dominante, de sorte que "la conscience de classe ne peut pas progresser de victoire en victoire mais ne peut se développer que de manière inégale à travers une série de défaites". Elle note également que la classe est confrontée à des difficultés supplémentaires dans la décadence, par exemple la non-permanence d'organisations de masse dans lesquelles les travailleurs peuvent maintenir et développer une culture politique ; l'inexistence d'un programme minimum, ce qui signifie que la lutte de classe doit atteindre les hauteurs vertigineuses du programme maximum ; l'utilisation des anciens outils des organisations de la classe ouvrière contre la lutte de classe qui -dans le cas du stalinisme en particulier- a contribué à créer un fossé entre les organisations communistes authentiques et la masse de la classe ouvrière. Ailleurs, la résolution, faisant écho à nos Thèses sur la décomposition, souligne les nouvelles difficultés imposées par les conditions particulières de la phase finale du déclin capitaliste.
L'une de ces difficultés est longuement évoquée dans la résolution : le danger que représentent les luttes interclassistes comme celle des Gilets jaunes en France ou les révoltes populaires provoquées par la paupérisation croissante des masses dans les pays moins "développés". Dans tous ces mouvements, dans une situation où la classe ouvrière a un très faible niveau d'identité de classe, et est encore loin de rassembler ses forces au point de pouvoir donner une perspective à la colère et au mécontentement qui s'accumulent dans toute la société, les prolétaires participent non pas en tant que force sociale et politique indépendante mais en tant que masse d'individus. Dans certains cas, ces mouvements ne sont pas simplement interclassistes, mélangeant les revendications prolétariennes avec les aspirations d'autres couches sociales (comme dans le cas des Gilets jaunes), mais épousent des objectifs ouvertement bourgeois, comme les manifestations pour la démocratie à Hong Kong, ou l'illusion du développement durable ou de l'égalité raciale au sein du capitalisme, comme dans le cas des marches des Jeunes pour le climat et des manifestations "Black Lives Matter". La résolution n'est pas tout à fait précise sur la distinction à faire ici, ce qui reflète des problèmes plus larges dans les analyses de ces événements par le CCI : d'où la nécessité d'une section spécifique de ce rapport pour clarifier ces questions.
"En raison de la grande difficulté actuelle de la classe ouvrière à développer ses luttes, de son incapacité pour l'instant à retrouver son identité de classe et à ouvrir une perspective pour l'ensemble de la société, le terrain social tend à être occupé par des luttes interclassistes particulièrement marquées par la petite bourgeoisie... Ces mouvements interclassistes sont le produit de l'absence de toute perspective qui touche l'ensemble de la société, y compris une partie importante de la classe dirigeante elle-même... La lutte pour l'autonomie de classe du prolétariat est cruciale dans cette situation imposée par l'aggravation de la décomposition du capitalisme :
Les luttes interclassistes et les luttes partielles sont des obstacles au développement de la lutte des travailleurs. Nous avons vu récemment combien le CCI a eu du mal à maîtriser ces deux questions :
Le bilan des mouvements au Moyen-Orient : une question à clarifier
La présentation sur la lutte des classes au 23e Congrès a rappelé que l'analyse des mouvements du Printemps arabe n'avait pas été incluse dans le bilan critique que nous avons entrepris depuis le 21e Congrès malgré l'existence de divergences non résolues, notamment "des questions de glissements opportunistes que nous avons faits dans le passé vers par exemple les mouvements interclassistes du Printemps arabe et autres"[5]
Revenons à notre analyse des mouvements de 2011.
Si l'organisation, dans son intervention, n'a pas utilisé le terme "interclassisme" pour qualifier ces mouvements, elle les a décrits d'une manière qui développait toutes les caractéristiques d'un mouvement interclassiste, montrant qu'elle n'était pas totalement dans l'ignorance de leur nature : " La classe ouvrière ne s’y est [dans ces luttes] jusque-là jamais présentée comme une force autonome en mesure d’assumer la direction des luttes qui ont souvent pris la forme d’une révolte de l’ensemble des classes non-exploiteuses, de la paysannerie ruinée aux couches moyennes en voie de prolétarisation "[6]
Une surestimation de ces mouvements : "Toutes ces expériences sont de vrais tremplins pour le développement d'une conscience véritablement révolutionnaire. Mais la route dans cette direction est encore longue, elle est parsemée de nombreuses et indéniables illusions et faiblesses idéologiques"[9] ; "L’ensemble de ces révoltes constitue une formidable expérience sur la voie qui conduit à la conscience révolutionnaire ".[10]
Oublier le cadre de la critique du maillon faible
Si l'organisation a eu raison de rappeler que le mouvement des "Indignados" et les soulèvements des classes exploitées et notamment de la classe ouvrière au Moyen-Orient ont une origine commune dans les effets de la crise économique mondiale, elle l'a fait en mettant sur le même plan, ou en amalgamant, tous les mouvements, qu'ils viennent des pays centraux ou des pays périphériques. C'est-à-dire sans les placer dans le cadre de la critique de la théorie du maillon faible (voir la résolution sur la situation internationale du 20e congrès)[11].
Le CCI a défini le mouvement des Indignados[12] comme un mouvement de la classe ouvrière marqué :
Nos textes de cette période ne font pas de distinction entre le mouvement des Indignados en Espagne et les révoltes dans les pays arabes. Pourtant, il existe des différences très importantes : en Espagne, même si l'aile prolétarienne n'a pas dominé le mouvement des Indignados, elle a lutté pour sa propre autonomie face aux efforts de "Démocratie maintenant" pour la détruire. Dans les pays arabes, le prolétariat, au mieux, n'a pas été capable de se maintenir sur son propre terrain, ni d'utiliser ses propres méthodes de combat pour développer sa conscience, se laissant mobiliser derrière des factions nationalistes et démocratiques.[13]
Absence du cadre de décomposition
Sans jamais nier son existence ni le poids des difficultés profondes de ces mouvements, en soulignant les "aspects positifs" des révoltes sociales[14], l'analyse de ces mouvements dans les pays arabes n'a pas été placée dans le cadre de la décomposition[15]. Cela a conduit à atténuer la dénonciation ferme du poison démocratique et nationaliste si puissant dans ces pays, et le danger que cela représentait surtout dans ces parties du monde, mais aussi et surtout face à la propagande des bourgeoisies occidentales envers le prolétariat européen, soulignant la nécessité de la démocratie dans les pays arabes.
Des faiblesses plus générales de l'organisation déterminant ses analyses et prises de position
L'impatience de voir partout et rapidement une sortie du repli après 1989 suite à la relance des luttes en 2003 a été un lourd fardeau : "L'actuelle vague internationale de révoltes contre l'austérité capitaliste ouvre la porte à une toute autre solution : la solidarité de tous les exploités au-delà des divisions religieuses ou nationales ; la lutte des classes dans tous les pays avec pour but ultime une révolution mondiale qui sera la négation des frontières et des états nationaux. Il y a un an ou deux, une telle perspective aurait semblé complètement utopique à la plupart des gens. Aujourd'hui, de plus en plus de personnes considèrent la révolution mondiale comme une alternative réaliste à l'ordre du capital mondial qui s'effondre."[16]
La position du CCI a été marquée non seulement par une surestimation générale de la situation, mais aussi par une surestimation de l'importance des mouvements dans les pays arabes pour le développement d'une perspective prolétarienne. De même, la tendance à négliger l'importance du débat dans le milieu politique prolétarien a également eu une influence négative : alors que la contribution du NCI à l'analyse du mouvement des Piqueteros en 2002-4 avait été très importante, le CCI n'a pas été en mesure de prendre en compte ultérieurement les critiques formulées à son égard ultérieurement, en 2011, par Internationalist Voice.
Avons-nous fait des erreurs opportunistes dans l'analyse des mouvements arabes ?
Nous pouvons conclure des éléments précédents que le CCI, sur la question de l'analyse des mouvements dans les pays arabes en 2011, où leur caractère massif, leur simultanéité avec d'autres mouvements dans les pays occidentaux, les formes prises par ces mouvements (assemblées, etc), la présence de la classe ouvrière (différente du caractère chaotique d'un certain nombre d'émeutes interclassistes ou dominée par des groupes gauchistes comme les Piqueteros par exemple) ont été examinés, sans prendre de recul et sans avoir une vision lucide de ce qu'ils représentaient réellement, dans un contexte où les parties les plus expérimentées du prolétariat mondial n'étaient pas en mesure de fournir une perspective et une direction. Cette approche s'inscrit dans l'immédiatisme.
Dans le contexte général qui favorisait l'impatience et la précipitation qui existaient dans l'organisation, en imaginant que le prolétariat mondial était déjà en train de surmonter massivement le recul post-89, cet immédiatisme était certainement l'antichambre de l'opportunisme, le point de départ d'un glissement vers l'opportunisme et l'abandon des positions de classe, comme peuvent l'attester les différentes manières dont cet immédiatisme s'est manifesté :
Si tous ces éléments combinés réunissent les conditions pour des positions ouvertement opportunistes -si la clarté prolétarienne et la défense des positions de classe par le CCI ne constituent pas une barrière à ces tendances délétères- il faut souligner que le CCI n'a pas pris des positions qui contredisaient directement sa plate-forme et les positions de classe. Il faut situer ces difficultés au niveau de ce qu'elles représentaient réellement (ce qui ne veut pas dire relativiser leur importance et leurs dangers). L'analyse et l'intervention du CCI ont été affaiblies par l'immédiatisme (avec tout ce que cela implique au niveau de l'ambiguïté, de la superficialité, du manque de rigueur, de l'oubli de la défense de notre cadre et de nos positions politiques, et d'une dynamique ouvrant la porte à l'opportunisme), mais on ne peut pas en conclure qu'il a pris des positions directement opportunistes (ce qui a été le cas concernant le mouvement de jeunesse autour de l'écologie).
Relation entre luttes partielles et interclassisme
La dérive sur le mouvement des jeunes contre la destruction écologique a montré un oubli du point 12 de notre plateforme : "La question écologique, comme toutes les questions sociales (qu'il s'agisse de l'éducation, des relations familiales et sexuelles ou autres) sont appelées à jouer un rôle énorme dans toute prise de conscience future et toute lutte communiste. Le prolétariat, et lui seul, a la capacité d'intégrer ces questions dans sa propre conscience révolutionnaire. Ce faisant, il élargira et approfondira cette conscience. Il pourra ainsi diriger toutes les "luttes partielles" et leur donner une perspective. La révolution prolétarienne devra affronter très concrètement tous ces problèmes dans la lutte pour le communisme. Mais ils ne peuvent être le point de départ du développement d'une perspective de classe révolutionnaire. En l'absence du prolétariat, ils sont au pire le point de départ de nouveaux cycles de barbarie. Le tract et l'article du CCI en Belgique sont des exemples flagrants d'opportunisme. Cette fois, il ne s'agit pas d'opportunisme en matière d'organisation, mais d'opportunisme par rapport aux positions de classe telles qu'exposées dans notre plate-forme" (Camarade S. Bulletin interne 2019).
Nous pouvons dire que le rapport sur la lutte des classes au 23e Congrès n'était pas sans ambiguïté à ce niveau. Il adoptait une position ambiguë sur la nature de ces mouvements et laissait la porte ouverte à l'idée qu'ils pouvaient jouer un rôle positif dans le développement de la conscience.[17]
Nous avons eu du mal à voir ce qui distingue ces deux types de mouvements, avec une tendance à les amalgamer, à les mettre sur le même plan. Qu'est-ce qui distingue donc les luttes interclassistes et les luttes partielles ? Dans les mouvements interclassistes, les revendications ouvrières sont diluées et mélangées à des revendications petites bourgeoises (cf. les Gilets jaunes). Ce n'est pas le cas des luttes partielles qui se manifestent essentiellement au niveau des superstructures, leurs revendications se concentrant sur des thèmes qui laissent de côté les fondements de la société capitaliste, même si elles peuvent désigner le capitalisme comme responsable, comme avec la question climatique, ou avec l'oppression des femmes qui est imputée au patriarcat capitaliste. Ils sont aussi des facteurs de division au sein de la classe ouvrière, divisions avec les travailleurs employés dans le secteur de l'énergie dans le premier cas, ou en renforçant les divisions entre les sexes. Les travailleurs peuvent être entraînés dans des luttes partielles mais cela ne les rend pas interclassistes . Il s'agit de clarifier la différence entre les luttes partielles et les luttes interclassistes, et ce qu'elles peuvent avoir en commun.
Sur l'indignation
Dans les années 2010, le CCI a reconnu l'indignation comme une composante importante de la lutte de classe du prolétariat et un facteur de sa prise de conscience. Cependant, le CCI a eu tendance à définir son importance "en soi", de manière quelque peu métaphysique. Une des racines de nos difficultés réside dans l'utilisation inappropriée et unilatérale du concept d'indignation comme quelque chose de nécessairement positif, une indication de la réflexion et même du développement de la conscience de classe, sans tenir compte de la nature de classe de son origine, ou du terrain de classe sur lequel elle s'exprime. Avec la poursuite du plongeon dans la décomposition, il y aura de nombreux mouvements mus par l'indignation, le dégoût, la colère dans de larges couches de la société contre les phénomènes de cette période.
Le rapport sur la lutte des classes au 23ème congrès du CCI traite de la propagation de l'indignation sociale contre la nature destructrice de la société capitaliste (par exemple en réaction contre le meurtre des noirs, la question climatique ou le harcèlement des femmes). En affirmant que ces mouvements basés sur la colère peuvent être récupérés lorsque celle-ci aura retrouvé son identité de classe et luttera sur son terrain, cela introduit une ambiguïté sur le fait que le prolétariat, en luttant sur son propre terrain, peut récupérer toute cette colère. Ceci est en contradiction avec ce qui est dit au point 12 de la plate-forme : "La lutte contre les fondements économiques du système contient en son sein la lutte contre tous les aspects super-structurels de la société capitaliste, mais ce n'est pas vrai dans l'autre sens". De plus, de telles luttes partielles tendent à entraver le combat de la classe ouvrière, son autonomie, et c'est pourquoi la bourgeoisie sait très bien comment les récupérer pour préserver l'ordre capitaliste. En ce sens, l'indignation n'est pas en soi un facteur de développement de la conscience de classe : tout dépend du terrain sur lequel elle s'exprime. Cette réaction émotionnelle qui peut provenir de différentes classes ne conduit pas automatiquement à une réflexion qui peut contribuer au développement de la conscience de classe.
Le rapport sur la lutte des classes au 23ème Congrès du CCI contient une section sur la propagation de l'indignation sociale contre la nature destructrice de la société capitaliste (par exemple en réaction contre le meurtre des noirs, la question climatique ou le harcèlement des femmes). Mais en affirmant que la colère exprimée par ces mouvements peut être récupérée par le prolétariat lorsque celui-ci aura retrouvé son identité de classe et luttera sur son terrain, on introduit l'idée fausse que le prolétariat pourrait "assumer" la direction de tels mouvements dans leur forme actuelle. En réalité, ces mouvements devraient se "dissoudre" avant que les éléments qui y participent puissent rejoindre la lutte prolétarienne.
L'organisation doit clarifier quelles seraient les conditions, à l'échelle historique, pour qu'un mouvement prolétarien autonome donne une orientation et une direction entièrement nouvelles à toutes les différentes doléances et oppressions imposées par la société capitaliste, et qui aujourd'hui, en l'absence d'une direction prolétarienne, trouvent leur seul exutoire sur le terrain des mobilisations interclassistes ou bourgeoises.
L'impact de la crise capitaliste sur l'ensemble de la société pose une autre question à clarifier : quel est le rapport de la lutte du prolétariat avec les autres classes, couches intermédiaires ou non exploitées, existant encore dans le capitalisme et capables de développer leurs propres mobilisations contre la politique de l'Etat (comme les mouvements paysans).
Près d'une décennie s'est écoulée depuis le mouvement des Indignados. Aussi important qu'il ait été, il n'a en aucun cas marqué un retour en arrière par rapport au recul ouvert en 1989. Nous savons également que la bourgeoisie -surtout en France où le danger de contagion était le plus évident- a pris des contre-mesures pour empêcher qu'un mouvement similaire, ou plus avancé, n'éclate dans le "foyer" traditionnel des révolutions.
À bien des égards, le recul de la classe s'est accentué après l'affaissement des mouvements autour de 2011. Les illusions qui ont prédominé dans le Printemps arabe, étant donné l'incapacité de la classe ouvrière à fournir un leadership aux différentes révoltes, ont été noyées dans la barbarie, la guerre, le terrorisme et la répression féroce. En Europe et aux États-Unis, la marée populiste, en partie alimentée par les développements barbares en Afrique et au Moyen-Orient qui ont précipité la crise des réfugiés et le retour en force du terrorisme islamique, a affecté une partie de la classe ouvrière. Dans le "tiers-monde", la montée de la misère économique a eu tendance à provoquer des révoltes populaires dans lesquelles la classe ouvrière a été à nouveau incapable de se manifester sur son propre terrain ; de manière encore plus significative, la tendance du mécontentement social à prendre un caractère interclassiste s'est clairement exprimée dans un pays central comme la France, avec les manifestations des Gilets jaunes qui ont persisté pendant toute une année. À partir de 2016, avec l'arrivée au pouvoir de Trump et le vote pour le Brexit au Royaume-Uni, la montée du populisme a atteint des niveaux spectaculaires, entraînant une partie de la classe ouvrière dans ses campagnes contre les "élites". Et en 2020, tout ce processus de décomposition s'est accéléré de manière encore plus spectaculaire avec la pandémie. Le climat de peur généré par la pandémie, et le verrouillage qui en résulte, ont encore accru l'atomisation de la classe ouvrière et créé de profondes difficultés pour une réponse de classe aux conséquences économiques dévastatrices de la crise de Covid-19.
Et pourtant, peu de temps avant que la pandémie ne frappe, nous assistions à un nouveau développement des mouvements de classe : les grèves des enseignants et des ouvriers de l'automobile de GM aux États-Unis ; les grèves généralisées en Iran en 2018, qui ont posé la question de l'auto-organisation même si, contrairement aux exagérations d'une partie du milieu, on était encore loin de la formation de soviets. Ces dernières grèves ont notamment posé la question de la solidarité de classe face à la répression étatique.
Surtout, nous avons vu les luttes en France fin 2019, où des bataillons clés de la classe ouvrière étaient dans les rues autour de revendications de classe, écartant le mouvement des Gilets jaunes qui était réduit à une présence symbolique à l'arrière des cortèges.
D'autres expressions de combativité ont eu lieu dans d'autres pays, par exemple en Finlande. Mais la pandémie a frappé le cœur de l'Europe, paralysant dans une large mesure la possibilité pour les luttes en France de prendre une dimension internationale. Néanmoins, à plusieurs endroits dans le monde ont eu lieu des grèves de travailleurs pour la défense de leurs conditions de travail face aux mesures sanitaires totalement inadaptées prises par l'Etat et le patronat[18]. Ces mouvements n'ont pas pu se développer davantage en raison des conditions restrictives du premier confinement, bien que le rôle central de la classe ouvrière pour permettre que la vie continue dans la société ait été mis en évidence par les secteurs qui n'ont pas eu d'autre choix que de continuer à travailler pendant le confinement : santé, transports, alimentation, etc. La classe dirigeante a fait de gros efforts pour présenter ces travailleurs comme des héros au service de la nation, mais l'hypocrisie des gouvernements -et donc la base de classe des "sacrifices" de ces travailleurs- était évidente pour beaucoup. En Grande-Bretagne, par exemple, les travailleurs de la santé ont manifesté leur colère lorsqu'il est apparu que leur "héroïsme" ne valait pas une augmentation de salaire [19].
En plus de la pandémie, la classe ouvrière a rapidement été confrontée à d'autres obstacles au développement de la conscience de classe, surtout aux États-Unis où les manifestations de "Black Lives Matter" se sont polarisées sur une mobilisation parcellaire, celle de la race, suivies rapidement par l'énorme campagne électorale qui a donné un nouvel élan aux illusions démocratiques. Ces deux campagnes ont eu un impact international majeur. Aux États-Unis en particulier, le danger que la classe ouvrière soit entraînée, via les politiques identitaires de droite et de gauche, dans des confrontations violentes derrière des factions bourgeoises concurrentes reste très réel : l'assaut dramatique du Capitole par les partisans de Trump démontre que même si Trump a été écarté du gouvernement, le trumpisme reste une force puissante au niveau de la rue. Enfin, les travailleurs sont maintenant confrontés à une deuxième vague de la pandémie et à une nouvelle série de restrictions, qui non seulement renouvellent l'atomisation de la classe par l'État, mais ont également conduit à des explosions de frustration contre les restrictions qui ont entraîné certaines parties de la classe dans des protestations réactionnaires alimentées par les théories du complot et l'idéologie de "l'individu souverain".
Pour le moment, la combinaison de toutes ces questions, mais surtout les conditions imposées par la pandémie, ont agi comme un frein important à la fragile relance de la lutte des classes entre 2018 et 2020. Il est difficile de prévoir combien de temps cette situation va persister et nous ne pouvons donc pas fournir de perspectives concrètes pour le développement de la lutte au cours de la période à venir. Ce que nous pouvons dire, cependant, c'est que la classe ouvrière sera confrontée à des attaques brutales contre ses conditions de vie. Cela a déjà commencé dans un certain nombre de secteurs où les employeurs ont réduit de manière drastique leurs effectifs. Les gouvernements des pays centraux du capitalisme font encore preuve d'une certaine prudence à l'égard de la classe, en subventionnant les entreprises pour leur permettre de conserver leurs employés, en "mettant au chômage" les travailleurs qui ne peuvent pas travailler à domicile afin d'éviter une plongée immédiate dans la paupérisation, en prenant des mesures pour éviter les expulsions des locataires incapables de payer leurs loyers, etc. Ces mesures coûtent très cher aux gouvernements et alourdissent considérablement le poids de la dette. Nous savons que, tôt ou tard, les travailleurs seront appelés à payer pour cela.
L'évolution dramatique de la situation mondiale depuis le dernier congrès du CCI a inévitablement donné lieu à des débats tant au sein de l'organisation que dans notre milieu de contacts et de sympathisants. Ces débats ont porté sur l'importance de la pandémie et l'accélération de la décomposition, mais ils ont également posé de nouvelles questions sur le rapport des force entre les classes. Lors du Congrès du RI de l'été 2020, des critiques ont été formulées à l'encontre du rapport sur la lutte des classes, notamment son évaluation du mouvement contre la réforme des retraites en France début 2019. Une contribution dans le bulletin interne (2021, camarade M) en particulier a fait valoir - nous pensons à juste titre - que le rapport prétendait que le mouvement avait atteint un certain niveau de politisation sans fournir de preuves suffisantes d'une telle avancée ; en même temps, qu'il y avait un manque de clarté dans celui-ci concernant la distinction entre la politisation des luttes, et la politisation des minorités - une distinction que le présent rapport a cherché à élucider. Cette contribution met en garde contre une surestimation du niveau actuel de la lutte des classes (une erreur que nous avons souvent commise dans le passé - cf. .le rapport du 21e Congrès) :
En outre, est souligné que cette surestimation de la tendance à la politisation peut ouvrir la porte à une vision conseilliste : "La politisation des luttes ne peut se vérifier que lorsque l'avant-garde révolutionnaire commence à avoir une certaine influence dans les luttes ouvrières (notamment dans les assemblées générales). Ce n'est pas le cas aujourd'hui. Le rapport du congrès de RI ouvre donc la porte à une vision conseilliste en affirmant qu'il existe déjà 'les indices d'une politisation de la lutte'".
Le danger d'une vision conseilliste est également soulevé dans les divergences exprimées par le camarade S. lors et après le 23e Congrès, mais pas à partir du même point de départ. Ces divergences se sont approfondies depuis et ont donné lieu à un débat public qui, à son tour, a eu un certain impact sur certains de nos interlocuteurs contacts. Dans la mesure où elles concernent le problème du rapport de force entre les classes, ces divergences touchent à trois questions essentielles :
Dans sa réponse à notre réponse (Bulletin interne 2021), le camarade S. affirme qu'il est d'accord avec le CCI sur la nécessité de la lutte économique : parce que les travailleurs doivent défendre leur existence physique contre l'exploitation capitaliste ; parce que les travailleurs doivent lutter pour "avoir une vie" au-delà de la journée de travail afin d'avoir accès à la culture, aux débats politiques, etc. ; et parce que, comme Marx l'a dit, une classe qui ne peut pas lutter pour ses intérêts à ce niveau ne peut certainement pas se présenter comme une force capable de transformer la société. Mais en même temps, dit-il, dans les conditions de décomposition, notamment en raison de l'affaiblissement de la perspective d'une révolution sociale par l'impact de l'effondrement du bloc de l'Est, les liens historiques entre les dimensions économiques et politiques de la lutte ont été rompus au point que cette unité ne peut être restaurée par un développement des seules luttes économiques. Et il cite ici Rosa Luxemburg dans Réforme ou Révolution pour mettre en garde le CCI contre toute rechute dans une vision conseilliste dans laquelle les "travailleurs eux-mêmes", sans le rôle indispensable de l'organisation révolutionnaire, peuvent retrouver leur perspective révolutionnaire : "Le socialisme n'est pas du tout une tendance inhérente aux luttes quotidiennes de la classe ouvrière. Il n'est inhérent qu'à l'aggravation des contradictions objectives de l'économie capitaliste d'une part, à la compréhension subjective de la nécessité de la surmonter par une transformation socialiste d'autre part".
S. en conclut que le principal danger auquel est confronté le CCI est une déviation conseilliste dans laquelle l'organisation laisse à la résurgence des luttes économiques le soin de se politiser "spontanément", et ignore ainsi ce qui devrait être sa tâche première : réaliser l'approfondissement théorique nécessaire qui permettrait à la classe de reprendre confiance dans le marxisme et la possibilité d'une société communiste.
Nous avons vu que le danger du conseillisme ne peut être écarté lorsqu'il s'agit de comprendre le processus de politisation : nous avons appris à nos dépens que le danger de devenir trop enthousiaste quant aux possibilités et à la profondeur des luttes immédiates est toujours présent. Nous sommes également d'accord avec Luxemburg -et avec Lénine- pour dire que la conscience socialiste n'est pas le produit mécanique de la lutte quotidienne, mais qu'elle est le produit du mouvement historique de la classe, qui inclut de manière certaine l'élaboration théorique et l'intervention de l'organisation révolutionnaire. Mais ce qui manque dans l'argumentation de S., c'est une explication du processus réel par lequel la théorie révolutionnaire peut à nouveau "saisir les masses". À notre avis, cela est lié à un désaccord sur la question de la maturation souterraine.
Dans son texte, le camarade dit : "La réponse demande si je considère que la situation actuelle est pire que celle des années 1930 (lorsque des groupes comme Bilan ont contribué à une "maturation souterraine" politique et théorique de la conscience malgré la défaite de la classe), alors que je nie l'existence d'une telle maturation à l'heure actuelle. Oui, au niveau de la maturation souterraine, la situation est effectivement pire que dans les années 30, car aujourd'hui la tendance parmi les révolutionnaires est plutôt à la régression politique et théorique".
Afin de répondre à cela, il est nécessaire de revenir à notre débat initial sur la question de la maturation souterraine -à la lutte contre le point de vue conseilliste selon lequel la conscience de classe ne se développe que dans les phases de lutte ouverte.
Ainsi, l'argument du camarade MC[20] dans "Sur la maturation souterraine" (Bulletin interne1983) était que le rejet de la maturation souterraine sous-estimait profondément le rôle de l'organisation révolutionnaire dans l'élaboration de la conscience de classe : "La lutte de classe du prolétariat connaît des hauts et des bas, mais ce n'est pas le cas de la conscience de classe : l'idée d'une régression de la conscience avec le recul de la lutte de classe est contredite par toute l'histoire du mouvement ouvrier, histoire dans laquelle l'élaboration et l'approfondissement de la théorie se poursuivent dans une période de recul. Il est vrai que le champ, l'étendue de son action se rétrécit, mais pas son élaboration en profondeur".
S. ne nie évidemment pas le rôle de l'organisation révolutionnaire dans l'élaboration de la théorie. Ainsi, lorsqu'il parle de "régression souterraine", il veut dire que l'avant-garde politique communiste (et donc le CCI) ne parvient pas à effectuer le travail théorique nécessaire pour restaurer la confiance de la classe ouvrière dans sa perspective révolutionnaire - qu'elle régresse théoriquement et politiquement.
Mais rappelons que le texte de MC ne limite pas la maturation souterraine au travail de l'organisation révolutionnaire :
Ce point est important car S. semble précisément restreindre la maturation souterraine à la seule organisation révolutionnaire. Si nous le comprenons bien, puisque le CCI tend à la régression théorique et politique, ce serait une preuve de la "régression souterraine "dont il parle. Bien sûr, nous ne sommes pas d'accord avec cette évaluation de la situation actuelle du CCI, mais c'est une autre discussion. Le point sur lequel il faut se concentrer ici est que l'organisation communiste et le milieu politique prolétarien ne sont que la pointe de l'iceberg dans un processus plus profond qui se déroule dans la classe :
Dans une polémique avec le CWO dans la Revue internationale n° 43 sur le problème de la maturation souterraine, nous avons défini ce processus comme suit :
Ce qui manque dans ce modèle, c'est une autre couche constituée par les éléments qui souvent ne sont pas des produits directs des mouvements de classe, mais qui sont à la recherche des positions communistes ; Ils constituent le "marais" (ou une partie de celui-ci qui est le produit d'une avancée politique, même si elle est confuse, et non pas ces éléments qui expriment une régression à partir d'un niveau de clarté plus élevé), et aussi ceux qui se dirigent plus explicitement vers les organisations révolutionnaires.
L'émergence d'une telle couche n'est pas le seul indice de maturation souterraine, mais c'est certainement le plus évident. S. a soutenu que l'apparition de cette couche peut être expliquée simplement en se référant à la nature révolutionnaire de la classe ouvrière. Du fait que nous comprenons la classe non pas comme une force statique, mais comme une force dynamique, il est plus exact de considérer cette couche comme le produit d'un mouvement vers la conscience au sein de la classe. Et il est certainement nécessaire d'étudier le mouvement à l'intérieur du mouvement : comprendre s'il y a un processus de maturation qui a lieu dans cette couche - en d'autres termes, est-ce que le milieu des éléments de recherche lui-même montre des signes de développement ? Et si nous comparons les deux "poussées" des minorités politisées qui sont apparues depuis 2003 environ, il y a effectivement des indications qu'un tel développement a eu lieu.
La première poussée a eu lieu au milieu des années 2000 et a coïncidé avec ce que nous avons appelé une nouvelle génération de la classe ouvrière, qui s'est manifestée dans le mouvement "anti-CPE" et les "Indignados". Une petite partie de ce milieu a gravité vers la gauche communiste et a même rejoint le CCI, ce qui a donné l'espoir que nous rencontrions une nouvelle génération de révolutionnaires (cf. le Texte d'orientation sur la culture du débat[22]). En réalité, il s'agissait d'une "mouvance" largement présente au sein du marais et qui s'est avéré très perméable à l'influence de l'anarchisme, du modernisme et du parasitisme. L'un des traits distinctifs de cette mouvance était, à côté d'une méfiance à l'égard de l'organisation politique, une profonde résistance au concept de décadence et donc aux groupes de la gauche communiste, perçus comme sectaires et apocalyptiques, surtout le CCI. Certains des éléments de cette poussée avaient été impliqués dans l'ultra-activisme du mouvement anticapitaliste dans les années 90, et bien qu'ils aient fait un premier pas en voyant le rôle central de la classe ouvrière dans le renversement du capitalisme, ils ont conservé leurs penchants activistes, poussant certains d'entre eux (par exemple la majorité du collectif qui organise Libcom) vers un anarcho-syndicalisme renaissant, vers des idées d'"organisation" sur le lieu de travail, qui se nourrissent de la possibilité de remporter de petites victoires et se détournent de toute notion selon laquelle le déroulement objectif et historique de la crise serait lui-même un facteur de développement de la lutte des classes.
La seconde vague d'éléments en recherche, dont nous avons pris conscience ces dernières années, bien que peut-être de moindre ampleur que la précédente, se situe certainement à un niveau plus profond : elle tend à considérer la décadence et même la décomposition comme une évidence ; elle contourne souvent l'anarchisme, qu'elle considère comme dépourvu des outils théoriques permettant de comprendre la période actuelle, et craint moins de contacter directement les groupes de la gauche communiste. Souvent très jeunes et sans expérience directe de la lutte des classes, leur souci premier est d'approfondir, de donner un sens au monde chaotique qui leur fait face en assimilant la méthode marxiste. Il s'agit ici, à notre avis, d'une concrétisation claire de la conscience communiste résultant, selon les termes de Rosa Luxemburg, de "l'acuité des contradictions objectives de l'économie capitaliste d'une part, (et) de la compréhension subjective du caractère indispensable de son dépassement par une transformation socialiste d'autre part".
En ce qui concerne cette couche émergente d'éléments politisés, le CCI a une double responsabilité en tant qu'organisation de type "fraction". D'une part, bien sûr, l'élaboration théorique vitale nécessaire pour fournir une analyse claire d'une situation mondiale en constante évolution et pour enrichir la perspective communiste[23] Mais il s'agit aussi d'un patient travail de construction de l'organisation : travail de "formation des cadres" comme le disait le GCF après la Seconde Guerre mondiale, de développement de nouveaux militants qui tiendront le cap ; de défense contre les incursions de l'idéologie bourgeoise, les calomnies du parasitisme, etc. Ce travail de construction organisationnelle n'apparaît pas du tout dans la réponse de S., et pourtant il est certainement l'un des éléments principaux de la lutte réelle contre le conseillisme.
En outre, si ce processus de maturation souterraine est réel, s'il s'agit de la partie émergée de l'iceberg des développements qui ont lieu dans des couches beaucoup plus larges de la classe, le CCI a raison d'envisager la possibilité d'une future reconnexion entre les luttes défensives et la reconnaissance croissante que le capitalisme n'a aucun avenir à offrir à l'humanité. En d'autres termes, il annonce le potentiel intact de politisation des luttes et leur convergence avec l'émergence de nouvelles minorités révolutionnaires et l'impact croissant de l'organisation communiste.
La publication d'un premier cycle de débat sur le rapport de force entre les classes a fait apparaître diverses divergences dans notre milieu de proches sympathisants. Sur le forum du CCI, en particulier dans le fil "Débat interne au CCI sur la situation internationale"(Internal debate in the ICC on the international situation | International Communist Current (internationalism.org) [244]), dans un échange de contributions avec MH ; Débat sur le rapport de force entre les classes (Debate on the balance of class force | International Communist Current (internationalism.org) [245]), dans nos réunions de contact, et sur le propre blog de MH[24]. Le camarade MH en particulier est devenu de plus en plus critique de notre point de vue selon lequel c'est essentiellement l'effondrement du bloc de l'Est en 1989 qui a précipité le long retrait de la classe dont nous devons encore sortir. Pour MH, c'est en grande partie une offensive politique/économique de la classe dominante après 1980, menée par la bourgeoisie britannique en particulier, qui a mis fin à la troisième vague de luttes (plutôt : l'a étranglée à la naissance). De ce point de vue, c'est la défaite de la grève des mineurs en 1985 au Royaume-Uni qui a marqué la défaite des luttes des années 1980. Cette conclusion conduit actuellement MH à réévaluer notre vision des luttes après 1968 et même à remettre en question la notion de décomposition, bien que ses divergences semblent parfois impliquer que "la décomposition a gagné", et que nous devons faire face à la réalité d'une grave défaite historique pour la classe ouvrière. Le camarade Baboon est largement d'accord avec MH sur l'importance clé de la défaite de la grève des mineurs, mais il ne l'a pas suivi jusqu'au point de remettre en question la décomposition, ou de conclure que le recul de la classe ouvrière a peut-être franchi une étape qualitative vers une sorte de défaite historique[25].
Le camarade S., cependant, semble maintenant être de plus en plus explicite sur le fait que c'est le cas. Comme il l'a dit dans une récente lettre à l'organe central:
Comme nous l'avons souligné au début de ce rapport, la reconnaissance par le CCI que le concept de cours historique ne s'applique plus dans la phase de décomposition signifie qu'il devient beaucoup plus difficile d'évaluer la dynamique globale des événements, et en particulier d'arriver à la conclusion que la porte vers un avenir révolutionnaire est définitivement fermée, puisque la décomposition peut submerger le prolétariat dans un processus graduel, sans que la bourgeoisie ait à le vaincre directement, dans un combat face à face, comme elle l'a fait dans la période de la vague révolutionnaire. Il est donc difficile de savoir ce que S. entend par une "défaite politique d'une ampleur telle qu'il faudra peut-être une génération pour s'en remettre". Si le prolétariat n'a pas encore affronté l'ennemi de classe dans une lutte politique ouverte, comme il l'a fait en 1917-23, quels critères utilisons-nous pour juger que le recul de la lutte de classe au cours des trois dernières décennies a atteint un tel point ; et de plus, puisqu'une telle défaite serait vraisemblablement suivie d'une accélération majeure de la barbarie, et - selon S. - d'une guerre mondiale, ou au moins d'un holocauste nucléaire "limité"- quelles possibilités de "récupération" resteraient à la génération suivante ?
Un dernier point : S. prétend que nous considérons la situation actuelle de la classe "meilleure" qu'au lendemain de l'effondrement des blocs. C'est inexact. Nous avons certes dit que les conditions des futurs affrontements de classe sont inévitablement en train de mûrir, et, comme l'a souligné le rapport sur la lutte de classe au Congrès du RI, ceci dans un contexte très différent de la situation au début de la phase de décomposition :
Mais tous ces "plus" viennent s'ajouter à 30 ans de décomposition -une période pendant laquelle le temps n'est plus du côté du prolétariat, qui continue à souffrir des blessures accumulées infligées par une société qui pourrit sur ses pieds. À certains égards, nous serions d'accord pour dire que la situation est "pire" qu'elle ne l'était dans les années 1980. Mais nous échouerions dans notre tâche en tant que minorité révolutionnaire si nous ignorions les signes qui indiquent une renaissance de la lutte des classes- d'un mouvement prolétarien qui contient la possibilité d'empêcher la société de plonger définitivement dans l'abîme.
[1] Résolution sur le rapport de force entre les classes (2019) [61] Revue internationale n° 164
[2] Dans son premier article exposant ses désaccords avec les résolutions du 23e Congrès sur la situation internationale, le camarade S. soutient que la résolution sur le rapport de force entre les classes montre que le CCI abandonne son point de vue selon lequel l'incapacité du prolétariat à développer sa perspective révolutionnaire pendant la période 1968-89 était une cause première de la phase de décomposition. Dans notre réponse, nous avons déjà souligné ce que nous répétons dans ce rapport : la résolution sur le rapport de force entre les classes place la question de la politisation - en d'autres termes, le développement d'une alternative prolétarienne pour l'avenir de la société - au cœur même de sa compréhension de l'impasse actuelle entre les deux grandes classes. Il est vrai que la résolution aurait pu être plus explicite sur le fait que l'impasse est le produit non seulement de l'incapacité de la bourgeoisie à mobiliser la société pour la guerre mondiale, mais aussi de l'incapacité de la classe ouvrière - en particulier de ses bataillons centraux dans le sillage de la grève de masse polonaise - à comprendre et à assumer les objectifs politiques de sa lutte. Nous pensons que ce point - qui est simplement l'élément de base de notre analyse de la décomposition - a été clarifié dans notre réponse publiée à S..
[3] Misère de la philosophie, 1847
[4] Grève de masse, parti et syndicats, 1906
[5] Contribution (J.) dans le bulletin interne en 2011.
[6] "Révoltes sociales en Afrique du Nord et au Moyen-Orient, catastrophe nucléaire au Japon, guerre en Libye : Seule la révolution prolétarienne peut sauver l'humanité du désastre du capitalisme [246]", Revue internationale n° 145 . La résolution du 21e Congrès a une démarche encore ambiguë sur les mouvements au Moyen-Orient comme étant "marqués par l'interclassisme".
[7] "Que se passe-t-il au Moyen-Orient [247] ?", Revue internationale 145.
[8] Ibid.
[9] Ibid.
[10] "Révoltes sociales en Afrique du Nord et au Moyen-Orient, catastrophe nucléaire au Japon, guerre en Libye : Seule la révolution prolétarienne peut sauver l'humanité du désastre du capitalisme [246]", Revue internationale 145
[11] "La métaphore des 5 cours :
Ces 5 cours appartiennent à la classe ouvrière parce que malgré leurs différences, ils expriment chacun à son niveau l'effort du prolétariat pour se retrouver lui-même malgré les difficultés et les obstacles que sème la bourgeoisie ; chacun à son niveau a porté une dynamique de recherche, de clarification, de préparation du terrain social. A différents niveaux, ils s'inscrivent dans la recherche "du mot qui nous emmènera jusqu’au socialisme" (comme l'écrit Rosa Luxemburg en parlant des conseils ouvriers) au moyen des assemblées générales". (Résolution sur la situation internationale [248], 20e Congrès du CCI, IR 152)
[12] “Mouvement des indignés en Espagne, Grèce et Israël : de l’indignation à la préparation des combats de classe [63]”, Revue internationale 147.
[13] Comme l'indique le titre de l'article de l'IR 147, les mouvements en Grèce et en Israël en 2011 (mais aussi les protestations en Turquie et au Brésil en 2013) ont été analysés de manière très similaire aux Indignados en Espagne. Une révision critique de tous nos articles de cette période s'impose donc.
[14] Une question à réexaminer est également l'existence d'ambiguïtés et de confusions quant à l'impact positif des émeutes de la faim sur le développement de la conscience de classe (cf. Crise alimentaire, émeutes de la faim : Seule la lutte de classe du prolétariat peut mettre fin aux famines [249] ; Revue internationale n° 134
[15] Le chapitre sur "Les luttes contre l'économie de guerre au Proche -Orient" du rapport sur la lutte de classe du 23e Congrès du CCI [103] n'a pas été discuté en profondeur. Le rapport parle de l'existence de mouvements prolétariens dans plusieurs pays, et il est nécessaire de réévaluer ces mouvements sur une base plus solide et plus approfondie, en cherchant à situer l'analyse de ces mouvements dans le cadre de la critique du maillon faible, ainsi que dans le contexte de la décomposition (ce que le rapport ne semble pas faire explicitement, adoptant l'approche appliquée aux mouvements de 2011) afin d'examiner la nature de ces mouvements et leurs force et faiblesses.
[16] " Manifestations en Israël : "Moubarak, Assad, Netanyahou !", ICC en ligne, cité dans l'article de IR 147
[17] "Le fait qu'il ne s'agisse pas de mouvements spécifiquement prolétariens les rend certainement vulnérables aux mystifications autour de la politique identitaire et du réformisme, et à la manipulation directe par les factions bourgeoises de gauche et démocratiques".
[20] Pour l'histoire de notre camarade, ancien membre de la Bilan et de la Gauche communiste de France, membre fondateur du CCI et décédé en 1991, lire nos articles 'MARC : De la révolution d'octobre 1917 à la deuxième guerre mondiale [116]" et "MARC : II - De la deuxième guerre mondiale à la période actuelle [117]" des numéros 65 et 66 de la Revue internationale.
[21] "Réponse à la CWO : sur la maturation souterraine de la conscience de classe [252]"; Revue internationale n° 43.
[23] Comme cela a été souligné lors d'une discussion lors d'un réunion de l'organe central du CCI en 2021, le CCI ne peut être accusé de négliger l'effort d'approfondissement de notre compréhension du programme communiste. L'existence de trente ans de publications sur le communisme prouve bien que nous ne partons pas de zéro ici...
[25] Nous n'approfondirons pas ces discussions ici, sauf pour dire qu'elles semblent être basées sur une sous-estimation à la fois des luttes importantes qui ont eu lieu après 1985, où la remise en cause des syndicats dans des pays comme la France et l'Italie a contraint la classe dirigeante à radicaliser son appareil syndical, et surtout une sous-estimation de l'impact de l'effondrement du bloc de l'Est sur la combativité et la conscience de classe.
Ce rapport fait suite au rapport adopté par le 24e Congrès de Révolution Internationale[1]. Plusieurs aspects sont traités de manière adéquate dans ce rapport, notamment les mesures prises dans le domaine économique face à la pandémie, l'incursion violente de la décomposition sur le terrain économique, l'attaque des conditions de vie des ouvriers qui devient un véritable cauchemar. Nous ne développerons pas ces éléments mais nous nous concentrerons sur la perspective : où va l'économie mondiale après le grand cataclysme qui a éclaté avec la pandémie ?
Le rapport sur la crise économique adopté par le 23e Congrès annonçait : "nous devons considérer la possibilité de secousses significatives dans l’économie mondiale pour 2019-2020. Les facteurs négatifs s’accumulent : une dette de plus en plus incontrôlable ; la guerre commerciale qui se déchaîne ; dévaluations brutales des actifs financiers surévalués; contraction de -0,1% de l’économie allemande au troisième trimestre de 2018, l’économie chinoise est tombée à son rythme le plus bas de la dernière décennie".
Pour 2020, la Banque mondiale a enregistré une baisse globale de la production de 5,2%, soit 7% pour les 23 premières économies du monde et 2,5% pour les "économies en voie de développement". Selon la Banque mondiale, la baisse de la production est la pire depuis 1945 et "pour la première fois depuis 1870, un nombre sans précédent de pays vont enregistrer une baisse de leur production par habitant"[2]. Un phénomène très important est la chute du commerce mondial. Un indicateur est la baisse du commerce maritime mondial, qui a diminué de 10% en 2020. Mais, paradoxalement, "les prix des conteneurs ont en moyenne quadruplé au cours des deux derniers mois. D'environ 1.500 dollars à près de 5.000 dollars. Et dans certains cas, il a même atteint 12.000 dollars. Cela s'explique par le fait que des pays comme la Chine utilisent leurs navires et leurs conteneurs pour leur propre usage, les soustrayant au trafic mondial [3].
Pour 2021, un rebond de l'économie mondiale est prévu, à condition toutefois que la pandémie soit vaincue d'ici juin 2021, sinon les prévisions sont beaucoup plus pessimistes. Il y aura des augmentations fébriles de la croissance, mais au-delà, il faut considérer que les prévisions les plus sérieuses indiquent une stabilisation de l'économie mondiale à partir de 2023. L'expérience de la reprise post-2008 est qu'elle a mis du temps à s'installer (à partir de 2013), qu'elle a été plutôt anémique et qu'en 2018, elle a montré des signes d'épuisement. Comme nous le verrons tout au long de ce rapport, les conditions actuelles de l'économie mondiale sont bien pires qu'en 2008 et, plutôt que de faire des prédictions, l'important est de comprendre cette importante détérioration.
D'une part, les "experts" donnent une image trompeuse des effets de la crise pandémique sur l'économie. Ils partent de l'axiome selon lequel une telle crise n'aura pas d'effets irréversibles sur l'appareil économique et que l'économie se redressera à un niveau supérieur à celui de la période précédente. Une telle hypothèse sous-estime l'importante détérioration de longue date du tissu productif, financier et commercial, que la crise pandémique risque d'affaiblir profondément. On estime que 30% des entreprises pourraient disparaître définitivement dans les pays de l'OCDE. Nous avons là plus de 100 ans de décadence capitaliste, avec une économie distordue par l'économie de guerre et les effets de la destruction de l'environnement, profondément altérée dans ses mécanismes de reproduction par l'endettement et les manipulations étatiques, érodée par les pandémies, et de plus en plus touchée par les effets de décomposition. Dans ces conditions, il est illusoire de penser que l'économie se redressera sans la moindre égratignure.
D'autre part, la profonde faiblesse de la "reprise" proclamée de 2013 - 2018 annonçait déjà la situation actuelle. En dehors des États-Unis, de la Chine et, dans une moindre mesure, de l'Allemagne, la production de tous les grands pays du monde a stagné ou baissé (selon les estimations de la Banque mondiale) - ce qui ne s'était pas produit depuis la Seconde Guerre mondiale.
Déjà au 22e Congrès, nous avons constaté l'impact croissant des effets de la décomposition sur le terrain économique et en particulier sur la gestion capitaliste d’État de la crise. Nous étions conscients de cette tendance dans le rapport sur la crise économique adopté par le 23e Congrès qui notait cette irruption de la décomposition comme l'un des principaux facteurs de l'évolution de la situation économique et, enfin, le rapport sur la crise adopté par le 24e Congrès de "Révolution Internationale" approfondissait cette analyse de la pandémie comme résultat de la décomposition et aussi de l'aggravation de la crise économique mais, en même temps, comme puissant facteur d'accélération de cette dernière.
Il est important de souligner notre approche de la question : l'une des caractéristiques de la décadence est que le système capitaliste tente d'étendre toutes les possibilités contenues dans ses rapports de production jusqu'à leurs limites extrêmes, même au risque de violer ses propres lois économiques. Ainsi, "une des contradictions majeures du capitalisme est celle découlant du conflit entre la nature de plus en plus mondiale de la production et la structure nécessairement nationale du capital. En poussant vers ses dernières limites les possibilités des "associations" de nations sur les plans économique, financier et productif le capitalisme a obtenu une "bouffée d’oxygène" significative dans son combat contre la crise qui le gangrène, mais en même temps il s’est mis dans une situation risquée" (Rapport du 23e Congrès). Cette "situation risquée" a démontré ses graves conséquences liées à l'impact de la décomposition sur le terrain économique, en particulier au cours des cinq dernières années de la décennie 2010.
La pandémie représente une accélération de la décomposition et, en même temps, une aggravation de celle-ci. Le rapport sur la crise économique est centré sur cette réalité fondamentale. La résolution sur la situation en France (Bulletin interne ; 2020) met en évidence cet axe central : "En 2008, lors de "la crise des Subprimes", la bourgeoisie avait su réagir de façon coordonnée à l’échelle internationale. Les fameux G7, G8,… G20 (qui faisaient la Une de l’actualité) symbolisaient cette capacité des États à s’entendre a minima pour tenter de répondre à la "crise de la dette". 12 ans plus tard, la division, la "guerre des masques" puis la "guerre des vaccins", la cacophonie régnant dans les décisions de fermetures des frontières contre la propagation de la Covid-19, l’absence de concertation à l’échelle internationale (hormis l’Europe qui tente difficilement de se protéger contre ses concurrents) pour limiter l’effondrement économique, signent l’avancée du chacun pour soi et la plongée des plus hautes sphères politiques du capitalisme dans une gestion de plus en plus irrationnelle du système". Cette tendance est particulièrement forte aux États-Unis où une longue tendance au déclin économique se combine avec une aggravation sans précédent de la décomposition de son appareil politique et de son tissu social.
Toutefois, ce serait une erreur de penser que cette tendance se limite aux États-Unis. En Europe, l'Allemagne semble avoir réagi, mais les tensions au sein de l'UE sont de plus en plus évidentes et le choc du Brexit aura des conséquences qui ne sont pas encore visibles. La "stabilité" de la Chine est plus apparente que réelle.
Par conséquent, nous pouvons dire que les effets de la rupture dans la sphère économique et dans la gestion étatique de l'économie sont destinés à perdurer et auront une influence de plus en plus forte sur les développements économiques. Il est vrai que la bourgeoisie va mettre en place des contre-tendances (par exemple, les accords de l'UE sur la mutualisation partielle des dettes ou l'annulation par Biden de certaines mesures adoptées par Trump). Cependant, au-delà des freins ou des revirements, le poids de la décomposition sur l'économie et sur la gestion étatique de cette dernière va se renforcer avec des conséquences pour l'instant difficiles à prévoir. Plutôt que de tenter des prédictions, nous devons suivre de près l'évolution de la situation et en tirer des conclusions dans le cadre global que nous avons mis en place.
Avec la réponse que le capital dans la plupart des pays a été contraint de donner à la pandémie (le confinement qui n'a pas encore pris fin), l'une des pires récessions de l'histoire s'est produite.
Pour éviter un effondrement généralisé, la bourgeoisie a été obligée d'injecter des milliards. Cela lui a permis de "s'en sortir", de "résister à la tempête".[4] Il va falloir "sauver l'économie mondiale". Et comment va se dérouler cette opération compliquée ?
Nous pouvons dire qu'elle se fera dans des conditions bien pires qu'en 2008, qu'elle impliquera une violente dose d'austérité et que l'économie mondiale se retrouvera dans un état bien plus dégradé, avec une moindre capacité de reprise, du chaos et des convulsions importantes.
Cinq facteurs participent de l'aggravation du contexte :
Avec la pandémie, nous avons assisté à une réponse chaotique et irrationnelle des États, à commencer par les plus grands et les plus puissants. L'OMS a été ignorée par tous les États, empêchant ainsi une stratégie internationale nécessaire basée autant que possible sur des critères scientifiques. Chaque État a essayé de fermer son économie le plus tard possible afin de ne pas perdre ses avantages compétitifs et impérialistes sur ses rivaux ;Les économies qui ont été rouvertes dans le but de prendre l'avantage sur les rivaux, et les fermetures provoquées par l'aggravation de la pandémie se sont trouvé piégées par la contradiction existant entre, d'une part la nécessité de maintenir et d'augmenter la production face aux rivaux et, d'autre part, celle d'éviter que l'appareil productif et la cohésion sociale ne soient affectés par de nouvelles vagues de contagion.
La guerre des masques a donné lieu à un spectacle dégradant : des États considérés comme "sérieux", tels que la France ou l'Allemagne, volaient ouvertement des cargaisons de masques destinées à d'autres capitaux nationaux. Il en a été de même pour les équipements tels que les appareils respiratoires, l'oxygène, les équipements de protection individuelle, etc.
Dans le contexte de l’actuelle guerre des vaccins, leur fabrication, leur distribution et les vaccinations elles-mêmes sont autant d'indices du désordre croissant dans lequel s'enfonce l'économie mondiale.
Dans le domaine de la recherche et de la fabrication de vaccins, nous avons assisté à une course chaotique entre des États en concurrence féroce. La Grande-Bretagne, la Chine, la Russie, les États-Unis... se sont lancés dans une course contre la montre pour être les premiers à disposer du vaccin. La coordination internationale a été absente. Les vaccins ont été testés en un temps record, sans réelle garantie d'efficacité.
La distribution est tout aussi chaotique. Le conflit entre l'UE et la société britannique Astra Zeneca en témoigne. Les pays les plus riches ont laissé les plus pauvres sans protection. Israël a vacciné ses ressortissants tout en négligeant les Palestiniens. La Russie utilise une propagande trompeuse pour présenter son vaccin comme le meilleur. C'est la preuve que le vaccin est utilisé comme un instrument d'influence impérialiste. La Russie et la Chine ne le cachent pas et proclament ouvertement qu'elles offriront des prix plus bas aux pays qui se plieront à leurs exigences économiques, politiques et militaires.
Enfin, la manière dont la population est vaccinée est vraiment ahurissante de désorganisation et d'indiscipline. En France, en Allemagne, en Espagne, en Italie, pour ne citer que quelques exemples, on constate un manque constant d'approvisionnement, des retards de vaccination même dans les groupes identifiés comme prioritaires (personnel de santé, personnes de plus de 65 ans). Les plans de vaccination ont été retardés à plusieurs reprises. Souvent, la première dose est administrée et la seconde est retardée sine die, annulant ainsi l'efficacité du vaccin. Les dirigeants, les politiciens, les hommes d'affaires, les militaires, etc. ont contourné la liste des groupes prioritaires et ont été vaccinés en premier.
Ce spectacle dégradant autour des vaccins nous montre une tendance croissante du capitalisme à saper la capacité de "coopération internationale" qui avait réussi à atténuer la crise économique au cours de la période 1990-2008. Le capitalisme est fondé sur la concurrence à mort - et cette caractéristique constitutive du capitalisme n'a pas disparu à l'apogée de la "mondialisation" - mais ce que nous voyons aujourd'hui, c'est une concurrence exacerbée, qui prend pour champ d'action quelque chose d'aussi sensible que la santé et les épidémies. Si dans la période ascendante du capitalisme, la concurrence entre les capitaux et les nations était un facteur d'expansion et de développement du système, dans la décadence, elle est au contraire un facteur de destruction et de chaos : Destruction avec la barbarie de la guerre impérialiste ; chaos (qui inclut également la destruction et les guerres) surtout avec l'irruption des effets de la décomposition sur le terrain économique et sa gestion étatique. Ce chaos affectera de plus en plus les chaînes de production et d'approvisionnement mondiales, la planification de la production, la capacité à combattre les phénomènes "inattendus" tels que les pandémies ou autres catastrophes.
Le rapatriement de la production dans le pays d'origine par les multinationales était déjà en cours depuis 2017 mais semble s'être accéléré avec la pandémie : "Une étude publiée cette semaine par Bank of America, portant sur 3.000 entreprises totalisant une capitalisation boursière de 22 billions de dollars et situées dans 12 secteurs mondiaux majeurs, indique que 80% de ces entreprises ont des plans de relocalisation pour rapatrier une partie de leur production depuis l'étranger. 'C'est le premier tournant d'une tendance qui dure depuis des décennies', proclament les auteurs. Au cours des trois dernières années, quelque 153 entreprises sont retournées aux États-Unis, tandis que 208 l'ont fait dans l'UE"[5].
Ces mesures sont-elles irréversibles ? Assistons-nous à la fin de la phase de "mondialisation", c'est-à-dire une production mondiale, fortement interconnectée avec une division internationale du travail, avec des chaînes de production, de transport et de logistique organisées à l'échelle mondiale ?
La première considération est que la pandémie dure plus longtemps que prévu. Le 28 septembre 2020, le chiffre d'un million de morts était atteint ; le 15 janvier, moins de trois mois plus tard, il atteignait deux millions. Bien que la vaccination soit en cours, la directrice scientifique de l'OMS, Soumya Swaminathan, prévoit qu'il faudra attendre 2022 pour atteindre une immunisation raisonnable de la population en Europe. Il est probable que les perturbations et les interruptions de production se poursuivront tout au long de l'année 2021.
Deuxièmement, si nous examinons l'expérience historique, nous pouvons constater que les mesures de capitalisme d'État qui ont été prises en réponse à la Première Guerre mondiale n'ont pas complètement disparu après la fin de la guerre, et 10 ans plus tard, avec la crise de 1929, elles ont fait un bond gigantesque, confirmant la prédiction correcte du premier congrès de l'Internationale communiste : "toutes ces questions fondamentales de la vie économique du monde ne sont plus réglées par la libre concurrence, ni même par des combinaisons de trusts ou de consortiums nationaux et internationaux. Elles sont tombées sous le joug de la tyrannie militaire pour lui servir de sauvegarde désormais. Si l'absolue sujétion du pouvoir politique au capital financier a conduit l'humanité à la boucherie impérialiste, cette boucherie a permis au capital financier non seulement de militariser jusqu'au bout l’État, mais de se militariser lui-même, de sorte qu'il ne peut plus remplir ses fonctions économiques essentielles que par le fer et par le sang"[6].
De même, il est probable que les mesures prises en réponse à la pandémie sur le terrain économique resteront en place, même s'il y aura des reculs partiels.
Cela est confirmé par le fait que, depuis 2015, comme nous l'avons précisé dans le rapport du 23e Congrès, la Chine, l'Allemagne et les États-Unis s'orientent dans cette direction. Les mesures prises pendant la pandémie ne font qu'accentuer une orientation qui était déjà présente dans les années 2010.
Le fait que les grandes puissances n'aient pas, pour l'instant, coordonné leurs réponses financières et économiques au danger de faillite en est l'illustration. Alors que, lors de la crise de 2008, les réunions du G8, du G20, etc. se sont multipliées, ce type de réunion est aujourd'hui manifestement absent[7].
Cependant, la structure mondialisée de la production mondiale offre des avantages majeurs aux économies les plus puissantes, et celles-ci prendront des mesures pour corriger les principales perturbations décrites ci-dessus. Un exemple très clair : le plan de mutualisation des dettes dans l'UE profite particulièrement à l'Allemagne qui va consolider ses exportations vers l'Espagne, l'Italie, etc. Ces pays, présentés comme "les grands bénéficiaires", seront finalement les grands perdants, car leur tissu industriel sera affaibli par la concurrence écrasante des exportations allemandes. En fait, la mutualisation des dettes aidera l'Allemagne à contrer la présence chinoise dans les pays du sud de l'Europe, qui s'est renforcée depuis 2013. Nous n'assistons pas à un démantèlement de la mondialisation, mais plutôt à sa dislocation croissante - par exemple, à travers la tendance à la fragmentation en zones régionales -, à l'importance grandissante des tendances protectionnistes, à la relocalisation des zones de production, à la multiplication des mesures que chaque pays prend de son côté, en violation des accords internationaux. Bref, à un chaos croissant dans le fonctionnement de l'économie mondiale.
Au cours de la période 2009-2015, la Chine a joué un rôle essentiel, par ses achats et ses investissements, dans la faible relance de l'économie mondiale après les graves bouleversements de 2008. Face à la situation actuelle, la Chine peut-elle jouer le même rôle de locomotive de l'économie mondiale ?
Nous pensons que cette possibilité est très peu probable pour au moins 4 raisons :
Le processus de destruction écologique (dévastation et pollution de l'environnement et des ressources naturelles) ne date pas d'hier. La guerre impérialiste et l'économie de guerre ont contribué à ce processus dans une large mesure. Cependant, la question qui se pose est de savoir dans quelle mesure ce processus a influencé négativement l'économie capitaliste en entravant l'accumulation.
Dans le cadre de ce rapport, nous ne pouvons pas donner une réponse élaborée. Cependant, il est probable que dans le contexte des difficultés croissantes de collaboration entre les pays, de manœuvres nationalistes de chaque État, … la destruction écologique aura un impact de plus en plus négatif sur la reproduction du capital et contribuera à rendre les moments de reprise économique de la période à venir beaucoup plus faibles et instables que par le passé.
On estime que la pollution atmosphérique tue 7 millions de personnes chaque année. La consommation d'eau contaminée provoque environ 485.000 décès par an.[9]
Au cours du XXe siècle, 260 millions de personnes sont mortes de la pollution de l'air intérieur dans le tiers-monde, soit environ deux fois le nombre de victimes de toutes les guerres du siècle. Ce chiffre est plus de 4 fois supérieur à celui des décès dus à la pollution de l'air extérieur[10].
Les phénomènes météorologiques extrêmes, les extinctions massives, la baisse des rendements agricoles et la toxicité de l'air et de l'eau nuisent déjà à l'économie mondiale, la pollution coûtant à elle seule 4,6 billions de dollars par an[11].
La protection même des villes situées le long des côtes engloutira des sommes considérables, égales, sinon supérieures, à tous les plans de sauvetage qui ont dû être adoptés dans le cadre de la pandémie de Covid-19. Les implications économiques de ce chaos sont bien réelles. L'impact de ce processus d'autodestruction est stupéfiant. Il est calculé que, si le changement climatique augmente la température de 4ºC, alors le PIB mondial chutera de 30% par rapport aux niveaux de 2010, la chute pendant la dépression des années 1930 ayant atteint 26,7% (la chute actuelle sera permanente). 1,2 milliards d'emplois pourraient ainsi être perdus. Ces chiffres ne tiennent pas compte de l'aggravation de la crise économique ni de l'impact du COVID.
Tous ces dommages sont considérablement aggravés par la crise COVID, même s'il faudra du temps pour en évaluer l'impact. En effet, celle-ci illustre clairement les conséquences pour l'économie de la destruction écologique : "La colonisation des espaces naturels et le contact humain avec les animaux réservoirs de virus et d'agents pathogènes est le premier maillon de la chaîne qui explique les pandémies. La destruction des habitats forestiers dans les zones tropicales permet la transmission aux humains de nombreux agents pathogènes qui étaient auparavant confinés dans des endroits inaccessibles. Les gens rencontrent des espèces avec lesquelles ils n'étaient pas associés auparavant, ce qui augmente le risque d'être infecté par des maladies d’origine animale. Les marchés d'animaux, les transports et la mondialisation les propagent ensuite"[12].
Des institutions telles que la Banque mondiale mettent clairement en garde contre les conséquences de la destruction écologique, par exemple en termes d'expansion de la pauvreté : "Selon de nouvelles estimations, le changement climatique pourrait entraîner de 68 à 135 millions de personnes dans la pauvreté à l'horizon 2030. Il représente une menace particulièrement grave pour les pays d'Afrique subsaharienne et d'Asie du Sud, ces deux régions concentrant la plupart des pauvres de la planète. Dans un certain nombre de pays, comme le Népal, le Cameroun, le Liberia et la République centrafricaine, une grande partie des pauvres vivent dans des zones à la fois en situation de conflit et fortement exposées aux inondations."[13].
L'effondrement de la coopération internationale autour de la pandémie de COVID est un avant-goût de l'attitude de chacun pour soi qui prédominera face au changement climatique. La concurrence économique accrue résultant du COVID ne peut qu'accélérer cette dynamique. La capacité du capitalisme à limiter l'augmentation de la température globale s'affaiblit.
La contradiction entre les intérêts de la nation capitaliste, et de l'ensemble du système capitaliste, et l'avenir de l'humanité ne pourrait être plus claire. Si des mesures suffisantes sont prises contre le changement climatique, les tensions impérialistes et économiques s'intensifieront qualitativement avec la montée en puissance de la Chine comme principale économie mondiale. Si aucune mesure n'est prise, l'économie mondiale se contractera de 30% avec toutes les conséquences que cela entraînera.
Cela ne peut que développer de manière exponentielle la destruction de l'environnement par le capitalisme et préparer le terrain pour d'autres pandémies au fur et à mesure que les conditions de celles-ci se développent, comme le montrent plusieurs contributions dans les bulletins internes[15].
L'économie de guerre, comme nous l'a rappelé Internationalisme, est un poids mort pour l'économie mondiale. Malgré la position claire du texte d'orientation Militarisme & Décomposition[16] des parties de l'organisation ont eu tendance à penser que dans le cadre de la décomposition, les dépenses d'armement auraient tendance à être réduites et n'auraient pas l'impact énorme qu'elles avaient à l'époque des blocs et de la Guerre froide. Cette vision est fausse, comme le souligne le rapport adopté par le 23e Congrès. "Les dépenses militaires mondiales ont connu - en 2019 - leur plus forte augmentation en dix ans. Au cours de l'année 2019, les dépenses militaires ont atteint 1,9 billion de dollars (1,8 billion d'euros) dans le monde, soit une augmentation de 3,6 % en un an, la plus importante depuis 2010. "Les dépenses militaires ont atteint leur plus haut niveau depuis la fin de la guerre froide", a déclaré Nan Tian, chercheur au SIPRI"[17].
La nécessité de faire face au COVID n'a pas ralenti le réarmement. Le budget de la Bundeswehr augmente de 2,85% pour 2021, l'Espagne augmente ses dépenses militaires de 4,7%, la France de 4,5%, tandis que le Royaume-Uni les accroît de 18,5 milliards d'euros supplémentaires[18].
Aux États-Unis, attisant l'hystérie anti-Chine, le Sénat a approuvé une augmentation astronomique des dépenses militaires, qui atteindront 740 milliards de dollars en 2021. Au Japon, "le Premier ministre Yoshihide Suga a approuvé lundi la neuvième hausse consécutive du budget militaire, établissant un nouveau record historique à 5,34 billions de yens (environ 51,7 milliards de dollars), soit une augmentation de 1,1 % par rapport au budget de l'année précédente"[19].
"Les guerres américaines en Afghanistan, en Irak, en Syrie et au Pakistan ont coûté aux contribuables américains 6,4 billions de dollars depuis leur début en 2001. Ce total est supérieur de 2 billions de dollars à l'ensemble des dépenses du gouvernement fédéral au cours de l'année fiscale qui vient de s'achever"[20].
Il n'y a pas de données disponibles pour la Chine pour 2021, mais les dépenses militaires ont apparemment moins augmenté en 2020 qu'en 2019. Cependant, "l'Armée populaire de libération a franchi deux étapes majeures, en dévoilant son premier porte-avions 100 % indigène et son premier missile balistique intercontinental capable d'atteindre les États-Unis. La Chine a également construit sa première base militaire à l'étranger à Djibouti en 2017. Pékin conçoit également une nouvelle génération de destroyers et de missiles pour renforcer sa dissuasion contre ses voisins asiatiques et la marine américaine."[21]
La Russie a augmenté de façon spectaculaire ses dépenses militaires au cours de la période triennale 2018-2021, l'Australie "a lancé au cours des deux dernières années un ambitieux programme naval visant à créer une marine de douze nouveaux sous-marins qui seront construits par le chantier naval français DCNS, neuf frégates (un programme pour lequel Navantia soumissionne), deux navires logistiques et douze patrouilleurs ; elle recevra également 72 avions de combat américains F-35 de Lockheed Martin d'ici 2020. Les autorités australiennes prévoient même de doubler son budget en une décennie pour le porter à 21 milliards de dollars par an (…) [Les pays scandinaves] considèrent que les menaces russes sur leur espace aérien et dans l'Arctique relèvent de moins en moins de la fiction, et dans le cas de la Suède, le rétablissement du service militaire obligatoire et des augmentations significatives du budget de la défense ont été annoncés"[22].
Ce survol de la jungle sanglante des dépenses militaires montre que l'économie de guerre et l'armement, au-delà de l'impulsion initiale qu'ils peuvent donner, finissent par constituer un fardeau de plus en plus lourd pour elle, et on peut prévoir qu'ils participeront à la tendance à rendre plus fragile et convulsive la reprise économique que le capitalisme recherche pour la période post-COVID[23].
En 1948, le plan Marshall a représenté un montant total de prêts de 8 milliards de dollars ; le plan Brady pour sauver les économies sud-américaines en 1985 a impliqué 50 milliards de dollars ; les dépenses pour sortir du bourbier de 2008 ont atteint le chiffre astronomique de 750 milliards de dollars.
Les chiffres actuels font de ces injections dans l'économie de la menue monnaie. L'UE a déployé un programme de 750 milliards d'euros. En Allemagne, "le gouvernement déploie le plus grand plan d'aide de l'histoire de la République fédérale. Pour financer ce programme, la Fédération contractera de nouveaux emprunts pour un montant total d'environ 156 milliards d'euros."[24] Biden a proposé au Congrès un programme de soutien et de relance économique de 1,9 billion de dollars. Le montant total des mesures de relance versées dans l'économie américaine en 2020 est estimé à 4 billions de dollars.
La dette mondiale au troisième trimestre 2020 était de 229 billions d'euros, soit 365% du PIB mondial (un nouveau record historique). Cette dette atteint 382% dans les pays industrialisés. Selon l'Institut de la finance internationale, cette escalade s'accélère depuis 2016 avec une augmentation sur les 4 dernières années de 44 billions d'euros. C'est dans ce cadre que nous devons aborder les conséquences de l'escalade actuelle de l'endettement mondial[25].
L'accumulation du capital (la reproduction élargie définie par Marx) a pour base de développement les marchés extra-capitalistes et les zones non encore complètement intégrées au capitalisme. Si les uns et les autres se réduisent, la seule issue pour le capital, organisé par l'État, est l'endettement, qui consiste à jeter des sommes toujours plus importantes dans l'économie en acompte de la production attendue des années à venir.
S'il n'y a pas de chocs inflationnistes dans les grandes économies, c'est pour trois raisons :
L'un des facteurs qui a permis au capital global d'amortir les effets de la dette était la coordination internationale des politiques monétaires, un certain degré de coordination et d'organisation des transactions financières à l'échelle mondiale. Si ce facteur commence à faire défaut et que le "chacun pour soi" l'emporte, quelles sont les conséquences attendues ?
Le capitalisme a utilisé l'équivalent de trois ans et demi de production mondiale. S'agit-il d'un chiffre insignifiant qui pourrait être étiré à l'infini ? Absolument pas. Cette gigantesque gangrène est le terreau non seulement de folles poussées spéculatives qui ont fini par s'institutionnaliser dans le labyrinthe indéchiffrable que sont les transactions financières, mais aussi de crises monétaires, de gigantesques faillites d'entreprises et de banques, voire de faillites d'États importants. Logiquement, ce processus implique que le marché intérieur pour le capital ne peut croître à l'infini, même s'il n'y a pas de limite fixe en la matière. C'est dans ce contexte que la crise de surproduction au stade actuel de son développement pose un problème de rentabilité au capitalisme. La bourgeoisie estime qu'environ 20% des forces productives mondiales sont inutilisées. La surproduction des moyens de production est particulièrement visible et touche l'Europe, les États-Unis, l'Inde, le Japon, etc.[26]
Depuis 1985, date à laquelle les États-Unis ont abandonné leur position de créancier pour devenir l'un des plus gros débiteurs, l'économie mondiale souffre d'une situation aberrante : pratiquement tous les pays sont endettés, les plus gros créanciers sont à leur tour les plus gros débiteurs, et tout le monde le sait. Aujourd'hui, après des décennies de dettes gigantesques, ces récents plans de sauvetage ont surpassé toutes les interventions précédentes. Cependant, en raison du niveau actuel d’endettement de tous les grands acteurs, le risque de "détonations"/avalanches de dettes augmente. La situation actuelle de "taux d'intérêt zéro" facilite encore la politique d'augmentation du fardeau de la dette, mais - tous les autres facteurs mis à part - si les taux d'intérêt augmentent..... Quelque chose s'écroulera ...
L’arrêt brutal de la production a des conséquences. Tout d'abord, la Chine et l'Allemagne, ainsi que d'autres grands pays producteurs, vont se retrouver avec une énorme surcapacité de production qui ne pourra pas être compensée immédiatement. D'une manière générale, le secteur des machines, l'électronique, l'informatique, l'approvisionnement en matières premières, les transports, etc. se retrouveront avec des stocks énormes et une reprise lente de la demande.
Même s'il y aura indubitablement des moments de reprise de la production (qui seront applaudis avec enthousiasme par la propagande capitaliste) et même s'il y aura des contre-tendances que les secteurs les plus intelligents du capital activeront[27], ce qui est indiscutable, c'est que l'économie mondiale sera secouée et affaiblie au cours de la prochaine décennie.
Au cours du dernier demi-siècle, le capitalisme a montré une capacité à "continuer" face aux nombreux bouleversements qu'il a subis (1975, 1987, 1998, 2008). Cependant, les conditions globales que nous venons d'analyser nous permettent d'avancer que cette capacité a été considérablement affaiblie. Il n'y aura pas - comme l'espèrent les conseillistes et les bordiguistes - un Grand Effondrement Final mais, parce que c'est le cœur de l'économie mondiale qui est fortement déstabilisé - en particulier les USA et de manière croissante aussi certaines parties de l'Europe - il sera plus difficile de coordonner une réponse à la crise au niveau international, ce qui, avec le poids écrasant de la dette, fournit une confirmation claire de la perspective esquissée par le rapport du 23ème Congrès sur la crise : "Poids déstabilisateur d’un endettement sans frein ; saturation croissante des marchés ; difficultés croissantes de "gestion globalisatrice" de l’économie mondiale provoquées par l’irruption du populisme, mais aussi l’aiguisement de la concurrence et le poids des investissements énormes demandés par la course aux armements ; enfin, un facteur qu’il ne faut pas négliger, les effets de plus en plus négatifs de la destruction galopante de l’environnement et le bouleversement incontrôlé des équilibres "naturels" de la planète".
L'une des politiques que les États vont lancer pour donner un coup de fouet à l'économie sont les plans dits d'"économie verte". Ceux-ci sont motivés par la nécessité de remplacer la vieille industrie lourde et les combustibles fossiles par l'électronique, l'informatisation, l'IA, les matériaux légers et les nouvelles sources d'énergie qui permettent une plus grande productivité, une réduction des coûts et des économies de main-d'œuvre. Pendant un certain temps, les investissements importants qu'exigera une telle relance de l'économie - qui inclura également la production d'armements - pourront donner un coup de fouet aux économies des pays les mieux placés dans le processus, mais le spectre de la surproduction reviendra une fois de plus hanter l'économie mondiale.
La détérioration des conditions de vie des ouvriers a été très progressive au cours de la période 1967-80.
Elle a commencé à s'accélérer dans les années 1980, lorsque les prestations sociales ont commencé à être limitées, que des licenciements massifs ont eu lieu et que la précarité du travail a commencé à s'installer.
Au cours de la période 1990-2008, la détérioration s'est poursuivie : la réduction systématique des ouvriers employés est devenue "normale". Une crise du logement a également commencé. La migration massive a exercé une pression à la baisse sur les salaires et produit une détérioration des conditions de travail dans les pays centraux. Cependant, la baisse des conditions de vie dans les pays centraux restait graduelle et limitée. Il y avait quelque chose de pervers qui masquait la baisse : le développement du crédit massif dans les ménages ouvriers.
Dans le rapport adopté par le 23e Congrès, nous avons montré l'énorme dégradation du niveau de vie du prolétariat dans les pays centraux, les coupes importantes dans les retraites, la santé, l'éducation, les services sociaux, les prestations sociales etc..., la hausse du chômage et surtout le développement spectaculaire de la précarité de l’emploi. Les années 2010 ont signifié une escalade majeure de la dégradation de la vie professionnelle dans les pays centraux. Les attaques graduelles auxquelles nous avons assisté entre 1970 et 2008 ont commencé à s'accélérer dans la décennie 2010-2020.
La crise pandémique a intensifié les attaques contre les conditions de vie des ouvriers. Tout d'abord, dans tous les pays, les ouvriers ont été envoyés à l'abattoir parce qu'ils ont été contraints de se rendre au travail en empruntant des transports publics bondés et se sont retrouvés sans équipement de protection sur leur lieu de travail (il y a d'ailleurs eu nombre de protestations dans des usines, des entrepôts, etc. au début du confinement à cause de cela). Il convient toutefois de noter que les travailleurs de la santé et ceux des maisons de retraite ont souffert d’un nombre élevé d'infections et de décès. Les travailleurs de l'industrie alimentaire ont également été durement touchés[28], de même que les travailleurs agricoles, dont la plupart sont des migrants[29].
Les attaques contre la classe ouvrière dans tous les pays, mais particulièrement dans les pays centraux, sont clairement à l'ordre du jour. Le rapport de l'OIT "Le COVID-19 et le monde du travail" ne mâche pas ses mots : "le COVID-19 a engendré la crise la plus grave jamais enregistrée par le monde du travail depuis la Grande dépression des années 1930".
Le chômage. Les surcapacités dans l'industrie, et la lente et faible reprise de la demande vont fortement stimuler les licenciements massifs. Pendant la période de strict confinement, les énormes subventions de l'État aux chômeurs à temps partiel ont masqué la gravité de la situation de nombreux ouvriers souffrant d'une réduction drastique de leurs revenus. Cependant, une "normalisation" graduelle du fonctionnement économique entraînera une nouvelle dégradation des conditions de vie des ouvriers, la rendant dans de nombreux cas irréversible. Selon l'OIT, les estimations mondiales pour 2021 sont celles d’une perte allant de 36 millions d'emplois au mieux à 130 millions au pire[30].
Nous pouvons illustrer cela par une analyse des sombres perspectives pour l'industrie automobile : "Un expert de l'industrie automobile allemande a donné l'aperçu, la prévision suivants : selon les prévisions, tous les grands marchés automobiles connaîtront une contraction en pourcentage à deux chiffres. La France et l'Italie seront les plus touchées, avec un déclin de 25% chacune, l'Espagne avec 22%, et l'Allemagne, les États-Unis et le Mexique avec 20% chacun. Pour le plus grand marché automobile du monde, la Chine, Dudenhöffer prévoit une baisse des ventes d'environ 15%. Dans les usines allemandes, il y a soudainement une capacité excédentaire de 1,3 à 1,7 million de véhicules. Le chômage partiel ne peut combler que de courtes périodes. Aucune entreprise ne pourrait conserver des capacités de production inutilisées pendant des années. C'est pourquoi 100.000 des 830.000 emplois actuels chez les constructeurs et équipementiers automobiles en Allemagne sont menacés - "selon des hypothèses optimistes", écrit Dudenhöffer."[31]
La précarité. L'OIT appelle la précarité "emploi sous-utilisé" et estime qu'il y a 473 millions de travailleurs dans le monde dans cette condition (2020). Le travail informel est tout aussi important : "plus de 2 milliards de travailleurs sont engagés dans des activités économiques qui sont soit insuffisamment couvertes, soit pas du tout couvertes par des dispositions formelles en droit ou en pratique". Selon l'OIT, "plus de 630 millions de travailleurs dans le monde ne gagnent pas suffisamment pour pouvoir se sortir eux-mêmes et leur famille de la pauvreté"[32].
Les salaires. En ce qui concerne les salaires, l'OIT a évalué la baisse globale des salaires dans le monde à 8,3% jusqu'en 2020. Malgré les mesures de soutien gouvernementales, les salaires ont baissé en 2020 (selon les données de l'OIT) de 56,2% au Pérou, de 21,3% au Brésil, de 6,9% au Vietnam, de 4,0% en Italie, de 2,9% au Royaume-Uni et de 9,3% aux États-Unis.
Le rapport susmentionné de l'OIT prévient que "La crise a eu des effets particulièrement dévastateurs sur nombre de catégories de populations vulnérables et de secteurs à travers le monde. Les jeunes, les femmes, les personnes faiblement rémunérées et les travailleurs peu qualifiés disposent d’un potentiel inférieur pour embrayer rapidement sur la reprise économique et les risques de stigmates à long terme et d’un éloignement du marché du travail sont bel et bien réels en ce qui les concerne".
Le niveau incroyable d'endettement national ne peut être maintenu indéfiniment ; à partir d'un certain point, il conduira nécessairement à l'adoption de mesures d'austérité drastiques touchant l'éducation, la santé, les retraites, les subventions, les prestations sociales, etc.
On ne peut rien attendre de la "gestion intelligente" du capitalisme d'État, seulement l'austérité, la misère, le chaos et aucun avenir. L'avenir de l'humanité est entre les mains du prolétariat, sa résistance contre l'austérité brutale, et la politisation de cette résistance seront la clé de la période à venir.
[1] L’irruption de la décomposition sur le terrain économique [255] (Rapport juillet 2020). Revue internationale n°165
[2] La pandémie de COVID-19 plonge l’économie planétaire dans sa pire récession depuis la Seconde Guerre [256] mondiale
[4] Les chiffres et l'analyse de ce gigantesque déploiement d'injections monétaires sont fournis dans le rapport sur la crise économique adopté par le 24e Congrès de RI, nous ne les répéterons donc pas ici.
[6] Manifeste du [259]1 [259]er [259]Congrès de l'Internationale communiste [259]
[7] Biden a bien proposé de mettre en place une réunion du G10 non pour une coordination économique, mais pour isoler la Chine.
[8] Les entreprises zombies sont celles qui doivent constamment refinancer leur dette, au point que le remboursement de celle-ci absorbe tous leurs profits et les oblige même à contracter de nouvelles dettes.
[9] Source : Britannica [260]
[10] Source : assessment paper AIR POLLUTION [261]
[12]Source LAVANGUARDIA [263] Rapport de l'Agence européenne pour l'environnement
[13] LA BANQUE MONDIALE [264]
[14] Bloomberg Businessweek [265]
[15] "la conquête inconsidérée par le capital de territoires "sauvages", comme on l'a déjà vu avec Ebola [qui] a à voir avec la soif de terre de ce système capitaliste, c'est-à-dire avec le fonctionnement de la rente. L'urbanisation croissante, l'exploitation de chaque centimètre carré de la planète (...) conduit à une coexistence forcée entre les espèces." (D.). "Il y a effectivement tendance à sous-estimer à quel point la pandémie est un produit de la dimension écologique, autre caractéristique fondamentale de la décomposition. La citation de Le Fil Rouge est intéressante : la façon dont la tendance aux pandémies est liée à l'échange métabolique avec la nature (Marx) - qui a atteint des proportions déformées par le développement du capitalisme dans la décadence et la décomposition. L'idée qu'il s'agit presque d'une catastrophe naturelle - conduit aux racines sociales qui ont été mises sur la touche." (B.)
[17] Rapport de l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (SIPRI) publié le 27/04/2020. Source : DW [266].
[21] Source EL COMERCIO [270].
[22] China y Rusia doblan su gasto militar en una década ABC Internacional [271]
[23] L'économie de guerre peut, dans un premier temps, stimuler l'économie. Mais cette stimulation est trompeuse, et on peut le constater si l'on regarde sur le long terme. Il y a l'exemple de la Russie. Plus récemment, il y a le cas de la Turquie qui, après un décollage spectaculaire, est aujourd'hui de plus en plus affaiblie par le poids étouffant de l'effort de guerre. De même, les économies de l'Iran et de l'Arabie Saoudite, engagées dans une rivalité extrême, sont de plus en plus affaiblies.
[24] Cité par le communiqué sur l'Allemagne dans le bulletin interne de l'année 2020
[26] Rapport sur la crise économique (juillet 2020) [273] adopté par le 24e Congrès de Révolution Internationale.
[27] Voir à ce sujet le rapport sur la crise économique du 24e Congrès de Révolution Internationale.
[28] "La situation dans l'industrie du conditionnement de la viande a révélé une image similaire à celle des abattoirs de Chicago d’il y a plus d'un siècle. Tout à coup, les taux d'infection élevés parmi le personnel des abattoirs ont été connus. On a appris qu'il s'agissait d'ateliers de misère modernes en Allemagne, avec une main-d'œuvre très bon marché venant d'Europe de l'Est, vivant dans des baraquements ou des appartements particulièrement délabrés et surpeuplés - loués par des sous-traitants des abattoirs. Des centaines d'entre eux ont été infectés, en raison de leurs conditions d’entassement au travail comme au logement" (communiqué de Welt-D, dans le bulletin interne de l'année 2020).
[29] En Espagne, en avril 2020, des cueilleurs de fraises, pour la plupart des ouvriers originaires du Maroc et d'Afrique, ont tenté de faire grève contre la surpopulation effroyable dans leurs quartiers et le gouvernement de coalition de gauche a immédiatement envoyé la Guardia Civil.
[30] Observatoire de l’OIT [274] Le COVID‑19 et le monde du travail. Septième édition
[31] Cité par le communiqué sur la situation en Allemagne de l'année 2020.
Ce rapport s’inscrit dans le cadre de la résolution sur la situation internationale adopté par le 24e congrès du CCI, et plus particulièrement les points suivants (nous soulignons) :
Dans ce cadre, il vise, à appréhender les événements de ces derniers mois afin de contribuer à la réflexion autour des trois questions suivantes :
1. Où en sommes-nous en ce qui concerne le déclin de l’hégémonie américaine ?
2. Est-ce que la Chine a tiré avantage des événements de cette période ?
3. Quelle est la tendance dominante aujourd’hui sur le plan des confrontations impérialistes ?
"Confirmés comme la seule superpuissance subsistante, les États-Unis feraient tout ce qui est en leur pouvoir pour éviter qu'aucune autre superpuissance -en réalité, aucun autre bloc impérialiste- ne vienne défier leur "nouvel ordre mondial". (Résolution sur la situation internationale, Point 4, 15e congrès du CCI [276], 2003). L’histoire des 30 dernières années est caractérisée en ce qui concerne les États-Unis par un déclin systématique de leur leadership malgré une politique persistante visant à maintenir leur position hégémonique dans le monde.
1.1. Bref aperçu du déclin de l’hégémonie américaine
Différentes étapes caractérisent les efforts des États-Unis pour maintenir leur leadership face à des menaces qui évoluent. Elles sont aussi marquées par les dissensions internes au sein de la bourgeoisie américaine sur la politique à mener et vont par ailleurs les accentuer.
a) Le "Nouvel Ordre Mondial" sous la direction des États-Unis (Bush1 et Clinton : 1990-2001)
Le président Bush senior exploite l’invasion du Koweït par les forces irakiennes, pour mobiliser une large coalition militaire internationale autour des États-Unis pour "punir" Saddam Hussein. La 1ère guerre du golfe vise à faire un "exemple" : face à un monde de plus en plus gagné par le chaos et le "chacun pour soi", il s'agit d'imposer un minimum d'ordre et de discipline, et en premier lieu aux pays les plus importants de l'ex-bloc occidental. La seule superpuissance qui se soit maintenue veut imposer à la "communauté internationale" un "nouvel ordre mondial" sous son égide, parce que c'est la seule qui en ait les moyens mais aussi parce que c'est le pays qui a le plus à perdre dans le désordre mondial.
Cependant, elle ne sera en mesure de tenir ce rôle qu'en enserrant de façon croissante l'ensemble du monde dans le corset d'acier du militarisme et de la barbarie guerrière, comme lors de la sanglante guerre civile en ex-Yougoslavie où elle devra contrer les appétits impérialistes des pays européens (Allemagne, Grande-Bretagne et France) en imposant sous son autorité, la "pax americana", dans la région (accords de Dayton, déc. 1995).
b) Les États-Unis en tant que "Shérif Mondial/Gendarme Mondial" (Bush2 : 2001-2008)
Les attentats d’Al-Qaïda du 11 septembre 2001 amènent le président Bush junior à déclencher une "War against terror" contre l’Afghanistan et surtout l’Irak en 2003. Malgré toutes les pressions et l’utilisation de "fake news" visant à mobiliser la "communauté internationale" derrière les États-Unis contre "l’axe du mal", les États-Unis échouent à mobiliser les autres impérialismes contre l’"État voyou" de Saddam et envahissent quasiment seuls l’Irak avec pour seul allié significatif l’Angleterre de Tony Blair.
L’échec de ces interventions, souligné par le retrait d’Irak (2011) et d’Afghanistan (2021), a mis en évidence l’incapacité des États-Unis de jouer au "shérif mondial" pour imposer "son ordre" au monde. Au contraire, cette "war against terror" a pleinement ouvert la boîte de Pandore de la décomposition dans ces régions, en exacerbant l’expansion du chacun pour soi, qui s’est manifestée en particulier par une multiplication tous azimuts des ambitions impérialistes de puissances telles la Chine et la Russie, bien sûr l’Iran, mais aussi la Turquie, l’Arabie Saoudite, voire les Emirats du Golfe ou le Qatar. L’impasse croissante de la politique des États-Unis et la fuite aberrante dans la barbarie guerrière, ont mis en évidence le net affaiblissement de leur leadership mondial.
L’administration Obama a tenté de réduire l’impact de la politique catastrophique menée par Bush (l’exécution de Ben Laden en 2011 a souligné la supériorité technologique et militaire absolue des États-Unis) et a pointé de plus en plus clairement l’ascension de la Chine comme le principal danger pour l’hégémonie américaine, ce qui a déclenché d’intenses débats au sein de cette bourgeoisie et de son appareil étatique.
c) La politique de "America First" (Trump, fondamentalement poursuivie par Biden : 2017)
La politique de type "America First" sur le plan impérialiste, mise en œuvre par Trump à partir de 2017, constitue en réalité la reconnaissance officielle de l’échec de la politique impérialiste américaine de ces 25 dernières années : "L’officialisation par l’administration Trump de faire prévaloir sur tout autre principe celui de la défense de leurs seuls intérêts en tant qu’état national et l’imposition de rapports de force profitables aux États-Unis comme principal fondement des relations avec les autres États, entérine et tire les implications de l’échec de la politique des 25 dernières années de lutte contre le chacun pour soi en tant que gendarme du monde et de la défense de l’ordre mondial hérité de 1945.(…)" (23e congrès du CCI, Résolution sur la situation internationale [277], Revue Internationale n° 164).
Si elle implique une limitation maximale des opérations avec des "boots on the grounds" face au manque d’embrigadement des masses ouvrières par rapport à des engagements massifs et aux pertes conséquentes qu’un déploiement massif de militaires dans le monde impliquerait (cf. déjà la difficulté de recrutement de Bush II pour la guerre en Irak), elle va surtout de pair avec une polarisation croissante et une agressivité accentuée envers la Chine, tendant à être de plus en plus identifiée comme le danger principal. Si cette position reste discutée au sein de l’administration Obama et si des tensions apparaissaient encore au sein de l’administration Trump entre les tenants du combat contre les "États voyous", tels l’Iran (Pompeo, Kushner), et les tenants du "danger majeur chinois" (services secrets et armée), la polarisation sur cette dernière option est incontestablement l’axe central de la politique étrangère de Biden. Il s’agit là de la part des États-Unis d’un choix stratégique pour concentrer leurs forces sur la compétition militaire et technologique avec la Chine, en vue de maintenir et même d’accentuer leur suprématie, de défendre leur position de "Parrain" du clan dominant face aux clans concurrents (la Chine et accessoirement la Russie) qui menacent le plus directement son hégémonie. Déjà en tant que gendarme mondial, les États-Unis exacerbaient la violence guerrière, le chaos et le chacun pour soi ; leur politique actuelle n’est en rien moins destructive, bien au contraire.
1.2. Polarisation des tensions en mer de Chine
La polarisation américaine envers la Chine et un redéploiement des forces en conséquence, initiés par l’administration Trump, ont été pleinement repris par l’administration Biden. Celle-ci a non seulement maintenu les mesures agressives économiques contre la Chine, mises en œuvre par Trump, mais elle a surtout accentué la pression par une politique agressive :
Taïwan a toujours joué un rôle important dans la stratégie des États-Unis envers la Chine. Si pendant la "guerre froide", elle constituait une pièce importante du dispositif d’endiguement du bloc communiste, elle a représenté dans les années 1990 et au début des années 2000 la vitrine de la société capitaliste globalisée dans laquelle la Chine était intégrée. Mais avec la montée en puissance de cette dernière, le point de vue a changé et Taïwan joue à nouveau un rôle géostratégique pour barrer l’accès au Pacifique ouest à la marine chinoise. Par ailleurs, sur un plan stratégique, "les fonderies de l’île produisent en effet la majeure partie des semi-conducteurs de dernière génération, composants indispensables à l’économie numérique mondiale (smartphones, objets connectés, intelligence artificielle, etc.)" (Le Monde diplomatique [278], octobre 2021)
La Chine pour sa part a réagi furieusement à ces pressions politiques et militaires, particulièrement celles qui concernent Taïwan : organisation de manœuvres navales et aériennes massives et menaçantes autour de l’île, publication d’études alarmistes, qui indiquent un risque de guerre "qui n’a jamais été aussi élevé" avec Taïwan, ou de plans d’attaque surprise contre Taïwan, qui conduirait à une défaite totale des forces armées de l’île.
Mises en garde, menaces et intimidations se sont donc succédé ces derniers mois en mer de Chine. Elles soulignent la pression croissante exercée par les États-Unis sur la Chine. Dans ce contexte, les États-Unis ont tout fait pour entraîner derrière eux d’autres pays asiatiques, inquiets des velléités expansionnistes de Pékin, en tentant par exemple de créer une sorte d’OTAN asiatique, le QUAD, réunissant les États-Unis, le Japon, l’Australie et l’Inde et d’y associer la Corée du Sud. D’autre part et dans le même sens, Biden a voulu raviver l’OTAN dans le but d’entraîner les pays européens dans sa politique de pression contre la Chine. Paradoxalement, la constitution de l’AUKUS indique les limites du ralliement des autres nations derrière les États-Unis. L’AUKUS signifie d’abord une gifle à la France et annihile les belles paroles de Biden sur le "partenariat" au sein de l’OTAN. Par ailleurs, cet accord confirme aussi la frilosité de pays comme l’Inde, avec ses propres ambitions impérialistes, et surtout de la Corée du Sud et du Japon, coincés entre la crainte du renforcement militaire de la Chine et leurs liens industriels et commerciaux considérables avec la Chine.
Après l’enfoncement de l’Irak et de la Syrie dans le chaos et la barbarie sanglante, les événements de septembre 2021 en Afghanistan confirment pleinement les tendances marquantes de la période : le déclin du leadership US et la montée du chaos et du chacun pour soi.
2.1. La débâcle US en Afghanistan
L’effondrement total du régime et de l’armée afghane, l’avancée éclair des Talibans, malgré une intervention militaire américaine de 20 années dans le pays et des centaines de milliards de dollars engloutis dans le "nation building", ainsi que l’évacuation en panique de ressortissants américains et de collaborateurs confirment de manière saisissante que les États-Unis ne sont plus en mesure de remplir le rôle de "gendarme du monde". Plus spécifiquement, le retrait dramatique et chaotique des troupes américaines d'Afghanistan a mené à une déroute intérieure et extérieure pour l’administration Biden.
(a) sur un plan extérieur, la débâcle a sapé aux yeux de ses "alliés" la fiabilité des États-Unis
Dans la mesure où même le secrétaire de l’OTAN, J. Stoltenberg a dû reconnaître que les États-Unis ne garantissent plus de défendre les alliés européens contre leurs ennemis, toute l’opération de charme de Biden envers l’OTAN et les alliés a été annihilée. L’absence totale de concertation au sein de l’OTAN et le "cavalier seul" absolu des États-Unis a provoqué des réactions indignées à Londres, Berlin et Paris. Quant aux collaborateurs des américains en Afghanistan (comme les kurdes en Syrie, trahis par Trump), ils craignent à juste titre, pour leur vie : voilà une première puissance mondiale incapable de garantir la vie de ses collaborateurs et le soutien à ses alliés. Elle ne mérite donc pas la "confiance" (comme l’a souligné sarcastiquement Xi Jinping !).
(b) sur le plan intérieur, elle a érodé la crédibilité de l’administration Biden
La résolution sur la situation internationale du 24e congrès du CCI souligne que "L'élection de Biden, soutenue par une énorme mobilisation des médias, de certaines parties de l'appareil politique et même de l'armée et des services de sécurité, exprime cette réelle contre-tendance au danger de désintégration sociale et politique très clairement incarné par le Trumpisme. À court terme, de tels "succès" peuvent fonctionner comme un frein au chaos social croissant" (point 8). Cependant, la débâcle afghane a mis en évidence non seulement le manque de fiabilité des États-Unis envers les alliés mais elle accentue aussi les tensions au sein de la bourgeoisie américaine et ouvre un boulevard à toutes les forces adverses (Républicaines et populistes) qui condamnent cette retraite hâtive et humiliante par une administration qui "déshonore les États-Unis sur le plan international". Et cela au moment où la politique de relance industrielle et de grands travaux, prônée par l’administration Biden et supposée contenir les ravages causés par populisme, se heurte à une opposition féroce des Républicains au Capitole et de Trump et que, face à une politique vaccinale anti-Covid qui stagne, elle a été obligée de prendre des mesures contraignantes envers la population.
2.2. Imprédictibilité de la situation pour les autres impérialismes
L’absence de centralisation du pouvoir Taliban, la myriade de courants et de groupes aux aspirations les plus diverses qui composent le mouvement et les accords conclus avec les chefs de guerre locaux pour investir rapidement l’ensemble du pays font que le chaos et l’imprédictibilité caractérisent la situation, comme les attentats récents visant la minorité Hazara le démontrent. Cela ne peut qu’intensifier la volonté d’intervention des différents impérialismes mais aussi l’imprévisibilité de la situation, donc aussi le chaos ambiant.
La Chine tente de contrer le danger en Afghanistan en s'implantant dans les anciennes républiques soviétiques d’Asie centrale (Turkménistan, Tadjikistan et Ouzbékistan). Mais ces républiques font traditionnellement partie de la zone d’influence russe, ce qui augmente le danger de confrontation avec cet "allié stratégique", auquel de toute façon ses intérêts à long terme (la "nouvelle route de la soie" l’opposent fondamentalement (cf. point 4.2. qui traite de l’alliance sino-soviétique).
La Chine a connu ces dernières décennies une ascension fulgurante sur le plan économique et impérialiste, qui en a fait le challenger le plus important pour les États-Unis. Cependant, comme l’illustrent déjà les événements de septembre 2021 en Afghanistan, elle n’a pu profiter, ni de la poursuite du déclin US, ni de la crise de la Covid-19 et de ses conséquences pour renforcer ses positions sur le plan des rapports impérialistes, bien au contraire. Nous examinons les difficultés auxquelles la bourgeoisie chinoise est confrontée sur le plan de la prise en charge de la Covid, de la gestion de l’économie, des rapports impérialistes et des tensions en son sein.
3.1. Difficultés dans la gestion de la crise de la Covid
La Chine mise sur l’immunité collective avant d’ouvrir le pays, mais la politique de lock-down stricte, qu’elle applique en attendant dans des villes et des régions entières, chaque fois que des infections sont identifiés, pèse lourdement sur les activités économiques et commerciales : ainsi, la fermeture du port de Yantian, le troisième port de conteneurs du Monde en mai a conduit au blocage de milliers de conteneurs et des centaines de navires pendant des mois, désorganisant totalement le trafic maritime mondial.
Cette recherche de l’immunité collective pousse par ailleurs certaines provinces et villes chinoises à imposer des sanctions financières aux retardataires. Face aux nombreuses critiques sur les réseaux sociaux chinois, le gouvernement central a bloqué ce genre de mesures, qui tendaient à "mettre en péril la cohésion nationale".
Enfin, le plus grave vient sans doute des données convergentes sur l’efficacité limitée des vaccins chinois, communiquées par divers pays qui les utilisent : "Au total, la campagne de vaccination chilienne –importante avec 62% de la population vaccinée actuellement– ne semble avoir aucun impact notable sur la proportion de décès" (H. Testard, "Covid-19 : la vaccination décolle en Asie mais les doutes augmentent sur les vaccins chinois", Asialyst, 21.07.21). Les responsables chinois envisagent même aujourd’hui des accords pour importer Pfizer ou Moderna afin de pallier l’inefficacité de leurs propres vaccins.
Au-delà de la responsabilité indéniable de la Chine dans l’éclatement de la pandémie, la gestion peu efficiente de la crise de la Covid par Beijing pèse sur la politique générale du capitalisme d’État chinois.
3.2. Accumulation de problèmes pour l’économie chinoise :
La forte croissance que la Chine connaît depuis quarante ans -même si ces chiffres reculaient déjà la dernière décennie- semble arriver à son terme. Les experts s’attendent à une croissance du PIB chinois inférieure à 6% en 2021, contre 7% en moyenne sur la dernière décennie et plus de 10% lors de la décennie précédente. Divers autres facteurs accentuent les difficultés actuelles de l’économie chinoise :
a) Le danger d’éclatement de la bulle immobilière chinoise : Evergrande, le numéro deux de l’immobilier en Chine, se retrouve aujourd’hui écrasé par quelque 300 milliards d’euros de dettes, soit à elles seules 2% du PIB du pays, auxquelles il ne peut plus faire face. D’autres promoteurs sont contaminés, tels Fantasia Holdings ou Sinic Holdings quasiment en défaut de paiement face à leurs créanciers. De manière générale, le secteur de l’immobilier, qui représente 25% de l’économie chinoise, a généré une dette publique et privée colossale qui se chiffre en milliers de milliards de dollars. La faillite d’Evergrande n'est en réalité que la première séquence d’un effondrement global à venir de ce secteur. Aujourd’hui les logements vides sont tellement nombreux qu’ils pourraient héberger 90 millions de personnes. Certes, l’effondrement immédiat du secteur sera évité dans la mesure où les autorités chinoises n’ont d’autre choix que de limiter les dégâts du naufrage au risque sinon d’un impact très sévère sur le secteur financier : "(…) il n’y aura pas d’effet boule de neige comme en 2008 [aux États-Unis], parce que le gouvernement chinois peut arrêter la machine, estime Andy Xie, économiste indépendant, ancien de Morgan Stanley en Chine, cité par Le Monde. Je pense qu’avec Anbang [groupe d’assurance, NDLR] et HNA [Hainan Airlines], on a de bons exemples de ce qui peut se produire : il y aura un comité rassemblant autour d’une table l’entreprise, les créditeurs et les autorités, qui va décider quels actifs vendre, lesquels restructurer et, à la fin, combien d’argent il reste et qui peut perdre des fonds". (P.-A. Donnet, Chute d’Evergrande en Chine : la fin de l’argent facile, Asialyst, 25.09.21).
Cependant, si l’immobilier chinois fonde son modèle économique sur un endettement pharamineux, de nombreux autres secteurs sont dans le rouge : fin 2020, la dette globale des entreprises chinoises représentait 160% du PIB du pays, contre 80% environ pour celle des sociétés américaines et les investissements "toxiques" des gouvernements locaux représenteraient aujourd’hui, selon des analystes de Goldman Sachs, à eux seuls 53.000 milliards de yuans, soit une somme qui représente 52% du PIB chinois. Ainsi, l’éclatement de la bulle immobilière risque de non seulement de contaminer d’autres secteurs de l’économie mais aussi d’engendrer une instabilité sociale (près de 3 millions d’emplois directs et indirects liés à Evergrande), la grande crainte du PCC.
b) Les coupures d’énergie : elles sont la conséquence d’un approvisionnement en charbon insuffisant causé entre autre par les inondations records dans la province du Shaanxi qui, à elle seule, produit 30% du combustible dans tout le pays, et aussi du durcissement de la réglementation anti-pollution décidée par Xi. La pénurie pèse déjà sur l’activité industrielle dans plusieurs régions : les secteurs de la sidérurgie, de l’aluminium et du ciment souffrent déjà de la limitation de l’offre d’électricité. Cette limitation a réduit d’environ 7% les capacités de production d’aluminium et de 29% celles de ciment (chiffres de Morgan Stanley) et le papier et le verre pourraient être les prochains secteurs touchés. Ces coupures freinent désormais la croissance économique de l’ensemble du pays. Mais la situation est encore plus grave qu’il n’y paraît à première vue. "En effet, cette pénurie d’électricité se répercute désormais sur le marché résidentiel dans certaines régions du Nord-Est. La province du Liaoning a ainsi étendu les coupures de courant du secteur industriel à des réseaux résidentiels" (P.-A. Donnet, Chine : comment la grave pénurie d’électricité menace l’économie, Asialyst, 30.09.21).
c) Les ruptures dans les chaînes de production et d’approvisionnement. Celles-ci sont liées à la crise énergétique mais aussi aux lock-down découlant des infections Covid (cf. point précédent). Elles affectent la production dans les industries de diverses régions et accentuent le risque de rupture des chaînes d’approvisionnement nationales et mondiales déjà tendues, d’autant plus que certains fabricants sont confrontés à une pénurie aigüe de semi-conducteurs.
3.3. Essoufflement du projet de la "nouvelle route de la soie"
La "nouvelle route de la soie" devient de plus en plus difficile à réaliser, ce qui est dû aux problèmes financiers liés à la crise de la Covid et aux difficultés de l’économie chinoise, mais aussi aux réticences des partenaires :
Bref, il ne faut pas s’étonner qu’en 2020, il y a eu un effondrement de la valeur financière des investissements injectés dans le projet "Nouvelle route de la soie" (-64%), alors que la Chine a prêté plus de 461 milliards de dollars depuis 2013.
3.4. Accentuation des antagonismes au sein de la bourgeoisie chinoise
Sous Deng Xiao Ping le capitalisme d’État de type stalinien chinois, sous le couvert d’une politique de "créer des riches pour partager leur richesse", a établi des zones "libres" (Hong Kong, Macao, etc.) afin de développer un capitalisme de type "libre marché" permettant l’entrée de capitaux internationaux et favorisant aussi un secteur capitaliste privé qui, avec l’effondrement du bloc de l’Est et la "globalisation" de l’économie dans les années 90, s’y est développé de manière exponentielle, même si le secteur public sous le contrôle direct de l’État représente toujours 30% de l’économie. Comment la structure rigide et répressive de l’État stalinien et du parti unique a-t-elle prise en charge cette "ouverture" au capitalisme privé ? Dès les années 1990, le parti s’est transformé en intégrant massivement des entrepreneurs et des chefs d’entreprises privées. "Au début des années 2000, le président d’alors, M. Jiang Zemin avait levé l’interdiction de recruter des entrepreneurs du secteur privé, vus jusque-là comme des ennemis de classe, (…). Les hommes et les femmes d’affaires ainsi sélectionnés deviennent membre de l’élite politique, ce qui leur garantit que leurs entreprises soient, au moins partiellement, protégées de cadres aux tendances prédatrices" (Que reste-t-il du communisme en Chine ? Le monde diplomatique n°68 [279], juillet 2021). Aujourd’hui, les professionnels et managers diplômés du supérieur constituent 50% des adhérents du PCC.
Les oppositions entre les différentes fractions s’exprimeront donc non seulement au sein des structures étatiques mais au sein même du PCC. Depuis plusieurs années (cf. déjà le Rapport sur les tensions impérialistes du 20e congrès du CCI, 2013), les tensions croissent entre différentes fractions au sein de la bourgeoisie chinoise, en particulier entre celles plus liées aux secteurs capitalistes privés, dépendant des échanges et des investissements internationaux, et celles liées aux structures et au contrôle financier étatiques au niveau régional ou national, celles qui prônent une ouverture au commerce mondial et celles qui avancent une politique plus nationaliste. En particulier, le "tournant à gauche", engagé par la faction derrière le président Xi, et qui signifie moins de pragmatisme économique et plus d’idéologie nationaliste, a intensifié les tensions et l’instabilité politique ces dernières années : en témoignent "les tensions persistantes entre le premier ministre Li Keqiang et le président Xi Jinping sur la relance économique, tout comme la "nouvelle position" de la Chine sur la scène internationale". (Chine : à Beidaihe, "l'université d'été" du Parti, les tensions internes à fleur de peau", A. Payette, Asialyst, 06.09.20), la "politique guerrière" menée par la diplomatie chinoise envers Taïwan mais en même temps la déclaration spectaculaire de Xi que la Chine veut atteindre la neutralité carbone pour son économie en 2060, les critiques explicites envers Xi qui surgissent régulièrement (dernièrement l’essai "alerte virale" publié par un professeur réputé de droit constitutionnel à l'Université Qinghua à Pékin et prédisant la fin de Xi), les tensions entre Xi et les généraux dirigeant l’armée populaire, les interventions de l’appareil d’État envers des entrepreneurs trop "flamboyants" et critiques envers le contrôle étatique (Jack Ma et Ant Financial, Alibaba). Certaines faillites (HNA, Evergrande) pourraient d’ailleurs être rapportées aux luttes entre cliques au sein du parti, dans le cadre par exemple de la campagne cynique pour "protéger les citoyens des excès de la "classe capitaliste"".
Bref, loin de tirer profit de la situation actuelle, la bourgeoisie chinoise, comme les autres bourgeoisies, est confrontée au poids de la crise, au chaos de la décomposition et aux tensions internes, qu’elle tente par tous les moyens de contenir au sein de ses structures capitalistes d’État désuètes.
4. L’extension du chaos, de l’instabilité et de la barbarie guerrière
Les données analysées dans les points précédents montrent certes que les tensions entre les États-Unis et la Chine tendent à occuper une place prédominante dans la situation impérialiste, sans toutefois qu’elles induisent une tendance à la formation de blocs impérialistes. En effet, au-delà de certaines alliances limitées comme l’AUKUS, la puissance principale de la planète, les États-Unis, aujourd’hui non seulement n’arrive pas à mobiliser les autres puissances derrière sa ligne politique (contre l’Irak ou l’Iran précédemment, contre la Chine aujourd’hui), mais est en outre incapable de défendre ses propres alliés et de se donner la posture d’un "chef de bloc". Ce déclin du leadership US mène à une accentuation du chaos qui impacte même de plus en plus la politique de l’ensemble des impérialismes dominants, y compris la Chine qui n’arrive pas non plus à imposer de manière durable son leadership à d’autres pays.
4.1. Chaos et guerre
Le fait que les talibans aient "battu" les Américains enhardira tous ces petits requins qui n'hésiteront pas à avancer leurs pièces en l'absence de quelqu'un pour "imposer des règles". Nous entrons dans une accélération de l'empire sans loi et le plus grand chaos de l'histoire. Le chacun pour soi devient le facteur central des relations impérialistes et la barbarie guerrière menace des zones entières de la planète.
(a) Asie Centrale, Moyen-Orient et Afrique :
Outre la barbarie de la guerre civile en Irak, Syrie, Lybie ou Yémen et la plongée de l’Afghanistan dans l’horreur, les tensions sont fortes entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, stimulées par la Turquie qui provoque la Russie, la guerre civile a éclaté en Éthiopie (soutenue par l’Érythrée) contre la "province rebelle" du Tigray (soutenue par le Soudan et l’Égypte) ; enfin, les tensions croissent entre l’Algérie et le Maroc. La "Somalisation" d’États, et la zone d’instabilité et de "non-droit" (cf. déjà Rapport du 20e congrès [280] du CCI, 2013) n’ont cessé de s’étendre : le chaos règne à présent de Kaboul à Addis-Abeba, de Sanaa à Erevan, De Damas à Tripoli, de Bagdad à Bamako.
(b) Amérique Centrale et du Sud :
Le Covid frappe durement le sous-continent (1/3 des décès mondiaux en 2020 pour 1/8 de la population mondiale) et le plonge dans sa pire récession depuis 120 ans : contraction du PIB de 7,7% et accroissement de la pauvreté de près de 10% en 2020 (LMD, oct. 2021). Le chaos croît, comme à Haïti, plongée dans une situation désespérée, sous le règne sanglant de gangs, et dans une misère horrible, et la situation est également catastrophique en Amérique Centrale : des centaines de milliers de gens désespérés fuient la misère et le chaos et menacent de submerger la frontière sud des États-Unis. La région subit de plus en plus de convulsions liées à la décomposition : révoltes sociales en Colombie et au Chili, confusion populiste au Brésil. Le Mexique essaie de jouer ses propres cartes (proposition d'une nouvelle OAS, etc.) mais est trop dépendant des États-Unis pour affirmer ses propres aspirations. Les États-Unis n'ont pas été en mesure de renverser Maduro au Venezuela, auquel les Chinois et les Russes et même l'Iran continuent à apporter un soutien "humanitaire", ainsi que à Cuba. La Chine s’est infiltrée surtout depuis 2008 dans l’économie de la région et est devenue un créancier important de nombreux États latino-américains mais la contre-offensive américaine exerce actuellement une forte pression sur certains États (Panama, Équateur, Chili) pour prendre leurs distances envers "l’activité économique prédatrice" de Beijing.
(c) Europe :
Les tensions entre l’OTAN et la Russie se sont intensifiées ces derniers mois : après l’incident du vol Ryanair détourné et intercepté par le Belarus pour arrêter un dissident, réfugié en Lituanie, il y a eu en juin les manœuvres de l’OTAN en Mer Noire au large de l’Ukraine, où un accrochage s’est produit entre une frégate anglaise et des navires russes, et, en septembre, des manœuvres conjointes entre armées russe et biélorusse aux frontières de la Pologne et des Pays Baltes face à des exercices de l’OTAN en territoire ukrainien, une véritable provocation aux yeux de Poutine.
4.2. Instabilité croissante
Le chaos croissant augmente aussi les tensions au sein des bourgeoisies et renforce l’imprédictibilité de leur positionnement impérialiste : c’est le cas de pays comme le Brésil, où la situation sanitaire catastrophique et la gestion irresponsable du gouvernement Bolsonaro mène à une crise politique de plus en plus intense, et d’autres pays d’Amérique latine (instabilité politique en Équateur, au Pérou, en Colombie ou en Argentine). Au Proche et au Moyen-Orient, les tensions entre les clans et tribus qui dirigent l’Arabie Saoudite peuvent déstabiliser le pays, tandis que Israël est marqué par une opposition d’une large part des fractions politiques de la droite à la gauche contre Netanyahu et contre les partis religieux, mais aussi par des pogroms à l'intérieur du pays contre les arabes "israéliens". Enfin, il y a la Turquie qui cherche une solution pour ses difficultés politiques et économiques dans une fuite en avant suicidaire dans des aventures impérialistes (de la Lybie à l’Azerbaïdjan).
En Europe, la débâcle en Afghanistan et "l’affaire des sous-marins" ainsi que l’après-Brexit accentuent la déstabilisation d’organisations émanant de période des blocs, comme l’OTAN ou l’UE. Au sein de l’OTAN, des pays européens doutent de plus en plus de la fiabilité des États-Unis. Ainsi, l’Allemagne n’a pas cédé face aux pressions américaines en ce qui concerne le pipeline avec la Russie en Mer Baltique et la France ne digère pas l’affront infligé par les États-Unis dans le deal des sous-marins avec l’Australie, alors que d’autres pays européens continuent à voir dans les États-Unis leur principal protecteur. La question des rapports avec la GB pour implémenter les accords du Brexit (Irlande du Nord et quota de pêche) divisent les pays de l’UE et les tensions sont fortes entre la France et l’Angleterre. Au sein de l’UE même, les flux de réfugiés continuent à opposer les États, pendant que des pays comme la Hongrie et la Pologne remettent de plus en plus ouvertement en question les "pouvoirs supranationaux" définis par les traités européens, et que l’hydre du populisme menace la France lors des élections au printemps 2022.
Chaos et accentuation du chacun pour soi tendent également à entraver la continuité de l’action des impérialismes majeurs : les États-Unis se voient obligés de maintenir la pression par des bombardements aériens réguliers sur des milices chiites qui harcellent leurs forces subsistantes en Irak ; les Russes doivent "jouer aux pompiers" dans la confrontation armée entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, instillée par le chacun pour soi impérialiste de la Turquie ; l’extension du chaos dans la Corne de l’Afrique à travers la guerre civile en Éthiopie, avec l’implication du Soudan et de l’Égypte qui soutiennent la région du Tigray et l’Érythrée le gouvernement central éthiopien, bouleverse en particulier les plans chinois qui faisaient de l’Éthiopie, vantée comme un pôle de stabilité et le "nouvel atelier du monde", un point d’appui pour leur "Belt and Road project" en Afrique du Nord-Est et avaient dans ce but installé une base militaire à Djibouti. L'impact continu des mesures et des incertitudes liées à la pandémie est également un facteur déstabilisateur dans la politique impérialiste des divers États : stagnation de la vaccination aux États-Unis après un départ en fanfare, nouveaux confinements massifs de régions entières et manque d'efficacité patent des vaccins en Chine, explosion des contaminations et de la surmortalité (660.000), méfiance de la population envers les vaccins en Russie (taux de vaccination d’un peu plus de 30%)
Cette instabilité caractérise aussi les alliances comme en particulier celle entre la Chine et la Russie. Si ces pays développent une "coopération stratégique" (caractérisation du communiqué sino-russe du 28.06.21) contre les États-Unis et par rapport au Moyen-Orient, l’Iran ou la Corée du Nord organisent même des exercices communs de leurs armées et marines, leurs ambitions politiques sont radicalement différentes : l’impérialisme russe vise avant tout la déstabilisation de régions et ne peut viser guère plus que des "frozen conflicts" (Syrie, Lybie, Ukraine, Géorgie, …), alors que la Chine déploie une politique économique et impérialiste à long terme, la "nouvelle route de la soie". Par ailleurs, la Russie est parfaitement consciente que les parcours de la "Silk Road" par la terre et par la zone arctique s’opposent directement à ses intérêts dans la mesure où ils menacent directement les zones d’influence russes en Asie centrale et en Sibérie et que, sur le plan de l’appareil industriel, elle ne fait pas le poids face à la 2ième économie mondiale, elle qui a un PNB correspondant à celui de l’Italie.
4.3. Développement de l’économie de guerre
"L'économie de guerre (…) n'est pas une politique économique qui peut résoudre les contradictions du capitalisme ou créer les fondements d'une nouvelle étape du développement capitaliste. (…). La seule fonction de l'économie de guerre est... la GUERRE ! Sa raison d'être est la destruction effective et systématique des moyens de production et des forces productives et la production des moyens de destruction - la véritable logique de la barbarie capitaliste" (De la crise à l’économie de guerre, Revue Internationale n°11 [281], 1977). Le fait que la perspective ne soit pas à la constitution de larges alliances stables, de "blocs" impérialistes s’engageant dans une confrontation mondiale et donc qu’une guerre mondiale ne se pose pas actuellement n’enlève rien à une accentuation aujourd’hui de l’économie de guerre. Soumettre l'économie aux nécessités militaires pèse lourdement sur l'économie, mais cette irrationalité n'est pas un choix : elle est le produit de l'impasse du capital que la décomposition sociale accélère.
La course aux armements engloutit des sommes phénoménales, dans le cas des États-Unis, qui ont encore un avantage important sur ce plan, mais aussi de la Chine qui a accru significativement ses dépenses militaires durant les deux dernières décennies. "L’augmentation de 2,6% des dépenses militaires mondiales survient l’année où le produit intérieur brut (PIB) mondial a reculé de 4,4% (projection du Fonds monétaire international, octobre 2020), principalement en raison des impacts économiques de la pandémie de la Covid-19. En conséquence, les dépenses militaires en pourcentage du PIB –dit fardeau militaire- ont atteint une moyenne mondiale de 2,4% en 2020, contre 2,2% en 2019. Il s’agit de la plus forte augmentation annuelle de ces dépenses depuis la crise économique et financière mondiale de 2009" (communiqué de presse du Sipri [282], avril 2021). Cette course concerne non seulement les armes conventionnelles et nucléaires, mais aussi la militarisation encore plus nette des programmes spatiaux et l’extension de la course à des zones autrefois épargnées, telles les régions arctiques.
Vu l’expansion terrifiante du chacun pour soi impérialiste, la course aux armements ne se limite pas aux impérialismes majeurs mais touche tous les États, en particulier sur le continent asiatique qui connaît une hausse significative des dépenses militaires : ainsi, l'inversion du poids respectif de l'Asie et de l'Europe entre 2000 et 2018 est spectaculaire : en 2000, l'Europe et l'Asie représentent respectivement 27% et 18% des dépenses de défense mondiales. En 2018, ces rapports sont inversés, l'Asie en représente 28% et l'Europe 20% (données du Sipri).
Cette militarisation s’exprime aujourd’hui aussi par un développement impressionnant des activités cybernétiques des États (attaques de hackers, souvent liés directement ou indirectement à des États, telle l’attaque cybernétique d’Israël contre les sites nucléaires iraniens), ainsi que de l’intelligence artificielle et de la robotique militaire (robots, drones), qui jouent un rôle de plus en plus important dans les activités de renseignement ou dans les opérations militaires.
Cependant, "la véritable clé de la constitution de l'économie de guerre (…) [est] la soumission physique et/ou idéologique du prolétariat à l'État, [le] degré de contrôle que l'État a sur la classe ouvrière" (Id., Revue Internationale n°11 [281], 1977). Or, cet aspect est loin d’être acquis. Cela explique pourquoi l’accélération de la course aux armements va de pair aujourd’hui avec une forte réticence parmi les puissances impérialistes majeures (les États-Unis, la Chine, la Russie, la Grande-Bretagne ou la France) à l’engagement massif de soldats sur le terrain ("boots on the ground") par peur de l’impact d’un retour massif de "body bags" sur la population et, en particulier la classe ouvrière. Relevons ainsi l’utilisation de sociétés militaires privées (organisation Wagner par les Russes, Blackwater/Academi par les États-Unis, …) ou l’engagement de milices locales pour mener des actions : utilisation de milices sunnites syriennes par la Turquie en Lybie et en Azerbaïdjan, de milices kurdes par les États-Unis en Syrie et Irak, du Hezbollah ou de milices chiites irakiennes par l’Iran en Syrie, de milices soudanaises par l’Arabie Saoudite au Yémen, une force régionale (Tchad, Mauritanie, Mali, Niger, Burkina Fasso) "coachée" par la France et l’UE dans la région du Liptako, …
"10. Dans le même temps, les "massacres d'innombrables petites guerres" prolifèrent également, alors que le capitalisme, dans sa phase finale, plonge dans un chacun-pour-soi impérialiste de plus en plus irrationnel.
13. Cela ne signifie pas que nous vivons dans une ère de plus grande sécurité qu'à l'époque de la Guerre froide, hantée par la menace d'un Armageddon nucléaire. Au contraire, si la phase de décomposition est marquée par une perte de contrôle croissante de la part de la bourgeoisie, cela s'applique également aux vastes moyens de destruction -nucléaires, conventionnels, biologiques et chimiques- qui ont été accumulés par la classe dirigeante, et qui sont maintenant plus largement distribués à travers un nombre bien plus important d'États-nations que dans la période précédente." (Résolution [277] sur la situation internationale)
Dans la mesure où nous savons que la bourgeoisie est capable de retourner les pires effets de la décomposition contre le prolétariat, nous devons être conscients que ce contexte de barbarie meurtrière ne facilitera nullement la lutte ouvrière :
En conséquence, notre intervention doit dénoncer la progression de la barbarie et le caractère insidieux de la situation, elle doit mettre constamment le prolétariat en garde contre la sous-estimation des dangers que la situation de multiplicité chaotique des conflits engendre dans le contexte du chacun pour soi comme dynamique dominante :
23.10.2021
Rapport sur les tensions impérialistes (mai 2022)
Signification et impact de la guerre en Ukraine [284]
Déclaration commune de groupes de la Gauche communiste internationale sur la guerre en Ukraine [285]
Le capitalisme c’est la guerre, guerre au capitalisme ! (Tract international) [286]
Militarisme et décomposition
Actualisation du texte d’orientation de 1990 [287]
La guerre en Ukraine n’en finit pas de charrier son torrent immonde de meurtres, de destructions, de viols et de souffrances pour les réfugiés tentant de fuir le feu furieux des belligérants. Les images quotidiennes de barbaries sans retenue aux portes de l’Europe occidentale, le centre historique du capitalisme, sont tellement insoutenables, tellement apocalyptiques et massives ; les enjeux à l’échelle mondiale sont si colossaux, ne serait-ce que pour les risques nucléaires que le conflit fait peser sur l’humanité, qu’il est clair que cette guerre, conséquence de l'exacerbation des tensions impérialistes mondiales, représente une aggravation remarquable du chaos mondial qui implique et touche directement l’ensemble des grandes puissants impérialistes.
Si la guerre en Ukraine est l’expression la plus centrale et la plus caricaturale de la dynamique de pourrissement généralisée dans laquelle le capitalisme entraîne le monde, en particulier parce qu’elle est un événement déchaîné consciemment par la bourgeoisie qui va durablement et gravement affecter l’ensemble de la société, elle s’inscrit aussi dans un processus de convergence de nombreuses catastrophes et contradictions que la classe dominante est toujours moins capable de contrôler :
Et nous pourrions encore ajouter bien des stigmates, comme l’explosion de la violence urbaine, de la débrouille individuelle face à la misère, la multiplication des "théories du complot" délirantes, la corruption, etc.
La guerre en Ukraine marque toutefois un nouveau et énorme plongeon dans la barbarie. En 1991, peu après la chute de l’URSS, dans son discours à la nation sur la guerre du Golfe, Bush senior promettait l’avènement d’un "nouvel ordre mondial" ; la bourgeoisie cherchait à persuader les exploités que le capitalisme avait définitivement triomphé et annonçait des jours radieux. 30 ans plus tard, les promesses se sont envolées confirmant, chaque jour un peu plus, les enjeux qu’avait clairement discernés le 1er congrès de l’Internationale communiste en 1919 : "Une nouvelle époque s’ouvre, une époque de désintégration du capitalisme, de son effondrement intérieur. Époque de la révolution communiste du prolétariat […]. L’humanité, dont la culture a été totalement dévastée, est menacée de destruction. Il n’y a qu’une seule force capable de la sauver, et cette force est le prolétariat. L’ancien “ordre” capitaliste n’existe plus. Il ne peut pas exister. Le résultat final des procédures capitalistes de production est le chaos".
Pour ceux qui s’attendaient à une invasion de type Blitzkrieg, à commencer par la bourgeoisie russe elle-même (ou au moins la clique de Poutine), comme ce fut le cas lors de l’offensive en Crimée en 2014, ces quatre mois de guerre ont montré, au contraire, que le conflit allait s’inscrire dans la durée. L’échec initial de l’invasion russe a conduit à la destruction systématique de villes, comme Mariupol, Severodonetsk ou désormais Lyssytchansk, rappelant l’anéantissement de villes comme Grozny (Tchétchénie), Falloujah (Irak) ou Alep (Syrie). Lors de la Seconde Guerre mondiale, la destruction des villes devenait de plus en plus massive et systématique alors même que l'issue du conflit était acquise : Hiroshima et Nagasaki au Japon, villes ouvrières en Allemagne. Dans l'actuel conflit, il a fallu attendre à peine quelques semaines seulement pour voir des images de destructions énormes et des villes rasées.
Ainsi, contrairement à ceux qui prétendent que la guerre permettrait d’ouvrir un nouveau cycle d’accumulation capitaliste, signifiant ainsi la possibilité pour le capitalisme de trouver une "solution" à la crise, la réalité démontre que la guerre n’est qu’une destruction de forces productives, comme le disait déjà la Gauche communiste de France en 1945 : "La guerre fut le moyen indispensable au capitalisme lui ouvrant des possibilités de développement ultérieur, à l’époque où ces possibilités existaient [la période d’ascendance du capitalisme] et ne pouvaient être ouvertes que par le moyen de la violence. De même le croulement du monde capitaliste ayant épuisé historiquement toutes les possibilités de développement, trouve dans la guerre moderne, la guerre impérialiste, l’expression de ce croulement, qui, sans ouvrir aucune possibilité de développement ultérieur pour la production, ne fait qu’engouffrer dans l’abîme les forces productives et accumuler à un rythme accéléré ruines sur ruines" en commençant par la population active. Les premières estimations de victimes font état de plus de 50 000 morts en Ukraine et d’environ 6 millions de réfugiés ; Zelensky parle de 100 soldats ukrainiens tués chaque jour et de 500 blessés (la plupart estropiés). Du côté russe, les pertes sont supérieures à celles de l’ensemble de la campagne d’invasion en Afghanistan. Les usines, les routes et les hôpitaux sont réduits en cendres. Selon la faculté d’économie de Kiev, les infrastructures civiles sont détruites chaque semaine pour un montant de 4,5 milliards de dollars.
Les bombardements et l’occupation militaire près de Tchernobyl ont fait craindre une contamination radioactive, mais l’ampleur du problème de la guerre et son impact environnementale va bien au-delà : "des usines chimiques ont été bombardées dans un pays particulièrement vulnérable. L’Ukraine occupe 6 % du territoire européen, mais contient 35 % de sa biodiversité, avec quelque 150 espèces protégées et de nombreuses zones humides" (ANCRAGE). De manière générale : "après l’armistice de 1918, des dizaines de tonnes d’obus abandonnés par les belligérants continuent de libérer leurs composés chimiques dans le sous-sol de la Somme et de la Meuse. Des millions de mines disséminées en Afghanistan ou au Nigeria contaminent en permanence les terres agricoles et condamnent la population à la peur et à la misère, sans parler de l’arsenal atomique qui représente une menace écologique sans précédent dans l’histoire de l’humanité". "La guerre industrielle est la matrice de toutes les pollutions (Le coût écologique exorbitant des guerres, un impensé politique [288] – Le Monde)".
Quant à l’impact de la guerre sur la crise économique, si lors de la précédente crise de 2008 de nombreux travailleurs ont perdu leur emploi et certains leur maison parce qu’ils ne pouvaient pas payer leur hypothèque, cette guerre fait directement planer la perspective d’une famine dans plusieurs régions du monde, et pas seulement à cause de l’interruption du commerce des céréales et des semences vers les pays de la périphérie : la menace de la faim concerne directement les populations les plus fragiles économiquement aux États-Unis et dans d’autres pays centraux. La bourgeoisie ne peut pas continuer à compenser par la dette le déclin de la production qui s’est fortement aggravé depuis la pandémie, surtout avec une inflation élevée et durable et la pression du militarisme induite par la guerre en Ukraine. Biden, qui avait promis 30 milliards de soutien à l’économie, affirme désormais, comme l’ensemble des gouvernements d’Europe, que "le bon temps est fini".
Pourtant, ils n’ont aucun scrupule à augmenter de manière exorbitante les dépenses militaires (ce qui maintiendra également l’inflation à la hausse). Macron vient de déclarer que la France est entrée dans "une économie de guerre". En Allemagne, le gouvernement social-démocrate de Scholz, auquel participent les écologistes, a approuvé un budget supplémentaire de 100 milliards d’euros pour le réarmement, ce qui constitue un événement historique depuis la Seconde Guerre mondiale. Le Japon prévoit d’augmenter son budget de défense à hauteur de 2 % de son PIB, ce qui en ferait la troisième puissance mondiale en matière de dépenses militaires, la deuxième et la première place étant occupées respectivement par la Chine, qui a augmenté ses dépenses de 4,7 % depuis 2020 (293 milliards de dollars cette année) et les États-Unis (801 milliards de dollars).
Une autre dimension de l’impact de la guerre sur la crise économique est l’accélération du processus de démondialisation (même si la guerre elle-même n’en est pas la cause), en premier lieu à travers les dommages importants portés au projet géostratégique militaire et commercial de la Chine et sa "nouvelle route de la soie". La pandémie avait déjà fortement accéléré la désorganisation de la production mondiale et la tendance à la "relocalisation", mais la guerre lui porte un nouveau coup majeur : des routes commerciales traversant la mer Noire sont fortement perturbées et de nombreuses entreprises ont été contraintes de quitter la Russie. Les bourgeoisies nationales des pays les plus désindustrialisés présentent déjà la tendance à la relocalisation comme une "chance" pour l’emploi et l’économie nationale mais l’OMC a déjà alerté sur les dangers d’un tel processus : la course à l’accumulation de matières premières dans chaque nation, loin de réduire l’insécurité de l’économie, risque au contraire de perturber davantage les chaînes d’approvisionnement et de ralentir significativement la production mondiale du fait du chacun pour soi. Il suffit de se souvenir des actes de piraterie auxquels se sont livrés les États pendant la "guerre des masques" pour s’en convaincre. Tout cela contribue à la crise logistique des pénuries, produisant le paradoxe apparent qu’une crise qui a son origine dans une surproduction généralisée engendre des pénuries de marchandises. Les conséquences de l’approfondissement de la crise pour la classe ouvrière sont d’ores et déjà la précarité la plus brutale et les licenciements dus aux faillites d’entreprises.
Il est difficile de savoir quel est l’état de la pandémie en Russie et en Ukraine. Comme en 1918 avec la grippe dite "espagnole", la guerre a certainement considérablement aggravé les ravages de l’infection. Il n’est toutefois pas déraisonnable de penser que si la bourgeoisie était déjà incapable de contenir la pandémie avant la guerre, comme en témoigne le fiasco du vaccin spoutnik, la situation est devenue totalement incontrôlable avec les conditions d’hygiène déplorables imposées par la guerre et de la destruction des infrastructures sanitaires. Mais la pandémie, bien qu’elle soit en définitive le produit de la détérioration du système et de son enfoncement dans la décomposition (ce qui annonce de nouvelles pandémies dans le futur), est un phénomène dans la vie du capitalisme que la classe dirigeante n’a pas consciemment décidé et qui s’impose à sa volonté. Au contraire, la guerre est une décision consciente et volontaire de la bourgeoisie, sa seule réponse à l’effondrement du capitalisme !
Comme l’avait déjà analysée Rosa Luxemburg pendant la Première Guerre mondiale, dans la décadence du capitalisme, tous les pays sont impérialistes. L’impérialisme est la forme prise par le capitalisme à un moment particulier de son évolution, celui de sa décadence. Chaque capital national défend bec et ongles ses intérêts sur la scène mondiale, même s’ils ne disposent pas tous de moyens équivalents.
La propagande bourgeoise dénonce, en Ukraine et en Occident, l’offensive et les crimes de guerre du dictateur Poutine et, du côté de la Russie, la "menace nazie" qui pèse sur l’Ukraine, tout comme, lors de la Première Guerre mondiale, le camp allié appelait à l’enrôlement contre le militarisme du Kaiser, et le camp opposé appelait à contrer l’expansionnisme du Tsar. Pendant la Seconde Guerre mondiale, chaque camp avançait aussi ses justifications "légitimes" : l’antifascisme contre Hitler ou la défense de l’Allemagne contre l’écrasement dû aux "réparations" de guerre.
La bourgeoisie met également en avant que l’Ukraine est un petit pays victime de l’ours russe. Mais derrière l’Ukraine se trouvent l’OTAN et les États-Unis, et la Russie essaie aussi de chercher le soutien de la Chine. La guerre entre l’Ukraine et la Russie s’inscrit, à ce titre, dans un conflit plus large qui voit s’opposer la première puissance américaine à son challenger déclaré, la Chine. À l’origine de la guerre actuelle se trouve, en effet, la volonté des États-Unis de réaffirmer leur hégémonie mondiale en déclin depuis l’effondrement du bloc stalinien et, dernièrement, depuis le fiasco de Bush fils en Irak en 2003 et le retrait d’Afghanistan en 2021. À l’instar de ce que Bush (le père cette fois) a fait croire à Saddam Hussein en 1991, le gouvernement américain a fait état de la mobilisation des troupes russes à la frontière ukrainienne, affirmant clairement que si la menace d’invasion devait se produire, les États-Unis n’interviendraient pas, comme en Crimée en 2014. De son côté, le gouvernement russe ne pouvait tolérer que l’Ukraine rejoigne l’OTAN, après l’intégration d’une large partie de sa sphère d’influence historique (c-à-d. la Pologne, la Hongrie et les États baltes). Elle n’a donc eu d’autre choix que de mordre à l’hameçon américain avec l’idée initiale d’une action rapide pour imposer son veto aux ambitions de l’Ukraine. Toutefois, le soutien des États-Unis à Zelensky et leur pression sur les membres de l’OTAN pour qu’ils s’engagent dans la même direction ont embarqué la Russie dans un conflit d’usure plus long que prévu.
Le gouvernement américain tente ainsi d’exposer la faiblesse de l’impérialisme russe, pas à la hauteur d’une grande puissance mondiale au XXIe siècle, et de l’épuiser autant que possible. Par ailleurs, les États-Unis ont réussi à imposer leur discipline aux puissances européennes, en particulier face aux velléités d’indépendance de l’impérialisme français (Macron avait déclaré que "l’OTAN est en état de mort cérébrale") et de l’Allemagne, qui ont dû encaisser la diminution des livraisons de gaz russe et la fermeture du marché russe pour leurs propres marchandises suite aux sanctions, mais aussi le coût budgétaire du réarmement décidé sous la pression américaine. Mais, surtout, derrière le conflit ukrainien, l’objectif stratégique américain est d’affaiblir son principal challenger, l’impérialisme chinois. Les États-Unis ont réussi à rendre difficile tout soutien de la Chine à la Russie, faisant apparaître la principale puissance asiatique comme un partenaire peu fiable. En plus de bloquer également une région très importante pour le projet de nouvelle route de la soie, l’Amérique a fait une démonstration de force et de "stratégie diplomatique internationale" qui constitue un avertissement très explicite à l’égard de Pékin.
En somme, les États-Unis n’ont une fois de plus pas hésité à déchaîner un chaos qui annonce de nouvelles tempêtes plus graves encore pour défendre leurs sordides intérêts impérialistes et leur leadership mondial. L’affaiblissement de l’impérialisme russe, à long terme, pourrait entraîner la désintégration de la Russie en différents petits impérialismes dotés de l’arme nucléaire. De même, la mise au pas des puissances européennes conduit en fait à leur réarmement, en particulier de l’Allemagne, ce qui ne s’était pas produit depuis sa défaite lors de la Seconde Guerre mondiale. Xi Jinping voit ses nouvelles routes de la soie menacées de blocage et "l’allié stratégique" russe en grande difficulté. La véritable victime de cette guerre, cependant, n’est ni l’Ukraine, ni la Russie, ni la Chine, ni l’Europe, mais la classe ouvrière, à qui l’on demande, en Occident mais aussi partout dans le monde, des sacrifices immenses au nom de l’effort de guerre et, au front, de faire le sacrifice suprême de la vie elle-même !
La classe ouvrière en Ukraine, déjà depuis la "révolution orange" en 2004, avait été entraînée à prendre parti dans les conflits entre fractions de la bourgeoisie et, depuis 2014, a été largement mobilisée sur le front contre la Russie. Aujourd’hui, les travailleurs sont envoyés sur le champ de bataille pour servir de chair à canon, tandis que leurs familles fuient désespérément la guerre quand elles ne sont pas massacrées dans les villes, les hôpitaux ou les gares. La classe ouvrière ukrainienne est aujourd’hui totalement vaincue et incapable de donner une réponse de classe à la situation et encore moins de soulever la perspective révolutionnaire comme dans la Russie ou l’Allemagne de la Première Guerre mondiale.
En Russie, contrairement aux spéculations de la presse internationale, Poutine n’a pas réussi à imposer la mobilisation générale de la population dans la guerre. Le prolétariat ne s’était déjà pas laissé entraîner directement dans la défense de la Russie lors des conflits nationalistes qui ont suivi l’éclatement de l’ex-URSS. Mais le fait qu’il n’ait pas pu jouer un rôle conscient dans l’effondrement du stalinisme en 1990 et se soit laissé emporter par les campagnes démocratiques sur la "mort du communisme" pèse sur la classe ouvrière dans tous les pays de l’Est, comme les illusions démocratiques lors du mouvement social en Pologne en 1980 l’ont très clairement illustré. En Russie, le poids du démocratisme pèse encore plus fortement maintenant en raison de la propagande des fractions bourgeoises opposées à l’autoritarisme de Poutine. Si des minorités isolées comme le KRAS défendent héroïquement une position internationaliste contre les deux camps belligérants, la classe ouvrière en Russie n’est pas non plus en mesure de prendre l’initiative d’une lutte contre la guerre dans la situation immédiate, bien que la situation concrète des luttes, des discussions et prises de conscience des travailleurs en Russie reste dans une large mesure un mystère.
Tout cela ne signifie pas, cependant, que le prolétariat mondial est vaincu. Ses principaux bataillons en Europe occidentale, où s’accumule l’expérience historique et récente des principales luttes contre le capitalisme, où ses minorités défendent et développent leur programme politique révolutionnaire, n’ont pas jusqu’à présent été entraînés dans la guerre. Ici aussi, la campagne anticommuniste a constitué un facteur clé du déclin de la combativité et de la conscience du prolétariat, une perte d’identité de classe ; bien que depuis 2003, nous ayons vu des expressions de diverses tentatives occasionnelles de développer une combativité, et l’émergence de minorités (même si elles demeurent très peu nombreuse).
Du reste, la bourgeoisie des pays centraux mène une véritable campagne idéologique démocratique pour soutenir la lutte ukrainienne contre le dictateur Poutine, notamment avec le slogan : "Des armes pour l’Ukraine". Les effets conjugués de la fragilité de la classe ouvrière depuis 1990 et de cette campagne conduisent à une démobilisation et à un sentiment d’impuissance face à la gravité de la situation. C’est pourquoi il ne faut pas s’attendre à une réaction immédiate de la classe ouvrière à la guerre dans ces pays non plus.
Même pendant la Première Guerre mondiale, la réponse ouvrière qui a mis fin à la guerre était la conséquence des luttes dans les usines de l’arrière contre la misère et les sacrifices imposés par la guerre. Dans la situation actuelle également, la bourgeoisie exige des sacrifices au nom de la guerre, en commençant par des économies d’énergie et en poursuivant par des restrictions salariales et des licenciements. La classe ouvrière, en particulier dans les pays centraux, sera obligée de se battre pour défendre ses conditions de vie. C’est dans cette lutte que se forgeront les conditions pour que le prolétariat retrouve son identité et sa perspective révolutionnaire. Dans la situation actuelle, cette lutte devra mener à la compréhension de la relation entre les sacrifices à l’arrière et le sacrifice suprême de la vie au front.
L’intervention des groupes révolutionnaires (et des minorités qui les entourent) dans la classe est indispensable. Lors de la Première Guerre mondiale, la Conférence internationaliste de Zimmerwald, censurée et, au départ, à peine connue de l’ensemble de la classe, a représenté un phare pour le prolétariat mondial au milieu de l’obscurité des champs de bataille. Bien qu’aujourd’hui les groupes révolutionnaires soient beaucoup moins reconnus dans la classe qu’à l’époque et que la situation soit différente (pas de guerre généralisée et pas de défaite du prolétariat), la méthode de Zimmerwald et la défense par les factions de gauche de la tradition et des principes historiques du prolétariat que la social-démocratie avait trahis sont encore tout à fait d’actualité. Le terrain de la défense de l’internationalisme prolétarien et de l’héritage de la gauche communiste est bien celui que réclame la "Déclaration commune des groupes de la gauche communiste" que nous publions sur notre site web et dans cette Revue.
Hic Rhodus, 05-07-2022
L'éclatement de la guerre en Ukraine, aux portes de l'Europe participe dangereusement à l'accumulation explosive des contradictions du capitalisme : désastre écologique, résurgence des pandémies, inflation ravageuse, guerres de plus en plus irrationnelles du point de vue même de la bourgeoisie, alliances de plus en plus circonstancielles dominées par le chacun pour soi, déstabilisation de parties grandissantes du globe, dislocation et fragmentation sociales, exodes migratoires, etc. Dans la situation actuelle, comme face à la Première Guerre mondiale, le but de la lutte de la classe ouvrière ne peut être que le renversement du capitalisme à l'échelle mondiale. La survie même de l'humanité en dépend.
Face à la Première Guerre mondiale, face à la saignée et des sacrifices économiques énormes, la classe ouvrière avait pu se relever de la trahison des partis sociaux-démocrates qui l'avaient embrigadée dans le conflit mondial. Cela n'avait pas été possible face à la Seconde Guerre mondiale, les principaux détachements du prolétariat ayant été laminés par la contre-révolution stalinienne, écrasés lors de la défaite de la révolution en Allemagne et soumis à la férule du fascisme, embrigadés dans la défense de la démocratie et de l'antifascisme.
Depuis la reprise historique des combats de classe en 1968, le prolétariat n'a pas subi de défaite telle que la bourgeoisie serait en mesure de faire accepter aujourd'hui à ses bataillons les plus concentrés et expérimentés du cœur du capitalisme les attaques résultant de l'aggravation de la crise économique mondiale, du coût économique des guerres -en particulier en Ukraine- et du renforcement du militarisme partout dans le monde ; mais aussi les conséquences économiques du dérèglement climatique, de la désorganisation mondiale la production, etc.
Toutes les fractions du prolétariat mondial ne se trouvent pas dans la même relation de force face à la bourgeoisie. Le prolétariat en Ukraine, en se faisant embrigader derrière le drapeau de la défense nationale a subi une défaite politique majeure, amplifiée et aggravée par les massacres de la guerre. Le prolétariat en Russie, dont la situation n'est pas aussi critique, n'a néanmoins pas les moyens de s'opposer sur son terrain de classe à la Guerre en Ukraine, loin de là.
C'est de façon inégale suivant les différentes régions du monde que s'est développé le capitalisme. Il en a été de même pour le prolétariat qui est le produit de ce système. De ce fait, au début du 20e siècle, avec la constitution du marché mondial et l'entrée du capitalisme dans sa crise historique, il existe des disparités considérables entre les différentes fractions du prolétariat mondiale. Dans le cœur historique du capitalisme, en Europe occidentale, là où les concentrations de la classe ouvrièresont les plus anciennes, celle-ci a vécu des expériences historiques irremplaçables conférant à sa lutte de classe une force potentielle qui n'existe dans aucun autre pays au monde. Pas même aux États-Unis qui ont pourtant surpassé les autres puissances durant le 20e siècle et encore moins en Chine malgré son accession fulgurante au 2e rang mondial au 21e siècle.[1] L'Europe occidentale, qui sera le terrain d'affrontement des fractions de la bourgeoisie et du prolétariat les plus expérimentés au monde, sera déterminante pour le processus de généralisation mondiale de la lutte de classe.
L'histoire même de la lutte de classe atteste du rôle déterminant que sera appelé à jouer le prolétariat d'Europe occidentale
Ce qui distingue le prolétariat d'Europe occidentale des autres fractions du prolétariat mondial se rapporte aux expériences historiques, à la concentration, la conscience historique, la résistance aux mystifications de la bourgeoisie et en particulier la mystification démocratique.
Le rappel des expériences les plus "célèbres" est édifiant :
En fait, les luttes en Pologne ont constitué le point culminant de la reprise internationale des combats de la classe ouverte en 1968 en France. Elles ont témoigné d'un niveau d'auto-organisation de la lutte inégalé depuis la vague révolutionnaire de 1917-23, ce qui, au premier regard, semble invalider notre analyse mettant au cœur de la perspective révolutionnaire l'importance déterminante du prolétariat d'Europe occidentale. En réalité, notre analyse a été confirmée par la manière dont elles ont été défaites par la bourgeoisie mondiale, avec au centre de son dispositif contre la classe ouvrière en Pologne, l'enfermement du prolétariat polonais derrière la mystification du syndicalisme "libre" et des revendications démocratiques, au moyen de la "prise en charge, tant matérielle que politique, par la gauche et les syndicats de l'Ouest, de la mise en place de l'appareil de "Solidarnosc" (envois de fonds, de matériels d'impression, de délégations chargées d'enseigner au nouveau-né les diverses techniques de sabotage des luttes...)"[4]
La manière dont la bourgeoise est venue à bout de cette fraction du prolétariat mondial illustre l'existence de faiblesses profondes de la classe ouvrière, communes à tous les pays de l'ex bloc de l'Est s'exprimant par le poids des illusions démocratiques, et même de la religion. Ces faiblesses sont restées très vivaces après l'effondrement du bloc de l'Est dans la mesure où, bien souvent, ce sont des régimes "autoritaires" de droite qui ont remplacé les régimes totalitaires staliniens.
Ainsi, l'épisode des luttes de classe en Pologne, loin de constituer un contre-exemple à l'importance du prolétariat d'Europe occidentale vient au contraire l'illustrer. C'est la raison pour laquelle nous pensons plus globalement que, pour les raisons historiques avancées précédemment, "l’épicentre du séisme révolutionnaire à venir se trouvera placé dans le cœur industriel de l’Europe occidentale où sont réunies les conditions optimales de la prise de conscience et de la capacité de combat révolutionnaire de la classe, ce qui confère au prolétariat de cette zone un rôle d’avant-garde du prolétariat mondial."[5]
C'est également pour ces raisons que des zones comme le Japon et l’Amérique du nord, bien qu'elles réunissent la plupart des conditions matérielles nécessaires à la révolution, ne sont pas pour autant les plus favorables au déclenchement du processus révolutionnaire du fait du manque d’expérience et de l’arriération idéologique du prolétariat de ces pays. C’est particulièrement clair en ce qui concerne le Japon, mais c’est aussi valable, dans une certaine mesure en Amérique du nord où le mouvement ouvrier s’est développé comme appendice du mouvement ouvrier d’Europe et avec des spécificités comme le mythe de “la frontière”[6] ou encore, pendant toute une période, le niveau de vie de la classe ouvrière le plus élevé du monde, … permettant à la bourgeoisie de s'assurer une emprise idéologique sur les ouvriers beaucoup plus solide qu’en Europe.
Quant au prolétariat en Chine, le plus nombreux au monde (la Chine étant l'atelier de la planète) son nombre ne compense en rien son inexpérience[7] et sa vulnérabilité extrême (plus encore que dans les pays de l'Est) à toutes les manœuvres que la bourgeoisie lui opposera, notamment la mise en place de syndicats "libres", lorsque le besoin s'en fera sentir.
La reconnaissance de telles différences ne signifie pas que la lutte de classe, ou l’activité des révolutionnaires, n’a pas de sens dans les autres régions du monde autres que l'Europe de l'Ouest. En effet, la classe ouvrière est mondiale, sa lutte de classe existe partout où se font face prolétaires et capital. Les enseignements des différentes manifestations de cette lutte sont valables pour toute la classe ouvrière quel que soit le lieu où elles prennent place[8].
Plus que jamais et malgré de très importantes difficultés qu'il connait actuellement et qui affectent l'ensemble du prolétariat mondial, le prolétariat d'Europe occidentale, détient la clé pour qu'un renouveau mondial de la lutte de classe soit capable de prendre la voie de la révolution mondiale. Pour toutes ces raisons et contrairement à ce que Lénine avait généralisé hâtivement à partir de l'exemple de la révolution russe, ce n’est pas dans les pays où la bourgeoisie est la plus faible (le “maillon le plus faible de la chaîne capitaliste”) que se déclenche d’abord un tel mouvement qui s’étendra par la suite aux pays les plus développés.[9] Dans ceux-ci, le prolétariat n'aurait pas seulement face à lui sa propre bourgeoisie, mais sous une forme ou une autre, la bourgeoisie mondiale se chargeant de le museler.
À la fin des années 1960, aux États-Unis, les protestations contre la guerre du Vietnam et le refus de beaucoup de jeunes ouvriers d'aller se battre pour le drapeau constituent un signe indirect avant-coureur de l'ouverture d'un nouveau cours mondial de la lutte de classe marquant la fin d'un demi-siècle de contre-révolution.
Depuis la reprise historique des combats de classe en 1968, et pendant toute la période où le monde a été divisé en deux blocs impérialistes rivaux, si la Troisième Guerre mondiale n'a pas eu lieu c'est parce que la classe ouvrière des principaux pays industrialisés d'Europe et aux États-Unis –non battue, non soumise idéologiquement à la bourgeoisie- n'était pas prête à accepter les sacrifices de la guerre, sur les lieux de production ou au front.[10]
Néanmoins, si la nouvelle dynamique mondiale vers des affrontements de classe décisifs interdisait à la bourgeoisie de marcher vers la guerre mondiale, des guerres "locales" ont éclaté partout où le prolétariat ne représentait pas une force sociale à même d'y faire obstacle. Ces guerres ont opposé entre elles des troupes de professionnels ou de mercenaires au service des grandes puissances, dans des pays où le prolétariat local non seulement n'avait pas la force de s'y opposer par sa propre lutte de classe, mais où il se trouvait enrôlé de force ou par consentement dans l'un ou l'autre des camps en présence. Mais ce n'est nullement un hasard si aucun de ces conflits n'a impliqué le prolétariat sous l'uniforme des pays d'Europe occidentale.
Depuis l'effondrement des blocs, plus encore que dans la période précédente, les guerres locales ont été omniprésentes, meurtrières et dévastatrices. Mais face à aucune de celles-ci le prolétariat des pays d'Europe occidentale n'était mobilisable par la bourgeoisie.
Et lorsque ces pays ont directement fomenté des guerres comme en ex-Yougoslavie en 1991, ce sont toujours des soldats professionnels qui ont été mobilisés, dont une partie, il est vrai, est constitué de fils de prolétaires n'ayant pas trouvé à vendre leur force de travail. Mais le plus souvent et justement de ce fait, ces troupes étaient cantonnées dans le rôle de forces dites "d'interposition".
Il est à cet égard significatif que c'est avec prudence et circonspection qu'aux États-Unis, où le prolétariat ne représente pourtant pas la même force politique qu'en Europe occidentale, la bourgeoisie a pu faire appel à la troupe des conscrits (prolétaires sous l'uniforme) pour ses expéditions guerrières. Néanmoins, dans ce pays, le traumatisme de la guerre du Vietnam n'a pas été effacé et la population (surtout la classe ouvrière en son sein) reste sensible à l'envoi sur des théâtres d'opération des troupes constituées de prolétaires en uniforme. La Deuxième Guerre en Irak (2003) a constitué sur ce plan un nouvel avertissement pour la bourgeoisie qui avait tendance à penser que le syndrome du Vietnam s'était évanoui. Après un an d'occupation de l'Irak par les troupes américaines, "le climat d'insécurité permanente des troupes et le retour des "body bags" ont singulièrement refroidi l'ardeur patriotique -quand même relative- de la population, y compris au cœur de "l'Amérique profonde".[11]
Depuis lors, pour Obama (vis-à-vis de la Syrie) et plus encore pour Trump (partout) c'est la doctrine "no boots on the ground" (pas de troupes sur le terrain) qui fixe leurs limites aux interventions militaires américaines.
Pour toutes les raisons qui précèdent, il est inimaginable que, dans la situation actuelle, un ou des pays de l'Europe de l'Ouest se lancent dans une offensive comme l'a fait la Russie en Ukraine.
De la même manière que nous avons expliqué les raisons de la non implication du prolétariat d'Europe de l'Ouest dans des conflits guerriers depuis la fin des années 1960, il convient de comprendre pourquoi le prolétariat de certains pays a directement été embrigadé dans la guerre, comme en Ukraine ou ne s'est pas opposé à celle-ci comme en Russie.
Le contexte du bloc de l'Est
Dans les années 1980, le prolétariat industriel de l'URSS était l'un des plus importants du monde. Les travailleurs du Donbass en Ukraine ont alors (milieu des années 1980) mené des luttes qui pouvaient faire penser que le prolétariat de l'Est prenait l'initiative. Le summum a été atteint avec les luttes en Pologne en 1970, 1976 et 1980 qui ont vu les mobilisations massives dont nous avons parlé plus haut. Dans cette partie du monde, en revanche, le poids de la contre-révolution incarné par l'existence de régimes politiques totalitaires -certes rigides et fragiles- rendait le prolétariat beaucoup plus vulnérable aux mystifications démocratiques, syndicales, nationalistes et même religieuses.
Durant l'été 1989, 500.000 mineurs du Donbass (Ukraine) et du sud de la Sibérie (l'URSS existait encore et l'Ukraine en faisait partie) se sont battus pour leurs revendications sur leur terrain de classe dans le plus grand mouvement depuis 1917. Mais le mouvement était alors marqué (comme cela avait été le cas de la lutte en Pologne en 1980) par les illusions démocratiques qui ont fini par l'emporter vers les impasses de la lutte contre le totalitarisme, de la revendication de l'"autonomie" des entreprises pour qu'elles puissent vendre la partie du charbon non remis à l'État.[12]
Face à l'effondrement du bloc stalinien, au lieu de luttes de classe de masse du prolétariat, on a vu des mouvements marqués par le poids du nationalisme séparatiste vis-à-vis de l'URSS et par des illusions démocratiques. Les mêmes faiblesses ont marqué le chaos qui a régné dans la Fédération de Russie dans les années 1990.
L'un des éléments les plus significatifs de la faiblesse du prolétariat à l'Est était l'incapacité, face aux moments les plus forts de la lutte de classe comme en Pologne en 1980, à susciter une réflexion de la part de minorités leur permettant de s'orienter vers les positions de la Gauche communiste.
Après l'effondrement du bloc de l'Est
Le cas de l'Ukraine
Le prolétariat ukrainien est très faiblement développé. En effet, en dehors du bassin minier et des quelques centres industriels à Kiev, Kharkov ou Dniepropetrovsk, l'agriculture artisanale prédomine. Une telle situation s'est encore accentuée au cours des années 1990, comme nous l'avons signalé dans un article publié en 2006 :
"Selon le recensement de 1989 au moment où le niveau d'urbanisation en Ukraine a atteint un sommet, 33,1% de la population du pays vivait à la campagne. Des seize régions qui allaient soutenir la fraction orange (sans compter Kiev), dans trois d'entre elles seulement cette proportion était inférieure à 41%. Dans cinq régions, elle était entre 43 et 47%, et dans huit, elle dépassait 50% et dans certains cas de façon notable (oblast de Ternopol 59,2% ; oblast de Zakarpate 58,9%). Dans les années 1990, la situation n'a fait qu'empirer : l'industrie a été détruite, le niveau culturel de la population a régressé, les ouvriers ont dû avoir recours à leur jardin potager pour survivre et ont commencé à retourner travailler la terre, à restaurer leurs relations sociales avec les villages où ils ont, de plus, beaucoup de familles. Aussi l'influence de l'atmosphère petite-bourgeoise rurale a immensément augmenté." [13]
En 1993, après l'indépendance de l'Ukraine, les travailleurs de la région industrielle de Pridneprovie, étaient pourtant parvenus à se mobiliser sur leur terrain de classe, forçant la démission du président Kuchma et la tenue d'élections générales. Mais, déjà en 2004, le prolétariat s'est laissé entraîner dans les grèves patronales et la lutte entre fractions de la bourgeoisie dans la soi-disant "révolution orange" où la confrontation entre l'option pro-russe et pro-USA s'est imposée. Depuis l'occupation russe de la Crimée en 2014, cette situation a déjà conduit à des affrontements armés dans lesquels les prolétaires ont été entraînés.
Face à la guerre actuelle en Ukraine, il y a une mobilisation de la population, y compris du prolétariat. La "défense de la patrie" a pris le pas sur toute autre considération.
Le cas de la Russie
L'importance du prolétariat en Russie pour le prolétariat mondial est plus grande que celle du prolétariat en Ukraine. Et si tout ce que nous avons dit sur les faiblesses du prolétariat dans les pays de l'Est peut lui être appliqué, il n'a cependant pas été directement mobilisé dans les affrontements entre fractions de la bourgeoisie ; même s'il existe certainement un poids important des illusions démocratiques, que l'arrivée de Poutine et l'imposition d'un nouveau totalitarisme ont considérablement renforcées.
Malgré de telles faiblesses, ce prolétariat n'était cependant pas mobilisable. C'est à la fois la cause et la conséquence du délitement de l'Armée rouge en Afghanistan : "les autorités ne peuvent compter sur l'obéissance de l'Armée "rouge" elle-même. Dans celle-ci, les soldats appartenant aux différentes minorités qui aujourd'hui réclament leur indépendance sont de moins en moins disposés à se faire tuer pour garantir la tutelle russe sur ces minorités. En outre, les russes eux-mêmes rechignent de plus en plus à assumer ce genre de travail. C'est ce qu'ont démontré des manifestations comme celle du 19 janvier à Krasnodar, dans le Sud de la Russie, dont les slogans montraient clairement que la population n'est pas prête à accepter un nouvel Afghanistan, manifestations qui ont contraint les autorités à libérer les réservistes mobilisés quelques jours auparavant."[14]
En Russie, la guerre n'implique pas encore la mobilisation de l'ensemble de la population et si, en son sein, sont recrutés des soldats "de remplacement", c'est sous couvert de participation à des "manœuvres militaires". L'allusion à la guerre même est censurée dans les médias russes, où l'on ne parle que d'une "opération spéciale" en Ukraine. Et contrairement à l'atmosphère de patriotisme en Ukraine, il n'y a pas de manifestations connues de soutien public à la guerre en Russie (à part, évidemment, les cérémonies officielles orchestrées par la clique poutinienne).
Néanmoins, pour les raisons évoquées ci-dessus, il n'y a actuellement aucune possibilité que le prolétariat en Russie ait seul la force de mettre fin à la guerre, et sa réponse future à la situation reste jusqu'à présent difficile à prévoir précisément.
Durant la période des années 1968/80 jusqu'à l'effondrement du bloc de l'Est et la dislocation de celui de l'Ouest, le développement de la combativité et de la réflexion du prolétariat mondial, dans les pays centraux en particulier, s'était opérée au sein d'une dynamique faite de la succession de trois vagues de luttes, les deux premières stoppées momentanément par les manœuvres et stratégies de la bourgeoisie pour y faire face. La troisième, pour sa part, allait se heurter aux conséquences de l'effondrement du bloc de l'Est provoquant un profond recul de la lutte de classe du fait des campagnes de la bourgeoisie sur "la mort du communisme" et aussi à cause des conditions plus difficiles de la lutte de classe dans la phase de décomposition[15] du capitalisme ainsi ouverte. En effet, comme nous l'avons déjà mis en évidence, la décomposition du capitalisme affecte profondément les dimensions essentielles de la lutte de classe : - l’action collective, la solidarité ; - le besoin d’organisation ; - les rapports qui fondent toute vie en société en les déstructurant ; - la confiance dans l’avenir et en ses propres forces ; - la conscience, la lucidité, la cohérence et l’unité de la pensée, le goût pour la théorie.[16]
Malgré ces difficultés, la classe ouvrière n'avait pas disparu ainsi que l'illustrèrent un certain nombre de tentatives de la lutte de classe pour se frayer un chemin : 2003 (secteur public en Europe, en France en particulier ; 2006 (Lutte contre le CPE en France : mobilisation des jeunes générations de la classe ouvrière contre la précarité) ; 2011 (Mobilisation des "indignés" qui témoigne d'une ébauche de réflexion globale sur la faillite du capitalisme) ; 2019 (France mobilisation contre la réforme des retraites) [17] ; fin 2021 / début 2022 (montée de la colère et développement de la combativité aux États-Unis, en Iran, en Italie, en Corée malgré l'effet de sidération provoqué par la Pandémie)[18].
Quelles qu'aient été les difficultés confrontées par le prolétariat durant toute cette période, en particulier depuis 1990, il n'a pas subi de défaite dans les principaux pays industrialisés, ce qui implique qu'il pourra être à même de reprendre son combat de classe pour le porter à un niveau supérieur face la déferlante inédite d'attaques qui vont affecter de plus en plus durement toutes ses fractions dans tous les pays du monde, dans tous les secteurs.
L'irruption de la guerre aux portes de l'Europe vient une nouvelle fois alerter le prolétariat mondial par rapport à ce que les révolutionnaires avaient déjà mis en avant face à la Première Guerre mondiale : tant que le capitalisme ne sera pas renversé, l'humanité sera menacée des pires catastrophes et, en fin de compte, de disparition. "Friedrich Engels a dit un jour : "La société bourgeoise est placée devant un dilemme : ou bien passage au socialisme ou rechute dans la barbarie." Mais que signifie donc une "rechute dans la barbarie" au degré de civilisation que nous connaissons en Europe aujourd’hui ? (…) Jetons un coup d’œil autour de nous en ce moment même, et nous comprendrons ce que signifie une rechute de la société bourgeoise dans la barbarie. Le triomphe de l’impérialisme aboutit à l’anéantissement de la civilisation –sporadiquement pendant la durée d’une guerre moderne et définitivement si la période des guerres mondiales qui débute maintenant devait se poursuivre sans entraves jusque dans ses dernières conséquences" (La crise de la social-démocratie – 1915 ; Rosa Luxemburg). Dans la période actuelle, le dilemme face auquel la société est placée est plus précisément "socialisme ou disparition de l'humanité".
C'est pourquoi l'attitude de l'avant-garde révolutionnaire face à la Première Guerre mondiale doit absolument être aujourd'hui une source d'inspiration pour la défense de l'internationalisme conséquent qui n'a de sens qu'avec la mise en avant de la nécessité de renverser le capitalisme.
L'internationalisme prolétarien n'est pas, comme l'a montré l'expérience de l'effondrement de la IIe Internationale face à la guerre mondiale, une déclaration d'intentions ou un slogan pacifiste. L'internationalisme prolétarien est la défense de la guerre de classe contre la guerre impérialiste et la défense de la tradition historique des principes du mouvement ouvrier, incarnée par la Gauche communiste. La conférence de Zimmerwald[19] -particulièrement les débats et confrontations des différentes positions lors de cette Conférence et la clarification politique qui en a découlé- doit constituer aujourd'hui une source d'inspiration pour les révolutionnaires conséquents pour assumer leurs responsabilités tant dans le regroupement des forces authentiquement prolétariennes que dans la confrontation ouverte, fraternelle et sans concession des divergences qui existent entre eux.
En ce sens il est nécessaire de clarifier que les conditions confrontées aujourd'hui par le prolétariat sont différentes de celle du premier conflit mondial afin d'en tirer les conséquences pour l'intervention des révolutionnaires :
En 1981, la capacité de la bourgeoisie mondiale à infliger une défaite au prolétariat polonais en exploitant les illusions démocratiques et syndicales de cette fraction du prolétariat mondial avait amené le CCI à faire la critique de la théorie de Lénine dite du maillon le plus faible de la chaine impérialiste, pour laquelle un pays où la bourgeoisie est moins développée présente les meilleures possibilités pour une révolution victorieuse. C'est l'inverse qui est vrai. Il reviendra au prolétariat de l'Europe de l'Ouest d'affronter les fractions mondiales de la bourgeoisie les plus expérimentées. C'est du résultat de cette confrontation que dépendra l'embrasement révolutionnaire mondial.
Silvio, 02-07-2022
[1] Lire notre article, Le prolétariat d'Europe occidentale au centre de la généralisation [291] de la lutte de classe (1982) ; Revue internationale n° 31
[2] Lire notre article A propos du 140e anniversaire de la Commune de Paris [292], Revue internationale n° 146.
[3] Lire notre article Grève de masse en Pologne 1980: une nouvelle brèche s'est ouverte [293], Revue internationale n° 23.
[4] Lire notre article Après la répression en Pologne : perspectives des luttes de classe mondiales [294]. Revue internationale n° 29.
[5] Le prolétariat d'Europe occidentale au centre de la généralisation de la lutte des classes (1982) [291]
[6] Dans la société américaine, l'expression la Frontière (the Frontier) a un sens spécifique qui se réfère à son histoire. Tout au long du 19e siècle, un des aspects les plus importants du développement des États-Unis fut l’extension du capitalisme industriel vers l’Ouest, qui s'est traduite par le peuplement de ces régions par des populations essentiellement composées de gens de souche européenne ou africaine – aux dépens, évidemment, des tribus indiennes autochtones. L’espoir que représentait la Frontière a marqué fortement l’esprit et l’idéologie en Amérique.
[7] Les communes de Shanghai et Canton, écrasées dans le sang en 1927 par le Kouo-Min-Tang avec la complicité de l'Internationale Communiste stalinisée n'a pu laisser que des traces infimes dans la mémoire de la classe ouvrière. Il faudra des bouleversements sociaux considérables pour que ces expériences redeviennent des facteurs actifs du développement de la conscience de classe du prolétariat en Chine.
[8] Comme les luttes en Argentine en 1969 (Le cordobazo), en Égypte, en Afrique du Sud tant sous l'Apartheid que sous Nelson Mandela, …
[9] Lire notre article Le prolétariat d'Europe occidentale au centre de la généralisation de la lutte des classes (1982) [291]
[10] Lire notre article Résolution sur le rapport de forces entre les classes (2019) [61] ; Revue internationale n°164.
Il y a cinquante ans, Mai 68, 2ème partie - Les avancées et les reculs de la lutte de classe depuis 1968 [295] ; Revue internationale n°161.
[11] Arrestation de Saddam Hussein, pourparlers de paix sur la Palestine : Il n'y aura pas de paix au Moyen-Orient [296]. Revue internationale n° 116
[12] Editorial : Chine, Pologne, Moyen-Orient, grèves en URSS et aux Etats-Unis [297] ; Revue internationale 59
[13] À propos de la "révolution orange" en Ukraine : la prison de l'autoritarisme et le piège de la démocratie [298]. Revue internationale n° 126.
[14] Lire notre article Après l'effondrement du bloc de l'est, déstabilisation et chaos [70] ; Revue internationale n° 61
[15] Lire les thèses : la décomposition, phase ultime de la décadence capitaliste [47] ; Revue internationale n° 107
[16] "L’action collective, la solidarité, trouvent en face d’elles l’atomisation, le 'chacun pour soi', la 'débrouille individuelle' ; le besoin d’organisation se confronte à la décomposition sociale, à la déstructuration des rapports qui fondent toute vie en société ; la confiance dans l’avenir et en ses propres forces est en permanence sapée par le désespoir général qui envahit la société, par le nihilisme, par le 'no future' ;
la conscience, la lucidité, la cohérence et l’unité de la pensée, le goût pour la théorie, doivent se frayer un chemin difficile au milieu de la fuite dans les chimères, la drogue, les sectes, le mysticisme, le rejet de la réflexion, la destruction de la pensée qui caractérisent notre époque." (La décomposition, phase ultime de la décadence capitaliste [47], Revue internationale n° 107)
[17] Lire nos articles :
Tract international du CCI, Contre les attaques de la bourgeoisie, nous avons besoin d’une lutte unie et massive! [299]
[19] Zimmerwald (1915-1917) : de la guerre à la révolution [300]
[20] TO sur Militarisme et décomposition (mai 2022) [287]
[21] "Ce mot d'ordre a été mis en avant par Lénine au cours de la première guerre mondiale. Il répondait à la volonté de dénoncer les tergiversations des éléments "centristes" qui, bien que d'accord "en principe" pour rejeter toute participation à la guerre impérialiste, préconisaient cependant d'attendre que les ouvriers des pays "ennemis" soient prêts à engager le combat contre celle-ci avant d'appeler ceux de "leur" propre pays à en faire autant. A l'appui de cette position, ils avançaient l'argument que, si les prolétaires d'un pays devançaient ceux des pays ennemis, ils favoriseraient la victoire de ces derniers dans la guerre impérialiste. Face à cet "internationalisme" conditionnel, Lénine répondait très justement que la classe ouvrière d'un pays n'avait aucun intérêt en commun avec "sa" bourgeoisie, précisant, en particulier, que la défaite de celle-ci ne pouvait que favoriser son combat, comme on l'avait déjà vu lors de la Commune de Paris (résultant de la défaite face à la Prusse) et avec la révolution de 1905 en Russie (battue dans la guerre contre le Japon). De cette constatation, il concluait que chaque prolétariat devait "souhaiter" la défaite de "sa" propre bourgeoisie. Cette dernière position était déjà erronée à l’époque, puisqu'elle conduisait les révolutionnaires de chaque pays à revendiquer pour "leur" prolétariat les conditions les plus favorables à la révolution prolétarienne, alors que c'est au niveau mondial et, dans un premier temps, dans les grands pays avancés (qui étaient tous impliqués dans la guerre) que la révolution devait avoir lieu. Cependant, chez Lénine, la faiblesse de cette position n'a jamais conduit à une remise en cause de l'internationalisme le plus intransigeant". Polémique : le milieu politique prolétarien face à la guerre du golfe [301] ; Revue internationale n° 64.
Le CCI a adopté les thèses sur "La décomposition, phase ultime de la décadence capitaliste [47]" (Revue Internationale n° 62 et n° 107) en mai 1990 quelques mois après l'effondrement du bloc de l'Est qui allait précéder l'effondrement de l'Union Soviétique. Le piège tendu par les États-Unis à Saddam Hussein qui a conduit ce dernier à envahir le Koweït début août 1990 et la concentration qui s'en est suivie des forces américaines en Arabie saoudite constituaient une première conséquence de la disparition du bloc de l'Est, la tentative de la puissance américaine de resserrer les rangs de l'Alliance atlantique menacée de désagrégation du fait de la disparition de son adversaire de l'Est. C'est à la suite de ces événements, qui préparaient l'offensive militaire contre l'Irak des principaux pays occidentaux sous la direction des États-Unis, que le CCI à discuté et adopté un texte d'orientation sur "Militarisme et décomposition [304]" en octobre 1990 (Revue Internationale n° 64) qui était un complément aux thèses sur la décomposition.
Au 22e congrès international, en 2017, le CCI a adopté une actualisation des thèses sur la décomposition ("Rapport sur la décomposition aujourd’hui [58]", Revue Internationale n° 164) qui, fondamentalement, confirmait le texte adopté 27 ans auparavant. Aujourd'hui, la guerre en Ukraine nous conduit à produire un document complémentaire sur la question du militarisme similaire à celui d'octobre 1990 dont il constitue une actualisation. Une telle démarche est d'autant plus nécessaire que l'erreur que nous avons commise en ne prévoyant pas le déclenchement de cette guerre résultait d'un oubli de notre part du cadre d'analyse que le CCI s'était donné depuis plusieurs décennies sur la question de la guerre dans la période de décadence du capitalisme.
1) Le texte "Militarisme et décomposition [304]" de 1990, dans son point 1, rappelle le caractère vivant de la méthode marxiste et la nécessité de confronter en permanence les analyses que nous avons pu faire par le passé avec les nouvelles réalités qui se présentent à nous, soit pour en faire la critique, soit pour les confirmer, soit pour les ajuster et préciser. Il n'est pas nécessaire d'y revenir plus dans le présent texte. En revanche, face aux interprétations erronées de la guerre actuelle en Ukraine qui nous sont fournies par certains "experts" bourgeois mais aussi par la majorité des groupes du Milieu politique prolétarien (MPP), il est utile de revenir sur les bases de la méthode marxiste concernant la question de la guerre, et plus généralement sur le matérialisme historique.
A la base de celui-ci il y a l'idée que : "Dans la production sociale de leur existence, les hommes entrent en des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté, rapports de production qui correspondent à un degré de développement déterminé de leurs forces productives matérielles. L'ensemble de ces rapports de production constitue la structure économique de la société, la base concrète sur laquelle s'élève une superstructure juridique et politique et à laquelle correspondent des formes de conscience sociales déterminées." (Marx, "Avant-propos à la critique de l'économie politique"). Cette prééminence de la base matérielle économique sur les autres aspects de la vie de la société a souvent fait l'objet d'une interprétation mécanique et réductionniste. C'est un fait qu'Engels relève et critique dans une lettre à Joseph Bloch de septembre 1890 (et dans beaucoup d'autres textes) : "D'après la conception matérialiste de l'histoire, le facteur déterminant dans l'histoire est, en dernière instance, la production et la reproduction de la vie réelle. Ni Marx, ni moi n'avons jamais affirmé davantage. Si, ensuite, quelqu'un torture cette proposition pour lui faire dire que le facteur économique est le seul déterminant, il la transforme en une phrase vide, abstraite, absurde. La situation économique est la base, mais les divers éléments de la superstructure – les formes politiques de la lutte de classes et ses résultats, – les Constitutions établies une fois la bataille gagnée par la classe victorieuse, etc., – les formes juridiques, et même les reflets de toutes ces luttes réelles dans le cerveau des participants, théories politiques, juridiques, philosophiques, conceptions religieuses et leur développement ultérieur en systèmes dogmatiques, exercent également leur action sur le cours des luttes historiques et, dans beaucoup de cas, en déterminent de façon prépondérante la forme. Il y a action et réaction de tous ces facteurs au sein desquels le mouvement économique finit par se frayer son chemin comme une nécessité à travers la foule infinie de hasards (…)".
Évidemment, on ne peut demander aux "experts" de la bourgeoisie de se baser sur la méthode marxiste. En revanche, il est attristant de constater que beaucoup d'organisations qui se revendiquent explicitement du marxisme et qui défendent effectivement cette méthode pour ce qui concerne les principes fondamentaux du mouvement ouvrier, comme l'internationalisme prolétarien, se rattachent, pour ce qui concerne l'analyse des causes des guerres, non pas à la vision défendue par Engels mais à celle qu'il critique. C'est ainsi que, à propos de la guerre du Golfe de 1990-91,nous avons pu lire ce qui suit : "Les États-Unis ont défini sans fard l’'intérêt national américain' qui les faisait agir : garantir un approvisionnement stable et à un prix raisonnable du pétrole produit dans le Golfe : le même intérêt qui les faisait soutenir l'Irak contre l'Iran les fait soutenir maintenant l'Arabie Saoudite et les pétromonarchies contre l'Irak." (Tract du PCI – Le Prolétaire) Ou encore : "En fait, la crise du Golfe est réellement une crise pour le pétrole et pour qui le contrôle. Sans pétrole bon marché, les profits vont chuter. Les profits du capitalisme occidental sont menacés et c'est pour cette raison et aucune autre que les États-Unis préparent un bain de sang au Moyen-Orient..." (Tract de la CWO, section de la Tendance Communiste Internationaliste au Royaume-Uni). Une analyse complétée par la section de la TCI en Italie, Battaglia Comunista : "Le pétrole, présent directement ou indirectement dans presque tous les cycles productifs, a un poids déterminant dans le procès de formation de la rente monopoliste et, en conséquence, le contrôle de son prix est d'une importance vitale (...) Avec une économie qui donne clairement des signes de récession, une dette publique d'une dimension affolante, un appareil productif en fort déficit de productivité par rapport aux concurrents européens et japonais, les États-Unis ne peuvent le moins du monde se permettre en ce moment de perdre le contrôle d'une des variables fondamentales de toute l'économie mondiale : le prix du pétrole." Ce qui s'est passé depuis plus de 30 ans au Moyen-Orient est venu démentir une telle analyse. Les différentes aventures des États-Unis dans cette région (comme la guerre initiée en 2003 par l'administration Bush junior) ont eu pour la bourgeoisie américaine un coût économique incomparablement supérieur à tout ce qu'a pu lui rapporter le contrôle du prix du pétrole (si tant est qu'elle ait pu exercer un tel contrôle grâce à ces guerres).
Aujourd'hui, la guerre en Ukraine ne saurait avoir des objectifs directement économiques. Ni pour la Russie qui a déclenché les hostilités le 24 février 2022, ni pour les États-Unis qui, depuis plus de deux décennies, ont profité de l'affaiblissement de la Russie à la suite de l'effondrement de son empire en 1989 pour pousser l'extension de l'OTAN jusqu'aux frontières de ce pays. La Russie, si elle parvient à établir son contrôle sur de nouvelles portions de l'Ukraine, sera confrontée à des dépenses pharamineuses pour reconstruire des régions qu'elle est en train de ravager. Par ailleurs, à terme, les sanctions économiques qui se mettent en place de la part des pays occidentaux, vont affaiblir encore son économie déjà peu florissante. Du côté occidental, ces mêmes sanctions vont avoir un coût considérable également, sans compter l'aide militaire à l'Ukraine qui se chiffre déjà en dizaines de milliards de dollars. En réalité, la guerre actuelle constitue une nouvelle illustration des analyses du CCI pour ce qui concerne la question de la guerre dans la période de décadence du capitalisme et plus particulièrement dans la phase de décomposition qui constitue le point culminant de cette décadence.
2) Depuis le début du 20e siècle, le mouvement ouvrier a mis en évidence que l'impérialisme et la guerre impérialiste constituaient la manifestation la plus significative de l'entrée du mode de production capitaliste dans sa phase de déclin historique, de sa décadence. Ce changement de période historique comportait une modification fondamentale dans les causes des guerres. La Gauche communiste de France a précisé de façon lumineuse les traits de cette modification :
Cette analyse, formulée en 1945, s'est révélée fondamentalement valable depuis, même en l'absence d'une nouvelle guerre mondiale. Depuis cette époque, le monde a connu plus d'une centaine de guerres qui ont provoqué au moins autant de morts que la Seconde Guerre mondiale. Une situation qui s'est poursuivie, et même intensifiée après l'effondrement du bloc de l'Est et la fin de la "Guerre froide" qui constituaient la première grande manifestation de l'entrée du capitalisme dans sa phase de décomposition. Notre texte de 1990 l'annonçait déjà : "La décomposition générale de la société constitue la phase ultime de la période de décadence du capitalisme. En ce sens, dans cette phase ne sont pas remises en cause les caractéristiques propres à la période de décadence : la crise historique de l'économie capitaliste, le capitalisme d'État et, également, les phénomènes fondamentaux que sont le militarisme et l'impérialisme. Plus encore, dans la mesure où la décomposition se présente comme la culmination des contradictions dans lesquelles se débat de façon croissante le capitalisme depuis le début de sa décadence, les caractéristiques propres à cette période se trouvent, dans sa phase ultime, encore exacerbées. (…) De même que la fin du stalinisme ne remet pas en cause la tendance historique au capitalisme d'État, dont il constituait pourtant une manifestation, la disparition actuelle des blocs impérialistes ne saurait impliquer la moindre remise en cause de l'emprise de l'impérialisme sur la vie de la société. La différence fondamentale réside dans le fait que, si la fin du stalinisme correspond à l'élimination d'une forme particulièrement aberrante du capitalisme d'État, la fin des blocs ne fait qu'ouvrir la porte à une forme encore plus barbare, aberrante et chaotique de l'impérialisme." La guerre du Golfe en 1990-91, celles dans l'ex Yougoslavie tout au long des années 1990, la guerre en Irak à partir de 2003 qui a duré 11 ans, celle en Afghanistan qui s'étale sur une vingtaine d'années et bien d'autres encore de moindre importante, notamment en Afrique, sont venu confirmer cette prévision.
Aujourd'hui, la guerre en Ukraine, c'est-à-dire au cœur de l'Europe, est venue une nouvelle fois illustrer cette réalité et à une échelle bien plus vaste encore. Elle constitue une confirmation éloquente de la thèse du CCI sur la complète irrationalité de la guerre dans la décadence du capitalisme du point de vue des intérêts globaux de ce système (voir le texte "Signification et impact de la guerre en Ukraine [284]", Revue Internationale n° 168, adopté en mai 2022).
3) En fait, même si la distinction entre les guerres du 19e siècle et celles du 20e siècle, telle qu'elle est faite dans le texte de 1945 de la GCF, est parfaitement valable, même si est globalement juste l'idée que "La décadence de la société capitaliste trouve son expression éclatante dans le fait que des guerres en vue du développement économique (période ascendante), l'activité économique se restreint essentiellement en vue de la guerre (période décadente)", on ne peut attribuer une cause directement économique à chacune des guerres du 19e siècle. Par exemple, les guerres napoléoniennes ont eu un coût catastrophique pour la bourgeoisie française ce qui, en fin de compte, l'a affaiblie de façon considérable face à la bourgeoisie anglaise facilitant le chemin de cette dernière vers sa position dominante du milieu du 19e siècle. Il en est de même de la guerre de 1870 entre la Prusse et la France. Dans ce dernier cas, Marx (dans la "Première adresse du Conseil Général sur la guerre franco-allemande") reprend le terme de "guerre dynastique" utilisé par les ouvriers français et allemands pour qualifier cette guerre. Du côté allemand, le roi de Prusse visait à se constituer un empire en regroupant autour de sa couronne la multitude de petits États germaniques qui, auparavant, n'avaient réussi qu'à constituer une union douanière (Zollverein). L'annexion de l'Alsace-Lorraine était le cadeau de ce mariage. Pour Napoléon III, la guerre visait fondamentalement à renforcer une structure politique, le second Empire, menacée par le développement industriel de la France. Du côté prussien, au delà des ambitions du monarque, cette guerre permettait de créer une unité politique de l'Allemagne ce qui a jeté les bases du plein développement industriel de ce pays alors que, du côté français, elle était totalement réactionnaire. En fait, l'exemple de cette guerre illustre parfaitement la présentation que fait Engels du matérialisme historique. On y voit les super structures de la société, notamment politiques et idéologiques (la forme de gouvernement et la création d'un sentiment national), jouer un rôle très important dans la marche des événements. En même temps, on y voit la base économique de la société s'imposer en dernière instance avec la réalisation du développement industriel de l'Allemagne et donc de l'ensemble du capitalisme.
En fait, les analyses qui se veulent "matérialistes" en cherchant dans chaque guerre une cause économique oublient que le matérialisme marxiste est également dialectique. Et cet "oubli" devient une entrave considérable pour la compréhension des conflits impérialistes de notre époque alors que celle-ci est justement marquée par le renforcement considérable du militarisme dans la vie de la société.
4) Le texte "Militarisme et décomposition [304]" de 1990 consacre une part importante à la place qu'allait prendre la puissance américaine dans les conflits impérialistes de la période qui s'ouvrait : "Dans la nouvelle période historique où nous sommes entrés, et les événements du Golfe viennent de le confirmer, le monde se présente comme une immense foire d'empoigne, où jouera à fond la tendance au "chacun pour soi", où les alliances entre États n'auront pas, loin de là, le caractère de stabilité qui caractérisait les blocs, mais seront dictées par les nécessités du moment. Un monde de désordre meurtrier, de chaos sanglant dans lequel le gendarme américain tentera de faire régner un minimum d'ordre par l'emploi de plus en plus massif et brutal de sa puissance militaire." Ce rôle de "Gendarme du Monde", les États-Unis ont continué à le jouer, d'une certaine façon, après l'effondrement de leur rival de la Guerre froide comme on l'a vu en Yougoslavie, notamment à la fin des années 1990 et surtout au Moyen-Orient depuis le début du 21e siècle (Afghanistan et Irak notamment). Ils ont également assumé ce rôle en Europe en intégrant de nouveaux pays au sein de l'organisation militaire qu'ils contrôlent, l'OTAN, des pays qui, auparavant, faisaient partie du Pacte de Varsovie ou même de l'URSS (la Bulgarie, l’Estonie, la Hongrie, la Lettonie, la Lituanie, la Pologne, la République tchèque, la Roumanie, la Slovaquie). La question qui était déjà posée en 1990, avec la fin du partage du Monde entre le bloc occidental et le bloc de l'Est, était celle de l'instauration d'un nouveau partage du monde comme cela était arrivé après la Seconde Guerre mondiale : "Jusqu'à présent, dans la période de décadence, une telle situation d'éparpillement des antagonismes impérialistes, d'absence d'un partage du monde (ou de ses zones décisives) entre deux blocs, ne s'est jamais prolongée. La disparition des deux constellations impérialistes qui étaient sorties de la seconde guerre mondiale porte, avec elle, la tendance à la recomposition de deux nouveaux blocs." ("Après l'effondrement du bloc de l'est, déstabilisation et chaos [70]", Revue Internationale n° 61) En même temps, ce texte signalait toutes les entraves qui se présentaient face à un tel processus et particulièrement celle représentée par la décomposition du capitalisme : "la tendance à un nouveau partage du monde entre deux blocs militaires est contrecarrée, et pourra peut-être même être définitivement compromise, par le phénomène de plus en plus profond et généralisé de décomposition de la société capitaliste tel que nous l'avons déjà mis en évidence". Cette analyse était développée dans le texte d'orientation "Militarisme et décomposition [304]" et, trois décennies après, l'absence d'un tel partage du Monde entre deux blocs militaires est venu la confirmer. Le texte "Signification et impact de la guerre en Ukraine [284]" développe ce sujet en s'appuyant largement sur le texte de 1990 pour mettre en évidence que la reconstitution de deux blocs impérialistes se partageant la planète n'est toujours pas à l'ordre du jour. Il peut valoir la peine de rappeler ce que nous écrivions en 1990 :
"… au début de la période de décadence, et jusqu'aux premières années de la Seconde Guerre mondiale, il pouvait exister une certaine "parité" entre différents partenaires d'une coalition impérialiste, bien que le besoin d'un chef de file se soit toujours fait sentir. Par exemple, dans la Première Guerre mondiale, il n'existait pas, en termes de puissance militaire opérationnelle, de disparité fondamentale entre les trois "vainqueurs" : Grande-Bretagne, France et États-Unis. Cette situation avait déjà évolué de façon très importante au cours de la Seconde Guerre, où les "vainqueurs" étaient placés sous la dépendance étroite des États-Unis qui affichaient une supériorité considérable sur leurs "alliés". Elle allait encore s'accentuer durant toute la période de "guerre froide" (qui vient de se terminer), où chaque tête de bloc, États-Unis et URSS, notamment par le contrôle des armements nucléaires les plus destructeurs, disposaient d'une supériorité absolument écrasante sur les autres pays de leur bloc. Une telle tendance s'explique par le fait que, avec l'enfoncement du capitalisme dans sa décadence :
Il en est de ce dernier facteur comme du capitalisme d'État : plus les différentes fractions d'une bourgeoisie nationale tendent à s'entre-déchirer avec l'aggravation de la crise qui attise leur concurrence, et plus l'État doit se renforcer afin de pouvoir exercer son autorité sur elles. De même, plus la crise historique, et sa forme ouverte, exercent des ravages, plus une tête de bloc doit être forte pour contenir et contrôler les tendances à sa dislocation entre les différentes fractions nationales qui le composent. Et il est clair que dans la phase ultime de la décadence, celle de la décomposition, un tel phénomène ne peut que s'aggraver encore à une échelle considérable.
C'est pour cet ensemble de raisons, et notamment pour la dernière, que la reconstitution d'un nouveau couple de blocs impérialistes, non seulement n'est pas possible avant de longues années, mais peut très bien ne plus jamais avoir lieu : la révolution ou la destruction de l'humanité intervenant avant une telle échéance."
Aujourd'hui, cette analyse reste entièrement valable mais il nous faut signaler que dans le texte de 1990 nous avions complètement omis d'envisager que la Chine puisse devenir un jour une nouvelle tête de bloc alors qu'il est aujourd'hui clair que ce pays est en train de devenir le principal rival des États-Unis. Derrière cette omission, il y avait une erreur d'analyse majeure : nous n'avions pas envisagé la possibilité que la Chine puisse devenir une puissance économique de tout premier plan, ce qui est une condition pour qu'un pays puisse prétendre assumer le rôle de leader d'un bloc impérialiste. C'est d'ailleurs ce qu'à très bien compris la bourgeoisie chinoise : elle ne pourra concurrencer la bourgeoisie américaine sur le plan militaire que si elle se dote d'une puissance économique et technologique capable de soutenir sa puissance militaire sous peine de connaître le même sort que celui qu'a connu l'Union soviétique à la fin des années 1980. C'est entre autres pour cette raison que, même si le Chine étale de façon croissante ses ambitions militaires (notamment par rapport à Taiwan) elle ne peut encore, et pour un bon moment encore, prétendre regrouper autour d'elle un nouveau bloc impérialiste.
5) La guerre en Ukraine a ravivé les inquiétudes à propos d'une Troisième Guerre mondiale, notamment avec les gesticulations de Poutine à propos de l'arme nucléaire. Il est important de signaler qu'il en est de la guerre mondiale comme des blocs impérialistes. En fait, une guerre mondiale constitue la phase ultime de la constitution des blocs. Plus précisément, c'est parce qu'il existe des blocs impérialistes constitués qu'une guerre qui, au départ, ne concerne qu'un nombre limité de pays, dégénère, par le jeu des alliances, en une conflagration généralisée. Ainsi, le déclenchement de la Première Guerre mondiale, dont les causes historiques profondes relèvent de l'aiguisement des rivalités impérialistes entre puissance européennes, prend la forme d'un enchaînement de situations où les différents alliés entrent progressivement dans le conflit : L'Autriche-Hongrie, avec le soutien de son alliée l'Allemagne, veut mettre à profit l'assassinat de l'héritier du Trône à Sarajevo, le 28 juin 1914, pour mettre au pas le Royaume de Serbie accusé d'attiser le nationalisme des minorités serbes dans l'Empire Austro-hongrois. Ce pays reçoit immédiatement le soutien de son allié russe lequel, par ailleurs, a noué avec la Grande-Bretagne et la France la "Triple-Entente". Début août 1914, tous ces pays entrent en guerre les uns contre les autres entraînant par la suite d'autres États comme le Japon, l'Italie en 1915 et les États-Unis en 1917. De même, en septembre 1939, lorsque l'Allemagne attaque la Pologne, c'est l'existence d'un traité datant de 1920 entre la Pologne, le Royaume-Uni et la France qui conduit ces deux pays à déclarer la guerre à l'Allemagne alors que leurs bourgeoisies ne souhaitent pas particulièrement un tel conflit comme l'avait démontré, un an auparavant, leur signature des accords de Munich. Le conflit entre les trois principales puissances européennes va rapidement s'étendre à l'ensemble du Monde. Aujourd'hui, l'article 5 de la charte de l'OTAN stipule qu'une attaque contre un de ses membres est considérée comme une attaque contre tous les alliés. C'est pour cela que les pays qui appartenaient avant 1989 au Pacte de Varsovie (et même à l'Union soviétique, comme les États baltes), se sont enrôlés avec enthousiasme dans l'OTAN : c'était la garantie que la Russie voisine n'essaierait pas de les attaquer. Une attitude que viennent d'adopter la Finlande et la Suède après des décennies de "neutralité". C'est aussi pourquoi Poutine ne pouvait accepter une situation où l'État ukrainien risquait de rejoindre l'OTAN comme c'était inscrit dans sa Constitution.
Ainsi, l'absence d'une division du Monde en deux blocs signifie qu'une troisième guerre mondiale n'est pas à l'ordre du jour à l'heure actuelle et ne le sera peut-être jamais plus. Cependant, il serait irresponsable de sous-estimer la gravité de la situation mondiale. Comme nous l'écrivions en janvier 1990 :
"C'est pour cela qu'il est fondamental de mettre en évidence que, si la solution du prolétariat -la révolution communiste - est la seule qui puisse s'opposer à la destruction de l'humanité (qui constitue la seule "réponse" que la bourgeoisie puisse apporter à sa crise), cette destruction ne résulterait pas nécessairement d'une troisième guerre mondiale. Elle pourrait également résulter de la poursuite, jusqu'à ses conséquences extrêmes (catastrophes écologiques, épidémies, famines, guerres locales déchaînées, etc.) de cette décomposition.
L'alternative historique "Socialisme où Barbarie", telle qu'elle a été mise en évidence par le marxisme, après s'être concrétisée sous la forme de "Socialisme ou Guerre impérialiste mondiale" au cours de la plus grande partie du 20e siècle, s'était précisée sous la forme terrifiante de "Socialisme ou Destruction de l'humanité" au cours des dernières décennies du fait du développement des armements atomiques. Aujourd'hui, après l'effondrement du bloc de l'Est, cette perspective reste tout à fait valable. Mais il convient de mettre en avant qu'une telle destruction peut provenir de la guerre impérialiste généralisée OU de la décomposition de la société." ("Après l'effondrement du bloc de l'est, déstabilisation et chaos [70]", Revue Internationale n° 61)
Les trois décennies qui ont suivi l'adoption de ce document par le CCI ont bien mis en évidence que même en dehors d'une troisième guerre mondiale, "les catastrophes écologiques, les épidémies, les famines, les guerres locales déchaînées" sont bien les quatre cavaliers de l'apocalypse qui menacent la survie de l'humanité.
6) Le Texte d'orientation "Militarisme et décomposition" se concluait par une partie sur "Le prolétariat face à la guerre impérialiste". Compte-tenu de l'importance de cette question, il peut valoir la peine de citer de larges extraits de cette partie plutôt que de la paraphraser :
"Plus que jamais, donc, la question de la guerre reste centrale dans la vie du capitalisme. Plus que jamais, par conséquent, elle est fondamentale pour la classe ouvrière. L'importance de cette question n'est évidemment pas nouvelle. Elle était déjà centrale dès avant la Première Guerre mondiale (comme le mettent en évidence les congrès internationaux de Stuttgart en 1907 et de Bâle en 1912). Elle devient encore plus décisive, évidemment, au cours de la première boucherie impérialiste (comme le mettent en évidence le combat de Lénine, de Rosa Luxemburg, de Liebknecht, de même que la révolution en Russie et en Allemagne). Elle garde toute son acuité entre les deux guerres mondiales, en particulier lors de la guerre d'Espagne, sans parler, évidemment, de l'importance qu'elle revêt au cours du plus grand holocauste de ce siècle, entre 1939 et 1945. (…) En fait, depuis le début du [20e] siècle, la guerre a été la question la plus décisive qu'aient eu à affronter le prolétariat et ses minorités révolutionnaires, très loin devant les questions syndicale ou parlementaire, par exemple. Et il ne pouvait en être qu'ainsi dans la mesure où la guerre constitue la forme la plus concentrée de la barbarie du capitalisme décadent, celle qui exprime son agonie et la menace qu'il fait peser sur la survie de l'humanité.
Dans la période présente où, plus encore que dans les décennies passées, la barbarie guerrière (…) sera une donnée permanente et omniprésente de la situation mondiale, impliquant de façon croissante les pays développés (dans les seules limites que pourra lui fixer le prolétariat de ces pays), la question de la guerre est encore plus essentielle pour la classe ouvrière. Le CCI a depuis longtemps mis en évidence que, contrairement au passé, le développement d'une prochaine vague révolutionnaire ne proviendrait pas de la guerre mais de l'aggravation de la crise économique. Cette analyse reste tout à fait valable : les mobilisations ouvrières, le point de départ des grands combats de classe proviendront des attaques économiques. De même, sur le plan de la prise de conscience, l'aggravation de la crise sera un facteur fondamental en révélant l'impasse historique du mode de production capitaliste. Mais, sur ce même plan de la prise de conscience, la question de la guerre est appelée, une nouvelle fois, à jouer un rôle de premier ordre :
"Il est vrai que la guerre peut être utilisée contre la classe ouvrière beaucoup puis facilement que la crise elle-même et les attaques économiques :
Aujourd'hui, la guerre en Ukraine provoque effectivement un sentiment d'impuissance auprès des prolétaires, quand elle ne débouche pas sur un embrigadement dramatique et le triomphe du chauvinisme comme c'est le cas dans ce pays et aussi, en partie, en Russie. Dans les pays occidentaux, elle permet même un certain renforcement de l'idéologie démocratique grâce aux torrents de propagande véhiculés par les médias "Main Stream". Nous assisterions à un affrontement entre, d'un côté, le "mal", la "dictature" (Poutine) et de l'autre le "bien", la "démocratie" (Zelensky et ses soutiens occidentaux). Une telle propagande était évidemment moins efficace en 2003 lorsque le "boss" de la "Grande démocratie américaine", Bush junior, a fait la même chose que Poutine en déclenchant la guerre contre l'Irak (utilisation d'un énorme mensonge, violation de la "loi internationale" de l'ONU, emploi d'armes "interdites", bombardements des populations civiles, "crimes de guerre").
Cela-dit, il importe d'avoir à l'esprit l'analyse que le CCI a développée autour de la question du "maillon le plus faible" mettant en avant la différence entre le prolétariat des pays centraux, et particulièrement celui d'Europe occidentale, et celui des pays de la périphérie et de l'ancien bloc "socialiste" (voir notamment nos articles "Le prolétariat d'Europe occidentale au centre de la généralisation de la lutte de classe, critique de la théorie du maillon le plus faible [305]" dans la Revue Internationale n° 31 et "Débat : à propos de la critique de la théorie du 'maillon le plus faible [306]'" dans la Revue Internationale n° 37). La guerre entre la Russie et l'Ukraine souligne la très grande faiblesse politique du prolétariat de ces pays. La guerre actuelle aura aussi un impact politique négatif sur le prolétariat des pays centraux mais cela ne signifie pas que le regain des idées démocratiques qu'il subit va le paralyser définitivement. En particulier, dès à présent, il subit les conséquences de cette guerre à travers les attaques économiques qui accompagnent la poussée spectaculaire de l'inflation (qui avait débuté avant le déclenchement de la guerre mais que celle-ci accentue). Nécessairement, il devra reprendre le chemin du combat de classe contre ces attaques.
"Dans la situation historique présente, l'intervention des communistes au sein de la classe est déterminée, outre, évidemment, par l'aggravation considérable de la crise économique et des attaques qui en résultent contre l'ensemble du prolétariat, par :
Il importe donc que cette question figure en permanence au premier plan dans la propagande des révolutionnaires. Et dans les périodes, comme celle d'aujourd'hui, où cette question se trouve aux avant plans immédiats de l'actualité internationale, il importe qu'ils mettent à profit la sensibilisation particulière des ouvriers à son sujet en y apportant une priorité et une insistance toute particulière.
En particulier, les organisations révolutionnaires auront pour devoir de veiller à :
7) Ces orientations mises en avant il y a plus de 30 ans restent entièrement valables aujourd'hui. Mais, dans notre propagande face à la guerre impérialiste, il est également nécessaire de rappeler notre analyse sur les conditions de la généralisation des combats révolutionnaires, analyse notamment développée dans notre texte de 1981 "Les conditions historiques de la généralisation de la lutte de la classe ouvrière [307]" (Revue Internationale n° 26). Pendant des décennies, les révolutionnaires, en se basant sur les exemples de la Commune de Paris (qui fait suite à la guerre franco-prussienne), de la révolution de 1905 en Russie (pendant la guerre russo-japonaise), de 1917 dans ce même pays, de 1918 en Allemagne, ont estimé que la guerre impérialiste créait les meilleures conditions pour la révolution prolétarienne, ou même que celle-ci ne pouvait surgir que de la guerre mondiale. C'est une analyse qui est encore très répandues parmi les groupes de la Gauche communiste, ce qui explique en partie leur incapacité à comprendre la question du cours historique. Seul le CCI a remis clairement en cause cette analyse pour revenir à l'analyse "classique" telle qu'elle fut développée par Marx et Engels en leur temps (et en partie par Rosa Luxemburg) considérant que le combat révolutionnaire du prolétariat allait surgir de l'effondrement économique du capitalisme et non de la guerre entre États capitalistes.
On peut résumer ainsi les arguments mis en avant à l'appui de notre analyse :
8) Par le passé nous avons fait la critique du mot d'ordre de "défaitisme révolutionnaire". Ce mot d'ordre mis en avant au cours de la Première Guerre mondiale, notamment par Lénine, se basait sur une préoccupation fondamentalement internationaliste : la dénonciation des mensonges colportés par les social-chauvins affirmant qu'il était nécessaire que leur pays remporte préalablement la victoire pour permettre aux prolétaires de ce pays de s'engager dans le combat pour le socialisme. Face à ces mensonges, les internationalistes ont mis en relief que ce n'était pas la victoire d'un pays qui favorisait le combat des prolétaires de ce pays contre leur bourgeoisie mais au contraire sa défaite (comme l'avaient illustré les exemples de la Commune de Paris après la défaite face à la Prusse et de la Révolution de 1905 suite à la débâcle de la Russie face au Japon). Par la suite, ce mot d'ordre de "défaitisme révolutionnaire" a été interprété comme le souhait par le prolétariat de chaque pays de voir sa propre bourgeoisie être défaite afin de favoriser le combat pour le renversement de celle-ci ce qui, évidemment, tourne le dos à un véritable internationalisme. En réalité, Lénine lui-même (qui en 1905 avait salué la défaite de la Russie face au Japon) a surtout mis en avant le mot d'ordre de "transformation de la guerre impérialiste en guerre civile" qui constituait une concrétisation de l'amendement que, en compagnie de Rosa Luxemburg et de Martov, il avait présenté et fait adopter au Congrès de Stuttgart de l'Internationale Socialiste en 1907 : "Au cas où la guerre éclaterait néanmoins [les partis socialistes] ont le devoir de s’entremettre pour la faire cesser promptement et d’utiliser de toutes leurs forces la crise économique et politique créée par la guerre pour agiter les couches populaires les plus profondes et précipiter la chute de la domination capitaliste."
La révolution en Russie de 1917 a constitué une concrétisation éclatante du mot d'ordre "transformation de la guerre impérialiste en guerre civile" : les prolétaires ont retourné contre leurs exploiteurs les armes que ces derniers leur avaient confiées pour massacrer leurs frères de classe des autres pays. Cela-dit, comme on l'a vu plus haut, même s'il n'est pas exclu que des soldats puissent encore retourner leurs armes contre leurs officiers (pendant la Guerre du Vietnam, il est arrivé que des soldats américains tuent "par accident" des supérieurs hiérarchiques), de tels faits ne pourraient être que d'ampleur très limitée et ne pourraient constituer en aucune façon la base d'une offensive révolutionnaire. C'est pour cette raison que, dans notre propagande, il convient de ne pas mettre en avant non seulement le mot d'ordre de "défaitisme révolutionnaire" mais aussi celui de "transformation de la guerre impérialiste en guerre civile".
Plus généralement, il est de la responsabilité des groupes de la Gauche communiste de faire le bilan du positionnement des révolutionnaires face à la guerre dans le passé en mettant en évidence ce qui reste valable (la défense des principes internationalistes) et ce qui ne l'est plus (les mots d'ordre "tactiques"). En ce sens, si le mot d'ordre de "transformation de la guerre impérialiste en guerre civile" ne peut dorénavant constituer une perspective réaliste, il convient en revanche de souligner la validité de l'amendement adopté au Congrès de Stuttgart en 1907 et particulièrement l'idée que les révolutionnaires "ont le devoir d’utiliser de toutes leurs forces la crise économique et politique créée par la guerre pour agiter les couches populaires les plus profondes et précipiter la chute de la domination capitaliste". Ce mot d'ordre n'est évidemment pas réalisable dans l'immédiat compte-tenu de la situation de faiblesse actuelle du prolétariat, mais il reste un poteau indicateur pour l'intervention des communistes dans la classe.
CCI, mai 2022
Début 2020, la crise mondiale du Covid-19 avait représenté le produit mais surtout constitué un puissant accélérateur de la décomposition du système capitaliste sur différents plans : déstabilisation économique importante, perte de crédibilité des appareils étatiques, accentuation des tensions impérialistes.
Aujourd’hui, la guerre en Ukraine exprime un palier supplémentaire de cette intensification à travers une caractéristique majeure de la plongée du capitalisme dans sa période de décadence et en particulier dans la phase de décomposition, l'exacerbation du militarisme.
La brutalité de cette accélération n’avait pas été anticipée dans les rapports précédents (cf. les rapport et résolution sur la situation internationale du 24e CICCI) et, même si le rapport sur les tensions impérialistes de novembre 2021 soulignait dans son dernier point l’expansion du militarisme et de l’économie de guerre (§ 4.3.) et l’extension du chaos, de l’instabilité et de la barbarie guerrière (§ 4.1.), leur brutale accélération en Europe à travers l’invasion massive russe en Ukraine a malgré tout surpris le CCI.
D’un point de vue général, il faut rappeler que le développement du militarisme n’est pas propre à la phase actuelle de décomposition mais est inséparablement lié à la décadence du capitalisme : "En fait, le militarisme et la guerre impérialiste constituent la manifestation centrale de l'entrée du capitalisme dans sa période de décadence (…), à tel point que, pour les révolutionnaires d'alors, l'impérialisme et le capitalisme décadent deviennent synonymes. L'impérialisme n'étant pas une manifestation particulière du capitalisme mais son mode de vie pour toute la nouvelle période historique, ce ne sont pas tels ou tels États qui sont impérialistes, mais tous les États, comme le relève Rosa Luxemburg. En réalité, si l'impérialisme, le militarisme et la guerre s'identifient à ce point à la période de décadence, c'est que cette dernière correspond bien au fait que les rapports de production capitalistes sont devenus une entrave au développement des forces productives" ("Militarisme et décomposition", Revue internationale 64, 1991, pt3). Durant les 75 années qui séparent août 1914 de novembre 1989, le capitalisme a plongé l’humanité dans plus de dix ans de guerres mondiales et ensuite dans près de 45 ans de "guerre froide" et de "coexistence" armée entre blocs américain et soviétique, qui s’est concrétisée par des confrontations meurtrières à la périphérie des deux alliances (Vietnam, Moyen-Orient, Angola, Afghanistan) et par une folle "course aux armements", qui s’est finalement révélée fatale au bloc de l’Est.
Dans une situation où la bourgeoisie comme le prolétariat étaient incapables d’imposer une solution à la crise historique du capitalisme, l’effondrement du bloc soviétique a ouvert la phase de décomposition qui se caractérise par une explosion tous azimuts du chacun pour soi et du chaos, produits de l’éclatement des blocs et de la disparition de la discipline qu’ils imposaient. Le militarisme se manifestait alors par une myriade de conflits barbares, souvent sous la forme de guerres civiles, par l’explosion des ambitions impérialistes et la désintégration de structures étatiques : Somalie, Yougoslavie, Afghanistan, Irak, Syrie, Donbass et Crimée, État Islamique, Lybie, Soudan (du Nord et du Sud), Yémen, Mali. Ceux-ci tendaient aussi à se rapprocher de l’Europe (Yougoslavie, Crimée, Donbass) et à l’impacter fortement à travers des flots de réfugiés.
Cependant, la guerre actuelle en Ukraine ne constitue pas seulement la continuation du développement du militarisme dans la décomposition, décrite ci-dessus, mais représente sans nul doute un approfondissement qualitatif extrêmement important du militarisme et de ses concrétisations barbares et ceci pour plusieurs raisons :
Le développement de la guerre en Ukraine ne peut se comprendre qu’en la saisissant comme le produit direct de deux tendances dominantes marquant les rapports impérialistes dans la présente période de décomposition et que le CCI a mises en évidence dans ses rapports précédents : d’une part la lutte des États-Unis contre le déclin irrémédiable de leur hégémonie mondiale, qui a pour résultat de stimuler le développement du chaos dans le monde, et d’autre part l’exacerbation des ambitions impérialistes tous azimuts, qui a ranimé en particulier l’agressivité de la Russie, ambitionnant de reprendre une place importante sur la scène impérialiste avec un esprit de revanche persistant.
La lutte des États-Unis contre le déclin de leur hégémonie
Depuis la présidence d’Obama, la bourgeoisie américaine s’est de plus en plus centrée d’un point de vue économique et militaire sur son challenger principal, la Chine. Sur ce point, il y a une continuité absolue entre la politique des administrations Trump et Biden. Cependant, sur la manière dans ce contexte de "neutraliser" la Russie, des divergences sont apparues : Trump visait plutôt à s’attacher les services de la Russie contre la Chine, mais cette option s’est heurtée à la résistance et l’opposition de larges pans de la bourgeoisie américaine ainsi que des structures de l’État (services secrets, armée, diplomatie, …), vu les liens troubles qui liaient Trump à la faction dirigeante russe mais surtout à cause de la méfiance envers une alliance avec un pays qui a été l’ennemi absolu pendant 50 ans. La stratégie de la partie dominante de la bourgeoise américaine, représentée aujourd’hui par l’administration Biden, vise plutôt à porter des coups décisifs à la Russie de sorte qu'elle ne constitue plus une menace potentielle pour les États-Unis :"Nous voulons que la Russie soit tellement affaiblie qu’elle ne puisse plus faire des choses comme envahir l’Ukraine" a déclaré le Ministre de la défense américain Lloyd Austin lors de sa visite à Kiev le 25.04[1].Cette politique d’affaiblissement de la Russie lui permet aussi de lancer un avertissement indirect à la Chine (voilà ce qui vous attend si vous décidiez d’envahir Taiwan) et de lui imposer un revers stratégique, puisque le conflit réduit drastiquement le potentiel militaire de Poutine et transforme dès lors son "alliance" avec Xi Jinping en fardeau pour ce dernier.
La crise ukrainienne a offert à l’administration Biden une opportunité de premier choix pour mettre en place de manière machiavélique une telle stratégie d’affaiblissement radical de la Russie et de prise au piège de la Chine.
Revendications impérialistes tous azimuts et ambitions russes
La faction dominante de la bourgeoisie russe pour sa part a fait une erreur capitale en confondant la débâcle tactique des États-Unis à Kaboul avec une défaite stratégique, alors qu’il s'agissait fondamentalement d’un repositionnement des forces américaines face à leur adversaire central, la Chine. Afin d’accentuer le retour à l’avant-plan de l’impérialisme russe depuis l’effondrement de l’URSS, elle a cru le moment opportun pour frapper un grand coup en reconquérant l’Ukraine (ou au moins de larges régions stratégiques de celle-ci). Alors que, pour la faction Poutine, celle-ci fait partie de la "Russie historique", elle échappait non seulement de plus en plus à sa zone d’influence mais risquait de devenir le fer de lance de l’OTAN à moins de 500 km de Moscou.
Ce faisant, Poutine est tombé dans le piège tendu par les États-Unis. Ceux-ci ont monté un traquenard machiavélique fort semblable à celui mis en place contre Saddam lors de la première guerre du Golfe à propos de l’invasion du Koweït par celui-ci : crier sur les toits que les troupes russes s’apprêtaient à envahir massivement l’Ukraine tout en spécifiant qu’eux-mêmes n’interviendraient pas, "l’Ukraine ne faisant pas partie de l’OTAN". En conséquence, Poutine pouvait difficilement en faire moins sans que cela ne soit interprété comme un recul face à la ligne dure de Biden, d’autant plus que la riposte américaine semblait initialement devoir se limiter globalement au type de mesures de rétorsion appliquées lors de l’occupation de la Crimée en 2014.
L’invasion russe profite à court terme aux États-Unis
En réussissant à attirer la Russie dans une guerre à grande échelle en Ukraine, la manœuvre machiavélique des États-Unis leur a indéniablement permis à court terme de marquer des points importants sur trois fronts cruciaux :
1. Restauration de l’OTAN
La guerre a permis d’imposer aux pays européens qui affichaient une certaine indépendance de rentrer dans le rang (alors que ceci n’avait pas du tout réussi au moment de l’invasion de l’Irak en 2003). De fait, l’OTAN a été restaurée dans toute sa splendeur sous contrôle américain, alors que Trump pensait même s’en retirer (contre la volonté de ses militaires). Les "alliés" européens contestataires ont été rappelés à l’ordre : ainsi, l’Allemagne ou la France ont rompu leurs liens commerciaux avec la Russie, et ont lancé dans la précipitation les investissements militaires que les États-Unis réclamaient depuis 20 ans. De nouveaux pays, tels la Suède ou la Finlande posent leur candidature à l'OTAN et l’UE deviendra même partiellement dépendante des États-Unis sur le plan énergétique. Bref, tout le contraire des espoirs illusoires de Poutine de voir les États européens se diviser sur la question ukrainienne.
2. Affaiblissement de la Russie
La guerre implique dès à présent un affaiblissement considérable de la Russie au niveau militaire mais également économique, affaiblissement qui s’intensifiera au fur et à mesure que la guerre se poursuivra. Les résultats sont, après près de trois mois d’"opération spéciale", d’ores et déjà dramatiques pour la Russie :
les forces armées russes ont subi de cuisantes défaites sur le terrain, avec les échecs de l’offensive éclair sur Kiev visant aussi l’élimination du régime de Zelenski, de la prise de contrôle de l’espace aérien sur l’ensemble de l’Ukraine, de la prise de Kiev et Kharkov, de l’offensive vers Odessa, coupant l’Ukraine des débouchés maritimes et opérant la conjonction avec la république de Transnistrie. Le retrait des troupes russes du Nord de l’Ukraine et un retour à des objectifs plus limités sur le Donbass et à une stratégie militaire moins ambitieuse mais tout aussi sanglante de grignotage du territoire kilomètre par km, ville par ville, avec un pilonnage intensif par l’artillerie (type Marioupol, comme à Alep en Syrie), est un aveu que les objectifs initiaux étaient trop ambitieux pour les capacités militaires de l’impérialisme russe.
L’armée russe se retrouve avec des milliers de chars et d’engins blindés hors de combat, des dizaines d’hélicoptères et d’avions abattus, le bateau amiral de la flotte de la mer noire (le Moskva) coulé, des attaques de plus en plus fréquentes de dépôts de carburant ou d’armement et de centres logistiques en Russie même. Au-delà de ces chiffres, c’est surtout la modernisation de l’armement russe qui montre ses limites avec des armes sophistiquées révélant pleins de défauts dans leur fonctionnement et dont les stocks s’épuisent, le chaos organisationnel au sein de l’armée, qui provoque des problèmes d’approvisionnement en nourriture et carburant, qui sont par ailleurs accrus par la corruption régnant dans l’armée et même par des sabotages en son sein.
Les troupes russes ont enregistré des pertes humaines très lourdes(selon des analystes militaires) : plus de 15.000 morts et près de 40.000 soldats hors de combats (morts, blessés, prisonniers et … déserteurs), soit environ 20% des forces initialement engagées, ce qui équivaut à celles subies en 8 années en Afghanistan dans les années 1980. Le moral des soldats, qui ne comprennent pas pourquoi ils sont là ou s’attendaient à être reçus en libérateurs, est bas et la guerre n’est pas populaire. Aussi, la bourgeoisie russe évite d’envoyer les appelés du contingent (ce serait même la raison pour laquelle la Russie parle d’"opération spéciale" et non pas de guerre) et à massivement recours à des mercenaires (organisation Wagner ou "Kadirovni" tchéchènes) ou place des milliers d’offres d’emploi sur les sites spécialisés pour des "kontraktniki" (des contrats courts pour militaires spécialisés), provenant en général des régions les plus pauvres de Russie. Si les "crimes de guerre" sont par définition un des "effets collatéraux" de toute guerre, les massacres de civils et la destruction de villes entières sont particulièrement saillants dans cette guerre-ci d’une part du fait de la démoralisation et du désespoir existant au sein des unités russes et d’autre part à cause du type de guerre "urbaine" recherché par les Ukrainiens vu la disparité de puissance militaire entre les protagonistes.
Cependant, Poutine ne peut arrêter à ce stade les hostilités car il a besoin à tout prix de trophées pour justifier l’opération sur le plan intérieur et sauver ce qui peut l’être encore du prestige militaire de la Russie, ce qui entraînera encore plus de pertes militaires, humaines et économiques. D’autre part, comme plus la guerre se prolonge, plus la puissance militaire et l’économie russes s’effriteront, les États-Unis, cyniquement, n’ont également aucun intérêt à favoriser un arrêt des hostilités, quitte à sacrifier militaires, civils et centres urbains en Ukraine, car ils veulent saigner la Russie à blanc. Dans ce sens, les campagnes actuelles autour de la défense de l’Ukraine martyre, des crimes de guerre russes (Butcha, Kramatorsk, Marioupol, …) et de la mise en œuvre d’un "génocide des Ukrainiens", campagnes orchestrées par les États-Unis et la Grande-Bretagne en particulier et qui visent personnellement Poutine ("Poutine a perdu la raison" ; "la Russie ne fait pas partie de notre monde"), permettent de contrer toute perspective de négociation à court terme (parrainée par la France et Allemagne ou encore par la Turquie) et de pousser l’affaiblissement de la Russie à son maximum, voire de stimuler un changement de régime. Bref, dans les conditions actuelles, le carnage ne peut que continuer et la barbarie s’étendre, probablement pendant des mois, voire des années, et ceci sous des formes particulièrement sanglantes et dangereuses, comme par exemple la menace de l’utilisation d’armes nucléaires tactiques.
3.Mise sous pression de la Chine
Derrière la Russie, les États-Unis ciblent fondamentalement la Chine et la mettent sous pression car l’objectif de fond de la manœuvre machiavélique des États-Unis est bien d’affaiblir le couple russo-chinois et de lancer un avertissement à la Chine. Celle-ci a d’ailleurs réagi de manière réservée à l’invasion russe en déplorant "le retour de la guerre sur le continent européen" et en appelant au "respect de la souveraineté" et de "l’intégrité territoriale selon les principes de l’ONU" (Xi Jinping, 08.03.22). De fait, la Chine a aussi des liens étroits avec l’Ukraine (14,4% des importations et 15,,3% des exportations ukrainiennes) et elle a signé un "accord de coopération stratégique" avec le président Zelensky "consacrant le rôle pivot de son pays dans les projets eurasiatiques des nouvelles routes de la soie" (Le monde diplomatique (LMD, avril 2022, p.9). Or, le conflit ukrainien bloque précisément diverses branches de la "Silk Road", ce qui constitue sans nul doute un objectif non négligeable de la manœuvre américaine.
Dès lors, loin de sortir gagnante de la situation générée par la guerre en Ukraine, la Chine se retrouve face à un dilemme insoluble : la Russie, déjà fort affaiblie, est obligée de demander l'aide de la Chine, qui se montre cependant circonspecte et a évité jusqu’à présent de soutenir ouvertement "l’opération spéciale" de son alliée, car aider une Russie affaiblie risque d’affaiblir aussi la Chine : cela entraînerait des représailles économiques et mènerait à la perte de routes commerciales et de marchés vers l’Europe et même vers les États-Unis, autrement plus importants que les échanges (3% de ses importations et 2% de ses exportations) avec la Russie. D’autre part, l’effondrement de la puissance militaire russe et les difficultés immenses de son économie feront de la Russie une alliée qui ne pourra plus contribuer sur son point fort (son expertise militaire) et qui risque au contraire de constituer un fardeau embarrassant pour la Chine.
Aussi, Pékin, tout en les désapprouvant, applique, de manière plus symbolique que handicapante pour la Russie, les sanctions : la Banque asiatique pour l’investissement dans les infrastructures a suspendu ses opérations avec la Russie et la Biélorussie, les grandes raffineries d’État chinoises ont arrêté leurs achats de pétrole en Russie de peur de subir des mesures de rétorsion des pays occidentaux. De même, les grandes banques d’État refusent de financer des accords énergétiques avec la Russie parce qu’ils sont trop risqués. Dans les coulisses toutefois, ces mêmes entreprises d’État rachètent sur les marchés internationaux par le biais de sociétés-écrans et de contrats à long terme des stocks bon marchés de LNG et de pétrole russes dont personne ne veut.
Si à court terme, la guerre en Ukraine a pu favoriser une atmosphère de bipolarisation, en particulier à travers l’image propagée d’une confrontation entre le "bloc des autocraties" et le "bloc des démocraties", intensivement prônée d’ailleurs par les États-Unis, cette impression doit déjà être reconsidérée lorsqu’on analyse le positionnement de la Chine (cf. le point précédent). Et à plus long terme, les implications des hostilités guerrières actuelles, loin d’encourager un regroupement stable des impérialismes, accentueront au contraire des oppositions tous azimuts et les tensions entre vautours.
Malgré l’opposition américaine, une intensification du chacun pour soi
En poussant au jusqu'au-boutisme dans le conflit ukrainien, les USA attisent le développement du chacun pour soi, malgré l’unité imposée temporairement à l’Europe. Lors du vote à l’ONU sur l’exclusion de la Russie du Conseil des droits de l’homme, 24 pays ont voté contre et 52 se sont abstenus : l’Inde, le Brésil, le Mexique, l’Iran mais aussi l’Arabie Saoudite et les Émirats (UAE) développent leur propre positionnement impérialiste sans s’aligner derrière les États-Unis ou la Russie et ne participent pas au boycott de cette dernière : "Contrairement à la majorité des nations occidentales, États-Unis en tête, les pays du Sud adoptent une position prudente à l’égard du conflit armé qui oppose Moscou à Kiev. L’attitude des monarchies du Golfe, pourtant alliées de Washington, est emblématique de ce refus de prendre parti : elles dénoncent à la fois l’invasion de l’Ukraine et les sanctions contre la Russie. Ainsi s’impose un monde multipolaire où, à défaut de divergences idéologiques, ce sont les intérêts des États qui priment" (LMD, mai 2022, p.1). Le Japon, qui a entamé son réarmement et qui se montre agressif par rapport à la Russie et la Chine, affirme nettement ses ambitions impérialistes propres en refusant d’arrêter le projet de pipeline gazier avec la Russie. La Turquie, membre de l’OTAN, poursuit néanmoins ses propres objectifs impérialistes en maintenant de bonnes relations avec la Russie (encore qu’il y ait aussi des contentieux à propos de la Lybie et de la guerre Arménie/Azerbaïdjan). Même les pays européens ne coupent pas tous les contacts avec la Russie (la France ou l’Italie rechignent de fermer les filiales de leurs entreprises, le gazoduc Russie-Europe en passant par l’Ukraine fonctionne toujours, même si c’est avec des réductions ponctuelles, et fournit des revenus financiers aux deux belligérants, la Belgique exclut le secteur diamantaire des mesure de boycott, etc.) et la Hongrie lorgne même avec envie vers la Transcarpatie ukrainienne avec ses minorités hongroises. Cette tendance à l’exacerbation d’un chacun pour soi brutal sera encore accentuée par les lourdes retombées impérialistes et économiques de la guerre en Ukraine.
La Russie saignée à blanc
Pour la Fédération de Russie, les conséquences de cette "opération spéciale" seront lourdes et risquent de constituer une seconde déstabilisation profonde après la fragmentation découlant de l’implosion de son bloc (’89-92) : sur le plan militaire, elle perdra probablement son rang de deuxième armée mondiale ; son économie déjà affaiblie tombera encore plus en déliquescence (un recul de 12% de l’économie selon le ministère russe des finances, le recul le plus important depuis 1994). La campagne autour des crimes de guerres russes et la mise en place de structures d’investigation et de jugement au niveau international visent en fin de compte à faire juger Poutine et ses conseillers par une cour internationale pour "crime de guerre", voire pour "génocide". De cette manière, les tensions internes entre factions de la bourgeoisie russe ne peuvent que s’intensifier, tandis que la faction Poutine se trouve acculée à se battre avec l’énergie du désespoir pour survivre. Des membres de la faction dirigeante (cf. Medvedev) avertissent déjà des conséquences : un possible effondrement de la Fédération de Russie et le surgissement de diverses mini Russies avec des dirigeants imprévisibles et des armes nucléaires.
La Chine confrontée à une accumulation de problèmes
Les conséquences de la crise ukrainienne sont dangereusement déstabilisatrices pour le principal challenger des États-Unis, la Chine. Cela concerne d’abord le dilemme de son attitude envers la Russie face à la crainte des sanctions pour son économie, mais aussi du blocage d’artères importantes de sa route de la soie : "Pour l’heure, le grand œuvre du président chinois –des routes de la soie tissant leur toile jusqu’à l’Europe via l ‘Asie centrale– se trouve menacé. Tout comme son espoir de voir les liens se resserrer avec l’Union européenne, en contrepoids aux États-Unis" (LMD, avril 2022, p.9). La guerre russo-ukrainienne tombe très mal pour Xi Jinping à quelques mois du congrès du PCC qui devrait le reconduire pour un troisième mandat, d’autant plus que la pandémie recommence à sévir et que les perspectives économiques sont médiocres[2].
L’économie chinoise souffre lourdement encore de la pandémie, avec en mars et avril les 27 millions d’habitants de sa métropole industrielle et commerciale Shanghai en lock-down et à présent également de larges parties de la capitale Pékin. La population manifeste de plus en plus ouvertement sa panique et son mécontentement face à des semaines de lock-down inhumain. Cependant, le gouvernement peut difficilement revoir sa politique de zéro Covid : (a) à cause du taux de vaccination extrêmement bas chez les personnes âgées et la mauvaise qualité des vaccins chinois face aux variants actuels ; (b) et surtout vu l’impact politique que le changement de stratégie aurait à la veille du XXe congrès du PCC sur la faction Xi qui s’en est fait le champion acharné. Ainsi, à Shanghai, Xi a imposé un lock-down drastique contre le "sabotage" des cadres locaux, provoquant un fort mécontentement dans la population. Il a envoyé 50.000 membres des forces de police armées spéciales du Shandong sous la responsabilité du gouvernement central pour "prendre le contrôle de la situation". Pour Xi, "Il faut que la stratégie "zéro Covid" fonctionne, il faut que Shanghai soit "nettoyée". Échouer serait donner raison, par défaut et en partie du moins, à l’opposition qui tente de s’opposer à sa réélection" ("Zéro Covid à Shanghai : la bataille politique de Xi Jinping", A. Payette, Asialyst, 14.04.22). Et ceci à tout prix : les experts de la banque d’investissement japonaise Nomura ont calculé début avril que 45 villes chinoises, représentant 40% du PNB chinois, subissaient un lock-down total ou partiel. Ces mesures drastiques entraînent des problèmes importants pour le transport routier et dans les ports (plus de 300 navires attendaient fin avril d’être déchargés à Shanghai, (le triple de 2020, lorsque la situation était déjà critique), ainsi que des perturbations au niveau de la production industrielle et des chaines d’approvisionnement nationales et internationales.
En conséquence, le ralentissement de l’économie, accentué par les lock-down à répétition depuis 2 ans dans le cadre de la politique "zéro covid" et par la guerre en Ukraine, devient de plus en plus manifeste, avec une croissance évaluée pour le moment à 4,5% du PIB - le gouvernement chinois prévoyait une hausse de 5,5% mais les pronostics les plus pessimistes parlent de 3,5% (cf. "Zéro covid à Shanghai : la bataille politique de Xi Jinping", A. Payette, Asialyst, 14.04.22) - et ceci l’année même où le Congrès du Peuple doit se réunir pour élire un nouveau président. Ce qui préoccupe particulièrement la bourgeoisie chinoise, ce sont différents chiffres exécrables en mars : ainsi, les ventes de détail ont baissé de 3,5%, le chômage a augmenté de 5,8% (chiffres officiels sous-estimés) et les importations se sont quasiment arrêtées. Enfin, le secteur immobilier, radicalement encadré par l’État l’année dernière pour accompagner l’effondrement de certaines grandes compagnies, continue à s’enfoncer : la vente d’habitations a reculé de 26,7%, le recul le plus important depuis février 2020. "Selon un rapport de l’Institute of International Finance dans un rapport publié fin mars, "les flux financiers qui quittent la Chine sont sans précédent. L’invasion russe de l’Ukraine va probablement placer les marchés chinois sous un nouveau jour." Cette fuite de capitaux est "très inhabituelle", ajoute le rapport. Les obligations chinoises détenues par des investisseurs étrangers ont chuté de 80,3 milliards de yuans pour le seul mois de février, la chute la plus vertigineuse enregistrée depuis janvier 2015, date à laquelle ces statistiques ont commencé à être recensées. (…) Des sanctions occidentales contre son pays entraîneraient une chute des investissements étrangers tout comme une fuite des capitaux chinois. (…) Ces menaces économiques et financières sont graves car elles traduisent une méfiance croissante des investisseurs étrangers à l’égard de la Chine" ("guerre en Ukraine : le double langage de la Chine pourrait lui coûter cher", P.-A. Donnet, Asialyst, 16.04.22).
Enfin, la situation difficile de l’économie pèse lourdement sur le maintien du financement gigantesque du projet des nouvelles routes de la soie, par ailleurs fortement entravé par le blocage de plusieurs de ses branches à cause du conflit ukrainien, mais aussi par le chaos croissant lié à la décomposition, comme la déstabilisation de l’Éthiopie qui devait constituer un "hub" central pour la branche africaine, ou encore l’incapacité de pays endettés envers la Chine de rembourser leurs dettes (Le Sri Lanka).
Les États-Unis ne se privent pas d’accentuer ces difficultés et de les exploiter dans leur confrontation avec Pékin, dans un contexte difficile pour la bourgeoisie chinoise, soumise à une pression de plus en plus forte sur les plans économique, politique et social.
Affirmation des ambitions impérialistes des pays européens malgré les pressions américaines.
En Europe, la décision de l’Allemagne de réarmer massivement en doublant son budget militaire pourrait constituer une donnée impérialiste majeure à moyen terme. Au début de la période de décomposition, notre analyse mettait en évidence que le seul pôle capable de faire face aux États-Unis était l'Allemagne ("Militarisme et décomposition", Revue internationale 64, 1991) et, même si aujourd’hui il faut prendre en compte la montée en puissance de la Chine, que nous avions négligée, le réarmement massif de l'Allemagne devrait représenter un facteur capital pour l’expansion des confrontations impérialistes futures en Europe et dans le monde.
De fait, ce réarmement doit être appréhendé dans un contexte où, avec le prolongement du conflit ukrainien, les dissensions s’expriment de plus en plus nettement non seulement entre les pays d’Europe de l’Est (la Pologne fanatiquement antirusse face à la Hongrie qui reste proche de Moscou), mais aussi entre puissances européennes (France, Allemagne, Italie) et les États-Unis à propos du maintien de la politique de jusqu’auboutisme guerrier envers la Russie. Face à la possibilité d’un retour aux commandes de la faction Trump aux États-Unis, et la constitution d’un pôle "intransigeant" États-Unis – Grande Bretagne - Pologne envers la Russie, l’autonomie militaire des puissances européennes à travers le développement d’un pôle de l’Union Européenne hors OTAN s’impose de plus en plus comme une nécessité impérieuse.
Intensification par la bourgeoisie US d’une politique agressive stimulant le chaos malgré les divisons en son sein.
Enfin, la situation intérieure aux États-Unis, et en particulier les tensions au sein de la bourgeoisie, sont elles-mêmes un puissant facteur d’imprédictibilité. Quelle sera la marge de manœuvre de Biden après les élections de mi-mandat en novembre et qui sera le prochain président des États-Unis, peut-être à nouveau Trump ? De fait, la popularité de Biden a chuté ces derniers mois alors qu’une flambée des prix à la consommation, jamais vue depuis quatre décennies, touche l’essence, l’alimentation, les loyers et d’autres dépenses. "Les taux d’approbation de Joe Biden oscillent désormais autour de 42,2 %, selon l’agrégateur de sondages Five Thirty Eight. Avec les élections de mi-mandat dans sept mois, on s’attend de plus en plus à ce que les élus démocrates perdent leur mince contrôle d’une, voire peut-être des deux chambres du Congrès" (20 minutes et agences, 15.04.22). Les européens savent parfaitement que les engagements de Biden et le "retour en grâce" de l’OTAN ne valent que pour deux ans au maximum.
Mais quelle que soit la faction de la bourgeoisie au gouvernement, il est clair que depuis le début de la période de décomposition (cf. les guerres en Irak de 1991 et 2003), ce sont les États-Unis qui, dans leur volonté de défendre leur suprématie en déclin, sont la principale force d’extension du chaos par leurs interventions et leurs manœuvres : ils ont créé le chaos en Afghanistan, en Irak et favorisé l’éclosion d’Al Qaeda comme de IS. Pendant l’automne de 2021, ils ont consciemment fait mousser les tensions avec la Chine autour de Taiwan dans le but de regrouper les autres puissances asiatiques derrière eux, mais dans ce cas-là avec un succès plus mitigé que dans le cas de l’Ukraine. Leur politique n’est pas différente aujourd’hui, même si leur manœuvre machiavélique leur permet d’apparaître comme une nation pacifique qui s’oppose à l’agression russe. Cette fomentation du chaos guerrier par les États-Unis constitue pour eux la barrière la plus efficace contre le déploiement de la Chine comme challenger : "Cette crise ne sera certainement pas le dernier chapitre de la longue bataille engagée par Washington pour s’assurer une position dominante sur un monde instable" (LMD, mars 2022, p.7).En même temps, la guerre en Ukraine est exploitée pour lancer un avertissement sans ambages à Pékin concernant une éventuelle invasion de Taiwan.
La phase de décomposition accentue fortement toute une série de caractéristiques du militarisme et appelle à examiner de plus près les formes que prennent les confrontations guerrières actuelles.
L’irrationalité de la guerre prend des dimensions hallucinantes.
L’absence de toute motivation ou avantage économique pour les guerres était patent dès l’entrée en décadence du capitalisme : "La guerre fut le moyen indispensable au capitalisme lui ouvrant des possibilités de développement ultérieur, à l'époque où ces possibilités existaient et ne pouvaient être ouvertes que par le moyen de la violence. De même, le croulement du monde capitaliste ayant épuisé historiquement toutes les possibilités de développement, trouve dans la guerre moderne, la guerre impérialiste, l'expression de ce croulement qui, sans ouvrir aucune possibilité de développement ultérieur pour la production, ne fait qu’engouffrer dans l'abîme les forces productives et accumuler à un rythme accéléré ruines sur ruines" ("Rapport à la Conférence de juillet 1945 de la Gauche Communiste de France", repris dans le "rapport sur le Cours Historique" adopté au 3e congrès du CCI, Revue internationale 18, 3e trim. 1979) .
La guerre en Ukraine illustre de manière éclatante combien la guerre a perdu non seulement toute fonction économique mais même ses avantages sur un plan stratégique : La Russie s’est lancée dans une guerre au nom de la défense des russophones mais elle massacre des dizaines de milliers de civils dans les régions essentiellement russophones tout en transformant ces villes et régions en champs de ruines et en subissant elle-même des pertes matérielles et infrastructurelles considérables. Si dans le meilleur cas, au terme de cette guerre, elle s’empare du Donbass et du Sud-Est de l’Ukraine, elle aura conquis un champ de ruines, une population la haïssant et subi un recul stratégique conséquent au niveau de ses ambitions de grande puissance. Quant aux États-Unis, dans leur politique de ciblage de la Chine, ils sont amenés ici à mener (littéralement même) une politique de la "terre brûlée", sans gains économiques ou stratégiques autres qu'une explosion incommensurable du chaos sur les plans économique, politique et militaire. L’irrationalité de la guerre n’a jamais été aussi éclatante.
Cette irrationalité croissante des confrontations guerrières va de pair avec une irresponsabilité croissantes des fractions dirigeantes arrivant au pouvoir, comme l’illustrent l’aventure irresponsable de Bush junior et des "néo-cons" en Irak en 2003, celle de Trump de 2018 à 2021 ou encore la faction Poutine en Russie. Elles sont l'émanation de l'exacerbation du militarisme et de la perte de contrôle de la bourgeoisie sur son appareil politique, pouvant mener à un aventurisme catastrophique à terme pour ces factions mais périlleux aussi pour l’humanité.
L’économie au service de la guerre
Plus que jamais, l’économie est au service de la guerre et l’ineptie de l’ampleur des dépenses militaires en pleine crise économique et pandémique éclate au grand jour : "Aujourd'hui, les armes cristallisent le nec plus ultra du perfectionnement technologique. La fabrication de systèmes de destruction sophistiqués est devenue le symbole d'une économie moderne et performante. Pourtant, ces "merveilles" technologiques qui ont montré leur efficacité meurtrière au Moyen-Orient ne sont, du point de vue de la production, de l'économie, qu'un gigantesque gaspillage., Les armes, contrairement à la plupart des autres marchandises, ont ceci de particulier qu'une fois produites elles sont éjectées du cycle productif du capital. En effet, elles ne peuvent servir ni à élargir ni à remplacer le capital constant (contrairement aux machines par exemple), ni à renouveler la force de travail des ouvriers qui mettent en œuvre ce capital constant. Non seulement les armes ne servent qu'à détruire, mais elles sont déjà en elles-mêmes une destruction de capital, une stérilisation de la richesse" ("Où en est la crise ? Crise économique et militarisme", Revue internationale 65, 1991). Depuis 1996, les dépenses militaires dans tous les pays ont doublé, montrant une tendance à la hausse de la militarisation. Selon le Stockholm Institute for Peace Studies (SIPRI) en 2021, 2 Billions de dollars ont été dépensés en armement, un nouveau record. Sur ce total, les États-Unis ont dépensé 34 %, la Chine 14 %, la Russie 3 %. La guerre en Ukraine va faire exploser les budgets militaires en Europe, alors que les crises pandémique, économique et écologique exigent des investissements massifs.
Par ailleurs, l’arme économique est massivement utilisée au service du militarisme : déjà la Chine avait menacé l’Australie de mesures de rétorsion économique parce que le pays critiquait la politique chinoise à Hong Kong ou dans le Sin-Kiang et l’Algérie en conflit avec le Maroc a coupé les livraisons de gaz à ce pays, mais la guerre en Ukraine donne encore une autre dimension à ce type de politique : les États-Unis et les pays européens l’utilisent pour mettre à genoux la Russie et les États-Unis menacent la Chine de mesures de rétorsion si elle soutient la Russie ; ces derniers l’utilisent aussi pour faire pression sur l’Europe (gaz américain en remplacement du gaz russe). Le cancer du militarisme pèse de plus en plus sur les échanges commerciaux et les politiques économiques des États.
Guerre locale, conséquences mondiales
Les conséquences de la guerre pour la situation économique de nombreux pays s’annoncent dramatiques : la Russie est un grand fournisseur d’engrais et d’énergie, le Brésil dépend de ces engrais pour ces récoltes. L’Ukraine est un grand exportateur de produits agricoles, et les prix des denrées comme le blé risquent de flamber ; des États comme l’Égypte, la Turquie, la Tanzanie ou la Mauritanie dépendent à 100% du blé russe ou ukrainien et sont au bord de la crise alimentaire ; Le Sri Lanka ou Madagascar, déjà surendettés, sont en faillite. Selon le secrétaire général de l’ONU, la crise ukrainienne risque "de faire basculer jusqu’à 1,7 milliard de personnes – plus d’un cinquième de l’humanité – dans la pauvreté, le dénuement et la faim" (ONU info, 13 avril 2022) ; les conséquences économiques et sociales seront mondiales et incalculables : paupérisation, misère, faim, révoltes, ...
L’importante accélération du militarisme exige des révolutionnaires de spécifier la dynamique guerrière en cours et d’être précis sur les défis et les dangers de la période présente. Il ne s’agit nullement de disserter sur le "sexe des anges", mais d’appréhender toutes les conséquences de cette dynamique pour la détermination du rapport de force, du lien entre guerre et lutte de classe et de la dynamique des luttes ouvrières aujourd’hui, ainsi que pour notre intervention par rapport à celles-ci.
Quelle est la signification de la polarisation au niveau des confrontations impérialistes ?
Depuis une dizaine d’années, une polarisation s’est effectivement développée entre les États-Unis et la Chine. Cette polarisation est avant tout le fruit d’un changement de politique US qui s’est affirmée dans le courant de l’administration Obama. "En 2011, les dirigeants américains étaient arrivés à la conclusion que leur guerre obsessionnelle contre le terrorisme –bien que toujours populaire au Congrès et dans l’opinion– avait affaibli leur statut de superpuissance. Au cours d’une réunion secrète cet été-là, l’administration de M. Barack Obama décida de faire marche arrière et d’accorder une importance stratégique plus élevée à la compétition avec la Chine qu’à la guerre contre le terrorisme. Cette nouvelle approche, appelée "pivot" asiatique, fut annoncée par le président américain au cours d’un discours prononcé devant le parlement australien à Canberra le 17 novembre 2011" (LMD, mars 2022, p.7). Cette prise de conscience croissante que le challenger le plus dangereux pour le maintien du leadership déclinant des États-Unis était la Chine a poussé à repositionner les moyens économiques et militaires pour confronter ce danger principal. La résistance des Talibans en Afghanistan et l’émergence de l’Organisation de l’État Islamique retarda et ralentit la mise en œuvre de cette politique par l’administration Obama, de sorte qu’elle ne se déploya pleinement qu’avec l’administration Trump et sera formulée dans la "stratégie de défense nationale" élaborée par le ministre de la défense d’alors, James Mattis.
Ainsi, cette tendance à la polarisation émane essentiellement des États-Unis et constitue la stratégie actuelle de la superpuissance déclinante en vue de maintenir son hégémonie. Après l’échec de son positionnement en tant que "gendarme du monde", elle se concentre à présent sur une politique visant à contrer son challenger le plus dangereux. Pour la Chine au contraire, une telle polarisation est hautement dérangeante pour le moment[3] : malgré ses investissements massifs actuels dans son armée, son retard dans le développement de son équipement militaire est immense et son développement technologique et économique (route de la soie) requiert pour le moment un maintien de la globalisation et de la multipolarité. Comme c’est le cas depuis 1989 avec la politique impérialiste américaine, l’actuelle politique de polarisation ne fera qu’exacerber le chaos et le chacun pour soi impérialiste. Cela se concrétise aujourd’hui clairement à travers l’invasion russe en Ukraine, le réarmement massif de l’Allemagne, l’agressivité croissante de l’impérialisme japonais, le positionnement spécifique de l’Inde, les manœuvres de la Turquie, etc.
Est-ce que cette polarisation induit une dynamique d’alliances stables, voire de reconstitution de blocs ?
Rappelons d’abord la position du CCI concernant la formation de blocs après 1990 : "Alors que la formation des blocs se présente historiquement comme la conséquence du développement du militarisme et de l'impérialisme, l'exacerbation de ces deux derniers dans la phase actuelle de vie du capitalisme constitue, de façon paradoxale, une entrave majeure à la reformation d’un nouveau système de blocs prenant la suite de celui qui vient de disparaître". ("Militarisme et décomposition", 1991, Revue internationale 64, pt 9). Dans quelle mesure les conflits actuels favorisent-ils les facteurs avancés pour engendrer une dynamique vers la constitution de blocs ?
(a) la force des armes étant devenue un facteur prépondérant pour limiter le chaos mondial et pour s’imposer comme chef de bloc et les États-Unis ayant une puissance militaire équivalant au total des forces militaire des autres puissances majeures, aucun pays ne dispose pour le moment d’un "potentiel militaire lui permettant de prétendre au poste de chef d'un bloc pouvant rivaliser avec celui qui serait dirigé par cette puissance", ce qui est encore illustré par la guerre en Ukraine. Comme "les enjeux et l'échelle des conflits entre blocs acquièrent un caractère de plus en plus mondial et général (plus il y a de gangsters à contrôler, plus le "caïd" doit être puissant), (…) plus la crise historique, et sa forme ouverte, exercent des ravages, plus une tête de bloc doit être forte pour contenir et contrôler les tendances à sa dislocation entre les différentes fractions nationales qui le composent" ("Militarisme et décomposition", pt.11).
(b) Vu que "la constitution de blocs impérialistes correspond au besoin d'imposer une discipline similaire entre différentes bourgeoisies nationales afin de limiter leurs antagonismes réciproques et de les rassembler pour l'affrontement suprême entre les deux camps militaires" ("Militarisme et décomposition", pt 4), voyons-nous aujourd’hui une tendance à renforcer cette discipline ? L’imposition par les États-Unis aux États européens d’une discipline au sein de l’OTAN dans le cadre de la guerre en Ukraine est temporaire et révèle déjà des fissures : la Turquie joue "cavalier seul", la Hongrie ne coupe pas les ponts avec la Russie, l’Allemagne qui traîne des pieds, la France pousse à la constitution d’un pôle européen. Pour sa part, l’alliance entre la Chine et la Russie est de portée limitée et la Chine se garde bien de ne pas trop s’engager aux côtés de la Russie, alors que les autres pays dans le monde se montrent très réservés en ce qui concerne un engagement aux côtés des puissances en conflit.
Bref, s’il y a bien volonté de polarisation de la part en particulier de la superpuissance américaine ; si, dans ce cadre, des alliances ponctuelles peuvent se constituer (États-Unis-Japon-Corée ; Turquie-Russie en Syrie ; Chine-Russie) ou des anciennes alliances temporairement réactivées (OTAN), les tendances dans les confrontations impérialistes actuelles n’indiquent pas de dynamique vers la constitutions de deux blocs antagoniques, telles que nous avons pu l’observer avant la première ou seconde guerre mondiale ou lors de la "guerre froide" : "(…) dans l’ère de l’après-guerre froide, les États n’ont plus d’amis ni de parrains permanents, mais des alliés fluctuants, vacillants, à durée limitée" (LMD, mai 2022, p.8).
La constitution de blocs était une tendance dominante jusqu’à la phase de décomposition. Dans cette dernière, la tendance est plutôt, vu les caractéristiques exacerbées pendant cette phase, à l’intensification de la tendance vers la guerre sans constitution de blocs : "Dans la nouvelle période historique où nous sommes entrés, et les événements du Golfe viennent de le confirmer, le monde se présente comme une immense foire d'empoigne, où jouera à fond la tendance au "chacun pour soi", où les alliances entre États n'auront pas, loin de là, le caractère de stabilité qui caractérisait les blocs, mais seront dictées par les nécessités du moment. Un monde de désordre meurtrier, de chaos sanglant dans lequel le gendarme américain tentera de faire régner un minimum d'ordre par l'emploi de plus en plus massif et brutal de sa puissance militaire" ("Militarisme et décomposition", pt 11).
La dynamique actuelle est-elle orientée vers une guerre mondiale, c’est-à-dire une confrontation généralisée entre des ensembles de pays regroupés derrière leurs "caïds" respectifs ?
Les guerres mondiales que nous avons connues en décadence capitaliste étaient toutes liées à l’existence de coalitions derrière un "chef", dont l’architecture était déterminée bien avant l’explosion du conflit, qui, de par la logique de bloc, débouchait sur des confrontations mondiales : deux grandes alliances s’opposaient en 1914 : l’ Entente (la Triple-Entente Angleterre, France et Russie, dès 1907 et plus tard la Quadruple Entente après le ralliement de l’Italie en 1915) face à la Triplice (la Triple-Alliance entre l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie et l’Italie, fondée en 1882, prolongée en 1887 et confirmée en 1991/ 1996) ; deux axes d’alliance s’affrontaient en 1939 : l’Axe Rome-Berlin-Tokyo (conclu en 1936 et complété par le Pacte Germano-Soviétique en août ’39) et le pacte d’alliance entre la France et la Grande-Bretagne combiné avec deux alliances tripartites (France-Grande-Bretagne-Pologne et France-Grande-Bretagne-Turquie) ainsi qu’une "politique d’entente" entre la Grande-Bretagne et les États-Unis ; enfin, les deux blocs de l’Ouest et de l’Est (l’OTAN et le Pacte de Varsovie) se faisaient face entre 1945-1989. Par ailleurs, de telles guerres impliquaient une mobilisation massive d’armées gigantesques alors que les bourgeoisies évitent aujourd’hui des mobilisations massives de populations (sauf partiellement en Ukraine) et que les armées des impérialismes majeurs ont été reconfigurées depuis les années 1990 (réduction de leur massivité, mise en place de forces professionnelles spécialisée et développement de technologies liées à la robotique et la cybernétique militaire dans le cas des armées américaine, chinoise, russe et européennes) et utilisent largement des mercenaires et des ‘contractuels’ privés.
Une telle analyse conduit-elle à sous-estimer la dangerosité des guerres actuelles ?
L’analyse exposée ci-dessus ne doit nullement nous rassurer en ce qui concerne le danger de guerre en phase de décomposition malgré l’absence de dynamique de blocs. En effet, il faut être conscient qu’un tel contexte ne signifie absolument pas qu’un conflit guerrier d’importance soit exclu, et que le danger d’une confrontation militaire directe entre puissances majeures serait négligeable, bien au contraire : "En effet, ce n'est pas la constitution de blocs impérialistes qui se trouve à l'origine du militarisme et de l'impérialisme. C'est tout le contraire qui est vrai : la constitution des blocs n'est que la conséquence extrême (qui, à un certain moment peut aggraver les causes elles-mêmes), une manifestation (qui n'est pas nécessairement la seule) de l'enfoncement du capitalisme décadent dans le militarisme et la guerre" ("militarisme et décomposition", Revue internationale 64, 1991, pt 5).
L’absence de blocs rend paradoxalement la situation plus dangereuse dans la mesure où les conflits sont caractérisés par une plus grande imprédictibilité : "En annonçant qu’il plaçait sa force de dissuasion en état d’alerte, le président russe Vladimir Poutine a contraint l’ensemble des états-majors à mettre à jour leurs doctrines, le plus souvent héritées de la guerre froide. La certitude de l’annihilation mutuelle – dont l’acronyme en anglais MAD signifie "fou" - ne suffit plus à exclure l’hypothèse de frappes nucléaires tactiques, prétendument limitées. Au risque d’un emballement incontrôlé" (LMD, avril 2022, p.1). En effet, paradoxalement, on peut soutenir que le regroupement en blocs limitait les possibilités de dérapage
Ainsi, même s’il n’y a pas actuellement de perspective de constitution de blocs ou de 3e guerre mondiale, en même temps, la situation est caractérisée par une plus grande dangerosité, liée à l’intensification du chacun pour soi et à l’irrationalité croissante : l’imprévisibilité du développement des confrontations, les possibilités de dérapages de celles-ci, qui est plus forte que dans les années 50 à 80, marquent la phase de décomposition et constituent une des dimensions particulièrement préoccupante de cette accélération qualitative du militarisme.
Quel impact sur la classe ouvrière ?
En conclusion, nous devons comprendre que les conditions de la guerre entre d’une part la première et la deuxième guerre mondiale et d’autre part celles d’aujourd'hui sont fondamentalement différentes et, en conséquence, aussi les perspectives pour le prolétariat. Si le glissement dans la barbarie en Ukraine est destructeur et brutal, la signification de tels conflits est aussi plus difficile à appréhender par la classe ouvrière. Alors que les fraternisations étaient devenues techniquement et politiquement possibles au cours de la première guerre mondiale -les travailleurs étant toujours capables de communiquer à travers les tranchées- aujourd'hui, un tel potentiel n'existe pas. Il n'y a pas non plus des centaines de milliers de personnes massées ensemble sur les fronts, avec des possibilités de discussions, de réactions massives contre leurs supérieurs et de révolte.
Nous ne pouvons donc pas nous attendre pour le moment à une quelconque réaction de classe sur le front de la guerre, même si les soldats russes peuvent déserter ou refuser d'être enrôlés pour l'Ukraine. Aujourd’hui, la classe ouvrière n'a pas la capacité d'offrir une résistance de classe contre la guerre impérialiste -ni en Ukraine, ni en Russie- ni en ce moment en Occident. Quant aux perspectives plus générales pour le développement de la lutte de classe aujourd’hui, elles sont abordées dans le rapport sur la situation de la lutte de classe.
CCI, 09.05.2022
[1] La fraction Biden veut aussi « faire payer la Russie » pour son immixtion dans les affaires intérieures américaines par exemple à travers les tentatives de manipulation des récentes élections présidentielles.
[2]« Xi n’a que 50% de chances d’être réélu pour un troisième mandat de président car il a commis trois grandes erreurs, explique une source anonyme citée par le journaliste britannique Mark O’Neill, un fin connaisseur de la Chine installé à Hong Kong. La première est celle d’avoir ruiné les relations diplomatiques de la Chine depuis 2012. Lorsqu’il est arrivé au pouvoir, la Chine entretenait de bonnes relations avec la plupart des pays du monde. Maintenant, de son fait, ses relations sont endommagées avec beaucoup de ces pays, tout particulièrement en Occident ainsi que ses alliés en Asie. La deuxième est la politique du « zéro Covid » qui a porté un grand tort à l’économie chinoise, laquelle ne parviendra pas au taux de croissance du PIB de 5,5 % attendue cette année. Près de 50 villes sont placées sous confinement et il n’y a pas de fin en vue. La troisième est son alignement avec [Vladimir] Poutine. Ceci a eu pour effet d’endommager encore davantage des relations déjà mauvaises avec l’Europe et l’Amérique du Nord. Des entreprises chinoises ont maintenant pour consigne de ne pas signer de nouveaux contrats avec des firmes russes car cela pourrait susciter des sanctions. Où est le bénéfice pour la Chine ? » (cité dans « « Zéro Covid » en Chine : Xi Jinping droit dans ses bottes, sourd à l’alerte économique », P.-A. Donnet, Asialyst, 07.05.22)
[3]Des fuites provenant du Pentagone ont révélé qu’à la fin du mandat Trump, le haut-commandement militaire chinois avait pris contact en secret avec le Pentagone pour s’inquiéter d’un danger d’attaque atomique de la Chine par Trump.
Dans les précédentes parties de cette série nous avons mis en exergue les faiblesses opportunistes sur la base desquelles s’était constituée l’Internationale communiste (IC) aussi bien sur le plan programmatique qu’organisationnel. Cette partie abordera l’ultime période de l’IC en tant qu’organe de la classe ouvrière.
Dans les années qui suivent le congrès de fondation et le deuxième congrès, malgré des épisodes de grande combativité, le reflux de la vague révolutionnaire se poursuit. La classe ouvrière en Russie est de plus en plus isolée, les soviets se meurent à petit feu, le parti bolchevik se confond de plus en plus avec l’État, il se bureaucratise et n’a de cesse de perdre son contenu prolétarien. Les soulèvements insurrectionnels en Europe de l’Ouest (Bulgarie, Pologne, Allemagne)[1], soutenues par l’IC, alors que les conditions devenaient de plus en plus défavorables, finissent de désorienter et de démoraliser le prolétariat mondial.
L’IC subit les effets de l’isolement de la révolution au seul bastion russe et suit la même trajectoire que le parti bolchevik où la logique d’appareil prend peu à peu le pas sur la mise en œuvre d’une authentique politique de classe. Sa vitalité politique se meurt, tout comme dans le parti russe, ce qui la conduit à devenir au bout du compte un outil servant les intérêts impérialistes de l’État russe. Autrement dit, après avoir incarné la plus haute expression de l’unité du prolétariat mondial dans sa lutte révolutionnaire, l’IC dégénère.
Cette quatrième partie, s’attachera donc à montrer la manière dont s’est opérée cette évolution politique tragique.
Les trois ans de guerre civile entre 1918 et 1920, au cours de laquelle les armées blanches et les bataillons étrangers mirent la révolution à rude épreuve, amena la République des soviets à adopter la politique dite de “communisme de guerre”. Mais ce qui ne devait être qu’un ensemble de mesures d’urgence pour faire face à une situation désespérée engendra une militarisation de la société sous l’autorité du parti bolchevik et de l’État. Durant cette période qui nécessita des sacrifices très lourds pour les ouvriers et les autres couches sociales, on assista ainsi à “un affaiblissement progressif des organes de la dictature du prolétariat [les conseils ouvriers], et par le développement des tendances et institutions bureaucratiques.”[2]
Si pendant toute la durée de la guerre civile, les privations furent relativement bien supportées par les ouvriers et les petits paysans, il n’en fut pas de même par la suite. La guerre civile avait rendu la situation sociale de la Russie totalement exsangue. Les populations manquaient de tout, de vivres comme de combustibles pour résister à la vigueur de l’hiver. Dès l’été 1920, des premiers signes de mécontentement s’étaient exprimés dans les campagnes notamment à travers le soulèvement des paysans de Tambov. Mais l’agitation gagna rapidement les villes où, à côté de revendications économiques, les ouvriers revendiquaient également la fin du communisme de guerre. À ce titre, ces grèves n’exprimaient pas seulement une réaction face à la dégradation des conditions d’existence, elles marquaient également le souhait de remettre les soviets au cœur de la prise de décision politique. C’est dans ce contexte qu’éclata l’insurrection des marins de Kronstadt le 28 février 1921. En réaction aux méthodes brutales de réquisitions des céréales perpétrées par les détachements armés et des privations subies aussi bien par les ouvriers que par les paysans, les marins du cuirassé Petropavlovsk se mutinèrent et adoptèrent une résolution en dix points avec pour principale revendication la régénération rapide du pouvoir des soviets. La révolte des marins de Kronstadt se produisait “dans le cours d’un mouvement de lutte de la classe ouvrière contre la bureaucratisation du régime, elle s’identifiait à cette lutte et se voyait comme un moment dans sa généralisation.”[3]
La répression terrible qu’exerça le parti bolchevique sur les révoltés marqua un véritablement tournant de la révolution. En passant par les armes près de 3000 marins, le parti bolchevik franchissait la ligne rouge en exerçant la violence au sein même de la classe ouvrière. La politique dramatique menée par la seule organisation ayant, jusqu’alors, sut défendre la ligne révolutionnaire et le programme communiste marquait, d’une certaine manière, un point de non-retour et une rupture lente mais irrémédiable entre les intérêts du parti, s’assimilant de plus en plus à l’État, et ceux de la classe ouvrière.
Si la classe ouvrière était, en effet, parvenue à sortir victorieuse de la guerre contre les forces contre-révolutionnaires, la concentration de l’autorité entre les mains du couple parti-État formait le revers de la médaille. Les dissensions au sein du camp prolétarien à ce sujet, incarnées notamment par les grèves ouvrières à Moscou et Petrograd et la révolte des marins de Kronstadt, s’exprimaient au sein même du parti depuis le début de la guerre civile. Elles furent portées à leur paroxysme au cours du 10e congrès du Parti communiste russe (PCR)[4] à travers notamment la controverse sur la question syndicale et les critiques du groupe de l’Opposition ouvrière animé notamment par A. Kollontaï et Chliapnikov. Depuis l’automne 1920, ce groupe au sein du PCR s’était structuré au cours du débat sur le rôle des syndicats dans la dictature du prolétariat. Bien que le cadre du débat demeurait profondément inadéquat, la position de l’Opposition ouvrière selon laquelle les syndicats industriels devaient gérer la production en toute indépendance de l’État soviétique[5] exprimait bien que “de façon confuse et hésitante, l’antipathie du prolétariat pour les méthodes bureaucratiques et militaires devenues de plus en plus la marque du régime et l’espérance de la classe ouvrière que les choses allaient changer maintenant que les rigueurs de la guerre avaient pris fin.”[6] Ce débat donna lieu à de vives polémiques tout au long de l’hiver 1920-1921 alors que, selon Lénine, le parti avait plus que jamais besoin d’unité dans ses rangs comme il l’exprimait dans le discours d’ouverture du congrès : “Camarades, nous avons vécu une année exceptionnelle, nous nous sommes permis le luxe de discussions et de débats au sein de notre parti. Pour un parti entouré d’ennemis, des ennemis les plus puissants et les plus forts qui groupent tout le monde capitaliste, pour un parti qui supporte un fardeau incroyable, ce luxe était vraiment surprenant. […] En tout cas, quelles que soient les discussions qui ont eu lieu jusqu’à ce jour, quels que soient les débats qui se sont déroulés chez nous, alors que nous devons faire face à tant d’ennemis, la dictature du prolétariat dans un pays paysan est une tâche si immense, si difficile qu’il ne suffit pas que le travail soit formellement plus uni, plus concerté qu’avant, ce que votre présence ici, à ce congrès, prouve déjà ; il faut aussi qu’il ne reste plus la moindre trace d’esprit fractionnel, quels que soient le lieu et la forme dans lesquels il s’est manifesté jusqu’à présent ; il faut qu’en aucun cas, ces traces ne subsistent.”[7] Le congrès devait, par la suite, entériner l’objectif fixé dans ce discours d’ouverture par l’adoption de la résolution sur “l’unité du parti” ordonnant “la dissolution immédiate de tous les groupes sans exception qui se sont formés sur telle ou telle plate-forme, et donne instruction à toutes les organisations d’insister strictement sur le caractère inadmissible de toutes espèces d’activité fractionnelle. La non-exécution de cette décision du congrès entraînerait l’exclusion sans conditions et immédiate du parti.” Cette décision, défendue également par une large partie de l’IC, reflétait un profond changement dans la façon dont le parti traitait les désaccords pouvant s’exprimer sur des sujets aussi fondamentaux que le rôle des syndicats par exemple. L’interdiction des fractions au sein du parti traduisait en réalité une déformation de la discipline au sein de celui-ci puisque désormais on exigeait la stricte soumission aux décisions du parti une fois qu’elles avaient été prises. Les critiques de la part de militants ou de groupes étaient tolérées mais il était formellement interdit de voir une opposition à la politique officielle du parti s’organiser afin de défendre ses positions[8]. Avec cette décision, le Parti communiste de Russie abandonnait tout un pan de son histoire, puisque lui-même avait mené un tel travail en luttant contre l’opportunisme qui gangrenait la IIe Internationale menant celle-ci à sa propre faillite lors du déclenchement de la Première Guerre mondiale.
Bon nombre d’universitaires et de journalistes à la malhonnêteté et l’inconséquence sans borne voient dans cette affaire, à n’en pas douter, la preuve de “l’autoritarisme naturel” de Lénine et une prétendue tyrannie bolchevique. En réalité, ce processus était avant tout le produit de l’isolement et de l’état de siège imposé à la révolution en Russie, et exprimait, non pas un “autoritarisme naturel”, mais une véritable déviation des bolcheviques par rapport à leur propre histoire. Par ailleurs, comme l’indique Lénine, l’existence de groupes d’opposition organisés en “fraction”, pouvait être utilisée par les forces contre-révolutionnaires dans le but de discréditer le parti. Mais ce que ne voyait plus Lénine, c’est que s’il est exact que les ennemis déclarés de la révolution pouvaient pointer les désaccords au sein du parti comme un moyen de le discréditer, il est encore plus vrai que l’“ennemi caché” de la révolution, la contre-révolution de l’intérieur, devait se servir de l’interdiction des fractions pour entièrement staliniser le parti.
C’est donc l’isolement de la révolution dans le seul bastion russe qui amenait le PCR à se replier sur lui-même en faisant primer les intérêts du parti et de l’État par une “discipline de fer” plutôt que garantir l’expression des désaccords afin de participer à la clarification de questions politiques fondamentales pour l’ensemble du milieu révolutionnaire et la classe ouvrière mondiale[9]. En faisant planer la menace de l’exclusion sur les groupes défendant des positions divergentes, le parti russe se dévitalisait et se rendait vulnérable face à la spirale bureaucratique.
Si, comme nous l’avons indiqué, Lénine a défendu l’interdiction des fractions et a par la suite tenté de dissuader certains militants de porter des critiques publiques contre la “nécessaire discipline”, il n’allait cependant pas tarder à prendre la mesure de la prolifération des bureaucrates et du danger que cela faisait peser sur l’activité du parti. La tendance à la bureaucratie était une préoccupation constante de Lénine depuis la prise du pouvoir en octobre 1917. La conscience de ce fléau ne cessa pas de s’affirmer à mesure de l’accumulation de dysfonctionnements, de la prolifération d’arrivistes et l’emprise des fonctionnaires.
Les différentes oppositions apparues au cours des années 1920-1921 n’avaient eu de cesse, bien que de manière confuse, de mettre en garde le parti sur le poids croissant de “l’État ouvrier”[10] et de l’absorption du parti en son sein. Un danger mortel pour la révolution et le parti que Lénine lui-même exposa lors du XIe congrès du PCR, affirmant que “des rapports erronés entre le parti et les administrations soviétiques” s’étaient établis.
L’“affaire géorgienne” qui éclata au cours de l’année 1922 permit à Lénine de prendre la mesure de l’ampleur de la gangrène bureaucratique. L’usage de la violence, de la répression et de la manipulation par Ordjonikidzé (secrétaire du bureau régional de Transcaucasie) sous l’ordre de Staline (secrétaire général du PCR) à l’encontre de membres du parti géorgien refusant d’adhérer au projet de Constitution de l’URSS[11] indignèrent Lénine au plus haut point.
Ces méthodes brutales, totalement étrangères aux mœurs prolétariennes et communistes, étaient du jamais vu auparavant dans les rangs du parti. Elles démontraient la toute-puissance de celui-ci sur ses membres et l’évolution désastreuse d’une fusion du parti et de l’Etat, engendrant des pratiques émanant “d’un appareil qui nous est foncièrement étranger et représente un salmigondis de survivances bourgeoises et tsaristes […] seulement couvert d’un vernis soviétique”.[12]
Durant les deux dernières années de sa vie, Lénine tenta de stopper la dérive bureaucratique incarnée par Staline et ses sbires. Après l’épisode géorgien, il entreprit de mener le combat de front en accusant ouvertement l’inspection ouvrière et paysanne, dirigée par Staline, d’être “à la pointe” du développement de la bureaucratie.
C’est donc avec la flamme de l’internationalisme qu’il mit ses maigres forces à profit pour tenter de repousser les premières offensives du stalinisme et de son “socialisme dans un seul pays”. Mais les réponses totalement erronées qu’il préconisait, consistant ni plus ni moins à réorganiser la structure de l’Etat, dans l’attente (illusoire) d’un sursaut révolutionnaire du prolétariat européen, ne faisait que confirmer l’impasse irrémédiable dans lequel se trouvait la révolution en Russie et dans le monde entier.
Depuis des décennies, l’idéologie dominante use de tous les moyens pour établir un trait d’union entre le combat révolutionnaire de Lénine et le pouvoir totalitaire de Staline. Mais les faits sont têtus ! Le “Testament de Lénine”, contenait suffisamment de mise en garde à l’encontre du futur tyran pour écarter l’idée d’une quelconque légitimation des comportements de voyous et des visées chauvine de Staline et sa clique. D’ailleurs, le testament sera longtemps caché, ce n’est qu’après avoir acquis la garantie de sa toute-puissance au sein du parti et de l’État que Staline confessa le désaveu que ce document contenait à son égard.
Du fait de la victoire de la révolution en Russie et de la faiblesse des autres partis communistes, le PCR joua un rôle prépondérant dans la formation de l’IC dont le siège de l’exécutif se trouvait à Moscou. Mais cette prépondérance prit même un caractère disproportionné dans la vie et le fonctionnement de l’IC.
Par conséquent, le bureaucratisme et l’autoritarisme rampant au sein du PCR n’allaient pas tarder à gagner les rangs de l’Internationale. Lénine était l’un des seuls à s’inquiéter de la “russification” de l’IC comme il avait exprimé d’abord lors du IIe congrès en proposant l’installation du siège de l’exécutif à Berlin puis lors du IVe congrès où il critiqua le caractère “trop russe” des “Thèses sur la structure, les méthodes et l’action des partis communistes” bien qu’il soutenait pleinement leurs contenus. Inquiet de la trop forte “dépendance” de l’IC vis-à-vis du PCR, il exhorta les autres sections de l’IC à s’approprier sans tarder toute l’expérience et les leçons de la révolution en Russie afin d’affermir sa cohésion par une plus grande association des différentes sections dans la vie du parti. Il s’agissait également de garantir la vitalité de l’Internationale en plaçant la réflexion et l’étude de l’expérience révolutionnaire au centre de l’activité des sections.[13] Mais ces perspectives de travail s’éteignirent avec la disparition de Lénine en 1924. À partir de ce moment, nous assistons à un tournant dans la trajectoire de l’IC qui devient progressivement une arme entre les mains de la troïka (Zinoviev-Kamenev-Staline) d’abord, de la bureaucratie stalinienne ensuite. La “bolchevisation des partis communistes” énoncée lors du Ve congrès mondial en juillet 1924 afin de supprimer toutes les oppositions en son sein, aussi bien Trotsky et ses partisans que les groupes de gauche : “Le mot clé de bolchevisation est né dans la lutte contre la droite. Il sera surtout dirigé naturellement contre elle, mais aussi, bien entendu, contre les déviations ultragauchistes et contre le pessimisme qui, ici ou là, pèse sur nous.”[14]
Ce nouveau mot d’ordre formait donc une claire expression de l’étau de plus en plus étroit dans lequel se trouvait la Russie révolutionnaire après le nouvel échec du prolétariat allemand en 1923 lors de la tentative désespérée d’insurrection. Cela ne faisant qu’accélérer la mainmise de la bureaucratie utilisant désormais sa discipline autoritaire à l’encontre de tous ceux osant s’opposer ou critiquer la politique du parti menée par la troïka d’abord, de la clique stalinienne ensuite. Il s’agissait donc de “briser les os” à toutes les formes de résistances contre la dégénérescence de l’internationale. Alfred Rosmer, membre du bureau exécutif de l’IC entre 1920 et 1921, ayant participé aux IIe, IIIe et IVe congrès, donne un témoignage saisissant de cette politique consternante pilotée par Zinoviev, alors président de l’Internationale : “Au moyen d’émissaires qu’il dépêchait dans les sections, il supprimait, dès avant le congrès, toute opposition. Partout où des résistances se manifestaient, les moyens les plus variés étaient employés pour les réduire ; c’était une guerre d’usure où les ouvriers étaient battus d’avance par les fonctionnaires qui, ayant tout loisir, imposaient d’interminables débats ; de guerre lasse, tous ceux qui s’étaient permis une critique et qu’on accablait du poids de l’Internationale cédaient provisoirement, ou s’en allait”[15].
La “Déclaration du comité d’Entente[16]” adressée à l’Exécutif de l’IC en juillet 1925 après le Ve congrès dénonçait les mêmes aberrations : “Le grave problème des tendances et fractions dans le Parti qui se pose historiquement, à la fois comme une conséquence de la tactique politique suivie et comme une réprobation de cette tactique, comme un symptôme de ses insuffisances qu’il faudrait étudier avec la plus grande attention, on prétend le résoudre par des ordres et par des menaces, en soumettant quelques camarades à de rudes pressions disciplinaires, laissant croire ainsi que de leur conduite personnelle dépend l’entier développement favorable du Parti.”
Par conséquent, tous les militants ou les tendances qui, par la suite, exprimèrent leurs désaccords avec les orientations défendues par le parti se confrontèrent à l’alternative suivante : se soumettre ou être exclus ! Ces derniers furent remplacés dans les organes exécutifs des PC par des militants dociles, jeunes et peu expérimentés, devenant très vite des hommes d’appareils d’une fidélité sans bornes à Moscou comme dans le KPD ou à l’image de Maurice Thorez au sein du PCF. Les PC incarnaient désormais la défense implacable de la politique extérieure de l’État russe au lieu de jouer un rôle actif dans l’élévation de la conscience révolutionnaire des masses. Le nouveau mode d’organisation des PC à partir des “cellules d’usine” constituait une claire expression de cette malheureuse évolution puisqu’elle enfermait les ouvriers dans des problèmes locaux et corporatistes au détriment, évidemment, d’une vision et d’une perspective générales du combat prolétarien.
La propagande stalinienne contribua largement à présenter la bolchevisation comme la continuité de la politique menée par les bolcheviques depuis octobre 1917. Il s’agissait là de la première d’une longue série de falsifications mises sur pied par cette clique bourgeoise tout au long de la période de contre-révolution. En réalité, ce mot d’ordre était en rupture totale avec l’histoire et l’esprit du parti bolchevique. Bien plus que cela, elle marqua une étape significative de la dégénérescence de l’IC. Celle-ci ne dévia plus de cette trajectoire par la suite et devint un outil contre-révolutionnaire entre les mains de l’État russe pour la préservation de ses intérêts extérieurs. Seules les fractions de gauche tentèrent de mener un combat déterminé afin de contrecarrer cette involution et maintenir en vie la flamme de l’internationalisme et le programme communiste. C’est ce que nous aborderons dans l’ultime partie de cette série.
(A suivre)
Najek,
le 16 avril 2021.
[1] Voir notamment :
[3] -Idem.
[4] Ce congrès se déroula du 8 au 16 mars au même moment que la répression de la révolte des marins de Kronstadt.
[5] Deux autres positions s’exprimaient dans le débat : celle de Trotsky pour l’intégration totale des syndicats dans “l’Etat ouvrier”, celle de Lénine pour qui les syndicats auraient toujours à agir pour les défense de la classe, même contre “L’Etat ouvrier”.
[6] “La Gauche communiste en Russie : 1918-1930 (1ère partie)”, Revue internationale n°8, décembre 1976. [312]
[7] V. Lénine, œuvres choisies, “Le Xe congrès du PCR”, volume III, pages 572-573.
[8] Il faut noter toutefois que cette décision était considérée comme temporaire : “L’interdiction des fractions était, répétons-le, conçue comme une mesure exceptionnelle appelée à tomber en désuétude à la première amélioration de la situation” (Trotsky, La révolution défigurée, 1963).
[9] L’altération de la vitalité politique et la tendance à la bureaucratisation se poursuivirent à travers d’autres mesures :
[10] Le CCI rejette la conception de l’Etat ouvrier qui est, selon nous, une contradiction dans les termes. Comme nous l’indiquons dans la Brochure sur La Période de Transition : “La classe ouvrière ne construit pas des États parce qu’elle n’est pas une classe exploiteuse. L’État de la période de transition est inévitable, mais il n’est pas une émanation de la classe ouvrière. Cet État peut représenter un danger pour le prolétariat, peut essayer de lier les mains aux prolétaires pour les faire “travailler pour les autres”. La classe ouvrière doit être libre de poursuivre sa politique y inclus le droit de faire grève contre les diktats de l’État. Vouloir confondre prolétariat et État mène à l’aberration d’un “État ouvrier” qui interdit aux ouvriers de s’élever contre lui.” Pour Lénine, l'État soviétique n'était pas à proprement parler un État ouvrier, mais "un État ouvrier et paysan avec des déformations bureaucratiques". C'est plutôt Trotsky, qui souhaitait la subordination de toutes les organisations ouvrières à l'État, qui parlait “d'État ouvrier”.
[11] Ce projet soumis par Staline, auquel Lénine s’opposa, prévoyait l’autonomie aux républiques sœurs au sein de la fédération, les plaçant sous la République de Russie.
[12] Cité dans P. Broué, Le parti bolchévique. Histoire du PC de l’URSS, Éditions de minuit, 1971, page 174. Lénine se réfère ici davantage au parti qu’à l'État, mais en réalité, les deux deviennent indissociables.
[13] “Je suis persuadé que nous devons dire, à cet égard, non seulement aux Russes, mais aussi aux camarades étrangers, que le plus important, dans la période qui vient, c’est l’étude. Nous, nous étudions dans le sens général du terme. Ils doivent, eux, étudier dans un sens particulier, pour comprendre réellement l’organisation, la structure, la méthode et le contenu de l’action révolutionnaire.” (Discours de Lénine lors du IVe congrès mondial).
[14] Discours de Zinoviev au Ve plenum de l’IC, cité dans P. Broué, Histoire de l’internationale communiste. 1919-1943, Fayard.
[15] Alfred Rosmer, Moscou sous Lénine. Les origines du communisme, Les bons caractères, 2009.
[16] Il s’agit de la gauche au sein du parti communiste d’Italie qui deviendra la fraction de gauche du Parti communiste d’Italie.
La dernière fois que cette série s'est penchée spécifiquement sur le problème de l'État dans la période de transition, c'était dans notre introduction aux thèses sur l'État produites par la Gauche communiste de France (GCF) en 1946[1]. Nous avions présenté ce texte comme une continuation importante du travail de la Gauche italienne qui, au cours des années 1930, avait produit un certain nombre d'articles examinant les leçons de la défaite de la révolution russe, dans lesquels le problème de l'État était considéré comme central. S'appuyant sur les mises en garde de Marx et Engels contre la tendance de l'État à s'autonomiser par rapport à la société, la caractérisation de l'État comme un fléau temporaire que le prolétariat devra utiliser tout en limitant au maximum ses aspects les plus néfastes, les articles de Vercesi et en particulier de Mitchell (membre de la Fraction belge) avaient déjà établi une distinction entre la fonction nécessaire de "l'État prolétarien" et le pouvoir réel et effectif du prolétariat[2]. Le texte de la GCF va plus loin en affirmant que l'État, par sa nature même, est étranger au prolétariat en tant que porteur du communisme et donc d'une société sans État.
Dans notre introduction aux Thèses, nous avions relevé certaines faiblesses ou ambiguïtés dans le texte de 1946 (sur les syndicats, le rôle du parti, le programme économique de la révolution), dont la plupart allaient être largement surmontées grâce au processus de discussion et de clarification qui était au cœur des activités de la GCF. Ces avancées - notamment sur les syndicats et le parti - ont été prises en compte dans d'autres textes[3] et, à notre connaissance, le groupe n'a pas produit d'autres documents sur la question de la période de transition elle-même.
Les thèses de 1946 sont le fruit du travail collectif de la GCF et ont été rédigées par Marc Chirik, qui a joué un rôle clé dans la formation et le développement théorique du groupe. Lorsque le groupe s'est dispersé après 1952 (malgré les efforts de Marc pour le maintenir), Marc a été "exilé" au Venezuela où il n'a participé à aucune activité politique organisée pendant plus d'une décennie. Cependant, cette période n'a pas été pour lui une période de désengagement de la réflexion politique et, dès que les temps ont commencé à changer, au début ou au milieu des années 60, Marc a formé un cercle de discussion avec quelques jeunes éléments, dont le résultat a été la formation du groupe Internacialismo en 1964. Ce groupe est devenu ensuite à son tour la section vénézuélienne du CCI.
Marc est lui-même retourné en Europe pour participer aux événements historiques de mai-juin 1968 et est resté pour aider à former le groupe Révolution Internationale, qui deviendra la section en France du CCI.
Pour la génération de révolutionnaires issue de la vague internationale de luttes déclenchée par Mai 68, la révolution ne semblait pas une perspective si lointaine. Un certain nombre de nouveaux groupes et militants, ayant redécouvert la tradition de la Gauche communiste, ont non seulement entrepris de se démarquer de l'aile gauche du capital en se réappropriant les positions de classe fondamentales élaborées pendant la période de la contre-révolution, mais ont également plongé dans le débat sur le caractère de la révolution anticipée et la voie vers une société communiste.
L'approche de la période de transition et de son semi-état qui avait été proposée par la GCF et élaborée plus avant par Marc est rapidement devenue le point central de nombreuses discussions passionnées entre les nouveaux groupes. Une majorité de RI et des groupes qui s'y sont ralliés ont été convaincus par les arguments de Marc, mais il a été précisé dès le départ que cette analyse particulière ne pouvait être considérée comme une frontière de classe car l'histoire n'avait pas encore établi définitivement sa véracité. La discussion s'est donc poursuivie au sein du CCI nouvellement formé et avec d'autres groupes impliqués dans les discussions sur le regroupement international des forces révolutionnaires nouvellement émergentes qui ont marqué cette phase. Le premier numéro de la Revue internationale contenait des contributions sur la période de transition de Marc (au nom de Révolution internationale) et un long article développant des idées allant dans le même sens rédigé par un jeune, CD Ward, au nom de World Revolution au Royaume-Uni, ainsi qu'un texte de Revoluzione Internazionale en Italie plaidant en faveur du caractère prolétarien de l'État de transition et une autre contribution de Revolutionary Perspectives, qui était le noyau de la future Organisation des travailleurs communistes ("Communist Worker’s Organisation", CWO). Ces textes ont été rédigés pour la conférence de 1975 qui a vu la constitution officielle du CCI ; bien qu'il n'y ait alors pas eu le temps de tenir la discussion pendant la réunion, ils ont été publiés comme contributions à un débat en cours.
Il n'est pas exagéré de dire que ces débats ont été passionnés. Le groupe Workers Voice (WV) de Liverpool a rapidement rompu avec les discussions de regroupement, citant la position majoritaire du futur CCI sur la période transitoire comme preuve de son caractère contre-révolutionnaire, puisque celle-ci signifierait, dans un futur processus révolutionnaire, préconiser un État qui dominerait les conseils ouvriers. Comme nous l'avons soutenu à l'époque ("Un sectarisme sans limite" dans Révolution internationale n° 3), il s'agissait non seulement d'une fausse accusation mais aussi, dans une large mesure, d'un prétexte visant à préserver l'autonomie locale de WV de la menace d'être engloutie dans une organisation internationale plus vaste ; mais d'autres réactions de l'époque ont révélé à quel point les acquisitions de la Gauche communiste italienne avaient été perdues dans le brouillard de la contre-révolution. Ainsi, lors du deuxième congrès du CCI en 1977, où une résolution (et une contre-résolution) sur l'État dans la période de transition étaient à l'ordre du jour, un délégué de Battaglia Comunista, qui à l'époque et encore aujourd'hui se revendique comme le continuateur le plus cohérent de la tradition de la Gauche italienne, semblait abasourdi par l'idée même de remettre en cause le caractère prolétarien de l'État de transition, même si ce point de vue n'était qu'une conclusion logique tirée des contributions de Bilan dans les années 1930.
En fait, bien que la résolution exprimant la position majoritaire ait finalement été adoptée lors du troisième congrès du CCI en 1979, le congrès de 1977 a jugé que le débat n'avait pas suffisamment mûri et devait se poursuivre. Un certain nombre de contributions à ce débat a été publié par la suite sous la forme d'une brochure qui montre la richesse du débat[4]. Au sein du CCI, la minorité n'était pas homogène mais tendait vers l'idée que la position de Bilan sur l'État dans la période de transition avait été la bonne, alors que la GCF s'était écartée de la conception marxiste. Certains des camarades de la minorité se sont ensuite ralliés à la position majoritaire tandis que d'autres ont commencé à remettre en question d'autres développements clés réalisés par la GCF et repris par le CCI, notamment sur la question du parti. La plupart d'entre eux se sont dispersés dans différentes directions - l'un vers une position bordiguiste plus orthodoxe, un autre s'est lancé dans une brève tentative de former une nouvelle version de Bilan (Fraction Communiste Internationaliste), tandis que d'autres se sont imprégnés de la dangereuse concoction d'anarchisme, de bordiguisme et de défense du soi-disant "terrorisme ouvrier" qui a marqué la trajectoire du Groupe Communiste Internationaliste[5].
Dans cet article, nous allons nous concentrer sur trois contributions à la discussion au sein du CCI de cette période écrites par Marc Chirik. Cette approche poursuit et conclut les trois articles précédents de cette série qui ont examiné la contribution à la théorie communiste apportée par des individus particuliers au sein du mouvement politique prolétarien pendant la période de la contre-révolution (c'est-à-dire Damen, Bordiga, Munis et Castoriadis). Nous n’abordons pas ces communistes individuels à la manière des revues universitaires où la théorie est toujours considérée comme la propriété intellectuelle de tel ou tel spécialiste ; au contraire, en tant que militants de la classe, ces camarades ne pouvaient apporter leurs contributions que dans le but de développer quelque chose qui, loin d'être le droit d'auteur des individus, n'existe que pour devenir la propriété universelle du prolétariat - le programme communiste. Mais pour nous, le programme communiste est un travail d'association où les camarades individuels peuvent apporter leur contribution particulière au sein d'une collectivité plus large. Et la qualité exceptionnelle de Marc Chirik était précisément sa capacité à "universaliser" ce qu'il avait acquis, par son expérience de vie, sur le plan organisationnel et programmatique - pour le transmettre à d'autres camarades. Ainsi, dans l'histoire du CCI, il y a eu un certain nombre de contributions importantes à cet effort général d'éclairer la voie vers le communisme par d'autres camarades de l'organisation - dont certaines seront évoquées dans cet article. Mais il ne fait aucun doute que les textes écrits par Marc sont des exemples de sa profonde compréhension de la méthode marxiste et méritent d'être réexaminés en détail. Nous nous excusons par avance pour la longueur de certaines citations de ces articles, mais nous pensons qu'il est préférable de laisser les mots de Marc parler d'eux-mêmes autant que possible.
L'article publié dans la Revue internationale n° 1 est remarquable pour avoir posé la question des "périodes de transition" dans un cadre historique large :
Au moment où ce texte a été écrit, le mouvement révolutionnaire naissant était déjà confronté à l'influence des précurseurs du courant de "communisateur" actuel, notamment dans les écrits de Jacques Camatte et de Jean Barrot (Dauvé). En effet, le CCI avait déjà subi une scission par un groupe de membres issus de l'organisation trotskyste Lutte Ouvrière mais qui était rapidement tombée dans les notions pseudo-radicales qui marquaient ce que nous appelions à l'époque le "modernisme" : que la classe ouvrière était devenue, par essence, une classe pour le capital, que sa lutte pour les revendications immédiates était une impasse, et que la révolution communiste signifiait l'auto-négation immédiate de la classe ouvrière plutôt que son affirmation politique par la dictature du prolétariat. Dans cette vision, l'idée d'une période de transition dirigée par le prolétariat était dénoncée comme n'étant rien d'autre que la perpétuation du capital : le processus de communisation rendait inutile toute phase de transition entre le capitalisme et le communisme[6] . L'évolution d'un des groupes présents à la conférence - le Revolutionary Workers Group, basé à Chicago, également issu du trotskysme, mais qui découvrait l'inutilité de la lutte pour les revendications économiques (voir la préface de RI no1) - a également montré que de telles idées se répandaient dans le mouvement révolutionnaire. Pendant ce temps, le groupe Revolutionary perspectives insistait sur le fait qu'un bastion prolétarien isolé devait consciemment se fermer au marché mondial tout en mettant en œuvre toutes sortes de mesures communistes à l'intérieur de ses frontières : c'était moins une aberration moderniste qu'une excuse tardive pour le "communisme de guerre" de la période 1918-21 en Russie, mais il partageait avec les communisateurs l'idée selon laquelle il serait possible d'introduire d'authentiques mesures communistes dans un seul pays ou une seule région[7]
Le texte de Marc nous fournit un point de départ solide pour critiquer toutes ces approches. D'une part, il insiste sur le fait que chaque nouveau mode de production a été le produit d'une période de transition plus ou moins longue, qui "n'est pas un mode de production propre, mais un enchevêtrement de deux modes de production - l'ancien et le nouveau". Cela s'applique certainement à la période de transition vers le communisme, qui est tout sauf un mode de production stable (parfois décrit de manière trompeuse comme "socialisme"). Au contraire, elle sera le théâtre d'un combat soutenu pour faire avancer la transformation communiste des relations sociales contre l'immense poids économique et idéologique de l'ancienne société et même de milliers d'années de société de classes qui ont précédé le capitalisme. Cela sera vrai même après le moment où le prolétariat aura conquis le pouvoir à l'échelle mondiale et s'appliquera encore plus aux situations où les premiers avant-postes prolétariens se trouveront confrontés à un environnement capitaliste hostile.
En même temps, le texte explique que la période de transition vers le communisme diffère profondément de toutes les transitions précédentes :
La conséquence de tout cela est que la période de transition vers le communisme ne peut pas commencer à l'intérieur du capitalisme, par une accumulation de changements économiques qui servent de base au pouvoir de la nouvelle classe dirigeante, mais seulement après un acte essentiellement politique - le démantèlement violent de la machine étatique existante. C'est le point de départ du rejet de toute idée selon laquelle un véritable processus de communisation[8] peut commencer avant la destruction du pouvoir mondial de la bourgeoisie. Tous les changements économiques et sociaux entrepris avant que ce point ne soit atteint sont essentiellement des palliatifs, des mesures contingentes et d'urgence qui ne devraient pas être décrites comme une sorte de "communisme réel", et leur principal objectif serait de renforcer la domination politique de la classe ouvrière dans un domaine donné.
En effet, même après le début de la période de transition proprement dite, le texte met en garde contre l'idéalisation des mesures immédiates prises par la classe ouvrière :
Tout l'esprit qui traverse le texte est celui du réalisme révolutionnaire. Nous parlons ici de la transformation sociale la plus radicale depuis l'avènement de l'espèce humaine et il est absurde de penser que ce processus - qui pour la grande majorité de l'humanité est aujourd'hui considéré comme impossible, contraire à la nature humaine, au mieux "une bel idéal qui ne marcherait jamais" - pourrait en fait se dérouler d'un seul coup - en termes historiques, du jour au lendemain.
Le texte poursuit en exposant certains aspects plus spécifiques de cette "politique économique", qui restent en fait assez généraux :
Le texte de Marc commence par l'avertissement suivant : "C'est toujours avec une grande prudence que les révolutionnaires ont abordé la question de la période de transition. Le nombre, la complexité et surtout la nouveauté des problèmes que devra résoudre le prolétariat empêchent toute élaboration de plans détaillés de la future société, et toute tentative en ce sens risque de se convertir en carcan pour l'activité révolutionnaire de la classe". Il est tout à fait compréhensible que Marc ne nous fournisse qu'une esquisse très générale d'une possible "politique économique" du prolétariat. L'un des points est un peu trop général – "élévation substantielle du niveau de vie" - mais les autres indiquent bien la direction générale ; et l'un d'entre eux marque clairement une avancée par rapport au texte de 1946, à savoir lorsqu'il dit que "le critère de production doit être la satisfaction maximale des besoins et non plus l'accumulation", puisque le texte de 1946 avait encore tendance à considérer le "développement des forces productives" du prolétariat comme un processus d'accumulation qui ne peut signifier que l'expansion de la valeur. En fait, nous ne sommes que trop conscients aujourd'hui que les crises économique et écologique du système sont le résultat d'une "suraccumulation" et que le développement réel devra nécessairement prendre la forme d'une transformation et d'une réorganisation profondes des forces productives accumulées sous le capitalisme (impliquant, par exemple, la conversion de formes de production, d'énergie et de transport très polluantes, la réduction des mégalopoles capitalistes à une échelle beaucoup plus humaine, la reforestation massive, etc.)
En ce qui concerne la distribution du produit social au cours de la période de transition, le texte ne se prononce pas sur le débat sur les "bons de temps de travail" basés sur les propositions de Marx dans la critique du programme Gotha et fortement préconisés, par exemple, par les communistes de conseil néerlandais du GIC dans le Grundprinzipien[9] et par la CWO dans leur dernier article sur la période de transition[10], mais le texte de Marc donne le ton en insistant à la fois sur la tentative de se débarrasser des formes salariales et monétaires et sur la socialisation généralisée de la consommation : gratuité des transports, repas en commun, etc. Dans le texte de la Revue internationale n° 1, la position est plus explicite dans son rejet des bons de temps de travail. Bien que Marx ne considère pas ces bons comme une forme d'argent puisqu'ils ne peuvent être accumulés, l'article soutient que le système du temps de travail ne va pas réellement au-delà de la notion capitaliste du travail comme un "échange" entre l'individu, le travailleur atomisé et la société : "Le système de bons sur la base du temps de travail tendrait à diviser les ouvriers capables de travailler de ceux qui ne le sont pas (situation qui pourrait fort bien s'étendre dans, une période de crise révolutionnaire mondiale) et pourrait de surcroît creuser un fossé entre les prolétaires et les autres couches, entravant le processus d'intégration sociale. Ce système de requerrait une supervision bureaucratique énorme du travail de chaque ouvrier, et dégénèrerait bien plus facilement en salaires-monnaie à un moment de reflux de la révolution (ces reculs peuvent avoir lieu tant pendant la guerre civile que pendant la période de transition elle-même).
Un système de rationnement sous le contrôle des Conseils Ouvriers se prêterait bien plus facilement à une régulation démocratique de toutes les ressources d'un bastion prolétarien, et encouragerait les sentiments de solidarité à l'intérieur de la classe. Mais nous n'avons pas d'illusion : ce système, pas plus qu'un autre, ne peut représenter une "garantie" contre un retour à l'esclavage salarié dans sa forme la plus brute". (La révolution prolétarienne [316])
Cependant, nous ne pensons pas pouvoir dire comme nous le disions déjà en 1975 que ce débat sur les mesures économiques immédiates du prolétariat au pouvoir a été réglé une bonne fois pour toutes. Au contraire, s'il peut et doit se poursuivre aujourd'hui (nous reviendrons sur cette question dans un prochain article de cette série), il ne peut être réglé que par une future pratique révolutionnaire.
L'État comme fléau
Après avoir défini le caractère général de la période de transition, le texte poursuit en réaffirmant la position sur l'État qui avait déjà été exposée par le texte de la GCF en 1946 :
C'est cette position en particulier - la nature conservatrice et non prolétarienne de l'État - qui a fait l'objet d'arguments divergents au sein du CCI, non seulement en ce qui concerne l'État de la période de transition, mais aussi l'État en général.
La brochure de 1981 comprenait un texte de Marc intitulé "Les origines de l'État et le reste", qui était une réponse à un texte[12] écrit par deux camarades de la minorité, M et S, défendant la notion d'État prolétarien sur la base d'une analyse des origines historiques de l'État. Leur texte soutenait que, puisque l'État est essentiellement la création et l'instrument d'une classe dirigeante, il peut jouer un rôle révolutionnaire dans les périodes où cette classe est elle-même une force révolutionnaire ou du moins activement progressiste, alors qu'il n'est condamné à jouer un rôle réactionnaire que lorsque cette classe elle-même devient décadente ou obsolète. Leur texte rejette donc la définition de l'État comme étant "conservateur" dans sa nature essentielle. Quant à sa fonction essentielle, c'est celle d'un instrument de répression d'une classe par une autre. Par conséquent, pendant la période de transition, l'État peut et même doit avoir un caractère prolétarien, puisqu'il n'est rien d'autre que la création de la classe ouvrière dans le but d'exercer sa dictature.
Dans sa réponse, Marc fournit un historique court mais perspicace quant à la façon dont le mouvement prolétarien a, à travers ses propres débats et surtout ses propres expériences dans la lutte des classes, développé sa compréhension de la question de l'État : des premières idées de Babeuf et des Égaux sur la conquête de l'État par la révolution armée aux intuitions des utopistes sur le communisme en tant que société sans État ; de la critique du culte de l'État de Hegel par le jeune Marx aux leçons tirées par la Ligue communiste des révolutions de 1848 et surtout par Marx et Engels de la Commune de Paris de 1871, lorsqu'il est apparu clairement que l'État existant devait être démantelé et non conquis. L'étude mentionne ensuite les travaux de Morgan sur le communisme primitif qui ont permis à Engels d'analyser les origines historiques de l'État, en passant par les forces, les faiblesses et les aperçus incomplets de Lénine par rapport à l'expérience de la révolution russe, et enfin les efforts de la Gauche communiste pour synthétiser et développer toutes les avancées des expressions précédentes du mouvement. L'objectif est ici de montrer que notre compréhension du problème de l'État et de la période de transition n'est pas le produit d'une orthodoxie marxiste invariante, mais qu'elle a évolué et continuera effectivement à évoluer à la lumière de l'expérience réelle et de la réflexion sur cette expérience.
Le noyau central du texte est la référence au célèbre passage d'Engels sur la façon dont l'État apparaît pour la première fois dans la longue période de transition où la société communiste primitive cède la place à l'émergence de divisions de classe définies - non pas comme la création consciente ex nihilo d'une classe dirigeante mais comme une émanation de la société à un certain stade de son développement : "L'État n'est donc en aucun cas un pouvoir imposé à la société de l'extérieur ; il est tout aussi peu "la réalité de l'idée morale", "l'image et la réalité de la raison", comme le soutient Hegel. Il est plutôt "un produit de la société à une certaine étape de son développement. Il constitue l’aveu que cette société s’est empêtrée dans une insoluble contradiction avec elle-même, qu’elle s’est divisée en antagonismes inconciliables dont elle est impuissante à se débarrasser. Mais pour que ces classes, ayant des intérêts contradictoires, ne se dévorent pas l’une l’autre et ne dévorent pas le société dans une lutte stérile, une force se tenant en apparence au-dessus de la société est nécessaire, chargée d’étouffer le conflit, de le maintenir dans les limites de “l’ordre”. Cette force issue de la société, mais se tenant au-dessus d’elle et s’en éloignant de plus en plus, c’est l’État"[13].
Marc explique que cela ne signifie pas que l'État a un rôle neutre ou de médiation dans la société, mais cela montre que la simple définition de l'État comme "corps d'hommes armés" dont la fonction est d'exercer une répression contre les classes exploitées ou opprimées, est inadéquate, car le rôle premier de l'État est de maintenir la cohésion de la société et que cette répression seule ne peut jamais être suffisante. D'où la nécessité d'utiliser des institutions idéologiques, des formes de représentation politique, etc. Comme le dit Marx dans "Le roi de Prusse et la réforme sociale" (1844), "Du point de vue politique, l’État et l’organisation de la société ne sont pas deux choses différentes. L’État, c’est l’organisation de la société."[14] - avec la réserve bien sûr que nous parlons toujours d'une société divisée en classes.
Marc revient ensuite à Engels pour souligner que cette fonction d'organisation de la société, de maintien de l'unité, signifie la préservation des relations de production existantes et donc "Comme l’État est né - écrit Engels - de la nécessité de refréner les antagonismes de classes, comme en même temps l’État a pris naissance dans le conflit même de ces classes (à bien méditer sur ces prémisses préalables, MC), il est en principe 1’État de la classe la plus puissante, de la classe économiquement dominante qui, grâce à lui, devient également la classe politiquement dominante et acquiert ainsi de nouveaux moyens d’opprimer et d’exploiter la classe dominée"[15] .
Cependant, cette identification nécessaire avec l'État pour l'exploitation des classes du passé ne s'applique pas au prolétariat car, en tant que classe exploitée, il n'a pas sa propre économie. Et nous pouvons ajouter : face à une situation où l'ancien État a été démantelé et où la vieille société bourgeoise est en état de dissolution, le prolétariat aura encore besoin d'un instrument pour empêcher les conflits entre lui-même et les autres classes non exploiteuses de déchirer la société. Et comme cette situation est, en un sens, un retour aux conditions initiales qui ont conduit à la formation de l'État, des formes d'État apparaîtront, émergeront, se manifesteront que la classe ouvrière le veuille ou non. Et c'est précisément pour cette raison que l'État de transition, quelle que soit la capacité du prolétariat à le dominer, ne sera pas un organe purement prolétarien mais aura - comme l'Opposition ouvrière a déjà pu le constater par rapport à l'État soviétique en 1921 - une nature "hétérogène"[16], basée sur des communes territoriales ou des organismes de type soviétique dans lesquels toute la population non exploiteuse est nécessairement représentée.
Concernant le rôle "conservateur" de l'État, une clarification du texte original de 1946 est nécessaire, là où le texte dit que "au cours de l'histoire, l'État est apparu comme un facteur conservateur et réactionnaire". En effet, conservateur et réactionnaire ne signifient pas exactement la même chose. La fonction de l'État est toujours conservatrice dans le sens où il protège, codifie, stabilise les développements qui ont lieu dans l'économie et la société. Selon les époques, ce rôle peut globalement servir le développement progressif des forces productives ; dans les périodes de décadence, le même rôle devient ouvertement réactionnaire dans le sens de rétrograde, de préserver tout ce qui est passé et obsolète. La différence essentielle avec la minorité n'était pas là, mais dans leur idée que le mouvement dynamique - le mouvement vers l'avenir - venait de l'État et non de la société. Un article[17] publié dans la Revue internationale n° 11 et signé RV soutient avec force l'idée suivante chère aux camarades de la minorité qui étaient très désireux de citer un exemple de l'État en tant qu’instrument révolutionnaire de la révolution bourgeoise : "le mouvement vraiment radical qui poussait au renversement de l'ancien régime venait "d'en bas", du mouvement "plébéien" dans la rue, des assemblées générales dans les "sections", ou de la première Commune de Paris de 1793 - qui se heurtaient constamment aux limites économiques et politiques imposées par le pouvoir central de l'État de la bourgeoisie dans sa quête d'ordre et de stabilité". Ce sera encore plus le cas pour la révolution prolétarienne où la transformation communiste menée par la classe ouvrière devra constamment dépasser les limites légalement définies par l'organisation officielle de la société de transition, l'État.
Le troisième texte, publié en 1978 dans la Revue internationale n° 15[18], Marc développe un certain nombre de questions posées dans les deux articles précédents, mais il reprend et développe en particulier une idée clé de la citation d'Engels utilisée dans l'article précédent : "Ce pouvoir, né de la société, mais qui se place au-dessus d'elle lui devient de plus en plus étranger, c'est l'État"[19].
Comme le note Marc, reconnaître l'État comme l'une des manifestations les plus primordiales de l'aliénation de l'homme par rapport à lui-même ou à ce qu'il peut être est l'une des premières intuitions politiques de Marx et a été la clé de sa critique de la philosophie hégélienne :
Dès le début, les travaux théoriques de Marx ont donc pris position contre l'État en tant que tel, qui était un produit, une expression et un facteur actif de l'aliénation de l'humanité. Contre la proposition de Hegel de renforcer l'État et d'intégrer la société civile, Marx insistait résolument sur le fait que le dépérissement de l'État est synonyme d'émancipation de l'humanité et cette notion fondamentale sera enrichie et développée tout au long de sa vie et de son œuvre.
C'est ce qu'il affirmait le plus explicitement dans la partie de la critique consacrée à la question du vote, qui, pour Hegel, maintenait strictement la séparation entre l'assemblée législative et la société civile, puisque les électeurs n'exercent en aucun cas un mandat sur les élus. Marx voyait un potentiel différent, si le vote devait devenir universel et si "les électeurs avaient le choix, soit de délibérer et de décider des affaires publiques pour eux-mêmes, soit de déléguer à des individus spécifiques l’accomplissement de ces tâches en leur nom". Le résultat d'une telle "démocratie directe" serait le suivant :
Ces mots peuvent encore être formulés dans le langage de la démocratie mais ils tendent aussi à la dépasser, car ils anticipent non seulement la dissolution de l'État mais aussi de la société civile - c'est-à-dire bourgeoise. Et l'année suivante, Marx devait écrire l'"Introduction" à la Contribution à la Critique de la philosophie du Droit de Hegel qui, contrairement à cette dernière, fut effectivement publiée (dans le Deutsch-Französische Jahrbücher de 1844) et composer les Manuscrits économiques et philosophiques. Dans le premier, Marx identifie le prolétariat comme l'agent du changement révolutionnaire, et dans le second, il se déclare définitivement en faveur du communisme comme le seul avenir possible pour la société humaine.
Pour en revenir au texte de Marc, il est significatif qu'il inscrive à nouveau toute sa recherche dans un arc historique très large. Comme dans le texte précédent sur les origines de l'État, où il parle longuement de la société "gentille" et de sa disparition, il commence par la dissolution de la société communiste primitive et la première émergence de l'État. Il définit cette dernière comme l'antithèse ou la négation initiale qui garantit que toutes les sociétés de classe ultérieures, malgré tous les changements qui ont eu lieu d'un mode de production à l'autre, maintiennent une unité et une continuité essentielles - jusqu'à la future abolition des classes et donc le dépérissement de l'État, qui en est la synthèse, la "Négation de la Négation, la restauration de la communauté humaine à un niveau supérieur".
Pendant toute la longue période de la première Négation, de la société de classes, l'État a de plus en plus tendance à se perpétuer et à perpétuer ses propres intérêts privés, à se séparer de plus en plus de la société. Ainsi, le pouvoir de plus en plus totalitaire de l'État atteint son point culminant dans le phénomène du capitalisme d'État qui appartient à l'époque du déclin du capitalisme. "Avec le capitalisme, l'exploitation et l'oppression ont été poussées au paroxysme car le capitalisme est le résumé condensé de toutes les sociétés d'exploitation de l'homme par l'homme qui se sont succédées. L'État, dans le capitalisme a enfin achevé sa destinée en devenant ce monstre hideux et sanglant que nous connaissons aujourd'hui. Avec le capitalisme d'État, il a réalisé l'absorption de la société civile, il est devenu le gérant de l'économie, le patron de la production, le maître absolu et incontesté de tous les membres de la société, de leur vie et de leurs activités déchaînant la terreur, semant la mort et présidant à la barbarie généralisée".
Tout ce processus est donc une clé pour mesurer la distance entre l'humanité telle qu'elle pourrait être et l'humanité telle qu'elle est aujourd'hui, bref la spirale de l'aliénation de l'humanité, qui a atteint son point le plus extrême dans la société bourgeoise. À cela s'oppose le "mouvement réel", le déploiement du communisme, qui, comme condition préalable à son épanouissement futur, doit assurer le dépérissement de l'État, en réalisant la promesse de Marx d'un temps, "lorsque l'homme a reconnu et organisé ses forces propres comme force sociale".
Cette vision panoramique de l'histoire nous permet de mieux comprendre la nature essentiellement conservatrice de l'État, son nécessaire antagonisme à la dynamique qui émerge de la sphère sociale, de la sphère humaine :
Dans l'article de Marc, dans le paragraphe qui ouvre cette section, il est souligné que l'erreur cardinale de Hegel sur l'histoire, dans laquelle il voit dans l’État la véritable force de progrès, est également commise au niveau logique, dans sa confusion entre sujet et prédicat, idée et réalité, que Marx critique aussi longuement dans la Critique : "La famille et la société civile sont les présupposés de l'État ; ce sont les choses réellement actives ; mais dans la philosophie spéculative, c'est l'inverse qui se produit. Mais si l'idée est transformée en sujet, alors les vrais sujets - la société civile, la famille, les circonstances, le caprice, etc. - deviennent irréels, et prennent une signification différente des moments objectifs de l'Idée"[20] .
L'article de la Revue internationale n° 15 détaille également la forme de l'État transitoire :
Ces perspectives ne sont pas des recettes pour les livres de cuisine du futur ; elles "ne reposent nullement sur des idées, des principes inventés ou découverts par tel ou tel réformateur du monde" (Manifeste communiste). Au contraire, ce sont les conclusions qu'il faut tirer de l'expérience réelle de la révolution russe. Ici, dans sa première période héroïque, les organes spécifiques de la classe ouvrière - comités d'usine, Gardes rouges, soviets élus par les assemblées de travailleurs - faisaient partie d'un réseau plus large de soviets englobant toute la population non exploiteuse. Mais l'esquisse de la structure de l'État de transition présentée par Marc rend plus explicite la nécessité pour la classe ouvrière d'exercer son contrôle sur cet appareil d'État général, une idée qui n'était encore qu'implicite dans la révolution russe, par exemple dans l'idée que les votes des assemblées des travailleurs et des délégués devraient compter plus que les votes des délégués des paysans et des autres classes non exploiteuses. En même temps, l'ébauche surmonte certaines erreurs clés commises dans la Russie de 1917, notamment le fait que, dès le début de la guerre civile en 1918, les milices basées dans les usines, les Gardes rouges, ont été dissoutes dans l'Armée rouge territoriale. Les travailleurs ont ainsi été privés d'un instrument crucial pour la défense de leurs intérêts spécifiques, même contre l'État de transition et son armée, le cas échéant. Le paragraphe qui suit dans le texte de Marc insiste également sur une autre leçon essentielle de l'expérience russe :
Par ailleurs, comme l'a montré l'expérience de la révolution d'Octobre, la prise en mains ou la participation du parti du prolétariat à l'État altère profondément ses fonctions. Sans entrer dans la discussion sur la fonction du parti et ses rapports avec la classe qui relève d'un autre débat, il suffit ici de mentionner simplement que les raisons contingentes et les raisons d'État finissent par prévaloir pour le parti, par l'identifier à l'État et le séparer de la classe, jusqu'à l'opposer à celle-ci".
Une question doit être posée concernant cette esquisse d'un éventuel État transitoire du futur. Il repose sur le principe fondamental selon lequel le prolétariat, en tant que seule classe communiste, doit à tout moment conserver son autonomie par rapport à toutes les autres classes. La traduction directe de ce concept est l'appel lancé aux conseils ouvriers pour qu'ils exercent leur dictature sur l'État, et la composition sociale de ces conseils est claire : il s'agit de conseils urbains composés de délégués élus par tous les lieux de travail de la ville. Le problème pour nous est que cette notion a été mise en avant à une époque - dans les années 1970 - où la classe ouvrière avait encore un sentiment d'identité de classe bien défini et, dans les pays centraux du capitalisme, était concentrée dans de grands lieux de travail comme les usines, les mines, les chantiers navals, etc. Mais au cours des dernières décennies, ces concentrations ont été largement brisées par le processus de "mondialisation" et la classe ouvrière a non seulement été matériellement atomisée par ces changements, mais elle a également été soumise à une offensive idéologique implacable, surtout depuis l'effondrement du soi-disant "communisme" après 1989 : une offensive basée sur l'idée que la classe ouvrière n'existe plus, qu'elle est maintenant au mieux une sorte de sous-classe, voire une sous-classe raciale, comme dans l'idée dégoûtante que la classe ouvrière est par définition "blanche". De la même manière, notre classe s'est trouvée encore plus fragmentée avec le processus d'"uberisation" qui cherche à présenter chaque travailleur comme un entrepreneur individuel. Mais surtout, elle a été assaillie par la propagande qui affirme que la lutte des classes est un anachronisme total et ne peut que conduire, non pas à la formation d'une société plus humaine, mais aux pires formes de terreur d'État, comme dans l'URSS de Staline[21].
Ces changements et ces campagnes ont entraîné de grandes difficultés pour la classe ouvrière et posent de réels problèmes quant à la formation des futurs conseils ouvriers. Ce n'est pas que l'idée des conseils ait totalement disparu ou se soit transformée en un simple appendice de la démocratie bourgeoise. La notion sous-jacente est apparue, par exemple, dans les assemblées de masse du mouvement des Indignados en Espagne en 2011 - et contre les groupes comme Réelle Démocratie Maintenant qui voulaient utiliser les assemblées pour donner une sorte de vie vampirique au système parlementaire, il y avait ceux qui, dans le mouvement, soutenaient que ces assemblées étaient une forme d'autonomie supérieure à l'ancien système parlementaire. La majorité des protagonistes de ces assemblées était en effet des prolétaires, mais ils étaient surtout des étudiants, des chômeurs, des travailleurs précaires, et ils ont surmonté leur atomisation en se réunissant sur les places des villes ou dans des assemblées de quartier plus locales. En même temps, il n'y avait pas ou peu de tendance équivalente à tenir des assemblées dans les grands lieux de travail.
Dans un sens, cette forme d'organisation des assemblées était un retour à la forme de la Commune de 1871, qui était composée de délégués des quartiers (mais surtout des quartiers ouvriers) de Paris. Les conseils ouvriers ou soviets de 1905 ou 1917 avaient constitué une avancée par rapport à la Commune, car ils constituaient un moyen précis de permettre à la classe de s'organiser en tant que telle. La forme "territoriale", en revanche, est beaucoup plus vulnérable à l'idée que ce sont les citoyens qui se rassemblent, et non une classe avec son propre programme, et nous avons vu cette faiblesse très clairement dans le mouvement des Indignados. Et plus récemment, les révoltes sociales qui ont balayé le monde du Moyen-Orient à l'Amérique du Sud ont montré encore plus clairement le danger de l'interclassisme, du prolétariat noyé dans les protestations de la population en général, qui sont dominées par l'idéologie démocratique d'une part et, d'autre part, par la violence désespérée et désorganisée qui caractérise le lumpen-prolétariat[22].
Nous ne pouvons pas être sûrs de la manière dont ce problème sera abordé dans un futur mouvement de masse, qui pourrait bien voir le prolétariat s'organiser par une combinaison d'assemblées de masse sur le lieu de travail et dans la rue. Il se peut également que l'autonomie de la classe ouvrière doive prendre un caractère plus directement politique à l'avenir : en d'autres termes, que les organes de classe de la prochaine révolution se définissent beaucoup plus que par le passé sur la base de leur capacité à prendre et à défendre des positions politiques prolétariennes (telles que l'opposition au parlement et aux syndicats, le démasquage de la gauche capitaliste, etc. ). Cela ne signifie nullement que les lieux de travail, et les conseils qui en émanent, cesseront d'être un centre crucial pour le rassemblement de la classe ouvrière en tant que classe. Ce sera certainement le cas dans des pays comme la Chine, dont l'industrialisation frénétique a été le contrepoint de la désindustrialisation de certaines parties du capitalisme en Occident. Mais, même dans ces derniers, il existe encore des concentrations considérables de travailleurs dans des secteurs tels que la santé, les transports, les communications, l'administration et l'éducation (et dans le secteur manufacturier également...). Et nous avons vu quelques exemples de la manière dont les travailleurs peuvent surmonter les inconvénients de la dispersion dans de petites entreprises, par exemple dans la lutte des travailleurs de l'acier à Vigo en Espagne en 2006, où des assemblées de grévistes dans le centre-ville ont regroupé les travailleurs de plusieurs petites usines sidérurgiques. Nous reviendrons sur ces questions dans un prochain article. Mais ce qui est certain, c'est que dans tout futur bouleversement révolutionnaire, l'autonomie de classe du prolétariat impliquera une réelle assimilation de l'expérience des révolutions précédentes, et surtout de l'expérience de l'État postrévolutionnaire. Nous pouvons dire avec une certaine confiance que la critique de l'État élaborée par une lignée de révolutionnaires qui va de Marx, Engels et Lénine à Bilan et Marc Chirik tant dans la GCF que dans le CCI, sera indispensable à la réappropriation, par la classe ouvrière, de sa propre histoire, et donc à la mise en œuvre de son avenir communiste.
C D Ward, Août 2019
[1] "Après la Seconde Guerre mondiale: débats sur la manière dont les ouvriers exerceront le pouvoir après la révolution [317]"
[2] Voir en particulier "Le communisme (III): Les années 1930: le débat sur la période de transition [318]" et
[3] Par exemple: Sur la nature et la fonction du parti politique du prolétariat (Internationalisme n° 38 – octobre 1948) [320]
[4] La période de transition [321]. La brochure originale est épuisée mais des copies peuvent être faites sur demande.
[5] L’évolution de ce groupe, en particulier son apologie du terrorisme et ses attaques violentes contre les camarades du CCI, l’ont conduit hors des frontières du camp prolétarien. Voir : Comment le Groupe Communiste Internationaliste crache sur l'internationalisme prolétarien [322] ; Le GCI attaque les assemblées ouvrières et défend le sabotage syndical de la lutte [323] ; A quoi sert le Groupe Communiste Internationaliste ? [323]
[6] L'un des plus récents convertis à cette idée est le groupe Perspective Internationaliste. Une réponse intéressante à ceux qui rejettent la nécessité de la période de transition a été publiée en 2014 par la Communist Workers’ Organisation (CWO), The Period of Transition and its Dissenters [324].
[7] Voir notre critique de Dauvé sur les évènements en Espagne de 1936 Review of 'When Insurrections Die' : modernist ideas hinder a break from anarchism [325].
[8] Le terme de communisation est valable en soi, car il est parfaitement vrai que les relations sociales communistes ne sont pas le produit de décrets ou de lois de l'État, mais du "véritable mouvement qui abolit l'état actuel des choses" comme l'a dit Marx. Mais nous rejetons l'idée que ce processus puisse avoir lieu sans que la classe ouvrière ne prenne le pouvoir.
[9] Le communisme n’est pas un "bel idéal", Vol. 3 Partie 10, "Bilan, la Gauche hollandaise et la transition au communisme [326]", Revue internationale n° 151.
[10] The Period of Transition and its Dissenters [324] (article de 2014 publié par la TCI).
[12] "L’État dans la période de transition [327]", S et M, Mai 1977.
[13] Les origines de la famille, de la propriété privée et de l’État, chapitre IX.
[14] Gloses critiques marginales à l’article : "Le roi de Prusse et la réforme sociale par un Prussien" [328].
[15] Engels utilise le terme "en principe" parce qu'il poursuit en disant "Exceptionnellement, il se présente pourtant des périodes où les classes en lutte sont si près de s'équilibrer que le pouvoir de l'État, comme pseudo-médiateur, garde pour un temps une certaine indépendance vis-à-vis de l'une et de l'autre. Ainsi, la monarchie absolue du XVIIe et du XVIIIe siècles maintint la balance égale entre la noblesse et la bourgeoisie; ainsi, le bonapartisme du Premier, et notamment celui du Second Empire français, faisant jouer le prolétariat contre la bourgeoisie, et la bourgeoisie contre le prolétariat.." Marc commente ces exceptions dans "Les origines de l'État et le reste ", en donnant des exemples où, dans le cadre de la société de classes, la forme d'État qui correspond généralement au mode de production dominant peut également servir à protéger des relations de production qui sont réapparues après une longue absence - l'exemple de l'esclavage aux XVIIe et XIXe siècles en est un exemple.
[16] Lire "Le prolétariat et l'Etat de transition [329]", dans la série Le communisme n'est pas un bel idéal, il est à l'ordre du jour de l'histoire. Revue internationale n° 100.
[17] "Débat : Réponse à E. [330]"
[18] "L’État dans la période de transition [331]", Revue internationale n° 15.
[19] Origines de la famille, de la propriété privée et de l’État, Chapitre IX.
[20] Critique of Hegel’s Philosophy of Right [332] (Critique de la philosophie du Droit de Hegel) de Karl Marx, 1843. Notre traduction.
[21] Le rapport sur la lutte des classes au dernier congrès du CCI se focalise sur cette question de l’identité de classe : Formation, perte et reconquête de l’identité de classe prolétarienne [103].
L’attitude des communistes face à la guerre a toujours constitué une frontière de classe nette entre le camp du prolétariat et celui de la bourgeoisie. Face à la plongée sans commune mesure dans la barbarie guerrière, face au torrent ininterrompu de propagande nationaliste et aux mensonges éhontés du pacifisme bourgeois, les véritables révolutionnaires ne transigent pas avec les principes politiques du mouvement ouvrier, ils ne tergiversent pas avec la défense sans faille de l’internationalisme prolétarien. Lorsque le prolétariat fut trahi à la veille de la Première Guerre mondiale et conduit dans les tranchées par la social-démocratie, les révolutionnaires, peu nombreux, qui étaient restés fidèles à l’internationalisme, ne cédèrent pas aux appels à "l’Union sacrée" contre "le militarisme allemand" pour les uns, ou contre "le tsarisme autocratique" pour les autres.
Bien au contraire ! Alors que l’hystérie chauvine était à son comble, y compris dans les rangs du prolétariat, ils se réunirent à Zimmerwald, en 1915, en dépit des confusions de beaucoup d’entre eux, puis à Kienthal l’année suivante. Les révolutionnaires les plus clairs sur la nouvelle situation qui s’ouvrait avec la guerre, la "gauche de Zimmerwald", en particulier les bolcheviques, s’engagèrent dans un combat acharné au sein de ces conférences pour clarifier la voie à suivre et maintenir bien haut la bannière de l’internationalisme et de l’autonomie du prolétariat dans sa lutte : la classe ouvrière n’a pas à choisir un camp et elle n’a pas à se ranger derrière les intérêts de telle ou telle classe sociale ; la seule issue possible pour stopper la guerre, c’est la lutte autonome et internationale du prolétariat sur la base de ses intérêts spécifiques !
Lors de la Seconde Guerre mondiale, pinacle atroce de plusieurs décennies de contre-révolution, les forces révolutionnaires, celles de la Gauche communiste, bien que maigres et dispersées, ne cessèrent jamais de dénoncer la guerre et d’intervenir au sein de leur classe pour lui rappeler, dans un contexte extrêmement difficile, qu’elle devait développer ses luttes contre tous les impérialismes. Là encore, les organisations révolutionnaires n’ont pas attendu les bras croisés que le prolétariat se mobilise en masse contre la guerre. Elles ont plutôt cherché à agir comme un fer de lance déterminé dans la défense de l’internationalisme, mettant en évidence la nécessité de renverser le système capitaliste, alors même que le prolétariat n’était, dans le contexte de la Seconde Guerre mondiale, absolument pas en mesure de réaliser cette tâche titanesque.
C’est donc dans les pas de nos prédécesseurs que plusieurs organisations révolutionnaires, dont le CCI, se sont inscrites, en diffusant, suite à l’invasion de l’armée russe en Ukraine, une "Déclaration commune [285]"[1] qui commençait par ces mots : "Les prolétaires n’ont pas de patrie ! À bas toutes les puissances impérialistes ! À la place de la barbarie capitaliste : le socialisme !".
Ceux qui ne voient pas plus loin que le bout de leur nez ne manqueront pas (et n’ont pas manqué !) de tourner en dérision cet appel d’une poignée de petites organisations inaudibles et inconnues de la classe ouvrière. Nous ne nous faisons aucune illusion, nous savons parfaitement qu’une infime partie de la classe seulement a eu accès à cette déclaration, que son influence dans les rangs du prolétariat reste très minoritaire.
Mais nous savons aussi d’où nous venons, nous nous rappelons les leçons de Zimmerwald, de Kienthal et du combat de la Gauche communiste pendant la Seconde Guerre mondiale : les "poignées de petites organisations inaudibles et inconnues" d’alors avaient su s’élever à la hauteur de leurs responsabilités, conscientes de la nécessité de regrouper les forces révolutionnaires sur la base d’une sérieuse clarification politique, pour une intervention déterminée et aussi claire que possible au sein du prolétariat. Comme le souligne la "Déclaration commune" : "face à l’accélération du conflit impérialiste en Europe, les organisations politiques basées sur l’héritage de la Gauche communiste continuent à brandir la bannière d’un internationalisme prolétarien cohérent et de fournir un point de référence à ceux qui défendent les principes de la classe ouvrière. C’est pourquoi les organisations et groupes de la Gauche communiste, aujourd’hui peu nombreux et peu connus, ont décidé de publier cette déclaration commune et de diffuser le plus largement possible les principes internationalistes qui ont été forgés contre la barbarie des deux guerres mondiales". Voilà la tâche que doivent se donner aujourd’hui les révolutionnaires conséquents ! Il ne s’agit pas de regarder l’histoire passer depuis le balcon en dissertant savamment sur l’état du monde : les révolutionnaires sont des combattants, pas des académiciens ! Il ne s’agit pas, non plus, de nous lancer à corps perdu dans une agitation politique artificielle, de nous inventer une influence au sein de la classe ouvrière en pensant balayer ses immenses difficultés par le pouvoir de nos mots et la justesse de nos positions. Une telle démarche immédiatiste ne peut conduire qu’à la démoralisation ou, pire, à l’opportunisme le plus éhonté pour tenter de gagner, par des concessions sur les principes, une influence que nous n’avons pas et ne pouvons pas avoir dans la situation actuelle.
Or, d’ores et déjà, le prolétariat, s’il n’est pas encore en mesure de se dresser contre la guerre impérialiste, a démontré sa capacité à relever la tête face aux conséquences de la guerre et de la crise économique. Depuis des mois, le prolétariat au Royaume-Uni est en lutte. Bien sûr, la bourgeoisie, ses partis de gauche et ses syndicats, font tout leur possible pour canaliser la colère et l’orienter vers des impasses, celles du corporatisme ou de l’électoralisme, des luttes parcellaires ou interclassistes. Mais des millions d’ouvriers sont néanmoins descendus dans la rue pour exprimer leur colère, discuter et refuser de garder la tête baissée. Cela, dans un pays qui n’avait connu aucune lutte significative depuis 40 ans ! Dans bien d’autres pays, la colère s’exprime, les luttes se multiplient pour refuser l’inflation, les licenciements et les "réformes" de la bourgeoisie. Ces luttes sont un ferment pour le développement de la conscience de classe. Il revient donc aux révolutionnaires, non seulement d’y défendre l’autonomie du combat de la classe contre les pièges tendus par la bourgeoisie, mais aussi de faire le lien entre les attaques que subit le prolétariat dans tous les pays et la crise historique du capitalisme, dont la guerre est une expression caricaturale en même temps qu’un puissant accélérateur.[2] Plus les révolutionnaires seront politiquement armés pour défendre cette orientation, plus leur influence sera réellement décisive, au moins, dans un premier temps, auprès des ouvriers en recherche des positions de classe.
Car l’autre leçon de l’expérience des conférences de Zimmerwald et de Kienthal, c’est la nécessité de construire l’organisation révolutionnaire. Sans Parti mondial du prolétariat, sans cette partie la plus consciente et déterminée de la classe ouvrière, il ne peut y avoir de lutte révolutionnaire victorieuse contre la crise et les guerres du capitalisme. À Zimmerwald et à Kienthal, comme au sein de la Gauche communiste, les révolutionnaires, malgré les difficultés, les confusions, les erreurs parfois, ont toujours cherché à confronter leurs points de vue, à défendre la nécessité du débat au sein du camp prolétarien autour des questions en divergence. Lors des conférences de 1915 et 1916, en dépit de profonds désaccords, ils n’ont pas non plus hésité à se rassembler et à publier un Manifeste pour défendre ce qu’ils avaient en commun : l’internationalisme prolétarien !
EG, 30 décembre 2022
[1] Cf. Déclaration commune de groupes de la Gauche communiste internationale sur la guerre en Ukraine [285]
[2] Cf. notre tract international : « La bourgeoisie impose de nouveaux sacrifices, la classe ouvrière répond par la lutte [336] », page XXX de ce numéro de la Revue internationale.
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Il y a 130 ans, alors que les tensions entre les puissances capitalistes s’intensifiaient en Europe, Friedrich Engels avait posé le dilemme de l’humanité : socialisme ou barbarie.
Cette alternative s’est concrétisée par la Première Guerre mondiale qui a éclaté en 1914 et a causé 20 millions de morts, 20 millions d’invalides et, dans le chaos de la guerre, la pandémie de grippe espagnole qui a fait plus de 50 millions de morts.
La révolution en Russie en 1917 et les tentatives révolutionnaires dans divers pays ont mis fin au carnage et montré l’autre côté du dilemme historique posé par Engels : le renversement du capitalisme au niveau mondial par la classe révolutionnaire, le prolétariat, ouvrant la possibilité de l’avènement d’une société communiste. Cependant, suivirent :
Depuis lors, la guerre n’a cessé de faire des victimes sur tous les continents. Il y a d’abord eu la confrontation entre les blocs américain et russe, la guerre froide (1945-89), avec une chaîne sans fin de guerres localisées et la menace d’un déluge de bombes nucléaires pesant sur la planète entière.
Après l’effondrement de l’URSS en 1989-1991, des guerres chaotiques ont ensanglanté la planète : Irak, Yougoslavie, Rwanda, Afghanistan, Yémen, Syrie, Ethiopie, Soudan… La guerre en Ukraine est la plus grave crise guerrière depuis 1945.
La barbarie de la guerre s’accompagne d’une multiplication et d’une interaction de forces destructrices se renforçant mutuellement : la pandémie de Covid-19 qui est encore loin d’être vaincue et annonce la menace de nouvelles pandémies ; le désastre écologique et environnemental qui s’accélère et s’amplifie en se conjuguant avec des dérèglements climatiques, provoquant des catastrophes de plus en plus incontrôlables et meurtrières : sécheresse, inondations, ouragans, tsunamis, etc., degré de pollution inégalé des terres, des eaux, de l’air, de l’espace ; la grave crise alimentaire qui provoque des famines aux proportions bibliques. Il y a quarante ans, l’humanité risquait de périr dans une Troisième Guerre mondiale, aujourd’hui elle peut être anéantie par cette simple agrégation et combinaison mortelle des forces de destruction actuellement à l’œuvre : « Être anéanti brutalement par une pluie de bombes thermonucléaires dans une guerre généralisée ou bien par la pollution, la radioactivité des centrales nucléaires, la famine, les épidémies et les massacres de multiples conflits guerriers (où l’arme atomique pourrait aussi être utilisée), tout cela revient, à terme, au même. La seule différence entre ces deux formes d’anéantissement, c’est que la première est plus rapide alors que la seconde est plus lente et provoquerait d’autant plus de souffrances ».([2]) Le dilemme posé par Engels prend une forme beaucoup plus pressante : communisme ou destruction de l’humanité. Le moment est grave, et il est nécessaire que les révolutionnaires internationalistes le disent sans équivoque à notre classe car elle seule, à travers une lutte permanente et acharnée, peut ouvrir la perspective communiste.
Les « médias de masse » falsifient et sous-estiment la réalité de la guerre. Au début, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, ils ne parlaient que de la guerre en Ukraine. Mais au fil du temps, la guerre s’est banalisée, elle ne fait même plus les gros titres des journaux, ses échos ne vont pas au-delà de quelques déclarations menaçantes, d’appels aux sacrifices pour « envoyer des armes en Ukraine », de campagnes de propagande martelées contre les rivaux, de fake news, le tout assaisonné de vaines illusions de « négociations »…
Banaliser la guerre, s’habituer à son odeur répugnante de cadavres et de ruines fumantes, c’est la pire des perfidies, c’est cacher le grave danger qu’elle fait peser sur l’humanité, c’est être aveugle à toutes les menaces qui sont suspendues en permanence au-dessus de nos têtes.
Des millions de personnes en Afrique, en Asie ou en Amérique latine ne connaissent pas d’autre réalité que la guerre ; de la naissance à la mort, elles vivent dans un océan de barbarie où prolifèrent les atrocités de toutes sortes : enfants-soldats, opérations punitives, prises d’otages, attentats terroristes, déplacements massifs de populations entières, bombardements aveugles…
Alors que les guerres du passé se limitaient aux lignes de front et aux combattants, les guerres des XXe et XXIe siècles sont des guerres totales qui englobent toutes les sphères de la vie sociale et dont les effets se propagent au monde entier, touchant tous les pays, y compris ceux qui ne sont pas des belligérants directs. Aucun habitant ou lieu de la planète ne peut désormais échapper à leurs effets mortels.
Sur les lignes de front, qui peuvent s’étendre sur des milliers de kilomètres, sur terre, sur mer, dans les airs et dans l’espace, des vies sont fauchées par des bombes, des tirs, des mines et même dans de nombreux cas par des « tirs amis »… Saisis par une folie meurtrière, contraints par la terreur imposée par leurs supérieurs ou piégés dans des situations extrêmes, tous les participants sont contraints aux actions les plus suicidaires, criminelles et destructrices.
Sur une partie du front militaire, c’est la « guerre à distance », avec le déploiement incessant de machines de destruction ultramodernes : avions larguant des milliers de bombes sans discontinuer ; drones télécommandés vers toutes les « cibles » de l’ennemi ; artillerie mobile ou fixe pilonnant sans relâche l’adversaire ; missiles couvrant des centaines ou des milliers de kilomètres…
Le prétendu « arrière » de ce front devient lui aussi un théâtre de guerre permanent dans lequel les populations sont prises en otages. N’importe qui peut mourir dans le bombardement périodique de villes entières… Dans les centres de production, les gens travaillent avec des armes dans le dos, puissamment encadrés par la police, les partis politiques, les syndicats et toutes les autres institutions mises au service de la « défense de la Patrie », alors qu’en même temps ils courent le risque d’être éventrés par les bombes de l’ennemi. Le travail devient un enfer encore plus grand que l’enfer quotidien de l’exploitation capitaliste.
La nourriture dramatiquement rationnée est une soupe immonde et puante. Il n’y a pas d’eau, pas d’électricité, pas de chauffage. Des millions d’êtres humains voient leur existence réduite à la survie comme des bêtes. Les obus tombent du ciel, tuant des milliers de personnes ou leur causant d’horribles agonies. Au sol, des contrôles policiers ou militaires incessants, le danger d’être arrêté par des sbires armés, mercenaires de l’État qualifiés de « défenseurs de la Patrie ». Il faut sans cesse courir se réfugier dans des caves immondes, infestées de rats. Le respect, la solidarité la plus élémentaire, la confiance, la pensée rationnelle sont balayées par l’atmosphère de terreur imposée non seulement par le gouvernement, mais aussi par l’Union nationale à laquelle les partis et les syndicats participent avec un zèle impitoyable. Les rumeurs les plus absurdes, les nouvelles les plus invraisemblables, circulent sans cesse, provoquant une atmosphère hystérique de délation, de suspicion aveugle, de tension brutale et de pogrom.
La guerre, cette barbarie voulue et planifiée par les gouvernements qui l’aggravent en propageant consciemment la haine et la terreur de « l’autre », les fractures et les divisions entre les êtres humains, la mort pour la mort, l’institutionnalisation de la torture, de la soumission, des rapports de force, est présentée comme la seule logique possible d’évolution sociale. Les violents combats autour de la centrale nucléaire de Zaporijjia en Ukraine montrent que les deux parties n’ont aucun scrupule à prendre le risque de provoquer une catastrophe radioactive bien pire que Tchernobyl et aux conséquences dramatiques pour les populations européennes. La menace de l’utilisation d’armes nucléaires se profile de manière inquiétante.
Le capitalisme est le système le plus hypocrite et le plus cynique de l’histoire. Tout son « art » idéologique consiste à faire passer ses intérêts pour les « intérêts du peuple », parés des « idéaux les plus nobles » : justice, paix, progrès, droits de l’homme !
Tous les États fabriquent une idéologie de guerre destinée à la justifier et à transformer leurs « citoyens » en hyènes prêtes à tuer. « La guerre est un meurtre gigantesque, méthodique et organisé. Chez les êtres humains, ce meurtre systématique n’est possible que si un certain degré d’ivresse a été atteint au préalable. L’action bestiale doit être accompagnée de la même bestialité de la pensée et du sens ; elle la prépare et l’accompagne[3] » (Rosa Luxemburg).
Les grandes démocraties font de la paix un pilier de leur idéologie guerrière. Les manifestations « pour la paix » ont toujours préparé les guerres impérialistes. À l’été 1914 et en 1938-1939, des millions de personnes ont manifesté « pour la paix » en poussant des cris de protestation stérile d’« hommes de bonne volonté », exploiteurs et exploités se tenant la main, que le camp « démocratique » n’a cessé d’utiliser pour justifier l’accélération des préparatifs de guerre.
Lors de la Première Guerre mondiale, l’Allemagne avait mobilisé ses troupes pour « défendre la paix », « rompue par l’attentat de Sarajevo contre son allié autrichien ». Mais de l’autre côté, la France et la Grande-Bretagne se sont livrées au massacre au nom de la paix « brisée par l’Allemagne ». Lors de la Seconde Guerre mondiale, la France et la Grande-Bretagne avaient feint un effort de « paix » à Munich face aux prétentions d’Hitler, tout en se préparant frénétiquement à la guerre, et l’invasion de la Pologne par l’action combinée d’Hitler et de Staline leur a donné l’excuse parfaite pour entrer en guerre… En Ukraine, Poutine a déclaré jusqu’à quelques heures avant l’invasion du 24 février 2022 qu’il voulait la « paix », tandis que les États-Unis dénonçaient sans relâche le bellicisme de Poutine…
La nation, la défense nationale et toutes les armes idéologiques qui gravitent autour (racisme, religion, etc.) sont l’hameçon pour mobiliser le prolétariat et toute la population dans le massacre impérialiste. La bourgeoisie proclame en temps de « paix » la « coexistence des peuples », mais tout s’évanouit avec la guerre impérialiste. Alors les masques tombent et tout le monde répand la haine de l’étranger et la défense acharnée de la nation !
Tous présentent leurs guerres comme « défensives ». Il y a cent ans, les ministères en charge de la barbarie guerrière s’appelaient « ministère de la guerre », aujourd’hui, avec la pire des hypocrisies, ils s’appellent « ministère de la défense ». La défense est la feuille de vigne de la guerre. Il n’y a pas de nations attaquées et de nations agresseuses, elles sont toutes des participants actifs à l’engrenage mortel de la guerre. Dans la guerre contre l’Ukraine, la Russie apparaît comme l’« agresseur » car c’est elle qui a pris l’initiative d’envahir l’Ukraine, mais avant cela, les États-Unis ont machiavéliquement étendu l’OTAN en intégrant en son sein plusieurs pays membres de l’ancien « pacte de Varsovie ». Il n’est pas possible de considérer chaque maillon isolément, il est nécessaire d’examiner la chaîne sanglante de la confrontation impérialiste qui, depuis plus d’un siècle, saisit l’humanité entière.
Ils parlent tous de « guerre propre », qui suivrait (ou devrait suivre) des « règles humanitaires », « conformes au droit international ». C’est une vile tromperie, doublée d’un cynisme et d’une hypocrisie sans bornes ! Les guerres du capitalisme décadent ne peuvent obéir à aucune autre règle que la destruction absolue de l’ennemi, ce qui implique de terroriser les populations dans le camp adverse par des bombardements impitoyables… Dans la guerre s’établit un rapport de force où tout est permis, du viol aux châtiments les plus brutaux de la population du rival à la terreur la plus aveugle exercée sur les « citoyens » du pays eux-mêmes. Le bombardement de l’Ukraine par la Russie suit les traces du bombardement de l’Irak par les États-Unis, des gouvernements américain comme russe en Afghanistan ou en Syrie et, avant cela, du Vietnam ; du bombardement par la France de ses anciennes colonies, comme Madagascar et l’Algérie ; du bombardement de Dresde et de Hambourg par les « alliés démocratiques » ; et de la barbarie nucléaire d’Hiroshima et de Nagasaki. Les guerres du XXe et du XXIe siècles se sont accompagnées de méthodes d’extermination massive employées par tous les camps, même si le camp démocratique prend le soin de les confier souvent à des personnalités qui en assument l’impopularité.
Ils osent parler de « guerres justes » ! La partie de l’OTAN qui soutient l’Ukraine dit qu’il s’agit d’une bataille pour la démocratie contre le despotisme et le régime dictatorial de Poutine. L’État russe dit qu’il va « dénazifier » l’Ukraine. Les deux sont des mensonges flagrants. Le camp des « démocraties » a pourtant tout autant du sang sur les mains : le sang des innombrables guerres qu’il a provoquées directement (Vietnam, Yougoslavie, Irak, Afghanistan) ou indirectement (Libye, Syrie, Yémen…) ; le sang des milliers de migrants tués en mer ou aux « frontières chaudes » des États-Unis ou en Europe, dans les eaux de la Méditerranée. L’État ukrainien utilise la terreur pour imposer la langue et la culture ukrainiennes ; il assassine des travailleurs pour le seul crime de parler russe ; il enrôle de force tout jeune surpris dans les rues ou sur les routes ; il utilise la population, y compris dans les hôpitaux, comme boucliers humains ; il déploie des gangs néo-fascisants pour terroriser la population. Pour sa part, l’État russe, outre les bombardements, les viols et les exécutions sommaires, déplace des milliers de familles dans des contrées reculées ; il impose la terreur dans les territoires « libérés » et enrôle les Ukrainiens dans l’armée en les envoyant à l’abattoir en première ligne du front.
Il y a dix mille ans, l’un des moyens de dissolution du communisme primitif était la guerre tribale. Depuis lors, sous l’égide des modes de production basés sur l’exploitation, la guerre est l’un des pires fléaux. Mais certaines guerres ont pu jouer un rôle progressif dans l’histoire, par exemple, dans le développement du capitalisme, en formant de nouvelles nations, en étendant le marché mondial, en stimulant le développement des forces productives.
Or, depuis la Première Guerre mondiale, le monde est totalement divisé entre les puissances capitalistes, de sorte que la seule issue pour chaque capital national est d’arracher à ses rivaux des marchés, des sphères d’influence, des zones stratégiques. Cela fait de la guerre et de tout ce qui l’accompagne (militarisme, accumulation gigantesque d’armements, alliances diplomatiques…) le mode de vie permanent du capitalisme. Une tension impérialiste constante s’empare du monde et entraîne toutes les nations, grandes ou petites, quels que soient leur masque et leur alibi idéologique, l’orientation des partis au pouvoir, leur composition raciale ou leur héritage culturel et religieux. Toutes les nations sont impérialistes. Le mythe des nations « pacifiques et neutres » est une pure mystification. Si certaines nations adoptent une politique « neutre », c’est pour essayer de profiter de l’opposition entre les camps les plus résolument adversaires déclarés, pour se tailler eux-mêmes une zone d’influence impérialiste. En 2022, la Suède, un pays officiellement « neutre » depuis plus de 70 ans, a posé sa candidature pour rejoindre l’OTAN mais elle n’a « trahi aucun idéal » pour cela, elle n’a fait que poursuivre sa propre politique impérialiste « par d’autres moyens ».
La guerre est certes une affaire pour les entreprises impliquées dans la fabrication d’armements ou elle peut même favoriser un pays particulier pendant un certain temps, mais, pour le capitalisme dans sa globalité, c’est une catastrophe économique, un gaspillage irrationnel, un moins qui pèse inévitablement de manière négative sur la production mondiale et provoque l’endettement, l’inflation et la destruction écologique, jamais un plus qui permettrait d’accroître l’accumulation capitaliste.
Nécessité inéluctable pour la survie de chaque nation, la guerre est un fardeau économique mortel. L’URSS s’est effondrée parce qu’elle n’a pas pu résister à la folle course aux armements qu’impliquait la confrontation avec les États-Unis et que ces derniers ont poussé au maximum avec le fameux déploiement de la « guerre des étoiles » dans les années 1980. Les États-Unis, qui ont été le grand vainqueur de la Seconde Guerre mondiale et ont connu un essor économique spectaculaire jusqu’à la fin des années 1960, ont rencontré de nombreux obstacles pour préserver leur hégémonie impérialiste, bien entendu depuis la dissolution de la politique de blocs qui a favorisé l’émergence d’une dynamique de réveil de nouveaux appétits impérialistes (en particulier au sein de ses anciens « alliés »), de contestation et de chacun pour soi, mais aussi en raison du gigantesque effort de guerre que la puissance américaine a dû fournir pendant plus de 80 ans et des opérations militaires coûteuses qu’elle a dû engager pour maintenir son statut de première puissance mondiale.
Le capitalisme porte dans ses gènes, dans son ADN, la concurrence la plus exacerbée, le tous contre tous et le chacun pour soi, pour chaque capitaliste, comme pour chaque nation[4]. Cette tendance « organique » du capitalisme n’est pas apparue clairement dans sa période ascendante parce que chaque capital national disposait encore de zones suffisantes pour son expansion sans avoir besoin d’entrer en conflit avec des rivaux. Entre 1914 et 1989, elle a été atténuée par la formation de grands blocs impérialistes. Avec la fin brutale de cette discipline, les tendances centrifuges façonnent un monde de désordre meurtrier, où tant les impérialismes aux ambitions d’hégémonie mondiale, que les impérialismes aux prétentions régionales ou les impérialismes plus locaux s’efforcent tous de satisfaire leurs appétits et leurs intérêts propres. Dans ce scénario, les États-Unis tentent d’empêcher quiconque de leur faire de l’ombre en déployant sans relâche leur écrasante puissance militaire, en s’efforçant toujours de la renforcer et en lançant constamment des opérations militaires fortement déstabilisantes. La promesse, en 1990, après la fin de l’URSS, d’un « nouvel ordre mondial de paix et de prospérité » a été immédiatement démentie par la guerre du Golfe, puis par les guerres dans l’ex-Yougoslavie, au Moyen-Orient, en Irak et en Afghanistan, qui ont alimenté les tendances bellicistes de telle sorte que l’« impérialisme le plus démocratique du monde », les États-Unis, est désormais le principal agent de propagation du chaos guerrier et de déstabilisation de la situation mondiale.
La Chine s’est imposée comme un concurrent de premier ordre pour contester le leadership américain. Son armée, malgré sa modernisation, est encore très loin d’avoir acquis la force et l’expérience de son rival américain ; sa « technologie de guerre », base d’un armement et d’un déploiement de guerre efficaces, est encore limitée et fragile, bien loin de la puissance américaine ; la Chine est entourée dans le Pacifique par une chaîne de puissances hostiles (Japon, Corée du Sud, Taïwan, Australie, etc.), ce qui bloque son expansion impérialiste maritime. Face à cette situation défavorable, elle s’est lancée dans une gigantesque entreprise économico-impérialiste, appelée les « Nouvelles routes de la soie », qui vise à établir une présence mondiale et une expansion terrestre à travers l’Asie centrale, dans l’une des régions les plus déstabilisées du monde. Il s’agit d’un effort dont l’issue est très incertaine et qui nécessite un investissement économique et militaire total et incommensurable ainsi qu’une mobilisation politico-sociale au-dessus de ses moyens d’encadrement qui reposent essentiellement sur la rigidité politique de son appareil d’État, lourd héritage du stalinisme maoïste : le recours systématique et brutal à ses forces de répression, à la contrainte et à la soumission à un gigantesque appareil d’État ultra-bureaucratisé, comme on l’a vu avec la multiplication de protestations face à la politique gouvernementale du « zéro Covid ». Cette orientation aberrante et l’accumulation des contradictions qui minent en profondeur son développement pourraient finir par ébranler ce colosse aux pieds d’argile qu’est la Chine. De même que la réponse brutale et menaçante des États-Unis illustre le degré de folie meurtrière, de fuite aveugle dans la barbarie et le militarisme (y compris la militarisation grandissante de la vie sociale), que le capitalisme a atteint comme les symptômes d’un cancer généralisé qui ronge le monde et menace directement désormais l’avenir de la terre et la vie de l’humanité.
Le tourbillon de destruction qui menace le monde
La guerre en Ukraine n’est pas une tempête dans un ciel bleu, elle fait suite à la pire pandémie jusqu’à présent du XXIe siècle, le Covid, avec plus de 16 millions de morts, et dont les ravages se poursuivent avec les confinements draconiens en Chine. Cependant, les deux font partie, tout en la stimulant, d’une chaîne de catastrophes qui frappent l’humanité : la destruction environnementale ; le dérèglement climatique et ses conséquences multiples ; la famine qui revient avec violence en Afrique, en Asie et en Amérique latine ; la vertigineuse vague de réfugiés qui, en 2021, a atteint le chiffre sans précédent de 100 millions de personnes déplacées ou migrantes ; le désordre politique qui s’empare des pays centraux comme nous le voyons avec les gouvernements en Grande-Bretagne ou le poids du populisme aux États-Unis ; la montée des idéologies les plus obscurantistes…
La pandémie a mis à nu les contradictions qui minent le capitalisme, un système social qui se targue d’avancées scientifiques impressionnantes mais qui n’a pas d’autres recours que la méthode moyenâgeuse de la quarantaine, tandis que ses systèmes de santé s’effondrent et que son économie a été paralysée pendant près de deux ans, aggravant ainsi une crise économique qui monte en flèche. Un ordre social qui prétend avoir le progrès pour bannière produit les idéologies les plus arriérées et irrationnelles qui ont explosé autour de la pandémie avec des théories de conspiration ridicules, dont beaucoup sortent de la bouche de « grands leaders mondiaux ».
Une cause directe de la pandémie réside dans le pire désastre écologique qui menace l’humanité depuis des années. Mû par le profit et non par la satisfaction des besoins humains, le capitalisme est un prédateur des ressources naturelles, comme il l’est du travail humain, mais, en même temps, il tend à détruire les équilibres et les processus naturels, en les modifiant de manière chaotique, comme un apprenti sorcier provoquant toutes sortes de catastrophes aux conséquences de plus en plus destructrices : réchauffement climatique à l’origine de sécheresses, inondations, incendies, fonte des glaciers et des icebergs, disparition massive d’espèces végétales et animales aux conséquences imprévisibles et annonciatrices de la disparition même de l’espèce humaine à laquelle conduit le capitalisme. Le désastre écologique est exacerbé par les nécessités de la guerre, par les opérations de guerre elles-mêmes (l’utilisation possible d’armes nucléaires en est une expression évidente) et par l’aggravation d’une crise économique mondiale qui oblige chaque capital national à dévaster davantage un grand nombre de régions dans une recherche désespérée de matières premières. L’été 2022 est une illustration criante des graves menaces qui pèsent sur l’humanité dans le domaine écologique : hausse des températures en moyenne et en maximum (l’été le plus caniculaire depuis qu’elles font l’objet de relevés météorologiques à l’échelle internationale), sécheresse généralisée affectant des fleuves comme le Rhin, le Pô ou la Tamise, incendies de forêts dévastateurs, inondations comme celle du Pakistan affectant un tiers de la surface du pays, glissements de terrains… et, au milieu de ce panorama désastreux et dévasté, les gouvernements qui retirent leurs ridicules engagements de « protection de l’environnement » au nom de l’effort de guerre !
« Le résultat final du processus de production capitaliste est le chaos », déclarait le Premier congrès de l’Internationale Communiste en 1919. Il est suicidaire et irrationnel, contraire à tous les critères scientifiques, de penser que tous ces ravages ne seraient qu’une somme de phénomènes passagers, chacun enfermé dans des causes particulières. Il y a une continuité, une accumulation de contradictions, qui constituent un fil rouge sanglant, qui les relie, convergeant dans un tourbillon mortel qui menace l’humanité.
Nous assistons à une accélération de toutes les contradictions du capitalisme qui se combinent entre elles et provoquent un effet démultiplicateur des facteurs de destruction et de chaos.
L’économie est plongée non seulement dans la crise mais aussi dans un désordre croissant (blocages constants de l’approvisionnement, situations combinées de surproduction et de pénurie de biens et de main-d’œuvre).
Les pays les plus industrialisés, censés constituer des oasis de prospérité et de paix, sont déstabilisés et deviennent eux-mêmes des facteurs majeurs dans l’aggravation vertigineuse d’une instabilité internationale.
Comme nous l’avons dit dans le Manifeste [77] de notre 9e congrès (1991) : « Jamais la société humaine n’avait connu des boucheries de l’ampleur de celles des deux guerres mondiales. Jamais les progrès de la science n’avaient été utilisés à une telle échelle pour provoquer la destruction, les massacres et le malheur des hommes. Jamais, une telle accumulation de richesses n’avait côtoyé, n’avait provoqué de telles famines et de telles souffrances comme celles qui se sont déchaînées dans les pays du tiers-monde depuis des décennies. Mais il apparaît que l’humanité n’avait pas encore touché le fond. La décadence du capitalisme signifie l’agonie de ce système. Mais cette agonie elle-même a une histoire : aujourd’hui nous avons atteint sa phase terminale, celle de la décomposition générale de la société, celle de son pourrissement sur pied ».([5])
La réponse du prolétariat
De toutes les classes de la société, la plus affectée et la plus durement touchée par la guerre est le prolétariat. La guerre « moderne » est construite sur une gigantesque machine industrielle qui exige l’exploitation décuplée du prolétariat. Le prolétariat est une classe internationale qui n’a pas de patrie, mais la guerre est le meurtre des travailleurs pour la patrie qui les exploite et les opprime. Le prolétariat est la classe de la conscience ; la guerre est l’affrontement irrationnel, le renoncement à toute pensée et réflexion consciente. Le prolétariat a pour intérêt de rechercher la vérité la plus claire ; dans les guerres, la première victime est la vérité, enchaînée, bâillonnée, asphyxiée par les mensonges de la propagande impérialiste. Le prolétariat est la classe de l’unité au-delà des barrières de la langue, de la religion, de la race ou de la nationalité ; la confrontation mortelle dans la guerre érige en règle le déchirement, la division, l’affrontement entre les nations et les populations. Le prolétariat est la classe de l’internationalisme, de la confiance et de la solidarité mutuelle ; la guerre exige comme moteur la suspicion, la peur de l’« étranger », la haine la plus odieuse « de l’ennemi ».
Parce que la guerre atteint et mutile la fibre la plus profonde de l’être chez le prolétaire, la guerre généralisée nécessite la défaite préalable du prolétariat. La Première Guerre mondiale a été possible parce que les partis de la classe ouvrière de l’époque, les partis socialistes, ainsi que les syndicats, ont trahi notre classe et ont rejoint leur bourgeoisie dans le cadre de l’union nationale contre l’ennemi. Mais cette trahison ne suffit pas, en 1915, la Gauche de la social-démocratie se regroupe à Zimmerwald et lève la bannière de la lutte pour la révolution mondiale. Cela a contribué à l’émergence de luttes de masse qui ont ouvert la voie à la Révolution en Russie en 1917 et à la vague mondiale de l’assaut prolétarien de 1917-1923 non seulement contre la guerre en défense des principes de l’internationalisme prolétarien mais contre le capitalisme en affirmant sa capacité en tant que classe unie à renverser un système d’exploitation barbare et inhumain. Une leçon impérissable de 1917-1918 ! Ce ne sont pas des négociations diplomatiques ou les conquêtes de tel ou tel impérialisme qui ont mis fin à la Première Guerre mondiale. C’est le soulèvement révolutionnaire international du prolétariat. Seul le prolétariat peut mettre fin à la barbarie guerrière en orientant sa lutte de classe vers la destruction du capitalisme.
Afin d’ouvrir la voie à la Seconde Guerre mondiale, la bourgeoisie a dû s’assurer de la défaite non seulement physique mais aussi idéologique du prolétariat. Le prolétariat a été soumis à une terreur impitoyable partout où ses tentatives révolutionnaires sont allées le plus loin : en Allemagne sous le nazisme, en Russie sous le stalinisme. Mais, en même temps, il a été enrôlé idéologiquement, brandissant les bannières de l’antifascisme et de la défense de la « patrie socialiste », l’URSS. « De “victoire en victoire”, [la classe ouvrière] était menée pieds et poings liés à la Seconde Guerre impérialiste qui, à l’opposé de la première, ne devait pas lui permettre de surgir de façon révolutionnaire mais dans laquelle elle devait être embrigadée dans les grandes “victoires” de la “résistance”, de “l’antifascisme” ou bien des “libérations” coloniales et nationales ».([6])
Depuis la reprise historique de la lutte de classe en 1968, et pendant toute la période où le monde était divisé en deux blocs impérialistes, la classe ouvrière des pays centraux a refusé les sacrifices exigés par la guerre, sans parler d’aller au front mourir pour la patrie, ce qui a fermé la porte à une troisième guerre mondiale. Cette situation n’a pas changé depuis 1989.
Cependant, la « non-mobilisation » du prolétariat des pays centraux pour la guerre n’est pas suffisante. Une deuxième leçon se dégage de l’évolution historique depuis 1989 : ni le simple refus de s’engager dans les opérations guerrières, ni une simple résistance à la barbarie capitaliste ne suffisent. En rester à ce stade n’arrêtera pas le cours vers la destruction de l’humanité.
Le prolétariat doit passer sur le terrain politique de l’offensive internationale générale contre le capitalisme. Seules « la conscience des enjeux considérables de la situation historique présente, en particulier des dangers mortels que fait courir la décomposition à l’humanité ; sa détermination à poursuivre, développer et unifier son combat de classe ; sa capacité à déjouer les multiples pièges qu’une bourgeoisie, même affectée par sa propre décomposition, ne manquera pas de semer sur son chemin, permettront à la classe ouvrière de répondre coup pour coup aux attaques de tout ordre déchaînées par le capitalisme, pour finalement passer à l’offensive et mettre à bas ce système barbare ».([7])
La toile de fond de l’accumulation de destructions, de barbarie et de catastrophes que nous dénonçons est la crise économique irréversible du capitalisme qui est à la base de tout son fonctionnement. Depuis 1967, le capitalisme est entré dans une crise économique dont, cinquante ans plus tard, il n’arrive pas à sortir. Au contraire, comme le montrent les bouleversements économiques qui ont lieu depuis 2018 et l’escalade croissante de l’inflation, elle s’aggrave considérablement, avec ses séquelles de misère, de chômage, de précarité et de famine.
La crise capitaliste touche les fondements mêmes de cette société. Inflation, précarité, chômage, rythmes infernaux et conditions de travail qui détruisent la santé des travailleurs, logements inabordables…, témoignent d’une dégradation inexorable de la vie de la classe ouvrière et, bien que la bourgeoisie tente de créer toutes les divisions imaginables, en accordant des conditions « plus privilégiées » à certaines catégories de travailleurs, ce que nous voyons dans l’ensemble est, d’une part, ce qui va probablement être la pire crise de l’histoire du capitalisme, et, d’autre part, la réalité concrète de la paupérisation absolue de la classe ouvrière dans les pays centraux, confirme totalement la justesse de cette prévision que Marx avait faite concernant la perspective historique du capitalisme et dont les économistes et autres idéologues de la bourgeoisie se sont tant moqués.
L’aggravation inexorable de la crise du capitalisme est un stimulant essentiel à la lutte et à la conscience de classe. La lutte contre les effets de la crise est la base du développement de la force et de l’unité de la classe ouvrière. La crise économique affecte directement l’infrastructure de la société ; elle met donc à nu les causes profondes de toute la barbarie qui pèse sur la société, permettant au prolétariat de prendre conscience de la nécessité de détruire radicalement le système et de ne plus s’illusionner sur les possibilités d’en améliorer certains aspects.
Dans la lutte contre les attaques brutales du capitalisme, et surtout contre l’inflation qui frappe l’ensemble des travailleurs de manière générale et indiscriminée, les travailleurs développeront leur combativité, ils pourront commencer à se reconnaître comme une classe ayant une force, une autonomie et un rôle historique à jouer dans la société. Ce développement politique de la lutte de classe lui donnera la capacité de mettre fin à la guerre en mettant fin au capitalisme.
Cette perspective commence à se dessiner : « face aux attaques de la bourgeoisie, la classe ouvrière au Royaume-Uni montre qu’elle est de nouveau prête à lutter pour sa dignité, à refuser les sacrifices imposés sans cesse par le capital. Et une nouvelle fois, elle est le reflet le plus significatif de la dynamique internationale : l’hiver dernier, des grèves avaient commencé à éclater en Espagne et aux États-Unis ; cet été, l’Allemagne et la Belgique ont elles-aussi connu des débrayages ; pour les mois à venir, tous les commentateurs annoncent “une situation sociale explosive” en France et en Italie. Il est impossible de prévoir où et quand la combativité ouvrière va de nouveau se manifester massivement dans l’avenir proche, mais une chose est certaine, l’ampleur de la mobilisation ouvrière actuelle au Royaume-Uni constitue un fait historique majeur : c’en est fini de la passivité, de la soumission. Les nouvelles générations ouvrières relèvent la tête ».([8])
Nous constatons une rupture avec la passivité et la désorientation des années antérieures. Le retour de la combativité ouvrière en réponse à la crise peut devenir un foyer de conscience animé par l’intervention des organisations communistes. Il est clair que chaque manifestation de l’enfoncement dans la décomposition de la société parvient à ralentir les efforts de combativité des travailleurs, voire à la paralyser dans un premier temps comme ce fut le cas avec le mouvement en France de 2019 qui a subi le coup du déclenchement de la pandémie. Cela signifie une difficulté supplémentaire pour le développement des luttes. Cependant il n’y a pas d’autre voie que la lutte, la lutte elle-même étant déjà une première victoire. Le prolétariat mondial, même à travers un processus forcément heurté, semé d’embûches et de pièges tendus par les appareils politiques et syndicaux de son ennemi de classe, de défaites amères, garde intacte ses capacités pour pouvoir retrouver son identité de classe et enfin lancer une offensive internationale contre ce système moribond.
Les années vingt du XXIe siècle seront donc d’une importance considérable dans l’évolution historique de la lutte de classe et du mouvement ouvrier. Elles montreront (comme nous l’avons déjà vu depuis 2020) plus clairement que par le passé la perspective de destruction de l’humanité que porte la décomposition capitaliste. À l’autre pôle, le prolétariat va commencer à faire les premiers pas, souvent hésitants et avec encore beaucoup de faiblesses, vers sa capacité historique à poser la perspective communiste. Les deux pôles de la perspective, destruction de l’humanité ou révolution communiste mondiale, seront posés, bien que cette dernière soit encore très éloignée et rencontre d’énormes obstacles pour pouvoir s’affirmer.
Il serait suicidaire pour le prolétariat de se cacher ou de sous-estimer les obstacles gigantesques émanant tant de l’action du Capital et de ses États que du pourrissement de la situation elle-même qui empoisonne l’atmosphère sociale dans le monde entier :
1) La bourgeoisie a su tirer les leçons de la grande frayeur que lui ont apporté le triomphe initial de la Révolution en Russie et la vague révolutionnaire mondiale de l’assaut prolétarien entre 1917 et 1923, qui ont prouvé « en pratique » ce que le Manifeste du Parti communiste annonçait en 1848 : « Un spectre plane sur l’Europe : le spectre du communisme. La bourgeoisie crée son propre fossoyeur : le prolétariat ».
Cette immensité des dangers ne doit pas nous pousser au fatalisme. La force du prolétariat est la conscience de ses faiblesses, de ses difficultés, des obstacles que l’ennemi ou la situation elle-même dressent contre sa lutte : « Les révolutions prolétariennes, par contre, comme celles du XIXe siècle, se critiquent elles-mêmes constamment, interrompent à chaque instant leur propre cours, reviennent sur ce qui semble déjà être accompli pour le recommencer à nouveau, raillent impitoyablement les hésitations, les faiblesses et les misères de leurs premières tentatives, paraissent n’abattre leur adversaire que pour lui permettre de puiser de nouvelles forces de la terre et de se redresser à nouveau formidable en face d’elles, reculent constamment à nouveau devant l’immensité infinie de leurs propres buts, jusqu’à ce que soit créée enfin la situation qui rende impossible tout retour en arrière, et que les circonstances elles-mêmes crient : Hic Rhodus, hic salta ! »([11])
Dans des situations historiques graves, telles que des guerres à grande échelle comme celle en Ukraine, le prolétariat peut voir qui sont ses amis et qui sont ses ennemis. Les ennemis ne sont pas seulement les grands leaders, comme Poutine, Zelensky ou Biden, mais aussi les partis d’extrême droite, de droite, de gauche et d’extrême gauche qui, avec les arguments les plus divers, y compris le pacifisme, soutiennent et justifient la guerre et la défense d’un camp impérialiste contre l’autre.
Depuis plus d’un siècle, seule la Gauche communiste a été et est capable de dénoncer de manière systématique et constante la guerre impérialiste, en défendant l’alternative de la lutte de classe du prolétariat, de son orientation vers la destruction du capitalisme par la révolution prolétarienne mondiale.
La lutte du prolétariat ne se limite pas seulement à ses luttes défensives ou à des grèves de masse. Une composante indispensable, permanente et indissociable de celle-ci est la lutte de ses organisations communistes et concrètement, depuis un siècle, de la Gauche communiste. L’unité de tous les groupes de la Gauche communiste est indispensable face à la dynamique capitaliste de destruction de l’humanité. Comme nous l’affirmions déjà dans le Manifeste publié lors de notre premier congrès [338] en 1975 : « Tournant le dos au monolithisme des sectes, [ce Manifeste] appelle les communistes de tous les pays à prendre conscience des responsabilités immenses qui sont les leurs, à abandonner les fausses querelles qui les opposent, à surmonter les divisions factices que le vieux monde fait peser sur eux. Il les appelle à se joindre à cet effort afin de constituer, avant les combats décisifs, l’organisation internationale et unifiée de son avant-garde. Fraction la plus consciente de la classe, les communistes se doivent de lui montrer son chemin, en faisant leur le mot d’ordre : “Révolutionnaires de tous les pays, unissez-vous !” ».
CCI, décembre 2022
[1]) Face à la tentative révolutionnaire de 1918 en Allemagne, le social-démocrate Noske assumait le rôle de « chien sanglant » de la contre-révolution.
[2]) « La décomposition, phase ultime de la décadence capitaliste », Revue internationale n° 107 [47] (2001).
[3] "La crise de la social-démocratie, ou "brochure de Junius [339]".
[4] Après moi le déluge ! Telle est la devise de tout capitaliste et de toute nation capitaliste. (Marx, Le Capital - Livre premier, III° section [340] : la production de la plus-value absolue, Chapitre X : La journée de travail
[5] Manifeste du 9e [77] congrès du CCI : « Révolution communiste ou destruction de l’humanité » (1991).
[6] Manifeste du 1er congrès du CCI (1975).
[7] « La décomposition, phase ultime de la décadence capitaliste », Revue internationale n° 107.
[8]) « La bourgeoisie impose de nouveaux sacrifices, la classe ouvrière répond par la lutte » (Tract international [336] du CCI, août 2022).
[9]) Les armées réunies des États-Unis, de la France, de la Grande-Bretagne et du Japon ont collaboré à partir d’avril 1918 avec les vestiges de l’ancienne armée tsariste dans une horrible guerre civile qui a fait 6 millions de morts.
[10] « La décomposition, phase ultime de la décadence capitaliste », Revue internationale n° 107 [47] (2001).
[11] Karl Marx, Le 18 Brumaire [341] de Louis Bonaparte (1852).
La guerre en Ukraine n’est pas un coup de tonnerre dans un ciel bleu. Ses ravages interviennent alors que se multiplient les phénomènes catastrophiques : dérèglement climatique, dégradation de l’environnement, aggravation accélérée de la crise économique, convulsions politiques affectant jusqu’au plus vieux pays du capitalisme (le Royaume-Uni), retour de famines épouvantables à grande échelle, migrations massives de populations fuyant les zones de guerre, les massacres, les persécutions ou la misère… Cette combinaison de phénomènes, leur interdépendance et leur interaction, ont amené le Courant Communiste International à adopter le document que nous publions ci-dessous, qui s'efforce de les intégrer dans un cadre historique plus ample en prenant en compte l'événement également très important constitué par le surgissement d'un mouvement de grèves de grande ampleur qui a secoué le Royaume-Uni résultant d'un profond mécontentement : "l’été de la colère".
1. Les années 20 du XXIe siècle s’annoncent comme une des périodes parmi les plus convulsives de l’histoire et accumulent déjà des catastrophes et des souffrances indescriptibles. Elles ont commencé par la pandémie du Covid-19 (qui se poursuit encore) et une guerre au cœur de l’Europe, qui dure déjà depuis plus de 9 mois et dont personne ne peut prévoir l’issue. Le capitalisme est entré dans une phase de graves troubles sur tous les plans. Derrière cette accumulation et imbrication de convulsions se profile la menace de destruction de l’humanité. Comme nous le soulignons déjà dans nos "Thèses sur la Décomposition [47]"[1] le capitalisme "est la première [société] à menacer la survie même de l’humanité, la première qui puisse détruire l’espèce humaine" (thèse 1).
2. La décadence du capitalisme n’est pas un processus homogène et régulier : elle a, au contraire, une histoire qui s’exprime à travers plusieurs phases. La phase de la décomposition a été identifiée dans nos Thèses, comme "une phase spécifique, la phase ultime de son histoire, celle où la décomposition devient un facteur, sinon le facteur, décisif de l’évolution de la société" (thèse 2). Il est clair que si le prolétariat n’était pas capable de renverser le capitalisme, nous assisterions à une terrible agonie débouchant sur la destruction de l’humanité.
3. Avec l’irruption foudroyante de la pandémie de Covid, nous avons mis en évidence l’existence de quatre caractéristiques propres à la phase de décomposition :
– La gravité croissante de ses effets. La pandémie a provoqué entre 15 et 20 millions de morts, la paralysie générale de l’économie pendant plus d’une année, l’effondrement des systèmes nationaux de santé, l’incapacité des États à se coordonner internationalement pour combattre le virus et produire des vaccins, chaque État s’enfonçant au contraire dans la politique du chacun pour soi. Une telle situation traduit non seulement l’impossibilité du système d’échapper à ses lois dictées par la concurrence, mais aussi l’exacerbation des rivalités dont ont résulté l’incurie, l’aberration et le chaos de la gestion bourgeoise, et cela au cœur même des pays les plus puissants ou développés de la planète.
- l’irruption des effets de la décomposition sur le plan économique. Cette tendance, déjà constatée au 23e congrès du CCI, s’est pleinement confirmée et constitue une "nouveauté" parce que depuis les années 1980, la bourgeoisie des pays centraux était parvenue à protéger l’économie des principaux effets de la décomposition.[2]
– L’interaction croissante de ses effets, ce qui aggrave les contradictions du capitalisme à un niveau jamais atteint auparavant. En effet, dans les trente années précédentes, la bourgeoisie avait plus ou moins réussi (notamment dans les pays centraux) à isoler ou limiter les effets de la décomposition, permettant généralement d’éviter qu’ils n’interagissent entre eux. Ce qui apparaît au contraire clairement depuis deux ans, c’est l’interaction et l’imbrication de la barbarie guerrière, d’une crise écologique phénoménale, du chaos dans l’appareil politique d’un bon nombre de bourgeoisies importantes, de la pandémie actuelle et du risque croissant de nouvelles crises sanitaires, des famines, de l’exode gigantesque de millions de personnes, de la propagation des idéologies les plus rétrogrades et irrationnelles, etc., tout cela au milieu d’une aggravation virulente de la crise économique qui fragilise encore davantage des pans entier de la population, en particulier les prolétaires exposés à une paupérisation croissante et à une détérioration accélérée de leurs conditions de vie (chômage, précarité, difficulté à se nourrir, à se loger…).
– La présence croissante de ses effets dans les pays centraux. Si, pendant les trente dernières années, les pays centraux ont été relativement protégés des effets de la décomposition, aujourd’hui, ils sont frappés de plein fouet et, pire encore, ils tendent à devenir ses plus grands propagateurs, comme aux États-Unis où l’on a assisté début 2021 à la tentative de prise d’assaut du Capitole par les partisans du populiste Trump comme s’il s’agissait d’une vulgaire république bananière.
4.- L’année 2022 a été une illustration éclatante de ces quatre caractéristiques, à travers :
Or, l’agrégation et l’interaction de phénomènes destructeurs débouche sur un "effet tourbillon" qui concentre, catalyse et multiplie chacun de ses effets partiels en provoquant des ravages encore plus destructeurs. Certains scientifiques entrevoient cela de façon plus ou moins claire, comme Marine Romanello de l’University College de Londres : "Notre rapport pour cette année révèle que nous nous trouvons à un moment critique. Nous voyons comment le changement climatique affecte gravement la santé dans le monde entier, en même temps que la dépendance globale persistante envers les combustibles fossiles aggrave ces dommages pour la santé au milieu d’une multiplicité de crises mondiales". Or, cet "effet tourbillon" constitue un changement qualitatif dont les conséquences seront de plus en plus manifestes dans la période qui vient.
Dans ce cadre, il faut souligner le rôle moteur de la guerre en tant qu’action voulue et planifiée par les États capitalistes, devenant le facteur le plus puissant et grave de chaos et de destruction. En fait, la guerre en Ukraine a eu un effet multiplicateur des facteurs de barbarie et de destruction, impliquant :
Dans ce contexte, il faut comprendre dans toute sa gravité l’expansion de la crise environnementale qui se hisse à des niveaux jamais vus auparavant :
Une autre donnée liée à la crise environnementale qui en même temps l’aggrave, est la situation de délabrement des centrales nucléaires [6] dans un contexte de crise énergétique (résultant de la crise économique) mais aussi comme conséquence de la guerre en Ukraine. Il y a là, clairement, le risque de catastrophes sans précédents s’ajoutant à celui résultant de bombardements des centrales nucléaires ukrainiennes.
Nous ne sommes pas les seuls à constater la gravité de la situation, et c’est même une personnalité ne pouvant en rien être soupçonnée d’être un ennemi du capitalisme qui proclame que "la crise climatique est en train de nous tuer. Ce qui en finirait non seulement avec la question de la santé de notre planète, mais aussi avec celle de l’ensemble de sa population à travers la contamination atmosphérique…" (dixit Antonio Guterres, secrétaire général de l’ONU dans un message devant son assemblée générale en septembre 2022).
5. En toile de fond de cette évolution catastrophique se trouve l’aggravation considérable de la crise économique qui se développe depuis 2019 et que la pandémie d’abord et la guerre ensuite, n’ont fait qu’aiguiser. Cette crise se profile comme étant une crise plus longue et plus profonde que celle de 1929. D’abord, parce que l’irruption des effets de la décomposition sur l’économie tend à semer la pagaille dans le fonctionnement de la production, provoquant de constants goulots d’étranglement et des blocages dans une situation de développement du chômage se combinant, de façon paradoxale, avec des situations de pénurie de main-d’œuvre. Elle s’exprime surtout par un déchaînement de l’inflation que les divers plans de sauvetage successifs, déployés à la hâte par les États face à la pandémie et à la guerre, n’ont fait qu’alimenter à travers une fuite en avant dans l’endettement. L’augmentation des taux d’intérêt des banques centrales pour tenter de freiner l’inflation risquent de précipiter une récession très violente en étranglant à la fois les États et les entreprises. C’est un véritable tsunami de misère, une paupérisation brutale du prolétariat dans les pays centraux qui est désormais en marche.
6. En conséquence, des pays importants se trouvent dans une situation de plus en plus dangereuse, ce qui peut avoir des graves répercussions sur l’ensemble du monde :
– Il y aura forcément de grandes convulsions en Russie. Il est peu probable qu’une simple destitution de Poutine se fasse sans effusion de sang et sans affrontements sanglants entre factions rivales. L’éventuelle fragmentation de certaines parties de la Russie, l’État le plus grand du monde et l’un des plus armés, aurait des conséquences imprévisibles pour le monde entier.
– La Chine est de plus en plus affectée par les coups répétés de la pandémie (et possiblement d’autres à venir), par la fragilisation de l’économie, les catastrophes environnementales à répétition et l’énorme pression impérialiste des États-Unis. L’effort économique et stratégique que représentent les "nouvelles routes de la soie" ne peut qu’encore aggraver la situation difficile du capitalisme chinois. Comme le souligne la Résolution sur la situation internationale du 24e congrès du CCI : "la Chine est une bombe à retardement […]. Le contrôle totalitaire sur l’ensemble du corps social, le durcissement répressif auquel se livre la fraction stalinienne de Xi Jinping ne représentent pas une expression de force mais au contraire une manifestation de faiblesse de l’État, dont la cohésion est mise en péril par l’existence de forces centrifuges au sein de la société et d’importantes luttes de cliques au sein de la classe dominante".
- Les États-Unis eux-mêmes sont la proie de conflits au sein de la bourgeoisie, les plus graves depuis la Deuxième Guerre mondiale, "l’étendue des divisions au sein de la classe dirigeante américaine a été mise à nu par les élections contestées de novembre 2020, et surtout par la prise d’assaut du Capitole par les partisans de Trump le 6 janvier 2021, poussés par Trump et son entourage. Ce dernier événement démontre que les divisions internes qui secouent les États-Unis traversent l’ensemble de la société. Bien que Trump ait été évincé du gouvernement, le trumpisme reste une force puissante, lourdement armée, qui s’exprime aussi bien dans la rue que dans les urnes".[7] Cela n’a fait que se confirmer récemment avec les élections de la mi-mandat de Biden où les divisions entre chaque bande rivale (démocrates et républicains) n’ont jamais été si profondes et exacerbées, de même que les déchirements à l’intérieur de chacun des deux camps, alors même que le poids du populisme comme celui des idéologies les plus rétrogrades, marquées par le rejet d’une pensée rationnelle, cohérente, construite, loin d’être enrayé par les tentatives de mise à l’écart d’une nouvelle candidature de Trump, n’a fait que s’ancrer de plus en plus profondément et durablement dans la société américaine, comme dans le reste du monde. Cela constitue un révélateur du degré de putréfaction des rapports sociaux.
7.- La dégradation à un niveau encore jamais atteint de la situation mondiale se voit encore aggravée par deux facteurs très importants liés à la maîtrise insuffisante par les États capitalistes, notamment les plus puissants, des rapports sociaux dans leur ensemble :
– Comme nous l’avons remarqué avec la crise du Covid-19 et même avant (lors de notre 23e congrès), la capacité de coopération entre les grands États pour retarder et amoindrir l’impact de la crise économique et pour limiter ou reporter les effets de la décomposition vers les pays les plus faibles, s’est considérablement affaiblie et la tendance n’est pas au "retour" des politiques de "coopération internationale", c’est plutôt l’inverse. Une telle difficulté ne peut qu’aggraver le chaos mondial.
– D’autre part, au sein des grandes bourgeoisies mondiales, on ne peut pas raisonnablement déceler l’émergence de politiques pouvant enrayer, même partiellement ou temporairement, une telle érosion destructrice et rapide. Sans sous-estimer la capacité de réponse de la bourgeoisie, on ne voit pas, au moins pour le moment, la mise en place de politiques semblables à celles des années 1980 et 1990 qui avaient atténué et retardé les pires effets de la crise et de la décomposition.
8. Cette évolution, même si elle peut nous surprendre par sa rapidité et son ampleur, avait été largement prévue par l’actualisation de notre analyse sur la décomposition, faite par le 22e congrès (rapport sur la décomposition aujourd’hui).[8] D’un côté, le rapport avait reconnu clairement la montée du populisme dans les pays centraux comme une manifestation importante de la perte de contrôle par la bourgeoisie sur son appareil politique. De même, nous y évoquions comme autre manifestation, l’irruption des vagues de réfugiés et l’exode de populations vers les centres du capitalisme et nous soulignions, en particulier, le désastre environnemental et son ampleur.
Dans le même temps, le rapport avait identifié des problèmes qui, aujourd’hui, n’occupent pas la première place dans les médias mais qui n’ont pas cessé de s’aggraver : le terrorisme, le problème du logement dans les pays centraux, la famine et notamment "la destruction des relations humaines, des liens familiaux et affectifs qui n’ont fait qu’empirer, comme le démontre la consommation d’antidépressifs, l’explosion de la souffrance psychologique au travail, comme l’apparition d’authentiques hécatombes, comme celle qui s’est produite en France durant l’été 2003, où 15 000 personnes âgées supplémentaires sont mortes pendant la période de canicule". Il faut noter que la pandémie a durci de façon considérable cette tendance jusqu’à l’extrême et que les suicides et les maladies psychologiques au cours de cette période ont été considérés comme "une deuxième pandémie".
9. La perspective que nous posons découle de façon cohérente du cadre d’analyse dégagé par les "Thèses sur la décomposition", trente ans auparavant :
– "Dans une telle situation où les deux classes fondamentales et antagoniques de la société s’affrontent sans parvenir à imposer leur propre réponse décisive, l’histoire ne saurait pourtant s’arrêter. Encore moins que pour les autres modes de production qui l’ont précédé, il ne peut exister pour le capitalisme de “gel”, de “stagnation” de la vie sociale" (thèse 4). Pendant trente ans, le pourrissement n’a fait que s’approfondir et débouche aujourd’hui sur une aggravation qualitative manifestant d’une façon jamais vue auparavant ses conséquences destructrices.
– "Aucun mode de production ne peut vivre, se développer, se maintenir sur des bases viables, assurer la cohésion sociale, s’il n’est pas capable de présenter une perspective à l’ensemble de la société qu’il domine. Et c’est particulièrement vrai pour le capitalisme en tant que mode de production le plus dynamique de l’histoire" (thèse 5). La situation actuelle est le prolongement de plus de cinquante ans d’aggravation sans répit de la crise capitaliste sans que la bourgeoisie ait été capable d’offrir une perspective, alors que le prolétariat n’a pas encore été capable d’avancer la sienne : la révolution communiste. Elle entraîne le monde dans une spirale de barbarie et de destruction dont les pays centraux qui, pendant toute une période, avaient joué un rôle de frein relatif à la décomposition, deviennent désormais un facteur aggravant de celle-ci.
– La décomposition "ne mène à aucun type de société antérieur, à aucune phase précédente de la vie du capitalisme […]. Aujourd’hui, la civilisation humaine est en train de perdre un certain nombre de ses acquis. Le cours de l’histoire est irréversible : la décomposition mène, comme son nom l’indique, à la dislocation et à la putréfaction de la société, au néant" (thèse 11).
10. Devant cette situation, les "Thèses sur la Décomposition", bien qu’elles avertissent que, "contrairement à la situation existante dans les années 1970, le temps ne joue plus en faveur de la classe ouvrière" (thèse 16) et qu’il y a le danger d’une lente mais finalement irréversible érosion des bases mêmes du communisme, établissent cependant clairement que "la perspective historique reste totalement ouverte" (thèse 17).
En effet, "Malgré le coup porté par l’effondrement du bloc de l’Est à la prise de conscience du prolétariat, celui-ci n’a subi aucune défaite majeure sur le terrain de sa lutte en ce sens, sa combativité reste pratiquement intacte. Mais en outre, et c’est là l’élément qui détermine en dernier ressort l’évolution de la situation mondiale, le même facteur qui se trouve à l’origine du développement de la décomposition, l’aggravation inexorable de la crise du capitalisme, constitue le stimulant essentiel de la lutte et de la prise de conscience de la classe, la condition même de sa capacité à résister au poison idéologique du pourrissement de la société. Sa lutte contre les effets directs de la crise elle-même constitue la base du développement de sa force et de son unité de classe" (thèse 17).
"La crise économique est un phénomène qui affecte directement l’infrastructure de la société sur laquelle reposent ces superstructures ; en ce sens, elle met à nu les causes ultimes de l’ensemble de la barbarie qui s’abat sur la société, permettant ainsi au prolétariat de prendre conscience de la nécessité de changer radicalement de système, et non de tenter d’en améliorer certains aspects" (thèse 17).
Cette perspective commence en fait à s’ébaucher : "Face aux attaques de la bourgeoisie, la classe ouvrière au Royaume-Uni montre qu’elle est de nouveau prête à lutter pour sa dignité, à refuser les sacrifices imposés sans cesse par le capital. Elle est le reflet le plus significatif de la dynamique internationale : l’hiver dernier, des grèves avaient commencé à éclater en Espagne et aux États-Unis ; cet été, l’Allemagne et la Belgique ont elles-aussi connu des débrayages ; Il est impossible de prévoir où et quand la combativité ouvrière va de nouveau se manifester massivement dans l’avenir proche, mais une chose est certaine, l’ampleur de la mobilisation ouvrière actuelle au Royaume-Uni constitue un fait historique majeur : c’en est fini de la passivité, de la soumission. Les nouvelles générations ouvrières relèvent la tête".[9]
Nous avons mis en évidence que les luttes au Royaume-Uni constituaient une rupture face à la passivité et à la désorientation qui prévalaient jusque-là. Le retour de la combativité ouvrière en réponse à la crise peut devenir une source de prise de conscience, de même que notre intervention, qui est essentielle face à une telle situation. Il est évident que chaque accélération de la décomposition réussit à porter un coup d’arrêt aux efforts de combativité des ouvriers : le mouvement en France 2019 a subi un coup d’arrêt lors de l’éclatement de la pandémie. Cela signifie une difficulté additionnelle non négligeable face au développement des luttes et à la reprise de confiance du prolétariat en lui-même et en ses propres forces. Cependant, il n’y a pas d’autre chemin que la lutte. La reprise de la lutte est en elle-même une première victoire. Le prolétariat mondial dans un processus très tourmenté, avec beaucoup de défaites amères, peut finalement récupérer son identité comme classe et se lancer à terme dans une offensive internationale contre ce système moribond.
11. Les années 20 du XXIe siècle vont donc, dans ce contexte, avoir une importance considérable sur l’évolution historique. Elles vont montrer avec une netteté encore plus grande que dans le passé, la perspective de destruction de l’humanité contenue dans la décomposition capitaliste. À l’autre pôle, le prolétariat va commencer à faire ses premiers pas, comme ceux ébauchés à travers la combativité des luttes en Grande-Bretagne, pour défendre ses conditions de vie face à la multiplication des attaques de chaque bourgeoisie et les coups de boutoir de la crise économique mondiale avec toutes ses implications. Ces premiers pas seront souvent hésitants et pleins de faiblesses, mais ils sont indispensables pour que la classe ouvrière soit capable de réaffirmer sa capacité historique à imposer sa perspective communiste. Ainsi, les deux pôles de la perspective vont globalement s’opposer dans l’alternative : destruction de l’humanité ou révolution communiste, même si cette dernière alternative reste encore très lointaine et se trouve confrontée à des obstacles énormes. Clarifier ce contexte historique constitue une tâche immense mais absolument nécessaire et vitale pour les organisations révolutionnaires du prolétariat. Elle leur impose d’être les meilleurs défenseurs et propagateurs d’une perspective générale. Elle constitue aussi un test crucial de leur capacité à analyser et apporter des réponses aux enjeux posés par les différents aspects de la situation actuelle : guerre, crise, lutte de classe, crise environnementale, crise politique, etc.
CCI, 28 octobre 2022
[1] Adoptées en 1990
[2] Voir Rapport sur la crise économique pour le 24e Congrès du CCI [343] rapport-juillet-2020 (Rapport sur la crise économique au 24e Congrès du CCI (juillet 2020).
[3] De façon globale, le risque pour la santé humaine dans tous les pays y compris ceux les « plus développés" s’est aggravé de façon considérable alors que les scientifiques annoncent aussi la possibilité de nouvelles pandémies. L’étude d’une équipe du London University College publié dans la Revue The Lancet, montre aussi comment la crise climatique a augmenté de 12 % la propagation de la dengue entre 2018 et 2021 et que "les décès provoqués par la canicule ont augmenté de 68 % entre 2017 et 2021, en comparaison de la période située entre 2000 et 2004".
[4] The Lancet (2022). Il faut noter que si bien l’énorme détérioration écologique le facteur majeur dans la crise alimentaire n’est pas le seul facteur, la concentration de la production dans très peu de pays et la forte spéculation financière avec le blé et d’autres aliments basiques aggravent encore davantage le problème.
[5] À sa façon, le Fonds monétaire international reconnaît la réalité de la situation : « il est plus probable que la croissance ralentisse encore et que l’inflation soit plus élevée que prévue. Dans l’ensemble, les risques sont élevés et largement comparables à la situation au début de la pandémie – une combinaison sans précédent de facteurs façonne les perspectives, les éléments individuels interagissant de manière intrinsèquement difficile à prévoir. Bon nombre des risques décrits ci-dessous sont essentiellement une intensification des forces déjà présentes dans le scénario de base. En outre, la réalisation des risques à court terme peut précipiter les risques à moyen terme et rendre plus difficile la résolution des problèmes à long terme".
[6] En France, un géant de la production nucléaire mondiale, 32 de ses 56 réacteurs nucléaires sont à l’arrêt.
[8] Voir Rapport sur la décomposition aujourd’hui (Mai 2017) [58], Revue Internationale n°164.
Certains événements ont une portée qui ne se limite pas au niveau local ou immédiat, mais ont une signification au niveau international. De par le nombre de secteurs affectés, la combativité des ouvriers engagés dans la lutte et le soutien très large envers les grèves parmi la population ouvrière, la vague de grèves qui s’est propagée en Grande-Bretagne depuis l’été est un événement d’une importance incontestable sur le plan britannique. Mais la signification historique de ces combats dépasse largement leur dimension locale ou encore leur déroulement ponctuel.
Depuis des dizaines d’années, la classe ouvrière des métropoles européennes subit la pression étouffante de la décomposition du capitalisme. Plus concrètement, depuis 2020, elle a subi plusieurs vagues de Covid et ensuite l’horreur de la barbarie guerrière en Europe avec l’invasion russe et la guerre en Ukraine. Bien qu’ayant affecté la combativité ouvrière, ces évènements ne l’avaient pas fait disparaître, comme l’ont souligné encore des luttes aux États-Unis, en Espagne en Italie, en France, en Corée et en Iran fin 2021 et début 2022.
Cependant, la vague de grèves en Grande-Bretagne en réponse aux attaques contre le niveau de vie causées par l’approfondissement de la crise économique, accentuée par les conséquences de la crise sanitaire et surtout par la guerre en Ukraine, est d’une autre ampleur. Dans des circonstances difficiles, les ouvriers britanniques envoient un signal clair aux travailleurs du monde entier : nous devons nous battre même si, jusqu’à présent, nous avons subi des attaques et accepté des sacrifices sans être capable de réagir, aujourd’hui, « enough is enough » (« trop, c’est trop »), nous n’acceptons plus cela, il faut lutter. Voici la teneur du message envoyé aux ouvriers des autres pays.
Dans ce contexte, l’entrée en lutte du prolétariat britannique constitue un événement de signification historique sur différents plans.
Cette vague de luttes est menée par une fraction du prolétariat européen qui a le plus souffert du recul général de la lutte de classe depuis 1990. En effet, si dans les années 1970, bien qu’avec un certain retard par rapport à d’autres pays comme la France, l’Italie ou la Pologne, les travailleurs britanniques avaient développé des luttes très importantes culminant dans la vague de grèves de 1979 (« l’hiver de la colère » ; « the winter of discontent »), le Royaume-Uni a été le pays européen où le recul de la combativité durant ces 40 dernières années a été le plus marqué.
Durant les années 1980, la classe ouvrière britannique a subi une contre-offensive efficace de la bourgeoisie qui a culminé dans la défaite de la grève des mineurs de 1985 face à Margaret Thatcher, la « dame de fer » de la bourgeoisie britannique. Par ailleurs, la Grande-Bretagne a été particulièrement touchée par la désindustrialisation et le transfert d’industries vers la Chine, l’Inde ou l’Europe de l’est. Aussi, lorsque la classe ouvrière subit un recul généralisé sur le plan mondial en 1989, celui-ci a été particulièrement marqué en Grande-Bretagne.
De plus, au cours de ces dernières années, les travailleurs britanniques ont subi la déferlante de mouvements populistes et surtout la campagne assourdissante du Brexit, stimulant la division en leur sein entre « remainers » et « leavers », et ensuite la crise du Covid qui a lourdement pesé sur la classe ouvrière, en particulier en Grande-Bretagne. Enfin, plus récemment encore, elle a été confrontée dans le cadre de la guerre en Ukraine à un battage démocratique pro-ukrainien intense et un à discours belliciste particulièrement abject.
La « génération Thatcher » avait subi une défaite importante, mais aujourd’hui, une nouvelle génération de prolétaires apparaît sur la scène sociale, qui n’est plus affectée, comme l’avaient été leurs aînés, par le poids de ces défaites et relève la tête en montrant que la classe ouvrière est capable de riposter par la lutte à ces attaques importantes. Toute proportion gardée, nous constatons un phénomène assez comparable (mais non identique) à celui qui a vu la classe ouvrière française surgir en 1968 : l’arrivée d’une jeune génération moins affectée que ses aînés par le poids de la contre-révolution.
« L’été de la colère » ne peut que constituer un encouragement pour l’ensemble des travailleurs de la planète et cela pour plusieurs raisons : il s’agit de la classe ouvrière de la cinquième puissance économique mondiale, et d’un prolétariat anglophone, dont l’impact des luttes ne peut être qu’important dans des pays comme les États-Unis, le Canada ou encore dans d’autres régions du monde, comme en Inde ou encore en Afrique du Sud. L’anglais étant, par ailleurs, la langue de communication mondiale, l’influence de ces mouvements surpasse nécessairement celui que pourrait avoir des luttes en France ou en Allemagne, par exemple. Dans ce sens, le prolétariat britannique montre le chemin non seulement aux travailleurs européens, qui devront être à l’avant-garde de la montée de la lutte de classe, mais aussi au prolétariat mondial, et en particulier au prolétariat américain. Dans la perspective des luttes futures, la classe ouvrière britannique pourra ainsi servir de trait d’union entre le prolétariat d’Europe occidentale et le prolétariat américain.
Cette importance se mesure également à la réaction inquiète de la bourgeoisie, en particulier en Europe occidentale, par rapport aux dangers que recèle l’extension de la « dégradation de la situation sociale ». C’est en particulier le cas en France, en Belgique ou en Allemagne où la bourgeoisie, contrairement à l’attitude de la bourgeoisie britannique, a pris des mesures pour plafonner les hausses de pétrole, de gaz et d’électricité ou bien pour compenser au moyen de subventions ou de baisses d’impôts l’impact de l’inflation et de la hausse des prix et clame haut et fort qu’elle veut protéger le « pouvoir d’achat » des travailleurs. De même, le large écho accordé dans les médias au décès de la reine Élisabeth et aux cérémonies des obsèques est destiné à flouter les images de lutte de classe et diffuser au contraire le tableau d’une population britannique unie, communiant dans la ferveur nationale et respectueuse de l’ordre constitutionnel bourgeois. La bourgeoisie sait parfaitement que l’approfondissement de la crise et les conséquences de la guerre iront crescendo. Or, le fait que, dès à présent, un mouvement massif se développe face aux premières attaques, qui sont similaires pour toutes les fractions du prolétariat non seulement au Royaume-Uni, mais aussi en Europe et même dans le monde, ne peut qu’inquiéter profondément la bourgeoisie alors qu’elle devra irrémédiablement en porter de nouvelles dans le contexte actuel.
Bien que le prolétariat ouest européen n’ait pas été vaincu durant ces quarante dernières années (contrairement à ce qui s’était passé avant les deux guerres mondiales), le recul au niveau de sa conscience de classe après 1989 (résultant en particulier de la campagne sur la « mort du communisme ») avait cependant été significatif. Ensuite, l’approfondissement de la décomposition à partir des années 1990 avait affecté de plus en plus son identité de classe, et cette tendance n’avait pu être inversée par des mouvements de lutte ou des expressions de réflexion minoritaires dans les deux premières décennies du XXIe siècle, tels que la lutte contre le Contrat Première Embauche (CPE) en France en 2006, le mouvement des « Indignados » en Espagne en 2011, les luttes à la SNCF et à Air France en 2014 et le mouvement de lutte contre la réforme des retraites en 2019-2020 en France ou encore le « Striketober » aux États-Unis en 2021.
De plus, tout au long des deux premières décennies du XXIe siècle, la classe ouvrière mondiale a été confrontée dans ses luttes au danger de mouvements interclassistes, comme en France avec les actions des « gilets jaunes », au poids de mobilisations populistes comme le mouvement MAGA (« Make America great again ») aux États-Unis, ou encore aux luttes parcellaires comme les « marches pour le climat » ou le mouvement « Black lives matter » et les mobilisations en faveur de la liberté d’avortement aux États-Unis. Plus récemment, face aux premières conséquences de la crise, de nombreuses révoltes populaires ont éclaté dans différents pays d’Amérique latine contre la hausse des prix des carburants et autres denrées de première nécessité. L’ensemble de ces mouvements constitue un danger pour les travailleurs qui risquent ainsi d’être entraînés dans des luttes interclassistesou carrément bourgeoises dans lesquelles ils sont noyés dans la masse des « citoyens ».
Or, seul le prolétariat propose une alternative face aux désastres qui marquent notre société. Et justement, contre ces mouvements qui entraînent les travailleurs sur de faux terrains, l’apport fondamental de la vague de grèves des travailleurs britanniques est l’affirmation que la lutte contre l’exploitation capitaliste doit se situer sur un clair terrain de classe et poser de claires revendications ouvrières contre les attaques visant le niveau de vie des travailleurs : « Mais en outre, et c’est là l’élément qui détermine en dernier ressort l’évolution de la situation mondiale, le même facteur qui se trouve à l’origine du développement de la décomposition, l’aggravation inexorable de la crise du capitalisme, constitue le stimulant essentiel de la lutte et de la prise de conscience de la classe, la condition même de sa capacité à résister au poison idéologique du pourrissement de la société. En effet, autant le prolétariat ne peut trouver un terrain de rassemblement de classe dans des luttes partielles contre les effets de la décomposition, autant sa lutte contre les effets directs de la crise elle-même constitue la base du développement de sa force et de son unité de classe ». (1) Le développement de cette combativité massive dans des luttes pour la défense du « pouvoir d’achat » est pour le prolétariat mondial une condition incontournable pour engager le processus permettant de surmonter le profond recul qu’il a subi depuis l’effondrement du bloc de l’Est et des régimes staliniens et de recouvrer son identité de classe et sa perspective révolutionnaire.
Bref, autant du point de vue historique que du contexte actuel auquel est confrontée la classe ouvrière, cette vague de grèves en Grande-Bretagne constitue dès lors une rupture dans la dynamique de la lutte de classe, capable de provoquer un « changement d’atmosphère » sociale.
L’importance de ce mouvement ne se limite pas au fait qu’il met fin à une longue période de relative passivité. Ces luttes se développent à un moment où le monde est confronté à une guerre impérialiste de grande ampleur, une guerre qui oppose, en Europe, la Russie à l’Ukraine mais qui a une portée mondiale avec, en particulier, une mobilisation des pays membres de l’OTAN. Une mobilisation en armes mais aussi économique, diplomatique et idéologique. Dans les pays occidentaux, le discours des gouvernements appelle aux sacrifices pour « défendre la liberté et la démocratie ». Concrètement, cela veut dire qu’il faut que les prolétaires de ces pays se serrent encore plus la ceinture pour « témoigner leur solidarité avec l’Ukraine », en fait avec la bourgeoisie ukrainienne et celle des pays occidentaux.
Face au conflit en Ukraine, appeler à une mobilisation directe des travailleurs contre la guerre est illusoire ; cependant, le CCI a mis en évidence dès février 2022 que la réaction ouvrière allait se manifester sur le terrain des attaques contre leur « pouvoir d’achat », qui sont le produit de l’accumulation et de l’interconnexion des crises et catastrophes de la période passée. De telles luttes iraient aussi à l’encontre de la campagne appelant à accepter des sacrifices pour soutenir « l’héroïque résistance du peuple ukrainien ».
Par ailleurs, la mobilisation contre l’austérité capitaliste contient à terme aussi une opposition contre la guerre. Voilà aussi ce que les grèves du prolétariat au Royaume-Uni portent en germe, même si les travailleurs n’en ont pas toujours pleinement conscience : le refus de se sacrifier encore et toujours plus pour les intérêts de la classe dominante, le refus des sacrifices pour l’économie nationale et pour l’effort de guerre, le refus d’accepter la logique de ce système qui mène l’humanité vers la catastrophe et, finalement, à sa destruction.
Bref, même si les luttes se limitent pour le moment à un seul pays, si elles s’épuisent et s’il ne faut sans doute pas s’attendre dans l’immédiat à une série de développements majeurs similaires dans différents pays, un jalon est posé. L’acquis essentiel de la lutte des ouvriers britanniques est de relever la tête et de se battre, la pire défaite étant de subir sans se battre. C’est sur cette base que des leçons peuvent être tirées et que la lutte peut avancer. Dans cette perspective, elles représentent un changement qualitatif et annoncent un changement dans la situation de la classe ouvrière face à la bourgeoisie : elles marquent un développement de la combativité sur un terrain de classe qui peut être l’amorce d’un nouvel épisode de la lutte, car c’est à travers ses luttes économiques massives que la classe ouvrière pourra recouvrer progressivement son identité de classe, érodée par la pression de plus de trente années de décomposition, le reflux des luttes et de la conscience, les sirènes des mouvements interclassistes, le populisme et les campagnes écologistes, et qu’elle pourra ouvrir une perspective pour l’ensemble de la société. De ce point de vue, il y a un « avant » et un « après » été 2022.
R. Havanais, 22 septembre 2022
1) « Thèses sur la décomposition », Revue internationale n° 62 (1990).
L'irruption du populisme dans la première puissance mondiale qui a été couronnée par le triomphe de Donald Trump en 2016 a apporté 4 années de décisions contradictoires et erratiques, de dénigrement des institutions et des accords internationaux qui ont encore accéléré le chaos mondial et conduit à un nouvel affaiblissement et discrédit de la puissance américaine , accélérant ainsi son déclin historique. La situation devient de plus en plus grave et les difficultés internes et les divisions de la vie sociale américaine apparaissent ouvertement. A cela s'ajoute une pandémie dont la gestion a montré l'énorme irresponsabilité de l'approche populiste, appelant à faire fi des mesures préventives proposées par les équipes de scientifiques, au point que les Etats-Unis concentrent le triste record de décès par Covid-19 dans le monde. Terreur d'État, violence dans les manifestations antiracistes (BLM), montée des groupes armés suprématistes, augmentation de la criminalité et dans le cadre de cette escalade féroce des événements, le 6 janvier 2021, les troupes trumpistes ont pris le Capitole, le "symbole de l'ordre démocratique", pour tenter de renverser la légalisation du résultat favorable à la faction Biden. La pandémie a accéléré les tendances à la perte de contrôle de la situation sociale, les divisions internes de la bourgeoisie américaine se sont aiguisées dans une élection où, pour la première fois dans l'histoire, le même président et candidat à la réélection accuse le système du pays le plus démocratique du monde de "fraude électorale", dans le meilleur style d'une "république bananière". Les États-Unis sont maintenant à l'épicentre de la décomposition sociale.
Afin d'expliquer, à partir d'une analyse marxiste, cette "nouvelle" situation de l'ancienne superpuissance, nous devons adopter une approche historique. Il faut d'abord expliquer comment se fait-il que les Etats-Unis soient devenus la première puissance mondiale, le pays qui domine le commerce, la politique, la guerre et que sa monnaie devienne la monnaie mondiale. Dans la première partie de cet article, nous examinerons le parcours historique des États-Unis, de leur fondation à leur apogée, leur ascension en tant que gendarme mondial incontesté, c'est-à-dire que nous traiterons des événements de la fin du XVIIIe siècle à la chute du bloc de l'Est en 1989. C'est la période historique qui a été marquée par la primauté du capitalisme américain au niveau mondial. L'effondrement du bloc de l'Est marque le début d'une phase terminale dans l'évolution du capitalisme : la décomposition sociale. Avec elle commence aussi le déclin du leadership américain et le naufrage de l'ensemble du système bourgeois dans le chaos et la barbarie. La deuxième partie de cet article portera sur la période allant du début des années 1990 à l'année en cours. En 30 ans de pourrissement de la société bourgeoise, les Etats-Unis sont devenus un facteur d'aggravation du chaos, leur leadership mondial ne sera pas récupéré, peu importe que l'équipe Biden le proclame dans ses discours, ce n'est pas une question de souhaits, ce sont les caractéristiques de cette phase finale du capitalisme qui déterminent le cours des tendances et l'abîme vers lequel le capitalisme nous mène si le prolétariat n'y mettait pas fin par la révolution communiste mondiale.
Lorsque Marx a écrit "Travail salarié et capital", et surtout la grande œuvre du marxisme "Le Capital", il a pris comme référence le processus interne du pays capitaliste le plus développé de son époque : l'Angleterre, pays de la révolution industrielle et berceau du capitalisme moderne. Au XVIIIe siècle, les États-Unis commençaient tout juste à se consolider en tant que pays sur le nouveau continent. L'indépendance des 13 colonies le 4 juillet 1776 et l'élaboration de la Constitution de l'"Union américaine" allaient amorcer un développement vertigineux du capitalisme en Amérique du Nord.
Dans le cadre de cet article, nous n'allons pas développer l'histoire de l'indépendance des "13 colonies anglaises". Cependant, nous voudrions souligner que l'un des grands mécontentements des colons s'est développé à partir des augmentations d'impôts et du manque de "représentation", c'est pourquoi le slogan était "Un homme = un vote" ou "Pas d'imposition sans représentation". La démocratie commençait à apparaître comme le meilleur cadre pour le développement de la "libre entreprise et de la propriété privée", ce n'est pas une coïncidence si les États-Unis ont commencé à se considérer comme le garant de la démocratie dans le monde.
Le XVIIIe siècle a été dominé par les grands pays colonialistes : l'Angleterre, la France, l'Espagne et, dans une moindre mesure, la Hollande et le Portugal. C'est pourquoi la reconnaissance de l'indépendance des États-Unis a été reconnue dans un climat de rivalités et de luttes territoriales entre ces puissances. Le "Traité de Paris" (1783) reconnaît l'indépendance des États-Unis et leur droit de s'étendre jusqu'au Mississippi. La France possède la Louisiane et l'ensemble du bassin du Mississippi, l'Espagne domine la Floride et conserve une domination absolue sur la "vice-royauté de Nouvelle-Espagne" qui deviendra plus tard le Mexique.
En 1787, la Convention décide de créer une Constitution pour les nouveaux "13 États", éliminant ainsi les affrontements entre eux (entre le New Jersey et New York par exemple) et résolvant le problème des caisses vides pour faire face aux invasions de l'ouest entretenues par la Grande-Bretagne et l'Espagne. En même temps que l'approbation de la Constitution en 1789, la "Déclaration des droits de l’Homme" a également été approuvée. Comme la bourgeoisie montante était une nouvelle classe exploiteuse et que le capitalisme était un système d'extraction de la plus-value de la classe ouvrière, toutes ces déclarations de "droits" comme dans la devise de la révolution française "Lliberté, égalité et fraternité" n'étaient que des couvertures idéologiques pour justifier les relations modernes d'exploitation capitaliste, un programme pour achever la consolidation du capitalisme contre l'ancien régime féodal et ses séquelles. Ces "déclarations" grandioses ne devaient bientôt plus être qu'une couverture pour une exploitation rapace sans aucun semblant de traitement humain : l'esclavage, le racisme et la lutte pour les droits civils aux États-Unis sont une démonstration du fossé entre les "postulats" de la démocratie et la réalité de la vie sous le capitalisme.
Les navires arrivaient dans les ports de l'Est américain remplis d'émigrants qui aspiraient à des terres nouvelles et fertiles, à créer leurs propres entreprises, en d'autres termes, le "rêve américain" était une possibilité pour des millions d'émigrants d'améliorer leur situation. Les lois autorisent l'émigration et de nombreux Européens partent coloniser l'Ouest américain. La population américaine a énormément augmenté grâce à l'émigration. En 1850, il y avait 23 millions d'habitants et en 1910, il y en avait 92 millions, soit plus que la population de l'Angleterre et de la France réunies. Dans le stade ascendant du capitalisme, l'émigration avait une nature différente de celle des émigrations d'aujourd'hui. À l'époque de l'expansion du capitalisme, la possibilité d'améliorer les conditions de vie était réelle, aujourd'hui il s'agit simplement d'une fuite aveugle et suicidaire, d'une véritable impasse. Ainsi, les caravanes de milliers de migrants qui quittent l'Amérique centrale et tentent de rejoindre les États-Unis par voie terrestre sont confrontées à la faim, aux gangs de trafiquants et à la répression de l'État, la plupart d'entre eux n'y trouvant que des souffrances indicibles ou la mort pure et simple.
L'expansion du capitalisme vers l'Ouest est connue sous le nom de "Destinée manifeste", le capitalisme s'est étendu et a ouvert la voie à la pointe du canon et avec la Winchester en main, les indigènes ont été déplacés ou exterminés et les survivants qui ont résulté de cette expropriation violente et forcée ont fini confinés dans des "réserves". "La Frontière" s'étend tout au long du XVIIIe siècle au nom d’une soi-disant prédestination investie " d’une mission dictée par une volonté divine ". La « Destinée manifeste » exprimait l'idéologie des premiers colons, protestants et puritains, de se concevoir comme une nation "élue" destinée à s'étendre de l'Atlantique au Pacifique. Cette expansion s'accompagne de l'arrivée du train[1], du télégraphe et d'un besoin accru d'approvisionnement en marchandises. Il semblerait que le capitalisme ait vécu une ascension sans limites temporelles, d'où les positions isolationnistes historiques reposaient sur cette idée d'un progrès permanent dans un Etat vivant quasiment en autarcie. Cette "expansion interne" s'est achevée et consolidée au début du 20e siècle.
Au début du XVIIIe siècle, la jeune république américaine adopte une doctrine qui marquera son histoire : la doctrine Monroe. Élaborée en 1823 par Quincy Adams et présentée au Congrès de l'Union par James Monroe, cette doctrine a été une pierre angulaire de la politique étrangère américaine se résume à cette simple phrase ¨l'Amérique aux Américains". Il était déjà clair que, depuis lors, les États-Unis proclamaient leur volonté de mettre un terme à la présence des Européens sur le sol des Amériques mais aussi que l’appui sur cette doctrine était en fait insuffisante par rapport aux territoires que les États-Unis allaient dominer sur la planète.
Cette "frontière" mythique a connu une expansion vertigineuse au XIXe siècle. Napoléon Bonaparte avait revendu la Louisiane et tout le bassin du Mississippi, puis les Américains ont acheté la Floride à l'Espagne (1821) et ont gagné la guerre contre le Mexique en 1846, gagnant plus de la moitié de l’ex-territoire mexicain et atteignant ainsi la côte Pacifique. Plus tard, en 1898, la guerre entre les États-Unis et l'Espagne s'est terminée par la victoire des Américains, qui ont pris le contrôle de Cuba, d'autres îles des Caraïbes et des lointaines Philippines. Cela montrait déjà le net déclin de l'"empire espagnol" et la montée en puissance des États-Unis en tant que puissance régionale[2]. « L'année même où George Washington accédait à la présidence des États-Unis, quinze navires chargés de soie et de thé arrivaient du port asiatique exotique et légendaire de Canton, tandis que les navires de New York, Boston et Philadelphie pénétraient hardiment dans la zone du monopole de la Compagnie des Indes orientales. Et en moins de quinze ans, les navires battant pavillon américain, armés par leurs courageux marins, faisaient escale à Batavia, Calcutta, aux Philippines, au Japon, en Turquie, en Égypte et au Maroc. L'histoire du commerce extérieur des États-Unis a commencé de manière spectaculaire »[3] . Dans le Pacifique, à partir du milieu du XIXe siècle, les États-Unis ont commencé à faire sentir leur présence en contribuant à "l'ouverture" du Japon au capitalisme. À la même époque, la Grande-Bretagne pénètre en Chine et établit ses relations dans ce pays asiatique. Cependant, à ce stade, les États-Unis ne sont pas encore poussés à étendre leur présence et à défendre leurs possessions, ce qui commence à se produire surtout au début du XXe siècle.
Le long processus d'intégration des États de l'Union a débuté en 1787 jusqu'aux dernières intégrations en 1959. L'Alaska a été acheté aux Russes en 1867, mais ce n'est qu'en janvier 1959 que l'Alaska est devenu le 49e État et qu'Hawaï est devenu le 50e État en août de la même année. Nous parlons de plus de 170 ans, période pendant laquelle le territoire a été étendu jusqu'à la conquête de la "dernière frontière", c'est-à-dire jusqu'à la côte Pacifique de la Californie. Dans l'avancée frénétique du capitalisme sur l'immense territoire de l'Amérique du Nord, il était nécessaire d'affronter les États esclavagistes du Sud pour deux raisons : consolider l'unité de l'État national en mettant un terme aux sécessionnistes qui menaçaient constamment de devenir indépendants et, d'autre part, éliminer le système esclavagiste archaïque qui ne permettait pas l'existence de " citoyens libres "... libres de vendre leur force de travail salariée ! C'était d'autant plus nécessaire que les États-Unis, au moins jusqu'à la Première Guerre mondiale, souffraient presque en permanence d'une pénurie de main-d'œuvre.
Au XIXe siècle, les États-Unis sont devenus le plus grand importateur d'esclaves. Le travail des esclaves agricoles était concentré dans les États du Sud. D'autre part, le Nord industrialisé a fondé son développement sur l'exploitation du travail salarié, ce qui pose un problème au capitalisme : l'industrie domine les campagnes et la main-d'œuvre doit "circuler librement" pour que le capital puisse l'utiliser sans discernement. Les propriétaires d'esclaves résistent à cette logique du capital et tentent de se détacher du Nord industriel. La sanglante guerre civile (1861-1865) a été le triomphe total du capitalisme et une dure leçon pour les prochaines tentations séparatistes. Cette avancée du capitalisme a été saluée par le marxisme car les rapports de production bourgeois apportent avec eux leurs fossoyeurs : le prolétariat moderne. C'est pourquoi "dans notre message de salutation à M. Lincoln à l'occasion de sa réélection à la présidence, nous avons exprimé notre conviction que la guerre civile en Amérique aurait une aussi grande importance pour le progrès de la classe ouvrière que la guerre d'indépendance américaine pour le progrès de la bourgeoisie"[4].
Alors que les États-Unis sont engagés dans leur guerre de Sécession, au Mexique, la France a imposé un membre de la maison des Habsbourg comme empereur mexicain. Napoléon III a l'intention de contester l'arrière-cour des États-Unis. Il ne s'agissait pas de la complaisance de "l'Oncle Sam" ou du fait que la doctrine Monroe était une chimère, non, ils étaient simplement occupés par leur guerre interne, mais une fois la guerre de Sécession terminée, Washington a été en mesure d'expulser les Français de leur zone d'influence naturelle. Afin de donner une leçon aux Européens et de garder leurs futures prétentions sous clé, les États-Unis ont fait fusiller Maximilien de Habsbourg malgré les supplications de l'aristocratie européenne et d'artistes comme Victor Hugo. Un épisode de plus qui a montré qui, désormais, donnerait le ton de la politique mondiale.
Au début du XXe siècle, « les États-Unis avaient constitué la société capitaliste la plus vigoureuse du monde et organisé la production industrielle la plus puissante (...) La productivité du travail a augmenté plus fortement qu'ailleurs, de même que les profits, les salaires et le revenu national". "Mais à partir de l'époque de la mort de Marx, au cours des années1880, le capitalisme américain a atteint et dépassé les chiffres de la production industrielle anglaise, à partir de ce moment l'Amérique a donc assumé le premier rang parmi les pays industrialisés. (...) La Première Guerre mondiale, en même temps qu'elle provoquait une forte réduction de la production européenne, allait accentuer encore plus les progrès de l'économie américaine, de sorte qu'au moment où éclatait la Révolution d'Octobre, les États-Unis produisaient déjà presque davantage de biens et de marchandises que toute l’Europe réunie »[5]
Pour la bourgeoisie américaine et tous ses idéologues, il semblait que la manne capitaliste était presque une "caractéristique naturelle" du système, cependant, la réalité était basée sur la conquête d'un vaste territoire qui, à mesure que " la frontière" avançait vers l'ouest, la demande de toutes sortes de fournitures et de biens augmentait, un processus capable d'absorber également un grand nombre d'émigrants et de faire grimper tous les chiffres de la croissance, les prêts qui soutenaient cette expansion provenaient d'Europe. En 1893, Chicago devient le site de l'"Exposition universelle", qui place directement les États-Unis sur la liste des puissances industrielles. Le "rêve américain" a toutefois atteint ses limites, le début du XXe siècle et la Première Guerre mondiale ont annoncé l'entrée du capitalisme dans sa décadence historique et de nouvelles conditions allaient entrer en scène pour expliquer l'évolution des États-Unis qui commençaient à émerger comme une puissance mondiale.
La Première Guerre mondiale a marqué la nécessité d'une "nouvelle répartition du monde". Les puissances industrielles comme l'Allemagne sont arrivées tardivement à la distribution du marché mondial. Alors que la France et l'Angleterre s'étaient servies avec une grande cuillère au niveau de la conquête des colonies, alors que les Etats-Unis dominaient le continent américain et consolidaient leur expansion d'Est en Ouest, l'Allemagne n'avait quasiment rien et aspirait à un nouveau repartage du monde. Sous le capitalisme, il n'y a pas d'autre moyen de faire face à la recherche d'un "espace vital" que la guerre et, à partir de 1914, la guerre devient le mode de vie du capitalisme décadent[6].
Le conflit de "La Grande Guerre" a entraîné toute l'Europe dans la destruction, les massacres, la barbarie pure et simple. L'Allemagne déclenche les hostilités. Pour la première fois dans l'ère moderne, l'Europe est confrontée à une situation aussi dramatique.
Les États-Unis ont maintenu la "neutralité" jusqu'en 1917. Rappelons le poids énorme de l'illusion d'un développement capitaliste illimité, loin des problèmes européens. Malgré le naufrage du RMS Lusitania coulé par des sous-marins allemands en 1915, le président Woodrow Wilson maintient la "neutralité". Une neutralité très commode, les États-Unis augmentent leur production de façon remarquable, ils commencent à devenir les grands fournisseurs de l'Entente en munitions, fournitures militaires de toutes sortes, nourriture, etc. Les navires américains n'ont pas cessé de transiter par l'Atlantique chargés de marchandises pour approvisionner le front de la guerre. C'est pourquoi les Allemands savaient qu'il fallait faire la guerre aux États-Unis pour mettre un terme à cet énorme soutien logistique à l'Angleterre et à la France. L'Allemagne déclare à nouveau en 1917 la reprise des attaques sous-marines sans restriction. A cela, s'ajoute l'ingérence allemande au Mexique profitant des bouleversements sociaux dans ce pays et Berlin propose au gouvernement mexicain de déclarer la guerre aux USA et fait miroiter que la victoire du camp allemand signifierait pour le Mexique la récupération des territoires perdus[7]. Afin de maintenir son rôle de grand fournisseur et de défendre ses navires, son canal de Panama et son arrière-cour en proie à des convulsions, la "neutralité" était déjà inutile et l'entrée en guerre était une nécessité impérieuse pour la bourgeoisie américaine... malgré les tentatives de Wilson d'empêcher cette voie. En fin de compte, la logique du capital a prévalu contre les intentions puritaines et candides du maintien de la paix.
« L'entrée en guerre des États-Unis a entraîné un changement fondamental dans les rapports de force industriels et militaires entre les belligérants. Sans les États-Unis, le potentiel industriel anglo-français et celui des puissances centrales restaient plus ou moins en équilibre ; avec l'Amérique, les puissances occidentales possédaient sur leurs adversaires une supériorité à proportion de trois contre un, qui rendait la victoire impossible pour ces derniers »[8]. Les États-Unis ont envoyé un million d'hommes au front, sur le seul front où ils se sont battus, leur industrie a été la grande arme stratégique pour que l'Allemagne se rende et le traité de Versailles a établi les conditions pour que les vaincus paient les dommages de guerre. Ce sont les États-Unis qui ont poussé à la création de la Société des Nations sur la base des "Quatorze points" mis en avant par Woodrow Wilson. Cependant, les États-Unis n'ont pas adhéré à cette organisation afin de maintenir leur "neutralité" face aux conflits futurs.
Alors que les centres industriels de l'Europe et sa population ont été grandement touchés par les destructions et les massacres, les États-Unis, situés à des milliers de kilomètres des champs de bataille, ont conservé une industrie en pleine croissance travaillant à plein régime et une population loin des souffrances directes produites par la guerre. Les pays "vainqueurs" comme la France et l'Angleterre n'ont pas retrouvé leur force industrielle. En 1919, tous les belligérants européens avaient diminué leur production de plus d'un tiers, tandis que les États-Unis sont sortis de cette guerre renforcés et avec une concentration d'or dans leurs coffres comme jamais auparavant. Au milieu du XIXe siècle, l'Angleterre était la puissance mondiale incontestée et son empire, "là où le soleil ne se couche jamais", était là pour le prouver, mais après la Première Guerre mondiale, elle devait se ranger à contrecœur derrière les Américains. Les États-Unis sont passés du statut de débiteurs à celui de plus grands créanciers et prêteurs de l'Europe au cours de la première période d'après-guerre. Le déclin du capitalisme a inauguré une nouvelle organisation dans les constellations impérialistes.
En réalité, après la guerre, il n'y a pas eu de relance de l'économie mondiale ni d'expansion de nouveaux marchés. Pour les Etats-Unis, c'est grâce à la guerre qu'ils ont augmenté leurs exportations massives vers l'Europe et le fait d'avoir conservé intact leur outil industriel a renforcé la pensée de la bourgeoisie américaine de "croissance illimitée". Cependant, 1929 et la Grande Dépression ont fait voler en éclats cette idéologie des "20 ans heureux" et ont rappelé à tous que le capitalisme était entré dans sa décadence et que les crises et les guerres étaient désormais son mode de vie.
Tels des fléaux bibliques, les fléaux de la Grande Dépression frappent le sol américain. Chômage de masse, faillites d'entreprises, faim dans les rues... les images de désolation se sont répétées dans tout le pays et les ravages se sont étendus au reste du monde, bien sûr, avec des niveaux d'affectation différents. L'État américain, sous la direction de Franklin D. Roosevelt, décide d'intervenir. Le capitalisme d'État, qui avait pris forme depuis la Première Guerre mondiale, est devenu omniprésent et est intervenu pour sauver l'économie. Le "New Deal" n'est rien d'autre que du keynésianisme, l'État doit investir dans les infrastructures pour revitaliser l'ensemble de l'industrie. La mise en œuvre du plan a pris du retard et les effets positifs attendus ont mis du temps à arriver. Ainsi, dans les années 1930, la bourgeoisie mondiale cherchera une issue à cette situation, la seule issue que le capital puisse mettre en œuvre : une nouvelle guerre mondiale rendue uniquement possible grâce à l'écrasement du prolétariat. Cette fois, la guerre sera plus dévastatrice et plus cruelle et les États-Unis en sortiront encore mieux positionnés en tant que puissance mondiale incontestée.
Une fois de plus, c'est l'Allemagne qui a dû remettre en question le statu quo. L'annexion de l'Autriche d'abord et la blitzkrieg pour envahir la Pologne en 1939 ouvrent à nouveau les hostilités. Les États-Unis, dont le territoire est à l'abri des champs de bataille, maintiennent à nouveau leur neutralité. Alors que la France est envahie par les troupes d'occupation et que l'Angleterre est soumise aux bombardements allemands, les États-Unis réactivent leur rôle de fournisseur du front, le chômage est résorbé et l'industrie américaine retrouve une production frénétique. Ce n'est pas le New Deal mais bien la guerre qui permet à l'appareil industriel américain de retrouver sa vigueur.
L'Allemagne semblait inarrêtable. À l'intérieur des États-Unis, il y a une forte résistance à une éventuelle entrée des États-Unis dans le conflit mondial, l'aile "isolationniste" normalement concentrée dans le parti républicain n'est pas d'accord avec l'entrée des États-Unis dans le conflit et il y a une forte sympathie des secteurs de la société américaine envers les puissances de l'Axe, en particulier envers l'Allemagne. La bourgeoisie américaine savait que l'Allemagne prendrait le contrôle de l'Europe si elle n'intervenait pas. Contrairement à la Première Guerre mondiale, cette fois-ci, le Japon, qui avait déjà étendu ses ambitions impérialistes à la Mandchourie et occupé de grandes parties de la Chine, entre immédiatement en guerre du côté de l'Axe (Berlin-Rome-Tokyo) et tente de dominer le Pacifique.
Pour pouvoir entrer en guerre, il fallait non seulement briser les isolationnistes, mais aussi convaincre la population et neutraliser la classe ouvrière derrière la bannière étoilée. Il fallait pour cela une attaque qui justifierait, sans résistance, l'entrée en guerre. Les provocations de la bourgeoisie américaine contre les Japonais ont porté leurs fruits et, en décembre 1941, l'empire de Hirohito a mordu à l'hameçon et attaqué Pearl Harbour à Hawaï. Le machiavélisme de la bourgeoisie américaine est digne d'être étudié ; la vie de chacun compte et les pertes matérielles sont secondaires lorsqu'il s'agit d'atteindre des objectifs impérialistes.[10] Une fois encore, l'entrée en guerre des États-Unis a fait pencher la balance en faveur des Alliés et toute leur industrie s'est consacrée à la fourniture d'armes et de matériel aux Alliés. Le New Deal n'a pas tenu sa promesse de plein emploi : en 1938, il y avait 11 millions de chômeurs et en 1941, ils étaient encore plus de 6 millions. Ce n'est que lorsque l'ensemble de l'appareil industriel a été mis en place pour répondre aux exigences de la guerre que le chômage a finalement diminué. Le mirage d'avoir surmonté la crise est réapparu à l'horizon américain.
La bourgeoisie américaine avait construit une armée moderne capable d'intervenir partout dans le monde et ses scientifiques expérimentaient déjà l'utilisation de la fission nucléaire. La "neutralité" pacifique était armée jusqu'aux dents. Être une puissance économique est intimement lié à la capacité de l'État-nation à défendre ces intérêts et à les diffuser dans le monde.
La Seconde Guerre mondiale a évidemment été beaucoup plus dévastatrice que la Première Guerre mondiale. Le nombre de morts dans le monde a atteint 50 millions, dont un grand nombre de civils. La destruction des usines et des quartiers ouvriers de l'ennemi est un nouvel élément pour affaiblir la capacité de l'adversaire, il était essentiel de détruire les centres de forces de travail et les usines de denrées alimentaires, de médicaments, de munitions, etc. La dévastation de l'Europe a provoqué la montée en puissance d'une puissance de second rang comme l'URSS dont les appétits impérialistes semblaient insatiables. Les États-Unis devaient utiliser leur nouvelle puissance militaire, la bombe atomique, pour négocier avec Staline en position de force. C'est pourquoi à Yalta, en février 1945, alors que les Américains n'avaient pas encore fini de construire leurs armes atomiques, Franklin D. Roosevelt et Winston Churchill ont laissé des questions ambiguës devant l'URSS, les Russes voulant envahir le Japon avant le mois de mai. Déjà sous Harry S. Truman, l'accord de Potsdam a été conclu au début du mois d'août 1945, mais Truman a reçu des télégrammes confirmant le succès des essais de la bombe atomique au Nouveau Mexique et Truman a pu parler plus fort aux Soviétiques, il savait qu'ils avaient déjà l'arme qui les mettait au-dessus de l'URSS. Les États-Unis ont largué leurs armes atomiques sur Hiroshima et Nagasaki alors qu'en fait, ils n’avaient pas à vaincre le Japon, qui ne représentait plus une menace pour les Alliés mais à impressionner les Russes. Les bombardements atomiques devaient mettre un terme aux ambitions soviétiques. La Seconde Guerre mondiale n'était pas encore terminée et la Guerre froide avait déjà pointé le bout de son nez.
Les États-Unis ont obtenu le contrôle du monde à la fin de la Seconde Guerre mondiale. La création de l'ONU, les accords de Bretton Woods (en 1945, 80 % de l'or mondial se trouvait aux États-Unis), la Banque mondiale, le FMI, le GATT, l'OTAN... toute une architecture organisationnelle qui a assuré la supériorité mondiale américaine en matière économique, politique et, surtout, militaire. Des bases américaines multipliées autour de la planète, 800 bases militaires plus les bases secrètes qu'il y a probablement dans des pays comme Israël et l'Arabie Saoudite. Pendant la Seconde Guerre mondiale, « 12 millions d'hommes servaient dans l'armée, les États-Unis ont doublé leur produit national brut (PNB) et, à la fin de la guerre, "ils détenaient "la moitié de la capacité de production manufacturière mondiale, la plus grande partie de ses surplus en nourriture et presque toutes ses réserves financières. Les Etats-Unis occupaient la première place dans toute une série de technologies de pointe essentielles à la guerre moderne et à la prospérité économique. La possession d'importantes réserves pétrolières nationales et le contrôle de celles d'Amérique latine et du Moyen-Orient ont contribué à sa domination mondiale globale " (DS Painter, Encyclopedia of US Foreign Policy) »[12].
Ainsi, "la puissance américaine était favorisée par les avantages dus à son relatif isolement géographique. Éloignée des théâtres centraux des deux guerres mondiales, la nation nord-américaine n'a pas subi de destruction massive de ses principaux centres de production comme l'Europe, et sa population civile n'a pas eu à subir la terreur des raids aériens, des bombardements, des déportations et des camps de concentration qui ont causé la mort de millions de civils en Europe (on estime qu'en Russie seulement, plus de 20 millions de civils ont péri).elle est devenue le mode de vie du capitalisme décadent"[13].
Pendant la Guerre froide, le grand axe de la politique étrangère américaine depuis 1945 était celui de "l'endiguement de l'URSS" et de son bloc faussement nommé "communiste". Les prétentions de l'URSS ne tardent pas à se manifester ouvertement : elle avale littéralement les pays baltes, installe un gouvernement en Pologne, négocie avec la Turquie un accès à la mer Noire, alimente la guerre civile en Grèce et ne cache pas ses prétentions à l'égard du Japon et des îles Kouriles, avec lesquelles elle dominera de l'Europe au Pacifique. Ce n'est qu'en 1947 que les États-Unis ont conçu la stratégie du "Plan Marshall", plus de 12,5 milliards de dollars à l'époque pour reconstruire les villes, soulager la faim, fournir des biens à toute l'Europe, bref, une grande partie des crédits du Plan Marshall serait pour que les Européens continuent à consommer des biens américains. Toutefois, l'objectif principal était d'empêcher le développement en Europe de conditions permettant à l'URSS et aux partis communistes fidèles à Moscou de perturber l'environnement social convulsif et d'obtenir de nouveaux membres pour le bloc russe, le cas de la Tchécoslovaquie étant une leçon éloquente qui ne pouvait être répétée.[14]
A la fin de la guerre, George Marshall arrive en Chine pour tenter de former une coalition, cependant, Mao Tse Toung du PCC et Chiang Kai-Shec du Koumitang, conseillés par Moscou, mettent de côté leurs rivalités pour faire front commun contre les Américains et rompent les négociations au printemps 46.
À la fin de la Seconde Guerre mondiale, l'URSS et les États-Unis ont convenu de diviser la Corée à partir du 36e parallèle, mais en 1950, le Nord, soutenu par les Russes, a envahi la Corée du Sud, qui était sous tutelle américaine. L'horreur de la guerre froide a montré son macabre destin, la guerre a duré 3 ans avec 3 millions de morts, des familles divisées et une angoisse permanente dans la population coréenne. Les États-Unis ont réussi à prendre le dessus, en repoussant les forces nord-coréennes vers la frontière initialement convenue. Cette guerre marquera le début d'une escalade dans laquelle les États-Unis s'affirmeront pendant les 40 prochaines années comme la première puissance mondiale incontestée.
L'Europe était divisée par le "rideau de fer". L'OTAN a été créée en 1949 pour la protection militaire de l'Europe occidentale, puis les Russes ont répondu avec le Pacte de Varsovie (1955). Le monde était plongé dans une menace permanente de conflit, les missiles et toutes sortes d'armements ne disparaissaient plus du paysage, la paix du capitalisme était la nouvelle épée de Damoclès.
Petit à petit, les Etats-Unis imposent leur loi. En 1956, lorsque le Royaume-Uni et la France, de connivence avec Israël, veulent mettre en pratique leurs petits caprices et reprendre le contrôle du canal de Suez, les Américains imposent la discipline et relèguent la France et le Royaume-Uni au rôle de seconds rôles derrière les USA.
La seule confrontation directe entre les deux chefs du bloc USA-URSS fut la "crise des missiles de Cuba" en 1962, qui se termina par un accord secret entre l'administration Kennedy et Nikita Khrouchtchev. Le reste des confrontations de cette période s'est fait par le biais d'intermédiaires.
La pierre d'achoppement la plus importante du "siècle américain" a été la guerre du Vietnam. Le Vietnam est divisé entre le Nord et le Sud, le Sud étant sous l'influence de Washington et le Nord soutenu par l'URSS et la Chine. Cette guerre a suscité de nombreuses divisions au sein de la bourgeoisie américaine et l'"impasse" dans le bourbier vietnamien, ainsi que les progrès de l'influence de Moscou au Moyen-Orient, ont contraint les Américains à renoncer à cette guerre et à réorienter leur politique étrangère. Bien qu'ils aient envoyé plus de 500 000 hommes au Vietnam en 1968, ils ont dû abandonner des territoires autrefois contrôlés par la France coloniale, et en 1973, les "accords de Paris" ont été signés, stipulant le départ des Américains du Sud-Vietnam. Cela se traduira bientôt par la reprise de Saigon par le Nord-Vietnam (1976) et une réunification sous l'égide "communiste" avec le nom pompeux de République socialiste du Vietnam (1976).
Mis à part ce fiasco, qui n'était pas "la guerre du riz", les Américains ont réussi à atteindre la lune et à prendre la tête de la technologie et de la recherche scientifique dans le domaine militaire. Dans cette course contre le bloc "communiste", ils ont réussi à contenir l'URSS sur tout le continent américain. Cuba était une exception dont Washington allait s'assurer qu'elle ne se reproduirait pas ; la doctrine Monroe était appliquée à la lettre. L'influence cubaine se limite alors au romantisme autour de "la révolution des barbus" pour alimenter la guérilla gauchiste grâce à son emblème, Che Guevara. Au Moyen-Orient, ils ont fait d'Israël leur tête de pont pour contenir les flirts arabes avec Moscou. En Extrême-Orient, cependant, l'échec de la guerre du Viêtnam a apporté quelque chose de positif pour Washington : il a réussi à attirer la Chine dans le bloc occidental et cette dernière a définitivement rompu avec les Russes. Bien entendu, les États-Unis ont dû abandonner leur position consistant à reconnaître Taïwan comme le "gouvernement continental" ; dans la politique impérialiste, le remords et la honte sont des sentiments qui n’ont pas cours, ce qui prévaut, c'est le calcul froid des intérêts les plus sordides afin de continuer à assurer le pouvoir et le contrôle sur les autres. La Guerre froide a connu quatre décennies de jonglerie impérialiste, de l'"endiguement" à la détente et enfin à l'encerclement de l'URSS.
Les États-Unis ne sont pas intervenus dans le soulèvement hongrois de 1956, mais lorsque l'URSS a envahi l'Afghanistan au début des années 1980, ils ont été contraints de soutenir et de subventionner la "résistance" contre l'invasion soviétique, donnant ainsi naissance à la résistance des moudjahidines et à ce qui deviendra plus tard Al-Qaïda et Oussama Ben Laden, qui ont servi aux côtés des Américains. Au début du XXIe siècle, tous ces "alliés" ont commencé à jouer cavalier seul au point d'oser se rebeller et attaquer leurs anciens maîtres.
La formation des États-Unis leur a permis, dès le XVIIIe siècle, de conquérir un immense territoire et d'accueillir une émigration constante. L'industrialisation du Nord l'emporte sur l'anachronique système esclavagiste du Sud et, avec elle, le capitalisme consolide les bases de son expansion. À la fin du XIXe siècle, les États-Unis étaient déjà un pays dont le territoire s'étendait de l'Atlantique au Pacifique. Il convient de noter que l'"Union américaine" est littéralement une somme d'États, ce qui génère une unité nationale maintenue sous la contrainte. Mais la "destinée manifeste" était que les États-Unis s'étendent au monde entier car, après tout, cette "destinée" était celle du capitalisme américain et s'exprimait en filigrane dans l'illusion des premiers pionniers. La fin de l'expansion américaine sur son territoire et la délimitation de sa zone d'influence (doctrine Monroe) sur le continent avant le reste des puissances européennes ont coïncidé avec l'entrée dans le XXe siècle et le début de la décadence du capitalisme. La Première Guerre mondiale a été l'expression ouverte de la fin de la phase progressive du capitalisme et du début de son déclin historique.
Les États-Unis sortent renforcés de la Première Guerre mondiale, les prêteurs d'hier sont désormais endettés, contrairement à l'Europe où même les vainqueurs, la Grande-Bretagne et la France, n'ont jamais retrouvé leur place dans le concert des nations, les États-Unis vont se positionner comme première puissance mondiale en devenant le grand fournisseur de l'Entente et, étant géographiquement éloignés des champs de bataille, leur outil industriel et leur population restent intacts et se consacrent à produire pour approvisionner le front. La Grande Dépression a montré à quel point le capitalisme d'État était déjà le maître de toute la vie économique, politique, sociale et militaire. Bien que le New Deal n'ait pas résolu la crise, il a mis en évidence le rôle de l'État. La Seconde Guerre mondiale a plus que confirmé le rôle des États-Unis en tant que puissance mondiale. Cette fois, leur rôle de fournisseur s'est accru, les réserves d'or se sont concentrées dans les coffres américains et leur armée a montré des signes de présence sur toute la planète par le ciel, la mer et la terre. Tout son appareil productif et scientifique était subordonné aux exigences de la guerre. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, nous avons assisté au couronnement du grand vainqueur des deux guerres mondiales : les États-Unis. La Guerre froide était complètement dominée par les Américains, le bloc russe a implosé en 1989 sans coups de feu ni missiles de l'Ouest. Mais la domination américaine était basée sur des sables mouvants, tout son empire était gangréné par le cancer du militarisme. Alors que le bloc soviétique, avec la Russie à sa tête, était épuisé et disloqué en raison de l'épuisement de son appareil productif soumis pendant des décennies à la course aux armements, les États-Unis eux-mêmes sapaient leur suprématie sous le poids d'une économie soumise aux exigences de la guerre. La place de première puissance mondiale ne se défend pas par la poésie mais par le maintien et l'expansion d'une armée puissante. C'est même dans cette période que se termine le "siècle américain". Tout comme les dépenses militaires ont fini par couler l'URSS puisque l'industrie de l'armement est un domaine de gaspillage pur et simple pour le capital mondial, nous analyserons dans la deuxième partie comment ce poste a également joué négativement sur la capacité concurrentielle du capital américain.
Les États-Unis peuvent être considérés comme le pays emblématique de la décadence du capitalisme. Si la Grande-Bretagne et la France étaient les puissances de l'ascension du capitalisme, les États-Unis sont devenus la plus grande puissance en raison des conditions créées par la décadence du capitalisme, en particulier, les guerres comme "mode de vie" d'un système en déclin. Cette décadence a déjà bien entamé sa phase terminale, la décomposition sociale, qui marque depuis la fin des années 1980 une accentuation qualitative des contradictions de ce mode de production. Trente ans de décomposition sociale ont conduit les pays centraux du capitalisme, mais surtout les Etats-Unis, à devenir le moteur de l’accélération du chaos.
Marsan
[1] Le 1er juillet 1862, le président Abraham Lincoln signe la loi sur le chemin de fer du Pacifique. La loi confie à deux compagnies, l'Union Pacific Railroad et la Central Pacific Railroad, la responsabilité d'achever le chemin de fer transcontinental.
[2] Le prétexte de cette guerre est le naufrage du cuirassé américain Le Maine à La Havane le 15 février 1898. L'Espagne refuse de vendre Cuba aux Américains et l'opération qui consiste à envoyer le Maine sans préavis à l'Espagne est une provocation ouverte. Il y a toujours des spéculations sur "qui a coulé le Maine". Ce qui est certain, c'est que "le crime a profité" aux États-Unis et qu'après la guerre contre l'Espagne, ils ont contrôlé Cuba, Porto Rico et même les Philippines. Le machiavélisme de la bourgeoisie américaine a une longue histoire.
[3] En espagnol : Eugenio Pereira Salas : Los primeros contactos entre Chile y los Estados Unidos. 1778-1809 (Santiago : Ed. Andrés Bello, 1971).
[4] Le "Message adressé à au syndicat national des travailleurs des Etats-Unis " a été écrit par Marx et lu par lui-même lors d'une réunion du Conseil général de l'AIT en mai 1869.
Voir également la lettre écrite par Marx et adressée à Abraham Lincoln, au nom de l’AIT, parue dans Der Social-Demokrat, 30 décembre 1864.
[6] Revue Internationale n° 52 - 1er trimestre 1988 : "Guerres, militarisme et blocs impérialistes dans la décadence du capitalisme [346]".
Cet article explique, sur la base des analyses de la Gauche communiste de France, la différence de nature entre les guerres dans la période d'ascendance du capitalisme et celles dans sa période de décadence.
[7] Voir l’article "Comment est organisée la bourgeoisie : La bourgeoisie mexicaine dans l'histoire de l'impérialisme [347]" dans la Revue Internationale n°77, 2e trimestre 1994 et en espagnol le livre La guerra secreta en México de Friedrich Katz, ediciones ERA..
[8] Le Conflit du siècle : capitalisme et socialisme à l'épreuve de l'histoire de Fritz Sternberg (Ed. Le Seuil, Paris, 1958).
[9] Revue Internationale n° 146 de 2011. « Décadence du capitalisme (X) - Pour les révolutionnaires, la Grande Dépression confirme l'obsolescence du capitalisme [348] »
[10] Pour mieux comprendre comment les médias américains ont comparé les événements du 11 septembre 2001 et de Pearl Harbor, voir dans la Revue Internationale n° 108, 1er trimestre 2002, l’article « Pearl Harbor 1941, les 'Twin Towers' 2001 : Le machiavélisme de la bourgeoisie [349]»
[11] Rapport de la Conférence de juillet 1945 de la Gauche Communiste de France, recueilli dans le Rapport sur le Cours Historique adopté lors du 3e Congrès du CCI, Revue Internationale n° 18, 3ème trimestre 1979 et cité dans la Revue Internationale n° 52 - 1er trimestre 1988 "Guerres, militarisme et blocs impérialistes dans la décadence du capitalisme".
[12] Revue internationale nº 113, 2ème trimestre 2003 "Notes sur l'histoire de la politique étrangère des Etats-Unis depuis la deuxième guerre mondiale [350]"
[13] Revue internationale nº 113, idem.
[14] Les traités de Yalta (1944) décident d'unir les Tchèques et les Slovaques en une seule république. Avec un gouvernement approuvé par les Alliés (Edouard Benes). L'idée était que les Soviétiques permettraient à la Tchécoslovaquie de servir de "pont" mais Staline a agi pour radicaliser le parti social-démocrate tchèque (KSC), ils ont occupé le ministère de l'intérieur et le poste de premier ministre (Gottwald), entre autres. Ils organisent un "coup d'État légal", il y a des intrigues, des "suicides" (Jan Masaryk, ministre des affaires étrangères), des milices, etc. et finalement, en février 1948, les staliniens prennent le pouvoir total. Les États-Unis n'ont pas réagi à temps, ce dont Winston Churchill s'est toujours plaint.
Le tonnage des bombes atomiques dépassait déjà celui de la Seconde Guerre mondiale et l'utilisation de produits chimiques comme le napalm au Viêtnam confirmait de façon spectaculaire une guerre froide dont la barbarie s'intensifiait.
Depuis 1989 et l'effondrement des régimes faussement nommés "communistes" de l'ancien bloc impérialiste autour de l'URSS, le marxisme authentique a dû se défendre contre une campagne intensifiée et basée sur des déformations et mensonges, prétendant que le marxisme est une idéologie dépassée, discréditée, qui, mise en pratique, ne pouvait que préparer le terrain pour le goulag totalitaire stalinien. Ces campagnes ont été favorisées non seulement par l'existence de régimes qui ont maintenu l'exploitation et la répression des travailleurs sous un drapeau rouge, mais aussi par toutes les anciennes expressions du mouvement ouvrier qui, après être passées du côté de la bourgeoisie, continuent à invoquer une version défigurée du marxisme comme un prétexte à leur participation aux guerres impérialistes et leur défense de formes plus étatiques de domination capitaliste ; et ceci a été une caractéristique des 100 dernières années et plus. Ainsi, la mobilisation de la classe ouvrière sur les champs de bataille de 1914-18 a été menée par d'anciens socialistes qui ont utilisé des passages de Marx et Engels applicables à l'époque où les guerres nationales étaient encore possibles pour justifier leur soutien à une guerre mondiale impérialiste et réactionnaire. Plus tard, les staliniens et les trotskystes ont démontré leur adhésion au camp du capital en peignant la Seconde Guerre mondiale sous un faux vernis marxiste, notamment en appelant à la défense de la "patrie socialiste" ou de "l'État ouvrier dégénéré" en URSS.
Mais la contre-révolution qui a englouti la classe ouvrière après les luttes héroïques de 1917-23 n'a pas seulement pris les formes manifestes du stalinisme et du fascisme. Elle a également eu besoin de son côté "démocratique", surtout dans l'idéologie de l'antifascisme qui a été conçue pour attirer des travailleurs et même d'anciens militants révolutionnaires malades des horreurs de la répression fasciste et du meurtre de masse. Mais sur un plan plus théorique, cette contre-révolution démocratique a également donné naissance à une nouvelle déformation du marxisme, que l'on a appelé le "marxisme occidental" et qui a été une composante clé de ce que nous appelons le modernisme[1]. Contrairement aux staliniens et aux trotskistes, cette tendance était plus amorphe et ne proposait pas de programme défini pour l'étatisation du capital (bien qu'elle ait généralement accepté qu'il y avait effectivement quelque chose de non capitaliste dans ce que Marcuse et d'autres ont appelé le "marxisme soviétique"). Elle était principalement basée sur les universités ou les "instituts de recherche sociale" reconnus par l'État, notamment l'École de Francfort, principale source d'inspiration intellectuelle du "marxisme occidental".
Ce courant peut être considéré comme la source du modernisme parce qu'il prétend offrir une critique des "dogmes dépassés" du marxisme, qui étaient peut-être valables autrefois mais ne sont plus applicables dans le "capitalisme moderne". Bien sûr, le marxisme authentique est loin d'être un dogme statique et doit constamment analyser les changements sans fin apportés par la société la plus dynamique et la plus expansive jamais vue dans l'histoire humaine. Mais l'essence du modernisme consiste à invoquer le nom de Marx pour dépouiller le marxisme de ses principes fondateurs, de tous ses traits révolutionnaires. Il se caractérise donc par tout ou partie des éléments suivants :
- Tout d'abord, le rejet de la nature révolutionnaire de la classe ouvrière. L'échec des tentatives révolutionnaires de 1917-23 a démontré, pour le modernisme, l'échec historique de la classe ouvrière, voire son enthousiasme pour la contre-révolution -que ce soit en raison de sa soumission au fascisme (un élément fort dans les écrits d'Adorno, par exemple) ou parce que le marxisme "traditionnel" lui-même était considéré comme responsable du stalinisme (ce qui alignera plus tard ces idéologies "postmarxistes" sur les principaux thèmes des campagnes idéologiques qui ont suivi l'"effondrement du communisme" de 1989). Dans la période du boom d'après-guerre, Marcuse, ayant conclu que la classe ouvrière de l'Ouest avait été achetée par la prospérité économique et des idéologies "unidimensionnelles" comme le consumérisme, a commencé à chercher d'autres sujets "révolutionnaires", comme les étudiants protestant contre la guerre du Vietnam ou les paysans menant prétendument la "lutte anti-impérialiste" dans les périphéries du système[2] ;
- le rejet de toute continuité avec le développement historique progressif, à la fois en général et plus particulièrement celui du mouvement prolétarien : Marx est accepté, mais Engels est souvent rejeté comme étant au mieux un vulgarisateur ; la Deuxième Internationale ne joue aucun rôle dans le développement du marxisme et est entièrement identifiée à son aile opportuniste ; le même traitement peut également être réservé à l'Internationale communiste, considérée comme n'étant rien d'autre que la source du "marxisme soviétique" des temps modernes ;
- dans la lignée de ce qui précède, le rejet de l'objectif de la dictature du prolétariat et de la construction d'un parti révolutionnaire de classe. En effet, le militantisme révolutionnaire est souvent présenté comme la forme la plus élevée de l'aliénation.
Le marxisme est ainsi transformé en un rejet utopique individuel du capitalisme au niveau de l'idéologie culturelle, déformant à cette fin le jeune Marx et son approche du problème de l'aliénation, ou transformant la critique de l'économie politique en un argument sophistiqué en faveur de la nature pérenne et immuable du capitalisme et en un rejet de la théorie de la décadence du capitalisme.
Dans notre article "Modernisme : Du gauchisme au néant [351]", publié dans le numéro 18 de Révolution Internationale en avril 1975, nous avons identifié l'école de Francfort comme l'une des principales sources du modernisme, et montré que ses principaux partisans s'étaient ouvertement identifiés à la classe dominante et à la guerre impérialiste de 1939-45 :
"Dans les années 30 et 40, les compagnons de route staliniens de l'Institut de recherche sociale de Francfort (Marcuse, Horkheimer, Adorno) ont commencé à poser le cadre utilisé par les modernistes aujourd'hui. Selon eux, le marxisme et le prolétariat échouaient parce qu'ils n'étaient pas assez "révolutionnaires". Par exemple, les travailleurs ne s'étaient pas ralliés avec ferveur à la défense de l'Espagne républicaine en 1936-38... Incapables de voir que l'écrasement des soulèvements ouvriers de 1917-23 a finalement permis une nouvelle guerre impérialiste, ces dilettantes ont "choisi" avec enthousiasme de soutenir le camp des Alliés pendant ce même conflit impérialiste".
L'article souligne, par exemple, que, pendant la guerre, Marcuse a travaillé pour l'Office of Intelligence Research du département d'État américain et est devenu le chef par intérim de sa section d'Europe de l'Est.
Le titre de l'article, qui situe les origines du modernisme dans l'aile gauche du capital, est parfaitement approprié dans ce cas. Cependant, les expériences ultérieures ont confirmé que le modernisme, comme les diverses déformations du socialisme critiquées dans le Manifeste communiste, pouvait également prendre racine dans des courants qui avaient initialement cherché à se placer sur le terrain du prolétariat. Dans les années 1960, face au boom économique de l'après-guerre, le groupe Socialisme ou Barbarie entend prouver que Marx s'est trompé sur l'inévitabilité des crises économiques dans le capitalisme. En 1948, après avoir rompu avec le trotskisme, S ou B avait insisté sur le fait que le capitalisme était devenu un système décadent et avait été salué par la Gauche Communiste de France comme un développement potentiellement positif, même si la GCF les avait explicitement mis en garde contre les difficultés d'une rupture complète avec le trotskisme et contre l'arrogance intellectuelle de se considérer comme seuls capables de résoudre les problèmes auxquels la classe ouvrière et le mouvement révolutionnaire sont confrontés, sans aucune référence à la tradition communiste de gauche qui avait déjà posé des questions profondes sur la défaite des révolutions de 1917-23 et sur la nature du système "socialiste" en URSS et ailleurs[3]. En réalité, S ou B devait prouver qu'il n'était pas moins fasciné par la croissance capitaliste dans les années 50 et 60 qu'une figure comme le social-démocrate Bernstein ne l'avait été dans les années 1890. Et comme ils en venaient de plus en plus à considérer les dogmes du stalinisme et du trotskisme comme enracinés dans le marxisme lui-même, ils ont commencé à remettre en question non seulement les contradictions économiques du système mais même la contradiction fondamentale entre la classe ouvrière et le capital, la remplaçant par un conflit nébuleux entre "donneurs d'ordre et exécutants" qui reproduisait l'obsession anarchiste classique pour "l'autorité". Une conséquence logique de la négation des contradictions internes du capital était l'élaboration d'une conception du socialisme comme un système d'"autogestion" qui pourrait coexister avec la production de marchandises -une autre régression vers l'anarchisme présenté comme une alternative nouvelle et radicale au "marxisme traditionnel" [352][4].
S ou B, et en particulier sa vision de l'autogestion généralisée, a eu une influence majeure sur le courant situationniste dont l'heure de gloire se situe dans les événements de mai-juin 1968. Un article de Marc Chirik dans Révolution Internationale n° 2, 1969[5] , montre que l'influence de S ou B s'étendait aussi au rejet par les situationnistes de la conception marxiste du lien profond entre la lutte des classes et une crise capitaliste objective. Pour eux, les grands mouvements de classe de 68 et des années suivantes étaient avant tout la conséquence de facteurs subjectifs : au niveau général, l'ennui et l'aliénation de la "vie quotidienne" sous le capitalisme, mais aussi, plus spécifiquement, de l'intervention exemplaire des situationnistes eux-mêmes. Les situationnistes étaient donc ancrés dans la vision moderniste du monde, mais ayant participé à un véritable mouvement de classe, et malgré le caractère classiquement "artistique" -en fait petit-bourgeois- de slogans comme "Ne travaillez jamais", ils étaient beaucoup moins hostiles à la lutte de la classe ouvrière que certains de ceux qui leur ont succédé.
Au début des années 1970, tant S ou B que l'Internationale situationniste avaient cessé d'exister, et la majorité des courants modernistes -dont certains étaient passés par l'école de S ou B et du situationnisme, et même la branche bordiguiste de la Gauche communiste- avaient développé un langage plus "marxiste", capable de discerner les erreurs de l'autogestion (même si, comme nous le verrons, ils ont souvent ressuscitée celle-ci sous de nouvelles formes) et d'insister sur le fait que le communisme signifiait l'éradication de la totalité des relations sociales capitalistes, basées sur le travail salarié et la production de marchandises. C'est ainsi qu'est né le courant "communisateur" qui est devenu depuis la principale forme de l'idéologie moderniste. Ce n'est pas un hasard si cette évolution a coïncidé avec le renouveau de la gauche communiste. Les communisateurs, comme le groupe Invariance autour de Jacques Camatte, le groupe Mouvement Communiste autour de Barrot/Dauvé [6], ou l'Organisation des Jeunes Travailleurs Révolutionnaires autour de Dominique Blanc, se présentent beaucoup plus volontiers comme les héritiers de la Gauche communiste historique mais aussi comme les critiques de ses limites, et surtout du "conservatisme" des groupes de la gauche communiste renaissante avec leur insistance sur la nécessité d'une organisation politique militante et sur la lutte défensive de la classe ouvrière comme condition préalable à une future révolution communiste. Les éléments de cette nouvelle tendance se sont qualifiés de "communisateurs" parce qu'ils prétendent être les seuls vrais communistes, les seuls à avoir compris ce que Marx voulait dire dans L'Idéologie allemande lorsqu'il définissait le communisme comme "le mouvement réel qui abolit l'état actuel des choses". En ce sens, bien qu'il y ait eu quelques débats initiaux entre les communisateurs et les nouveaux groupes communistes de gauche[7] cette expression actualisée du modernisme est devenue de plus en plus une force destructrice contre la Gauche communiste, comme en témoigne le rôle de la tendance dite de Bérard ou ex-Lutte Ouvrière qui s'est séparée de Révolution Internationale en 1974 et a très rapidement disparu de la vie politique.
Comme nous l'avons dit, le renouveau de la gauche communiste à la fin des années 60 et au début des années 70 était profondément lié au séisme de la lutte de classe internationale qui a secoué une grande partie de l'Europe et des Amériques, et aussi au retour de plus en plus évident de la crise économique ouverte. Dans cette période, alors que les communisateurs, et surtout Camatte, remettaient de plus en plus en question l'importance centrale de la lutte de classe des travailleurs, l'idée que la classe ouvrière n'était qu'une "classe pour le capital", et que son avenir résidait dans sa négation plutôt que dans son affirmation en tant que classe, avait beaucoup moins de poids qu'elle n'en avait après les difficultés de la lutte de classe dans les années 1980 et surtout qu'elle n'en aura avec le début de la phase de décomposition capitaliste après l'effondrement du bloc de l'Est en 1989. Comme nous l'avons soutenu ailleurs[8] , cette période a été marquée par un réel affaiblissement de l'identité de classe, de la conscience du prolétariat de se considérer comme une force distincte et antagoniste au sein de la société capitaliste. Ces conditions ont fourni un terrain plus fertile aux communisateurs, qui ont en général soutenu que c'est précisément cette identité de classe que le prolétariat doit abolir, non pas comme le résultat ultime d'une lutte révolutionnaire, mais comme sa condition préalable. Et dans une période où la crise du système donne de plus en plus lieu à des révoltes populaires dans lesquelles la classe ouvrière n'a pas de rôle distinct, il peut sembler que les idées des communisateurs soient justifiées, et que nous commencions à voir la "révolte de l'humanité" contre le capital que Camatte et d'autres avaient prédite dans les années 1970.
Parallèlement à cela, les premiers signes d'un renouveau de la lutte des classes dans la première décennie du nouveau siècle s'accompagnent d'une certaine résurgence de l'anarchisme, attirant des éléments jeunes en quête d'idées révolutionnaires mais pour la plupart incapables de se rattacher à la véritable tradition marxiste, qu'ils ont encore tendance à associer à la défaite de la révolution russe et à la dégénérescence du bolchevisme. Face à l'indigence du cadre théorique de l'anarchisme, les communisateurs, notamment des individus comme Dauvé et des groupes comme Théorie Communiste, Aufheben et Endnotes, ont pu offrir au milieu anarchiste une apparence de profondeur théorique, affichant leur familiarité avec la terminologie marxiste sans pour autant remettre en cause la plupart des préjugés centraux de l'anarchisme, notamment le rejet de l'organisation politique centralisée. Vu sous un autre angle, le courant de la communisation est lui-même une nouvelle variante de l'anarchisme, comme nous chercherons à le démontrer dans les articles suivants de cette série. Mais comme beaucoup de ses adhérents se réfèrent non seulement à Marx, mais aussi à Bordiga, au KAPD et à d'autres composantes de la tradition de la gauche communiste, ils peuvent souvent être confondus avec la véritable tradition communiste de gauche, ce qui peut constituer un facteur extrêmement négatif dans l'évolution politique des nouveaux éléments en quête de clarté communiste.
C'est précisément pour cette raison qu'il est essentiel que la gauche communiste se démarque nettement de la tendance à la communisation autour des questions les plus importantes qui les séparent.
Nous considérons cette série comme un prolongement de notre série déjà ancienne sur le développement historique du programme communiste[9]. Ainsi, en reprenant les points qui nous distinguent des communisateurs énumérés ci-dessus, nous adopterons également une approche historique, en nous concentrant sur certains des textes "classiques" de la théorie de la communisation des années 1970 et sur la trajectoire de certaines des principales figures du développement de la théorie de la communisation. Ainsi, nos projets d'articles comprendront :
Dans le cadre de ce travail, nous republierons également certains des textes du CCI en réponse à la conception moderniste du communisme et de la lutte des classes, dont la plupart ne sont plus disponibles depuis de nombreuses années.
CDW
[1] Dans le langage courant, le terme "modernisme" est utilisé pour décrire certaines des tendances artistiques apparues à la fin du 19e et au début du 20e siècle, et en particulier au lendemain de la Première Guerre mondiale, par exemple l'écriture expérimentale de James Joyce et Virginia Wolf, la musique atonale de Schoenberg, ou l'expressionnisme et le cubisme en peinture. Il serait bien sûr intéressant d'analyser ces mouvements artistiques dans leur contexte historique (voir par exemple Notes pour une histoire de l'art dans le capitalisme ascendant et décadent [353]), mais nous voulons ici préciser que notre utilisation du terme modernisme pour décrire un courant politique particulier a un sens très différent.
[2] Voir Critique de Marcuse par Paul Mattick : One-dimensional man in class society, Merlin Presse, 1972 pour une réponse prolétarienne à la théorisation de Marcuse sur l'intégration de la classe ouvrière dans le capitalisme. Nous ne tenterons pas ici une critique plus développée des principales figures et idéologies de l'école de Francfort, bien que cela reste une tâche importante pour l'avenir. Il est évident que cette école était dirigée par des intellectuels érudits, voire brillants, qui se penchaient sur de vraies questions, notamment la manière dont l'idéologie capitaliste pénètre la masse de la population et la classe ouvrière en particulier. Ce faisant, ils ont tenté de réunir des éléments du marxisme et de la psychanalyse de Freud. Mais, parce que cette tentative de synthèse était envisagée non pas d'un point de vue communiste, du point de vue de "l'humanité sociale", pour reprendre la terminologie des Thèses sur Feuerbach, mais du point de vue du professeur isolé, non seulement elle n'a pas réussi à réaliser cette "théorie critique" globale, mais, par sa sophistication même, elle a servi à attirer les esprits curieux dans un projet qui ne pouvait qu'être instrumentalisé par l'idéologie dominante.
[3]Le communisme est à l'ordre du jour de l'histoire : Castoriadis, Munis et le problème de la rupture avec le trotskisme [134] (I) Revue internationale n° 161.
[4] Le communisme est à l'ordre du jour de l'histoire : Castoriadis, Munis et le problème de la rupture avec le trotskisme - Sur le contenu de la révolution communiste [153] ; Revue internationale n° 162.
[5] Comprendre Mai [354]
[6] Ne pas confondre avec le groupe ouvriériste actuel, Mouvement Communiste.
[7] Par exemple, le Mouvement Communiste a envoyé une contribution à la conférence de Liverpool de 1973 organisée par Workers Voice suite à l'appel lancé par Internationalism aux États-Unis pour un réseau de discussion international.
[8] Voir le Rapport sur la lutte de classe pour le 23e Congrès international du CCI (2019) : Formation, perte et reconquête de l’identité de classe prolétarienne [103] ; Revue internationale n° 164.
[9] Thèmes de réflexion et de discussion. Le communisme : une nécessité matérielle [355]
Le précédent article de cette série a présenté les "communisateurs" et montré leur parenté avec un courant apparu à la fin des années 1960 que le CCI appelle : le modernisme. L’article a démontré l’origine bourgeoise de l’idéologie moderniste à travers la genèse et l’évolution de ce courant. Cette deuxième partie va se concentrer sur l’une de ses premières expressions, la tendance Bérard, qui s’est constituée en 1973 au sein du groupe Révolution internationale (RI), la future section du CCI en France.
Même s’il existait alors une surestimation de la dynamique vers la révolution, la plupart des groupes du milieu politique prolétarien présents à l’époque, avaient en général compris que Mai 68 en France et l’Automne chaud l’année suivante en Italie, ne pouvaient aucunement être compris comme expressions d'une situation révolutionnaire. La classe ouvrière, malgré sa combativité et sa prise de conscience, était encore dominée par les illusions sur le capitalisme et la démocratie bourgeoise. Il lui fallait encore longtemps pour se transformer en profondeur et être en mesure de lancer l’assaut révolutionnaire. Cependant, il fallait expliquer concrètement pourquoi l’effervescence ouvrière était retombée au milieu des années 1970 dans la plupart des pays.[1]
Pour tenter d’expliquer ce reflux, un militant de RI, Bérard (ou Hembé), mit en avant l’idée que les luttes de résistance menées jusqu’alors par le prolétariat avaient abouti à une impasse, que celui-ci était animé par l’illusion que de grandes réformes en faveurs des ouvriers étaient possibles, ce qui l'empêchait de radicaliser ses luttes. Pour que le prolétariat puisse reprendre sa marche en avant, il lui fallait, affirmait Bérard, rejeter non seulement ces illusions mais les luttes revendicatives elles-mêmes. Son article fut accepté comme contribution à la discussion et parut dans le journal RI (nouvelle série) n° 8 (mars-avril 1974) sous le titre : "Leçons de la lutte des ouvriers anglais [358]". Il y défendait les mots d’ordre suivants : "Impasse des luttes partielles, impossibilité du réformisme, nécessité d’un saut qualitatif vers l’unification révolutionnaire de la classe". Tout le monde était d’accord sur la fin historique de la période des réformes lorsque éclate la Première Guerre mondiale. D’autre part, Marx avait bien souligné l’insuffisance des seules luttes de résistance mais sans pour autant nier leur nécessité. Or il y avait bien chez Bérard une négation des luttes de résistance. "Les luttes revendicatives ne deviennent pas révolutionnaires ; c’est la classe qui, en dépassant et niant sa lutte immédiate, devient révolutionnaire". Plus encore, le prolétariat devait nier non seulement ses luttes immédiates mais aussi son être de classe exploitée. Le prolétariat se présentait d’abord comme "classe-pour-le-capital", mais au cours de la lutte "la classe doit commencer à se poser comme négation de son rapport avec le capital, donc non plus comme une catégorie économique, mais comme une classe-pour-soi. Elle brise alors les divisions qui sont propres à son état antérieur et se présente non plus comme somme de travailleurs salariés, mais comme un mouvement d’affirmation autonome, c’est-à-dire de négation de ce qu’elle était auparavant". L’article de Bérard reprenait une position classique du marxisme : "le prolétariat est une classe exploitée et révolutionnaire", mais pour l’annuler immédiatement dans la phrase suivante : "C’est donc l’être même de la classe qui constitue le lien dynamique entre les différentes phases transitoires, le mouvement qui se pose et se nie à travers les divers moments de la lutte". Selon cette conception, les défaites répétées de ses luttes de résistance devaient faire comprendre au prolétariat la nécessité de nier celles-ci. "Il y a des défaites fécondes en ce qu’elles mettent à nu les institutions contre-révolutionnaires et sapent la crédibilité du réformisme". Et Bérard jubilait dès qu’une lutte ouvrière significative surgissait sans aucune revendication.
C’était en fait une vision volontariste qui ignorait les forces matérielles permettant la transformation des luttes partielles en luttes révolutionnaires. Rosa Luxemburg, qui a participé à la révolution de 1905 et qui sait de quoi elle parle, expliquait que la grève de masse est un enchevêtrement de luttes économiques et de luttes politiques, une dynamique faite d’allers et retours, où les ouvriers politisent et organisent leurs luttes, conquièrent une plus grande unité et une conscience plus profonde. En réalité, les ouvriers n’ont jamais repris leurs luttes à la fin des années 1970 selon le schéma de Bérard. En juillet 1980, c’est la suppression des subventions des prix à la consommation (la viande vendue directement aux ouvriers sur leur lieu de travail augmente brutalement de 60 %) qui provoque des grèves dans la banlieue de Varsovie et dans la région de Gdansk. Ainsi démarre la grève de masse en Pologne, la lutte la plus importante de la deuxième vague internationale de luttes ouvrières.
La discussion commence dans les sections de RI qui, les unes après les autres, prennent position contre les trouvailles de Bérard. Mais il faut alors répondre rapidement aux positions modernistes de Bérard qui représentent une rupture complète avec le marxisme. La réponse à son article paraît dans le n° 9 de RI (nouvelle série) de mai-juin 1974, sous le titre : Comment le prolétariat est la classe révolutionnaire [359]. Elle réaffirme la position classique du marxisme : "Le processus à travers lequel la classe ouvrière s’élève à la hauteur de sa tâche historique n’est pas un processus distinct, extérieur à sa lutte économique quotidienne contre le capital. C’est au contraire dans ce conflit et à travers lui que la classe salariée forge les armes de son combat révolutionnaire". Il n’y a donc pas deux classes ouvrières mais une seule qui est à la fois exploitée et révolutionnaire. C’est la raison pour laquelle les luttes révolutionnaires sont toujours préparées par une longue période de luttes revendicatives, et c’est pourquoi celles-ci réapparaissent encore au cours de la période révolutionnaire.[2] "Et comment pourrait-il en être autrement puisqu’il s’agit de la lutte révolutionnaire d’une classe, donc d’un ensemble d’hommes économiquement déterminés, unis par leur situation matérielle commune ?"
Nouveau prophète de la communisation[3], Bérard affirmait dans RI n° 8 que dans les luttes révolutionnaires, "ce n’est pas le travail salarié qui s’affronte alors au capital, mais le travail salarié en train de devenir autre chose, de se dissoudre. L’affirmation du prolétariat n’est que ce mouvement de négation". Cette dissolution du salariat, présente dès la phase de généralisation internationale de la révolution, est typique des spéculations modernistes qui confondent le point de départ et l’aboutissement, le résultat final. Pour obtenir une dissolution de la valeur, il faut pouvoir disposer d’un organe politique suffisamment puissant à l’échelle internationale pour être en mesure de bouleverser de fond en comble le système, détruire les catégories économiques et remplacer la régulation du marché par une planification de la production. La réponse dans RI n° 9 est obligée de rappeler, "qu’étant donné que la production capitaliste se fait à l’échelle mondiale, qu’on trouve aujourd’hui dans chaque marchandise des biens venant des quatre coins du monde, l’abolition du salariat ne pourra devenir effective que lorsque l’échange marchand aura été éliminé sur toute la surface de la planète. Tant qu’il y aura des parties du monde auxquelles il faudra acheter et vendre les produits du travail, l’abolition du salariat ne pourra être réalisée nulle part intégralement". Pour les modernistes, l’abolition du travail salarié reste un vœu pieux puisqu’ils rejettent les trois conditions qui la rendent possible :
C’est bien l’affirmation du prolétariat et non son auto-négation qui permet la dissolution des classes et la disparition de la loi de la valeur. Le conflit entre travail et capital est constamment présent dans la lutte de classe, depuis la plus petite lutte partielle où s’affirme timidement la solidarité ouvrière, jusqu’à la grève de masse où les ouvriers ont acquis une conscience politique et une unité qui leur permet d’imposer leurs revendications et cela y compris durant la période de transition où ils sont en train de modifier la production si radicalement que nous pouvons dire comme Marx et Engels : "Les prolétaires doivent, eux, pour faire valoir leur personnalité, abolir la condition d’existence qui fut jusqu’ici la leur, et qui est en même temps celle de toute l’ancienne société : ils doivent abolir le travail".[4]
La discussion va très vite s’envenimer. La minorité, saisie d’un sentiment d’orgueil blessé, enrage de ne trouver aucun écho au sein de l’organisation. Dans le n° 9 de RI parait un nouvel article, "Luttes revendicatives et surgissement de la classe-pour-soi [360]", qui, cette fois, est présenté comme un "texte de tendance". Cet article confirme quelle est la démarche de la minorité : face aux difficultés de la lutte de classe, il faut inventer une recette magique pour dépasser les divisions et renverser l’encadrement syndical. On s’éloigne toujours plus du monde réel. "Les luttes revendicatives existent et sont nécessaires. Nous l’avons assez rabâché pour ne plus avoir à le répéter. Mais notre tâche est de comprendre et d’exprimer [que la classe ouvrière] doit les dépasser en les niant et en détruisant l’organisation qui y correspondait (les syndicats)". Les syndicats resteront dans les pattes des ouvriers encore longtemps, jusqu’à la révolution, ce n’est pas en décrétant leur dissolution qu’on s’en débarrassera. L’article se trompe totalement sur la nature des syndicats : ils ne sont pas les défenseurs des revendications ouvrières, ou ceux qui négocient à bon prix la force de travail. Leur fonction est précisément d'encadrer et de saboter les luttes revendicatives en rejetant les moyens permettant leur victoire (même si celle-ci est toujours provisoire) : l’extension géographique et la politisation des luttes.
La démarche matérialiste de la minorité est singulière : "Ou bien il n’y a pas de revendication ou bien tout le monde se fout des “revendications” ; ce n’est pas que les besoins matériels ne s’expriment pas, au contraire, la révolte sociale, générale, exprime la seule véritable nécessité matérielle que peut ressentir la classe en tant que classe face à la dégradation de toute la vie sociale, c’est-à-dire la transformation des rapports sociaux". La contestation, la révolte, nous avons là tout l’horizon de la petite bourgeoisie en Mai 68. Pour nous la nécessité matérielle est représentée, il est vrai, par le besoin du communisme comme seule résolution possible des contradictions du capitalisme. Mais elle est aussi représentée par la volonté de vaincre dans les luttes immédiates, comme condition pour la généralisation du combat. Du fait de son idéalisme, la minorité est incapable de comprendre la dynamique décrite dans le Manifeste du Parti communiste : "Parfois, les ouvriers triomphent ; mais c’est un triomphe éphémère. Le véritable résultat de leurs luttes est moins le succès immédiat que la solidarité croissante des travailleurs."
Au cours de la discussion, la "tendance" adopte un ton de plus en plus agressif, elle intervient de façon irresponsable dans une réunion publique de RI et finalement publie à l’extérieur (elle se dénomme désormais "Une Tendance communiste") une brochure, La révolution sera communiste ou ne sera pas. La démarche est typique de gens qui cherchent à se sauver eux-mêmes individuellement et non pas à avancer collectivement dans la clarification des questions politiques.
La moitié de cette brochure est consacrée à répondre à l’article paru dans RI n° 9 (Comment le prolétariat est la classe révolutionnaire). La tendance essaie à nouveau de démontrer que c’est sa position qui est matérialiste. Voyons comment. "Personne ne peut nier que travail salarié et travail associé sont, d’un point de vue purement descriptif et statique, les deux faces de la situation du prolétariat en tant que “catégorie économique”. Mais justement, dans notre débat, cette “description” ne nous dit rien sur “comment la classe est révolutionnaire” (titre de l’article de [RI]) parce que, pour comprendre la constitution du prolétariat en sujet révolutionnaire par cette “activité humaine concrète” dont parle Marx, il faut comprendre la situation objective comme une contradiction et non comme une juxtaposition d’attributs figés. [RI] ne nous dit pas que la classe est contrainte de devenir révolutionnaire parce que les rapports matériels et sociaux objectifs dans lesquels elle vit sont entrés dans une contradiction, mais il nous explique qu’elle est révolutionnaire parce que 1) elle est exploitée (salariés) ; 2) elle est associée (par le capital)"[5]. On peut reprendre tel quel le jugement de Marx sur Proudhon : "Un tel petit bourgeois divinise la contradiction, car la contradiction est le fond de son être. Il n’est que la contradiction sociale mise en action."[6] La contradiction, telle qu’elle est conçue ici, est totalement stérile et les notions de saut qualitatif et de négation, si importantes dans la dialectique marxiste, sont ici utilisées dans un sens totalement métaphysique, ils sont une baguette magique que l’intellectuel va brandir pour prétendument résoudre les problèmes sociaux sur lesquels il se casse les dents.
Si on veut poser correctement la contradiction et la résoudre, il est indispensable de faire la part entre ce qui est rejeté, ce qui est conservé et ce qui prend un sens nouveau. Sinon la continuité du mouvement d’ensemble est brisée. C’est ce que la dialectique marxiste appelle un dépassement. Écoutons Rosa Luxemburg sur le sens que le marxisme donne à la négation et au saut qualitatif : "Le socialisme est le premier mouvement populaire dans l’histoire mondiale qui se fixe comme but, et qui est chargé par l’histoire, d’introduire dans l’action sociale des hommes un sens conscient, une pensée méthodique et, par-là, une volonté libre. Voilà pourquoi Friedrich Engels qualifie la victoire définitive du prolétariat socialiste de bond de l’humanité du règne animal au règne de la liberté. Mais ce “bond” lui-même reste lié aux lois d’airain de l’histoire, aux milliers d’échelons d’une évolution antérieure très douloureuse et bien trop lente. Et il ne saurait jamais être accompli si, de toute la substance réunie par l’évolution des conditions matérielles, ne surgit pas l’étincelle stimulante de la volonté consciente de la grande masse du peuple".[7]
Bérard a commencé par rejeter les luttes revendicatives du prolétariat, puis sa nature de classe exploitée, la seule façon qu’il a de résoudre sa "contradiction" consiste tout simplement à nier le prolétariat lui-même. Il a beau vouloir se démarquer de Camatte (qui avait déjà ouvertement rejeté la "théorie du prolétariat") et réaffirmer le prolétariat comme sujet révolutionnaire, l’idée d’une communisation immédiate sans période de transition conduit forcément à rejeter l’autonomie de classe et à noyer le prolétariat dans les autres classes. "Il y a bien un noyau matériellement déterminé, une avant-garde pratique de la classe-pour-soi (ouvriers des grandes entreprises), mais ce noyau, en sortant du rapport capitaliste, tend, d’emblée, à précipiter “l’imminence du passage des classes moyennes au prolétariat” (Marx). […] Le “danger” de dissolution du prolétariat dans la population n’existe pas".[8] Depuis 1848, l’autonomie de classe est un principe intangible du combat prolétarien. Elle est le fil conducteur qui relie les luttes partielles des ouvriers à la dictature du prolétariat. Avec la perte de l’identité de classe que l’on peut constater aujourd’hui, le poison de l’interclassisme est d’autant plus dangereux. On peut voir ici comment le modernisme fait le travail de la bourgeoisie.
Les tendances ont été nombreuses dans l’histoire du mouvement ouvrier, mais la tendance Bérard est une fausse tendance dont la dynamique s’explique aisément. Parmi ses sept membres, tous (sauf un) venaient de l’organisation trotskiste Lutte ouvrière. Il s’agissait en fait d’un regroupement affinitaire autour d’un élément possédant un certain charisme, regroupement qui va représenter pour ses membres un véritable obstacle dans le processus de rupture avec le trotskisme.[9] Bérard, dans la foulée de sa rupture avec LO au début de l’année 1973, rédige la brochure : Rupture avec LO et le trotskisme, qui montre comment le trotskisme est passé dans le camp de la bourgeoisie après une longue dérive opportuniste et sa trahison de l’internationalisme durant la Deuxième Guerre mondiale. Cette brochure très efficace a connu un grand succès avec trois éditions successives. La dernière date de 1976 et comporte une introduction qui corrige certaines ambiguïtés du texte.[10] Mais il est certain que ce travail révélait les talents de son auteur. On peut également le constater à la lecture d’un article sur "La période de transition", en particulier la deuxième partie qui paraît dans Révolution internationale (nouvelle série) n° 8 (mars-avril 1974), et qui aborde la question des bons de travail. Emporté par la polémique contre les lassalliens, Marx envisage la possibilité d’utilisation des bons de travail[11] dans la période de transition du capitalisme au communisme comme moyen de rétribution individuelle en fonction du temps de travail fourni à la société.[12] Bérard démontre très bien que cette forme salariale qui ne dit pas son nom est une contradiction dans les termes et représente plus une entrave qu’autre chose sous la dictature du prolétariat. Sa démonstration s’appuie sur les critiques de Marx lui-même contre les bons de travail prônés par Proudhon (Misère de la philosophie) ou par Bray et Gray (Grundrisse). Dans les Grundrisse, Marx porte l’estocade à cette panacée : "Parce que le prix n’est pas égal à la valeur, l’élément qui détermine la valeur (le temps de travail) ne peut pas être l’élément en quoi s’expriment les prix"[13] Autrement dit, on ne peut mesurer le temps de travail par lui-même. Cette critique des illusions sur les bons de travail faite à l’époque par RI est aujourd’hui celle du CCI.[14] Bérard, intégré dans le travail de réappropriation des acquis historiques du courant de la Gauche communiste, va jouer un rôle souvent positif, également dans les discussions entre les différents groupes apparus au Royaume uni.
Mais ces qualités militantes peuvent se transformer de facteur de renforcement de l’organisation en facteur de destruction de celle-ci. Très rapidement, Bérard et ses acolytes vont exprimer les plus grandes confusions et préjugés sur la question organisationnelle.
Au printemps 1973, après cinq ans d’existence, après le regroupement réalisé en France[15], le groupe RI considère qu’un nouveau pas en avant est nécessaire dans la construction de l’organisation avec la réappropriation du principe prolétarien de la centralisation. Jusqu’ici existait une Commission internationale chargée de coordonner les discussions qui allaient aboutir à la formation du CCI, la création d’une Commission d’organisation, chargée de structurer et d’orienter les activités du groupe, est proposée. Les débats vont être très vifs, une importante minorité étant encore marquée par les conceptions contestataires et conseillistes de Mai 68. C’est pourquoi la nouvelle Commission va être nommée à une courte majorité à la rencontre nationale de novembre 1973. Ceci dit, la discussion a permis de clarifier un principe central du marxisme : la question organisationnelle est une nécessité vitale et une question politique à part entière.
C’est sur cette question que la tendance de Bérard s’est constituée (donc très vite après l’intégration à RI), criant au danger de la bureaucratisation et demandant des garde-fous pour se protéger contre ce danger diabolique. Elle exprimait ainsi une réelle hostilité envers la continuité du mouvement ouvrier et se méprenait totalement sur les mesures organisationnelles proposées en les confondant avec les pratiques (réellement) staliniennes des trotskistes. À l’opposé du caractère désintéressé et du dévouement des militants de la classe du travail associé, la tendance ex-LO était profondément marquée par l’individualisme. "Il suffit de signaler le fait que quelques jours après le vote instaurant la Commission d’organisation, auquel Bérard s’était opposé, le même Bérard est allé trouver MC pour lui proposer le marché suivant : “Je change mon vote en faveur de la CO si tu me proposes pour en faire partie, sinon je la combattrai”. Autant dire que Bérard s’est fait envoyer sur les roses, MC s’étant seulement engagé à ne pas faire état de cette proposition afin de ne pas “enfoncer” Bérard publiquement et de permettre au débat d’être mené sur le fond. Ainsi la CO ne présentait de “danger de bureaucratisation” que parce que Bérard n’en faisait pas partie… Sans commentaires !".[16]
Après l’article "Luttes revendicatives et surgissement de la classe-pour-soi" publié dans RI nouvelle série n° 9 (mai-juin 1974), la tendance publia "Fractions et parti" dans le n° 9 du Bulletin d’étude et de discussion (septembre 1974). Elle y dévoilait sa propre vision du prolétariat et de l’organisation d’avant-garde communiste. La rupture dans la continuité du mouvement ouvrier y est d’emblée annoncée. "Pour comprendre ce qu’ont été les fractions communistes au cours de cette période [de contre-révolution], il ne faut pas partir d’une “continuité” organique qui n’existe pas ; il faut repousser toutes les images “d’héritage”, “d’acquis” qui embrouillent la question. Il faut cesser de chercher une continuité purement idéologique (des idées produisant des idées). Il faut partir de l’expérience réelle que vit le prolétariat, la nécessité pour la classe d’épuiser pratiquement toutes les conséquences de la crise historique du salariat. Nous disons bien pratiquement car les ouvriers se battent, sont “organisés” à l’intérieur du rapport capitaliste et ils se heurtent très concrètement, à travers des défaites sanglantes, à une réalité nouvelle qu’ils ne parviennent pas encore à saisir : le prolétariat ne peut plus s’affirmer en restant travail salarié". On reconnaît bien Proudhon qui rejetait les grèves ouvrières qui, d’après lui, conduisaient à reconnaître une légitimité au patron. Et la tendance conclut à la façon des conseillistes : "L’ancien mouvement ouvrier est mort".
Dans sa réponse,[17] le camarade MC commence par rétablir toute l’importance de la continuité. "Pas très fiers de leurs géniteurs, ils préfèrent encore se dire bâtards, aussi bien organiquement que politiquement. Et pour être tout à fait à l’aise, ils souhaiteraient que le prolétariat et tout le mouvement communiste en fassent autant. Cette hantise de la “continuité”, du “passé”, de “l’acquis” est le cauchemar de ces camarades qui sans cesse y reviennent pour y mettre encore et encore des garde-fous. Ils enveloppent le tout, comme c’est leur habitude, dans un fatras de mots, où il y a du “pour” et du “contre”, un peu pour tous les goûts, mais ne parviennent pas à cacher complètement toute l’aversion qu’ils éprouvent à la seule évocation du mot “acquis”, presqu’autant que pour le mot “organisation”. Cela se comprend : continuité, acquis, organisation imposent des cadres et des frontières rigoureuses qui conviennent fort mal aux bavards et aux bavardages, à ceux qui touchent à tout et connaissent peu, aux fantaisies de “chasseurs d’originalité”. “Ne rien avoir à faire avec le passé” était le cri de ralliement de tous les contestataires de France et de partout, et ce n’était pas pour rien ! Parler d’une nouvelle cohérence sans préciser d’où elle vient, sur quelles positions acquises elle se fonde et parler d’une nouvelle cohérence “sans passé” est le propre d’une prétention mégalomane digne d’un Dühring. Les sages paroles sur les “dépassements nécessaires” ne servent en l’occurrence que de feuilles de vigne ; le dépassement n’est jamais un effacement, il contient toujours un passé. Parler de dépassement sans d’abord répondre à la question “quelle partie du passé conserver et pourquoi” n’est qu’escamotage et le pire des empirismes".
Il aborde ensuite la question de la contribution vitale de la Gauche communiste et de la tradition bien vivante qu’elle incarne malgré les divergences qui existent entre les groupes qui s’en réclament aujourd’hui. Cette question de l’héritage de la Gauche communiste, les scissions ou les éléments provenant du gauchisme ont toujours eu énormément de mal à la comprendre et ne voient que des Gauches communistes hétérogènes et confuses.[18] Ils révèlent ainsi leur aveuglement par rapport à l’immense pas en avant représenté par l’Internationale communiste (IC) et l’immense contribution apportée par tous ceux qui, tout en se réclamant de l’IC, ont pu déceler sa dérive opportuniste et en tirer des leçons. Les conditions de l’époque ont rendu impossible l’unification des Gauches, mais elles étaient en réalité unies, par-delà les frontières et les divergences, dans le travail de fraction contre l’opportunisme et la liquidation de l’ancien parti. C’est pourquoi il existe aujourd’hui une tradition de la Gauche communiste, c’est-à-dire une méthode, une combativité, une série de positions qui la distinguent et qui forment comme un pont lancé sur l’abîme du temps vers le futur parti communiste mondial. "Hembé se trompe de maison. Il croit parler encore dans et à LO. Les différents courants de communistes de gauche ont eu bien des faiblesses et des insuffisances. Ils ont souvent tâtonné et balbutié. Mais ils ont eu le mérite impérissable d’avoir les premiers sonné l’alarme contre la dégénérescence de l’IC, d’avoir défendu, diversement mais avec force, les principes fondamentaux du marxisme révolutionnaire, d’avoir été à la pointe du combat du prolétariat révolutionnaire, et leurs balbutiements étaient et demeurent toujours une immense contribution à la théorie et à la pratique du prolétariat, répondant aux problèmes et tâches de la révolution prolétarienne".
En publiant sa brochure à l’extérieur de RI et en refusant de participer à la Rencontre nationale de novembre 1974, qui devait faire le point sur l’état des divergences, la tendance ex-LO se plaçait d’elle-même en dehors de l’organisation. Cependant, étant donnée l’importance de la question organisationnelle et du rôle destructeur joué par la "tendance", cette réunion générale de RI a décidé d’exclure formellement ses membres. On retrouve Bérard à la fin des années 1980 avec les Cahiers du doute puis il disparaît dans le néant après avoir été pendant un moment un adepte des thèses primitivistes. Trajectoire somme toute logique, le doute ici invoqué n’étant pas le doute scientifique créateur mais le reflet d’une grande faiblesse dans la conviction révolutionnaire.
La première des leçons à tirer est donc la nécessité d’une discussion approfondie avec les éléments qui posent leur candidature sur le sens profond de la culture du débat dans les organisations communistes, à l’opposé du démocratisme qui prône le bavardage et adore la divergence comme un fétiche.
La deuxième leçon à tirer est l’importance de la question organisationnelle et des principes qui doivent nous guider dans la construction de l’organisation et la perspective du futur Parti mondial. Une compréhension en profondeur de la question organisationnelle doit permettre, en particulier, d’éviter lors des discussions des regroupements, même informels, entre un certain nombre de camarades sur la base, non pas d’un accord politique, mais sur des critères hétéroclites comme les affinités personnelles, le mécontentement vis-à-vis de telle orientation de l’organisation ou la contestation d’un organe central. L’organisation des communistes est basée sur la loyauté envers l’organisation, envers les principes révolutionnaires et non pas sur la loyauté envers les copains.
La troisième leçon découle de l’erreur commise par RI à l’époque, le manque d’attention face à des éléments rompant collectivement avec une organisation gauchiste. Une telle rupture n’est pas destinée à échouer systématiquement, mais l’expérience a montré qu’elle est très difficile à mener à son terme. La rupture avec une cohésion contre-révolutionnaire ne conduit pas automatiquement à comprendre et rejoindre la cohérence des positions révolutionnaires.
Il faut encore mentionner une dernière leçon. Le militantisme communiste s’appuie sur le dévouement à la cause, sur la vigilance théorique et sur une conviction révolutionnaire qui nous préservent contre les sirènes de l’empirisme et de l’immédiatisme. Le modernisme et son avatar communisateur aujourd’hui représentent au contraire un immense danger de dissolution du prolétariat dans les eaux glacées du doute et de l’ignorance, reflet du monde actuel de la décomposition capitaliste.
L’article de RI n° 3 (ancienne série), "De l’organisation", qui avait été préparé pour une rencontre organisée par Informations et correspondance ouvrières en 1969, ne pouvait que poser les prémisses de la question organisationnelle, en rappelant notamment cette banalité : de la dégénérescence et de la trahison des organisations révolutionnaires du passé ne découlent nullement l’inutilité ou le danger de celles-ci. En 1973-74 la question organisationnelle se repose beaucoup plus crûment et concrètement avec le processus de construction de l’organisation en cours (regroupements dans différents pays, création du CCI). C’est face à cet enjeu pratique que s’élevèrent différentes oppositions comme la tendance Bérard. Du fait d’une rupture inachevée avec le trotskisme et d’une dérive affinitaire, la tendance Bérard a levé l’étendard de la révolte contre la centralisation et contre la nécessité vitale de passer d’un cercle d’amis à un groupe politique, de passer de l’esprit de cercle à l’esprit de parti. Elle était ainsi l’expression classique de la pénétration de l’idéologie bourgeoise et petite-bourgeoise au sein du prolétariat, ce qui s’est concrétisé chez elle par une explosion de l’individualisme et une impatience opportuniste cherchant des raccourcis vers le but communiste. La rage des communisateurs contre l’organisation révolutionnaire et le programme communiste les rend aujourd’hui bien plus dangereux que ces intellectuels en mal d’originalité qui ont empoisonné le mouvement durant les années 1970.
Laissons la parole au camarade MC pour la conclusion : "Que penser des petits messieurs qui se promènent avec cette désinvolture dans l’histoire du mouvement ouvrier comme s’ils étaient au café du commerce. De toutes ces proclamations gratuites et fanfaronnes, la seule chose à retenir est cette conclusion : “La nécessité désormais de rompre de façon critique avec le passé”. RI a toujours énoncé la nécessité, après cinquante ans de réaction et de contre-révolution, de renouer, de continuer, et de dépasser de façon critique le passé, ce point culminant de l’assaut révolutionnaire du prolétariat. [Il mettait] aussi l’accent sur l’unité fondamentale du mouvement historique de la classe, [alors que] les contestataires “rénovateurs” de tous bords n’ont, eux, d’autre désir que de rompre, effacer, faire table rase du passé, afin de partir d’un présent vierge, d’un nouveau “commencement”, c’est-à-dire d’eux-mêmes".([19])
Elberg.
[1] La "Résolution sur le rapport de forces entre les classes [61]" adoptée au 23e congrès du CCI en 2019, décrit et analyse à la fois le marais politique apparu à la fin des années 1960 et les trois vagues de luttes ouvrières qui se sont succédé jusqu’à 1989.
[2] Y compris durant la période de transition, alors que les antagonismes de classe n'ont pas encore disparu. La nécessité pour la classe de défendre ses intérêts immédiats durant la dictature du prolétariat a été mise en lumière par Lénine lors du débat au sein du parti bolchevik sur la question syndicale en 1921. Cette position a été reprise et développée par la Gauche communiste d’Italie dans les années 1930 et par la Gauche communiste de France (GCF) après la Deuxième Guerre mondiale. Voir notre article "Comprendre la défaite de la révolution russe, II. 1921 : le prolétariat et l’État de transition [329]", dans la Revue internationale n° 100, 1er trimestre 2000.
[3] Proudhon était, d’après certains doctrinaires, le père de l’anarchisme. Le père de la communisation n’est pas Bérard mais plutôt Jacques Camatte, de la revue Invariance, qui s’était séparé du Parti communiste international en 1966. Nous y reviendrons dans les prochains articles.
[4] Marx et Engels, L’Idéologie allemande (1845-1846).
[5] La brochure de la tendance ex-Lutte ouvrière (la plupart des membres de cette "tendance" étaient d’anciens militants trotskistes) a été republiée dans l’anthologie de François Danel, Rupture dans la théorie de la révolution. Textes 1965-1975 (2003).
[6] Marx, lettre du 28 décembre 1846 à Annenkov.
[7] Luxemburg, La Crise de la social-démocratie (1915).
[8] Article de la tendance, "Luttes revendicatives et surgissement de la classe-pour-soi [360]", Révolution internationale n° 9, (mai-juin 1974).
[9] Voir la Revue internationale nos 161 (2e semestre 2018) et 162 (1er semestre 2019) : "Castoriadis, Munis et le problème de la rupture avec le trotskisme".
[10] Le CCI a depuis publié une autre brochure sur le même sujet, Le trotskisme contre la classe ouvrière [144].
[11] L’hypothèse de Marx se situe dans le cadre du processus de socialisation qui suit la prise du pouvoir par le prolétariat, dans le cadre non pas de la société communiste mais d’une société "qui vient d’émerger de la société capitaliste". Elle n’a rien à voir avec la position de Proudhon sur les bons du travail.
[12] Marx, Critique du programme du parti ouvrier allemand (1891). Ce texte est plus connu sous le nom de Critique du programme de Gotha.
[13] Marx, Manuscrits de 1857-1858, dits "Grundrisse".
[14] Le Groupe des communistes internationalistes (GIC), dans les années 1930, avait repris cette position en faveur des bons de travail, en particulier dans la brochure Principes de la production et de la distribution communiste. Voir nos critiques dans la Revue internationale n° 152, (2e semestre 2013) : "Bilan, la Gauche hollandaise et la transition au communisme, II [361]".
[15] Trois groupes communistes ont fusionné en 1973 sous le nom de Révolution internationale. À cette occasion, une nouvelle plateforme politique a été adoptée et parait dans le numéro 1 de RI (nouvelle série).
[16] "La question du fonctionnement de l’organisation dans le CCI [218]", Revue internationale n° 109 (2e trimestre 2002).
[17] "En réponse à l’article “Fractions et parti”", dans le même numéro du Bulletin d’étude et de discussion, la deuxième revue publiée par RI. Elle sera bientôt remplacée par la Revue internationale lors de la création du CCI en 1975.
[18] L’un des meilleurs exemples est celui de l’Éveil internationaliste qui participa à la 3e conférence des groupes de la Gauche communiste en 1980. Après avoir rompu avec le maoïsme, il a voulu conserver une cohérence ex-maoïste, pour finalement sombrer dans le néant. Pour tenter encore de gommer leur passé stalinien, certains de ses éléments n’ont pas trouvé d’autres solutions que de rejoindre l’anarchisme ou la Ligue des droits de l’homme, le tout assaisonné du verbiage situationniste habituel.
[19] Marc Chirik, "En réponse à l’article “Fractions et parti”", Bulletin d’étude et de discussion n° 9, septembre 1974, p. 9.
Comme nous l’avons esquissé dans les précédents articles de cette série, la dégénérescence de l’IC ne resta pas sans réponse. Face à celle-ci, se dressèrent des Fractions de Gauche qui défendirent énergiquement les principes abandonnés par l'IC et, en même temps, essayèrent de répondre aux nouvelles questions posées par l’entrée du capitalisme dans sa phase de décadence. Ces groupes furent tous exclus et réprimés les uns après les autres, à mesure que la dégénérescence opportunisme gagnait les rangs de l’Internationale et que les partis communistes trahissaient le camp prolétarien.
L’ultime article de cette série vise à mettre en exergue la trajectoire de ces principaux groupes et surtout les leçons fondamentales que l’on peut tirer de leur combat.
Dans la deuxième partie de cette série nous avons mis en évidence les bases sur lesquelles surgirent les groupes de gauche au sein de l’Internationale communiste. Comme nous l’avons rappelé, le congrès de fondation fut marqué par des avancées fondamentales dans la compréhension des conditions de la nouvelle période historique. Cependant, dans leur majorité, les révolutionnaires restaient marqués par le poids du passé et déjà des régressions se faisaient jour dans les congrès suivants sur un certain nombre de questions. Cette évolution annonciatrice de la dégénérescence opportuniste de l’IC eut des conséquences désastreuses sur la conscience révolutionnaire de la classe ouvrière internationale.
Mais, de la même manière que le développement de l’opportunisme au sein de la Deuxième Internationale avait suscité une réponse prolétarienne sous la forme de courants de gauche, la montée de l’opportunisme dans la Troisième Internationale allait rencontrer la résistance de la Gauche communiste – dont beaucoup de ses porte-paroles, tels que Pannekoek et Bordiga, avaient déjà prouvé, dans l'ancienne Internationale, qu’ils faisaient partie des meilleurs défenseurs du marxisme. La Gauche communiste était essentiellement un courant international et avait des expressions dans de nombreux pays, depuis la Bulgarie jusqu’à la Grande-Bretagne et des Etats-Unis à l’Afrique du Sud. Cependant, ses représentants les plus importants allaient se trouver précisément dans les pays où la tradition marxiste était la plus forte : l’Allemagne, l’Italie et la Russie.
Et si ces groupes n'atteignirent pas le même niveau de clarté et de cohérence, tous cherchaient une alternative à la dégénérescence de l’IC en s’efforçant de défendre les principes et le programme communistes tout en se confrontant aux questions nouvelles induites par l’entrée du capitalisme dans sa période de décadence : est-ce que les syndicats restaient des organes de la classe ouvrière ou bien étaient-ils happés dans l'engrenage de l'Etat bourgeois ? Fallait-il en finir avec la tactique "parlementaire"? Comment comprendre la lutte de libération nationale dans l'ère globale de l'impérialisme ? Quelle était la perspective pour le nouvel État russe ? La mise en évidence de tous ces problèmes exprimait la volonté d’armer l’Internationale, alors que celle-ci ne parvenait pas à comprendre toutes les implications de la nouvelle période de "guerres et de révolutions".
Mais ces gauches au sein de l’IC demeuraient dispersées, ayant peu de liens les unes entre les autres. Par conséquent, elles ne furent pas en mesure de s’assumer réellement en tant que courant international de la Gauche communiste et ainsi mener une réelle lutte de fraction au sein de l’IC. Ces gauches se virent d’ailleurs éliminées peu à peu des rangs de l’IC sous le joug de la répression stalinienne. Ce fut particulièrement le cas, du Groupe ouvrier, formé en 1922, qui était la seule véritable réaction au sein du Parti communiste de Russie à s’apparenter à une fraction conséquente en formulant ces critiques, non pas dans le cadre russe, mais à l’encontre de l’IC en tant que telle.[1], exprimant ainsi une claire volonté d'inscrire son combat à l'échelle internationale. Mais il fut très vite victime de la répression puisque dès 1923, ses principaux animateurs furent emprisonnés par la Guépéou, ce qui ne permit pas au groupe de se développer et de continuer à jouer son rôle par la suite.
Cette fragmentation s’accrut davantage à mesure de l’exclusion des différents groupes : "Quand l'IC est morte, la Gauche allemande est déjà dispersée en plusieurs morceaux, tombant dans l'activisme, l'aventurisme, et est éliminée sous les coups d'une répression sanglante; la Gauche russe est dans les prisons de Staline ; les faibles Gauches anglaise et américaine ont disparu depuis longtemps. En dehors du trotskysme, c'est essentiellement la Gauche italienne, et ce qui restait de la Gauche hollandaise qui vont, à partir de 1928, maintenir une activité politique prolétarienne, sans Bordiga et sans Pannekoek, en partant chacune de bilans différents de l'expérience vécue."[2] On voit bien à quel point, le reflux de la vague révolutionnaire au cours des années 20 et les premiers coups de boutoir de la contre-révolution furent une épreuve terrible qui décima une large partie des minorités révolutionnaires. Mais quelles que soient les forces et les faiblesses des contributions des Gauches, il est néanmoins essentiel de les considérer toutes comme des efforts du prolétariat pour développer, à l'échelle de l'histoire, la conscience des conditions de son combat révolutionnaire pour le renversement du capitalisme. De plus, elles ont toutes en commun la caractéristique de s'inscrire dans la défense intransigeante du terrain de classe du prolétariat. De même, le communisme de gauche ne surgit pas ex nihilo au mouvement révolutionnaire de l’époque. Au contraire, il constitue une réaction organique à l’abandon des principes de la part de l’IC et de son ancienne avant-garde, le parti bolchevik. Il est donc normal qu’en Russie, en Italie, en Allemagne et ailleurs les différents groupes de la Gauche communiste aient surgi à l’intérieur même des partis communistes. L’heure était donc à la lutte de fraction afin de redresser l’IC en train de ployer sous le poids grandissant de l’opportunisme : "C'est la responsabilité de la minorité qui maintient le programme révolutionnaire que de lutter de façon organisée pour faire triompher celui-ci au sein du parti. Soit la Fraction réussit à faire triompher ses principes et à sauver le parti, soit ce dernier poursuit son cours dégénérescent et il finit alors par passer avec armes et bagages dans le camp de la bourgeoisie. Le moment du passage du parti prolétarien dans le camp bourgeois n'est pas facile à déterminer. Cependant, un des indices les plus significatifs de ce passage est le fait qu'il ne puisse plus apparaître de vie politique prolétarienne au sein du parti. La Fraction de Gauche a la responsabilité de mener le combat au sein du parti tant que subsiste un espoir qu'il puisse être redressé : c'est pour cela que dans les années 1920 et au début des années 1930, ce ne sont pas les courants de gauche qui ont quitté les partis de l’IC mais ils ont été exclus, souvent par des manœuvres sordides."[3]
Il ne s’agit pas ici de se demander pourquoi les fractions de Gauche n’ont pas été en mesure de "gagner" ce combat. Ou encore pourquoi, alors que l’IC constatait le reflux de la vague révolutionnaire, la nécessité de se replier en bon ordre et préparer les conditions pour le surgissement d’un futur parti n’a pas été comprise plus largement dans les rangs de l’IC. Avec des si, on mettrait Paris en bouteille comme on dit ! Ce qui nous importe concerne plutôt la manière dont les fractions de Gauche vont mener la lutte contre la dégénérescence opportuniste de l’IC. Comme nous le savons, toutes ne vont pas apporter la même contribution à la lutte historique du prolétariat contre l’exploitation capitaliste et la domination de la bourgeoisie.
Il est donc indispensable de pouvoir tirer toutes les leçons de leurs trajectoires et de l’évolution que chacune d’elle va connaître au cours de la période contre-révolutionnaire qui s’ouvrait à la fin des années 1920.
"Face à la mort de l’I.C. se pose le problème de la formation des cadres capables de reconstruire l’organisation internationale du prolétariat. Dans ce but il est nécessaire de fonder des fractions de gauche dans chaque pays. La base politique de celles-ci doit être trouvée, en tout premier lieu, dans les fondements mêmes de l’I.C. et se parfaire, à la suite d’une critique de tous les événements d’après-guerre. Cette critique représenterait l’apport spécifique de chaque prolétariat aux problèmes que l’I.C. n’a pu résoudre lors de sa fondation."[4] Telle était l’orientation préconisée par la Fraction de gauche du PC d’Italie à toutes les forces d’opposition prolétariennes. Nous étions alors en 1933, et la Fraction italienne, constatant la mort de l’IC, appelait à tirer toutes les leçons de l’échec de la vague révolutionnaire afin d’armer le prolétariat pour les batailles futures et assumer la continuité politique jusqu’à ce que les conditions favorables au surgissement du nouveau parti de classe soient réunies. Autrement dit, il s’agissait d’assumer un véritable travail de fraction. Parmi tous les groupes de gauche s’orientant, dès le début des années 20, dans le combat contre la dégénérescence opportuniste de l’IC, la Fraction de gauche du Parti communiste d’Italie, apporta de très loin la plus riche contribution. Pourquoi ? Parce qu'elle fut la seule à assimiler en profondeur l’apport de la fraction bolchevik au sein de la IIe Internationale entre 1903 et 1917. Et qu’elle comprit qu’il s’agissait de mettre en œuvre un travail similaire face à l’évolution suicidaire que prenait l’IC. Il s’agissait donc de se présenter comme "une organisation à l’intérieur du parti, qui est unie non par le lieu de travail, par la langue ou par quelque autre condition objective, mais par un système de conceptions communes sur les problèmes qui se posent au parti." Ce qui nous paraît essentiel ici ne réside pas dans le contenu même des débats mais plutôt dans la méthode avec laquelle la gauche italienne tenta de défendre ses positions dans le but de "redresser" l’Internationale. Les désaccords entre l’IC et le PC d’Italie surgissent très tôt, dès 1920-1921, au moment où l’IC décréta les mots d’ordre de "Front unique", de "gouvernement ouvrier" et la création de "partis de masses" par la fusion des PC avec le courant centriste. Jusqu’en 1925, la majorité du PC d’Italie animée notamment par A. Bordiga s’avéra la plus déterminée pour contrer toute cette politique opportunisme. Mais la mise en œuvre de la "bolchévisation" des partis communistes changea les conditions dans lesquelles la Gauche allait pouvoir mener le combat puisque l’Exécutif élargi de l’IC de mars-avril 1925 mit à l’ordre du jour l’élimination de la "tendance bordiguiste" pour le IIIe congrès du PC d’Italie. Malgré cette politique manœuvrière totalement scandaleuse, la nouvelle "minorité" du PC d’Italie allait essayer de se donner tous les moyens de poursuivre le combat AU SEIN de l’IC. C’est ce qu’elle fit lors du congrès de Pantin en avril 1928 en se constituant en "Fraction de gauche de l’Internationale communiste" et non pas seulement du PC d’Italie. Face aux pressions, aux manœuvres, aux dénigrements en passe de devenir la norme au sein des partis communistes, la Fraction n’abdiqua jamais et fut en mesure de défendre les principes et le programme communiste tant par voie de presse, qu'à travers la publication tous les 15 jours (tous les mois à partir de 1933) du journal Prometeo mais aussi à travers des interventions dans les usines ou les manifestations. Elle fut aussi très active pour œuvrer au travail en commun des groupes de gauche à l’échelle internationale à travers la confrontation des positions en vue du regroupement des forces révolutionnaires sur la base de principes et d’un programme clairs. Ce travail devint même d’autant plus crucial à partir de 1933 où le désarmement du prolétariat international face à la victoire du nazisme en Allemagne consacrait d’une certaine manière la victoire de la contre-révolution. L’heure n’était plus à lutter pour le redressement de l’IC mais à tirer les leçons de la défaite de la révolution et de la dégénérescence de l’IC afin de renforcer le prolétariat mondial et préparer les conditions pour le surgissement du futur parti. Pour cela, il s’agissait de ne mettre de côté aucune question et d’aborder de front les problèmes fondamentaux auxquels s’étaient confrontés le prolétariat et ses organisations depuis Octobre 1917. Ce travail théorique et politique, incarné par Bilan n’aurait pas été possible sans une compréhension profonde des exigences du travail de fraction. En 1935, prenant acte du passage définitif des PC dans le camp contre-révolutionnaire, elle se concevait désormais comme une fraction externe afin de continuer à mener le combat pour le communisme : "Cette situation spéciale de la Troisième Internationale a déjà déterminé grand nombre de capitulations qui viennent surtout de ce que les militants croient que l’essentiel c’est de garder la liaison organique avec les partis communistes, et qui n’ont pas compris que l’essentiel c’est de construire l’organisme qui est appelé, par la nouvelle situation, à établir la solution communiste aux mêmes problèmes qui ont donné naissance au centrisme[5]."[6]
La contribution théorique et politique de la Fraction italienne jusqu’en 1944-1945 sera par la suite poursuivie et enrichie par la Gauche communiste de France jusqu’en 1952 et par le Courant Communiste International depuis 1975[7]!
Malheureusement, la Gauche allemande n’a pas été en mesure de suivre la même trajectoire. Si le KAPD a très tôt défendu des positions très claires sur le rejet du travail parlementaire ou la participation aux syndicats[8], il n’a pas été en mesure de mettre en œuvre la même cohérence organisationnelle que la gauche italienne, ni de se considérer comme une organisation ayant une continuité organique avec l’ancien parti. Au contraire, toute sa trajectoire après son exclusion de l’IC lors du IIIe congrès en septembre 1921, allait même se caractériser par une remise en cause de la nature purement prolétarienne de la révolution en Russie (et du parti bolchevik) au profit de la vision d’une "révolution double" : à la fois bourgeoise et prolétarienne. Bourgeoise car elle supprimait le féodalisme pour introduire le capitalisme à la campagne. Prolétarienne car elle supprimait le capitalisme dans les villes. La même incompréhension du processus graduel de dégénérescence se retrouvait dans l’analyse de la IIIe Internationale considérée déjà comme totalement absorbée par l’État russe. Ce faisant, le KAPD considérait toutes les sections de l’IC (les partis communistes) comme définitivement perdues. Ceci impliquait qu’il ne pouvait naître de fractions révolutionnaires en son sein comme au sein des partis communistes. Tout cet échafaudage théorique permettait en fait de justifier la proclamation d’une Internationale communiste ouvrière (KAI). Cette fondation totalement artificielle et volontariste d’une internationale alternative entraîna la scission du parti (entre partisans et opposants à cette KAI) et sa désagrégation numérique. Révélant par là une incompréhension du rôle du parti au sein de la classe et du rapport parti-fraction, elle ne pouvait mener qu’à la déroute. Cette politique suicidaire fut très lourde de conséquences pour le mouvement révolutionnaire puisqu’elle affaiblit considérablement la capacité des fractions communistes de gauche à se regrouper afin de mener jusqu’au bout le combat contre la dégénérescence de l’IC.[9] La gauche hollandaise, qui reprit par la suite l’héritage théorique de la gauche allemande, allait amplifier ces errements sur la question organisationnelle. Le courant conseilliste, à l’image du Groupe des communistes internationalistes ( GIK, fondé en 1927), en vint donc à nier purement et simplement la nécessité de l’organisation des révolutionnaires comme facteur actif de la lutte de classe et du développement de la conscience. Ceci au profit d’une fédération de "groupes de travail" réduite à un simple rôle d’opinion. Il s’agissait là d’une véritable régression de la conception de l’organisation au sein du communisme de gauche, puisque celle-ci était réduite à un simple objet de décor au sein de la classe. D’ailleurs, le dernier siècle écoulé est là pour témoigner de la faillite du courant conseilliste face aux défis posés aux révolutionnaires dans la décadence du capitalisme.
"Dans le passé, nous avons défendu la notion fondamentale de la "fraction" contre la position dite "d’opposition". Par fraction nous entendions l’organisme qui construit les cadres devant assurer la continuité de la lutte révolutionnaire, et qui est appelée à devenir le protagoniste de la victoire prolétarienne. Contre nous, la notion dite "d’opposition" a triomphé au sein de l’Opposition Internationale de gauche. Cette dernière affirmait qu’il ne fallait pas proclamer la nécessité de la formation des cadres : la clef des évènements se trouvant entre les mains du centrisme et non entre les mains de la fraction. Cette divergence prend actuellement un aspect nouveau, mais il s’agit toujours du même contraste, bien qu’à première vue il semble que le problème consiste aujourd’hui en ceci : pour ou contre les nouveaux partis. Le camarade Trotsky néglige totalement, et pour la deuxième fois, le travail de formation des cadres, croyant pouvoir passer immédiatement à la construction de nouveaux partis et de la nouvelle internationale". Ce constat établit par la Fraction de gauche du parti communiste d’Italie dans le premier numéro de sa revue théorique Bilan contient la question centrale se posant à toutes les organisations engagées dans la réaction à la dégénérescence de l’IC : "Quelle était la tâche de l’heure ? Le combat de fraction ou la création d’un nouveau parti ?" Ces deux voies discordantes exprimaient la grande divergence entre la Fraction de gauche et l’Opposition de gauche emmenée par Trotsky.
Comme nous l’avons décrit dans le précédent article, les années 1921-1922 sont marquées par le combat mené par Lénine contre l’affirmation, au sein du Parti communiste de Russie, puis de l’IC, de la fraction bureaucratique dirigée par Staline. Bien que les moyens utilisés exprimaient une claire impuissance pour redresser la situation, Lénine comprenait bien que la direction prise par le PCR s’éloignait chaque jour un peu plus du camp prolétarien.
Il mit cependant toute son énergie politique dans cette bataille désespérée contre la montée du stalinisme et proposa à Trotsky de faire bloc avec lui contre le bureaucratisme en général et Staline en particulier.[10]
Mais à partir de 1923, et son retrait forcé de la vie politique, une véritable crise ouverte éclata dans le PCR. D’un côté, la fraction bureaucratique consolidait son emprise, initialement sous la forme d’un “triumvirat” formé par Staline, Zinoviev et Kamenev, dont le principal ciment était la volonté d’isoler Trotsky. Cette entreprise se manifestant sous la forme d’une véritable cabale à l’encontre du "meilleur des bolcheviks" comme il le raconte lui-même dans son autobiographie : "Lénine était couché à Gorki ; moi au Kremlin. Les épigones élargissaient les cercles du complot [...] Toute une science nouvelle fut créée : fabrication de réputations artificielles, rédaction de biographies fantaisistes, de réclames pour des leaders désignés d’avance. [...] Lorsque plus tard, Zinoviev et Kamenev combattirent Staline, les secrets de cette première période furent révélés par les complices mêmes du complot. Car c’était bien un complot. Un bureau politique secret fut créé, dont firent partie tous les membres du bureau politique officiel, sauf moi [...] Les responsables dans le parti et dans l’Etat, étaient systématiquement choisis d’après un seul critère : "contre Trotsky". [...] C’est ainsi que fut déterminé un certain genre de "carriérisme" qui plus tard s’appela ouvertement "l’anti-trotskisme". [...] Le même travail se fit, depuis la fin de 1923, dans toutes les sections de l’Internationale communiste : des leaders furent destitués, d’autres occupèrent leurs places, selon l’attitude qu’ils avaient pu prendre à l’égard de Trotsky."[11]
Dès lors, une opposition se fit jour dans les rangs du PCR au cours de l’année 1923. Elle prit la forme d’une plate-forme politique, signée par 46 militants, soit proches de Trotsky, soit émanant du groupe Centralisme démocratique. Cette "Plate-forme des 46" exprimait avant toute chose deux préoccupations :
Mais dans le même temps, la plate-forme prenait publiquement ses distances avec les groupes de la Gauche communiste au sein du PCR, les qualifiant de "malsains".[12]
Bien que Trotsky n’ait pas signé la plate-forme, il prit part ouvertement à cette opposition de gauche tout en montrant à plusieurs reprises des hésitations à engager la lutte contre la fraction stalinienne de manière déterminée et intransigeante, révélant par là une tendance au centrisme le rendant de plus en plus incapable de défendre les principes. Cette indécision se manifesta par exemple au Ve congrès de l’IC (juin 1924) lorsque Bordiga le pressa de devenir le porte-parole d’une Opposition de gauche au niveau international. Trotsky refusa, demandant même à Bordiga d’approuver la motion du 13e congrès du PCUS condamnant l’opposition, afin de ne pas se faire exclure.
Si l’on peut toujours invoquer des caractéristiques individuelles, la raison essentielle de la frilosité de Trotsky demeure dans son incapacité :
Autrement dit, Trotsky et l’opposition en Russie ne comprenaient absolument pas le sens du combat à mener, à savoir un travail de fraction en vue de redresser le parti de son cours opportuniste. Au lieu de ça, l’Opposition continuait à défendre bec et ongles "l’interdiction des fractions" adopté au XIe congrès du PCR en 1921. Par conséquent, "dans la mesure où elle se conçoit elle-même, non comme une fraction révolutionnaire cherchant à sauvegarder théoriquement et organisationnellement les grandes leçons de la Révolution d’Octobre, mais comme une opposition loyale au Parti Communiste Russe, elle ne sortira pas d’un certain "manœuvrièrisme" fait d’alliances sans principes en vue de changer le cours d’un Parti presque totalement gangrené (c’est ainsi que Trotsky cherchera le soutien de Zinoviev et de Kamenev qui ne cessent de le calomnier depuis 1923). Pour toutes ces raisons, on peut dire que l’ "Opposition de gauche" de Trotsky en Russie restera toujours en deçà des oppositions prolétariennes qui s’étaient manifestées dès 1918."[13]
La tendance oppositionnelle parvient cependant à s’organiser internationalement mais de façon dispersée et sans une véritable rigueur sur le plan organisationnel. Ce n’est qu’à partir de 1929 et l’expulsion de Trotsky d’URSS qu’une Opposition Internationale de Gauche (OGI) s’organise de façon plus centralisée sans pour autant être en mesure de dépasser les erreurs et les confusions véhiculées au sein de l’IC[14].
Par conséquent, elle "constitue à plus d’un titre le prolongement de ce qu’avait représenté la constitution et la lutte de l’"Opposition de Gauche" en Russie. Elle en reprend les principales conceptions et se réclame des quatre premiers congrès de l’I.C. Par ailleurs elle perpétue le "manœuvrièrisme" qui caractérisait déjà l’"Opposition de Gauche" en Russie. Par beaucoup d’aspects cette "Opposition" est un regroupement sans principes de tous ceux qui, notamment, veulent faire une critique "de gauche" du stalinisme. Elle s’interdit toute véritable clarification politique en son sein et laisse à Trotsky, en qui elle voit le symbole vivant de la Révolution d’Octobre, la tâche de s’en faire le porte-parole et le "théoricien". Elle s’avérera rapidement incapable dans ces conditions de résister aux effets de la contre-révolution qui se développe à l’échelle mondiale sur la base de la défaite du prolétariat international."[15]
L’incapacité du courant trotskiste à s’inscrire dans un travail de fraction de gauche au profit d’une simple "opposition" au stalinisme l’amena également à concevoir la construction du parti comme une simple affaire de "volonté" sans prendre en considération "les conditions de la lutte de classes telles qu’elles se trouvent données contingentement par le développement historique et le rapport de forces des classes existantes"[16].
Ainsi, loin d’apporter une contribution crédible dans les rangs de la classe ouvrière, alors que celle-ci subissait de plein fouet les assauts de la contre-révolution, le trotskisme reprenant à son compte un bon nombre de positions opportunistes développées au sein de l’IC, participa activement au déboussolement du prolétariat mondial pour finir par capituler en abandonnant l’internationalisme prolétarien au cours de la IIe Guerre mondiale au nom de l’antifascisme et la défense de "l’Etat prolétarien".[17]
La fondation de l’Internationale communiste en mars 1919 fut l’expérience la plus profonde entreprise par les révolutionnaires afin de doter la classe ouvrière d’une organisation susceptible de la mener à la victoire. Un siècle après, l’histoire de ce moment héroïque de la lutte du prolétariat et les leçons que les révolutionnaires en ont tiré, ne doivent pas être rangées au magasin des accessoires. Bien au contraire, tout ce patrimoine doit être au cœur de la préoccupation des révolutionnaires d’aujourd’hui afin d’être en mesure de défendre la conception la plus claire avec laquelle l’on doit entreprendre la construction du parti de demain. Nous espérons que l’effort d’approfondissement entrepris tout au long de cette série d’articles offre une contribution pertinente à la réflexion et à la discussion dans l’ensemble du milieu révolutionnaire sur ce sujet d’une si grande importance pour les combats futurs. Pour l’heure, nous pensons pouvoir affirmer quelques grandes leçons en ce qui concerne les conditions politiques dans lesquelles le parti devra surgir :
Nadjek (11 novembre 2022).
[1] Pour une vision plus complète et globale des Fractions de Gauche en Russie voir :
[2] "Convulsions dans le milieu révolutionnaire : le PCI (Programme Communiste) à un tournant de son histoire [366]", Revue internationale n°32 (1er trimestre 1983).
[3] "Polémique : à l'origine du CCI et du BIPR, I - La fraction italienne et la gauche communiste de France [367]", Revue internationale n°90, (3e trimestre 1997).
[4] "Projet de Constitution d’un bureau international d’information", Bilan n°1, novembre 1933.
[5] À cette époque, ce qui est appelé improprement le "centrisme" au sein de l’IC est représenté par la fraction bureaucratique stalinienne qui dans la réalité était l'incarnation de la contre-révolution.
[6] "La nécessité de la fraction de gauche du Parti communiste", Bulletin d’information de la Fraction de gauche italienne n°6.
[7] Voir notamment "Rapport sur le rôle du CCI en tant que "Fraction"" [55], Revue internationale n°156, (hiver 2016).
[8] Voir "Cent ans après la fondation de l’Internationale Communiste, quelles leçons pour les combats du futur ? (2e partie) [368]", Revue internationale n°163, (deuxième semestre 2019).
[9] Il ne s’agit pas ici de s’arrêter en détails sur l’histoire du KAPD. Pour de plus amples développements voir :
[10] Pour plus de détails voir l’article "Comprendre la défaite de la révolution russe, 1922-1923 : les Fractions communistes contre la montée de la contre-révolution." [370], Revue internationale n°101,
[11] Léon Trotsky, Ma vie, "Chapitre XL : Le complot des épigones", Gallimard, 2013.
[12] En réalité, la Gauche communiste russe, en particulier le Groupe ouvrier de Miasnikov exprimait en Russie la vision la plus claire du combat à mener contre la dégénérescence du PCR et de l’IC.
[13] "Le trotskisme, fils de la contre-révolution [145]" in Le trotskisme contre la classe ouvrière, brochure du CCI.
[14] L’Opposition de gauche se réclamant notamment des quatre premiers congrès de l’IC.
[15] "Le trotskisme, fils de la contre-révolution [145]" in Le trotskisme contre la classe ouvrière, brochure du CCI.
[16] "Les méthodes de la Gauche communiste et celle du trotskisme", Internationalisme n°23, (juin 1947).
[17] Pour plus de précisions sur l’évolution du courant trotskiste voir notre Brochure : "Le trotskisme contre la classe ouvrière [144]."
Au printemps dernier, le CCI a tenu son 25econgrès international. Véritable assemblée générale, le congrès est un moment privilégié de la vie de notre organisation ; il est la plus haute expression du caractère centralisé et international du CCI. Le congrès permet à l’ensemble de notre organisation, comme un tout, de débattre, clarifier et s’orienter. Il constitue notre organe souverain. Comme tel il a pour tâches :
Or, les organisations révolutionnaires n'existent pas pour elles-mêmes. Elles sont à la fois l’expression du combat historique du prolétariat et la partie la plus déterminée de ce même combat. C’est la classe ouvrière qui confie ses organisations aux révolutionnaires, pour qu’elles puissent jouer leur rôle : être un facteur actif dans le développement de la conscience et du combat prolétarien vers la révolution.
Il appartient ainsi aux révolutionnaires de rendre compte de leurs travaux à l'ensemble de la classe. En publiant une large partie des documents adoptés à notre dernier congrès, telle est la mission que se donne ce numéro de notre Revue Internationale.
La première tâche de ce congrès était de prendre la mesure de la gravité de la situation historique.
Comme l’indique le rapport sur la Lutte de classe, avec le Covid 19, le conflit en Ukraine et l’accroissement de l’économie de guerre partout, la crise économique et son inflation ravageuse, avec le réchauffement climatique et la dévastation de la nature, avec la montée du chacun pour soi, de l’irrationnel et de l’obscurantisme, la décomposition de tout le tissu social, les années 2020 ne voient pas seulement s’additionner les fléaux meurtriers ; tous ces fléaux convergent, se combinent et s’alimentent en une sorte "d’effet tourbillon". Cette dynamique catastrophique du capitalisme mondial signifie ainsi bien plus qu’une aggravation de la situation internationale. Elle met en jeu la survie même de l’Humanité.
Le 25e congrès international a adopté comme premier rapport une "Actualisation des thèses sur la décomposition".
Le CCI avait adopté en mai 1990 des thèses intitulées "La décomposition, phase ultime de la décadence capitaliste" qui présentaient notre analyse globale de la situation du monde au moment et à la suite de l'effondrement du bloc impérialiste de l'Est, fin 1989. L'idée centrale de ces thèses était que la décadence du mode de production capitaliste, qui avait débuté lors de la Première Guerre mondiale, était entrée dans une nouvelle phase de son évolution, celle dominée par la décomposition générale de la société. 27 ans plus tard, lors de son 22e congrès, en 2017, notre organisation avait estimé nécessaire de procéder à une première actualisation de ces thèses par l'adoption d'un texte intitulé "Rapport sur la décomposition aujourd’hui (Mai 2017)". Ce texte mettait en évidence que non seulement l'analyse adoptée en 1990 avait amplement été vérifiée par l'évolution de la situation, mais aussi que certains aspects avaient pris une importance nouvelle : l'explosion des flux de réfugiés fuyant les guerres, la famine, les persécutions, la montée du populisme xénophobe venant impacter de façon croissante la vie politique de la classe dominante…
Aujourd’hui, seulement 6 ans après, le CCI a estimé nécessaire de procéder à une nouvelle actualisation des textes de 1990 et de 2017. Pourquoi si vite ? Parce que nous assistons à une amplification spectaculaire des manifestations de cette décomposition générale de la société capitaliste.
Face à l’évidence des faits, la bourgeoisie elle-même est obligée de reconnaître cette plongée vertigineuse du capitalisme dans le chaos et le pourrissement. Notre rapport cite ainsi largement des textes destinés aux dirigeants politiques et économiques de la planète, tel le "Global Risks Report" (GRR) basé sur les analyses d'une multitude d'"experts" et qui, chaque année, est présenté au forum de Davos (World Economic Forum -WEF). Le CCI reprend ici à son compte une méthode du mouvement ouvrier consistant à s'appuyer sur les travaux des experts de la bourgeoisie pour faire ressortir les statistiques et les faits qui révèlent la réalité du monde capitaliste. On retrouve la même méthode dans des classiques du marxisme, comme La classe laborieuse en Angleterre de Engels ou Le Capital de Marx. Dans le GRR, on peut ainsi lire :"Les premières années de cette décennie ont annoncé une période particulièrement perturbée de l'histoire humaine. … COVID-19…guerre en Ukraine… crises alimentaires et énergétiques… inflation… affrontements géopolitiques et spectre de la guerre nucléaire… niveaux d'endettement insoutenables… déclin du développement humain… tous ces éléments convergent pour façonner une décennie unique, incertaine et troublée."
Les experts de la bourgeoisie mettent ici le doigt sur une dynamique qu'ils ne peuvent fondamentalement pas comprendre. Oui, en effet, "Tous ces éléments convergent pour façonner une décennie unique, incertaine et troublée." Mais ils ne peuvent que s’arrêter à ce constat. Ils qualifient d’ailleurs cette dynamique de "polycrises", comme s’il s’agissait de crises différentes qui ne font que s’additionner. En réalité, et seule notre théorie de la décomposition permet de le comprendre, derrière cette explosion des pires fléaux du capitalisme se cache une seule et même dynamique : le pourrissement sur pied de ce système décadent. Le mode de production capitaliste n’a plus aucune perspective à offrir, et compte-tenu de l’incapacité du prolétariat jusqu’à aujourd’hui développer son projet révolutionnaire, c’est toute l’humanité qui plonge dans le no futur et ses conséquences : irrationalité, repli sur soi, atomisation… C’est donc dans cette absence de perspective que se trouve enfouie la racine la plus profonde de la putréfaction de la société, sous tous ses plans.
Même dans le camp prolétarien, il y a une tendance à avancer une cause spécifique et isolée face à chacune des manifestations catastrophiques de l'histoire présente ; à ne pas voir la cohérence de l’ensemble du processus en cours. Le danger est alors grand de :
Il nous faut nous attarder un peu sur ce risque de sous-estimer le danger de la situation historique de décomposition. À première vue, en hurlant à l’éclatement de la troisième guerre mondiale, on se dit qu’on prévoit le pire. En réalité, et la guerre en Ukraine le confirme à nouveau, le processus réel qui peut mener à la barbarie généralisée, voire à la destruction de l’humanité, est une combinaison de facteurs : la guerre qui se répand à travers une multiplication des conflits (Moyen-Orient, Proche-Orient, les Balkans, l’Est de l’Europe, etc.) de plus en plus imprévisibles et irrationnels, le climat qui se réchauffe avec son lot de catastrophes, le gangstérisme et le no futur qui gangrènent des partie de plus en plus larges de la population mondiale,… ce processus de pourrissement est d’autant plus dangereux qu’il est comme insaisissable, sournois, qu’il s’insinue progressivement dans tous les pores de la société.
Et parmi les différents facteurs qui alimentent la plongée dans la décomposition, la guerre (et le développement généralisé du militarisme) en constitue le facteur central, en tant qu'acte voulu et délibéré de la classe dominante.
C’est pourquoi la situation impérialiste a constitué le second rapport débattu à notre congrès : "La phase de décomposition accentue en particulier un des aspects les plus pernicieux de la guerre en décadence : son irrationalité. Dès lors, les effets du militarisme deviennent toujours plus imprédictibles et désastreux. Nos matérialistes vulgaires ne comprennent pas cet aspect et nous objectent que les guerres ont toujours une motivation économique, et donc une rationalité. Ils ne voient pas que les guerres actuelles ont fondamentalement des motivations non pas économiques mais géostratégiques, et même que ces dernières n’atteignent plus leurs objectifs de départ, mais aboutissent à un résultat opposé. (…) La guerre en Ukraine en est une confirmation exemplaire : quels que soient les objectifs géostratégiques des impérialismes russes ou américains, le résultat sera un pays en ruine (l’Ukraine), un pays ruiné économiquement et militairement (la Russie), une situation impérialiste encore plus tendue et chaotique de l’Europe à l’Asie centrale et enfin des millions de réfugiés en Europe."
Dans l’organisation, quelques camarades ont un désaccord très important avec cette analyse de la dynamique impérialiste actuelle. Pour eux, la guerre en Ukraine ne concrétise pas seulement une tendance à la bipolarisation du monde. Autour de la Chine d’un côté et des États-Unis de l’autre, seraient en train de se dessiner deux camps de plus en plus clairement définis, deux camps qui, à terme, pourraient se constituer en blocs et s’affronter dans une troisième guerre mondiale.
Le congrès a constitué une nouvelle occasion de leur répondre : "Les conséquences du conflit en Ukraine ne mènent nullement à une "rationalisation" des tensions à travers un alignement "bipolaire" des impérialismes derrière deux "parrains" dominants, mais au contraire à l’explosion d’une multiplicité d’ambitions impérialistes, qui ne se limitent pas à celles des impérialismes majeurs, ou à l’Europe de l’Est et l’Asie Centrale, ce qui accentue le caractère chaotique et irrationnel des confrontations."
Pour être à la hauteur de leurs responsabilités et identifier l’ensemble des dangers qui planent au-dessus de l’humanité, et tout particulièrement de la classe ouvrière, les révolutionnaires doivent comprendre la cohérence de l’ensemble de la situation et sa réelle gravité. Notre rapport montre que seule la méthode marxiste et son matérialisme permettent une telle compréhension, mais un matérialisme qui n’est pas vulgaire, un matérialisme dialectique et historique capable d'embrasser l’ensemble des facteurs dans leur relation et leur mouvement, un matérialisme qui intègre la force de la pensée dans sa relation et son influence à l’ensemble du monde matériel parce que la pensée est l'une des forces motrices de l’Histoire. Notre rapport fait ressortir quatre points centraux qui appartiennent à cette méthode :
Appliquée à la situation historique ouverte en 1989/90, elle se traduit de la sorte : des manifestations de décomposition pouvaient exister dans la décadence du capitalisme mais, aujourd'hui, l'accumulation de ces manifestations fait la preuve d'une transformation-rupture dans la vie de la société, signant l'entrée dans une nouvelle époque de la décadence capitaliste où la décomposition devient l'élément déterminant.
C'est un des phénomènes majeurs de la situation présente. Les différentes manifestations de la décomposition qui, au début, pouvaient sembler indépendantes mais dont l'accumulation indiquait déjà que nous étions entrés dans une nouvelle époque de la décadence capitaliste, se répercutent maintenant de façon croissante les unes sur les autres dans une sorte de "réaction en chaîne qui s'amplifie de plus en plus", de "tourbillon" qui imprime à l'histoire l'accélération dont nous sommes les témoins. Ces effets cumulés dépassent ainsi désormais de très loin leur simple addition.
Dans cette approche historique, il s'agit de rendre compte du fait que les réalités qu'on examine ne sont pas des choses statiques, intangibles, ayant existé de tout temps mais correspondent à des processus en constante évolution avec des éléments de continuité mais aussi, et surtout, de transformation et même de rupture.
La dialectique marxiste attribue au futur une place fondamentale dans l'évolution et le mouvement de la société. Des trois moments d'un processus historique, le passé, le présent, le futur, c'est ce dernier qui constitue le facteur fondamental de sa dynamique. Et c'est justement parce que la société actuelle est privée de cet élément fondamental, le futur, la perspective (ce qui est ressenti par de plus en plus de monde, notamment dans la jeunesse), une perspective que seul le prolétariat peut lui offrir, qu'elle s'enfonce dans le désespoir et qu'elle pourrit sur pieds.
C’est cette méthode qui permet à notre résolution sur la situation internationale d’élever notre analyse de l’abstrait au concret : "…nous assistons aujourd'hui à cet "effet tourbillon" où toutes les différentes expressions d'une société en décomposition interagissent entre elles et accélèrent la descente vers la barbarie. Ainsi, la crise économique a été de façon manifeste aggravée par la pandémie et les lock-downs, la guerre en Ukraine, et le coût croissant des désastres écologiques ; pendant ce temps, la guerre en Ukraine aura de graves implications au niveau écologique et dans le monde entier ; la compétition pour des ressources naturelles qui s'amenuisent exacerbera encore plus les rivalités militaires et les révoltes sociales."
De l’autre côté de ce pôle de destruction se trouve le pôle de la perspective révolutionnaire du prolétariat.
Les derniers mois qui se sont écoulés montrent que le prolétariat non seulement n’est pas vaincu mais qu’il commence même à redresser la tête, à retrouver le chemin de la lutte. Dès l’été 2022, le CCI a su reconnaitre dans les grèves au Royaume-Uni un changement dans la situation de la classe ouvrière. Dans notre tract international publié le 31 août, "La bourgeoisie impose de nouveaux sacrifices, la classe ouvrière répond par la lutte", nous écrivions ainsi : ""Enoughisenough", "trop c'est trop". Voilà le cri qui s’est propagé d’écho en écho, de grève en grève, ces dernières semaines au Royaume-Uni. Ce mouvement massif baptisé "L’été de la colère" (…) implique chaque jour des travailleurs dans plus en plus de secteurs (…). Il faut remonter aux immenses grèves de 1979 pour trouver un mouvement plus important et massif. Un mouvement d'une telle ampleur dans un pays aussi important que le Royaume-Uni n'est pas un événement "local". C'est un événement de portée internationale, un message aux exploités de tous les pays. (…) le retour des grèves massives au Royaume-Uni marque le retour de la combativité du prolétariat mondial".
Théoriquement armé pour comprendre les grèves et les manifestations qui ont émergé dans de nombreux pays, le CCI a pu intervenir, à la hauteur de ses forces, en diffusant huit tracts différents, afin de suivre l’évolution du mouvement et de la réflexion de la classe ouvrière. Tous ces tracts ont en commun de souligner :
Là aussi, comme pour la guerre en Ukraine, un désaccord et un débat existe au sein de l’organisation. Les mêmes camarades qui croient voir dans la guerre en Ukraine un pas vers la constitution des blocs et la troisième guerre mondiale, avancent l’idée que les luttes et la combativité ouvrières actuelles ne constituent pas de rupture dans une dynamique négative depuis les années 1980s avec une longue série de défaites qui ne sont pas définitives mais ont conduit à une faiblesse particulièrement grave surtout au niveau de la conscience. Dans cette vision, "dans un monde capitaliste qui, plus que jamais depuis 1989, s'achemine de façon chaotique et "naturelle" vers la guerre, la réponse du prolétariat au niveau politique reste très en deçà de ce que la situation exige de lui" (un des amendements des camarades, rejeté par le congrès, à la résolution sur la situation internationale). Pour eux, la situation actuelle, sans être identique (cf. cours historique), rappelle celle des années 1930, avec un prolétariat combatif dans beaucoup de pays centraux mais quand même incapable d’éviter la guerre. "(…), pour l'instant, le développement nécessaire d'assemblées de masse et d'une véritable culture du débat n'a pas encore eu lieu. Pas plus que l'émergence d'une nouvelle génération de militants prolétariens politisés." (ibid.) Un autre argument est avancé pour expliquer l’ampleur des mouvements sociaux et la prolifération des grèves dans de très nombreux pays : le manque de main d’œuvre dans beaucoup de secteurs et le besoin de faire tourner à plein l’économie de guerre rendent la situation favorable pour la classe ouvrière pour réclamer une hausse des salaires. Pour le congrès, la réalité qui se développe sous nos yeux, à savoir la vague de paupérisation en cours, avec des prix qui flambent tandis que les salaires stagnent et que les attaques gouvernementales pleuvent, apporte un démenti à cette théorie.
Pour les camarades, les tracts qu’a diffusé le CCI, environ 150 000, dans les différents mouvements sociaux ces derniers mois, ne correspondent pas aux besoins de la situation. En cohérence avec leur analyse d’un prolétariat presque vaincu et d’une dynamique vers la constitution de deux blocs et la guerre mondiale, la première tâche des révolutionnaires n’est pas l’intervention mais l’implication dans l'approfondissement théorique.
Le congrès tire au contraire un bilan très positif de l'intervention internationale de l’organisation dans les luttes. Le CCI savait qu'il n'influencerait pas l’ensemble de la classe et du mouvement, les organisations révolutionnaires ne peuvent avoir un tel impact dans la période historique actuelle ; ce rôle d’orienter les masses n’est possible seulement quand la classe a développé sa conscience et son combat historique à un niveau bien supérieur. Cette intervention s’adressait à une partie de la classe ouvrière, la minorité qui est aujourd’hui en recherche des positions de classe. Le nombre significatif de discussions que la distribution de ces tracts dans les cortèges a provoquées, les courriers reçus, les nouvelles venues à nos différentes réunions publiques montrent que notre intervention a joué son rôle : stimuler la réflexion d'une partie des minorités, provoquer le débat et inciter au regroupement des forces révolutionnaires.
Derrière la reconnaissance immédiate de la signification historique du retour de la lutte de classe au Royaume-Uni et de ses implications pour notre intervention dans la lutte, il y a la même méthode qui nous a permis d’appréhender la nouveauté dans l’accélération actuelle de la décomposition, avec son "effet tourbillon" : la transformation de la quantité en qualité, l’approche historique… mais l’une des facettes de cette méthode a ici une importance toute particulière : l’approche de l’événement par sa dimension internationale.
C’est déjà cette prise en compte de la dimension forcément internationale de la lutte de classe qui, en 1968, avait permis à ceux qui allaient fonder le CCI d’appréhender immédiatement le sens réel et profond des événements de Mai. Alors que tout le milieu politique prolétarien d’alors n’y voyait qu’une révolte estudiantine, et prétendait qu’il n’y avait "rien de nouveau sous le soleil", notre camarade Marc Chirik et les militants qui commençaient à s’agréger ont vu que ce mouvement annonçait la fin de la contre-révolution et l’ouverture d’une nouvelle période de lutte de classe à l’échelle internationale.
Voilà pourquoi le point 8 de la résolution internationale que nous avons adoptée, explicitement nommé "La rupture avec 30 ans de recul et de désorientation", affirme : "La reprise de la combativité ouvrière dans un certain nombre de pays est un événement historique majeur qui ne résulte pas seulement de circonstances locales et ne peut s'expliquer par des conditions purement nationales.(…) Le fait que les luttes actuelles aient été initiées par une fraction du prolétariat qui a le plus souffert du recul général de la lutte de classe depuis la fin des années 80 est profondément significatif : de même que la défaite en Grande-Bretagne en 1985 annonçait le recul général de la fin des années 80, le retour des grèves et de la combativité ouvrière en Grande-Bretagne révèle l'existence d'un courant profond au sein du prolétariat du monde entier."
En réalité, nous nous étions préparés à cette éventualité dès le début de l’année 2022 ! En janvier, nous avons publié un tract international qui annonçait "Vers une dégradation brutale des conditions de vie et de travail". En nous appuyant sur les indices de développement de la lutte qui commençait à poindre, nous annoncions la possibilité d’une riposte de notre classe. Le retour de l’inflation constituait en effet un terreau fertile à la combativité ouvrière.
Un mois après, l’éclatement de la guerre en Ukraine aggravait encore considérablement les effets de la crise économique, en faisant exploser les prix de l’énergie et de l’alimentation.
Conscient des difficultés profondes de notre classe, mais aussi connaissant l’histoire des luttes, le CCI savait qu’il n’y aurait pas de réaction directe et d’ampleur de notre classe face à la barbarie guerrière, mais qu’il y avait par contre la possibilité d’une réaction vis-à-vis des effets de la guerre à "l’arrière", en Europe et aux Etats-Unis[1] : des grèves face aux sacrifices demandés au nom de l’économie de guerre. Et c’est ce qui s’est effectivement produit.
Sur ces fondements théoriques et historiques, le CCI ne s’est pas illusionné quant à la possibilité d’une réaction de la classe face à la guerre, il n’a pas cru voir partout des comités internationalistes fleurir, il a encore moins cherché à en créer artificiellement. Notre réponse a, avant tout, été d’essayer de défendre le plus fermement possible la tradition internationaliste de la Gauche Communiste en appelant toutes les forces du milieu politique prolétarien à se regrouper autour d’une déclaration commune. Si une grande partie du milieu a ignoré ou même rejeté[2] notre appel, trois groupes (Internationalist Voice, Istituo Onorato Damen et Internationalist Communist Perspective) ont répondu présent pour maintenir vivante la méthode de lutte et de regroupement des forces internationales qu’avaient initiée les conférences de Zimmerwald et de Kienthal, en septembre 1915 et avril 1916 face à la Première guerre mondiale[3].
Les villages de Zimmerwald et de Kienthal, en Suisse, sont devenus célèbres en tant que lieux de rencontre des socialistes des deux camps lors de la Première Guerre mondiale, afin d’entamer une lutte internationale pour mettre fin à la boucherie et dénoncer les dirigeants patriotes des partis sociaux-démocrates. C’est lors de ces réunions que les bolcheviks, soutenus par la Gauche de Brême et la Gauche Hollandaise, ont mis en avant les principes essentiels de l’internationalisme contre la guerre impérialiste qui sont toujours valables aujourd’hui : aucun soutien à l’un ou l’autre des camps impérialistes, le rejet de toutes les illusions pacifistes, et la reconnaissance que seules la classe ouvrière et sa lutte révolutionnaire peuvent mettre fin au système qui est basé sur l’exploitation de la force de travail et qui en permanence produit la guerre impérialiste. Aujourd’hui, face à l’accélération du conflit impérialiste en Europe, il est du devoir des organisations politiques basées sur l’héritage de la Gauche Communiste de continuer à brandir la bannière d’un internationalisme prolétarien cohérent et de fournir un point de référence à ceux qui défendent les principes de la classe ouvrière. Tel est, du moins, le choix des organisations et groupes de la Gauche Communiste qui ont décidé de publier cette déclaration commune afin de diffuser le plus largement possible les principes internationalistes qui ont été forgés contre la barbarie de la guerre mondiale.
Cette façon de regrouper les forces révolutionnaires autour des principes fondamentaux de la gauche communiste est une leçon historique pour l’avenir. Zimmerwald hier, la déclaration commune aujourd’hui sont des petites pierres blanches qui indiqueront le chemin à suivre demain.
Les débats préparatoires et le congrès lui-même ont eu à cœur de se pencher sur la question essentielle de la construction de l’organisation. S’il s’agit, à l’évidence, de la dimension centrale des activités du CCI, cette préoccupation pour l’avenir dépasse largement notre seule organisation.
"Face à l'affrontement croissant des deux pôles de l'alternative - destruction de l'humanité ou révolution communiste - les organisations révolutionnaires de la gauche communiste, et le CCI en particulier, ont un rôle irremplaçable à jouer dans le développement de la conscience de classe, et doivent consacrer leur énergie au travail permanent d'approfondissement théorique, à proposer une analyse claire de la situation mondiale, et à intervenir dans les luttes de notre classe pour défendre la nécessité de l'autonomie, de l'auto-organisation et de l'unification de la classe, et du développement de la perspective révolutionnaire. Ce travail ne peut être réalisé que sur la base d'un patient travail de construction de l'organisation, jetant les bases du parti mondial de demain. Toutes ces tâches exigent une lutte militante contre toutes les influences de l'idéologie bourgeoise et petite-bourgeoise dans le milieu de la gauche communiste et du CCI lui-même. Dans la conjoncture actuelle, les groupes de la gauche communiste sont confrontés au danger d'une véritable crise : à quelques exceptions près, ils ont été incapables de s'unir pour défendre l'internationalisme face à la guerre impérialiste en Ukraine et sont de plus en plus ouverts à la pénétration de l'opportunisme et du parasitisme. Une adhésion rigoureuse à la méthode marxiste et aux principes prolétariens constitue la seule réponse à ces dangers." (point 9 de la résolution sur la situation internationale).
Pour qu’à terme la révolution soit possible, le prolétariat devra avoir entre les mains l’arme du Parti. C’est cette construction future du Parti qu’il s’agit dès aujourd’hui de préparer. Autrement dit, une minorité de révolutionnaires organisés porte sur ses épaules la responsabilité de faire vivre les organisations actuelles, de faire vivre les principes historiques du mouvement ouvrier et particulièrement de la Gauche Communiste, de transmettre ces principes et ces positions à la nouvelle génération qui va peu à peu rejoindre le camp révolutionnaire.
Tout esprit de concurrence, tout opportunisme, toute concession à l’idéologie bourgeoise et au parasitisme au sein du milieu politique prolétarien sont autant de coups de poignards plantés dans le dos de la révolution. Dans le contexte très difficile de l’accélération de la décomposition, qui déboussole, qui pousse au chacun pour soi, qui mine la confiance dans la capacité de la classe et ses minorités à s’organiser et à s’unir, il est de la responsabilité des révolutionnaires de ne pas céder et de continuer à porter haut l’étendard des principes de la Gauche Communiste.
Les organisations révolutionnaires doivent relever un défi immense : être capables de transmettre l’expérience accumulée par la génération qui a émergé de la vague de Mai 68.
Depuis la fin des années 1960, soit durant presque soixante ans, le capitalisme mondial décadent s’est enfoncé lentement dans une crise économique sans fin et une barbarie croissante. Si de 1968 au milieu des années 1980, le prolétariat a mené toute une série de luttes et accumulé une grande expérience, notamment dans sa confrontation au syndicat, la lutte de classe a fortement reculé à partir de 1985/1986 et s’est presque éteinte jusqu’à aujourd’hui. Dans ce contexte très difficile, très peu de forces militantes ont rejoint les organisations révolutionnaires. C’est toute une génération qui, sous le coup de la propagande mensongère de "la mort du communisme" en 1989/1990, a été perdue. Depuis, avec le développement de la décomposition qui attaque de façon sournoise la conviction militante en favorisant le no futur, l’individualisme, la perte de confiance dans le collectif organisé et dans le combat historique de la classe ouvrière, de nombreuses forces militantes ont peu à peu abandonné le combat et disparu.
Alors oui, aujourd’hui l’avenir de l’humanité repose sur un nombre d’épaules très restreint et éparpillé à travers le monde. Oui, l’état désastreux du milieu politique prolétarien, gangréné par l’esprit de concurrence et l’opportunisme, rend les chances de réussites de la révolution encore plus faibles. Et oui, justement, le rôle des organisations révolutionnaires en général, et du CCI en particulier, est encore plus vitale. Transmettre, aux nouvelles générations de militants révolutionnaires qui commencent tout doucement à arriver, les leçons de notre histoire et des organisations pleines du souffle révolutionnaire des générations militantes du passé est la clef de l’avenir.
CCI, le 11 juin 2023
[1]Notre rapport sur la lutte de classe et le débat au congrès ont une nouvelle fois rappelé le rôle crucial du prolétariat des pays occidentaux qui, par son histoire et son expérience, aura la responsabilité de montrer au prolétariat mondial la voie vers la révolution. Notre rapport rappel d’ailleurs amplement notre position sur "la critique du maillon faible". C’est aussi cette approche qui nous a permis d’être conscients de l’hétérogénéité du prolétariat selon les aires de la planète, de l’immense faiblesse du prolétariat des pays de l’Est et d’anticiper la possibilité de conflits dans la région des Balkans. Ainsi, dès ce printemps, notre rapport parvenait à tirer les leçons de la guerre en Ukraine et prévoir que : "L’incapacité de la classe ouvrière de ce pays à s’opposer à la guerre et à son embrigadement, incapacité qui a ouvert la possibilité de cette boucherie impérialiste, indique à quel point la barbarie et la pourriture capitalistes gagnent du terrain sur des parties de plus en plus larges du globe. Après l’Afrique, le Proche-Orient et l’Asie centrale, c’est autour d’une partie de l’Europe centrale d’être menacée par le risque de plonger à terme dans le chaos impérialiste ; l’Ukraine a montré qu’il y a là, dans certains pays satellites de l’ex-URSS, en Biélorussie, en Moldavie, en ex-Yougoslavie, un prolétariat très affaibli par des décennies d’exploitation forcenée par le stalinisme au nom du Communisme, le poids des illusions démocratiques et gangrené par le nationalisme pour que la guerre puisse faire rage. Au Kosovo, en Serbie et au Monténégro, les tensions montent effectivement."
[2] La TCI a ainsi préféré se compromettre dans l’aventure des No war but the class war. Lire notre article "Un comité qui entraîne les participants dans l’impasse [376]"
[3] Le texte se trouve ici : "Déclaration commune de groupes de la Gauche communiste internationale sur la guerre en Ukraine [285]" .
Le texte du CCI sur les perspectives qui s'ouvrent dans les années 2020[1] affirme que les multiples contradictions et crises du système capitaliste mondial -économiques, sanitaires, militaires, écologiques, sociales- se rejoignent de plus en plus, interagissent, pour créer une sorte d'"effet tourbillon" qui fait de la destruction de l'humanité une issue de plus en plus probable. Cette conclusion est devenue tellement évidente que des parties importantes de la classe dirigeante dressent un tableau similaire. Le rapport 2021-22 de l'ONU sur le développement humain avait déjà tiré la sonnette d'alarme, mais le rapport "Global Risk" du Forum économique mondial (WEF), publié en janvier 2023, est encore plus explicite, puisqu'il parle de la "polycrise" à laquelle la civilisation humaine est confrontée : "En ce début d'année 2023, le monde est confronté à un ensemble de risques qui semblent à la fois totalement nouveaux et étrangement familiers. Nous avons assisté à un retour des "anciens" risques - inflation, crises du coût de la vie, guerres commerciales, sorties de capitaux des marchés émergents, troubles sociaux généralisés, affrontements géopolitiques et spectre de la guerre nucléaire - que peu de chefs d'entreprise et de décideurs publics de cette génération ont connus. Ces phénomènes sont amplifiés par des évolutions relativement nouvelles dans le paysage mondial des risques, notamment des niveaux d'endettement insoutenables, une nouvelle ère de faible croissance, de faibles investissements mondiaux et de démondialisation, un déclin du développement humain après des décennies de progrès, le développement rapide et sans contrainte de technologies à double usage (civil et militaire), et la pression croissante des impacts et des ambitions du changement climatique dans une fenêtre de transition de plus en plus étroite vers un monde à 1,5°C. Tous ces éléments convergent pour façonner une décennie à venir unique, incertaine et turbulente".
Voilà la bourgeoisie qui se parle honnêtement à elle-même au sujet de la situation mondiale actuelle, même si elle ne peut que s'illusionner sur la possibilité de trouver des solutions dans le cadre du système existant. Et elle continuera à vendre ces illusions à la population mondiale, aidée et soutenue par de nombreux partis politiques et campagnes de protestation qui proposent des programmes à consonance radicale qui ne remettent jamais en question les relations sociales capitalistes qui ont donné naissance à la catastrophe imminente.
Pour nous, communistes, il ne peut y avoir de solution sans l'abolition des rapports capitalistes et la mise en place d'une société communiste à l'échelle de la planète. Et, ce que le WEF désigne comme un autre "risque" dans la période à venir - "l'agitation sociale généralisée" - constitue, si l'on démêle ce terme de tous les divers mouvements bourgeois ou interclassistes qu'il range dans cette catégorie, l'alternative opposée à laquelle l'humanité est confrontée : la lutte de classe internationale, qui seule peut conduire au renversement du capital et à l'instauration du communisme.
La bourgeoisie n'est pas capable de situer la "polycrise" dans les contradictions économiques insolubles qui découlent des rapports sociaux antagonistes existants, mais en voit la cause dans l'abstraction de "l'activité humaine" ; elle ne peut pas non plus les situer dans un cadre historique cohérent. Pour les communistes, au contraire, la trajectoire catastrophique du capitalisme mondial est le résultat de plus d'un siècle de décadence de ce mode de production.
La guerre de 1914-18, et la vague révolutionnaire qu'elle a provoquée, ont conduit le premier congrès de l'Internationale communiste à proclamer que le capitalisme avait atteint son époque de "désintégration intérieure", de "guerres et révolutions", offrant le choix entre le socialisme et la descente dans la barbarie et le chaos. La défaite des premières tentatives révolutionnaires du prolétariat ont signifié que les événements de la fin des années 20, puis des années 30 et 40 (la plus grande dépression économique de l'histoire du capitalisme, une guerre mondiale encore plus dévastatrice, des génocides systématiques, etc.), ont fait pencher la balance vers la barbarie, et après la Seconde Guerre mondiale, le conflit entre les blocs américain et russe a confirmé que le capitalisme décadent avait désormais la capacité de détruire l'humanité. Mais la décadence du capitalisme s'est poursuivie à travers une série de phases : le boom économique de l'après-guerre, le retour de la crise ouverte à la fin des années 1960, la résurgence de la classe ouvrière internationale après 1968. Cette dernière a mis fin à la domination de la contre-révolution, entravant la marche vers une nouvelle guerre mondiale et ouvrant une nouvelle voie historique vers les confrontations de classes, qui contenait le potentiel pour la renaissance de la perspective communiste. Mais l'incapacité de la classe ouvrière dans son ensemble à développer cette perspective a conduit à une impasse entre les classes qui est devenue de plus en plus évidente dans les années 1980. L'effondrement de l'ancien ordre mondial impérialiste après 1989 a confirmé et accéléré l'ouverture d'une phase qualitativement nouvelle et terminale de l'époque de la décadence, que nous appelons la décomposition du capitalisme. Le fait que cette phase soit caractérisée par une tendance croissante au chaos dans les relations internationales, a ajouté un obstacle supplémentaire à une trajectoire vers la guerre mondiale, mais cela n'a en aucun cas rendu l'avenir de la société humaine plus sûr. Dans nos Thèses sur la décomposition [47], publiées en 1990, nous avions prédit que la décomposition de la société bourgeoise pourrait conduire à la destruction de l'humanité sans guerre mondiale entre blocs impérialistes organisés, par une combinaison de guerres régionales, de destruction écologique, de pandémies et d'effondrement social. Nous avions également prédit que le cycle de luttes ouvrières des années 1968-89 touchait à sa fin et que les conditions de la nouvelle phase entraîneraient des difficultés majeures pour la classe ouvrière.
La situation actuelle du capitalisme mondial apporte une confirmation éclatante de ce pronostic. Les années 2020 se sont ouvertes sur la pandémie de Covid, suivie en 2022 par la guerre en Ukraine. Dans le même temps, nous avons assisté à de nombreuses confirmations de la crise écologique planétaire (canicules, inondations, fonte des calottes polaires, pollution massive de l'air et des océans, etc.). Depuis 2019, nous vivons également une nouvelle plongée dans la crise économique, les "remèdes" à la crise dite financière de 2008 révélant toutes leurs limites. Mais alors que dans les décennies précédentes, la classe dirigeante des grands pays avait réussi dans une certaine mesure à préserver l'économie de l'impact de la décomposition, nous assistons aujourd'hui à cet "effet tourbillon" où toutes les différentes expressions d'une société en décomposition interagissent entre elles et accélèrent la descente vers la barbarie. Ainsi, la crise économique a été de façon manifeste aggravée par la pandémie et les lock-downs, la guerre en Ukraine, et le coût croissant des désastres écologiques ; pendant ce temps, la guerre en Ukraine aura de graves implications au niveau écologique et dans le monde entier ; la compétition pour des ressources naturelles qui s'amenuisent exacerbera encore plus les rivalités militaires et les révoltes sociales. Dans cette concaténation d'effets, la guerre impérialiste, résultat de choix délibérés de la classe dirigeante, a joué un rôle central, mais même l'impact d'une catastrophe "naturelle" comme le terrible tremblement de terre en Turquie et en Syrie a été considérablement aggravé par le fait qu'il s'est produit dans une région déjà paralysée par la guerre. On peut également pointer du doigt la corruption endémique des politiciens et des entrepreneurs, qui est une autre caractéristique du délabrement social : en Turquie, la recherche inconsidérée du profit dans l'industrie locale de la construction a conduit à ignorer les normes de sécurité qui auraient pu réduire considérablement le nombre de victimes du tremblement de terre. Cette accélération et cette interaction des phénomènes de décomposition marquent une nouvelle transformation de la quantité en qualité dans cette phase terminale de décadence, rendant plus clair que jamais que la poursuite du capitalisme est devenue une menace tangible pour la survie de l'humanité.
La guerre en Ukraine a également une longue "préhistoire". Elle est le point culminant des développements les plus importants des tensions impérialistes au cours des trois dernières décennies, en particulier :
Dans l'ombre de ces rivalités impérialistes mondiales, on assiste à une extension et à une intensification d'autres types de conflit qui sont également liés à la lutte entre les principales puissances, mais d'une manière encore plus chaotique. De nombreuses puissances régionales jouent de plus en plus leur propre jeu, tant en ce qui concerne la guerre en Ukraine que les conflits dans leur propre région. Ainsi, la Turquie, membre de l'OTAN, agit comme un "intermédiaire" pour le compte de la Russie de Poutine sur la question de l'approvisionnement en céréales, tout en fournissant à l'Ukraine des drones militaires et en s'opposant à la Russie dans la "guerre civile" libyenne ; l'Arabie saoudite a défié les États-Unis en refusant d'augmenter ses livraisons de pétrole et donc de faire baisser les prix mondiaux du pétrole ; l'Inde a refusé de se conformer aux sanctions économiques dirigées par les États-Unis contre la Russie. Pendant ce temps, la guerre en Syrie, dont les grands médias n'ont pratiquement pas parlé depuis l'invasion de l'Ukraine, a continué à faire des ravages, la Turquie, l'Iran et Israël étant plus ou moins directement impliqués dans le massacre. Le Yémen a été un champ de bataille sanglant entre l'Iran et l'Arabie saoudite ; l'accession d'un gouvernement d'extrême droite en Israël jette de l'huile sur le feu du conflit avec l'OLP, le Hamas et l'Iran. À la suite d'un nouveau sommet USA-Afrique, Washington a annoncé une série de mesures économiques visant explicitement à contrer l'implication croissante de la Russie et de la Chine sur le continent, qui continue de souffrir de l'impact de la guerre en Ukraine sur les approvisionnements alimentaires et de toute une mosaïque de guerres et de tensions régionales (Ethiopie-Tigré, Soudan, Libye, Rwanda-Congo, etc.) qui offrent des ouvertures à tous les vautours impérialistes régionaux et mondiaux. En Extrême-Orient, la Corée du Nord, qui est l'un des rares pays à fournir directement des armes à la Russie, agite son sabre face à la Corée du Sud (notamment par de nouveaux tirs de missiles, qui sont aussi une provocation à l'égard du Japon). Et derrière la Corée du Nord se trouve la Chine, qui réagit à l'encerclement croissant des États-Unis.
Un autre objectif de guerre des États-Unis en Ukraine, en nette rupture avec les efforts de Trump pour saper l'alliance de l'OTAN, a été de freiner les ambitions indépendantes de leurs "alliés" européens, en les forçant à se conformer aux sanctions américaines contre la Russie et à continuer d'armer l'Ukraine. Cette politique de rapprochement de l'alliance de l'OTAN a connu un certain succès, la Grande-Bretagne étant le soutien le plus enthousiaste de l'effort de guerre de l'Ukraine. Cependant, la reconstitution d'un véritable bloc contrôlé par les États-Unis est encore très éloignée. La France et l'Allemagne - cette dernière ayant le plus à perdre de l'abandon de son "Ostpolitik" traditionnelle, étant donné sa dépendance à l'égard des approvisionnements énergétiques russes - restent incohérentes concernant la livraison des armes demandées par Kiev et ont persisté dans leurs propres "initiatives" diplomatiques à l'égard de la Russie et de la Chine. De son côté, la Chine a adopté une attitude très prudente à l'égard de la guerre en Ukraine, dévoilant récemment son propre "plan de paix" et s'abstenant de fournir à Moscou "l'aide létale" dont elle a si désespérément besoin.
L'ensemble des faits - même en laissant de côté la question de la mobilisation du prolétariat dans les pays centraux que cela exigerait - confirme donc le point de vue selon lequel nous ne nous dirigeons pas vers la formation de blocs impérialistes stables. Mais cela ne diminue en rien le danger d'escalades militaires incontrôlées, y compris le recours aux armes nucléaires. Depuis que George Bush père a annoncé l'avènement d'un "nouvel ordre mondial" après la disparition de l'URSS, les tentatives des États-Unis d'imposer cet "ordre" en ont fait la force la plus puissante pour accroître le désordre et l'instabilité dans le monde. Cette dynamique a été clairement illustrée par le chaos cauchemardesque qui continue de régner en Afghanistan et en Irak à la suite des invasions américaines de ces pays, mais le même processus est également à l'œuvre dans le conflit ukrainien. Acculer la Russie contre le mur comporte donc le risque d'une réaction désespérée du régime de Moscou, y compris le recours à l'arme nucléaire ; à l'inverse, si le régime s'effondre, cela pourrait déclencher la désintégration de la Russie elle-même, créant ainsi une nouvelle zone de chaos aux conséquences les plus imprévisibles. L'irrationalité de la guerre dans la décadence du capitalisme se mesure non seulement à ses coûts économiques gigantesques, qui dépassent de loin toutes les possibilités de profits ou de reconstructions à court terme, mais aussi à l'effondrement brutal des objectifs militaro-stratégiques qui, dans la période de décadence capitaliste, ont de plus en plus supplanté la rationalité économique de la guerre.
Au lendemain de la première guerre du Golfe, dans notre texte d'orientation "Militarisme et décomposition [71]" (Revue Internationale 64, premier trimestre 1991), nous avions prédit le scénario suivant pour les relations impérialistes dans la phase de décomposition :
Comme l'a montré la suite des invasions de l'Afghanistan et de l'Irak au début des années 2000, le recours croissant des États-Unis à leur puissance militaire a clairement montré que, loin de réaliser ce minimum d'ordre, "la politique impérialiste des États-Unis est devenue un des principaux facteurs de l'instabilité du monde" (Résolution sur la situation internationale [241], 17e Congrès du CCI, (Revue Internationale 130, troisième trimestre 2007), et les résultats de l'offensive des États-Unis contre la Russie ont rendu encore plus évident le fait que le "gendarme du monde" est devenu le principal facteur d'intensification du chaos à l'échelle de la planète.
La guerre en Ukraine est un nouveau coup porté à une économie capitaliste déjà affaiblie et minée par ses contradictions internes et par les convulsions résultant de sa décomposition. L'économie capitaliste était alors déjà en plein ralentissement, marqué par le développement de l'inflation, des pressions croissantes sur les monnaies des grandes puissances et une instabilité financière grandissante (reflétée par l'éclatement des bulles immobilières en Chine ainsi que des cryptomonnaies et de la tech). La guerre aggrave désormais puissamment la crise économique à tous les niveaux.
La guerre signifie l'anéantissement économique de l'Ukraine, l'affaiblissement sévère de l'économie russe par le coût immense de la guerre et les effets des sanctions imposées par les puissances occidentales. Ses ondes de choc se font sentir dans le monde entier, alimentant la crise alimentaire et les famines par la flambée des prix des produits de première nécessité et par les pénuries de céréales.
La conséquence la plus tangible de la guerre à travers le monde est l'explosion des dépenses militaires, qui ont dépassé les 2000 milliards de dollars. Tous les États du monde sont pris dans la spirale du réarmement. Plus que jamais, les économies sont soumises aux besoins de la guerre, augmentant la part de la richesse nationale consacrée à la production d'instruments de destruction. Le cancer du militarisme signifie la stérilisation du capital et constitue une charge écrasante pour les échanges commerciaux et l'économie nationale, conduisant à l'exigence de sacrifices de plus en plus grands de la part des exploités.
Dans le même temps, les convulsions financières les plus graves depuis la crise de 2008, nées d'une série de faillites bancaires aux États-Unis (dont celle de la 16e banque américaine) puis du Crédit suisse (2e banque du pays), se propagent à l'échelle internationale, tandis que l'intervention massive des banques centrales américaine et suisse n'a pas réussi à écarter le risque de contagion à d'autres pays d'Europe et à d'autres secteurs à risque, ni à empêcher que ces faillites ne se transforment en une crise "systémique" du crédit.
Contrairement à 2008, où la faillite des grandes banques avait été causée par leur exposition aux prêts hypothécaires à risque, cette fois-ci, les banques sont surtout fragilisées par leurs investissements à long terme dans des obligations d'État qui, avec la hausse soudaine des taux d'intérêt pour lutter contre l'inflation, perdent de leur valeur. L'instabilité financière actuelle, même si elle n'est pas (encore) aussi dramatique qu'en 2008, s'approche du cœur du système financier, car le recours à la dette publique - et en particulier au Trésor américain, au centre de ce système - a toujours été considéré comme le refuge le plus sûr.
En tout état de cause, les crises financières, quelles que soient leurs dynamiques internes et leurs causes immédiates, sont toujours, en dernière analyse, une manifestation de la crise de surproduction qui a resurgi en 1967 et qui a été encore aggravée par des facteurs liés à la décomposition du capitalisme.
La guerre révèle surtout le triomphe du chacun pour soi et l'échec, voire la fin, de toute "gouvernance mondiale" au niveau de la coordination des économies, de la réponse aux problèmes climatiques, etc. Cette tendance au chacun pour soi dans les relations entre États s'est progressivement accentuée depuis la crise de 2008, et la guerre en Ukraine a mis fin à de nombreuses tendances économiques, décrites sous le terme de "globalisation", qui se poursuivaient depuis les années 1990.
Non seulement la capacité des principales puissances capitalistes à coopérer pour contenir l'impact de la crise économique a plus ou moins disparu, mais face à la détérioration de leur économie et à l'aggravation de la crise mondiale, et afin de préserver leur position de première puissance mondiale, les États-Unis visent de plus en plus délibérément à affaiblir leurs concurrents. Il s'agit là d'une rupture ouverte avec une grande partie des règles adoptées par les États depuis la crise de 1929. Elle ouvre la voie à une terra incognita de plus en plus dominée par le chaos et l'imprévisible.
Les États-Unis, convaincus que la préservation de leur leadership face à la montée en puissance de la Chine dépend en grande partie de la puissance de leur économie, que la guerre a placée en position de force sur le plan politique et militaire, sont également à l'offensive contre leurs rivaux sur le plan économique. Cette offensive s'opère dans plusieurs directions. Les États-Unis sont les grands gagnants de la "guerre du gaz" lancée contre la Russie au détriment des États européens qui ont été contraints de mettre fin aux importations de gaz russe. Ayant atteint l'autosuffisance en pétrole et en gaz grâce à une politique énergétique de long terme initiée sous Obama, cette guerre a confirmé la suprématie américaine dans la sphère stratégique de l'énergie. Elle a mis ses rivaux sur la défensive à ce niveau : L'Europe a dû accepter sa dépendance au gaz naturel liquéfié américain ; la Chine, très dépendante des importations d'hydrocarbures, a été fragilisée par le fait que les États-Unis sont désormais en mesure de contrôler les routes d'approvisionnement de la Chine. Les États-Unis disposent désormais d'une capacité de pression sans précédent sur le reste du monde à ce niveau.
Profitant du rôle central du dollar dans l'économie mondiale, du fait d'être la première puissance économique mondiale, les différentes initiatives monétaires, financières et industrielles (des plans de relance économique de Trump aux subventions massives de Biden aux produits "made in USA", en passant par l'Inflation Reduction Act, etc.) ont augmenté la "résilience" de l'économie américaine, ce qui attire l'investissement de capitaux et les relocalisations industrielles vers le territoire américain. Les États-Unis limitent l'impact du ralentissement mondial actuel sur leur économie et repoussent les pires effets de l'inflation et de la récession sur le reste du monde.
Par ailleurs, afin de garantir leur avantage technologique décisif, les États-Unis visent également à assurer la relocalisation aux États-Unis ou le contrôle international de technologies stratégiques (semi-conducteurs) dont ils entendent exclure la Chine, tout en menaçant de sanctions tout rival à leur monopole.
La volonté des États-Unis de préserver leur puissance économique a pour conséquence d'affaiblir le système capitaliste dans son ensemble. L'exclusion de la Russie du commerce international, l'offensive contre la Chine et le découplage de leurs deux économies, bref la volonté affichée des États-Unis de reconfigurer les relations économiques mondiales à leur avantage, marque un tournant : les États-Unis se révèlent être un facteur de déstabilisation du capitalisme mondial et d'extension du chaos sur le plan économique.
L'Europe a été particulièrement touchée par la guerre qui l'a privée de sa principale force : sa stabilité. Les capitales européennes souffrent d'une déstabilisation sans précédent de leur "modèle économique" et courent un risque réel de désindustrialisation et de délocalisation vers les zones américaines ou asiatiques sous les coups de boutoir de la "guerre du gaz" et du protectionnisme américain.
L'Allemagne en particulier est un concentré explosif de toutes les contradictions de cette situation inédite. La fin des approvisionnements en gaz russe place l'Allemagne dans une situation de fragilité économique et stratégique, menaçant sa compétitivité et l'ensemble de son industrie. La fin du multilatéralisme, dont le capital allemand bénéficiait plus que toute autre nation (lui épargnant aussi le poids des dépenses militaires), affecte plus directement sa puissance économique, dépendante des exportations. Elle risque également de devenir dépendante des États-Unis pour son approvisionnement énergétique, alors que ces derniers poussent leurs "alliés" à se joindre à la guerre économique/stratégique contre la Chine et à renoncer à leurs marchés chinois. Parce qu'il s'agit d'un débouché vital pour les capitaux allemands, l'Allemagne se trouve confrontée à un énorme dilemme, partagé par d'autres puissances européennes, à un moment où l'UE est elle-même menacée par la tendance de ses États membres à faire passer leurs intérêts nationaux avant ceux de l'Union.
Quant à la Chine, alors qu'elle était présentée il y a deux ans comme la grande gagnante de la crise Covid, elle est l'une des expressions les plus caractéristiques de l'effet "tourbillon". Déjà victime d'un ralentissement économique, elle est aujourd'hui confrontée à de fortes turbulences.
Depuis la fin de l'année 2019, la pandémie, les lock-down à répétition et le tsunami d'infections qui ont suivi l'abandon de la politique du "Zéro Covid" continuent de paralyser l'économie chinoise.
La Chine est prise dans la dynamique mondiale de la crise, avec son système financier menacé par l'éclatement de la bulle immobilière. Le déclin de son partenaire russe et la rupture des "routes de la soie" vers l'Europe par des conflits armés ou le chaos ambiant causent des dommages considérables. La puissante pression des États-Unis accroît encore ses difficultés économiques. Et face à ses problèmes économiques, sanitaires, écologiques et sociaux, la faiblesse congénitale de sa structure étatique stalinienne constitue un handicap majeur.
Loin de pouvoir jouer le rôle de locomotive de l'économie mondiale, la Chine est une bombe à retardement dont la déstabilisation aurait des conséquences imprévisibles pour le capitalisme mondial.
Les principales zones de l'économie mondiale sont déjà en récession ou sur le point de s'y enfoncer. Cependant, la gravité de "la crise qui se développe depuis des décennies et qui est appelée à devenir la plus grave de toute la période de décadence, dont l'importance historique dépassera même la plus grande crise de cette époque, celle qui a commencé en 1929"[2] ne se limite pas à l'ampleur de cette récession. La gravité historique de la crise actuelle marque un point avancé dans le processus de "désintégration interne" du capitalisme mondial, annoncé par l'Internationale communiste en 1919, et qui découle du contexte général de la phase terminale de la décadence, dont les principales tendances sont :
Nous assistons à la coïncidence des différentes expressions de la crise économique, et surtout à leur interaction dans la dynamique de son développement : ainsi, l'inflation élevée nécessite la hausse des taux d'intérêt ; celle-ci provoque à son tour la récession, elle-même source de la crise financière, qui conduit à de nouvelles injections de liquidités, donc à encore plus d'endettement, déjà astronomique, et qui est un facteur supplémentaire d'inflation..... Tout cela démontre la faillite de ce système et son incapacité à offrir une perspective à l'humanité.
L'économie mondiale se dirige vers la stagflation, une situation marquée par l'impact de la surproduction et le déclenchement de l'inflation du fait de la croissance des dépenses improductives (principalement les dépenses d'armement mais aussi le coût exorbitant des ravages de la décomposition) et du recours à la planche à billets qui alimente encore plus la dette. Dans un contexte de chaos croissant et d'accélérations imprévues, la bourgeoisie ne fait pas que révéler son impuissance : tout ce qu'elle fait tend à aggraver la situation.
Pour le prolétariat, la poussée de l'inflation et le refus de la bourgeoisie d'aggraver la "spirale salaires-prix" réduisent drastiquement le pouvoir d'achat. À cela s'ajoutent les licenciements massifs, les coupes sombres dans les budgets sociaux, les attaques contre les retraites, qui augurent d'un avenir de pauvreté, comme c'est déjà le cas dans les pays de la périphérie. Pour des couches de plus en plus larges du prolétariat des pays centraux, il sera de plus en plus difficile de se loger, de se chauffer, de se nourrir ou de bénéficier de l'aide sociale.
La bourgeoisie est confrontée à une pénurie massive de main-d'œuvre dans un certain nombre de secteurs. Ce phénomène, dont l'ampleur et l'impact sur la production sont inédits, apparaît comme la cristallisation d'un ensemble de facteurs qui conjuguent les contradictions internes du capitalisme et les effets de sa décomposition. Il est à la fois le produit de l'anarchie du capitalisme qui génère à la fois des surcapacités - le chômage - et des pénuries de main d'œuvre. Les autres facteurs de ce phénomène sont la mondialisation et la fragmentation croissante du marché mondial qui entravent la disponibilité internationale de la force de travail ; les facteurs démographiques tels que la baisse des taux de natalité et le vieillissement des populations qui limitent le nombre de travailleurs disponibles pour l'exploitation, l'absence relative d'une main d'œuvre suffisamment qualifiée, malgré les politiques d'immigration sélective mises en œuvre par de nombreux États. À cela s'ajoute la fuite des salariés des secteurs où les conditions de travail sont devenues insupportables.
La guerre en Ukraine est aussi une démonstration éclatante de la façon dont la guerre peut accélérer encore la crise écologique qui s'est accumulée tout au long de la période de décadence, mais qui avait déjà atteint de nouveaux niveaux dans les premières décennies de la phase terminale du capitalisme. La dévastation des bâtiments, des infrastructures, des technologies et d'autres ressources constitue un énorme gaspillage d'énergie et leur reconstruction générera encore plus d'émissions de carbone. L'utilisation inconsidérée d'armes hautement destructrices entraîne la pollution du sol, de l'eau et de l'air, avec la menace toujours présente que toute la région puisse redevenir une source de radiations atomiques, que ce soit à la suite du bombardement de centrales nucléaires ou de l'utilisation délibérée d'armes nucléaires. Mais la guerre a également un impact écologique au niveau mondial, car elle a rendu encore plus difficile la réalisation des objectifs mondiaux de limitation des émissions, chaque pays se préoccupant davantage de sa "sécurité énergétique", ce qui signifie généralement une dépendance accrue à l'égard des combustibles fossiles.
De même que la crise écologique est un facteur de "l'effet tourbillon", elle génère aussi ses propres "boucles de rétroaction" qui accélèrent déjà le processus de réchauffement de la planète. Ainsi, la fonte des calottes polaires ne contient pas seulement les dangers inhérents à l'élévation du niveau des mers, mais devient elle-même un facteur d'augmentation de la température globale puisque la perte de glace implique une capacité réduite à renvoyer l'énergie solaire dans l'atmosphère. De même, la fonte du permafrost en Sibérie libérera une énorme réserve de méthane, un puissant gaz à effet de serre. L'aggravation et la combinaison des effets du réchauffement climatique (inondations, incendies, sécheresse, érosion des sols, etc.) rendent déjà inhabitables de plus en plus de régions de la planète, exacerbant encore le problème mondial des réfugiés déjà alimenté par la persistance et l'extension des conflits impérialistes.
Comme l'ont expliqué Marx et Luxemburg, la quête incessante de marchés et de matières premières a poussé le capitalisme à envahir et à occuper la planète entière, en détruisant les zones "sauvages" restantes ou en les soumettant à la loi du profit. Ce processus est inséparable de la génération de maladies zoonotiques telles que le Covid et jette ainsi les bases de futures pandémies.
La classe dirigeante est de plus en plus consciente des dangers que représente la crise écologique, d'autant plus que tout cela a un coût économique énorme, mais les récentes conférences sur l'environnement ont confirmé l'incapacité fondamentale de la classe dirigeante à faire face à la situation, étant donné que le capitalisme ne peut exister sans la concurrence entre les États-nations et du fait des exigences de la "croissance". Une partie de la bourgeoisie, comme une aile importante du Parti républicain aux États-Unis, dont l'idéologie est alimentée par la profonde irrationalité typique de la phase finale du capitalisme, persiste à nier la science du climat, mais comme le montrent les rapports du WEF et de l'ONU, les factions les plus intelligentes sont bien conscientes de la gravité de la situation. Mais les solutions qu'elles proposent ne peuvent jamais aller à la racine de la question et reposent en fait sur des solutions techniques qui sont tout aussi toxiques que la technologie existante (comme dans le cas des véhicules électriques "propres" dont les batteries au lithium sont basées sur de vastes projets miniers très polluants) ou impliquent de nouvelles attaques contre les conditions de vie de la classe ouvrière. Ainsi, l'idée d'une économie "post-croissance" dans laquelle un État "bienveillant" et "réellement démocratique" préside à tous les rapports fondamentaux du capitalisme (travail salarié, production généralisée de marchandises) est non seulement une absurdité logique - puisque ce sont ces mêmes rapports qui sous-tendent la nécessité d'une accumulation sans fin - mais impliquerait également des mesures d'austérité féroces, justifiées par le slogan "consommez moins". Et tandis que l'aile la plus radicale des mouvements "verts" (Fridays for Future, Extinction Rebellion, etc.) critique de plus en plus le "bla-bla" des conférences gouvernementales sur l'environnement, leurs appels à l'action directe des "citoyens" concernés ne peuvent qu'occulter la nécessité pour les travailleurs de combattre ce système sur leur propre terrain de classe et de reconnaître qu'un véritable "changement de système" ne peut survenir que par le biais de la révolution prolétarienne. Alors que les catastrophes écologiques se succèdent de plus en plus rapidement, la bourgeoisie ne manquera pas d'utiliser les formes de protestation comme de fausses alternatives à la lutte des classes, qui seule peut développer la perspective d'une relation radicalement nouvelle entre l'humanité et son environnement naturel.
En 1990, les Thèses sur la décomposition soulignaient la tendance croissante de la classe dirigeante à perdre le contrôle de son jeu politique. La montée du populisme, huilée par l'absence totale de perspective offerte par le capitalisme et le développement du chacun pour soi au niveau international, est probablement l'expression la plus claire de cette perte de contrôle, et cette tendance s'est poursuivie malgré les contre-mouvements d'autres factions plus "responsables" de la bourgeoisie (par exemple le remplacement de Trump, et la mise au rancart rapide de Truss au Royaume-Uni). Aux États-Unis, Trump prépare toujours une nouvelle candidature présidentielle qui, en cas de succès, compromettrait sérieusement les orientations actuelles du gouvernement américain en matière de politique étrangère ; en Grande-Bretagne, le pays classique du gouvernement parlementaire stable, nous avons assisté à un train de quatre premiers ministres conservateurs successifs, exprimant de profondes divisions au sein du parti conservateur dans son ensemble, et encore une fois principalement poussés par les forces populistes qui ont poussé le pays dans le fiasco du Brexit ; loin des centres historiques du système, des démagogues nationalistes comme Erdogan et Modi continuent d'agir comme des francs-tireurs empêchant la formation d'une alliance solide derrière les États-Unis dans leur conflit avec la Russie. En Israël, Netanyahou s'est également relevé de ce qui semblait être sa tombe politique, soutenu par des forces ultrareligieuses et ouvertement annexionnistes, et ses efforts pour subordonner la Cour suprême à son gouvernement ont provoqué un vaste mouvement de protestation, entièrement dominé par des appels à la défense de la "démocratie".
L'assaut du Capitole par les partisans de Trump, le 6 janvier, a mis en évidence le fait que les divisions au sein de la classe dirigeante, même dans le pays le plus puissant de la planète, sont de plus en plus profondes et risquent de dégénérer en affrontements violents, voire en guerres civiles. L'élection de Lula au Brésil a vu les forces bolsonaristes tenter leur propre version du 6 janvier, et en Russie, l'opposition à Poutine au sein de la classe dirigeante est de plus en plus évidente, notamment de la part de groupes ultranationalistes qui ne sont pas satisfaits du déroulement de l'actuelle "opération militaire spéciale" en Ukraine. Les rumeurs de coups d'État militaires abondent ; et bien que Poutine lui-même s'adapte actuellement à la pression de la droite en menaçant constamment d'intensifier la "guerre avec l'Occident", le remplacement de Poutine par une bande rivale serait tout sauf un processus pacifique. Enfin, en Chine, les divisions au sein de la bourgeoisie deviennent également plus manifestes, notamment entre la faction autour de Xi Jinping, partisane d'un renforcement du contrôle de l'État central sur l'ensemble de l'économie, et des rivaux plus attachés aux possibilités de développement du capital privé et des investissements étrangers. Alors que le règne de la faction Xi semblait inattaquable lors du Congrès du Parti d'octobre 2022, sa gestion désastreuse de la crise du Covid, l'aggravation de la crise économique et les graves dilemmes créés par la guerre en Ukraine ont révélé les faiblesses réelles de la classe dirigeante chinoise, alourdies par un appareil stalinien rigide qui n'a pas les moyens de s'adapter aux grands problèmes sociaux et économiques.
Cependant, ces divisions ne mettent pas fin à la capacité de la classe dirigeante de retourner les effets de la décomposition contre la classe ouvrière, ou, face à la montée de la lutte des classes, de mettre temporairement de côté ses divisions pour affronter son ennemi mortel. Et même lorsque la bourgeoisie est incapable de contrôler ses divisions internes, la classe ouvrière est en permanence menacée par le danger d'être mobilisée derrière les factions rivales de son ennemi de classe.
La reprise de la combativité ouvrière dans un certain nombre de pays est un événement historique majeur qui ne résulte pas seulement de circonstances locales et ne peut s'expliquer par des conditions purement nationales.
À l'origine de cette résurgence, les luttes qui se déroulent en Grande-Bretagne depuis l'été 2022 ont une signification qui dépasse le seul contexte britannique ; la réaction des travailleurs en Grande-Bretagne éclaire celles qui se déroulent ailleurs et leur confère une signification nouvelle et particulière dans la situation. Le fait que les luttes actuelles aient été initiées par une fraction du prolétariat qui a le plus souffert du recul général de la lutte de classe depuis la fin des années 80 est profondément significatif : de même que la défaite en Grande-Bretagne en 1985 annonçait le recul général de la fin des années 80, le retour des grèves et de la combativité ouvrière en Grande-Bretagne révèle l'existence d'un courant profond au sein du prolétariat du monde entier. Face à l'aggravation de la crise économique mondiale, la classe ouvrière commence à développer sa réponse à la détérioration inexorable des conditions de vie et de travail dans un même mouvement international. Et cette analyse est valable aussi pour ce qui concerne les mobilisations massives pendant trois mois de la classe ouvrière en France face à l'attaque du gouvernement contre les retraites. Depuis plusieurs décennies, les travailleurs de ce pays ont été parmi les plus combatifs au monde mais leurs mobilisations du début 2023 ne constituent pas une simple continuation des importantes luttes de la période précédente ; l'ampleur de ces mobilisations s'explique aussi, et fondamentalement, par le fait qu'elles sont partie prenante d'une combativité qui anime le prolétariat de nombreux pays.
Les luttes ouvrières actuelles en Europe confirment que la classe ouvrière n'a pas été vaincue et conserve son potentiel. Le fait que les syndicats contrôlent ces mouvements sans être contestés ne doit pas minimiser ou relativiser leur importance. Au contraire, l'attitude de la classe dirigeante, qui s'est préparée depuis longtemps à la perspective d'un renouveau des luttes ouvrières, témoigne de leur potentiel : les syndicats ont été prêts à l'avance à adopter une position "combative" et à se mettre à la tête du mouvement pour jouer pleinement leur rôle de gardiens de l'ordre capitaliste.
Portés par une nouvelle génération de travailleurs, l'ampleur et la simultanéité de ces mouvements témoignent d'un véritable changement d'état d'esprit dans la classe et rompent avec la passivité et la désorientation qui ont prévalu de la fin des années 80 jusqu'à aujourd'hui.
Face à l'épreuve de la guerre, il n'était pas possible d'attendre une réponse directe de la classe ouvrière. L'histoire montre que la classe ouvrière ne se mobilise pas directement contre la guerre mais contre ses effets sur la vie à l'arrière. La rareté des mobilisations pacifistes organisées par la bourgeoisie ne signifie pas que le prolétariat adhère à la guerre, mais elle montre l'efficacité de la campagne pour "la défense de l'Ukraine contre l'agresseur russe". Cependant, il ne s'agit pas seulement d'une non-adhésion passive. Non seulement, la classe ouvrière des pays centraux n'est toujours pas prête à accepter le sacrifice suprême de la mort, mais rejette également le sacrifice des conditions de vie et de travail exigé par la guerre.
Les luttes actuelles sont précisément la réponse des travailleurs à ce niveau ; elles sont la seule réponse possible et contiennent les prémisses de l'avenir, mais en même temps elles montrent que la classe ouvrière n'est pas encore capable de faire le lien entre la guerre et la dégradation de ses conditions.
Le CCI a toujours insisté sur le fait que, malgré les coups portés à la conscience de classe, malgré son reflux au cours des dernières décennies :
Jusqu'à présent, les expressions de combativité qui sont apparues semblent avoir eu "très peu d'écho dans le reste de la classe : le phénomène des luttes dans un pays "répondant" à des mouvements ailleurs semble être presque inexistant. Pour la classe en général, la nature fragmentée et sans lien des luttes ne fait pas grand-chose, du moins en apparence, pour renforcer ou plutôt restaurer la confiance en soi du prolétariat, sa conscience d'être une force distincte dans la société, une classe internationale ayant le potentiel de défier l'ordre existant"[3].
Aujourd'hui, la combinaison d'un retour de la combativité ouvrière et de l'aggravation de la crise économique mondiale (par rapport à 1968 ou 2008) qui n'épargnera aucune partie du prolétariat et les frappera toutes simultanément, change objectivement les bases de la lutte des classes
L'approfondissement de la crise et l'intensification de l'économie de guerre ne peuvent que se poursuivre à l'échelle mondiale et partout cela ne peut que générer une combativité croissante. L'inflation jouera un rôle particulier dans ce développement de la combativité et de la conscience. En frappant tous les pays, toute la classe ouvrière, l'inflation pousse le prolétariat à la lutte. N'étant pas une attaque que la bourgeoisie peut préparer et éventuellement retirer, mais un produit du capitalisme, elle implique une lutte et une réflexion plus profonde.
La reprise des luttes confirme la position du CCI selon laquelle la crise reste en effet le meilleur allié du prolétariat :
"l'aggravation inexorable de la crise capitaliste constitue le stimulant essentiel de la lutte de classe et du développement de la conscience, la condition préalable à sa capacité de résister au poison distillé par la pourriture sociale. Car si les luttes partielles contre les effets de la décomposition n'ont pas de base pour l'unification de la classe, sa lutte contre les effets directs de la crise constitue néanmoins la base du développement de sa force et de son unité de classe". (Thèses sur la décomposition [47], Revue Internationale 107). Ce développement des luttes n'est pas un feu de paille mais possède un avenir. Il indique un processus de renaissance de la classe après des années de reflux, et contient le potentiel de récupération de l'identité de classe, de la classe reprenant conscience de ce qu'elle est, de la puissance qu'elle a quand elle entre en lutte.
Tout indique que ce mouvement de classe, né en Europe, peut durer longtemps et se répétera dans d'autres parties du monde. Une situation nouvelle s'ouvre pour la lutte des classes.
Face au danger de destruction contenu dans la décomposition du capitalisme, ces luttes montrent que la perspective historique reste totalement ouverte : "Ces premiers pas seront souvent hésitants et pleins de faiblesses, mais ils sont indispensables pour que la classe ouvrière puisse réaffirmer sa capacité historique à imposer sa perspective communiste. Ainsi, les deux pôles alternatifs de la perspective s'affronteront globalement : la destruction de l'humanité ou la révolution communiste, même si cette dernière alternative est encore très éloignée et se heurte à d'énormes obstacles".[4]
Bien que le contexte même de la décomposition représente un obstacle au développement des luttes et à la reprise de confiance du prolétariat, bien que la décomposition ait fait des progrès effrayants, bien que le temps ne soit plus de son côté, la classe a réussi à reprendre la lutte. La période récente a confirmé de manière frappante notre prédiction dans la Résolution sur la situation internationale du 24e Congrès international :
La lutte elle-même est la première victoire du prolétariat, révélatrice en particulier :
C'est la perte progressive de l'identité de classe qui a permis à la bourgeoisie de stériliser ou de récupérer les deux plus grands moments de lutte prolétarienne depuis les années 1980 (le mouvement contre le Contrat Première Embauche en France en 2006, et les Indignados en Espagne en 2011), parce que les protagonistes étaient privés de cette base cruciale pour le développement plus général de la conscience. Aujourd'hui, la tendance à la récupération de l'identité de classe et l'évolution de la maturation souterraine expriment le changement le plus important au niveau subjectif, révélant le potentiel pour le développement futur de la lutte prolétarienne. Parce qu'elle signifie la conscience de former une classe unie par des intérêts communs, opposés à ceux de la bourgeoisie, parce qu'elle signifie la "constitution du prolétariat en tant que classe" (Manifeste), l'identité de classe est une partie inséparable de la conscience de classe, pour l'affirmation de l'être révolutionnaire conscient du prolétariat. Sans elle, il n'y a pas de possibilité pour la classe de se rattacher à son histoire pour tirer les leçons des combats passés et s'engager ainsi dans ses luttes présentes et futures. L'identité et la conscience de classe ne peuvent être renforcées que par le développement de la lutte autonome de la classe sur son propre terrain.
Le réveil de la combativité de classe et la maturation souterraine de la conscience exigent que les syndicats, ces organes étatiques spécialisés dans l'encadrement des luttes ouvrières, et les organisations politiques gauchistes, faux amis bourgeois de la classe ouvrière, se placent en première ligne face à la lutte de classe.
L'efficacité actuelle du contrôle syndical repose sur les faiblesses qui découlent de la décomposition, faiblesses exploitées politiquement par la bourgeoisie, et du recul des consciences qui dure depuis quelques décennies et qui s'est traduit par le "retour en force des syndicats" et le renforcement de "l'idéologie réformiste sur les luttes de la période à venir, facilitant grandement le travail des syndicats" (Thèses sur la crise économique et politique en URSS et dans les pays de l'Est [377]).
En particulier, le poids de l'atomisation, le manque de perspective, la faiblesse de l'identité de classe, la perte des acquis et des leçons des confrontations avec les syndicats dans le passé sont à l'origine de l'influence extrêmement importante du corporatisme. Cette faiblesse permet aux syndicats de maintenir une influence puissante sur la classe.
Bien qu'ils ne soient pas encore menacés par une remise en cause de ce contrôle de la lutte, les syndicats ont été obligés de s'adapter aux luttes actuelles, pour mieux faire leur travail habituel de division, en utilisant un langage plus "combatif", plus "ouvrier", en se présentant comme les artisans de l'unité de la classe, pour mieux la saboter.
Parallèlement, les différentes organisations gauchistes (et la gauche en général) travaillent à l'intérieur et à l'extérieur des syndicats et leur apportent un soutien puissant. Défenseurs des mystifications anti-ouvrières les plus sophistiquées dans un habillage radical, ils ont aussi pour fonction de capter les minorités en quête de positions de classe.
La défense constante de la "démocratie" et des intérêts du "peuple" vise à dissimuler l'existence des antagonismes de classe, à alimenter le mensonge de l'État protecteur et à attaquer l'identité de la classe prolétarienne, en réduisant la classe ouvrière à une masse de citoyens ou à des "secteurs" d'activité séparés par des intérêts particuliers.
Face aux mouvements des classes non-exploiteuses ou de la petite bourgeoisie pulvérisée par la crise économique, le prolétariat doit se méfier des révoltes "populaires" ou des luttes interclassistes qui noient ses propres intérêts dans la somme indifférenciée des intérêts du "peuple". Il doit se placer résolument sur le terrain de la défense de ses propres revendications et de son autonomie de classe, condition du développement de sa force et de son combat.
Il doit également rejeter les pièges tendus par la bourgeoisie autour de luttes parcellaires (pour sauver l'environnement, contre l'oppression raciale, le féminisme, etc.) qui le détournent de son propre terrain de classe. L'une des armes les plus efficaces de la classe dominante est sa capacité à retourner les effets de la décomposition contre elle et à encourager les idéologies décomposées de la petite bourgeoisie. Sur le terrain de la décomposition, de l'irrationalité, du nihilisme et du "no-future", toutes sortes de courants idéologiques prolifèrent. Leur rôle central est de faire de chaque aspect répugnant du système capitaliste décadent un motif de lutte spécifique, pris en charge par différentes catégories de la population ou parfois par le "peuple", mais toujours séparé d'une véritable remise en cause du système dans son ensemble.
Toutes ces idéologies (écologistes, "wokisme", racialistes etc.) qui nient la lutte des classes, ou qui, comme celles qui prônent l'"intersectionnalité", mettent la lutte des classes sur le même plan que la lutte contre le racisme ou le machisme, représentent un danger pour la classe, en particulier pour la jeune génération de travailleurs sans expérience mais profondément révoltés par l'état de la société. À ce niveau, ces idéologies sont complétées par la panoplie des gauchistes et des modernistes ("communisateurs") dont le rôle est de stériliser les efforts du prolétariat pour développer la conscience de classe et d'éloigner les travailleurs de la lutte de classe.
Si la lutte des classes est par nature internationale, la classe ouvrière est en même temps une classe hétérogène qui doit forger son unité à travers sa lutte. Dans ce processus, c'est le prolétariat des pays centraux qui a la responsabilité d'ouvrir la porte de la révolution au prolétariat mondial.
Dans les pays comme la Chine, l'Inde, etc., même si la classe ouvrière s'est montrée très combative et malgré son importance sur le plan quantitatif, ces fractions du prolétariat, en raison de leur manque d'expérience historique, sont particulièrement vulnérables aux pièges idéologiques et aux mystifications de la classe dirigeante. Leurs luttes sont facilement réduites à l'impuissance ou détournées dans des impasses bourgeoises (appels à plus de démocratie, de liberté, d'égalité, etc.) ou encore complètement diluées dans des mouvements interclassistes dominés par d'autres couches sociales. Comme l'a montré le printemps arabe de 2011 : la lutte très réelle des travailleurs en Égypte a été rapidement diluée dans le "peuple", puis entraînée derrière les factions de la classe dirigeante sur le terrain bourgeois de "plus de démocratie". Ou encore, l'immense mouvement de contestation en Iran, où, en l'absence d'une perspective révolutionnaire claire défendue par les fractions les plus expérimentées du prolétariat mondial d'Europe occidentale, les nombreuses luttes ouvrières du pays ne peuvent qu'être noyées dans le mouvement populaire et détournées de leur terrain de classe derrière le slogan du droits des femmes.
Aux États-Unis, bien que marqué par des faiblesses liées au fait que la classe de ce pays n'a pas été directement confrontée à la contre-révolution et qu'elle ne possède pas une profonde tradition révolutionnaire, le prolétariat de la première puissance mondiale, malgré de nombreux obstacles générés par la décomposition dont les États-Unis sont devenus l'épicentre (le poids des divisions raciales et du populisme, toute l'atmosphère de quasi-guerre civile entre populistes et démocrates, l'impasse des mouvements travaillant sur un terrain bourgeois comme Black Lives Matter) montre la capacité à développer ses luttes (pendant la pandémie, lors du "Striketober" en 2021) sur son terrain de classe. Le prolétariat américain montre, dans une situation politique très difficile, qu'il commence à répondre aux effets de la crise économique.
La clé de l'avenir révolutionnaire du prolétariat reste entre les mains de sa fraction dans les pays centraux du capitalisme. Seul le prolétariat des vieux centres industriels d'Europe occidentale constitue le point de départ de la future révolution mondiale :
Face à l'affrontement croissant des deux pôles de l'alternative - destruction de l'humanité ou révolution communiste - les organisations révolutionnaires de la gauche communiste, et le CCI en particulier, ont un rôle irremplaçable à jouer dans le développement de la conscience de classe, et doivent consacrer leur énergie au travail permanent d'approfondissement théorique, à proposer une analyse claire de la situation mondiale, et à intervenir dans les luttes de notre classe pour défendre la nécessité de l'autonomie, de l'auto-organisation et de l'unification de la classe, et du développement de la perspective révolutionnaire.
Ce travail ne peut être réalisé que sur la base d'un patient travail de construction de l'organisation, jetant les bases du parti mondial de demain. Toutes ces tâches exigent une lutte militante contre toutes les influences de l'idéologie bourgeoise et petite-bourgeoise dans le milieu de la gauche communiste et du CCI lui-même. Dans la conjoncture actuelle, les groupes de la gauche communiste sont confrontés au danger d'une véritable crise : à quelques exceptions près, ils ont été incapables de s'unir pour défendre l'internationalisme face à la guerre impérialiste en Ukraine et sont de plus en plus ouverts à la pénétration de l'opportunisme et du parasitisme. Une adhésion rigoureuse à la méthode marxiste et aux principes prolétariens constitue la seule réponse à ces dangers.
Mai 2023
[1] L’accélération de la décomposition capitaliste pose ouvertement la question de la destruction de l’humanité [378]
[3] Le concept de cours historique dans le mouvement révolutionnaire [379]? Revue Internationale no 107 - 4e trimestre 2001
[4] L’accélération de la décomposition capitaliste pose ouvertement la question de la destruction de l’humanité [378]
[6] Réponse à la CWO : sur la maturation souterraine de la conscience de classe [252] ; Revue Internationale 43
Le CCI a adopté en mai 1990 des thèses intitulées "La décomposition, phase ultime de la décadence capitaliste" qui présentaient notre analyse globale de la situation du monde au moment et à la suite de l'effondrement du bloc impérialiste de l'Est, fin 1989. L'idée centrale de ces thèses était, comme l'indique leur titre, que la décadence du mode de production capitaliste, qui avait débuté lors de la Première Guerre mondiale, était entrée dans une nouvelle phase de son évolution, celle dominée par la décomposition générale de la société. Lors de son 22e congrès, en 2017, par l'adoption d'un texte intitulé "Rapport sur la décomposition aujourd’hui (Mai 2017)", notre organisation avait estimé nécessaire de procéder à une actualisation du document de 1990, de "confronter les points essentiels des thèses avec la situation présente : dans quelle mesure les aspects mis en avant se sont vérifiés, voire amplifiés, ou bien ont été démentis ou bien doivent être complétés". Ce deuxième document, rédigé 27 ans après le premier, mettait en évidence que l'analyse adoptée en 1990 s'était amplement vérifiée. En même temps, ce texte de 2017 avait abordé des aspects de la situation mondiale qui ne figuraient pas dans celui de 1990 mais qui venaient compléter le tableau que celui-ci avait présenté et qui avaient pris une importance majeure : l'explosion des flux de réfugiés fuyant les guerres, la famine, les persécutions et aussi la montée du populisme xénophobe venant impacter de façon croissantes la vie politique de la classe dominante.
Aujourd'hui, le CCI estime nécessaire de procéder à une nouvelle actualisation des textes de 1990 et de 2017, non pas un quart de siècle après ce dernier, mais seulement 6 ans après et cela parce que, au cours de la dernière période, nous avons assisté à une accélération et une amplification spectaculaires des manifestations de cette décomposition générale de la société capitaliste.
Cette évolution catastrophique et accélérée de l'état du monde n'a évidemment pas échappé aux principaux dirigeants politiques et économiques de la planète. Dans le "Global Risks Report" (GRR) basé sur les analyses d'une multitude d'"experts" (1200 en 2022) et qui chaque année est présenté au forum de Davos (World Economic Forum - WEF), lequel réunit ces dirigeants, on peut lire :
"Les premières années de cette décennie ont annoncé une période particulièrement perturbée de l'histoire humaine. Le retour à une "nouvelle normalité" après la pandémie de COVID-19 a été rapidement affecté par l'éclatement de la guerre en Ukraine, inaugurant une nouvelle série de crises alimentaires et énergétiques - déclenchant des problèmes que des décennies de progrès avaient tenté de résoudre.
En ce début d'année 2023, le monde est confronté à une série de risques à la fois totalement nouveaux et sinistrement familiers. Nous avons assisté au retour des risques "anciens" - inflation, crises du coût de la vie, guerres commerciales, sorties de capitaux des marchés émergents, troubles sociaux généralisés, affrontements géopolitiques et spectre de la guerre nucléaire - que peu de chefs d'entreprise et de décideurs publics de cette génération ont connus. Ces phénomènes sont amplifiés par des évolutions relativement nouvelles dans le paysage mondial des risques, notamment des niveaux d'endettement insoutenables, une nouvelle ère de faible croissance, d'investissements mondiaux réduits et de démondialisation, un déclin du développement humain après des décennies de progrès, le développement rapide et sans contrainte de technologies à double usage (civil et militaire), et la pression croissante des impacts et des ambitions liés au changement climatique dans une fenêtre de transition vers un monde à +1,5°C qui ne cesse de se rétrécir. Tous ces éléments convergent pour façonner une décennie unique, incertaine et troublée." (Principales conclusions : quelques extraits)
En général, que ce soit dans les déclarations des gouvernements ou dans les grands médias, la classe dominante essaie d'atténuer les constats sur l'extrême gravité de la situation mondiale. Mais lorsqu'elle réunit les principaux dirigeants du monde, où elle se parle à elle-même, comme lors du Forum annuel de Davos, elle ne peut faire l'économie d'une certaine lucidité. Il est d'ailleurs significatif que les constats alarmants contenus dans ce rapport n'aient eu que très peu d'écho dans les grands médias dont la vocation fondamentale n'est pas d'informer honnêtement la population, et particulièrement les exploités, mais d'agir comme des agences de propagande destinées à leur faire accepter une situation qui devient de plus en plus catastrophique, de leur cacher la faillite historique complète du mode de production capitaliste.
En fait, les constats qui sont contenus dans le rapport présenté au Forum de Davos de janvier 2023 rejoignent en grande partie le texte adopté par le CCI en octobre 2022 intitulé "L’accélération de la décomposition capitaliste pose ouvertement la question de la destruction de l’humanité". En réalité, ce n'est pas de quelques mois que l'analyse du CCI a précédé celle des "experts" les plus avisés de la classe dominante mais de plusieurs décennies puisque les constats qui sont établis dans notre document d'octobre 2022 ne sont qu'une confirmation saisissante des prévisions que nous avions déjà mises en avant à la fin des années 1980, notamment dans nos "thèses sur la décomposition". Que les communistes aient une certaine avance, et même une avance certaine, sur les "experts" bourgeois dans la prévision des grandes tendances catastrophiques qui travaillent le monde capitaliste n'est pas surprenant : la classe dominante ne peut, en règle générale, que masquer à elle-même et à la classe qu'elle exploite et qui seule peut apporter une solution aux contradictions qui minent la société, le prolétariat, une réalité fondamentale : pas plus que les modes de production qui l'ont précédé, le mode de production capitaliste n'est éternel. Comme les modes de production du passé, il est destiné à être remplacé, s'il ne détruit pas avant l'humanité, par un autre mode de production supérieur correspondant au développement des forces productives qu'il a permis à un moment de son histoire. Un mode de production qui abolira les rapports marchands qui sont au cœur de la crise historique du capitalisme, où il n'y aura plus de place pour une classe privilégiée vivant de l'exploitation des producteurs. C'est justement parce qu'elle ne peut envisager sa propre disparition que la classe bourgeoise est incapable, en règle générale, de porter un regard lucide sur les contradictions qui conduisent à sa perte la société qu'elle dirige.
Dans la postface de la 2e édition du Capital en allemand, Marx écrivait : "Le mouvement contradictoire de la société capitaliste se fait sentir au bourgeois pratique de la façon la plus frappante, par les vicissitudes de l'industrie moderne à travers son cycle périodique, dont le point culminant est la crise générale. Déjà nous apercevons le retour de ses prodromes; elle approche de nouveau; par l'universalité de son champ d'action et l'intensité de ses effets, elle va faire entrer la dialectique dans la tête même aux tripoteurs qui ont poussé comme champignons dans le nouveau Saint-Empire prusso-allemand."
Au moment-même où le CCI adoptait les thèses sur la décomposition annonçant l'entrée du capitalisme dans une nouvelle phase, la phase ultime, de sa décadence, marquée par une aggravation qualitative des contradictions de ce système et une décomposition générale de la société, le "bourgeois pratique", notamment en la personne du Président Bush senior, s'extasiait devant la nouvelle perspective glorieuse qu'inaugurait à ses yeux l'effondrement des régimes staliniens et du bloc "soviétique", une ère de "paix" et de "prospérité". Aujourd'hui, confronté au "mouvement contradictoire de la société capitaliste", sous la forme non d'une crise cyclique comme celles du 19e siècle mais d'une crise permanente et insoluble de son économie engendrant un dérèglement et un chaos croissant de la société, ce même "bourgeois pratique" est bien obligé de laisser entrer un peu de "dialectique" dans sa tête.
C'est pour cette raison que l'actualisation des thèses sur la décomposition va se baser amplement sur les analyses et les prévisions contenues dans le "Global Risks Report" de 2023 en même temps que sur notre texte d'octobre 2022 dont il constitue, à bien des égards, une confirmation. Une confirmation apportée par les instances les plus lucides de la classe dominante, en réalité un véritable aveu de la faillite historique de son système. L'utilisation des données et analyses fournies par la classe ennemie n'est pas une "innovation" du CCI. En fait, les révolutionnaires ne disposent pas, en général, des moyens pour collecter les données et statistiques que l'appareil étatique et administratif de la bourgeoisie récolte pour ses propres besoins de direction de la société. C'est en se basant en partie, évidemment avec un regard critique, sur ce type de données qu'Engels a donné de la chair à son étude sur "La Situation de la classe laborieuse en Angleterre". Et Marx, notamment dans le Capital, utilise souvent les "notes bleues" des enquêtes parlementaires britanniques. Concernant les analyses et prévisions produites par les "experts" de la bourgeoisie, il est nécessaire d'être encore plus critique que sur les données factuelles, surtout lorsqu'elles correspondent à une propagande destinée à "démontrer" que le capitalisme est le meilleur ou le seul système capable d'assurer aux humains progrès et bien-être. Cependant, lorsque ces analyses et prévisions soulignent l'impasse catastrophique dans laquelle se trouve ce système, ce qui ne peut correspondre évidemment pas à son apologie, il est utile et important de s'appuyer dessus pour étayer et renforcer nos propres analyses et prévisions.
Dans le texte adopté en octobre 2022, on peut lire :
"Les années 20 du XXIe siècle s’annoncent comme une des périodes parmi les plus convulsives de l’histoire et accumulent déjà des catastrophes et des souffrances indescriptibles. Elles ont commencé par la pandémie du Covid-19 (qui se poursuit encore) et une guerre au cœur de l’Europe, qui dure déjà depuis plus de 9 mois et dont personne ne peut prévoir l’issue. Le capitalisme est entré dans une phase de graves troubles sur tous les plans. Derrière cette accumulation et imbrication de convulsions se profile la menace de destruction de l’humanité. (…)
Avec l’irruption foudroyante de la pandémie de Covid, nous avons mis en évidence l’existence de quatre caractéristiques propres à la phase de décomposition :
L’année 2022 a été une illustration éclatante de ces quatre caractéristiques, à travers :
Or, l’agrégation et l’interaction de phénomènes destructeurs débouche sur un "effet tourbillon" qui concentre, catalyse et multiplie chacun de ses effets partiels en provoquant des ravages encore plus destructeurs. (…) cet "effet tourbillon" constitue un changement qualitatif dont les conséquences seront de plus en plus manifestes dans la période qui vient.
Dans ce cadre, il faut souligner le rôle moteur de la guerre en tant qu’action voulue et planifiée par les États capitalistes, devenant le facteur le plus puissant et grave de chaos et de destruction. En fait, la guerre en Ukraine a eu un effet multiplicateur des facteurs de barbarie et de destruction (…)
Dans ce contexte, il faut comprendre dans toute sa gravité l’expansion de la crise environnementale qui se hisse à des niveaux jamais vus auparavant :
Les constats effectués par les "experts" du WEF ne sont pas différents :
"La prochaine décennie sera caractérisée par des crises environnementales et sociétales, alimentées par des tendances géopolitiques et économiques sous-jacentes. La "crise du coût de la vie" est classée comme le risque mondial le plus grave pour les deux prochaines années, avec un pic à court terme. La "perte de biodiversité et l'effondrement des écosystèmes" est considérée comme l'un des risques mondiaux qui se détérioreront le plus rapidement au cours de la prochaine décennie, et les six risques environnementaux figurent parmi les dix principaux risques pour les dix prochaines années. Neuf risques figurent dans le classement des dix principaux risques à court et à long terme, notamment la "confrontation géoéconomique" et l'"érosion de la cohésion sociale et la polarisation sociétale", ainsi que deux nouveaux venus dans le classement : "Cybercriminalité et cyberinsécurité généralisées" et "Migration involontaire à grande échelle".
Les gouvernements et les banques centrales pourraient être confrontés à des pressions inflationnistes tenaces au cours des deux prochaines années, notamment en raison de la possibilité d'une guerre prolongée en Ukraine, de goulets d'étranglement persistants dus à une pandémie persistante et d'une guerre économique entraînant un découplage des chaînes d'approvisionnement. Les risques de dégradation des perspectives économiques sont également importants. Un déséquilibre entre les politiques monétaires et budgétaires augmentera la probabilité de chocs de liquidité, signalant un ralentissement économique plus prolongé et un surendettement à l'échelle mondiale. La poursuite d'une inflation induite par l'offre pourrait conduire à une stagflation, dont les conséquences socio-économiques pourraient être graves, compte tenu d'une interaction sans précédent avec des niveaux de dette publique historiquement élevés. La fragmentation de l'économie mondiale, les tensions géopolitiques et les restructurations plus difficiles pourraient contribuer à un surendettement généralisé au cours des dix prochaines années. (…)
La guerre économique devient la norme, avec des affrontements croissants entre les puissances mondiales et l'intervention des États sur les marchés au cours des deux prochaines années. Les politiques économiques seront utilisées de manière défensive, pour renforcer l'autosuffisance et la souveraineté face aux puissances rivales, mais elles seront aussi de plus en plus déployées de manière offensive pour limiter l'essor des autres. La militarisation géoéconomique intensive mettra en évidence les vulnérabilités sécuritaires posées par l'interdépendance commerciale, financière et technologique entre les économies mondialement intégrées, risquant ainsi d'entraîner une escalade du cycle de méfiance et de découplage.
Les répondants du GRPS s'attendent à ce que les confrontations interétatiques restent largement de nature économique au cours des 10 prochaines années. Cependant, la récente augmentation des dépenses militaires et la prolifération des nouvelles technologies à un plus grand nombre d'acteurs pourraient entraîner une course mondiale aux armements dans les technologies émergentes. Le paysage mondial des risques à plus long terme pourrait être défini par des conflits multi-domaines et des guerres asymétriques, avec le déploiement ciblé d'armes de nouvelle technologie à une échelle potentiellement plus destructrice que celle observée au cours des dernières décennies.
L'imbrication toujours plus grande des technologies dans le fonctionnement critique des sociétés expose les populations à des menaces intérieures directes, y compris celles qui cherchent à briser le fonctionnement de la société. Parallèlement à l'augmentation de la cybercriminalité, les tentatives visant à perturber les ressources et services technologiques essentiels deviendront plus courantes, avec des attaques prévues contre l'agriculture et l'eau, les systèmes financiers, la sécurité publique, les transports, l'énergie et les infrastructures de communication nationales, spatiales et sous-marines.
La destruction de la nature et le changement climatique sont intrinsèquement liés - une faillite dans un domaine se répercutera en cascade sur l'autre. En l'absence de changements politiques ou d'investissements significatifs, l'interaction entre les effets du changement climatique, la perte de biodiversité, la sécurité alimentaire et la consommation de ressources naturelles accélérera l'effondrement des écosystèmes, menacera les approvisionnements alimentaires et les moyens de subsistance dans les économies vulnérables au climat, amplifiera les effets des catastrophes naturelles et limitera les progrès en matière d'atténuation du changement climatique.
Les crises aggravées élargissent leur impact sur les sociétés, frappent les moyens de subsistance d'une partie beaucoup plus large de la population et déstabilisent davantage d'économies dans le monde que les communautés traditionnellement vulnérables et les États fragiles. S'appuyant sur les risques les plus graves attendus en 2023 - notamment la "crise de l'approvisionnement énergétique", la "hausse de l'inflation" et la "crise de l'approvisionnement alimentaire" - une crise mondiale du coût de la vie se fait déjà sentir. (…)
Les troubles sociaux et l'instabilité politique qui en découlent ne seront pas limités aux marchés émergents, car les pressions économiques continuent de vider la tranche des revenus moyens. La frustration croissante des citoyens face aux pertes en matière de développement humain et au déclin de la mobilité sociale, ainsi que le fossé grandissant en matière de valeurs et d'égalité, constituent un défi existentiel pour les systèmes politiques du monde entier. L'élection de dirigeants moins centristes ainsi que la polarisation politique entre les superpuissances économiques au cours des deux prochaines années pourraient également réduire davantage l'espace pour la résolution collective des problèmes, fracturant les alliances et conduisant à une dynamique plus volatile.
Compte tenu de la réduction du financement du secteur public et des préoccupations sécuritaires concurrentes, notre capacité à absorber le prochain choc mondial s'amenuise. Au cours des dix prochaines années, moins de pays disposeront de la marge de manœuvre budgétaire nécessaire pour investir dans la croissance future, les technologies vertes, l'éducation, les soins et les systèmes de santé.
Les chocs concomitants, les risques profondément interconnectés et l'érosion de la résilience font naître le risque de polycrises - où des crises disparates interagissent de telle sorte que l'impact global dépasse de loin la somme de chaque partie. L'érosion de la coopération géopolitique aura des effets en chaîne sur le paysage mondial des risques à moyen terme, notamment en contribuant à une polycrise potentielle de risques environnementaux, géopolitiques et socio-économiques interdépendants liés à l'offre et à la demande de ressources naturelles. Le rapport décrit quatre futurs potentiels centrés sur les pénuries de nourriture, d'eau, de métaux et de minéraux, qui pourraient tous déclencher une crise humanitaire et écologique, allant des guerres de l'eau et des famines à la surexploitation continue des ressources écologiques et au ralentissement de l'atténuation et de l'adaptation au changement climatique." (Principales conclusions : quelques extraits)
"La "nouvelle normalité" mondiale est un retour aux fondamentaux - alimentation, énergie, sécurité - des problèmes que notre monde globalisé était censé être en mesure de résoudre. Ces risques sont amplifiés par le risque sanitaire et économique persistant d'une pandémie mondiale, par une guerre en Europe et des sanctions qui ont un impact sur une économie mondialement intégrée, ainsi que par l'escalade de la course à l'armement technologique soutenue par la concurrence industrielle et l'intervention renforcée des États. Les changements structurels à plus long terme de la dynamique géopolitique (…) coïncident avec une évolution plus rapide du paysage économique, ouvrant la voie à une ère de faible croissance, de faible investissement et de faible coopération et à un déclin potentiel du développement humain après des décennies de progrès." (1.1. Les crises actuelles, p.13)]
"La combinaison d'événements climatiques extrêmes et d'un approvisionnement limité pourrait transformer la crise actuelle du coût de la vie en un scénario catastrophique de faim et de détresse pour des millions de personnes dans les pays dépendants des importations ou transformer la crise énergétique en une crise humanitaire dans les marchés émergents les plus pauvres.
Selon les estimations, plus de 800 000 hectares de terres agricoles ont été détruits par les inondations au Pakistan,... Les sécheresses et les pénuries d'eau prévues pourraient entraîner une baisse des récoltes et la mort du bétail en Afrique de l'Est, en Afrique du Nord et en Afrique australe, exacerbant ainsi l'insécurité alimentaire.
Les "chocs graves ou la volatilité des prix des produits de base" constituent l'un des cinq risques les plus importants pour les deux prochaines années dans 47 pays interrogés dans le cadre de l'enquête d'opinion auprès des dirigeants (EOS) du Forum, tandis que les "crises graves d'approvisionnement en produits de base" constituent un risque plus localisé, en tant que préoccupation majeure dans 34 pays, notamment en Suisse, en Corée du Sud, à Singapour, au Chili et en Turquie. Les effets catastrophiques de la famine et des pertes de vies humaines peuvent également avoir des répercussions plus lointaines, puisque le risque de violence généralisée augmente et que les migrations involontaires se multiplient." (Crise du coût de la vie, p.15)
"Certains pays ne seront pas en mesure de contenir les chocs futurs, d'investir dans la croissance future et les technologies vertes ou de renforcer la résilience future de l'éducation, des soins de santé et des systèmes écologiques, les impacts étant exacerbés par les plus puissants et supportés de manière disproportionnée par les plus vulnérables." (Ralentissement économique, p.17)
"Face aux vulnérabilités mises en évidence par la pandémie puis la guerre, la politique économique, notamment dans les économies avancées, est de plus en plus orientée vers des objectifs géopolitiques. Les pays cherchent à construire une "autosuffisance", soutenue par des aides publiques, et à obtenir une "souveraineté" vis-à-vis des puissances rivales, (…)
Cela pourrait provoquer des résultats contraires à l'objectif visé, entraînant une baisse de la résilience et de la croissance de la productivité et marquant la fin d'une ère économique caractérisée par des capitaux, une main-d'œuvre, des matières premières et des biens moins chers et mondialisés.
Cette situation continuera probablement à affaiblir les alliances existantes, les nations se repliant sur elles-mêmes." (Confrontation géoéconomique, p.19)
"Aujourd'hui, les niveaux atmosphériques de dioxyde de carbone, de méthane et d'oxyde nitreux ont tous atteint des sommets. Les trajectoires d'émissions rendent très improbable la réalisation des ambitions mondiales visant à limiter le réchauffement à 1,5°C.
Les événements récents ont mis en évidence une divergence entre ce qui est scientifiquement nécessaire et ce qui est politiquement opportun.
Pourtant, les tensions géopolitiques et les pressions économiques ont déjà limité - et dans certains cas inversé - les progrès en matière d'atténuation du changement climatique, du moins à court terme. Par exemple, l'UE a dépensé au moins 50 milliards d'euros pour la création et l'extension d'infrastructures et d'approvisionnements en combustibles fossiles, et certains pays ont redémarré des centrales électriques au charbon.
La dure réalité de 600 millions de personnes en Afrique qui n'ont pas accès à l'électricité illustre l'incapacité à apporter le changement à ceux qui en ont besoin et l'attrait continu pour les solutions rapides basées sur les combustibles fossiles, malgré les risques que cela comporte.
Le changement climatique deviendra aussi de plus en plus un facteur clé de migration et certains indices montrent qu'il a déjà contribué à l'émergence de groupes terroristes et de conflits en Asie, au Moyen-Orient et en Afrique." (Le hiatus de l'action climatique, p. 21)
On retrouve dans ce constat de l'état du monde d'aujourd'hui tous les éléments qui ont été cités dans notre texte d'octobre 2022, et souvent de façon plus détaillée. En particulier les quatre caractéristiques majeures de la situation présente :
sont bien présents dans le document du WEF, même si avec des mots et des articulations un peu différents et si l'impact politique de la décomposition sur les pays les plus avancés est abordé en des termes quelque peu "timides" : il ne faut pas fâcher les gouvernements et les forces politiques de ces pays en évoquant leurs politiques de plus en plus irrationnelles et chaotiques.
En particulier, le rapport du WEF souligne l'interaction croissante des effets de la décomposition que nous qualifions "d'effet tourbillon". Pour ce faire, il introduit le terme de "polycrise" employé déjà dans les années 1990 par Edgar Morin, un "philosophe" français ami de Castoriadis, le mentor du groupe Socialisme ou Barbarie. Les définitions de ce terme que reprend le rapport du WEF sont les suivantes :
"Un problème devient une crise lorsqu'il remet en cause notre capacité à faire face et menace ainsi notre identité. Dans la polycrise, les chocs sont disparates, mais ils interagissent de sorte que le tout est encore plus écrasant que la somme des parties.
Une autre explication de la polycrise serait la suivante : lorsque des crises multiples dans des systèmes mondiaux multiples s'enchevêtrent de manière causale de façon à dégrader considérablement les perspectives de l'humanité."
Cette "dégradation considérable des perspectives de l'humanité", on la trouve dans le rapport du WEF dans le chapitre intitulé "Global Risks 2033: Tomorrow’s Catastrophes" ["Risques mondiaux 2033 : les catastrophes de demain"], un titre qui est déjà significatif de la tonalité de ces perspectives. Certains des sous-titres sont également significatifs : "Écosystèmes naturels : le point de non-retour est dépassé", "Santé humaine : perma-pandémies et défis chroniques en matière de capacités", "Sécurité humaine : nouvelles armes, nouveaux conflits".
Plus concrètement, voici quelques exemples de la façon dont le rapport du WEF décline ces thèmes :
"La biodiversité au sein des écosystèmes et entre eux décline déjà plus rapidement qu'à tout autre moment de l'histoire de l'humanité.
Les interventions humaines ont eu un impact négatif sur un écosystème naturel mondial complexe et délicatement équilibré, déclenchant une chaîne de réactions. Au cours des dix prochaines années, l'interaction entre la perte de biodiversité, la pollution, la consommation de ressources naturelles, le changement climatique et les facteurs socio-économiques constituera un mélange dangereux. Étant donné que l'on estime que plus de la moitié de la production économique mondiale dépend modérément ou fortement de la nature, l'effondrement des écosystèmes aura des conséquences économiques et sociétales considérables. Parmi celles-ci, citons l'augmentation de l'apparition de maladies zoonotiques, la baisse du rendement et de la valeur nutritionnelle des récoltes, le stress hydrique croissant exacerbant des conflits potentiellement violents, la perte des moyens de subsistance dépendant des systèmes alimentaires et des services naturels tels que la pollinisation, ainsi que des inondations, une élévation du niveau de la mer et une érosion toujours plus dramatiques dues à la dégradation des systèmes naturels de protection contre les inondations tels que les prairies aquatiques et les mangroves côtières.
La destruction de la nature et le changement climatique sont intrinsèquement liés - un échec dans une sphère se répercutera en cascade dans l'autre, et l'atteinte du zéro net nécessitera des mesures d'atténuation pour les deux leviers. Si nous ne parvenons pas à limiter le réchauffement à +1,5°C, voire 2°C, l'impact continu des catastrophes naturelles et des changements de température et de précipitations deviendra la principale cause de perte de biodiversité, en termes de composition et de fonction.
Les dommages continus causés aux puits de carbone par la déforestation et le dégel du permafrost, par exemple, et le déclin de la productivité du stockage du carbone (sols et océan) pourraient transformer ces écosystèmes en sources "naturelles" d'émissions de carbone et de méthane. L'effondrement imminent des calottes glaciaires du Groenland et de l'Antarctique occidental pourrait contribuer à l'élévation du niveau de la mer et aux inondations côtières, tandis que le "dépérissement" des récifs coralliens des basses latitudes, qui sont les pépinières de la vie marine, aura certainement des répercussions sur l'approvisionnement en nourriture et sur les écosystèmes marins au sens large.
La pression sur la biodiversité sera probablement encore amplifiée par la poursuite de la déforestation à des fins agricoles, avec une demande associée de terres cultivées supplémentaires, en particulier dans les zones subtropicales et tropicales à la biodiversité dense, comme l'Afrique subsaharienne et l'Asie du Sud-Est.
Il faut toutefois tenir compte d'un mécanisme de rétroaction plus existentiel : la biodiversité contribue à la santé et à la résilience des sols, des plantes et des animaux, et son déclin met en péril les rendements de la production alimentaire et sa valeur nutritionnelle. Cela pourrait alors alimenter la déforestation, augmenter les prix des aliments, menacer les moyens de subsistance locaux et contribuer aux maladies et à la mortalité liées à l'alimentation. Elle peut également entraîner des migrations involontaires à grande échelle.
Il est clair que l'ampleur et le rythme nécessaires à la transition vers une économie verte exigent de nouvelles technologies. Cependant, certaines de ces technologies risquent d'avoir un impact nouveau sur les écosystèmes naturels, et les possibilités de "tester les résultats sur le terrain" sont limitées." (Écosystèmes naturels : le point de non-retour est dépassé, p.31)
"La santé publique mondiale est soumise à une pression croissante et les systèmes de santé du monde entier risquent de devenir inadaptés.
Compte tenu des crises actuelles, la santé mentale peut également être exacerbée par des facteurs de stress croissants tels que la violence, la pauvreté et la solitude.
Les systèmes de santé sont confrontés à l'épuisement des travailleurs et à des pénuries persistantes à un moment où l'assainissement budgétaire risque de détourner l'attention et les ressources ailleurs. Au cours de la prochaine décennie, des épidémies de maladies infectieuses plus fréquentes et plus étendues, dans un contexte de maladies chroniques, risquent de pousser les systèmes de santé épuisés au bord de la faillite dans le monde entier. (…)
Le changement climatique devrait également exacerber la malnutrition en raison de l'augmentation de l'insécurité alimentaire. L'augmentation des niveaux de dioxyde de carbone dans l'atmosphère peut entraîner des carences en nutriments chez les plantes, voire une accélération de l'absorption de minéraux lourds, qui ont été associés au cancer, au diabète, aux maladies cardiaques et aux troubles de la croissance." (Santé humaine : perma-pandémies et défis chroniques en matière de capacités, p.35)
"Un renversement de la tendance à la démilitarisation augmentera le risque de conflit, à une échelle potentiellement plus destructrice. La méfiance et la suspicion croissantes entre les puissances mondiales et régionales ont déjà entraîné une redéfinition des priorités en matière de dépenses militaires et une stagnation des mécanismes de non-prolifération. La diffusion de la puissance économique, technologique et, par conséquent, militaire à de multiples pays et acteurs est à l'origine de la dernière itération d'une course mondiale aux armements.
La prolifération d'armes militaires plus destructrices et de nouvelle technologie peut permettre de nouvelles formes de guerre asymétrique, permettant aux petites puissances et aux individus d'avoir un plus grand impact au niveau national et mondial." (Sécurité humaine : nouvelles armes, nouveaux conflits, p.38)
"L'ensemble des préoccupations émergentes en matière d'offre et de demande de ressources naturelles devient déjà un sujet d'inquiétude croissant. Les personnes interrogées dans le cadre de l'enquête GRPS [Global Risks Perception Survey] ont identifié des relations fortes et des liens réciproques entre les "crises des ressources naturelles" et les autres risques identifiés dans les chapitres précédents.
Le rapport décrit quatre avenirs potentiels centrés sur les pénuries de nourriture, d'eau, de métaux et de minéraux, qui pourraient tous déclencher une crise humanitaire et écologique - des guerres de l'eau et des famines à la surexploitation continue des ressources écologiques et au ralentissement de l'atténuation et de l'adaptation du climat." (Rivalités en matière de ressources : Quatre avenirs émergents, p.57)]
La conclusion du rapport nous donne un tableau synthétique de ce que sera le monde en 2030 :
"La pauvreté mondiale, les crises liées aux moyens de subsistance sensibles au climat, la malnutrition et les maladies liées à l'alimentation, l'instabilité des États et les migrations involontaires ont tous augmenté, ce qui prolonge et étend l'instabilité et les crises humanitaires. (…)
L'insécurité alimentaire, énergétique et hydrique devient un facteur de polarisation sociale, de troubles civils et d'instabilité politique.
La surexploitation et la pollution - la tragédie des biens communs mondiaux - se sont étendues. La famine est revenue à une échelle jamais vue au siècle dernier. L'ampleur des crises humanitaires et environnementales met en évidence la paralysie et l'inefficacité des principaux mécanismes multilatéraux face aux crises auxquelles l'ordre mondial est confronté, qui se transforment en une spirale de polycrises qui se perpétuent et s'aggravent."]
Le rapport essaie à certains moments de ne pas trop désespérer ses lecteurs en disant, par exemple :
"Certains des risques décrits dans le rapport de cette année sont proches d'un point de basculement. C'est le moment d'agir collectivement, de manière décisive et dans une perspective à long terme, afin de tracer la voie vers un monde plus positif, plus inclusif et plus stable." Mais, dans l'ensemble, il démontre que les moyens "d'agir collectivement, de manière décisive" sont inexistants dans le système actuel.
Dans le texte de 1990 nous avons basé le développement de notre analyse à partir du constat de l'émergence ou l'aggravation au niveau mondial de toute une série de manifestations mortifères ou chaotiques de la vie sociale. On peut les rappeler ici pour constater à quel point la situation actuelle, telle qu'elle est présentée plus haut, a accentué et amplifié ces manifestations :
Le phénomène de la corruption n'est pas traité dans le rapport du WEF (ne pas fâcher les corrompus !). Malgré tous les programmes "vertueux", ce fléau ne fait que prospérer, particulièrement dans les pays du Tiers Monde, évidemment : par exemple, la victoire des Talibans en Afghanistan et l'avancée des groupes djihadistes au Sahel doivent beaucoup à la corruption débridée des régimes qui étaient ou sont à leur tête. Dans les pays issus de l'ancienne Union soviétique, à commencer par la Russie et l'Ukraine, ce sont des États mafieux qui gouvernent. Mais ce phénomène n'épargne pas les pays les plus développés avec toutes les magouilles (qui ne sont que la pointe de l'iceberg) révélées par les "Panama papers" et autres instances. De même, les "pétrodollars" coulent à flot en direction des pays avancés, particulièrement européens, pour acheter des complaisances de la part de "décideurs de ces pays" des décisions absurdes et nocives comme l'attribution du mondial de football au Qatar ou (incroyable mais vrai) l'attribution des Jeux asiatiques d'hiver à l'Arabie saoudite ! Mais un des sommets a été atteint quand la vice-présidente du Parlement européen, institution supposée, entre autres, combattre la corruption, a été surprises avec des valises de billets de banque provenant du Qatar.
Enfin, il est clair que le terrible bilan humain du tremblement de terre qui a frappé la Turquie et la Syrie début février résulte pour l'essentiel de la corruption qui a permis aux promoteurs de s'abstraire des règles officielles antisismiques afin d'accroitre leurs profits.
"Tendance générale à la perte de contrôle par la bourgeoisie de la conduite de sa politique" :
Comme on l'a vu, cette question est traitée de façon très prudente dans le rapport du WEF, notamment lorsqu'il évoque "un défi existentiel pour les systèmes politiques du monde entier" et "l'élection de dirigeants moins centristes".
Enfin, des manifestations de la décomposition identifiées en 1990 ne sont directement évoquées dans le rapport du WEF (pour des raisons souvent "diplomatiques") ni dans notre texte d'octobre 2022 parce qu'elles étaient secondaires par rapport à l'idée centrale de ce texte : le pas considérable franchi par la décomposition avec l'entrée dans les années 2020..
"Accroissement permanent de la criminalité et de l'insécurité, de la violence urbaine, auxquelles sont mêlés de façon grandissante les enfants" :
On peut citer deux exemples (parmi beaucoup d'autres) : la poursuite des tueries de masse aux États-Unis et les meurtres récents de plusieurs adolescents par d'autres adolescents en France.
"Développement du nihilisme, du 'no future' de la haine et de la xénophobie" :
La montée de la haine raciste (souvent au nom de la religion) qui est le terreau sur lequel prospèrent les populismes d'extrême droite (Nigel Farrage au Royaume Uni, Trump et ses "fans" aux États-Unis, Le Pen en France, Meloni en Italie, etc.)
"Raz-de-marée de la drogue touchant plus particulièrement la jeunesse" :
Pas de recul de ce fléau illustré par la puissance des gangs de narcotrafiquants comme au Mexique.
"Profusion des sectes, regain de l'esprit religieux, y compris dans certains pays avancés" :
Les exemples sont aujourd'hui nombreux de l'aggravation de ce phénomène avec la montée :
Évidemment, le rapport du WEF évite soigneusement d'évoquer ces phénomènes : il faut être poli à l'égard des participants du Forum de Davos qui représentent des gouvernements dont la religion et le fanatisme religieux constituent un instrument politique majeur de leur pouvoir.
"Rejet d'une pensée rationnelle, cohérente, construite, y inclus de la part de certains milieux 'scientifiques'" :
Développement récent du complotisme, notamment au moment de la pandémie du Covid, souvent associé à une idéologie d'extrême droite. Avec une contrepartie, à l'autre côté de l'échiquier politique : le succès croissant du "wokisme", un courant issu des universités américaines, dont la radicalité" consiste à se regrouper en petites chapelles "militantes" autour de thèmes totalement bourgeois qui prétendent "combattre le système".
"'Chacun pour soi', atomisation des individus" :
Un exemple dramatique, celui de l'isolement des personnes âgées lors de la pandémie avant l'utilisation des vaccins, notamment dans les maisons de retraite. Et aussi de la détresse des familles des défunts.
Tous les passages entre guillemets sont tirés des thèses de 1990. Ils rendent compte des caractéristiques déjà présentes dans le monde à cette époque et qui nous avaient permis de fonder notre analyse. Cette accumulation simultanée de toutes ces manifestations catastrophiques, leur quantité, indiquaient que s'ouvrait une période qualitativement nouvelle dans l'histoire de la décadence du capitalisme. Dans les Thèses, l'interaction entre un certain nombre de ces manifestations était déjà présente. Cependant, à cette époque, nous avions surtout mis en évidence l'origine commune de ces manifestations qui, d'une certaine façon, semblaient se développer de façon parallèle sans interagir les unes sur les autres. En particulier, nous avions constaté que si, fondamentalement, la crise économique du capitalisme était à l'origine du phénomène de décomposition de la société, elle n'était pas réellement affectée par les différentes manifestations de cette décomposition.
Ainsi, avec son entrée dans les années 2020, et particulièrement en 2022, on assiste à une accélération de l'histoire, à une nouvelle aggravation dramatique de la décomposition qui conduit la société humaine, voire l'espèce humaine, et c'est perçu par un nombre croissant de personnes, à sa destruction.
Cette intensification des différentes convulsions que connaît la planète, leur interaction croissante, constituent une confirmation non seulement de notre analyse mais aussi de la méthode marxiste sur laquelle elle s'appuie, une méthode qu'ont tendance à "oublier" les autres groupes du milieu politique prolétarien lorsqu'ils rejettent notre analyse de la décomposition.
Cette partie du rapport que nous publions ci-dessous a été augmentée d'un ensemble de développements faisant partie de la méthode d'appréhension de la réalité par le Marxisme. Ils n'étaient pas explicitement présents dans la version soumise au congrès mais la sous-tendent. Le but d'un tel ajout est d'alimenter le débat public en défense de la conception marxiste du matérialisme contre la conception vulgaire de celui-ci défendue par la plupart des composantes du Milieu politique prolétarien, notamment les daménistes et les bordiguistes.
L'histoire est l'histoire de la lutte de classe
Dans l'ensemble, les groupes du MPP ont très peu compris ce que nous voulons dire dans notre analyse sur la décomposition. Celui qui s'est donné la peine d'aller le plus loin dans la réfutation de cette analyse est le groupe bordiguiste qui publie Le Prolétaire en France. Il a consacré deux articles à notre analyse de la montée du populisme dans divers pays et son lien avec l'analyse sur la décomposition (qu'il qualifie de "fameuse et fumeuse") dont voici quelques extraits :
"Révolution Internationale nous explique les racines de cette soi-disant «décomposition»: «l’incapacité actuelle des deux classes fondamentales et antagonistes, que sont la bourgeoisie et le prolétariat, à mettre en avant leur propre perspective (guerre mondiale ou révolution) a engendré une situation de “blocage momentané” et de pourrissement sur pied de la société». Les prolétaires qui au quotidien voient leurs conditions d’exploitation s’aggraver et leurs conditions de vie se dégrader, seront heureux d’apprendre que leur classe est capable de bloquer la bourgeoisie et de l’empêcher de mettre en avant ses «perspectives»..." (LP 523)
"Nous nions donc que la bourgeoisie ait «perdu le contrôle de son système» politique et que les politiques menées par les gouvernements de Grande Bretagne ou des États-Unis soient dues à une mystérieuse maladie nommée «populisme» causée par «l’enlisement de la société dans la barbarie».
Pour le dire de manière très générale, ces tournants (auxquels on pourrait joindre les progrès de l’extrême droite en Suède ou en Allemagne, avec l’appui d’une partie du personnel politique bourgeois) ont pour fonction de répondre à un besoin de la domination bourgeoise, que ce soit sur le plan intérieur ou extérieur, dans une situation d’accumulation des risques économiques et politiques au niveau international – et non pas quelque chose qui «trouble le jeu politique avec pour conséquence une perte de contrôle croissante de l’appareil politique bourgeois sur le terrain électoral»." (LP 530)
Quant à l'idée que le populisme correspondrait à une véritable politique "réaliste" de la bourgeoisie et maîtrisée par celle-ci, ce qui s'est passé au Royaume-Uni ces dernières années devrait faire réfléchir ce groupe.
Comme on peut le voir, Le Prolétaire se donne la peine d'aller au cœur de notre analyse : la situation de blocage entre les classes survenue à la suite de la reprise historique du prolétariat mondial en 1968 (qu'il n'a pas reconnue comme l'ensemble du MPP). En fait, derrière cette méconnaissance, il y a l'incompréhension et le rejet de la notion de cours historique qui renvoie à un désaccord que nous avons avec les groupes issus du Partito de 1945.
Nier l'existence de la période de décomposition signifie pour ces bordigistes la négation du rôle historique fondamental joué par la lutte entre les classes dans le développement de la situation mondiale. En d'autres termes, une entorse majeure à la méthode marxiste. Ne reconnaître le facteur décisif de la lutte des classes que dans les moments exceptionnels où le prolétariat se manifeste ouvertement sur la scène mondiale, c'est-à-dire lorsque les capacités de la classe ouvrière sont évidentes pour tout le monde, est une indication du déclin des épigones de la Gauche italienne.
Le fait que la bourgeoisie ait toujours, à toutes les époques, que ce soit dans les périodes de défaite ou de repli ou dans les périodes de révolution, appris à prendre en compte les dispositions de la classe ouvrière a été connu du marxisme après 1848, après l'écrasement sanglant de l'insurrection du prolétariat français en juin de cette année-là. Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte de Marx, qu'Engels a toujours présenté comme l'exemple par excellence de l'application de la méthode du matérialisme historique aux événements mondiaux, montre qu'après les événements de 1848, la bourgeoisie a été obligée de reconnaître néanmoins la classe ouvrière même vaincue comme son adversaire historique. Cette reconnaissance a été un facteur important dans l'alignement de la classe dirigeante derrière le coup d'État de Louis Bonaparte de 1852 et la répression de la faction républicaine de la bourgeoisie.[1]
Autre successeur du Partito de 1945, la Tendance Communiste Internationaliste (TCI, ex-Bureau International pour le Parti Révolutionnaire) a également renoncé à l'ABC du matérialisme historique selon lequel "l'histoire est l'histoire de la lutte des classes" et elle affiche fièrement son ignorance de la période actuelle de décomposition du capitalisme mondial et de ses causes sous-jacentes qui résident dans l'état des antagonismes de classe.
La TCI tente également de présenter notre analyse comme non marxiste et idéaliste : :
"Après l'effondrement de l'URSS, le CCI a soudainement déclaré que cet effondrement avait créé une nouvelle situation dans laquelle le capitalisme avait atteint un nouveau stade, qu'il a appelé "décomposition". Dans son incompréhension du fonctionnement du capitalisme, pour le CCI, presque tout ce qui est mauvais - du fondamentalisme religieux aux nombreuses guerres qui ont éclaté depuis l'effondrement du bloc de l'Est - n'est que l'expression du Chaos et de la Décomposition. Nous pensons que cela équivaut à l'abandon complet du terrain du marxisme, car ces guerres, tout comme les guerres antérieures de la phase décadente du capitalisme, sont le résultat de cet ordre impérialiste lui-même. (...) La surproduction de capital et de marchandises, provoquée cycliquement par la baisse tendancielle des taux de profit, conduit à des crises économiques et à des contradictions qui, à leur tour, engendrent des guerres impérialistes. Dès que suffisamment de capital est dévalorisé et que les moyens de production sont détruits (par la guerre), un nouveau cycle de production peut commencer. Depuis 1973, nous sommes dans la phase finale d'une telle crise, et un nouveau cycle d'accumulation n'a pas encore commencé". (Marxisme ou idéalisme - Nos divergences avec le CCI)
On peut se demander si les camarades de la TCI (qui pensent que c'est à la suite de l'effondrement du bloc de l'Est en 1989 que nous avons soudainement sorti de notre chapeau notre analyse sur la décomposition) se sont donné la peine de lire notre texte de base de 1990. Dans son introduction, nous sommes très clairs : "Avant même que ne se produisent les évènements de l'Est, le CCI avait déjà mis en évidence ce phénomène historique (voir notamment la Revue internationale, n"57)". C'est également faire preuve d'une superficialité navrante que de nous attribuer l'idée que "presque tout ce qui est mauvais (...) n'est que l'expression du Chaos et de la Décomposition". Et ils nous assènent une idée fondamentale à laquelle ils estiment que nous n'avions pas pensé : "ces guerres, tout comme les guerres antérieures de la phase décadente du capitalisme, sont le résultat de cet ordre impérialiste lui-même". Quelle découverte ! Nous n'avons jamais dit autre chose mais la question qui est posée, et qu'ils ne se posent pas, c'est dans quel contexte historique général s'insère aujourd'hui l'ordre impérialiste. Pour les militants de la TCI, il suffit qu'on détruise suffisamment de capital constant pour que puisse s'amorcer un nouveau cycle d'accumulation. De ce point de vue, les destructions qui se produisent aujourd'hui en Ukraine sont un bienfait pour la santé de l'économie mondiale. Il faudra passer le message aux dirigeants économiques de la bourgeoisie qui lors du récent Forum de Davos s'alarment, comme on l'a vu, de la perspective du monde capitaliste et notamment de l'impact négatif de la guerre en Ukraine sur l'économie mondiale. En fait, ceux qui nous attribuent une rupture avec la démarche marxiste feraient bien de relire (ou de lire) les textes fondamentaux de Marx et Engels et d'essayer de comprendre la méthode qu'ils emploient. Si les faits eux-mêmes, l'évolution de la situation mondiale, confirment, jour après jour, la validité de notre analyse, c'est en grande partie parce qu'elle s'appuie fermement sur la méthode dialectique du marxisme (même s'il n'y a pas dans les thèses de 1990 de référence explicite à cette méthode ni de citations de Marx ou Engels).
Dans son rejet de l'analyse de la décomposition du capitalisme mondial, la TCI se distingue, et se met dans l'embarras, en portant également sa hache polémique, bien qu'émoussée, à un autre pilier de la méthode marxiste du matérialisme historique qui est résumé dans la préface de Marx à la "Contribution à la critique de l'économie politique" de 1859 (et repris dans le premier point de la plate-forme du CCI). Les rapports de production dans chaque formation sociale de l'histoire humaine - rapports qui déterminent les intérêts et les actions des classes opposées qui en sont issues - se transforment toujours de facteurs de développement des forces productives dans une phase ascendante, en entraves négatives de ces mêmes forces dans une autre phase, créant la nécessité d'une révolution sociale. Mais la période de décomposition, point culminant d'un siècle de décadence du capitalisme en tant que mode de production, n'existe tout simplement pas pour la TCI.
Bien que la TCI utilise l'expression "phase de décadence du capitalisme", elle n'a pas compris ce que cette phase signifie pour le développement de la crise économique du capitalisme ou des guerres impérialistes qui en découlent.
À l'époque de l'ascension du capitalisme, les cycles de production - communément appelés booms et effondrements - étaient les battements de cœur d'un système en expansion progressive. Les guerres limitées de cette époque pouvaient soit accélérer cette progression par la consolidation nationale - comme la guerre franco-prussienne de 1871 l'a fait pour l'Allemagne - soit gagner de nouveaux marchés par la conquête coloniale. La dévastation des deux guerres mondiales, les destructions impérialistes de la période décadente et leurs conséquences expriment par contraste la ruine du système capitaliste et son impasse en tant que mode de production.
Pour la TCI, cependant, la saine dynamique d'accumulation capitaliste du 19e siècle est éternelle : pour cette organisation, les cycles de production n'ont fait qu'augmenter en taille. Et cela les conduit à l'absurdité qu'un nouveau cycle de production capitaliste pourrait être fertilisé dans les cendres d'une troisième guerre mondiale.[2] Même la bourgeoisie n'est pas aussi stupidement optimiste quant aux perspectives de son système et a une meilleure compréhension de l'ère des catastrophes à laquelle elle est confrontée.
La TCI est peut-être "économiquement matérialiste", mais pas dans le sens marxiste de l'analyse du développement des rapports de production dans des conditions historiques qui ont changé fondamentalement.
Dans 3 ouvrages fondamentaux du mouvement ouvrier, Le Capital de Marx, l'Accumulation du capital de Rosa Luxemburg et L'État et la Révolution de Lénine on trouve une approche historique des questions étudiées. Marx consacre de nombreuses pages pour expliquer comment le mode de production capitaliste, qui déjà domine pleinement la société de son temps, s'est développé au cours de l'histoire. Rosa Luxemburg examine comment la question de l'accumulation a été posée par différents auteurs plus anciens et Lénine fait de même sur la question de l'État. Dans cette approche historique, il s'agit de rendre compte du fait que les réalités qu'on examine ne sont pas des choses statiques, intangibles, ayant existé de tout temps mais correspondent à des processus en constante évolution avec des éléments de continuité mais aussi, et surtout, de transformation et même de rupture. Les thèses de 1990 essaient de s'inspirer de cette démarche en présentant la situation historique actuelle dans l'histoire générale de la société, celle du capitalisme et plus particulièrement l'histoire de la décadence de ce système. Plus concrètement, elles relèvent les similitudes entre la décadence des sociétés précapitalistes et celle de la société capitaliste mais aussi, et surtout, les différences entre elles, question qui est au cœur de la survenue de la phase de décomposition au sein de celle-ci : "alors que, dans les sociétés du passé, les nouveaux rapports de production appelés à succéder aux rapports de production devenus caducs pouvaient se développer à leur côté, au sein même de la société -ce qui pouvait, d'une certaine façon, limiter les effets et l'ampleur de sa décadence-, la société communiste, seule capable de succéder au capitalisme, ne peut en aucune façon se développer au sein de celui-ci; il n'existe donc nulle possibilité d'une quelconque régénérescence de la société en l'absence du renversement violent du pouvoir de la classe bourgeoise et de l'extirpation des rapports de production capitalistes." (Thèse 1)
En revanche, le matérialisme anhistorique de la TCI peut expliquer tous les événements, toutes les guerres, à toutes les époques en appliquant de façon incantatoire la même formule : "cycles d'accumulation". Ce matérialisme oraculaire, parce qu'il explique tout, n'explique rien et c'est pourquoi il ne peut pas exorciser le danger de l'idéalisme. Au contraire, les lacunes créées par le matérialisme vulgaire doivent être comblées par un ciment idéaliste. Lorsque les conditions réelles de la lutte révolutionnaire du prolétariat ne peuvent être comprises ou expliquées, un deus ex-machina idéaliste est nécessaire pour résoudre le problème : "le parti révolutionnaire". Mais il ne s'agit pas du parti communiste qui émerge et se construit dans des conditions historiques spécifiques, mais d'un parti mythique qui peut être gonflé à n'importe quelle période par de l'air chaud opportuniste.
La composante dialectique du matérialisme historique
Les épigones de la gauche italienne[3], en décriant l'existence d'une période de décomposition du capitalisme mondial, ont donc dû essayer de supprimer deux piliers majeurs de la méthode marxiste du matérialisme historique. En premier lieu, le fait que l'histoire du capitalisme, comme toute histoire antérieure, est l'histoire de la lutte des classes, et, en second lieu, le fait que le rôle déterminant des lois économiques évolue avec l'évolution historique d'un mode de production.
Il y a une troisième exigence oubliée, implicite dans les deux autres aspects de la méthode marxiste : la reconnaissance de l'évolution dialectique de tous les phénomènes, y compris le développement des sociétés humaines, selon l'unité des contraires, que Lénine décrit comme l'essence de la dialectique dans son travail sur la question pendant la première guerre mondiale. Alors que les épigones ne voient le développement qu'en termes de répétition et d'augmentation ou de diminution, le marxisme comprend que la nécessité historique -le déterminisme matérialiste- s'exprime de manière contradictoire et interactive, de sorte que la cause et l'effet peuvent changer de place et que la nécessité se révèle à travers un chemin tortueux.
Pour le marxisme, la superstructure des formations sociales, c'est-à-dire leur organisation politique, juridique et idéologique, naît sur la base de l'infrastructure économique et est déterminée par cette dernière. C'est ce qu'ont compris les épigones. Cependant, le fait que cette superstructure puisse agir comme cause -si ce n'est comme principe- aussi bien que comme effet, leur échappe. Engels, vers la fin de sa vie, a dû insister sur ce point précis dans une série de lettres adressées dans les années 1890 au matérialisme vulgaire des épigones de l'époque. Sa correspondance est une lecture absolument essentielle pour ceux qui nient aujourd'hui que la décomposition de la superstructure capitaliste puisse avoir un effet catastrophique sur les fondements économiques du système.
"Le développement politique, juridique, philosophique, religieux, littéraire, artistique, etc., repose sur le développement économique. Ils réagissent tous les uns sur les autres et sur la base économique. Il n'est pas vrai que la situation économique est la seule cause active et que tout le reste n'qu'un effet passif. Mais il y a une action réciproque sur la base de la nécessité économique qui finit toujours par l'emporter en dernière instance." (Engels à Borgius, 25 janvier 1894)
Dans la phase finale du déclin capitaliste, sa période de décomposition, l'effet rétroactif de la superstructure en décomposition sur l'infrastructure économique est de plus en plus accentué, comme l'ont prouvé de manière frappante les effets économiques négatifs de la pandémie de Covid, du changement climatique et de la guerre impérialiste en Europe -sauf pour les disciples aveugles de Bordiga et Damen.[4]
Marx n'a pas eu la possibilité d'exposer, comme il en avait formulé le projet, sa méthode, celle qu'il emploie notamment dans le Capital. Il évoque seulement cette méthode, très brièvement, dans la postface de la 2e édition allemande de son livre. Pour notre part, notamment face aux accusations, souvent stupides, du MPP (et encore plus des parasites) suivant lesquelles notre analyse "n'est pas marxiste", qu'elle est "idéaliste", il nous appartient de mettre en évidence la fidélité de la démarche des thèses de 1990 à l'égard de la méthode dialectique du marxisme dont on peut rappeler quelques éléments supplémentaires :
La transformation de la quantité en qualité :
C'est une idée qui revient souvent dans le texte de 1990. Des manifestations de décomposition pouvaient exister dans la décadence du capitalisme mais, aujourd'hui, l'accumulation de ces manifestations fait la preuve d'une transformation-rupture dans la vie de la société, signant l'entrée dans une nouvelle époque de la décadence capitaliste où la décomposition devient l'élément déterminant. Cette composante de la dialectique marxiste ne se limite pas aux faits sociaux. Comme le souligne Engels, notamment dans l'Anti Dühring et La dialectique de la nature, c'est un phénomène qu'on retrouve dans tous les domaines et qui, d'ailleurs, a été appréhendé par d'autres penseurs. Ainsi, dans l'Anti Dühring, Engels cite une phrase de Napoléon Bonaparte qui dit (en résumé) " Deux Mameluks étaient absolument supérieurs à trois Français; (…) 1.000 Français culbutaient toujours 1.500 Mameluks" du fait de la discipline qui devient efficace lorsqu'elle concerne un grand nombre de combattants. Engels insiste aussi beaucoup sur le fait que cette loi s'applique pleinement dans le domaine des sciences. Pour ce qui concerne la situation historique présente et la multiplication de toute une série de faits catastrophiques, c'est tourner le dos à la dialectique marxiste (ce qui est normal de la part de l'idéologie bourgeoise et de la majorité des "spécialistes" universitaires) que de ne pas s'appuyer sur cette loi de la transformation de la quantité en qualité, ce qui est pourtant le cas pour l'ensemble du MPP qui essaie d'appliquer une cause spécifique et isolée à chacune des manifestations catastrophiques de l'histoire présente.
Le tout n'est pas la simple somme des parties :
Les différentes composantes de la vie de la société, si elles ont chacune une spécificité, si elles peuvent même acquérir dans certaines circonstances une autonomie relative, s'entre-déterminent au sein d'une totalité gouvernée, "en dernière instance" (mais seulement en dernière instance, comme le dit Engels dans la célèbre lettre à J. Bloch du 21 septembre 1890), par le mode et les rapports de production et leur évolution. C'est un des phénomènes majeurs de la situation présente. Les différentes manifestations de la décomposition qui, au début, pouvaient sembler indépendantes mais dont l'accumulation indiquait déjà que nous étions entrés dans une nouvelle époque de la décadence capitaliste, se répercutent maintenant de façon croissante les unes sur les autres dans une sorte de "réaction en chaîne", de "tourbillon" qui imprime à l'histoire l'accélération dont nous sommes les témoins (y compris les "experts" de Davos).
Le rôle décisif du futur
Enfin, l'emprunt à la dialectique marxiste de l'approche historique, de cet aspect essentiel que constitue le mouvement, la transformation, se situe au cœur de l'idée centrale de notre analyse sur la décomposition : "aucun mode de production ne peut vivre, se développer, se maintenir sur des bases viables, assurer la cohésion sociale, s'il n'est pas capable de présenter une perspective à l'ensemble de la société qu'il domine. Et c'est particulièrement vrai pour le capitalisme en tant que mode de production le plus dynamique de l'histoire." (Thèse 5) Et justement, aujourd'hui, aucune des deux classes fondamentales, la bourgeoisie et le prolétariat, ne peut, pour le moment, offrir une telle perspective à la société.
Pour ceux qui nous traitent "d'idéalistes", c'est un véritable scandale que d'affirmer qu'un facteur d'ordre idéologique, l'absence d'un projet dans la société, puisse impacter de façon majeure la vie de celle-ci. En réalité, ils font la preuve que le matérialisme dont ils se revendiquent n'est autre qu'un matérialisme vulgaire déjà critiqué en son temps par Marx, notamment dans les Thèses sur Feuerbach. Dans leur vision, les forces productives se développent de manière autonome. Et le développement des forces productives est seul à dicter les changements dans les rapports de production et les rapports entre les classes.
Selon eux, les institutions et les idéologies, c'est-à-dire la superstructure, restent en place tant qu'elles légitiment, conservent les rapports de production existants. Et donc des éléments tels que les idées, la morale humaine, ou encore l'intervention politique dans le processus historique sont exclus.
Le matérialisme historique contient, en plus des facteurs économiques, d'autres facteurs comme les richesses naturelles et les facteurs contextuels. Les forces productives contiennent beaucoup plus que les machines ou la technologie. Elles contiennent des connaissances, le savoir-faire, l'expérience. En fait tout ce qui rend possible le processus de travail ou qui l’entrave. La forme de la coopération, l'association sont elles-mêmes des forces productives et constituent également un élément important de la transformation et du développement économiques.
Ceux qu'on pourrait appeler les "anti-dialecticiens"[5] nient la distinction entre les conditions objectives et les conditions subjectives de la lutte révolutionnaire. Ils font découler la capacité de la classe à la simple défense de ses intérêts économiques immédiats. Ils considèrent que les intérêts de classe du prolétariat créeront la capacité de celui-ci à réaliser et à défendre ces intérêts. Ils nient les forces à l'œuvre pour désorganiser systématiquement la classe ouvrière, annihiler ses capacités, la diviser et obscurcir le caractère de classe de sa lutte.
Comme Lénine l'a remarqué, nous devons faire des analyses concrètes de la situation concrète. Et dans la société capitaliste la plus développée, un rôle très important est dévolu à l'idéologie, à un appareil qui doit défendre, justifier les intérêts bourgeois et donner une stabilité au système capitaliste. C'est pour cela que Marx a mis en avant que pour que la révolution communiste puisse avoir lieu, il fallait que soient réunies ses conditions objectives et ses conditions subjectives. La première condition est la capacité de l'économie de produire en abondance suffisante pour la population mondiale. La seconde condition, un niveau suffisant de développement de la conscience de classe. Cela nous ramène à notre analyse sur la question du "maillon faible" et de l'expérience historique nécessaire qui s'exprime dans la conscience.
Les "déterministes" retirent le développement des forces productives de leur contexte social. Ils tendent à nier TOUTE signification de la superstructure idéologique, même s'ils s'en défendent. Les luttes ouvrières tendent à apparaître comme une pure question de réflexes. C'est une vision fondamentalement fataliste qui est bien exprimée dans l'idée de Bordiga que "la révolution est aussi certaine que si elle avait déjà eu lieu". Une telle vision conduit à une soumission passive, une soumission qui attend les effets automatiques du développement économique. En fin de compte, elle ne laisse aucune place à la lutte de classe comme condition fondamentale à tout changement, en contradiction avec la première phrase du Manifeste Communiste : "L'histoire de toute société jusqu'à nos jours n'a été que l'histoire des luttes de classes."
La troisième thèse sur Feuerbach nous donne une bonne appréhension du matérialisme historique et rejette tout déterminisme strict :
"La doctrine matérialiste qui veut que les hommes soient des produits des circonstances et de l'éducation, que, par conséquent, des hommes transformés soient des produits d'autres circonstances et d'une éducation modifiée, oublie que ce sont précisément les hommes qui transforment les circonstances et que l'éducateur a lui-même besoin d'être éduqué. C'est pourquoi elle tend inévitablement à diviser la société en deux parties dont l'une est au-dessus de la société (par exemple chez Robert Owen).
La coïncidence du changement des circonstances et de l'activité humaine ou auto-changement ne peut être considérée et comprise rationnellement qu'en tant que pratique révolutionnaire."
Il est probable que nos détracteurs y verront une vision idéaliste mais nous maintenons que la dialectique marxiste attribue au futur une place fondamentale dans l'évolution et le mouvement de la société. Des trois moments d'un processus historique, le passé, le présent, le futur, c'est ce dernier qui constitue le facteur fondamental dans sa dynamique
Le rôle du futur est fondamental dans l'histoire de l'humanité. Les premiers humains partis d'Afrique à la conquête du monde, les aborigènes partis d'Australie à la conquête du Pacifique cherchaient, pour le futur, de nouveaux moyens de subsistance. C'est la préoccupation du futur qui anime le désir de procréation aussi bien que la plupart des religions. Et puisqu'il faut à nos détracteurs des exemples "bien économiques", on peut en citer deux dans le fonctionnement du capitalisme. Quand un capitaliste investit, ce n'est pas les yeux tournés vers le passé, c'est pour obtenir un profit futur. De même, le crédit, qui joue un rôle si fondamental dans les mécanismes du capitalisme, n'est pas autre chose qu'une traite sur l'avenir.
Le rôle du futur est omniprésent dans les textes de Marx et plus généralement du marxisme. Ce rôle est bien mis en évidence dans ce passage bien connu du Capital :
"Notre point de départ c'est le travail sous une forme qui appartient exclusivement à l'homme. Une araignée fait des opérations qui ressemblent à celles du tisserand, et l'abeille confond par la structure de ses cellules de cire l'habileté de plus d'un architecte. Mais ce qui distingue dès l'abord le plus mauvais architecte de l'abeille la plus experte, c'est qu'il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. Le résultat auquel le travail aboutit préexiste idéalement dans l'imagination du travailleur. Ce n'est pas qu'il opère seulement un changement de forme dans les matières naturelles ; il y réalise du même coup son propre but dont il a conscience, qui détermine comme loi son mode d'action, et auquel il doit subordonner sa volonté."
Évidemment, ce rôle essentiel du futur dans la société est encore plus fondamental pour le mouvement ouvrier dont les combats du présent ne prennent de sens réel que dans la perspective de la révolution communiste du futur.
"La révolution sociale du XIX° siècle [la révolution prolétarienne] ne peut pas tirer sa poésie du passé, mais seulement de l'avenir." (Marx, Le 18 brumaire de Louis Bonaparte)
"Les trade-unions agissent utilement en tant que centres de résistance aux empiétements du capital. Elles manquent en partie leur but dès qu'elles font un emploi peu judicieux de leur puissance. Elles manquent entièrement leur but dès qu'elles se bornent à une guerre d'escarmouches contre les effets du régime existant, au lieu de travailler en même temps à sa transformation et de se servir de leur force organisée comme d'un levier pour l'émancipation définitive de la classe travailleuse, c'est-à-dire pour l'abolition définitive du salariat." (Marx, Salaire, prix et profit)
“'Le but final, quel qu’il soit, n’est rien, le mouvement est tout'. [d'après Bernstein] Or, le but final du socialisme est le seul élément décisif distinguant le mouvement socialiste de la démocratie bourgeoise et du radicalisme bourgeois, le seul élément qui, plutôt que de donner au mouvement ouvrier la vaine tâche de replâtrer le régime capitaliste pour le sauver, en fait une lutte de classe contre ce régime, pour l’abolition de ce régime…" (Rosa Luxemburg, Réforme sociale ou Révolution ?)
"Que faire ?", "Par où commencer ?" (Lénine)
Et c'est justement parce que la société actuelle est privée de cet élément fondamental, le futur, la perspective (ce qui est ressenti par de plus en plus de monde, notamment dans la jeunesse), une perspective que seul le prolétariat peut lui offrir, qu'elle s'enfonce dans le désespoir et qu'elle pourrit sur pieds.
Le rapport du WEF 2023 nous alerte de façon très convaincante sur l'extrême gravité de la situation actuelle du monde laquelle sera bien pire encore à l'horizon des années 2030 "en l'absence de changements politiques ou d'investissements significatifs" En même temps, il "met en évidence la paralysie et l'inefficacité des principaux mécanismes multilatéraux face aux crises auxquelles l'ordre mondial est confronté" et relève la "divergence entre ce qui est scientifiquement nécessaire et ce qui est politiquement opportun". En d'autres mots, la situation est désespérée et la société actuelle est définitivement incapable de renverser le cours à sa destruction ce qui confirme le titre de notre texte d'octobre 2022 : "L’accélération de la décomposition capitaliste pose ouvertement la question de la destruction de l’humanité" de même qu'il confirme pleinement le pronostic déjà contenu dans nos thèses de 1990.
En même temps, ce rapport évoque à plusieurs reprises la perspective de "troubles sociaux généralisés" lesquels "ne seront pas limités aux marchés émergents" (ce qui signifie qu'ils affecteront également les pays les plus développés) et qu'ils "constituent un défi existentiel pour les systèmes politiques du monde entier". Rien de moins ! Pour le WEF, et la bourgeoisie en général, ces troubles sociaux sont rangés dans la catégorie négative des "risques" et des menaces pour "l'ordre mondial". Mais les prévisions du WEF apportent de façon timide et involontaire de l'eau au moulin de notre propre analyse en signalant que le prolétariat continue de représenter une menace pour l'ordre bourgeois. Comme l'ensemble de la bourgeoisie, le WEF ne fait pas de distinction entre les différents troubles sociaux : tout cela est facteur de "désordre" et de "chaos". Et c'est vrai que certains mouvements sont à ranger dans cette catégorie, comme ce fut le cas du "Printemps Arabe" par exemple. Mais en réalité, ce qui effraie le plus la bourgeoisie, sans qu'elle le dise ouvertement ou qu'elle en soit pleinement consciente, c'est que, parmi ces "troubles sociaux", il en est certains qui préfigurent le renversement de son pouvoir sur la société et du système capitaliste : les luttes du prolétariat.
Ainsi, même sous cet aspect, le WEF vient illustrer nos thèses de 1990 et notre texte d'octobre 2022. Celui-ci reprend l'idée que, malgré toutes les difficultés qu'il a rencontrées, le prolétariat n'a pas perdu la partie, que "la perspective historique reste totalement ouverte" (thèse 17). Et il rappelle que " Malgré le coup porté par l'effondrement du bloc de l'Est à la prise de conscience du prolétariat, celui-ci n'a subi aucune défaite majeure sur le terrain de sa lutte ; en ce sens, sa combativité reste pratiquement intacte. Mais en outre, et c'est là l'élément qui détermine en dernier ressort l'évolution de la situation mondiale, le même facteur qui se trouve à l'origine du développement de la décomposition, l'aggravation inexorable de la crise du capitalisme, constitue le stimulant essentiel de la lutte et de la prise de conscience de la classe, la condition même de sa capacité à résister au poison idéologique du pourrissement de la société. En effet, autant le prolétariat ne peut trouver un terrain de rassemblement de classe dans des luttes partielles contre les effets de la décomposition, autant sa lutte contre les effets directs de la crise elle-même constitue la base du développement de sa force et de son unité de classe." (Ibid.).
De plus :
"la crise économique, contrairement à la décomposition sociale qui concerne essentiellement les superstructures, est un phénomène qui affecte directement l'infrastructure de la société sur laquelle reposent ces superstructures ; en ce sens, elle met à nu les causes ultimes de l'ensemble de la barbarie qui s'abat sur la société, permettant ainsi au prolétariat de prendre conscience de la nécessité de changer radicalement de système, et non de tenter d'en améliorer certains aspects." (Ibid.).
Et en fait nous pouvons aujourd'hui constater que, malgré le poids de la décomposition (notamment de l'effondrement du stalinisme) et la longue torpeur qui l'a affectée, la classe ouvrière est toujours présente sur la scène de l'histoire et a la capacité de reprendre son combat comme le démontrent notamment les luttes au Royaume-Uni et en France (les deux prolétariats qui furent à l'origine de la fondation de l'AIT en 1864 : c'est un clin d'œil de l'histoire !)
Effectivement, le chemin que doit accomplir le prolétariat est extrêmement long et difficile. D'une part, il devra affronter tous les pièges que la bourgeoisie mettra sur son chemin, et cela dans une ambiance idéologique empoisonnée par la décomposition de la société capitaliste qui vient en permanence entraver le combat et la conscience du prolétariat :
Les thèses de 1990 insistent sur ces difficultés. Elles soulignent en particulier qu'il "est (…) fondamental de comprendre que plus le prolétariat tardera à renverser le capitalisme, plus importants seront les dangers et les effets nocifs de la décomposition." (Thèse 15)
"En fait, il convient de mettre en évidence qu'aujourd'hui, contrairement à la situation existante dans les années 1970, le temps ne joue plus en faveur de la classe ouvrière. Tant que la menace de destruction de la société était représentée uniquement par la guerre impérialiste, le simple fait que les luttes du prolétariat soient en mesure de se maintenir comme obstacle décisif à un tel aboutissement suffisait à barrer la route à cette destruction. En revanche, contrairement à la guerre impérialiste qui, pour pouvoir se déchaîner, requiert l'adhésion du prolétariat aux idéaux de la bourgeoisie, la décomposition n'a nul besoin de l'embrigadement de la classe ouvrière pour détruire l’humanité. En effet, de même qu'elles ne peuvent s'opposer à l'effondrement économique, les luttes du prolétariat dans ce système ne sont pas non plus en mesure de constituer un frein à la décomposition. Dans ces conditions, même si la menace que représente la décomposition pour la vie de la société apparaît comme à plus long terme que celle qui pourrait provenir d'une guerre mondiale (si les conditions de celle-ci étaient présentes, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui), elle est par contre beaucoup plus insidieuse. Pour mettre fin à la menace que constitue la décomposition, les luttes ouvrières de résistance aux effets de la crise ne suffisent plus : seule la révolution communiste peut venir à bout d'une telle menace." (Thèse 16)
La brutale accélération de la décomposition à laquelle nous assistons aujourd'hui et qui rend toujours plus menaçante, même aux yeux des secteurs les plus lucides de la bourgeoisie, la perspective d'une destruction de l'humanité, constitue bien une confirmation de cette analyse. Et puisque seule la révolution communiste pourra mettre fin à la dynamique destructrice de la décomposition et à ses effets de plus en plus délétères, cela peut donner une idée de la difficulté du chemin qui conduit au renversement du capitalisme. Un chemin au cours duquel les tâches que doit accomplir le prolétariat sont considérables. Il lui faudra en particulier se réapproprier pleinement son identité de classe fortement affectée par la contre-révolution et les différentes manifestations de la décomposition, notamment l'effondrement des régimes soi-disant "socialistes". Il lui faudra aussi, et c'est également fondamental, se réapproprier son expérience passée, ce qui est une tâche immense tant cette expérience a été oubliée par les prolétaires. C'est là une responsabilité fondamentale de l'avant-garde communiste : apporter une contribution décisive à cette réappropriation par l'ensemble de la classe des leçons de plus d'un siècle et demi du combat prolétarien.
Les difficultés que devra affronter le prolétariat ne vont pas disparaître avec le renversement de l'État capitaliste dans tous les pays. à la suite de Marx, nous avons souvent insisté sur l'immensité de la tâche qui attend la classe ouvrière durant la période de transition du capitalisme au communisme, une tâche sans commune mesure avec toutes les révolutions du passé puisqu'il s'agit de passer du "règne de la nécessité au règne de la liberté". Et il est clair que plus la révolution tardera à être accomplie, plus immense sera la tâche : jour après jour le capitalisme détruit un peu plus la planète et, partant, les conditions matérielles du communisme. De plus, la prise du pouvoir par le prolétariat fera suite à une terrible guerre civile augmentant les ravages de tous ordres déjà provoqués par le mode de production capitaliste avant même la période révolutionnaire. En ce sens, la tâche de reconstruction de la société que devra accomplir le prolétariat sera incomparablement plus gigantesque que celle qu'il aurait dû réaliser s'il avait pris le pouvoir lors de la vague révolutionnaire du premier après-guerre. De même, si les destructions de la Seconde Guerre mondiale furent déjà considérables, elles n'ont affecté que les pays concernés par les combats ce qui a permis une reconstruction de l'économie mondiale, d'autant plus que la principale puissance industrielle, les États-Unis, avait été épargnée par ces destructions. Mais aujourd'hui c'est toute la planète qui est concernée par les destructions croissantes et de tous ordres provoqués par le capitalisme agonisant. En conséquence, il faut être clair sur le fait que la prise du pouvoir par la classe ouvrière à l'échelle mondiale ne constituera pas en soi la garantie qu'elle sera en mesure d'accomplir sa tâche historique, l'instauration du communisme. Le capitalisme, en permettant un formidable développement des forces productives, a créé les conditions matérielles du communisme mais la décadence de ce système, et sa décomposition, pourraient saper ces conditions en léguant au prolétariat une planète complètement dévastée, irrécupérable.
Il est donc de la responsabilité des révolutionnaires de souligner les difficultés que le prolétariat devra affronter sur le chemin du communisme. Leur rôle n'est pas de fournir des consolations afin de ne pas désespérer la classe ouvrière. La vérité est révolutionnaire, comme disait Marx, aussi terrible soit-elle.
Cela-dit, s'il parvient à prendre le pouvoir, le prolétariat disposera d'un certain nombre d'atouts pour accomplir sa tâche de reconstruction de la société.
D'une part, il pourra mettre à son service les formidables progrès accomplis par la science et la technologie au cours du 20e siècle et les deux décennies du 21e siècle. Le rapport du WEF évoque ces progrès en précisant qu'ils concernent des "technologies à double usage (civil et militaire)". Lorsque le prolétariat aura pris le pouvoir, l'usage militaire n'aura plus lieu d'être ce qui représente une avancée considérable puisqu’il est clair qu'aujourd'hui la sphère militaire se taille la part du lion (à côté de nombreuses autres dépenses improductives) dans les bénéfices apportés par les progrès technologiques.
Plus globalement, la prise du pouvoir par le prolétariat devra permettre une libération sans précédent des forces productives emprisonnées par les lois du capitalisme. Non seulement l'énorme fardeau des dépenses militaires et improductives sera éliminé, mais aussi le gaspillage monstrueux que représentent la concurrence entre les divers secteurs économiques et nationaux de la société bourgeoise ainsi qu'une sous-utilisation phénoménale des forces productives (obsolescence programmée, chômage de masse, absence ou déficience des systèmes d'éducation, etc.).
Mais le principal atout du prolétariat dans cette période de transition-reconstruction ne sera pas d'ordre technologique ou strictement économique. Il sera fondamentalement d'ordre politique. Si le prolétariat réussit à prendre le pouvoir, cela voudra dire qu'il est parvenu au cours de la période d'affrontement avec l'État capitaliste, de la guerre civile contre la bourgeoisie, à un très haut niveau de conscience, d'organisation et de solidarité. Et ce sont des acquis qui seront précieux pour affronter les défis immenses qui se présenteront à lui. Surtout, le prolétariat pourra s'appuyer sur le futur, cet élément fondamental dans la vie de la société, ce futur dont l'absence dans la société actuelle est au cœur de son pourrissement sur pieds.
Dans son Rapport sur le développement humain de 2021-22 [2021/2022 Human Development Report] publié en octobre dernier et intitulé "Des temps incertains, des vies instables" :
"De nouvelles couches d'incertitudes interagissent pour créer de nouveaux types d'incertitudes - un nouveau complexe d'incertitudes - jamais vu dans l'histoire de l'humanité. En plus de l'incertitude quotidienne à laquelle les gens sont confrontés depuis des temps immémoriaux, nous naviguons maintenant dans des eaux inconnues, pris dans trois courants croisés volatils :
Les crises mondiales se sont accumulées : la crise financière mondiale, la crise climatique mondiale en cours et la pandémie de Covid-19, une crise alimentaire mondiale imminente. Nous avons le sentiment tenace que le contrôle que nous avons sur nos vies nous échappe, que les normes et les institutions sur lesquelles nous avions l'habitude de compter pour assurer la stabilité et la prospérité ne sont pas à la hauteur du complexe d'incertitude d'aujourd'hui."]
Comme on peut le constater, ce rapport de l'ONU va dans le même sens que celui du WEF. Il va même plus loin d'une certaine façon puisqu'il considère que la terre est entrée dans une nouvelle période géologique du fait de l'action des humains, qui commence au 17e siècle et qu'il appelle Anthropocène et que nous appelons le capitalisme. Surtout, il souligne le profond désespoir, le "no future" qui imprègne de plus en plus la société (qu'il baptise "complexe d'incertitude").
Justement, le fait que la révolution prolétarienne redonne à la société humaine un futur qu'elle a perdu va constituer un puissant facteur dans la capacité de la classe ouvrière d'atteindre enfin la "terre promise" du communisme après, non pas 40 ans, mais bien plus d'un siècle de "traversée du Désert".
[1] "Leur instinct leur disait que si la République rend plus complète leur domination politique, elle en mine en même temps les bases sociales en les opposant aux classes opprimées de la société et en les obligeant à lutter contre elles sans intermédiaire, sans le couvert de la couronne, sans pouvoir détourner l'intérêt de la nation au moyen de leurs luttes subalternes entre eux et contre la royauté. C'était le sentiment de leur faiblesse qui les faisait trembler devant les conditions pures de leur propre domination de classe et regretter les formes moins achevées, moins développées et, par conséquent, moins dangereuses de leur domination." (Le 18 brumaire de Louis Bonaparte, 3e Partie)
[2] Ce changement qualitatif (et pas seulement quantitatif) fondamental dans la vie du capitalisme est clairement mis en évidence par le Manifeste de l'Internationale communiste (mars 1919) : "Si l'absolue sujétion du pouvoir politique au capital financier a conduit l'humanité à la boucherie impérialiste, cette boucherie a permis au capital financier non seulement de militariser jusqu'au bout l'Etat, mais de se militariser lui-même, de sorte qu'il ne peut plus remplir ses fonctions économiques essentielles que par le fer et par le sang. (...) L'étatisation de la vie économique, contre laquelle protestait tant le libéralisme capitaliste, est un fait accompli. Revenir, non point à la libre concurrence, mais seulement à la domination des trusts, syndicats et autres pieuvres capitalistes, est désormais impossible." Mais, de toute évidence, les camarades de la TCI ne connaissent pas ce document ; à moins qu'ils ne soient pas d'accord avec cette position fondamentale de l'IC ce qu'ils devraient dire clairement.
[3] Nous nous autorisons à utiliser ce terme car les descendants du Partito de 1945 ont tourné le dos au travail théorique révolutionnaire de Bilan, la Gauche italienne en exil, dans les années 1930.
[4] Une autre lettre d'Engels au sujet de la méthode marxiste semble parfaitement adaptée à ces disciples : "Ce qui manque à tous ces messieurs, c’est la dialectique. Ils ne voient toujours ici que la cause, là que l’effet. Que c’est une abstraction vide, que dans le monde réel pareils antagonismes polaires métaphysiques n’existent que dans les crises, mais que tout le grand cours des choses se produit sous la forme d’action et de réaction de forces, sans doute, très inégales, — dont le mouvement économique est de beaucoup la force la plus puissante, la plus initiale, la plus décisive, qu’il n’y a rien ici d’absolu et que tout est relatif, tout cela, que voulez-vous, ils ne le voient pas ; pour eux Hegel n’a pas existé…" (Engels à Conrad Schmidt, 27 octobre 1890)
[5] Il convient de distinguer la dialectique marxiste, objective, de la dialectique vide et subjective des divers courants de l'anarchisme et du modernisme, qui en restent de façon confuse au niveau de trouver des contradictions partout. Ils peuvent bien reconnaître certains des phénomènes de la décomposition, mais ils refusent de manière caractéristique de voir la cause ultime et la logique de la période de décomposition dans la faillite économique du système capitaliste. Pour eux, la dialectique historique objective est un anathème, car elle les priverait de leur principale préoccupation, à savoir la préservation dogmatique de leur liberté d'opinion individuelle. Si le facteur économique est traité comme un facteur parmi d'autres d'égale importance, leur dialectique reste subjective, anhistorique et, comme les épigones de la gauche italienne, incapable de saisir la trajectoire des événements.
En débutant par une effroyable pandémie, les années 2020 ont rappelé concrètement la seule alternative qui existe : révolution prolétarienne ou destruction de l’humanité. Avec le Covid 19, le conflit en Ukraine et l’accroissement de l’économie de guerre partout, la crise économique et son inflation ravageuse, avec le réchauffement climatique et la dévastation de la nature qui menacent de plus en plus jusqu’à la vie même, avec la montée du chacun pour soi, de l’irrationnel et de l’obscurantisme, la décomposition de tout le tissu social, les années 2020 ne voient pas seulement s’additionner les fléaux meurtriers ; tous ces fléaux convergent, combinent et s’alimentent. Les années 2020 vont être une concaténation de tous les pires maux du capitalisme décadent et pourrissant. Le capitalisme est entré dans une phase de graves extrêmes convulsions, dont la plus menaçante et sanglante est le risque de multiplication des conflits guerriers.
La décadence du capitalisme a une histoire, elle a ainsi connu depuis 1914 plusieurs étapes. Celle qui s’est ouverte en 1989 est "une phase spécifique -la phase ultime- de son histoire, celle où la décomposition devient un facteur, sinon le facteur, décisif de l'évolution de la société"[1]. La caractéristique principale de cette phase de décomposition, ses racines les plus profondes, ce qui mine toute la société et engendre le pourrissement, c’est l’absence de perspective. Ces années 2020 le prouvent une nouvelle fois, la bourgeoisie ne peut offrir à l’humanité que plus de misère, de guerre et de chaos, dans un désordre grandissant et de plus en plus irrationnel. Mais qu’en est-il de la classe ouvrière ? Qu’en est-il de sa perspective révolutionnaire, le communisme ? Il est évident que le prolétariat est plongé depuis des décennies dans d’immenses difficultés ; ses luttes sont rares et peu massives, sa capacité à s’organiser est encore extrêmement limitée et, surtout, il ne sait plus qu’il existe en tant que classe, en tant que force sociale capable de mener un projet révolutionnaire. Or, le temps ne joue pas en faveur de la classe ouvrière.
Néanmoins, si ce danger d’une lente et finalement irréversible érosion des bases mêmes du communisme existe, il n’y a aucune fatalité à cette fin dans la barbarie totale ; au contraire la perspective historique reste totalement ouverte. En effet, "malgré le coup porté par l'effondrement du bloc de l'Est à la prise de conscience du prolétariat, celui-ci n'a subi aucune défaite majeure sur le terrain de sa lutte en ce sens, sa combativité reste pratiquement intacte. Mais en outre, et c'est là l'élément qui détermine en dernier ressort l'évolution de la situation mondiale, le même facteur qui se trouve à l'origine du développement de la décomposition, l'aggravation inexorable de la crise du capitalisme, constitue le stimulant essentiel de la lutte et de la prise de conscience de la classe, la condition même de sa capacité à résister au poison idéologique du pourrissement de la société. Sa lutte contre les effets directs de la crise elle-même constitue la base du développement de sa force et de son unité de classe"[2].
Or justement, aujourd’hui, avec la terrible aggravation de la crise économique mondiale et le retour de l’inflation, la classe ouvrière commence à réagir et à retrouver le chemin de sa lutte. Toutes ses difficultés historiques persistent, sa capacité à organiser ses propres luttes et plus encore à la prise de conscience de son projet révolutionnaires sont encore très loin, mais la combativité grandissante face aux coups brutaux portés par la bourgeoisie aux conditions de vie et de travail est le terrain fertile sur lequel le prolétariat peut retrouver son identité de classe, prendre conscience à nouveau de ce qu’il est, de sa force quand il lutte, se solidarise, puis développe son unité. Il s’agit d’un processus, d’un combat qui reprend après des années d’atonie, d’un potentiel que laissent entrevoir les grèves actuelles. Le signe le plus fort de cette possible dynamique est le retour de la grève au Royaume-Uni. Il s’agit là d’un événement d’une portée historique.
Le retour de la combativité ouvrière en réponse à la crise économique peut devenir un foyer de prise de conscience. Jusqu’à maintenant, chaque accélération de la décomposition a porté un coup d’arrêt aux efforts embryonnaires de combativité des ouvriers : le mouvement en France 2019 a souffert de l’éclatement de la pandémie ; les luttes de l’hiver 2021 se sont arrêtées face à la guerre en Ukraine, etc. Cela signifie une difficulté additionnelle non négligeable au développement des luttes et de la confiance du prolétariat en lui-même. Cependant, il n’y a pas d’autre chemin que la lutte : la lutte est en elle-même la première victoire. Le prolétariat mondial, dans un processus très tourmenté, avec beaucoup de défaites amères, peut progressivement commencer à récupérer son identité de classe et se lancer, à terme, vers une offensive internationale contre ce système moribond. Autrement dit, les années à venir vont être décisives quant à l’avenir de l’humanité.
Durant les années 1980, le monde allait clairement soit vers la guerre, soit vers de grands affrontements de classe. L’issue de cette décennie a été aussi inattendue qu’inédite : d’un côté l’impossibilité pour la bourgeoisie d’aller vers la guerre mondiale, empêchée par le refus de la classe ouvrière d’accepter les sacrifices, et de l’autre cette même classe ouvrière incapable de politiser ses luttes et d’offrir une perspective révolutionnaire a engendré une sorte de blocage, plongeant toute la société dans une situation sans avenir et engendrant donc le pourrissement généralisé. "Les années de vérité" de la décennie 1980[3] ont ainsi débouché sur la Décomposition. Aujourd’hui, la situation se pose dans des conditions historiques plus intenses et dramatiques :
Les deux pôles de la perspective vont se poser et s’entrechoquer. Durant cette décennie, il va y avoir en même temps une aggravation toujours plus dramatique des effets de la Décomposition et des réactions ouvrières porteuses d’un autre avenir. La seule alternative, destruction de l’Humanité ou révolution prolétarienne, va rejaillir et devenir de plus en plus palpable. Il s’agit donc d’un combat, d’une lutte, de la lutte de classe. Et pour que l’issue soit favorable, le rôle des organisations révolutionnaires sera vital. Qu’il s’agisse du développement de la conscience et de l’organisation de la classe dans la lutte ou de la claire compréhension des enjeux et de la perspective par les minorités, notre intervention sera décisive. Il nous faut donc nous-mêmes avoir la conscience la plus claire et lucide de la dynamique en cours, de son potentiel, des forces et des faiblesses de notre classe, comme des attaques idéologiques et pièges tendus sur le chemin devant nous par la situation historique de la décomposition et par la bourgeoisie, la classe dominante la plus intelligente et machiavélique de l’Histoire.
La guerre est toujours un moment décisif pour le prolétariat mondial. Avec la guerre, la classe ouvrière mondiale subit le massacre d'une partie d'elle-même, mais aussi une gifle monumentale assenée par la classe dominante. De tous les points de vue, la guerre est l’exact opposé de ce qu’est la classe ouvrière, de sa nature internationale symbolisée par son cri de ralliement : "Les travailleurs n'ont pas de patrie. Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !".
L’éclatement du conflit en Ukraine met ainsi à l’épreuve le prolétariat mondial. La réaction face à cette barbarie est un marqueur primordial pour comprendre où en est notre classe, où en est le rapport de force avec la bourgeoisie. Et il n’y a ici pas d’homogénéité. Au contraire, il y a de très grandes différences entre les pays, entre la périphérie et les régions centrales du capitalisme.
En Ukraine, la classe ouvrière est écrasée physiquement et idéologiquement. Largement embrigadés dans la défense de la patrie, conte "l’envahisseur russe", contre "la brute et le truand Poutine", pour la défense de "la culture et des libertés ukrainiennes", pour la démocratie, les ouvriers adhérent à la mobilisation dans les usines comme dans les tranchées. Cette situation est évidemment le fruit de la faiblesse du mouvement ouvrier international mais aussi de l’histoire du prolétariat en Ukraine. S’il s’agit d’un prolétariat concentré et éduqué, avec une longue expérience, ce prolétariat a aussi et surtout subi de plein fouet les conséquences de la contre-révolution et du stalinisme. La famine organisée dans les années 1930 par le pouvoir soviétique, l’Holomodor, dans laquelle 5 millions de personnes ont laissé la vie, forme le socle d’une haine contre le voisin russe et d’un sentiment patriotique puissant. Plus récemment, au début des années 2010, toute une partie de la bourgeoisie ukrainienne a choisi de s’émanciper de la tutelle russe et de s’allier à l’Occident. En réalité, cette évolution témoignait d’une pression de plus en plus forte des États-Unis dans toute la région. "La révolution orange"[4] de 2004, puis le Maïdan (ou "Révolution de la dignité") de 2014 ont montré à quel point une très large partie de la population adhérait à la défense de la "démocratie" et de l’indépendance ukrainienne contre l’influence russe. Depuis, la propagande nationaliste n’a fait que s’amplifier jusqu’au dénouement de février 2022.
L’incapacité de la classe ouvrière de ce pays à s’opposer à la guerre et à son embrigadement, incapacité qui a ouvert la possibilité de cette boucherie impérialiste, indique à quel point la barbarie et la pourriture capitalistes gagnent du terrain sur des parties de plus en plus larges du globe. Après l’Afrique, le Proche-Orient et l’Asie centrale, c’est au tour d’une partie de l’Europe centrale d’être menacée par le risque de plonger à terme dans le chaos impérialiste ; l’Ukraine a montré qu’il y a là, dans certains pays satellites de l’ex-URSS, en Biélorussie, en Moldavie, en ex-Yougoslavie, un prolétariat très affaibli par des décennies d’exploitation forcenée par le stalinisme au nom du Communisme, le poids des illusions démocratiques et gangrené par le nationalisme pour que la guerre puisse faire rage. Au Kosovo, en Serbie et au Monténégro, les tensions montent effectivement.
Par contre, en Russie, le prolétariat n’est pas prêt à accepter de sacrifier massivement sa vie. Certes la classe ouvrière de Russie n’est pas capable de s’opposer à l’aventure guerrière de sa propre bourgeoisie, certes elle accepte sans réagir cette barbarie et ses 100.000 morts, certes la réaction des appelés pour ne pas aller au front est la désertion ou l’automutilation, autant d’actes individuels désespérés reflets de l’absence de réaction de classe, il n’en reste pas moins que la bourgeoisie russe ne peut pas déclarer la mobilisation générale. Parce que les ouvriers russes n’adhérent pas suffisamment à l’idée de se faire trouer la peau en masse au nom de la Patrie.
Il en est très probablement de même en Asie : ce serait ainsi une erreur de déduire trop rapidement de la faiblesse du prolétariat en Ukraine que la voix est également libre au déchaînement du feu militaire entre la Chine et Taïwan ou entre les deux Corées. En Chine, en Corée du Sud et à Taiwan la classe ouvrière a une concentration, une éducation et une conscience supérieures à celle vivant en Ukraine, supérieure à celle vivant en Russie. Le refus d’être transformé en chair à canon est aujourd’hui encore la situation la plus plausible dans ces pays. Ainsi, au-delà du rapport de force entre les puissances impérialistes impliquées dans cette région du monde, en premier lieu la Chine et les États-Unis, la présence d’une très forte concentration ouvrière éduquée représente le premier frein à la dynamique guerrière.
Quant aux pays centraux, contrairement à 1990 ou 2003, les grandes puissances démocratiques ne sont pas directement engagées dans le conflit ukrainien, elles n’envoient pas leurs troupes de soldats professionnels. Il ne peut s’agir actuellement que de soutenir politiquement et militairement l’Ukraine contre l’invasion russe, de défendre la liberté démocratique du peuple d’Ukraine contre le dictateur Poutine, par l’envoie d’armes, toutes labélisées "armes défensives".
En 2003 et plus encore en 1991, les effets de la guerre s’étaient traduits par une relative paralysie de la combativité mais aussi par une réflexion inquiète et profonde sur les enjeux historiques. Cette situation au sein de la classe avait alors nécessité de la part des forces de la gauche de la bourgeoisie l’organisation de manifestations pacifistes qui avaient fleuri un peu partout contre "l’impérialisme US et ses alliés." Ces grandes mobilisations contre les interventions des pays occidentaux, n'étaient pas le fait de la classe ouvrière ; en disant "nous sommes contre la politique de notre gouvernement qui participe à la guerre", elles ont eu un impact sur la classe ouvrière pour mener dans l’impasse et stériliser tout effort de prise de conscience. Rien de tel aujourd’hui, il n’y a pas eu de mobilisations pacifistes de ce genre. Ceux qui critiquent la politique des pays occidentaux et leur soutien à l'Ukraine sont principalement les forces d'extrême-droite liées à Poutine. Aux États-Unis, ce sont les Trumpistes ou les Républicains qui "hésitent".
Cette absence de mobilisation pacifiste aujourd’hui ne signifie pas une indifférence et encore moins une adhésion du prolétariat à la guerre. Oui, la campagne de défense de la démocratie et de la liberté de l’Ukraine contre l’agresseur russe a démontré sur ce plan sa pleine efficacité : la classe ouvrière est prise au piège par la puissance de la propagande pro-démocratique. Mais, contrairement à 1991, le revers de la médaille est qu'elle n'a pas d'impact sur la combativité des travailleurs. On est loin d’une simple non-adhésion passive. Non seulement la classe ouvrière dans les pays centraux n’est toujours pas prête à accepter les morts (même des soldats professionnels), mais elle refuse aussi les sacrifices qu’impliquent la guerre, la dégradation de leurs conditions de vie et de travail. Ainsi en Grande-Bretagne, le pays européen qui est à la fois celui qui est matériellement et politiquement le plus impliqué dans la guerre, le plus déterminé à soutenir l'Ukraine, est en même temps celui où s’exprime le plus fortement la combativité ouvrière pour le moment. Les grèves au Royaume-Uni sont la partie la plus en avant de la réaction internationale, du refus par la classe ouvrière des sacrifices (de la surexploitation, de la baisse des effectifs, de l’augmentation des cadences, de la hausse des prix, etc.) que la bourgeoisie impose au prolétariat, et que le militarisme lui commande d’imposer toujours plus.
L’une des limites actuelles de l’effort de notre classe est son incapacité à faire le lien entre la dégradation de ses conditions de vie et la guerre. Les luttes ouvrières qui se produisent et se développent sont une riposte des travailleurs à la condition qui leur est faite ; elles forment la seule réponse possible et porteuse d’avenir à la politique de la bourgeoisie mais, en même temps, elles ne se montrent pas, pour le moment, capables de reprendre à leur compte et d’intégrer la question de la guerre. Il nous faut néanmoins rester très attentif à l’évolution possible. Par exemple, en France, il y a eu le jeudi 19 janvier une manifestation extrêmement massive après l’annonce d’une réforme des retraites au nom de l’équilibre budgétaire et de la justice sociale ; le lendemain, le vendredi 20 janvier, le Président Macron officialisait en grandes pompes un budget militaire record de 400 milliards d’euros. La concomitance entre les sacrifices demandés et les dépenses guerrières va nécessairement faire, à terme, son chemin dans les têtes ouvrières.
L’intensification de l’économie de guerre implique directement une aggravation de la crise économique ; la classe ouvrière ne fait pas encore réellement le lien, elle ne se mobilise pas, globalement, contre l’économie de guerre, mais elle se dresse contre ses effets, contre la crise économique, en tout premier lieu contre les salaires trop bas face à l’inflation.
Ce n’est pas là une surprise. L’histoire montre que la classe ouvrière ne se mobilise pas directement contre la guerre au front mais contre ses effets sur la vie quotidienne à l’arrière. Déjà, en 1982, dans un article de notre revue qui posait en titre la question "La guerre est-elle une condition favorable pour la révolution communiste ?", nous répondions par la négative et nous affirmions que c’est avant tout la crise économique qui constitue le terreau le plus fertile au développement des luttes et de la conscience, ajoutant fort justement que "l’approfondissement de la crise économique brise ces barrières dans la conscience d’un nombre grandissant de prolétaires à travers les faits qui montrent qu’il s’agit d’une même lutte de classe".
La réaction de la classe ouvrière face à la guerre, si elle est très hétérogène dans le monde, montre que là où se trouve la clef de l’avenir, là où il y a une expérience historique accumulée, dans les pays centraux, le prolétariat n’a pas subi de défaite majeure, qu’il n’est pas prêt à se laisser embrigader et à sacrifier sa vie. Plus encore, sa réaction face aux effets de la crise économique indique une dynamique vers la reprise de la combativité ouvrière dans ces pays.
En retrouvant le chemin de la grève, les ouvriers britanniques ont ainsi envoyé un signal clair aux travailleurs du monde entier : "Nous devons nous battre. Enough is enough (trop, c’est trop)". Une partie de la presse de gauche a même titré parfois : "Au Royaume-Uni : le grand retour de la lutte des classes". L’entrée en lutte du prolétariat britannique constitue ainsi un événement de signification historique.
Cette vague de grève a été menée par la fraction du prolétariat européen qui a le plus souffert du recul général de la lutte de classe depuis la fin des années 1980. Si dans les années 1970, bien qu’avec un certain retard par rapport à d’autres pays comme la France, l’Italie ou la Pologne, les travailleurs britanniques avaient développé des luttes très importantes culminant dans la vague de grèves de 1979 ("l’hiver de la colère" / "the winter of discontent"), durant les années 1980, la classe ouvrière britannique a subi une contre-offensive efficace de la bourgeoisie qui a culminé dans la défaite de la grève des mineurs de 1985 face à Margaret Thatcher. Cette défaite et le recul du prolétariat britannique annonçaient en quelque sorte le recul historique du prolétariat mondial, en révélant avant l’heure le résultat de l’incapacité à politiser les luttes et le poids de la faiblesse du corporatisme. Durant les décennies 1990 et 2000, la Grande-Bretagne a été particulièrement touchée par la désindustrialisation et le transfert d’industries vers la Chine, l’Inde ou l’Europe de l’Est. Au cours de ces dernières années, les travailleurs britanniques ont subi la déferlante de mouvements populistes et surtout la campagne assourdissante du Brexit, stimulant la division en leur sein entre "remainers" et "leavers", et ensuite la crise du Covid qui a lourdement pesé sur la classe ouvrière. Enfin, plus récemment encore, elle a été confrontée à l’appel aux nécessaires sacrifices de l’effort de guerre, sacrifices "bien infimes" par rapport à ceux du "peuple ukrainien héroïque" qui résiste sous les bombes. Pourtant, malgré l’ensemble de ces difficultés et de ces entraves, une génération de prolétaires apparaît aujourd’hui sur la scène sociale, qui n’est plus affectée, comme l’avaient été leurs aînés, par le poids des défaites de la "génération Thatcher", une nouvelle génération qui relève la tête en montrant que la classe ouvrière est capable de riposter aux attaques par la lutte. Toute proportion gardée, nous constatons un phénomène assez comparable (mais non identique) à celui qui a vu la classe ouvrière française surgir en 1968 : l’arrivée d’une jeune génération moins affectée que ses aînés par le poids de la contre-révolution. Ainsi, comme la défaite de 1985 au Royaume-Uni annonçait le recul général de la fin des années 1980, le retour de la combativité ouvrière et de la grève sur l’île britannique indique une dynamique profonde dans les entrailles du prolétariat mondial. "L’été de la colère" (qui a continué en automne, en l’hiver… bientôt au printemps) ne peut que constituer un encouragement pour l’ensemble des travailleurs de la planète et cela pour plusieurs raisons : il s’agit de la classe ouvrière de la cinquième puissance économique mondiale, et d’un prolétariat anglophone, dont l’impact des luttes ne peut être qu’important dans des pays comme les États-Unis, le Canada ou encore dans d’autres régions du monde, comme en Inde ou encore en Afrique du Sud. L’anglais étant, par ailleurs, la langue de communication mondiale, l’influence de ces mouvements surpasse nécessairement celle que pourrait avoir des luttes en France ou en Allemagne, par exemple. Dans ce sens, le prolétariat britannique montre le chemin non seulement aux travailleurs européens, qui devront être à l’avant-garde de la montée de la lutte de classe, mais aussi au prolétariat mondial, et en particulier au prolétariat américain. Dans la perspective des luttes futures, la classe ouvrière britannique pourra ainsi servir de trait d’union entre le prolétariat d’Europe occidentale et le prolétariat américain. Aux États-Unis, les grèves dans de très nombreuses usines de ces dernières années le montrent, il y a une combativité grandissante de la classe et le mouvement Occupy avait révélé toute la réflexion qui travaille ses entrailles ; il ne faut pas oublier que le prolétariat a une grande histoire et expérience de ce côté de l’Atlantique. Mais ses faiblesses sont aussi très grandes : poids de l’irrationnel, du populisme et de l’arriération ; poids de l’isolement continental ; poids de l’idéologie petite-bourgeoise et bourgeoise au sujet des libertés, des races, etc. Le lien avec l’Europe, ce trait d’union permis par le Royaume-Uni, en est d’autant plus crucial.
Pour comprendre en quoi le retour de la grève au Royaume-Uni est le signe de la possibilité d’un développement à venir de la lutte et de la conscience prolétariennes, il nous faut revenir à ce que nous disions dans notre Résolution sur la situation internationale adoptée lors de notre congrès international en 2021 : "En 2003, sur la base de nouvelles luttes en France, en Autriche et ailleurs, le CCI a prédit un renouveau des luttes par une nouvelle génération de prolétaires qui avait été moins influencée par les campagnes anticommunistes et serait confrontée à un avenir de plus en plus incertain. Dans une large mesure, ces prédictions ont été confirmées par les événements de 2006-2007, notamment la lutte contre le CPE en France, et de 2010-2011, en particulier le mouvement des Indignés en Espagne. Ces mouvements ont montré des avancées importantes au niveau de la solidarité entre les générations, de l'auto-organisation par le biais d'assemblées, de la culture du débat, des préoccupations réelles quant à l'avenir qui attend la classe ouvrière et l'humanité dans son ensemble. En ce sens, ils ont montré le potentiel d'une unification des dimensions économiques et politiques de la lutte de classe. Cependant, il nous a fallu beaucoup de temps pour comprendre les immenses difficultés auxquelles était confrontée cette nouvelle génération, "élevée" dans les conditions de la décomposition, difficultés qui empêcheraient le prolétariat d'inverser le recul post-89 au cours de cette période."[5]. L’élément clé de ces difficultés a été l'érosion continue de l'identité de classe. C’est ce qui explique principalement que le mouvement du CPE de 2006 n’a laissé aucune trace visible : à sa suite, il n’y a pas eu de cercles de discussions, d’apparition de petits groupes, ni même de livres, recueils de témoignages etc. au point d’être aujourd’hui totalement inconnu dans les rangs de la jeunesse. Les étudiants précaires de l’époque avaient usé des méthodes de lutte du prolétariat (les assemblées générales) et de la nature de son combat (la solidarité) sans même le savoir, ce qui a rendu impossible la prise de conscience de la nature, de la force et des buts historiques de leur propre mouvement. C’est la même faiblesse qui a entravé le développement du mouvement des Indignés en 2010-2011 et qui a empêché que les fruits et les leçons soient tirés. En effet, "malgré les avancées importantes réalisées au niveau de la conscience et de l'organisation, la majorité des Indignés se voyait comme des "citoyens" plutôt que comme des membres d'une classe, ce qui la rendait vulnérable aux illusions démocratiques colportées par des groupes comme Democratia real Ya ! (le futur Podemos), et plus tard au poison du nationalisme catalan et espagnol."[6]. Par manque d’ancrage, le mouvement est parti à la dérive. Parce qu’elle est la reconnaissance d’un intérêt commun de classe, opposé à celui de la bourgeoisie, parce qu’elle est la "constitution du prolétariat en classe", comme le dit le Manifeste communiste, l’identité de classe est inséparable du développement de la conscience de classe. Par exemple, sans identité de classe, impossible de se rattacher consciemment à l’histoire de la classe, à ses combats, à ses leçons.
Les deux plus grands moments pour le mouvement du prolétariat depuis les années 1980, le mouvement contre le CPE et les Indignés, ont été soit stérilisés, soit récupérés avant tout à cause de cette absence de socle au développement plus général de la conscience, à cause de cette perte d’identité de classe. C’est cette faiblesse considérable que le retour de la grève au Royaume-Uni porte comme possible dépassement. Historiquement, le prolétariat au Royaume-Uni est marqué par d’importantes faiblesses (le contrôle syndical et le corporatisme, le réformisme)[7], mais le mot ouvrier, "worker", y a été moins effacé qu’ailleurs ; au Royaume-Uni le mot n’est pas honteux ; et cette grève peut commencer à le remettre "au goût du jour" au niveau international. Les workers du Royaume-Uni n’indiquent pas le chemin sur tous les plans, parce que leurs méthodes de luttes sont par trop marquées par leurs faiblesses, cela ce sera le rôle du prolétariat d’ailleurs, mais ils adressent le message primordial aujourd’hui : nous luttons non en tant que citoyens ou étudiants mais comme ouvriers. Et ce pas en avant est possible grâce à ce début de réaction ouvrière face à la crise économique.
La réalité de cette dynamique se mesure à la réaction inquiète de la bourgeoisie, en particulier en Europe occidentale, par rapport aux dangers que recèle l’extension de la "dégradation de la situation sociale". C’est en particulier le cas en France, en Belgique, en Espagne ou en Allemagne, où la bourgeoisie, contrairement à l’attitude de la bourgeoisie britannique, a pris des mesures pour plafonner les hausses de pétrole, de gaz et d’électricité ou bien pour compenser au moyen de subventions ou de baisses d’impôts l’impact de l’inflation et de la hausse des prix et clame haut et fort qu’elle veut protéger le "pouvoir d’achat" des travailleurs. En Allemagne, en octobre et novembre 2022, des "grèves d’avertissement" ont immédiatement entrainé l’annonce de "primes inflation" (3000 euros dans la métallurgie, 7000 dans l’automobile) et des promesses de hausses de salaire.
Mais avec la réalité de l’aggravation de la crise économique mondiale, les bourgeoisies nationales sont malgré tout obligées d’attaquer leur prolétariat au nom de la compétitivité et de l’équilibre budgétaire ; leurs mesures de "protection" et autres "boucliers" sont amenés peu à peu à diminuer. En Italie, la "loi de finance 2023" réduit ainsi une grande partie des "aides spéciales" et constitue une nouvelle attaque frontale aux conditions de vie et de travail. En France, le gouvernement Macron a dû annoncer sa grande réforme des retraites début janvier 2023, après des mois de recul et de préparation. Résultat : des manifestations massives, dépassant même les anticipations syndicales. Au-delà du million de personnes dans la rue, c’est l’atmosphère et la nature des discussions dans ces cortèges en France qui révèlent le mieux ce qui se trame aux tréfonds de notre classe :
Evidemment, cette dynamique positive ne va pas encore jusqu’à l’auto-organisation. La confrontation ouverte aux syndicats est pour l’instant inexistante. Notre classe n’en est pas encore là. La simple question ne se pose pas encore. Et quand les ouvriers commenceront à se confronter à cette question, il s’agira d’un très long processus avec la reconquête des assemblés générales et des comités, avec les pièges des différentes formes du syndicalisme (les centrales, les coordinations, la base, etc.). Mais le fait que les syndicats, pour coller aux préoccupations de la classe et garder la tête du mouvement, doivent organiser de grandes manifestations apparemment unitaires alors qu’ils ont tout fait pour l’éviter durant des mois, montre que les ouvriers ont tendance à vouloir se solidariser pour lutter.
Il est d’ailleurs intéressant de surveiller comment la situation au Royaume-Uni va évoluer sur ce plan. Après 9 mois de grèves à répétition, la colère et la combativité ne semblent pas vouloir redescendre. Au début du mois de janvier, c’est au tour des ambulanciers et des enseignants de rejoindre la ronde des grèves. Et ici aussi, l’idée de lutter ensemble germe. C’est ainsi que le discours syndical a dû s’adapter, en laissant une part de plus en plus grande aux mots "unity", "solidarity"… et des promesses de "demonstrations" (manifestations) sont tenues. Pour la première fois, des secteurs sont en grève le même jour, par exemple les infirmiers et les ambulanciers.
Cette simultanéité des luttes dans plusieurs pays n’a pas été vue depuis les années 1980 ! L’influence de la combativité du prolétariat du Royaume-Uni sur le prolétariat de France est à surveiller de près, comme l’influence de la tradition des manifestations de rue en France sur la situation au Royaume-Uni. Il y a presque 160 ans, le 28 septembre 1864, naissait l’Association Internationale des Travailleurs, principalement à l’initiative des prolétariats britannique et français. Il s’agit là plus que d’un simple clin d’œil à l’Histoire. Cela révèle la profondeur de ce qui est en train de se passer : les parties les plus expérimentées du prolétariat mondial se remettent en mouvement et ouvrent à nouveau la voix. Il manque encore celui d’Allemagne, toujours profondément marqué par sa défaite des années 1920, son écrasement physique et idéologique, mais la dureté de la crise économique qui commence à le frapper pourrait le pousser à réagir à son tour.
Car l’approfondissement de la crise et les conséquences de la guerre vont aller crescendo, en engendrant partout la hausse de la colère et de la combativité. Et il est très important que l’aggravation de la crise économique mondiale prenne aujourd’hui la forme de l’inflation parce que :
Les périodes d’inflation dans l’histoire ont ainsi régulièrement poussé le prolétariat dans la rue. Toute la fin du 19ème siècle est marquée au niveau international par la hausse des prix, et parallèlement un processus de grève de masse se développe depuis la Belgique à partir de 1892 jusqu’en Russie 1905. Pologne 1980 puise ses racines dans l’envolée des prix de la viande. L’exemple contraire est l’Allemagne des années 1930 : si l’inflation galopante a bien entrainé à ce moment aussi une immense colère, elle a participé à la peur, au repli et à la désorientation de la classe ; mais ce moment se situe dans une période historique très différente, celle de la contre-révolution, et c’est justement en Allemagne que le prolétariat avait été préalablement le plus écrasé idéologiquement et physiquement.
Aujourd’hui, l’Allemagne (de l’Ouest) est touchée par la crise économique mondiale comme elle ne l’avait plus été depuis ces années 1930, mais cette dégradation des conditions de vie et de travail, cette réapparition de l’inflation intervient dans le contexte de reprise internationale de la combativité ouvrière. L’évolution de la situation sociale dans ce pays, après des décennies de relatif sommeil, est donc à suivre tout particulièrement.
Ainsi, malgré la tendance de la décomposition à agir sur la crise économique, cette dernière reste bien "la meilleure alliée du prolétariat". C’est une nouvelle confirmation de nos Thèses sur la décomposition : "l'aggravation inexorable de la crise du capitalisme, constitue le stimulant essentiel de la lutte et de la prise de conscience de la classe, la condition même de sa capacité à résister au poison idéologique du pourrissement de la société. En effet, autant le prolétariat ne peut trouver un terrain de rassemblement de classe dans des luttes partielles contre les effets de la décomposition, autant sa lutte contre les effets directs de la crise elle-même constitue la base du développement de sa force et de son unité de classe." Nous avions donc vu juste quand, dans notre dernière résolution sur la situation internationale, nous affirmions : "nous devons rejeter toute tendance à minimiser l'importance des luttes économiques "défensives" de la classe, ce qui est une expression typique de la conception moderniste qui ne voit la classe que comme une catégorie exploitée et non également comme une force historique, révolutionnaire." Nous défendions déjà cette position cardinale dans un de nos articles appartenant à notre patrimoine, "La Lutte du prolétariat dans la décadence du capitalisme" : "La lutte prolétarienne tend à dépasser le cadre strictement économique pour devenir sociale, s'affrontant directement à l'État, se politisant et exigeant la participation massive de la classe"[8]. C'est la même idée qui est contenue dans la formule de Lénine : "Derrière chaque grève se profile le spectre de la révolution".(Cf. annexe).
Le mouvement de 2006 contre le CPE (Contrat Premier Emploi) était une réaction face à une attaque économique qui a immédiatement posé de profondes questions politiques générales, en particulier celle de l’organisation en assemblées mais aussi celle de la solidarité entre les générations. Mais, comme nous l’avons vu plus haut, la perte d’identité de classe a stérilisé tout ce questionnement sous-jacent. Dans les grèves à venir, au niveau international, face à l’enfoncement dans la crise économique, il y a la possibilité que les ouvriers, même avec toutes leurs faiblesses et illusions, commencent à se voir, se reconnaitre, à comprendre la force qu’ils représentent dans le collectif, et donc comme classe, et alors tous ces questionnements en suspens depuis le début des années 2000 sur la perspective ("Un autre monde est possible"), sur les méthodes de lutte (les assemblées et le dépassement des divisions corporatistes), le sentiment de "tous dans le même bateau", les élans de solidarité deviendront le terreau de l’unité, etc. s’éclaireront d’un nouveau jour. Ils pourront enfin commencer à être consciemment vus et débattus. C’est ainsi que s’entremêleront la dimension économique et la dimension politique.
L’intensification de l’économie de guerre et l’aggravation de la crise économique en étant mondiales créent une montée de la colère et de la combativité elle-aussi au niveau mondial. Et, comme face à la guerre, l’hétérogénéité du prolétariat selon les pays engendre une hétérogénéité des ripostes et du potentiel de chaque mouvement. Il y a tout un panel de luttes selon les situations, l’histoire du prolétariat et son expérience.
De nombreux pays se rapprochent de la situation européenne, avec une concentration ouvrière importante et des gouvernements "démocratiques" au pouvoir. Il en est ainsi de l’Amérique du Sud. La grève des médecins et des infirmières fin novembre ou la grève "générale" de fin décembre en Argentine, confirme cette relative similitude, cette dynamique en partie commune. Mais dans ces pays, le prolétariat n’a pas accumulé la même expérience qu’en Europe et qu’en Amérique du Nord. Le poids des couches intermédiaires et donc le danger du piège interclassiste y sont beaucoup plus grands ; le mouvement des Piqueteros des années 1990 en Argentine est toujours le modèle de lutte dominant. Surtout, les affres de la décomposition pourrissent tout le tissu social ; la violence et le narcotrafic dominent la société au nord du Mexique, en Colombie, au Venezuela, commencent à gangréner le Pérou, le Chili… Ces faiblesses expliquent par exemple pourquoi cette dernière décennie, le Venezuela a sombré dans une crise économique dévastatrice sans que le prolétariat ne puisse réagir, alors qu’il est un prolétariat industriel hautement éduqué possédant une forte tradition de lutte.
Cette réalité confirme à nouveau la responsabilité première du prolétariat en Europe. Sur ses épaules pèse le devoir d’indiquer le chemin en développant des luttes qui mettent en son cœur les méthodes du prolétariat : les assemblées générales ouvrières, les revendications unificatrices, la solidarité entre les secteurs et les générations… et la défense de l’autonomie ouvrière, leçon qui date de luttes de classe en France de 1848 !
Il nous faut tout particulièrement suivre l’évolution de la lutte de classe en Chine. Ce pays concentre 770 millions de travailleurs salariés et semble connaitre une augmentation importante du nombre de grèves face à une crise économique qui prend là-bas la forme d’immenses vagues de licenciements. Certains analystes avancent l’idée que la nouvelle génération de travailleurs n’est pas prête à accepter les mêmes conditions d’exploitation que leurs parents, parce qu’avec la crise économique qui se développe la promesse d’un avenir meilleur en échange des sacrifices actuels ne tient plus. La main de fer de l’État chinois dont l’autorité repose avant tout sur la répression peut participer à attiser la colère et pousser à la lutte massive. Cela dit, la terrible histoire du prolétariat en Chine fait que le poison des illusions démocratiques sera très puissant ; il est inévitable que la colère et les revendications soient détournées sur le terrain bourgeois : contre le joug "communiste", pour les droits et les libertés, etc. C’est en tout cas ce qui s’est passé lorsque la colère a éclaté contre les restrictions invivables de la politique anti-Covid chinoise fin 2022.
Dans toute une partie du globe, le prolétariat est marqué par une très grande faiblesse historique et ses luttes ne peuvent qu’être réduites à l’impuissance ou/et s’enfoncer dans des impasses bourgeoises (appel à plus de démocratie, de liberté, d’égalité, etc.) ou/et se diluer dans des mouvements interclassistes. C’est la leçon principale du Printemps arabe de 2010 : même si la mobilisation ouvrière a été réelle, elle a été diluée dans le "peuple" et, surtout, les revendications se sont dirigées sur le terrain bourgeois du changement de dirigeant ("Moubarak dehors", etc.) et de l’appel à plus de démocratie. L’immense mouvement de contestation qui touche l’Iran en est une parfaite nouvelle illustration. La colère massive de la population se tourne vers des revendications sur le droit des femmes (le slogan central et maintenant mondialement connu est 'femme, vie, liberté') ; ainsi, bien que de nombreuses luttes ouvrières aient encore lieu dans le pays, elles ne peuvent que finir par être noyées dans le mouvement populaire. Ces dernières années, le langage très radical de ces mouvements sociaux a laissé croire à une certaine forme d’auto-organisation ouvrière : critique des syndicats, appels aux soviets, etc. En réalité, cette terminologie marxiste est un vernis étalé par la gauche radicale qui ne correspond pas à la réalité des actes de la classe ouvrière en Iran[9]. Nombreux ont été les militants gauchistes d’Iran formés en Europe dans les années 1970/80, ils en ont retiré ce vocabulaire dont ils se servent pour défendre leurs intérêts propres, c'est-à-dire ceux de l’aile gauche du Capital en Iran.
D’ailleurs, les États démocratiques utilisent ces mouvements, en Chine comme en Iran :
Apparaît ici que la faiblesse politique du prolétariat dans un pays est instrumentalisée par la bourgeoisie contre tout le prolétariat mondial ; et inversement, l’expérience accumulée par le prolétariat des pays centraux peut montrer le chemin à tous.
De telles confusions actuelles sur les mouvements sociaux qui ébranlent les pays de la périphérie nous obligent à rappeler ici notre critique de la théorie du maillon faible, critique qui appartient à notre patrimoine. Dans notre résolution de janvier 1983, nous écrivions : "L'autre enseignement majeur de ces combats (en Pologne 80-81) et de leur défaite est que cette généralisation mondiale des luttes ne pourra partir que des pays qui constituent le cœur économique du capitalisme : les pays avancés d'Occident et parmi eux, ceux où la classe ouvrière a acquis 1'expérience la plus ancienne et la plus complète : l' "Europe occidentale"[10]. Et, pour être plus précis encore, nous détaillions dans notre résolution de juillet 1983 : "Ni les pays du tiers-monde, ni les pays de l'Est, ni l'Amérique du Nord, ni le Japon, ne peuvent être le point de départ du processus menant à la révolution :
Si, en dehors des pays centraux, il peut y avoir des luttes massives qui démontrent la colère, le courage et la combativité des travailleurs de ces régions du monde, ces mouvements ne peuvent avoir de perspective. Cette impossibilité souligne la responsabilité historique du prolétariat en Europe qui a le devoir de s'appuyer sur son expérience pour déjouer les pièges les plus sophistiqués de la bourgeoisie, à commencer par la démocratie et les "syndicats libres", et montrer ainsi la voie à suivre.
Ce que nous constatons dans les grèves et manifestations actuelles, le développement de la solidarité, du sentiment qu’il faut lutter ensemble, d’être tous dans le même bateau, indique une certaine maturation souterraine de la conscience. Comme l’écrivait Mc[12] dans son texte "Sur la maturation souterraine" (Bulletin interne1983) : "Le travail de réflexion se poursuit dans la tête des travailleurs et se manifestera par la recrudescence de nouvelles luttes. Il existe une mémoire collective de la classe, et cette mémoire contribue aussi au développement de la prise de conscience et à son extension dans la classe". Mais nous devons être plus précis. La maturation souterraine s’exprime de façon différente selon qu'il s'agit de la classe dans son ensemble, de ses secteurs combatifs, ou dans les minorités en recherche. Comme nous le détaillions dans notre Revue Internationale 43 :
Alors, où en est la maturation souterraine dans les différents niveaux de notre classe ?
Examiner la politique de la bourgeoisie est toujours absolument primordial, à la fois pour évaluer au mieux où en est notre propre classe et pour repérer les pièges qui se préparent. Ainsi, l’énergie que la bourgeoisie déploie dans les pays centraux, principalement par le biais de ses syndicats, pour saucissonner les luttes, isoler les grèves les unes des autres, éviter toute manifestation unitaire massive prouve qu’elle ne veut pas que les ouvriers se rassemblent ensemble pour manifester pour des hausses de salaires car elle sait qu’il s’agit là du terreau le plus fertile pour la reconquête de l’identité de classe.
Jusqu’à maintenant, cette stratégie a fonctionné, mais la bourgeoisie sait que l’idée de devoir lutter "tous ensemble" va continuer de germer dans les têtes ouvrières, au fur et à mesure que la crise s’aggrave partout ; d’ailleurs, il y a déjà une petite partie de la classe qui se pose ce genre de questions. C’est pourquoi, à la fois pour préparer l’avenir, à la fois pour capter et stériliser la réflexion des minorités actuelles, une partie des syndicats affichent de plus en plus une façade radicale, en mettant en avant un syndicalisme de classe et de combat.
Il est marquant aussi de voir dans les manifestations à quel point les organisations d’extrême-gauche attirent une partie de plus en plus importante de la jeunesse. Une partie des groupes trotskistes se réclament ainsi de plus en plus du combat de la classe ouvrière révolutionnaire pour le communisme quand dans les années 1990, au contraire, ils se tournaient vers la défense de la démocratie, des fronts de gauche, etc. Cette nette différence est le fruit de l’adaptation de la bourgeoisie par rapport à ce qu’elle ressent dans la classe : non seulement le retour de la combativité ouvrière mais aussi une certaine maturation de la conscience.
D’ailleurs, cette radicalité croissante d’une partie des forces de gauche et syndicales est aussi visible à propos de la question de la guerre. Des syndicats de "combat", des partis se réclamant de l’anarchisme, du trotskisme, du maoïsme sont très nombreux à avoir produit des déclarations "internationalistes", c'est-à-dire dénonçant en apparence les deux camps en présence en Ukraine, Russie et États-Unis , et appelant en apparence à la lutte unie de la classe ouvrière. Là aussi, cette activité de la gauche du capital a une double signification : capter les petites minorités en recherche des positions de classe qui se développent et, sur le plus long terme, répondre aux préoccupations qui travaillent la classe dans la profondeur de ses entrailles.
Pour autant, il ne faut pas sous-estimer l’impact ni de la propagande impérialiste ni de la guerre elle-même sur la conscience ouvrière. Si la "défense de la démocratie" ne peut suffire aujourd’hui pour mobiliser, il n’en reste pas moins qu’elle pollue les têtes, qu’elle entretient les illusions et le mensonge de l’État protecteur. Le discours permanent sur le "peuple" participe à attaquer encore un peu plus l’identité de classe, à faire oublier que la société est divisée en classes antagoniques irréconciliables, puisque le "peuple" serait une communauté d’intérêt regroupée par la nation. The last but not least, la guerre elle-même amplifie toutes les peurs et le repli et l’irrationalité : l’aspect incompréhensible de cette guerre, le désordre et le chaos grandissant, l’incapacité à pouvoir prévoir l’évolution du conflit, la menace de l’extension, la crainte d’une troisième guerre mondiale ou de l’usage de l’arme nucléaire.
De façon plus générale, ces deux dernières années, l’irrationalité a fait un bond dans la population en même temps que la décomposition s’est profondément aggravée : la pandémie, la guerre et la destruction de la nature ont considérablement renforcé le no-futur. En fait, tout ce que nous écrivions en 2019 dans notre "Rapport sur la lutte de classe pour le 23e Congrès international du CCI" s’est vérifié et amplifié : "Le monde capitaliste en décomposition engendre nécessairement un climat d’apocalypse. Il n’a aucun futur à proposer à l’humanité et son potentiel de destruction défiant l'imagination devient toujours plus évident pour une grande partie de la population mondiale. (…) Le nihilisme et le désespoir sont issus d’un sentiment d’impuissance, d’une perte de conviction qu’il existe une alternative au scénario de cauchemar que nous prépare le capitalisme. Ils tendent à paralyser la réflexion et la volonté d’action. Et si la seule force sociale qui peut poser cette alternative est virtuellement inconsciente de sa propre existence, cela signifie-t-il que les jeux sont faits, que le point de non-retour a déjà été dépassé ? Nous reconnaissons tout-à-fait que plus le capitalisme met de temps à sombrer dans la décomposition, plus il sape les bases d’une société plus humaine. Ceci est à nouveau illustré le plus clairement par la destruction de l’environnement, lequel atteint le point où il peut accélérer la tendance vers un complet effondrement de la société, une condition qui ne favorise aucunement l’auto-organisation et la confiance dans le futur requis pour mener une révolution."[14]
Cette gangrène, la bourgeoisie l’utilise sans vergogne contre la classe ouvrière, en favorisant les idéologies petite-bourgeoises décomposées. Aux États-Unis, toute une partie du prolétariat est touchée par les pires effets de la décomposition, comme la montée de la xénophobie et la haine raciale. En Europe, la classe ouvrière démontre une résistance plus grande à ces manifestations ultra-nauséabondes, par contre le complotisme et le rejet de toute pensée rationnelle (le courant "anti-vaccin" par exemple) ont commencé à se répandre aussi dans ce cœur historique. Et surtout, dans tous les pays centraux, le prolétariat est de plus en plus pollué par l’écologisme et le wokisme.
On voit là un processus général : chaque aspect en effet révoltant de ce capitalisme décadent et décomposé est isolé, séparé de la question du système et de ses racines, pour en faire une lutte parcellaire dans laquelle doit s’inscrire soit une catégorie de la population (noir, femme, etc.) soit tout le monde en tant que "peuple". L’ensemble de ces mouvements constituent un danger pour les travailleurs qui risquent ainsi d’être entraînés dans des luttes interclassistes ou carrément bourgeoises dans lesquelles ils sont noyés dans la masse des "citoyens". Les travailleurs des secteurs classiques et expérimentés de la classe semblent moins influencés par ces idéologies et ces formes de "luttes". Mais la jeune génération, qui est à la fois coupée de la tradition de la lutte de classe et particulièrement révoltée face aux injustices criantes et inquiète face à l’avenir sombre, se perd largement dans ces mouvements "non-mixtes" (réunions exclusivement réservées aux noirs, ou aux femmes, etc.), contre le "genre" (théorie de l’absence de distinction biologique entre les sexes), etc. Au lieu que la lutte contre l’exploitation, qui est la racine du système capitaliste, permette un mouvement de plus en plus large d’émancipation (la question des femmes, des minorités etc.) comme ce fut le cas en 1917, les idéologies écologistes, wokistes, racialistes, zadistes… balaient la lutte de classe, la nient ou même la jugent coupable de l’état actuel de la société. Selon les racialistes, la lutte de classe est un truc de blancs qui maintient l’oppression des noirs ; selon le wokisme, la lutte de classe est un truc du passé marqué par le paternalisme et la domination machistes ou alors, selon la théorie de l’intersectionnalité, la lutte des travailleurs serait une lutte égale aux autres : féminisme, antiracisme, "classisme", etc. seraient toutes des luttes particulières contre l’oppression qui pourraient parfois se retrouver côte à côté, "converger". Le résultat est catastrophique : rejet de la classe ouvrière et ses méthodes de lutte, division par catégories qui n’est autre qu’une forme de chacun pour soi, critique superficielle du capitalisme qui aboutit à demander des réformes, une "prise de conscience" des puissants, de nouvelles "lois", etc. La bourgeoisie ne se prive donc pas, chaque fois que possible, de donner le maximum d’échos à tous ces mouvements. Tous les États démocratiques ont ainsi pris fait et cause pour le slogan "femme, vie, liberté" devenu le symbole de la contestation sociale en Iran.
Et comme ces mouvements sont manifestement impuissants, une partie de cette jeunesse, la plus radicale et révoltée, se voit proposer de s’engager dans des actions plus "fortes", des actions coup de poing, de sabotage, etc. Ces derniers mois on voit ainsi se développer "l’écologie radicale". La plus à "gauche" de ces idéologies est "l’intersectionnalité" : elle se réclame de la révolution et de la lutte de classe, mais elle met à égalité, sur le même plan la lutte contre l’exploitation et les luttes contre le racisme, le machisme, etc. pour en réalité mieux diluer le combat ouvrier et le diriger sournoisement vers l’interclassisme.
Encore autrement dit, toutes ces idéologies décomposées couvrent l’ensemble du spectre de la réflexion qui germe au sein de notre classe, tout particulièrement sa jeunesse, et sont ainsi très efficace pour stériliser l’effort du prolétariat qui cherche comment lutter, comment faire face à ce monde qui plonge dans l’horreur de la barbarie et la destruction.
Toute une partie des partis et organisations de la gauche et de l’extrême-gauche évidemment promeut ces idéologies. Il est marquant de voir comment toute une partie du trotskisme met de plus en plus en avant le "peuple" ; et les rejetons du modernisme (communisateurs et autres)[15] ont ici pour rôle de s’occuper spécifiquement, d’attirer à eux la jeunesse qui cherche clairement à détruire le capitalisme, pour toujours faire ce sale boulot d’éloigner du combat de classe et d’entraver toute reconquête de l’identité de classe.
Dans les années à venir, il va donc y avoir à la fois un développement de la lutte du prolétariat face à l’aggravation de la crise économique (grèves, journées d’action, manifestations, mouvements sociaux) et à la fois un enfoncement de toute la société dans la décomposition avec tous les dangers que cela représente pour notre classe (luttes parcellaires, mouvements interclassistes et même revendications bourgeoises). Il va y avoir en même temps la possibilité d’une reconquête progressive de l’identité de classe et l’influence croissante des idéologies décomposées.
Vis-à-vis de l’ensemble de la classe, il nous faudra intervenir par notre presse, dans les manifestations, dans les éventuelles réunions politiques et assemblées générales pour :
Vis-à-vis de toute une partie de la classe qui s’interroge sur l’état de la société et la perspective, il va nous falloir continuer de développer ce que nous avons commencé à faire par notre texte sur les années 2020, à savoir exprimer au mieux la cohérence de notre analyse, seule capable de relier les différents aspects de la situation historique et d’en faire ressortir la réalité de la dynamique du moment historique.
Vis-à-vis plus spécifiquement de toute cette jeunesse qui veut lutter mais qui est happée par les idéologies décomposées, il va nous falloir développer notre critique du wokisme, de l'écologisme, etc. et de rappeler l’expérience du mouvement ouvrier sur toutes ces questions (la question de la femme, de la nature, etc.). Tout comme il est absolument nécessaire de répondre à toutes les interrogations que le trotskisme sait capter (la répartition des richesses, le capitalisme d’État, le communisme…). Ici, la question de la perspective et du communisme, point faible de notre intervention, prend toute son importance.
Enfin, vis-à-vis des minorités en recherche, la dénonciation concrète des différentes forces d’extrême-gauche qui se développent pour détruire ce potentiel, comme la lutte contre tous les rejetons du modernisme apparaissent absolument primordiales, il en est de notre responsabilité pour l’avenir et la construction de l’organisation. Et c’est ici que notre appel aux organisations de la Gauche communiste à se réunir autour d’une déclaration internationaliste face à la guerre en Ukraine prend tout son sens, celui de reprendre la méthode de nos prédécesseurs, ceux de Zimmerwald, pour que les minorités actuelles puissent s’ancrer dans l’histoire du mouvement ouvrier et résister aux vents contraires soufflés par la bourgeoisie et ses idéologies d’extrême-gauche.
Sur le lien économie et politique dans le développement de la lutte et de la conscience
"… si nous considérons non plus cette variété mineure que représente la grève de démonstration, mais la grève de lutte telle qu'aujourd'hui en Russie elle constitue le support réel de l'action prolétarienne, on est frappé du fait que l'élément économique et l'élément politique y sont indissolublement liés. Ici encore la réalité s'écarte du schéma théorique; la conception pédante, qui fait dériver logiquement la grève de masse politique pure de la grève générale économique comme en étant le stade le plus mûr et le plus élevé et qui distingue soigneusement les deux formes l’une de l'autre, est démentie par l'expérience de la révolution russe. Ceci n'est pas seulement démontré historiquement par le fait que les grèves de masse -depuis la première grande grève revendicative des ouvriers du textile à Saint-Pétersbourg en 1896-97 jusqu'à la dernière grande grève de décembre 1905 sont passées insensiblement du domaine des revendications économiques à celui de la politique, si bien qu'il est presque impossible de tracer des frontières entre les unes et les autres. Mais chacune des grandes grèves de masse retrace, pour ainsi dire en miniature, l'histoire générale des grèves en Russie, commençant par un conflit syndical purement revendicatif ou du moins partiel, parcourant ensuite tous les degrés jusqu'à la manifestation politique. La tempête qui ébranla le sud de la Russie en 1902 et 1903 commença à Bakou, nous l'avons vu, par une protestation contre la mise à pied de chômeurs; à Rostov par des revendications salariales; à Tiflis par une lutte des employés de commerce pour obtenir une diminution de la journée de travail; à Odessa par une revendication de salaires dans une petite usine isolée. La grève de masse de janvier 1905 a débuté par un conflit à l'intérieur des usines Poutilov, la grève d'octobre par les revendications des cheminots pour leur caisse de retraite ; la grève de décembre enfin par la lutte des employés des postes et du télégraphe pour obtenir le droit de coalition. Le progrès du mouvement ne se manifeste pas par le fait que l'élément économique disparaît, mais plutôt par la rapidité avec laquelle on parcourt toutes les étapes jusqu'à la manifestation politique, et par la position plus ou moins extrême du point final atteint par la grève de masse.
Cependant le mouvement dans son ensemble ne s'oriente pas uniquement dans le sens d'un passage de l'économique au politique, mais aussi dans le sens inverse. Chacune des grandes actions de masse politiques se transforme, après avoir atteint son apogée, en une foule de grèves économiques. Ceci ne vaut pas seulement pour chacune des grandes grèves, mais aussi pour la révolution dans son ensemble. Lorsque la lutte politique s'étend, se clarifie et s'intensifie, non seulement la lutte revendicative ne disparaît pas mais elle s'étend, s'organise, et s'intensifie parallèlement. Il y a interaction complète entre les deux.
Chaque nouvel élan et chaque nouvelle victoire de la lutte politique donnent une impulsion puissante à la lutte économique en élargissant ses possibilités d'action extérieure et en donnant aux ouvriers une nouvelle impulsion pour améliorer leur situation en augmentant leur combativité. Chaque vague d'action politique laisse derrière elle un limon fertile d'où surgissent aussitôt mille pousses nouvelles les revendications économiques. Et inversement, la guerre économique incessante que les ouvriers livrent au capital tient en éveil l'énergie combative même aux heures d'accalmie politique; elle constitue en quelque sorte un réservoir permanent d'énergie d'où la lutte politique tire toujours des forces fraîches; en même temps le travail infatigable de grignotage revendicatif déclenche tantôt ici, tantôt là des conflits aigus d'où éclatent brusquement des batailles politiques.
En un mot la lutte économique présente une continuité, elle est le fil qui relie les différents nœuds politiques; la lutte politique est une fécondation périodique préparant le sol aux luttes économiques. La cause et l'effet se succèdent et alternent sans cesse, et ainsi le facteur économique et le facteur politique, bien loin de se distinguer complètement ou même de s'exclure réciproquement, comme le prétend le schéma pédant, constituent dans une période de grève de masse deux aspects complémentaires de la lutte de classe prolétarienne en Russie. C'est précisément la grève de masse qui constitue leur unité. La théorie subtile dissèque artificiellement, à l'aide de la logique, la grève de masse pour obtenir une "grève politique pure"; or une telle dissection -comme toutes les dissections- ne nous permet pas de voir le phénomène vivant, elle nous livre un cadavre."
[2] Ibid.
[3] Années 80 : les années de vérité [380] ; Revue internationale 20
[4] La "révolution orange" appartient au mouvement des "révolutions de couleur" ou "révolutions des fleurs", série de soulèvements "populaires", "pacifiques" et pro-occidentaux, dont certains ont entraîné des changements de gouvernement entre 2003 et 2006 en Eurasie [381] et au Moyen-Orient : la "révolution des Roses" en Géorgie en 2003, la "révolution des Tulipes" au Kirghizistan, la "révolution en jean" en Biélorussie et la "révolution du Cèdre" au Liban en 2005.
[5] Résolution sur la situation internationale (2021) – Point 25 ; Revue Internationale 167.
[6] Ibid. Point 26.
[7] "Il faut reconnaître que le prolétariat allemand est le théoricien du prolétariat européen, tout comme le prolétariat anglais en est l’économiste, et le prolétariat français le politique" (Marx, in Vorwärts, 1844).
[8] La Lutte du prolétariat dans la décadence du capitalisme [382] ; Revue internationale 23
[9] Certains camarades pensent au contraire que ce langage radical des gauchistes et des comités de base correspond au besoin de récupérer les formes embryonnaires d’auto-organisation et de solidarité que l’on voit dans la classe ouvrière en Iran depuis 2018. Il faut donc en débattre.
[10] Résolution sur la situation internationale 1983 [383] ; Revue Internationale 35
[11] Débat : à propos de la critique de la théorie du "maillon le plus faible" [306] ; Revue internationale 37
[12] Pour en savoir davantage sur notre camarade Marc, lire les articles "MARC : De la révolution d'octobre 1917 à la deuxième guerre mondiale [116]" et " MARC : II - De la deuxième guerre mondiale à la période actuelle [117]".
[13] Réponse à la CWO : sur la maturation souterraine de la conscience de classe [252] ; Revue Internationale 43.
[14] Rapport sur la lutte de classe pour le 23e Congrès international du CCI ; Revue Internationale 164
[15] Cf. notre série en cours sur les communisateurs.
Le CCI vient de tenir son 25e congrès international, au cours duquel il a adopté un certain nombre de rapports sur la situation mondiale. Nous commençons par le rapport sur les tensions inter-impérialistes
Avoir une analyse précise de la situation historique et des perspectives qui en découlent est une des responsabilités majeures des organisations révolutionnaires afin de fournir un cadre solide à leur intervention dans la classe et de proposer à cette dernière des orientations précises pour appréhender la dynamique du capitalisme ou les actions et manœuvres de la bourgeoisie. Malheureusement, les groupes du milieu politique prolétarien dans leur ensemble restent largement en deçà de cette nécessité : soit parce qu’ils restent coincés dans des schémas du passé appliqués mécaniquement, sans les soumettre à la critique et même s’ils ne collent plus à la réalité historique (les groupes bordiguistes) ; soit parce que leur opportunisme les amène à privilégier une approche immédiatiste et empiriste visant un illusoire succès immédiat, plutôt qu’à faire l’effort de vérifier la solidité et la pertinence de leurs analyses (la Tendance Communiste Internationaliste – TCI).[1]
Pour sa part, le CCI, fidèle à la tradition du mouvement ouvrier et à la méthode marxiste, a toujours soumis à une vérification critique ses cadres d’analyse pour voir s’ils restent valides ou si, au contraire, ils demandent à être amendés, voire révisés. Dans la continuité de cette approche, ce rapport prend comme point de départ la Résolution sur la situation internationale du 24 [277]e [277] congrès du CCI [277].[2] Celle-ci mettait en évidence l’accélération sensible de la décomposition qui se manifestait alors à travers les ravages de la pandémie et l’impact de celle-ci sur la base économique du système, concrétisant ainsi l’alternative "socialisme ou barbarie", mise en avant par la IIIe Internationale. Mais, "contrairement à une situation dans laquelle la bourgeoisie est capable de mobiliser la société pour la guerre, comme dans les années 1930, le moment final de la marche, le rythme et les formes de la dynamique du capitalisme en décomposition vers la destruction de l’humanité sont plus difficiles à prévoir car ils sont le produit d’une convergence de différents facteurs, dont certains peuvent être partiellement cachés" (point 10). Différents constats soulignaient cette accélération de la décomposition sur le plan des confrontations impérialistes :
– Une intensification du développement du militarisme, qui était déjà devenu le mode de vie du capitalisme dans sa phase de décadence. Ainsi, les "massacres d’innombrables petites guerres" plongent le capitalisme "dans un chacun pour soi impérialiste de plus en plus irrationnel" (point 11), tandis que, dans le même temps, nous assistons à un durcissement des conflits entre les puissances mondiales. "Dans ce tableau chaotique, il ne fait aucun doute que la confrontation croissante entre les États-Unis et la Chine tend à occuper le devant de la scène" (point 12). Tandis que la rivalité entre les États-Unis et la Chine tend à s’exacerber, la nouvelle administration Biden a annoncé qu’elle ne "se laisserait plus rouler" par la Russie (point 11).
– La politique agressive des États-Unis qui, face à leur hégémonie déclinante, n’hésitent pas à utiliser "leur capacité d’agir seuls pour défendre leurs intérêts". Cependant, "la poursuite du chacun pour soi va rendre toujours plus difficile, voire impossible, aux États-Unis d’imposer leur leadership, illustration du tous contre tous dans l’accélération de la décomposition" (point 11).
– "La croissance extraordinaire de la Chine est elle-même un produit de décomposition […]. Le contrôle totalitaire sur l’ensemble du corps social, le durcissement répressif auxquels se livre la fraction stalinienne de Xi Jinping ne représentent pas une expression de force mais au contraire une manifestation de faiblesse de l’État" (point 9).
– L’accroissement des tensions "ne signifie pas que nous nous dirigeons vers la formation de blocs stables et une guerre mondiale généralisée" (point 12). Pour autant, nous ne vivons pas "dans une ère de plus grande sécurité qu’à l’époque de la guerre froide […]. Au contraire, si la phase de décomposition est marquée par une perte de contrôle croissante de la part de la bourgeoisie, cela s’applique également aux vastes moyens de destruction (nucléaires, conventionnels, biologiques et chimiques) qui ont été accumulés par la classe dirigeante […]" (point 13).
L’éclatement de la guerre en Ukraine et l’aiguisement des tensions impérialistes qui en a découlé, s’inscrivent pleinement dans le cadre de référence adopté par le 24e congrès international. Cependant, ils représentent incontestablement un développement qualitatif dans le glissement de la société vers la barbarie en mettant en évidence le rôle moteur du militarisme dans l’interrelation des diverses crises (sanitaire, économique, politique, écologique…) qui frappent aujourd’hui le capitalisme.
Après deux années de pandémie, le déclenchement de la guerre en Ukraine en février 2022 a constitué un pas qualitatif dans l’enfoncement de la société dans la barbarie. Depuis 1989, les États-Unis avaient certes recherché la confrontation à diverses reprises (avec l’Irak, l’Iran, la Corée du Nord ou l’Afghanistan) mais ces affrontements n’avaient jamais impliqué une autre puissance impérialiste majeure et eu un impact sur l’ensemble de la planète. Il en va tout autrement de cette guerre-ci :
"– elle est la première confrontation militaire de cette ampleur entre États qui se déroule aux portes de l’Europe depuis 1940-45 […], de sorte que le cœur de l’Europe devient aujourd’hui le théâtre central des confrontations impérialistes ;
– cette guerre implique directement les deux pays les plus vastes d’Europe, dont l’un est doté d’armes nucléaires ou d’autres armes de destruction massive et l’autre est soutenu financièrement et militairement par l’OTAN. Cette opposition Russie-OTAN tend à raviver le souvenir de l’opposition entre les blocs des années 1950 aux années 1980 et la terreur nucléaire qui en découlait […] ;
– l’ampleur des combats, les dizaines de milliers de morts, la destruction systématique de villes entières, l’exécution de civils, le bombardement irresponsable de centrales atomiques, les conséquences économiques considérables pour l’ensemble de la planète soulignent à la fois la barbarie et l’irrationalité croissante des conflits pouvant déboucher sur une catastrophe pour l’humanité".[3]
Quinze mois après le déclenchement de la guerre, il est important d’établir les leçons principales du conflit sur le plan des rapports impérialistes mais aussi pour ce qui concerne le cadre de référence mis en avant par le CCI.
Le bilan matériel et humain d’un an de guerre est effroyable : les pertes humaines et les destructions matérielles sont gigantesques, les populations déplacées se chiffrent en millions. Des dizaines de milliards ont été engloutis des deux côtés (en 2022, 45 milliards d’euro par les États-Unis, 52 milliards par l’UE, 77 milliards par la Russie, soit 25 % de son PIB). La Russie engage aujourd’hui environ 50 % du budget de l’État dans la guerre, tandis que l’hypothétique reconstruction de l’Ukraine demanderait plus de 700 milliards de dollars. Cette guerre a par ailleurs un impact considérable sur l’intensification des tensions impérialistes.
Confrontés au déclin de leur hégémonie, Les États-Unis mènent depuis les années 1990 une politique agressive visant à défendre leurs intérêts, et ceci est plus spécifiquement vrai envers l’ancien leader du bloc concurrent, la Russie. Malgré l’engagement pris après la désagrégation de l’URSS de ne pas élargir l’OTAN, les Américains ont intégré dans cette alliance tous les pays de l’ex-Pacte de Varsovie, y compris des pays, comme les pays Baltes, qui faisaient partie de l’ex-URSS même, et envisageaient de faire de même pour la Géorgie et de l’Ukraine en 2008. La "révolution orange" en Ukraine en 2014, avait remplacé le régime pro-russe par un gouvernement pro-occidental et de larges protestations en Biélorussie menaçaient le régime pro-russe de Loukachenko. Confronté à cette stratégie d’encerclement, le régime de Poutine a tenté de réagir en employant sa force militaire, le reliquat de son passé de tête de bloc (Géorgie en 2008, Crimée et Donbass en 2014, etc.). Face aux soubresauts impérialistes de la Russie, les États-Unis ont commencé à armer l’Ukraine et à entraîner son armée à l’utilisation d’armes plus sophistiquées. Lorsque la Russie a déployé son armée en Biélorussie et à l’est de l’Ukraine, ils ont resserré le piège en affirmant que Poutine allait envahir l’Ukraine tout en assurant qu’eux-mêmes n’interviendraient pas sur le terrain.
Bref, si la guerre a bien été initiée par la Russie, elle est la conséquence de la stratégie d’encerclement et d’étouffement de cette-ci par les États-Unis. De cette manière, ces derniers ont réussi un coup de maître dans l’intensification de leur politique agressive qui a un objectif bien plus ambitieux qu’un simple coup d’arrêt signifié aux ambitions de la Russie :
1.2. La défaite cinglante de l’impérialisme russe
L’objectif initial de la Russie était d’abord d’atteindre rapidement Kiev au moyen d’une opération combinée audacieuse de ses troupes d’élite afin d’éliminer la fraction Zelensky et d’installer un gouvernement pro-russe et d’autre part de couper l’accès à la Mer Noire en prenant Odessa. De par une sous-estimation de la capacité de résistance de l’armée ukrainienne, soutenue financièrement et militairement par les États-Unis, mais aussi une surestimation de ses propres capacités militaires, elle a subi une défaite cuisante. Ensuite, l’objectif plus modeste était l’occupation du Nord-Est du pays, mais l’armée russe a une fois de plus subi de lourdes pertes et a dû reculer à Kharkiv et abandonner Kherson. Les programmes de mobilisation de nouvelles recrues ont vu des centaines de milliers de jeunes russes fuir vers l’étranger et l’armée russe obligée de s’en remettre aux mercenaires du groupe Wagner, recrutant massivement des détenus de droit commun, pour tenir le front. Elle tente aujourd’hui par tous les moyens de tenir le territoire qui relie le Donbass à la Crimée. Pour ce faire, elle bombarde massivement toutes les villes, les centrales électriques, les ponts, pour faire payer cher la victoire à l'Ukraine et contraindre Zelensky à accepter les conditions russes. En outre, on ne peut exclure, vu sa situation militaire précaire, que la Russie en arrive à utiliser des armes nucléaires tactiques.
Quelle que soit l’issue finale, il est déjà évident que la Russie ressort lourdement affaiblie de cette aventure guerrière. Elle est saignée à blanc du point de vue militaire, ayant perdu une centaine de milliers de soldats, en particulier parmi ses unités d’élite les plus expérimentées, une grande quantité de chars, avions, hélicoptères parmi les plus modernes et efficaces ; elle est fortement affaiblie du point de vue économique à cause des coûts énormes de la guerre (25 % de son PIB cette année), ainsi que par l’effondrement de l’économie causé par l’effort de guerre et les sanctions des pays occidentaux. Enfin, son image de puissance impérialiste a fort souffert des événements, qui ont démontré les limites militaires et économiques de sa puissance.
Les bourgeoisies européennes, surtout la France et l’Allemagne, avaient instamment tenté de convaincre Poutine de ne pas déclencher cette guerre, voire d’engager une attaque limitée en ampleur et en temps. Des indiscrétions de Boris Johnson ont révélé que l’Allemagne envisageait même d’entériner dans les faits un "blitzkrieg" russe de quelques jours pour éliminer le régime en place. Cependant, face à l’échec des forces russes et à la résistance inattendue de l’armée ukrainienne, Macron et Scholz ont dû rejoindre tout penauds la position de l’OTAN, dictée par les États-Unis. Cependant, ils restent en retrait par rapport à l’engagement militaire aux côtés de l’Ukraine et ont traîné des pieds pour couper tout lien économique avec la Russie. Par ailleurs, ils ont fortement augmenté leur budget militaire visant au réarmement massif de leurs forces armées (un doublement même pour l’Allemagne, soit 107 milliards d’euros). Les récentes visites du chancelier Scholz et du président Macron à Pékin ont confirmé la volonté de l’Allemagne et de la France de ne pas se plier aux visées des États-Unis, et de maintenir des rapports économiques importants avec la Chine.
Quant à la Chine, face aux difficultés de son "alliée" russe et aux menaces indirectes mais insistantes des États-Unis à son égard, elle s’est positionnée avec une grande prudence par rapport au conflit Ukrainien : elle a appelé à l’arrêt des hostilités et, si elle n’a pas formellement adhéré aux sanctions envers la Russie, elle n’a fourni ni armes ni équipements militaires à celle-ci. Face à Poutine, Xi a même ouvertement exprimé son inquiétude et a invité la Russie à chercher la négociation. Pour la bourgeoisie chinoise, la leçon est amère : la guerre en Ukraine a démontré que toute ambitions impérialiste mondiale est illusoire en l’absence d’une puissance militaire et économique capable de concurrencer la superpuissance américaine. Or aujourd’hui, la Chine n’a ni des forces armées à la hauteur, ni une structure économique capable de soutenir de telles ambitions impérialistes globales. Toute son expansion économique et commerciale est vulnérable face au chaos guerrier et aux pressions de la puissance américaine. Certes, la Chine ne renonce pas à ses ambitions impérialistes, en particulier à la reconquête de Taïwan, comme l’a rappelé Xi Jinping lors du congrès du PCC, mais elle ne peut progresser que dans la durée, en évitant de céder à la provocation américaine.
À un niveau plus général, le conflit en Ukraine a non seulement représenté un approfondissement qualitatif extrêmement important du militarisme, mais il constitue aussi le moteur de l’intensification, et cela à un niveau planétaire, des difficultés économiques (inflation et récession), des problèmes sanitaires (des rebonds du Covid), de l’afflux de réfugiés et de l’incapacité du système à faire face à la crise écologique (l’exploitation intensive du gaz de schiste, la remise en activité des centrales nucléaires et même au charbon), qui caractérisent l’actuelle plongée dans la décomposition.
La négation initiale par le CCI de l’imminence d’une invasion massive de l’Ukraine par la Russie, malgré les avertissements explicites des États-Unis, n’exprimait nullement une inadéquation de notre cadre d’analyse, mais était plutôt la manifestation du manque de maîtrise de ce dernier et plus spécifiquement un "oubli" des orientations avancées dans le texte "Militarisme et décomposition [71]" (1990). Aussi, le CCI a adopté un document complémentaire actualisant le texte d’octobre 1990 ("Militarisme et décomposition, mai 2022 [287]".[4] Celui-ci pointe en particulier les acquis suivants, pleinement mis en évidence par une année de guerre en Ukraine :
La question de méthode est cruciale dans l’appréhension des événements marquant l’actualité : faut-il concevoir le matérialisme dialectique comme un simple déterminisme économique ou plutôt, comme le rappelait déjà en 1890 Engels dans une lettre à Bloch, une méthode dialectique qui tient compte des interactions entre les différents aspects de la réalité, notamment la relation entre base économique et superstructure, même si "le facteur déterminant dans l’histoire est, en dernière instance, la production et la reproduction de la vie réelle".[5] Cette approche contredit toutes les analyses matérialistes vulgaires, largement majoritaires dans le milieu politique prolétarien, qui expliquent chaque guerre seulement sur la base d’un intérêt économique immédiat, sans différencier les situations dans les différentes phases du capitalisme. Or, comme l’appréhende lumineusement la Gauche communiste de France, "la décadence de la société capitaliste trouve son expression éclatante dans le fait que des guerres en vue du développement économique (période ascendante), l’activité économique se restreint essentiellement en vue de la guerre (période décadente). Cela ne signifie pas que la guerre soit devenue le but de la production capitaliste, le but restant toujours pour le capitalisme la production de la plus-value, mais cela signifie que la guerre, prenant un caractère de permanence, est devenue le mode de vie du capitalisme décadent".[6]
La phase de décomposition accentue en particulier un des aspects les plus pernicieux de la guerre en décadence : son irrationalité. Dès lors, les effets du militarisme deviennent toujours plus imprédictibles et désastreux. Nos matérialistes vulgaires ne comprennent pas cet aspect et nous objectent que les guerres ont toujours une motivation économique, et donc une rationalité. Ils ne voient pas que les guerres actuelles ont fondamentalement des motivations non pas économiques mais géostratégiques, et même que ces dernières n’atteignent plus leurs objectifs de départ, mais aboutissent à un résultat opposé :
– Les États-Unis ont mené les deux guerres du Golfe, comme la guerre en Afghanistan, pour maintenir leur leadership sur la planète, mais autant en Irak qu’en Afghanistan, le résultat est une explosion du chaos et d’instabilité, provoquant une vague de réfugiés qui frappent aux portes des pays industrialisés.
– Quels qu’aient pu être les objectifs des nombreux vautours impérialistes (russes, turcs, iraniens, israéliens, américains ou européens) qui sont intervenus dans les horribles guerres civiles syrienne ou libyenne, ils ont hérité d’un pays en ruine, morcelé et divisé en clans, avec des millions de réfugiés submergeant les pays voisins ou fuyant vers les pays industrialisés.
La guerre en Ukraine en est une confirmation exemplaire : quels que soient les objectifs géostratégiques des impérialismes russe ou américain, le résultat sera un pays en ruine (l’Ukraine), un pays ruiné économiquement et militairement (la Russie), une situation impérialiste encore plus tendue et chaotique de l’Europe à l’Asie centrale et enfin des millions de réfugiés en Europe.
L’accentuation du militarisme et de l’irrationalité de la guerre implique une expansion terrifiante de la barbarie guerrière. Cependant, elle ne mène pas au regroupement d’impérialismes en blocs et donc à une guerre généralisée sur l’ensemble de la planète. Divers éléments confortent cette analyse :
La formation de blocs ne doit pas être confondue avec des alliances conjoncturelles, constituées pour des objectifs particuliers. Ainsi, la Turquie, membre de l’OTAN, adopte une politique de neutralité envers la Russie en Ukraine en espérant en profiter pour s’allier avec elle en Syrie contre les milices kurdes appuyées par les États-Unis. En même temps, elle affronte la Russie en Libye ou en Asie centrale, où elle soutient militairement l’Azerbaïdjan contre l’Arménie, membre de l’alliance dirigée par la Russie.
Si depuis la moitié de la seconde décennie du XXIe siècle, une polarisation des tensions impérialistes s’est de plus en plus nettement manifestée entre les États-Unis et la Chine, celle-ci ne doit nullement être appréhendée comme l’amorce d’une dynamique vers la constitution de blocs. Contrairement à cette dernière, elle n’est pas le produit d’une pression du challenger (l’Allemagne, l’URSS dans le passé) mais bien au contraire d’une politique systématique menée par la puissance impérialiste dominante, les États-Unis, pour tenter d’enrayer le déclin irréversible de son leadership. Dans un premier temps, elle s’est centrée sur la neutralisation des aspirations des anciens alliés du bloc occidental, en particulier l’Allemagne. Ensuite, elle a visé une polarisation envers "l’axe du mal" (Irak, Iran, Corée du Nord) pour tenter de rallier les autres impérialismes derrière le gendarme planétaire. Plus récemment, son but est précisément d’empêcher toute émergence de challengers.
Trente années d’une telle politique par les États-Unis n’ont nullement amené plus de discipline et d’ordre dans les rapports impérialistes mais ont au contraire exacerbé le chacun pour soi, le chaos et la barbarie. Les États-Unis sont aujourd’hui un vecteur majeur de l’expansion terrifiante des confrontations guerrières.
Certes, sur un plan général, la guerre en Ukraine démontre la faillite de ce système (surtout parce qu’elle est à l’évidence un produit volontaire de la classe dominante) et peut dans ce sens constituer une source de prise de conscience de cette faillite, encore que cela se limite aujourd’hui à des minorités de la classe. Fondamentalement cependant, elle confirme l’analyse du CCI que la guerre et les sentiments d’impuissance et d’horreur qu’elle suscite, ne favorisent pas le développement de la lutte de la classe ouvrière. Par contre, elle provoque une aggravation sensible de la crise économique et des attaques contre les travailleurs, poussant ces derniers à s’y opposer pour défendre leurs conditions de vie.[7]
Dans la période actuelle, la guerre en Ukraine ne peut être perçue comme un phénomène isolé. L’entrée dans les années 2020 du XXIe siècle est d’abord marquée par une accumulation et une interaction entre différents types de crises (crise sanitaire, crise économique, crise climatique et alimentaire, tensions entre impérialismes) mais, surtout, celles-ci sont toutes impactées par les effets de ce conflit qui constitue un véritable multiplicateur et intensificateur de barbarie et de chaos destructeur. Cette guerre est le facteur central qui détermine l’intensification des autres aspects : "À propos de cette agrégation de phénomènes destructeurs et de son “effet tourbillon”, il faut souligner le rôle moteur de la guerre en tant qu’action voulue et planifiée par les États capitalistes, devenant le facteur le plus puissant et grave de chaos et destruction. En fait, la guerre en Ukraine a eu un effet multiplicateur des facteurs de barbarie et destruction, impliquant :
Bref, quel que soit le scénario des prochains mois, les répercussions mondiales du conflit en Ukraine se manifesteront à travers :
Les conséquences du conflit en Ukraine ne mènent nullement à une "rationalisation" des tensions à travers un alignement "bipolaire" des impérialismes derrière deux "parrains" dominants, mais au contraire à l’explosion d’une multiplicité d’ambitions impérialistes, qui ne se limitent pas à celles des impérialismes majeurs, examinées dans la section suivante, ou à l’Europe de l’Est et l’Asie Centrale, ce qui accentue le caractère chaotique et irrationnel des confrontations.
L’accentuation du poids de la décomposition tend aussi à accentuer la perte de contrôle de l’appareil politique bourgeois, à renforcer la lutte entre fractions et la pression de tendances populistes.[10] Cette instabilité politique accrue aura un impact croissant sur l’imprévisibilité des positionnements impérialistes, comme la présidence de Trump l’a illustré.
Les pays européens, qui subissent une forte pression américaine et de fortes tensions au sein de l’UE, sont confrontés à des mouvances populistes et des luttes entre fractions de la bourgeoisie, qui déstabilisent fortement l’appareil politique de la bourgeoisie et peuvent entrainer des modifications dans les orientations impérialistes. C’est déjà le cas non seulement en Grande-Bretagne, mais aussi en Italie avec plusieurs gouvernements à composante populiste. Cette déstabilisation croissante tend également à se renforcer en France où "Les Républicains" de Ciotti sont disposés à gouverner avec les populistes, et même en Allemagne.11]
Les turbulences impérialistes peuvent aussi exacerber les tensions au sein des bourgeoisies, comme c’est le cas en Russie et en Chine, et mener éventuellement à des réorientations impérialistes. Ainsi en Iran, les confrontations entre factions au sein de la bourgeoisie iranienne, attisées par certaines ingérences étrangères et exploitant les révoltes et les expressions de désespoir de la population, peuvent modifier les orientations impérialistes.[12]
Enfin, dans de nombreux États d’Afrique (Soudan, Éthiopie), d’Asie (Pakistan, Afghanistan) ou d’Amérique latine (Pérou, Équateur, Bolivie, Chili), la multiplication de révoltes populaires ou de massacres interethniques marquent la déstabilisation de la structure de l’État et ces diverses situations accentueront l’instabilité des rapports impérialistes et l’imprédictibilité des conflits.
Un an de guerre a provoqué des turbulences importantes concernant les orientations des impérialismes majeurs impliqués, mais aussi au niveau des tensions au sein des différentes bourgeoisies de ces pays.
2.1.1. Le succès initial de l’actuelle offensive américaine est fondé sur une caractéristique déjà mise en évidence dans le Texte d’orientation : "Militarisme et décomposition [71]" (1990), la surpuissance économique et surtout militaire des États-Unis qui dépasse la somme des puissances potentiellement concurrentes. Les États-Unis exploitent à fond cet avantage dans leur politique de polarisation. Celle-ci n’a jamais amené plus d’ordre et de discipline dans les rapports impérialistes mais a au contraire multiplié les confrontations guerrières, exacerbé le chacun pour soi, semé la barbarie et le chaos dans de nombreuses régions (Moyen-Orient, Afghanistan…), intensifié le terrorisme, provoqué d’énormes vagues de réfugiés et exacerbé tous azimuts les ambitions des petits et des grands requins.
La question qui se pose aujourd’hui aux États-Unis en Ukraine est la suivante : faut-il offrir une porte de sortie à la Russie, qui ne peut de toute façon plus prétendre après cette guerre à un rôle impérialiste mondial prépondérant, ou faut-il plutôt viser une humiliation totale, qui pourrait provoquer une réaction désespérée et incontrôlée de la bourgeoisie russe et impliquer par ailleurs le risque d’une désintégration de la Russie, pire qu’en 1990, et donc une déstabilisation de toute cette partie de la planète ? Les fractions dominantes de la bourgeoisie américaine (en particulier les démocrates) sont sans doute conscientes de ces dangers, même si elles tiennent à parachever leurs objectifs, déjà largement atteints, au niveau de l’affaiblissement définitif de la Russie, et surtout de l’accentuation de la pression sur la Chine afin de l’endiguer pour bloquer son expansion. En conséquence, les États-Unis dosent soigneusement les capacités militaires de l’armée ukrainienne, ils font pression sur Zelensky pour que celui-ci augmente son contrôle sur son administration et son armée et indiquent que "d’une manière ou d’une autre cette guerre devra se terminer autour d’une table de négociation" (M. Milley, chef d’état-major des États-Unis). Cependant, cette orientation peut être contrecarrée par :
Quoi qu’il en soit et quel que soit l’aboutissement du conflit, l’actuelle politique de confrontation de l’administration Biden, loin de produire une accalmie dans les tensions ou d’imposer une discipline entre les vautours impérialistes,
Contrairement au discours de ses dirigeants, la politique offensive et brutale des États-Unis est donc à la pointe de la barbarie guerrière et des destructions de la décomposition.
2.1.2. La stratégie des États-Unis pour contrer leur déclin a également révélé des dissensions au sein de la bourgeoisie américaine. S’il y a un consensus clair concernant la politique envers la Chine, ces dissensions concernent aujourd’hui la manière de "neutraliser" la Russie dans un contexte de focalisation sur "l’ennemi principal", la Chine. La faction Trump tendait plutôt à envisager une alliance avec la Russie contre la Chine, mais cette orientation s’est heurtée à l’opposition de larges parties de la bourgeoisie américaine et à une résistance de la plupart des structures de l’État. La stratégie des fractions dominantes de la bourgeoisie américaine, représentées aujourd’hui par l’administration Biden, vise au contraire à porter des coups décisifs à la Russie, de sorte qu’elle ne puisse plus constituer une menace potentielle pour les États-Unis : "Nous voulons affaiblir la Russie de telle manière qu’elle ne puisse plus faire des choses comme envahir l’Ukraine",[13] tout en lançant un clair avertissement à la Chine.
Les élections de mi-mandat ont confirmé que les fractures sont toujours aussi profondes et exacerbées entre démocrates et républicains, de même que les déchirements à l’intérieur de chacun des deux camps,[14] alors même que le poids du populisme et des idéologies les plus rétrogrades, marquées par le rejet d’une pensée rationnelle et cohérente, loin d’être enrayé par les campagnes visant la mise à l’écart de Trump,[15] n’a fait que peser de plus en plus profondément et durablement sur la société américaine. Ces tensions au sein de la bourgeoisie américaine (qu’on ne peut simplement ramener à l’irrationalité de l’individu Trump), accentuées par le basculement de la chambre des représentants vers les Républicains et la nouvelle candidature présidentielle de Trump, toujours plébiscité par plus de 30 % des Américains (soit près des 2/3 des électeurs républicains), pour les élections de 2024, font peser une dose d’incertitude sur la politique américaine de soutien massif à l’Ukraine et n’engagent pas d’autres pays à prendre pour argent comptant les promesses des États-Unis.
Cette imprédictibilité de la politique américaine est elle-même en soi (en plus de sa politique de polarisation) un facteur d’intensification du chaos dans le futur.
2.2.1. L’intervention ratée en Ukraine, déjà catastrophique aujourd’hui, aura des conséquences encore plus lourdes dans les mois à venir. L’armée russe a démontré son inefficacité et a perdu une grande partie de ses soldats d’élite et de son matériel le plus moderne. Son économie subit des coups très durs, surtout dans les secteurs technologiques de pointe à cause de l’absence de matière première de par le boycott et la fuite de larges parties des élites technologiques (1 million de personnes auraient fui vers l’étranger). Malgré un effort financier gigantesque (50 % du budget de l’État est consacré aujourd’hui à l’effort de guerre), le secteur de l’industrie militaire, capital pour engager un effort de guerre de longue durée, n’arrive pas à soutenir le rythme et il est caractéristique que la Russie doive appeler à l’aide la Corée du Nord (munitions) et l’Iran (drones) pour suppléer les lacunes de sa propre économie de guerre.
Mais c’est surtout au niveau des rapports impérialistes que Moscou subira de plus en plus nettement le contrecoup de sa défaite. La Russie est isolée et même des pays "amis" comme la Chine ou le Kazakhstan prennent ouvertement leur distance. Par ailleurs, en Asie Centrale, les différents pays, ex-membres de l’URSS, ont refusé que leurs citoyens résidant en Russie soient mobilisés et se montrent de plus en plus critiques vis-à-vis de la Russie : le Kazakhstan a accueilli 200.000 russes fuyant l’ordre de mobilisation, désapprouve expressément l’invasion russe et fournit une aide matérielle à l’Ukraine. La Kirghizie et le Tadjikistan reprochent ouvertement à la Russie d’être incapable d’intercéder dans leur conflit interne. L’Arménie est furieuse que la Russie n’ait pas respecté le pacte d’assistance qui les liait lors de la guerre avec l’Azerbaïdjan. Même Loukachenko, le tyran de Biélorussie, essaie désespérément d’éviter de trop s’engager aux côtés de Poutine. L’effondrement de l’influence russe en Europe de l’Est et en Asie Centrale va attiser les tensions entre les différentes bourgeoisies de ces régions et aiguiser les appétits des grands vautours, donc accentuer leur déstabilisation. Et pour couronner le tout, la Russie devra accepter une Ukraine puissamment armée par les États-Unis à 500 km de Moscou.
2.2.2. Sur le plan intérieur, les tensions deviennent de plus en plus fortes et visibles entre différentes factions au sein de la bourgeoisie russe. Plusieurs tendances apparaissent :
Apparemment, ces divisions traversent aussi bien l’armée que les services de sécurité, que l’entourage de Poutine. De la survie politique de Poutine à celle de la Fédération de Russie et au statut impérialiste de cette dernière, les enjeux découlant de la défaite en Ukraine sont lourds de conséquences : au fur et à mesure que la Russie s’enfonce dans les problèmes, des règlements de compte risquent de se produire, voire des affrontements sanglants entre factions rivales. Ainsi, des "seigneurs de guerre", comme Kadyrov ou Prigojine (fondateur du groupe Wagner), émergent et s’opposent de plus en plus à l’état-major, allant même jusqu’à critiquer Poutine. De même, une large partie des soldats tués provient plus spécifiquement de certaines républiques autonomes pauvres, ce qui engendre de nombreuses manifestations et sabotages dans ces régions et pourrait mener à la fragmentation de la Fédération de Russie. Ces contradictions laissent prévoir une période de grande instabilité au niveau de l’État le plus grand du monde et l’un des plus armés, avec un risque de perte de contrôle et des conséquences imprévisibles pour le monde entier.
Si certains, sur la base d’une approche empiriste, pouvaient s’imaginer il y a deux ans que la Chine était la grande gagnante de la crise du Covid, les données récentes confirment sur tous les plans aujourd’hui qu’elle est au contraire confrontée à une déstabilisation multiple et à la perspective de turbulences majeures.
Face au piège tendu à "l’allié" russe en Ukraine et à la défaite cinglante subie par celui-ci, la Chine tente de calmer le jeu avec les États-Unis, dont la politique de polarisation vise fondamentalement, derrière la Russie, la Chine, comme le montrent les tensions permanentes autour de Taïwan. Cependant, la stratégie de la Chine diffère fondamentalement de celle de la Russie. Alors que le seul atout de cette dernière était sa puissance militaire en tant qu’ex-chef de bloc, la bourgeoisie chinoise comprend que le développement de sa force est lié à une montée en puissance économique dont la finalisation exige encore du temps.
Ce temps lui sera-t-il accordé ? Mise sous pression par le développement du chaos guerrier et de la polarisation impérialiste, la Chine est confrontée au même moment à une déstabilisation sanitaire, économique et sociale, qui place la bourgeoisie chinoise dans une situation particulièrement inconfortable.
2.3.1. La Chine est fortement déstabilisée sur plusieurs plans :
La croissance du PIB ne devrait pas dépasser les 3 % en 2022, soit la plus faible croissance depuis 1976 (en dehors de "l’année Covid" 2020). Les jeunes subissent particulièrement la détérioration de la situation, avec un taux de chômage estimé à 20 % parmi les étudiants universitaires à la recherche d’un emploi.
2.3.2. Les convulsions d’un modèle néo-stalinien dépassé.[16]
Face aux difficultés économiques puis sanitaires, la politique de Xi Jinping dès le début de son deuxième mandat (2017) avait été de revenir aux recettes classiques du stalinisme :
Mais, comme le point précédent le démontre, cette politique des autorités chinoises les a menées tout droit dans le mur. De fait, confronté à une contestation sociale explosive, le régime s’est vu obligé de reculer dans la plus grande précipitation à tous les niveaux et d’abandonner en quelques jours sa politique qu’il maintenait depuis des années contre vents et marées.
Cette politique en zigzag révèle l’impasse d’un régime de type stalinien où "la grande rigidité des institutions ne laisse pratiquement aucune place pour une possibilité de surgissement de forces politiques bourgeoises d’opposition capables de jouer le rôle de tampons".[18] Si le capitalisme d’État chinois a su profiter des opportunités présentées par son changement de bloc dans les années 1970, par l’implosion du bloc soviétique et la mondialisation de l’économie prônée par les États-Unis et les principales puissances du bloc de l’Ouest, les faiblesses congénitales de sa structure étatique de type stalinien constituent aujourd’hui un handicap majeur face aux problèmes économiques, sanitaires et sociaux. Les soubresauts désespérés du régime révèlent la faillite de la politique de Xi Jinping, réélu pour un troisième mandat après des tractations en coulisse entre fractions au sein du PCC, et préfigurent des conflits entre factions au sein d’un appareil d’État dont l’inaptitude à surmonter la rigidité politique révèle le lourd héritage du maoïsme stalinien.[19]
2.3.3. Une politique impérialiste sous pression
Confrontée à l’offensive économico-militaire des États-Unis, de Taïwan à l’Ukraine, la bourgeoisie chinoise semble en avoir tiré les leçons sur le plan impérialiste et oriente pour le moment sa politique vers une stratégie d’évitement de l’engrenage des provocations, militaires ou autres :
Cependant, l’agressivité économique mais aussi militaire des États-Unis s’intensifie à travers un armement massif de Taïwan mais également par un accroissement de la pression sur des "partenaires" de la Chine comme l’Iran ou le Pakistan. Avec la montée en puissance du militarisme nippon tout comme les ambitions de plus en plus affirmées de l’Inde, cette pression impérialiste accentuée au Moyen-Orient et dans la zone du Pacifique peut provoquer des dérapages imprévus. D’autre part, le "tourbillon" de bouleversements et de déstabilisations qui frappe la bourgeoisie chinoise produit aussi une lourde pression sur sa politique impérialiste et instille un haut degré d’imprévisibilité dans celle-ci. Et il doit être clair qu’une déstabilisation du capitalisme chinois entraînerait des conséquences imprévisibles pour le capitalisme mondial.
L’Allemagne est également confrontée à une série de signaux non ambigus : son statut de nain militaire l’a obligée à rentrer dans le rang en tant que membre de l’OTAN, le blocus imposé aux Européens par les États-Unis concernant le pétrole et le gaz russe la plonge dans de grandes difficultés économiques, d’autant plus que les "Inflation Reduction Act" et "Chips in USA Act" constituent également une attaque directe visant les importations européennes et donc en particulier allemandes.
2.4.1. Lors de l’implosion du bloc soviétique, le CCI mettait en évidence que si, dans un avenir proche, "il n’existe aucun pays en mesure, dans un avenir proche, d’opposer à celui des États- Unis un potentiel militaire lui permettant de prétendre au poste de chef d’un bloc pouvant rivaliser avec celui qui serait dirigé par cette puissance",[20] la seule puissance impérialiste potentiellement apte à une échéance plus lointaine à devenir le noyau central d’un bloc concurrençant les États-Unis était alors, selon notre analyse, l’Allemagne : "Quant à l’Allemagne, le seul pays qui pourrait éventuellement un jour tenir un rôle qui a déjà été le sien par le passé, sa puissance militaire actuelle (elle ne dispose même pas de l’arme atomique, rien que cela !) ne lui permet pas d’envisager rivaliser avec les États-Unis sur ce terrain avant longtemps. Et cela d’autant plus qu’à mesure que le capitalisme s’enfonce dans sa décadence, il est toujours plus indispensable à une tête de bloc de disposer d’une supériorité militaire écrasante sur ses vassaux pour être en mesure de tenir son rang".[21]
De fait, l’Allemagne se trouvait à ce moment dans une situation particulièrement complexe : elle était confrontée au défi économique, politique et social gigantesque d’intégrer l’ex-RDA dans son tissu industriel, tandis que des troupes étrangères (américaines mais aussi d’autres pays de l’OTAN) étaient stationnées sur son territoire. Ce gigantesque effort financier pour "unifier" le pays divisé avait rendu impossible l’investissement conséquent nécessaire pour remettre au niveau requis ses forces militaires, la division du pays et le démantèlement de sa force militaire étant bien sûr la conséquence de la défaite de 1945.[22] Dans ce contexte, la bourgeoisie allemande a développé depuis vingt ans une politique d’expansion économique et impérialiste résolument tournée vers l’Est, transformant de nombreux pays de l’Est en sous-traitants pour son industrie tout en garantissant son approvisionnement énergétique stable et bon marché à travers des accords gazier et pétrolier avec la Russie, ce qui lui a aussi permis de profiter pleinement de la mondialisation de l’économie. Par la même occasion, en intégrant les États d’Europe de l’Est dans l’UE, elle s’assurait aussi d’une prééminence politique au sein de l’UE.
2.4.2. L’espoir illusoire de pouvoir développer sa puissance impérialiste sans un déploiement du militarisme et la construction d’une force militaire conséquente a volé en éclats avec l’embrasement guerrier en Ukraine. La bourgeoisie allemande a pourtant tout entrepris pour maintenir le partenariat avec la Russie malgré le conflit :
La guerre intensive, financée et entretenue au moyen de livraisons massives d’armements par les États-Unis, fait subir à Berlin une pression particulièrement intolérable, mais qui se situe dans le prolongement de l’hostilité déjà nette de l’administration Trump envers la politique autonome de l’impérialisme allemand, en mettant en évidence sa position de "nain" militaire et en plaçant sous contrôle ses sources d’approvisionnement en énergie.
2.4.3. Face à cela, la bourgeoisie allemande, prise au piège, entreprend des actions tous azimuts pour renforcer sa position militaire, rechercher de nouveaux partenariats économiques et maintenir sa présence impérialiste en Europe de l’Est :
2.4.4. Ces réactions de la bourgeoisie allemande face à l’offensive américaine exacerbent non seulement les tensions et le chacun pour soi envers les États-Unis mais aussi en Europe même. Ainsi, les décisions allemandes de commander des avions de chasse… aux États-Unis et de mettre en place un bouclier anti-missile s’appuyant sur la technologie allemande et… israélienne en gelant les programmes d’armement sophistiqués (avions et chars) programmés avec la France ont provoqué des dissensions importantes entre la France et l’Allemagne, l’épine dorsale de l’UE.
L’impérialisme français a décidé le report d’un conseil Franco-allemand et a exprimé son refus de construire un gazoduc reliant l’Espagne et l’Allemagne pour acheminer le gaz en provenance d’Afrique. Le dernier conseil commun franco-allemand de janvier 2023 n’a pas changé la donne, malgré des déclarations communes ronflantes : "Emmanuel Macron et Olaf Scholz ont fait assaut de symboles, dimanche, à Paris, pour les 60 ans du traité de l’Élysée, mais n’ont formulé aucune proposition forte sur le soutien à l’Ukraine, l’Europe de la défense ou la crise énergétique".[24] Cependant, l’Allemagne n’a pas intérêt à se détacher trop de la France, qui représente la première puissance militaire d’Europe et constitue un pilier central pour maintenir une UE regroupée autour de l’Allemagne.
Le chacun pour soi du gouvernement allemand concernant les mesures économiques, les relations avec la Chine ou le futur de l’Ukraine accroît plus globalement les tensions avec d’autres pays au sein de l’UE, en particulier avec certains en Europe de l’Est, comme les Pays Baltes ou la Pologne, qui appuient fortement la politique américaine.
Cette politique de Scholz suscite aussi des divisions au sein de la Bourgeoisie allemande (une partie des Verts au gouvernement était contre le voyage de Scholtz en Chine par exemple) et, contrairement au SPD, les autres partis du gouvernement (FDP et les Verts) sont plutôt en faveur de la politique américaine envers la Russie. Ces divergences au sein des fractions de la bourgeoisie allemande risquent de s’approfondir avec l’aggravation de la crise économique, avec la pression exercée sur l’économie allemande et la position impérialiste du pays, ce qui annonce une instabilité politique croissante, avec le danger d’un impact plus fort de mouvements populistes[25] face à la dégradation de la situation sociale.
L’explosion du militarisme est l’illustration par excellence de l’approfondissement qualitatif de la période de décomposition tout en étant annonciatrice d’une accentuation inéluctable du chaos et le chacun pour soi.
Nous avons souligné que "l’agrégation et l’interaction de phénomènes destructeurs débouchent sur un “effet tourbillon” qui concentre, catalyse et multiplie chacun de ses effets partiels en provoquant des ravages encore plus destructeurs".[28] Dans ce cadre, si la crise économique est, en dernière instance, la cause de fond de la tendance à la guerre, celle-ci provoque à son tour une aggravation de la crise économique. En effet, loin de constituer un stimulant pour l’économie, la guerre, et le militarisme, constituent une aggravation de la crise. Cette explosion des dépenses comme conséquence du conflit ukrainien vont aggraver les dettes des États, qui, elles aussi, constituent un autre poids sur l’économie. Elles produiront une accélération de la croissance de l’inflation qui est une autre menace pour la croissance économique, qui, pour être combattue, demande une contraction du crédit qui ne peut que conduire à une récession ouverte, ce qui signifie aussi une aggravation de la crise économique. Enfin, la guerre en Ukraine a provoqué une augmentation énorme des coûts de l’énergie, qui pèse sur l’ensemble de la production industrielle, tout comme une pénurie de produits agricoles et un ralentissement du commerce mondial.
Bref, "Les années 20 du XXIe siècle vont donc, dans ce contexte, avoir une importance considérable sur l’évolution historique",[29] dans la mesure où l’alternative "socialisme ou barbarie", mise en avant par l’Internationale Communiste en 1919, se concrétise toujours plus par "socialisme ou destruction de l’humanité".
Avril 2023
[1] Ainsi, la TCI utilise parfois la notion de la décadence, mais sans expliquer et préciser les implications, ou encore, elle renonce à reconsidérer la notion de défaitisme révolutionnaire en prenant en considération les caractéristiques du contexte actuel. Lire à ce propos notre critique des comités No War But the Class War : "Sur l’histoire des groupes "No [385]War but the Class War [385]", Révolution internationale n° 494 et "Un comité qui entraîne les participants dans l’impasse [376]", Révolution internationale n° 496.
[2] Revue internationale n° 167.
[3] "Signification et impact de la guerre en Ukraine [284]", Revue internationale n° 168 (2022).
[4] Revue internationale n° 168.
[5] Cité dans "Militarisme et décomposition, mai 2022 [287]", Revue internationale n° 168.
[6] "Rapport à la Conférence de juillet 1945 de la Gauche Communiste de France".
[7] Lire à ce propos le Rapport sur la lutte de classe du 25e congrès du CCI.
[8] "Années 20 du XXIᵉ siècle [378]. L’accélération de la décomposition pose ouvertement la question de la destruction de l’humanité [378]", Revue internationale n° 169 (2022).
[9] Cf. les plans pour sa reconstruction.
[10] Cf. les élections récentes au Brésil.
[11] Cf. le complot des "Reichsburger" impliquant des parties non négligeables des services de sécurité.
[12] Cf. le rapprochement avec la Russie.
[13] Déclaration du Secrétaire d’État à la défense, Lloyd Austin, lors de sa visite à Kiev le 25 février 2022. La fraction Biden voulait aussi "faire payer" à la Russie son ingérence dans les affaires internes américaines, par exemple leurs tentatives de manipuler les dernières élections présidentielles.
[14] Cf. l’élection compliquée du "speaker" Républicain à la chambre des représentants.
[15] Cf. les menaces de différents procès.
[16] "La caractéristique la plus évidente, la plus connue des pays de l’Est, sur laquelle repose le mythe de leur "nature socialiste", réside dans le degré extrême d’étatisation de leur économie… Le capitalisme d’État n’est pas un phénomène propre à ces pays… Si la tendance au capitalisme d’État est un fait historique universel, elle n’affecte cependant pas tous les pays de la même manière […]. Dans les pays avancés, où il existe une vieille bourgeoisie industrielle et financière, cette tendance prend généralement la forme d’une superposition progressive des secteurs “privé” et étatique […]. Cette tendance au capitalisme d’État "prend ses formes les plus extrêmes là où le capitalisme connaît ses contradictions les plus brutales, là où la bourgeoisie classique est la plus faible". En ce sens, le fait que l’État prenne le contrôle direct de la plupart des moyens de production, caractéristique des pays de l’Est et, dans une large mesure, du tiers monde, est la forme la plus extrême dans laquelle le capitalisme connaît ses contradictions les plus brutales, où la bourgeoisie classique est la plus faible" ("Thèses sur la crise économique et politique dans les pays de l’Est [386]", Revue internationale n° 60.
[17] Foreign Affairs, cité dans Courrier International n° 1674.
[18] "Thèses sur la crise économique et politique dans les pays de l’Est, 1990 [386]", Revue internationale n° 60.
[19] "Un capital national développé, détenu de façon “privée” par différents secteurs de la bourgeoisie, trouve dans la “démocratie” parlementaire son appareil politique le plus approprié ; à l’étatisation presque complète des moyens de production correspond le pouvoir totalitaire d’un parti unique" (Ibid.)
[20] "Texte d’orientation : militarisme et décomposition [71]", Revue internationale n° 64 (1991).
[21] Idem.
[22] La réduction significative des coûts improductifs durant les années 1950 et 1960 est toutefois aussi à la base du redéveloppement impressionnant de l’économie allemande.
[23] "Olaf Scholz en solo à Pékin", Asialyst (5 novembre 2022).
[24] "Entre la France et l’Allemagne, un rapprochement en trompe-l’œil", Le Monde (23 janvier 2023).
[25] Cf. le complot des "Reichsburger".
[26] Wilfred Wan, Directeur du programme Armes de destruction massive du SIPRI, Rapport du SIPRI (5 décembre 2022).
[27] Amiral R. Bauer, chef du comité militaire de l’OTAN, dans Defense One.
[28] "L’accélération de la décomposition capitaliste pose ouvertement la question de la destruction de l’humanité [378]", Revue internationale n° 169 (2022).
[29] Idem.
Elle affirmait que : "L'ampleur et l'importance de l'impact de la pandémie, produit de l'agonie d'un système en pleine décomposition et devenu complètement obsolète, illustrent le fait sans précédent que le phénomène de la décomposition capitaliste affecte aussi désormais, massivement et à l'échelle mondiale l'ensemble de l'économie capitaliste. Cette irruption des effets de la décomposition dans la sphère économique affecte directement l'évolution de la nouvelle phase de crise ouverte, inaugurant une situation totalement inédite dans l'histoire du capitalisme. Les effets de la décomposition, en altérant profondément les mécanismes du capitalisme d'État mis en place jusqu'à présent pour "accompagner" et limiter l'impact de la crise, introduisent dans la situation un facteur d'instabilité et de fragilité, d'incertitude croissante." (point 14)
Elle reconnaissait également le rôle prédominant du chacun pour soi dans les relations entre nations et la "ruée des factions bourgeoises les plus "responsables" vers une gestion de plus en plus irrationnelle et chaotique du système, et surtout l'avancée sans précédent de la tendance au chacun pour soi, [qui] révèlent une perte croissante de contrôle de son propre système par la classe dominante." (point 15) Ce chacun pour soi "En provoquant un chaos croissant au sein de l'économie mondiale (avec la tendance à la fragmentation des chaînes de production et la fragmentation du marché mondial en zones régionales, au renforcement du protectionnisme et à la multiplication des mesures unilatérales), ce mouvement totalement irrationnel de chaque nation à sauver son économie au détriment de toutes les autres est contre-productif pour chaque capital national et un désastre au niveau mondial, un facteur décisif de détérioration de l'ensemble de l'économie mondiale." (point 15)
Elle soulignait que "Les conséquences de la destruction effrénée de l'environnement par un capitalisme en décomposition, les phénomènes résultant du dérèglement climatique et de la destruction de la biodiversité,(…) affectent de plus en plus toutes les économies, les pays développés en tête, (…) perturbent le fonctionnement de l'appareil de production industriel et affaiblissent également la capacité productive de l'agriculture. La crise climatique mondiale et la désorganisation croissante du marché mondial des produits agricoles qui en résulte menacent la sécurité alimentaire de nombreux États." (Point 17)
Par contre, si la résolution n'envisageait pas l'éclatement d'une guerre entre des nations, elle stipulait néanmoins que "nous ne pouvons pas exclure le danger de flambées militaires unilatérales ou même d'accidents épouvantables qui marqueraient une nouvelle accélération du glissement vers la barbarie." (point 13)
Et elle pouvait mettre en avant que : "La crise qui se déroule déjà depuis des décennies va devenir la plus grave de toute la période de décadence, et sa portée historique dépassera même la première crise de cette époque, celle qui a commencé en 1929. Après plus de 100 ans de décadence capitaliste, avec une économie ravagée par le secteur militaire, affaiblie par l'impact de la destruction de l'environnement, profondément altérée dans ses mécanismes de reproduction par la dette et la manipulation étatique, en proie à la pandémie, souffrant de plus en plus de tous les autres effets de la décomposition, il est illusoire de penser que dans ces conditions qu'il y aura une reprise quelque peu durable de l'économie mondiale."[1]
Ainsi :
constituent les principaux indicateurs de la gravité historique de la crise actuelle et illustrent le processus de "désintégration interne" du capitalisme mondial, annoncée par l'IC en 1919.
Comme le résume à sa manière un grand industriel en France : "Ce qui est exceptionnel depuis deux ans, c'est que les crises démarrent mais ne s'arrêtent pas. Il y a un véritable effet d'accumulation. La crise du covid a commencé en 2020 mais elle est toujours là ! Depuis nous sommes confrontés à des tensions extrêmes et des ruptures sur les chaines d'approvisionnement, à un rapport au travail qui a profondément changé, à une guerre aux frontières de l'Europe, à la crise de l'énergie et au retour de l'inflation et enfin à la prise de conscience du changement climatique (…) Les chocs s'additionnent. Ils sont rapides à émerger et violents." (Les Échos 21-22/10). Dans une situation historique où se combinent, s'interpénètrent et interagissent les différents effets de la décomposition en un effet tourbillon dévastateur, le réchauffement climatique et la crise écologique, le chacun pour soi dans les rapports entre états, et, de façon générale, les contradictions fondamentales du capitalisme, la guerre et ses répercussions constituent le facteur d'aggravation central de la crise économique :
En visant à "saigner à "blanc" la 8° économie mondiale, les sanctions occidentales contre la Russie ont ouvert un véritable "trou noir" dans l'économie mondiale aux conséquences encore inconnues. Même si l'économie russe ne s'est pas effondrée ni n'a été divisée par deux (comme Biden l'avait promis), prise au piège de la guerre qui dure et étranglée par les mesures de rétorsions imposées par les États-Unis, l'économie russe est asphyxiée et poussée à la ruine. Avec une chute de 11% du PIB et une inflation à 22% les sanctions économiques affaiblissent l'effort de guerre russe[6] et provoquent des pénuries paralysantes dans l'industrie. De plus, l'embargo sur les semi-conducteurs limite la production des missiles de précision et de tanks[7].
Le secteur de l'automobile s'est, depuis le retrait des constructeurs étrangers, effondré presque complètement (de 97 %). Ceux de la construction aéronautique (stratégique) et du transport aérien (central pour un pays aussi vaste), totalement dépendants des technologies occidentales, sont fortement impactés.
Avec la fuite à l'étranger de centaines de milliers de Russes l'économie russe subit une perte massive de main-d'œuvre, notamment dans le secteur informatique avec le départ de 100.000 informaticiens.
L'alternative offerte par la Chine et les réfractaires aux sanctions occidentales (Inde, Turquie – acheteurs de l'énergie russe) a pu offrir un répit temporaire mais ne compense pas, loin de là, la disparition des marchés occidentaux. L'entrée en vigueur début décembre 2022 de l'embargo européen sur le pétrole russe va réduire considérablement ce "bol d'air".
Si les importations chinoises en provenance de Russie ont augmenté, les exportations vers la Russie ont diminué dans des proportions comparables à celles des pays occidentaux (en raison de la prudente application par la Chine de la plupart des sanctions occidentales[8]). La résistance de la valeur du rouble et même sa progression vis-à-vis du dollar, qui reflètent ce déséquilibre massif entre le volume élevé des exportations de pétrole et de gaz et l'effondrement parallèle des importations consécutif aux sanctions, "ne constitue en rien un signe de force. Les sanctions financières et le gel de 40 à 50% des réserves russes et le bannissement du système SWIFT affectent de plus en plus la capacité de paiement à l'étranger ainsi que la crédibilité de la solvabilité de l'état russe.
Malgré son apparente résilience, les sanctions forment une redoutable arme de guerre et ont un impact important à moyen terme sur l'économie russe : du fait de leur effet à "retardement" le prolongement de la guerre sera le moyen aux mains des États-Unis" pour remplir l'objectif de "détruire" l'économie russe.
Le séisme de la guerre représente un important "changement d'époque", pas seulement uniquement en ce qui concerne la situation de chaque nation, surtout les pays européens, mais aussi sur le plan international.
La guerre est un gouffre au coût économique exorbitant "(de mars à août) l'Ukraine a reçu 84 milliards d'euros de la part de 40 États partenaires et institutions de l'UE – les alliés les plus importants étant les ÉTATS-UNIS, les institutions de l'UE, le RU, l'Allemagne, le Canada, la Pologne, la France, la Norvège, le Japon et l'Italie." "L'Ukraine pourrait recevoir jusqu'à 30 milliards de dollars entre septembre et décembre 2022." L'UE joue un rôle central "afin de maintenir la stabilité macro-financière de l'Ukraine." (en lui fournissant 10 milliards d'euros entre mars et septembre 2022).[9] L'onde de choc économique de la guerre dans le monde n'impacte pas de la même manière, immédiatement et à moyen terme, les principales zones de la planète. Les capitaux européens en subissent l'effet le plus brutal. Pour eux, c'est une déstabilisation sans précédent de leur "modèle "économique".
En raison des sanctions économiques imposées par les États-Unis à la Russie, les firmes européennes plus impliquées en Russie que les américaines sont plus directement affectées par la rupture des relations économiques avec la Russie.
L'embargo sur le gaz russe provoque un choc énorme aux effets en cascade en Europe : "Les bombes, les vraies, tombent en Ukraine, mais c'est un peu comme si les infrastructures industrielles de l'UE avaient, elles aussi, subi des destructions. Le continent va connaitre une violente crise industrielle. Cela va être un choc terrible pour les finances publiques ainsi que pour les classes moyennes et pauvres des pays d'Europe."[10] Comme l'a déclaré J. Borrell : "Les États-Unis s'occupaient de notre sécurité. La Chine et la Russie fournissaient les bases de notre prospérité. Ce monde n'existe plus (…) Notre prospérité reposait sur une énergie venue de Russie, son gaz, réputé pas cher, stable et sans risque. Tout cela était faux (…) Cela va engendrer une profonde restructuration de notre économie." Chaque capital est placé devant des contradictions et dilemmes presqu'insolubles, des choix drastiques, au plan économique comme stratégique, à opérer dans l'urgence et touchant leur souveraineté nationale et la sauvegarde de leur rang mondial.
L'ébranlement du capital allemand : C'est l'Allemagne particulièrement qui concentre de façon explosive toutes les contradictions de cette situation inédite. La fin de l'approvisionnement en gaz russe place le capital allemand dans une situation de fragilité stratégique et économique sans précédent : c'est la compétitivité de toute son industrie qui est en jeu.[12] Le Capital allemand (et l'Europe) court le risque de devoir passer de la dépendance au gaz russe à celle du GNL américain, que les États-Unis ambitionnent d'imposer au continent européen, en se substituant au rôle que remplissait jusqu'alors la Russie. La fin du multilatéralisme dont le capital allemand a, plus que toute autre nation, largement profité, (en s'épargnant également une partie du fardeau des dépenses militaires des ""dividendes de la paix"" depuis 1989) affecte plus directement sa puissance économique qui repose sur les exportations. Enfin la pression qu'exercent les États-Unis pour contraindre leurs "alliés" à s'engager dans la guerre économique/stratégique qui les opposent à la Chine, et à renoncer à des marchés en Chine, place l'Allemagne devant un énorme dilemme, tant l'importance du marché chinois lui est vitale. En raison de sa place de premier plan dans l'UE, le vacillement de la puissance allemande a des répercussions sur l'Europe toute entière, marquée, à divers degrés, des mêmes contradictions et dilemmes.
La Chine et les Routes de la Soie sont directement affectées. Un des buts de guerre et de l'affaiblissement de la Russie vise la Chine. La guerre contrarie l'objectif majeur des Routes de la Soie de faire de l'Ukraine un hub vers le marché européen ; le chaos isole la Chine de l'un de ses principaux marchés. Cet objectif doit trouver une alternative via le Moyen-Orient.
Bien que les grandes puissances reconnaissent que "le changement climatique s'installe comme étant une force de déstabilisation, voire de disruption économique" la COP27 de Sharm El Sheikh s'est déchirée sur la question "Qui doit payer?" Au-delà de l'incapacité congénitale du capitalisme de freiner la destruction de la nature, ce qui sonne le glas de l'engagement des grandes puissances pour réduire la production de gaz à effet de serre, c'est le retour et la préparation par tous les États de la guerre de "haute intensité". En effet : "Pas de guerre sans pétrole. Sans pétrole, il est impossible de faire la guerre (…) Renoncer à la possibilité de s'approvisionner en pétrole abondant et pas trop cher revient tout simplement à se désarmer. Les technologies de transport [qui n'ont pas besoin de pétrole, hydrogène et électricité] sont totalement inadaptées aux armées. Des chars électriques à batterie posent tellement de problèmes techniques et logistiques qu'il faut les considérer comme impossibles, tout comme tout ce qui roule sur terre (véhicules blindés, artillerie, engins de génie, véhicules légers tout-terrain, camions) Le moteur à combustion interne et son carburant sont tellement efficaces et souples qu'il serait suicidaire de les remplacer." [13]
Le capitalisme est condamné à en subir de plus en plus les effets (incendies gigantesques, inondations, canicules, sécheresses, violents phénomènes météorologiques…) qui affectent de façon de plus en plus significative et pénalisent de plus en plus lourdement l'économie capitaliste : le facteur climatique (déjà un facteur de l'implosion des pays arabes dans la décennie 2010) constitue à lui seul une cause d'effondrement de pays particulièrement vulnérables de la périphérie du capitalisme. Le "carnage climatique d'une ampleur jamais vue" (A. Guterres ONU) au Pakistan a fait des dégâts évalués à deux fois ½ son PIB – une catastrophe impossible à surmonter économiquement.[14] Désormais, l'ampleur du choc climatique impacte directement les pays centraux du capitalisme et l'ensemble de leur activité économique sur tous les plans :
Les effets "de plus en plus rapides et intenses" de la hausse des eaux océaniques placent les états devant des défis colossaux. La salinisation des sols stérilise les terres arables (comme au Bangladesh). Ils menacent tant les mégalopoles littorales (comme aux États-Unis sur la côte Est, Ouest ou de nombreuses villes en Chine) que les industries côtières (celle du pétrole autour du Golfe du Mexique ; dans la région de Shenzhen, au cœur de la production électronique chinoise, où "les autorités urbaines chinoises commencent déjà à évacuer des centaines de milliers de personnes".
Ces deux dernières années, les différents effets de la décomposition qui avaient déjà commencé à impacter l'économie capitaliste, ont pris une qualité nouvelle, inédite par leur interaction à une échelle encore inconnue jusqu'alors et qui n'a fait que se renforcer dans une sorte de "tourbillon" infernal où chaque catastrophe alimente la virulence des autres : la pandémie a désorganisé l'économie mondiale ; celle-ci a, à son tour, aggravé la barbarie guerrière et la crise environnementale. La guerre et la crise environnementale continueront à avoir un impact considérable en frappant désormais le cœur des principales puissances et en aggravant considérablement la crise économique, qui forme la toile de fond de cette évolution catastrophique.
C'est un système capitaliste déjà fragilisé dans son ensemble par les convulsions résultant de ses contradictions et de sa décomposition, que les effets la guerre percutent.
L'onde de choc de la guerre frappe une économie fragilisée avec certains secteurs très affaiblis depuis la pandémie : "en 2022, la production automobile mondiale sera encore inférieure à celle de 2019. En Chine elle progresse certes de 7%, mais en Europe elle reste inférieure de 25%, aux États-Unis de 11%. L'industrie a perdu des volumes, elle voit ses coûts augmenter…"[15].
"Les causes fondamentales de l'inflation sont à rechercher dans les conditions spécifiques du fonctionnement du mode de production capitaliste dans sa phase de décadence. En effet, l'observation empirique nous permet de constater que l'inflation est fondamentalement un phénomène de cette époque du capitalisme ainsi que de constater qu'elle se manifeste avec le plus d'acuité pendant les périodes de guerre (1914-18, 1939-45, la guerre de Corée, 1957-58 en France pendant la guerre d'Algérie...). ...), c'est-à-dire celles où les dépenses improductives sont les plus élevées. Il est donc logique de considérer que c'est à partir de cette caractéristique spécifique de la décadence, la part considérable des armements et plus généralement des dépenses improductives dans l'économie, qu'on doit tenter d'expliquer le phénomène de l'inflation."[16]
Déchainée par l'accroissement du poids des dépenses improductives, par l'endettement tous azimuts déployés par les états dans ses différents plans de sauvetage face à la pandémie puis pour assumer la politique de développement de l'économie de guerre et de réarmement général des nations capitalistes, l'inflation[17] ne peut qu'augmenter toujours plus en raison des nécessités pour chaque capital national de colossales dépenses improductives, avec :
L'inflation à un niveau élevé et durable, que le capitalisme ne parvient plus à maitriser comme jusqu'alors (La bourgeoisie renonce à un retour à 2%, jugé irréaliste) marque également une étape dans l'aggravation de la crise. Celle-ci va affecter de plus en plus négativement l'économie en déstabilisant le commerce mondial ainsi que la production qu'elle prive de la visibilité dont elle a besoin, tandis qu'elle formera un vecteur essentiel de l'instabilité monétaire et financière.
La fragilité du système capitaliste s'illustre par "des risques grandissants [qui] pèsent sur la stabilité financière sur certains segments-clés des marchés financiers ou encore la dette souveraine." (K. Georgieva (FMI) et par de nouveaux craquements.
Bien que la masse de l'endettement (260% du PIB mondial) fragilise déjà l'ensemble de son système[19], malgré que l'évolution de la nature de l'endettement est de moins en moins basée sur de la plus-value déjà réalisée, et est alimentée par la planche à billets et la dette souveraine des États, la poursuite de la politique d'endettement reste une obligation à laquelle sont soumis tous les capitaux nationaux, en dépit des effets délétères sur la stabilité de plus en plus aléatoire du système capitaliste. Tous les États sans exception s'y engagent toujours plus pour faire face aux contradictions générées par le système capitaliste. C'est ce que montre la suspension du Pacte de stabilité de l'UE, qui ne sera rétabli début 2023 qu'après avoir été fortement modifié avec un assouplissement de ses règles d'application, et sans doute pour permettre à la BCE de jouer le rôle de prêteur en dernier recours.
L'irresponsabilité et l'incurie de la classe dominante qui se sont manifestées dans la crise sanitaire comme dans celle de l'énergie, ou face aux phénomènes climatiques, constituent un puissant facteur d'aggravation de la crise.
S'ajoutent à ces facteurs le chaos politique et l'influence du populisme au sein de la classe dominante. Ceux-ci, au sein de la plus ancienne bourgeoisie du monde, ont des effets catastrophiques sur l'économie du Royaume Uni. Le Brexit illustre l'irrationalité du chacun pour soi économique ; "Au lieu de la prospérité, de la souveraineté et du rayonnement international, que [les conservateurs] prétendaient apporter en rompant avec leurs voisins, ils n'ont récolté que le ralentissement de leurs exportations, la dépréciation de la livre sterling, les pires prévisions de croissance des pays développés hormis la Russie, et l'isolement diplomatique.[20]" (Le Monde 18-19/12) Ce sont l'incompétence et le clientélisme électoral du gouvernement de Lizz Truss, succédant à Johnson en un passage éclair au pouvoir qui expliquent ses décisions irresponsables, condamnées par le reste de la classe dominante : l'annonce de baisses d'impôts de 45 milliards non financées au profit des plus aisés a conduit à accélérer la chute de la Livre, et à faire craindre son effondrement et une crise de la dette !
En Italie, les gages de respect des règles européennes donnés par Meloni (première arrivée au pouvoir d'un gouvernement d'extrême droite dans un des pays fondateurs de l'UE) ont momentanément calmé les craintes sur l'avenir du plan de relance italien financé par le fond européen créé par un endettement commun aux pays membres, mais n'augurent aucune stabilité à venir.[21]
Enfin, les divisions au sein de la classe dominante ne peuvent que s'aggraver en raison des choix et des priorités à adopter dans la défense des intérêts de chaque capital national dans un contexte plus qu'incertain et contradictoire.
Dans le rapport de 2020, le CCI se demandait si le développement du chacun pour soi, trouvant son origine dans l'impasse de la surproduction et la difficulté croissante du capital à réaliser l'accumulation élargie du capital tout comme dans les effets même de la décomposition, était irréversible. Entre la crise de 2008 (qu'on peut considérer comme celle de la mondialisation) et aujourd'hui, le chacun pour soi dans les relations entre puissances a connu progressivement un changement qualitatif pour désormais triompher complètement. D'après le FMI la guerre va "modifier fondamentalement l'ordre économique et géopolitique mondial." Le conflit en Ukraine clôt la période "d'entre deux" ouverte après 2008 et marque la fin de la mondialisation :
Les États-Unis sortent grands gagnants de la guerre y compris sur le terrain de l'économie. Dans les conditions historiques de la décomposition, à la faveur de la guerre, expression ultime de la guerre de tous contre tous, la puissance militaire – comme unique moyen réel à la disposition des États-Unis pour défendre leur leadership mondial – les États-Unis obtiennent le renforcement momentané de leur économie nationale au détriment du reste du monde au prix de la dislocation globale et de l'affaiblissement convulsif de l'ensemble du système capitaliste[24]. Ce renforcement économique des États-Unis est le produit direct du chacun pour soi ; il n'est pas contradictoire avec l'enfoncement de l'ensemble du système dans la spirale de sa décomposition (il en est une manifestation et ne représente en aucun cas une stabilisation, mais au contraire témoigne de l'aggravation de cet enfoncement) puisqu'il a pour corolaire et condition le développement phénoménal du chaos et l'affaiblissement du système capitaliste dans son ensemble. "Le soutien sans faille de Washington à l'Ukraine a fait des États-Unis le grand gagnant de la séquence au plan mondial sans qu'un seul GI n'ait eu besoin de fouler le sol ukrainien. Des gains géostratégiques, militaires et politiques indéniables. (…) Sur fond de protectionnisme et de nationalisme économique décomplexés, l'Amérique de Biden peut désormais se consacrer tout entière à la guerre technologique contre son seul grand rival, la Chine. L'Europe, elle qui avait réussi à jouer solidaire pendant le covid, sort affaiblie, divisée, avec un tandem franco-allemand en lambeaux."[25] Dans cette descente aux enfers du capitalisme mondial, la guerre change la donne pour tous les capitaux et elle bouleverse l'ensemble des relations économiques mondiales :
L'Europe en est quasiment réduite à passer de la dépendance au gaz russe à celle du GNL américain. Pour échapper à cette mortelle strangulation les Européens recherchent frénétiquement à diversifier leurs fournisseurs.
La Chine largement dépendante des importations d'hydrocarbures sort désavantagée et fragilisée face aux États-Unis désormais en mesure de contrôler – de couper – les routes terrestres et maritimes de l'approvisionnement chinois.
Clairement, les États-Unis n'hésitent pas à prendre le risque d'impulser la récession, de ralentir le commerce international et de provoquer des crises financières dans les États les plus faibles pourvu que leur économie en tire profit et en soit la bénéficiaire au nom de la nécessité du sauvetage de leur propre économie et de leur place de 1ère puissance mondiale.
Plus généralement, l'ensemble des mesures prises aux États-Unis au plan économique, monétaire, financier et industriel jouent comme un aspirateur à investissements et un aimant à délocalisations vers le territoire américain. "L'eldorado" des prix bas de l'énergie et des subventions détourne vers les États-Unis capitaux et grandes entreprises étrangères, au détriment de l'Europe particulièrement. Ainsi, plus d'une soixantaine d'entreprises allemandes (Lufthansa, Siemens…) envisagent d'investir aux États-Unis. VW a annoncé vouloir augmenter sa production de véhicules électriques aux États-Unis et projette 7 milliards d'investissements dans ses sites US. BMW investit 1,7 milliard dans son usine de Caroline du Nord et est tenté de produire les batteries sur place plutôt que dans le cadre des projets européens. La France estime ses pertes potentielles à "10 milliards d'euros d'investissements" et à "10.000 créations potentielles d'emplois" perdues.
A cette "bascule" des États-Unis "du mauvais côté" du protectionnisme" (dixit l'UE),[30] répond la menace d'un "Buy European Act" ; et "France et Allemagne ont formalisé une proposition de contre-offensive… et demandé à Bruxelles d'assouplir les règles qui régissent les subventions publiques aux entreprises ainsi que des subventions ciblées et des crédits d'impôts pour les secteurs stratégiques."[31]
Afin de garantir leur avance technologique décisive sur la Chine, les États-Unis organisent la relocalisation[35] sur leur sol de la production des semi-conducteurs de dernière génération ainsi qu'un contrôle international sur l'ensemble de la filière dont ils entendent exclure la Chine, tout en menaçant de sanctions tout rival entretenant avec cette dernière des relations commerciales susceptible de violer ce "monopole".
Le vaste programme d'investissements de 600 milliards de dollars d'ici à 2027 à destination de ces pays en développement du Partenariat mondial pour les infrastructures, vise quant à lui à contrecarrer prioritairement en Afrique subsaharienne mais aussi en Amérique centrale et en Asie, les immenses chantiers financés par la Chine dans le cadre des Routes de la Soie.
La mise en place du Cadre économique pour l'Indopacifique[36] devant "écrire les nouvelles règles pour l'économie du 21ème siècle" (Biden) et "mettre en place des chaînes d'approvisionnement qui soient solides et résilientes" sous le contrôle de Washington a aussitôt été dénoncée par la Chine comme la "formation de cliques destinées à la contenir".
L'UE en proie au chacun pour soi ? Profondément divisée, marquée par le cavalier seul de l'Allemagne qui a débloqué unilatéralement un plan de 200 milliards de soutien à son économie (qualifié de "doigt d'honneur au reste de l'Europe") et par la dispute entre France et Allemagne pour le leadership, l'Union est traversée par d'importants tiraillements. "Certains pays, comme l'Allemagne, ont les moyens de subventionner massivement leur industrie. D'autres comme l'Italie, beaucoup moins. La Péninsule, la Grèce, l'Espagne mais aussi la France s'en inquiètent et demandent des mesures de solidarité européennes pour corriger ces différences. "L'IRA [l'Inflation Reduction Act] américain, c'est 2 points de PIB, il faut faire un effort comparable" a précisé E. Macron. À l'inverse, Allemagne, Pays-Bas et Suède restent opposés à un nouvel instrument financier européen."[37] Les deux puissances européennes ne sont pas sur la même longueur d'onde concernant la Chine : "Les rondeurs diplomatiques ne suffisent plus à cacher le fossé qui sépare Washington – qui considère Pékin comme son principal rival – et le gouvernement allemand, dont les intérêts le pousse à maintenir une bonne relation commerciale avec la Chine.(…) Sans être alignée sur les États-Unis, la France est plus proche de Washington que de Berlin. La Chine n'est que le 5ème partenaire commercial de la France (…) Lorsque Macron a rencontré Xi en marge du sommet du G20, sa position était plus proche de celle de Biden que de celle de Scholz.[38]" Ainsi au voyage en solo de Scholz en Chine a répondu celui de Macron aux États-Unis.
Si ces tensions devaient, sous le poids des intérêts nationaux contradictoires qui la traversent et leur aiguisement attisé par le rival américain, s'exacerber au point de menacer l'UE d'éclatement, cela constituerait un facteur d'aggravation de grande magnitude de la crise et une déstabilisation de l'ensemble du système capitaliste.
La réaction de la Chine : La guerre en Ukraine montre à quel point le découplage des économies américaine et chinoise engagé à l'initiative des États-Unis rend la Chine vulnérable :
Quelles conséquences ?
L'exclusion par les États-Unis de la Russie du commerce international, l'offensive contre la Chine, leur volonté affichée de reconfigurer les rapports économiques mondiaux à leur avantage marquent un tournant dans la vision du libre-échange tel qu'il a guidé la politique américaine depuis près de trente ans. Cela aura pour conséquence une fragmentation plus grande du marché mondial dans la multiplication d'accords régionaux comme celui entre les États-Unis, le Canada et le Mexique signé en 2020[42].
De tels accords entre signataires partageant prétendument "davantage d'intérêts communs", de même que le commerce entre États et entreprises privilégiant les partenaires de "même sensibilité, pour ne plus commercer avec n'importe qui", n'augurent aucune stabilité ni la formation de relations économiques exclusives sous l'égide de grands parrains. Tout au contraire. Parce qu'ils ont tendance à épouser les multiples lignes de fracture des tensions entre puissances, ils n'auront comme résultat que la fragmentation accrue du marché mondial à l'échelle globale et le renforcement du chacun pour soi, de la guerre commerciale, du repliement sur soi national et la recherche de la préservation de la souveraineté nationale sur tous les plans. Cela ne fera qu'aiguiser, comme question de survie, la volonté du contrôle de chaines de production stratégiques indispensable à la survie nationale et de se mettre en position de forces vis-à-vis des autres puissances soumises au chantage ou au contraire de s'y soustraire. [43]
Désormais, non seulement la capacité de coopération des principales nations capitalistes pour retarder et amoindrir l'impact de la crise économique sur l'ensemble du système capitaliste et sur elles-mêmes, a progressivement disparu (sans qu'il soit perceptible d'en prévoir le retour) mais il s'esquisse de plus en plus clairement une politique, en particulier impulsée par la première des grandes puissances, les États-Unis, de sauvegarder son propre rang dans l'arène mondiale au détriment direct des autres puissances de même type (et du reste du monde) en s'attaquant à leurs intérêts et en provoquant délibérément leur affaiblissement.
Cette situation rompt ouvertement avec une bonne partie des règles que les États s'étaient donné depuis la crise de 1929 et ouvre une période de terra incognita, où le chaos va prendre, y compris dans et parmi les pays centraux, une dimension nouvelle, inconnue, aux répercussions encore difficilement "imaginables" frappant le cœur du système capitaliste dans une spirale d'enfoncement encore plus grand dans la crise.
La crise irréversible du capitalisme représente la toile de fond d'une accélération du chaos et de la barbarie. C'est plus particulièrement 50 ans de crise économique, accélérée depuis 2018, qui se manifeste ouvertement aujourd'hui par une inflation galopante avec ses séquelles de misère, de faim et de paupérisation généralisée.
Contrairement aux années 30, il y a aujourd'hui davantage de facteurs aggravant la crise. La pandémie et la guerre en Ukraine marquent une nouvelle qualité dans la situation. La concaténation des facteurs de décomposition est à la base d'une spirale de dégradation et d'aggravation de la situation économique mondiale. "Cette crise s'annonce plus longue et plus profonde que celle de 1929. Tout d'abord, parce que les effets de la décomposition dans l'économie tendent à perturber le fonctionnement de la production, provoquant des goulots d'étranglement et des blocages constants dans une situation de chômage croissant, associé, paradoxalement, à une pénurie de main-d'œuvre. Elle s'exprime surtout par une inflation galopante, que les différents plans de sauvetage successifs, montés à la hâte par les États face aux pandémies et aux guerres, n'ont fait qu'alimenter par un endettement précipité. Les banques centrales augmentent les taux d'intérêt pour tenter de juguler l'inflation. Ce faisant, elles risquent de précipiter une récession très violente, étranglant à la fois les États et les entreprises. Un tsunami de misère, une paupérisation brutale du prolétariat dans les pays centraux est déjà en cours."[45] Le spectre de la "stagflation" plane sur le monde. Alors que c'est un concept des économistes bourgeois des années 1970 caractérisant un état de forte inflation avec une stagnation économique, aujourd'hui ce danger devient évident et l'inflation non maîtrisée actuelle et le ralentissement de l'économie conduiront à des faillites en chaîne, voire de pays entiers (Pakistan, Sri Lanka, etc.) ainsi qu'à des turbulences financières et des difficultés encore plus grandes dans les pays émergents.
"La croissance des économies avancées devrait fortement décélérer, passant de 5,1 % en 202,1 à 2,6 % en 2022 (1,2 point de pourcentage de moins que les projections de janvier). La croissance devrait encore se modérer pour atteindre 2,2 % en 2023, reflétant en grande partie le retrait du soutien de la politique monétaire et budgétaire fourni pendant la pandémie."[46]. La bourgeoisie n'a pas d'autre alternative que de continuer à augmenter les taux d'intérêt, comme l'a fait la FED en novembre dernier, tous les états sont impliqués dans cette dynamique et cela va provoquer des contractions sur les marchés, des fermetures d'entreprises avec des licenciements massifs comme on peut le voir dans les entreprises technologiques aux États-Unis (GAFAM). La délocalisation d'entreprises de la Chine vers l'Amérique (Nearshoring) va aggraver la situation du chômage dans certaines régions du monde.
Contrairement aux années 30, les niveaux d'endettement actuels sont sans précédent. La Chine, deuxième puissance mondiale, doit 2,5 fois son PIB ! Dans le même temps, elle est devenue un bailleur de fonds, d'abord pour soutenir sa route de la soie et assurer son influence en Afrique et Amérique latine. Les États-Unis dont la dette totale dépasse désormais les 31 trillions (millions de millions) ont imprimé 5 milliards de dollars tandis que l'UE, avec 750 millions d'euros, a imprimé 20 % de plus que les États-Unis. Les perspectives pour les années à venir seront pleines de convulsions et de difficultés pour le capitalisme.
i.- L'économie chinoise a subi un fort ralentissement dû aux blocages répétés, puis au tsunami d'infections qui a provoqué le chaos dans le système de santé, à la bulle immobilière et au blocage de plusieurs routes de la "route de la soie" en raison de conflits armés (Ukraine) ou du chaos ambiant (Éthiopie). La croissance au cours du premier semestre de cette année a été de 2,5 %, ce qui rend l'objectif de 5 % fixé pour cette année inatteignable. Pour la première fois en 30 ans, la croissance économique de la Chine sera inférieure à celle des autres pays asiatiques (Vietnam). Les grandes entreprises technologiques et commerciales telles qu'Alibaba, Tencent, JD.com et iQiyi ont licencié 10 à 30 % de leurs effectifs. Les jeunes sont particulièrement sensibles à la détérioration de la situation, avec un taux de chômage estimé à 20% parmi les étudiants universitaires à la recherche d'un emploi. Les projets d'expansion de la "nouvelle route de la soie" sont également en difficulté en raison de l'aggravation de la crise économique : près de 60 % de la dette envers la Chine est désormais due par des pays en difficulté financière, contre 5 % en 2010. En outre, la pression économique des États-Unis s'intensifie, notamment avec la loi sur la réduction de l'inflation et la loi sur les puces aux États-Unis, qui visent directement les exportations de technologies de plusieurs entreprises technologiques chinoises (par exemple Huawei) vers les États-Unis.
Plus pénible encore pour la bourgeoisie chinoise, les problèmes économiques, couplés à la crise sanitaire, ont donné lieu à d'importants mouvements de protestation sociale.
ii.- L'échec du modèle néo-stalinien de la bourgeoisie chinoise. Face aux difficultés économiques et sanitaires, la politique de Xi Jinping a été de revenir aux recettes classiques du stalinisme :
- Sur le plan économique, depuis Deng Xiao Ping, la bourgeoisie chinoise avait créé un mécanisme fragile et complexe pour maintenir un cadre de parti unique tout-puissant cohabitant avec une bourgeoisie privée directement stimulée par l'État. "Fin 2021, l'ère de la réforme et de l'ouverture de Deng Xiaoping est clairement terminée, remplacée par une nouvelle orthodoxie économique étatiste".[47] La faction dominante derrière Xi Jinping réoriente l'économie chinoise vers un contrôle étatique absolu de type stalinien ;
- Sur le front social, avec la politique du "Covid zéro", Xi n'assurait pas seulement un contrôle impitoyable de l'État sur la population, mais imposait également ce contrôle aux autorités régionales et locales, qui s'étaient révélées peu fiables et inefficaces au début de la pandémie. Dès l'automne, il a envoyé des unités de la police centrale d'État à Shanghai pour rappeler à l'ordre les autorités locales qui libéralisaient les mesures de contrôle.
"Un capital national développé, propriété "privée" de différentes sections de la bourgeoisie, trouve dans la "démocratie" parlementaire son appareil politique le plus approprié ; au contrôle étatique presque complet des moyens de production répond le pouvoir totalitaire d'un parti unique".[48]
La faillite de la politique du "Covid zéro" a eu comme répercussion la réélection pour un troisième mandat de l'homme qui l'a imposée, Xi Jinping, au prix de compromis complexes entre les factions du PCC. La bourgeoisie chinoise démontre ainsi plus que jamais son incapacité congénitale à surmonter la rigidité politique de son appareil d'État, lourd héritage du maoïsme stalinien.
iii.- Une crise qui s'étend inexorablement La deuxième plus grande puissance du monde est prise dans la même dynamique que ses pairs. Cette catastrophe est encore à venir.
En conclusion, il semble aujourd'hui que si le capitalisme d'État chinois a su profiter des opportunités offertes par le changement de bloc, l'implosion du bloc soviétique et la mondialisation de l'économie prônée par les États-Unis et les principales puissances du bloc occidental, sa faiblesse congénitale dans sa structure étatique de type stalinien constitue désormais un handicap majeur face aux problèmes économiques, sanitaires et sociaux. La situation annonce l'instabilité et un possible bouleversement, même pour la position de Xi et de ses partisans au sein du PCC. Une déstabilisation du capitalisme chinois aurait des conséquences imprévisibles sur le capitalisme mondial.
L'année 2021 a vu une explosion accélérée des dépenses militaires. Les États-Unis ont augmenté leurs dépenses de 38% (880 millions de dollars), la Chine de 14% (243 millions de dollars) et la Russie de 3% (65 millions de dollars). La supériorité militaire de l'Amérique se reflète dans son budget. Selon l'Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (SIPRI), la même année, "le monde a dépensé 2 000 milliards de dollars" dans le domaine militaire.
L'ensemble de la région indopacifique a vu ses dépenses militaires augmenter de peur d'être victime de l'impérialisme chinois : le Japon a également doublé son budget militaire et signé un accord de "transfert de défense" avec le Vietnam, la Thaïlande investit 125 millions de dollars dans 50 navires de guerre pour protéger ses mers, l'Indonésie augmente de 200% ses investissements militaires en mer de Chine et les Philippines viennent de recevoir 64 millions de dollars supplémentaires des États-Unis pour renforcer ses bases militaires afin de contenir les menaces chinoises. Mais cette région n'est pas la seule à être prise dans cette dynamique, personne n'est épargné.
Le monde se dirige vers une explosion des dépenses militaires comme jamais auparavant dans l'histoire. Toutes ces dépenses improductives seront chargées sur le dos des travailleurs.
Non seulement la mise en œuvre d’énergies propres et renouvelables, est impossible sous le capitalisme, mais la guerre de l'énergie continuera de marquer l'avenir de ce système. Le contrôle des sources d'énergie, en particulier du gaz et surtout du pétrole, restera une question de "sécurité nationale" pour chaque capital. Le fonctionnement des entreprises en dépend, et au niveau impérialiste, l'armée fonctionne au pétrole. Les États-Unis ont actuellement le contrôle de ces ressources et le fait qu'ils soient aujourd'hui les principaux fournisseurs de l'Europe devient une source de chantage et de pression future sur les pays de l'UE. Le voyage de Xi en Arabie saoudite et le récent accord énergétique avec la Russie le confirment.
Il faut souligner l'accélération historique de l'influence de la guerre sur l'économie, qui s'est manifestée de manière tragique avec la guerre en Ukraine. En faisant une comparaison historique avec la guerre du Vietnam, si la charge militaire pesait alors sur l'économie, aujourd'hui, l'impact du militarisme sur l'économie est encore plus important.
Le capitalisme est le seul système de l'histoire capable de dévaster la nature à grande échelle, en éliminant des écosystèmes entiers et en accélérant l'extinction d'espèces, ce qui modifie l'ordre naturel tout entier. Ce phénomène est cumulatif et s'accélère, entraînant une dévastation rapide de la planète. L'actuelle "transition vers les énergies propres" n'est que l'expression de la lutte entre les capitalistes et de leur compétition à mort. Il s'agit de voir qui arrivera le premier sur le marché et enlèvera des clients à l'adversaire. Tous les discours sur leurs "préoccupations" pour l'environnement sont de la démagogie. L'aggravation de la "crise écologique" s'accélère et provoque des ravages inacceptables. Les États-Unis dont l'ancien président Trump a nié l'existence du "changement climatique" sont confrontés aux effets de cette crise écologique et la première puissance mondiale est loin d'être "épargnée" par les "catastrophes naturelles" et détient même le sinistre record mondial de destruction de la biodiversité. En fait, le capitalisme ne peut pas à la fois être un système concurrentiel et être "écologique", car :
D'autre part, le retour au charbon, même si les entreprises paient une taxe supplémentaire pour couvrir les dommages causés à l'environnement - ce qui n'est qu'un paravent - n'élimine pas l'énorme échec du capitalisme à éliminer les émissions de carbone. Si les Européens avaient décidé d'abandonner l'énergie nucléaire, ils tentent maintenant de la réintroduire pour compenser leur dépendance vis-à-vis de la Russie et des États-Unis. C'est un nouvel exemple des échecs du capitalisme qui nous pousse à faire revivre les vieilles gloires, même si elles sont polluantes. Chaque pays n'agit que dans ses propres intérêts et les autres en pâtissent !
Une transition vers des "énergies vertes" sous le capitalisme équivaut à l'illusion d'un capitalisme sans guerres.
Les dépenses improductives du capital ne cesseront pas, le militarisme et le maintien de l'État feront des ravages dans la classe ouvrière. Ce phénomène de paupérisation de la classe ouvrière dans les pays centraux a son histoire, mais depuis la pandémie et la guerre en Ukraine, il s'est accéléré. L'inflation réduit considérablement le pouvoir d'achat des travailleurs et contrairement aux années 70, la bourgeoisie ne recourt pas aujourd'hui à l'indexation des salaires. Ainsi, la bourgeoisie au Royaume-Uni adopte une position dure sur les demandes d'augmentation des salaires pour compenser l'inflation ; le Premier ministre britannique a déclaré : "aucune négociation n'est possible".
C'est la crise et sa perspective de récession mondiale qui créent les conditions pour que les travailleurs commencent à élever leurs luttes sur leur terrain. "La crise économique, contrairement à la décomposition sociale qui concerne essentiellement les superstructures, est un phénomène qui affecte directement l'infrastructure de la société sur laquelle reposent les superstructures ; la crise met donc à nu les causes profondes de toute la barbarie qui pèse sur la société, permettant ainsi au prolétariat de prendre conscience de la nécessité de changer radicalement le système et de ne plus prétendre en améliorer certains aspects" (La décomposition, phase ultime de la décadence capitaliste [47], Revue internationale 107)
Janvier 2023
[1] Résolution sur la situation internationale [277] (2021) ; Revue internationale n° 167.
[2] Le Monde 17/12
[3] La faim a progressé d'environ 18 % durant la pandémie et touche aujourd'hui 720 à 811 millions de personnes. La réduction des aides alimentaires, leur réorientation vers l'accueil des seuls réfugiés ukrainiens ou la réaffectation de leur montant en faveur des dépenses militaires en hausse ont fait que, pour l'Afghanistan où la famine menace 23 millions d'habitants, la Somalie où une partie de la population est en "danger de mort imminente " les fonds nécessaires n'ont pas pu être réunis.
[4] En Europe la réduction considérable de la production d'engrais (fortement consommatrice de gaz naturel) en raison des prix élevés de l'énergie entraine une diminution de la consommation d'engrais partout dans le monde, du Brésil aux États-Unis, qui menace le volume des prochaines récoltes. Ainsi par exemple : "Le Brésil, premier producteur mondial de soja, achète près de la moitié de ses engrais phosphatés à la Russie et à la Biélorussie. Il ne lui reste plus que trois mois de stock. L'association brésilienne des producteurs de soja (Aprosoja) a demandé à ses membres d'utiliser moins de fertilisants cette année, voire aucun. La récolte de soja du Brésil, déjà diminuée par une sévère sécheresse, risque par conséquent d'être encore plus maigre. Le Brésil vend son soja principalement à la Chine, qui en utilise une grande partie pour l'alimentation animale. Un soja moins abondant et plus cher pourrait obliger les éleveurs chinois à réduire les rations qu'ils donnent à leurs animaux. Résultat : des vaches, des porcs et des poulets plus petits – et une viande plus chère."
[5] Toutes les citations du passage proviennent de Courrier International
[6] "La raréfaction des recettes publiques du fait de l'embargo occidental sur les achats d'or, charbon et métaux, la paye n'arrive plus qu'épisodiquement auprès de certains régiments. Ce qui contribuerait à des refus de combattre, voire des redditions." (Les Echos 17/09/2022)
[7] "Nombre d'usines du complexe militaro-industriel ont dû réduire leur production, voire se mettre à l'arrêt, comme celle de missiles anti-aériens d'Ulyanovsk, de missiles air-air Vympel, ou de chars d'Uralvagonzavod, principal site de production du pays" (Les Echos 17/09/2022).
[8] "En effet, bien que Pékin refuse de publiquement désavouer son grand partenaire stratégique, les autorités chinoises se sont largement conformées aux sanctions imposées par les Occidentaux à l'encontre de la Russie. Les entreprises chinoises ont bien suivi des compagnies occidentales dans leur exode du marché russe : les géants de la tech chinois — Lenovo, TikTok et Huawei — ont bloqué toutes leurs opérations en Russie, alors que les constructeurs chinois des modules arctiques pour le mégaprojet gazier russe Arctic-LNG2 ont décidé de mettre un terme à leur coopération avec Novatek. Finalement, malgré les assurances de la propagande officielle du Kremlin, UnionPay, l'un des grands processeurs de paiement mondiaux sous contrôle de l'État chinois, a mis sur pause fin avril ses projets de collaboration avec les banques russes, coupant court leur espoir de trouver une alternative aux géants américains de paiement Visa et Mastercard. Ce pas de deux complexe devrait, aux yeux de Pékin, protéger les intérêts chinois et minimiser l'impact de la guerre sur l'économie chinoise… "Chine : 2022, l’année de tous les périls ? [387] DIPLOMATIE)
[9] Diplomatie 118, p33 ; "Si on ajoute [aux dépenses purement militaires] l'aide humanitaire, économique d'urgence et l'assistance aux réfugiés, l'UE et les États membres ont fourni une aide supérieure à celle des États-Unis, selon l'institut de Kiel, à 52 milliards de dollars contre 48 milliards pour Washington. " (Les Echos, 3-4/02)
[10] IFRI, Le Point Géopolitique, Les guerres de l'énergie, p.6
[11] L'exemple de l'Afrique du sud montre le caractère général du problème : les effets de la sécheresse et les pénuries d'eau que connait le pays cet automne sont augmentés par une crise de l'énergie d'une ampleur inédite eu raison de la vétusté et des pannes des vieilles centrales à charbon enchainant des coupures d'électricité incessantes qui empêchent le pompage de l'eau dans les montagnes du Drakensberg et son acheminement vers Johannesburg et Pretoria, rationnées, tandis que 40 % disparait dans les fuites sur le réseau. Mais pour réparer toutes ses infrastructures, il faudrait 3,4 milliards d'euros, que la Régie de l'eau ne possède pas.
[12] Par ex. Dans la chimie (première consommatrice de gaz) la production est drastiquement réduite ; 70 % du secteur enregistre des pertes ; pour BASF des parties entières de son activité ne sont plus rentables ni compétitives ce qui entraine une plongée de 30% de ses résultats. Toute l'Europe (qui absorbe 60% des exportations de ce secteur) est touchée !
[13] Conflits n°42
[14] Les inondations ont presque entièrement détruit les récoltes de ce 5° producteur mondial de coton. C'est une perte colossale pour l'industrie du textile qui représente 10% du PIB ; l'agriculture dans le Sind a été détruite, le cheptel décimé ; le reste livré aux épizooties "la sécurité alimentaire des 220 millions d'habitants est en péril " (Le Monde 14/09) S'ajoutent les fléaux du paludisme, de la dengue, du choléra et de la typhoïde. Quatrième producteur de riz et fournisseur de la Chine et l'Afrique subsaharienne, "toute baisse des exportations ne fera qu'ajouter à l'insécurité alimentaire mondiale nourrie par la baisse des exportations de blé de l'Ukraine. " (Le Monde 14/09)
[15] Les Echos, 23-24/12
[16] Révolution Internationale, ancienne série n°6
[17] "L'inflation ne doit pas être confondue avec un autre phénomène de la vie du capitalisme se traduisant par l'évolution à la hausse du prix de certaines marchandises sous l'effet d'une offre insuffisante. Ce dernier phénomène a pris récemment une ampleur particulière du fait de la guerre en Ukraine qui a affecté la fourniture d'un volume significatif de différents produits agricoles dont la privation est d'ores et déjà un facteur d'aggravation de la misère et la faim dans le monde. Elle est une donnée permanente de la période de décadence du capitalisme qui impacte lourdement l'économie. Elle se traduit, comme l'insuffisance de l'offre, par l'augmentation des prix, mais elle est la conséquence du poids des dépenses improductives dans la société, dont le coût est répercuté sur celui des marchandises produites. Enfin un autre facteur d'inflation est la conséquence de la dévalorisation des monnaies résultant de l'utilisation de la planche à billets qui accompagne l'augmentation incontrôlée de la dette mondiale, laquelle approche actuellement les 260 % du PIB mondial. "
[18]Marianne n°1341
[19] De "…nombreux défauts de paiements se profilent à l'horizon. Le FMI estime que les 2/3 des pays à bas revenu et le quart des pays émergents sont confrontés à des difficultés sévères, liées à leurs dettes. " (Le Monde 24/09)
[20] Le Brexit a conduit à un décrochage de l'économie britannique : "Le RU est le seul pays avancé dont les exportations ont baissé l'an passé et restent inférieures à leur niveau d'avant covid (…) l'investissement des entreprises restait inférieure de 10% à son niveau de mi-2016. " (Les Echos 24/09) "Avec le Brexit, le passeport financier européen qui permettait de vendre des produits dans toute l'UE a été perdu. Une dizaine de milliers de banquiers ont quitté la place financière de Londres pour s'installer à Dublin, Francfort, Paris Luxembourg ou Amsterdam. (…) un autre phénomène : depuis fin 2019 le nombre d'emplois dans le secteur financier britannique a baissé de 76000 (sur un total actuel de 1,06 million) … le Brexit a joué un rôle significatif dans le recul de la City en lien avec la dizaine de milliers d'emplois délocalisés, mais surtout indirectement, parce que les grandes institutions financières internationales ont choisi d'investir ailleurs. " (Le Monde 19/11)
[21] 'Cet alignement sur la Commission Européenne et sa doctrine de la rigueur ne sera pas sans poser problème pour une partie importante de l'électorat de Mme Meloni. " (Le Monde Diplomatique, 12/22)
[22] "Depuis le début des années 1980 sous Reagan, les États-Unis avaient le rêve de couper l'Europe du gaz russe. Ils ont fait d'énormes pressions. Ils ont fait d'énormes pressions pour que le gazoduc Nord Stream 1 ne voit jamais le jour et ont recommencé des années plus tard avec Nord Stream 2, allant jusqu'à menacer de sanctions les entreprises qui participeraient au projet. La guerre en Ukraine est pour eux un cadeau du ciel."
[23] "Une histoire a défrayé la chronique au printemps dernier : un méthanier est parti le 21 mars de Freeport, au Texas, à destination de l'Asie. Mais au bout de dix jours de voyage, il a brusquement modifié son cap, en plein milieu de l'Océan Pacifique pour se détourner vers l'Europe. (…) les fortes primes offertes sur le Vieux Continent pour cette précieuse cargaison de GNL ont convaincu BP, la compagnie qui affrétait le navire, de changer ses plans." (Le Point Géopolitique, Les guerres de l'énergie, p.36) "Début novembre, une trentaine de navires gaziers gorgés de GNL pour une valeur de 2 milliards de dollars faisaient des ronds dans l'eau au large des côtes espagnoles et des terminaux nord-européens. Quand déchargeront-ils ? "Les courtiers qui contrôlent les tankers attendent que les prix montent quand la température chutera pendant l'hiver", explique le FT (4/11/2022) " (Le Monde Diplomatique, décembre 22)
[24] L'impact de la crise sur l'économie américaine, l'érosion relative du poids de l'économie US dans le monde, les effets de la décomposition sur leur appareil politique ainsi que la tendance historique de perte de leur leadership ne doivent pas conduire à sous-estimer la réalité de la puissance des États-Unis et leur capacité à la défendre sur tous les plans : "Les États-Unis exploitent un système panoptique unique qui leur permet de contrôler la plupart des nœuds névralgiques de la mondialisation. "Global" reste l'adjectif définissant le mieux leur puissance et leur stratégie de moyens. Elles reposent sur un système de surveillance et sur la maitrise simultanées des "espaces communs" : mer, air, espace et numérique. Les 3 premiers correspondant à des milieux physiques distincts innervés par le quatrième. Grâce au dollar et au droit, garantis par leur supériorité militaire écrasante, les États-Unis conservent un redoutable pouvoir de structuration, et donc de déstructuration." T. Gomart, "Guerres invisibles", 2021, p. 251
[25] l'Express n°3725
[26] "Depuis 2020, ses exportations dépassent ses importations et son principal fournisseur est un pays avec lequel il devrait conserver de bons rapports dans les années à venir, puisqu'il s'agit du Canada (51% du pétrole importé provenait de son voisin du Nord). Une assurance énergétique qui lui permet de mener une diplomatie offensive en Ukraine." (Le Point Géopolitique, Les guerres de l'énergie, p.7)
[27] "Sur le premier semestre 2022, les exportations de GNL (tous pays confondus ont progressé de 20% et quasiment les deux-tiers ont pris le chemin de l'Europe. L'Amérique a un potentiel considérable. D'abord parce qu'il y a un consensus politique pour aller plus loin dans le gaz de schiste. Ensuite parce qu'ils ont le réseau de gazoducs le plus étendu de tous les pays. Enfin parce qu'ils investissent énormément dans des terminaux de liquéfaction. (…) Tout autour du Golfe du Mexique, au sud de la Louisiane, du Texas à la Floride, une révolution du GNL est en train de s'écrire. L'Amérique ne compte actuellement que 8 terminaux de liquéfaction. Mais 5 sont encore en construction, 12 autres d'ores et déjà approuvés sont dans l'attente des permis, et 8 permis sont en train d'être instruits." l'Express n°3725
[28] "La plupart des pays européens ont passé commande. En premier chef l'Allemagne, qui a annoncé son souhait d'acheter jusqu'à 35 avions de combat F35 du constructeur Lockheed Martin. La Royal Navy va, elle investir 300 millions d'euros pour accroître les capacités de ses missiles Tomahawk. Les Pays Bas ont mis un milliard sur la table pour des systèmes de défense antimissile de moyenne portée Patriot. L'Estonie a commandé cet été six systèmes Himars et un missile balistique pouvant atteindre une cible située à près de 300 km. Quant à la Bulgarie, elle a décidé en septembre de gonfler encore sa commande d'avions de combat F16 pour un montant de 1,3 milliard de dollars. " l'Express n°3725
[29] "Les capitaux désertent les marchés émergents, en affaiblissant au passage, leurs devises. " (Monnaie ghanéenne -41%, dollar taïwanais -13%, tugrik mongol -16%,) (…) Onze pays émergents risquent une crise de la balance des paiements à cause du resserrement monétaire international (Chili, Pakistan, Hongrie, Kenya, Tunisie)" (Le Monde 13/10)
[30] Autre frein au commerce international, les droits de douane ont été relevés par de nombreux pays, dont les États-Unis. Depuis 2010, la valeur des échanges mondiaux soumis à des droits de douane et autres barrières est passée de 126 milliards de dollars à 1 500 milliards de dollars, selon l'OMC.
[31] Face à "la fin d'une ère libérale de mondialisation" (Lemaire) le patronat français a lui aussi changé de doctrine… et milite pour un "protectionnisme intelligent". Les Echos 23-24/12.
[32] Près du quart des épis consommés sur le continent sont cultivés hors des frontières de l'UE et notamment en Ukraine qui est devenue au fil du temps notre premier fournisseur. Alors que les combats ont perturbé les semis, la production du pays pourrait être amputée de 10 à 15 millions de tonnes cette année.
[33] L'Express n°3725
[34] "Pour Washington, l'Europe ne peut considérer la Chine à la fois comme un partenaire, un concurrent et un rival. " Bloomberg, 21/11
[35] "Joe Biden a signé en août dernier le Chips and Science Act qui prévoit d'injecter des milliards de dollars dans cette filière, dont 57 milliards de prêts, de subventions et d'autres mesures fiscales dans le but d'encourager les producteurs américains de semi-conducteurs à renforcer leurs capacités." (Asyalist)
[36] Les États membres de ce pacte sont : l'Australie, Brunei, l'Inde, l'Indonésie, le Japon, la Corée du sud, la Malaisie, la Nouvelle Zélande, les Philippines, Singapour, la Thaïlande et le Vietnam. Avec les États-Unis, ils représentent 40% du PIB mondial.
[37] Le Monde 17/12
[38] Bloomberg, 21/11
[39] "Selon une étude du Conseil d'État chinois réalisée en avril dernier et dont le texte a fuité au Japon, ces sanctions auraient un effet "dramatique pour la Chine" qui "retournerait à une économie planifiée coupée du monde. Il y aurait alors un sérieux risque de crise alimentaire ", du fait des dégâts que causeraient ces sanctions avec l'interruption des importations de produits alimentaires essentiels. L'arrêt des importations de soja en particulier engendrerait une crise pour les chaînes alimentaires chinoises très dépendantes du soja, tandis que la réduction ou l'arrêt des exportations entraîneraient des conséquences graves en termes de recettes financières, poursuit ce document de Pékin. La Chine importe 30% des besoins en soja des États-Unis. La production chinoise en soja représente moins de 20% des besoins du pays, selon le journal. Le soja est essentiel pour la production d'huiles alimentaires ainsi que pour l'alimentation des porcs qui représentent 60% des viandes consommées par les Chinois."
[40] Conflits N° 41, sept-oct 2022
[41] T. Gomart, "Guerres invisibles", 2021, p. 242
[42] C'est ce dont attestent les récents propos de Janet Yellen, secrétaire d'État au Trésor : "Au cours de l'année 2022, l'administration Biden a promu un plan économique visant à renforcer la résilience des États-Unis face aux perturbations d'approvisionnement, en atténuant les goulets d'étranglements dans les ports, en investissant massivement dans les infrastructures physiques et en développant les capacités nationales de fabrication dans les secteurs-clés du XXI° S, tels les semi-conducteurs et les énergies renouvelables. (…) À travers une approche dite de "friend-shoring" (le "commerce entre pays amis") l'administration Biden entend maintenir l'efficacité du commerce tout en promouvant la résilience économique des États-Unis et de leurs partenaires. (…) L'approche de "friend-shoring" a pour objectif d'approfondir notre intégration économique avec un grand nombre de partenaires commerciaux de confiance sur lesquels nous pouvons compter. (…) À travers le Conseil du commerce et des technologies UE-États-Unis, nous travaillons ensemble à la création de chaines d'approvisionnements sûres dans les secteurs du solaire, des semi-conducteurs et des aimants aux terres rares. Les États-Unis nouent des partenariats similaires à travers le Cadre économique Indopacifique (IPEF) ainsi qu'en Amérique Latine grâce au Partenariat des Amériques pour la prospérité économique. Les pays concernés par l'IPEF, qui représentent 40% du PIB mondial, se sont engagés à coordonner leurs efforts de diversification des chaines d'approvisionnement. (…) le "friend-shoring" sera mis en œuvre progressivement. Déjà de nouvelles chaines d'approvisionnements se développent. L'UE travaille avec Intel pour faciliter un investissement d'environ 90 milliards de dollars dans la création d'une filière de semi-conducteurs. Les États-Unis travaillent avec ses partenaires de confiance au développement d'un écosystème complet de semi-conducteurs sur leur territoire. Nous travaillons également avec l'Australie pour bâtir des installations d'extraction et de traitement de terres rares dans nos deux pays." (Le Monde 1-2/01/2023)
[43] "La guerre commerciale est un des théâtres sur lequel se joue la rivalité stratégique sino-américaine avec une conséquence majeure pour l'ensemble des acteurs : la transformation des interdépendances en leviers de puissance. (…) En renonçant au système multilatéral qu'ils avaient eux-mêmes bâti, [les États-Unis] ont déstabilisé volontairement leurs alliés traditionnels, tout en indiquant leur volonté de continuer à exercer leur pouvoir de structuration. Même si elle y mettra les formes, l'administration Biden continuera à le faire pour contenir, autant que possible la montée en puissance de la Chine." T. Gomart, "Guerres invisibles", 2021, p. 112
[44] Troisième manifeste du CCI. Le capitalisme conduit à la destruction de l'humanité ; seule la révolution mondiale du prolétariat peut y mettre fin
[45] Les vingt ans du XXIe siècle : L'accélération de la décomposition capitaliste pose ouvertement la question de la destruction de l'humanité
[46] Banque mondiale, juin 2022
[47] Foreign Affairs, in Courrier International 1674
[48] Thèses sur la crise économique et politique des pays de l'Est
[49] Nom officieux donné aux mesures économiques prises en Argentine lors de la crise économique en 2001 limitant les retraits d'argent et interdisant tout envoi de fonds à l'extérieur, pour mettre fin à la course aux liquidités et lutter contre la fuite des capitaux.
[50] Pays où les usines bénéficient d'exonérations des droits de douane pour pouvoir produire à un moindre coût des marchandises
Toutes les calamités générées par le capitalisme, l'exploitation, la misère, le chômage, les catastrophes climatiques, la guerre pèsent de plus en plus lourdement et dramatiquement sur la vie de la société et en particulier sur la classe exploitée et les miséreux du monde. Ainsi, le conflit meurtrier en Ukraine semble parti pour durer jusqu'à épuisement des deux protagonistes, quant à celui plus récent et particulièrement barbare au Moyen-Orient, entre Israël et le Hamas, il comporte des risques d'escalade guerrière incontrôlée dans la région. Cependant, une autre dynamique opposée à celle de la barbarie généralisée émerge dans la société : après 30 années de paralysie face aux attaques de la bourgeoisie, notre classe commence à résister à travers des luttes souvent très massives face à de nouvelles attaques plus violentes. Cette autre dynamique, à l'œuvre depuis l'été de la colère en 2022 au Royaume Uni, illustre l'existence dans la société de deux pôles opposés et antagoniques :
D’un côté, une spirale infernale de convulsions, de chaos et de destruction, dont le moteur sera de plus en plus la guerre impérialiste et la militarisation générale de la société mêlant leurs effets à ceux de la décomposition de la société[1], de la crise économique, de la crise écologique. Tous ces facteurs n'agissent pas indépendamment les uns des autres mais se combinent, interagissent pour produire un "effet tourbillon" (dont les plus clairvoyantes instances de la bourgeoisie mondiale ne peuvent faire autrement que de reconnaître l'existence[2]) qui concentre, catalyse et multiplie chacun des effets propres aux divers facteurs en cause, provoquant une dévastation à un niveau encore supérieur.
De l'autre côté, stimulée par un déferlement d'attaques économiques conduisant à une dégradation considérable de ses conditions de vie, la classe ouvrière se manifeste sur son terrain de classe avec détermination et souvent massivement dans les principaux pays industrialisés du monde.
La dynamique du premier pôle -la spirale de convulsions du capitalisme- ne peut qu'aboutir à un enfoncement dramatique de l'humanité dans la misère, le chaos et la barbarie guerrière, voire à sa disparition dans un futur pas si éloigné si rien n'est fait pour renverser le cours de choses. Le second pôle, par contre, est celui de l'ouverture pour l’humanité d'une autre perspective, portée par le développement de la lutte de classe. Ainsi, si la classe ouvrière est capable de développer ses luttes à la hauteur des attaques de la bourgeoisie, mais également de hisser leur politisation à la hauteur des enjeux historiques, alors s'ouvrira une nouvelle fois après la première vague révolutionnaire mondiale de 1917-23, la perspective de renversement du capitalisme à l'échelle mondiale.
Celle-ci est le produit d'une situation où, dans les années 1980, face à l'approfondissement de la crise économique sans issue, les deux classes fondamentales et antagoniques de la société s'affrontent sans parvenir à imposer leur propre réponse décisive (celle de la guerre mondiale pour la bourgeoisie, celle de la révolution pour le prolétariat). L'incapacité de la classe dominante à offrir la moindre perspective pour l'ensemble de la société et l'incapacité du prolétariat à affirmer ouvertement la sienne, débouchent sur une période de décomposition généralisée, de pourrissement sur pied de la société alors que s'aggravent les contradictions du capitalisme en crise[3].
Une nouvelle aggravation de la crise ne pouvait que donner une impulsion supérieure à tous les ravages de la décomposition de la société en marche depuis 25 ans, à la fragmentation et la dislocation croissantes du tissu social à un point tel que certaines de ses expressions font maintenant clairement partie du paysage de désolation : la dégradation de la pensée, l'explosion de maladies mentales et psychologiques, le développement de comportements les plus irrationnels et suicidaires, l'irruption de la violence dans tous les aspects de la vie sociale, tueries de masse qui sont le fait de déséquilibrés, harcèlement dans les écoles et sur Internet, règlements de compte sauvages entre gangs, …
Aucune des fractions mondiales de la bourgeoisie n'est épargnée par la décomposition de son système dont témoigne la montée du populisme avec l'arrivée au gouvernement de personnalités aberrantes comme Trump aux États-Unis, Bolsonaro au Brésil, Milei en Argentine, … . L'accession du populisme au pouvoir est synonyme dans certains pays de choix tout aussi aberrants, irrationnels du point de vue même des intérêts de la bourgeoisie, avec de possibles répercussions mondiales. Ainsi, si Trump revient au pouvoir lors des prochaines élections américaines, il supprimera vraisemblablement le soutien financier et militaire à l'Ukraine –destiné pourtant, à l'origine, à affaiblir la Russie et ainsi à priver la Chine d'un éventuel appui militaire russe lors d'un probable futur conflit militaire entre les États-Unis et la Chine. De même, il est prévisible que Trump au pouvoir ne fera qu'encourager Netanyahu à se lancer partout à l'offensive au risque d'un embrasement régional rendant nécessaire une implication très importante de l'oncle Sam dans la région pour y défendre son hégémonie.
Les événements récents ne laissent aucune place au doute ou à la relativisation quant aux conséquences des dégâts écologiques sur l'habitabilité de la planète et la survie de nombreuses espèces dont, à terme, l'espèce humaine : Inondations massives catastrophiques au Pakistan ; hausse de la température cet été à plus de 40 degrés dans les pays du sud de l'Europe ; pollution qui a obligé les écoles à fermer en Inde pour les vacances de Noël en novembre, en entrainant des problèmes respiratoires chez 1 enfant sur 3 ; épidémie actuelle de pneumonie chez les enfants en Chine ; famines en Afrique, etc.
Soumise aux lois du capitalisme, la nature sera de moins en moins en mesure d'héberger et de nourrir l'espèce humaine : Les stocks de poissons sont menacés non seulement par la surpêche industrielle, mais aussi par le réchauffement des océans ; l'épuisement des sols et la pénurie d'eau -résultant d'une sécheresse persistante- réduisent considérablement les rendements, en particulier dans les zones tropicales et subtropicales. Ainsi, dans la Corne de l'Afrique, plus de 23 millions de personnes sont en situation d'insécurité alimentaire aiguë et 5,1 millions d'enfants souffrent de malnutrition aiguë. Et le pire est clairement devant nous car l'environnement s'approche d'une série de "points de basculement" où les dommages causés deviendront incontrôlables, conduisant à de nouveaux niveaux de destruction.[4]
Face à ces perspectives désastreuses, les grandes conférences internationales telles que la COP 28 aux Émirats arabes unis ne sont rien d'autre que des forums de discussion visant à donner l’illusion que "quelque chose est fait", tandis que certaines parties de la classe dirigeante deviennent de plus en plus "réalistes" en choisissant de s'adapter à l'inévitable réchauffement climatique plutôt que tenter de lutter contre. En fait, la fonction objective de la COP 28 (et des autres qui ont précédé ou suivront) est d’entretenir la mystification que le capitalisme peut résoudre les défis climatiques, alors que l’incapacité des différentes bourgeoisies nationales de mettre de côté leurs rivalités mène l'humanité au néant.
Face à ceux qui n'ont aucune illusion par rapport aux duperies du type de celles de la COP, il y a les appels à lutter pour la planète émanant de groupes souvent critiques -voire très radicaux- par rapport aux rencontres de la COP ou même par rapport à la société actuelle, mais qui, dans leur programme, ne mettent pas en avant la seule solution aux problèmes du climat, le renversement du capitalisme par la seule force de la société qui en soit capable, la classe ouvrière.
En prenant des proportions inégalées dans l'histoire de l'humanité, la guerre sous le capitalisme décadent plonge l’humanité dans la misère et menace sa survie. Les deux Guerres mondiales et les multiples conflits "locaux" qui n’ont cessé depuis la Seconde en sont une expression édifiante.
Actuellement, on dénombre globalement de par le monde 56 guerres impliquant 1,1 milliard de personnes (14% de la population mondiale). La guerre constitue ainsi la composante la plus "dynamique" de la spirale de destruction qui ravage le monde.
Alors que le carnage se poursuit en Ukraine, au Soudan, au Yémen, en Éthiopie, dans le Caucase du Sud, au Nagorno-Karabakh, que les tensions guerrières se maintiennent dans les Balkans, un nouveau foyer de guerre impérialiste, celui entre Israël et le Hamas, fait sa brutale apparition avec son cortège de destructions, d'émigrations massives, de morts civils, de barbarie. Les guerres actuelles en Ukraine[5] et au Moyen Orient[6], constitue une confirmation dramatique de la dynamique du capitalisme et, pour l'instant, des sommets de celle-ci.
Ces guerres ont déjà tué ou blessé des centaines de milliers de soldats et de civils. Elles plongent dans la misère la plus extrême des parties importantes de la population. Leur impact va au-delà des frontières de l’Ukraine, de la Russie ou de la Palestine. Ainsi, les dégâts occasionnés à l'agriculture de l'Ukraine ou le blocus affectant les exportations de ce pays en produits agricoles ont pour conséquence l'aggravation et l'extension de la sous-nutrition dans le monde. De plus, la férocité de la bourgeoisie israélienne ne laissant pas un mètre carré de terre dans l'enclave de Gaza à l'abri des bombes (et de la faim, des épidémies), elle est en train de provoquer un gigantesque exode de la population palestinienne. Immanquablement la guerre à Gaza va encore grossir significativement le flot mondial des réfugiés de guerre.
Les risques d'effets collatéraux menacent également les populations même éloignées des champs de bataille, avec par exemple en Ukraine la possible émission de nuages radioactifs issus de centrales nucléaires, endommagées accidentellement ou délibérément durant les combats.
Non seulement les hommes pâtissent de la guerre mais aussi la planète. En effet, les besoins en pétrole, gaz et charbon de la machine de guerre entraînent une augmentation exorbitante de la consommation d’énergies fossiles. Si l'incapacité de la COP 28 à s'engager à réduire la consommation de combustibles fossiles a justement été attribuée au véto de l'Arabie saoudite et d'autres producteurs de pétrole (qui en réalité ne fait que dissimuler un véto de la plupart des États), ce qui a néanmoins été délibérément laissé dans l'ombre c'est le besoin insatiable, de la part des forces armées (chars, véhicules militaires, avions de combats, …. toutes très gourmandes en fuel) du monde entier, à commencer par les plus puissantes, en pétrole, gaz et charbon. Ainsi une étude[7] sur la consommation de carbone des forces armées américaines prises dans leur ensemble (aviation, armée de terre et marine) révèle qu'à elles seules, elles "polluent et consomment plus de carburant que la plupart des pays du monde". Les forces armées des pays de l'UE contribuent davantage à l'effet de serre que toutes les voitures du Portugal, de la Norvège et de la Grèce réunies, sans parler de "l'empreinte carbone" de l'industrie militaire européenne. Il convient également de prendre en compte ce fait avéré qu'est la pollution des sols et de l'atmosphère, dans les zones de guerre, du fait des munitions tirées. Si toutes ces considérations ont soigneusement été évitées dans les palabres de la COP28 c'est justement parce que le capitalisme c'est la guerre et qu'on ne se débarrassera de la guerre qu'en se débarrassant du capitalisme.
Quant au coût économique de toutes les guerres (la destruction des infrastructures économiques et sociales, les dépenses d'armement, …) il est en définitive supporté par la population, la classe ouvrière en particulier, à travers des ponctions de plus en plus importantes sur les budgets nationaux.
L'irrationalité de la guerre sur le plan économique durant la décadence du capitalisme saute aux yeux : tous les belligérants y perdent. Mais, ce qui frappe le plus, c'est qu'avec la période de décomposition, l’irrationalité des guerres affecte également les gains stratégiques escomptés par tous les belligérants, y compris les "vainqueurs". Tous y perdent sur ce plan. Et la guerre qui vient d'éclater au Moyen-Orient surpasse déjà en irrationalité et barbarie celle en Ukraine.
La crise de surproduction qui a réapparu en 1967, et dont les premiers effets furent à l'origine des vagues internationales de lutte de classe, n'a depuis lors fait que s'aggraver malgré tous les efforts de la bourgeoisie pour en ralentir le cours. Et il ne pouvait en être autrement car il n'existe pas de solution à la crise au sein du capitalisme. La seule chose que celui-ci peut faire, et dont il a déjà usé et abusé, c'est d'en reporter les effets à plus tard. Ainsi l’endettement, principal palliatif à la crise historique du capitalisme et déjà massivement utilisé, perd non seulement de son efficacité, -restreignant ainsi davantage la possibilité de relancer l’économie- mais, de plus, l'existence de cette dette colossale accumulée rend le capitalisme vulnérable à des convulsions toujours plus dévastatrices.
Après la crise ouverte de 2008, qui a marqué la fin des "opportunités" offertes par la mondialisation, l’incapacité encore plus manifeste pour la classe dominante à surmonter la crise de son mode de production s’est traduite par l’explosion du chacun pour soi dans les rapports entre nations et au sein de chaque nation, avec le retour progressif du protectionnisme et la remise en cause unilatérale, de la part des deux principales puissances, du multilatéralisme et des institutions de la mondialisation. En conséquence, la bourgeoisie se trouve aujourd'hui plus mal armée que jamais face à l'approfondissement de la crise actuelle ainsi qu’à de possibles expressions brutales de celles-ci, d'autant plus que se trouve exclue de fait l'unité d'action de la bourgeoisie au niveau international qui avait encore eu lieu lors de la crise de 2008.
La situation est d'autant plus sérieuse que trois facteurs prennent une part croissante dans l'aggravation de la crise : la décomposition sociale, le changement climatique et la guerre. En effet :
Pour toutes ces raisons, la prochaine expression ouverte de la crise économique promet d'être plus grave que le fut celle de 1929.
Tous les États se préparent désormais à la guerre de ‘haute intensité’. Les budgets militaires sont partout en hausse rapide si bien que la part de la richesse nationale dédiée à l’armement revient au même niveau que -et même dépasse- celui atteint lors du plus fort moment de l’affrontement entre les blocs. Chaque capital national réorganise son économie nationale en vue de renforcer son industrie militaire et de garantir son indépendance stratégique.
Ainsi, l'aggravation des tensions et conflits impérialistes depuis deux ans met en évidence que la guerre, en tant qu’action voulue et planifiée par les États capitalistes, devient le facteur le plus puissant de chaos et de destruction.
En Ukraine, les deux camps doivent enrôler davantage de soldats pour maintenir la pression actuelle sur les fronts et l'équilibre des forces militaires en présence. Ce qui demande plus de sacrifices de chaque côté et aussi implique plus de répression face à toute expression de résistance aux exigences de l'État. Il apparait déjà clairement que les États-Unis ne vont pas pouvoir maintenir le soutien financier et militaire à l'Ukraine à son niveau actuel et il est prévisible que l'Europe ne pourra, ni même ne voudra, prendre le relais des États-Unis à ce niveau. Cette question est à même de la diviser, la fragiliser et possiblement, à terme, aboutir à son éclatement laissant la place à une mosaïque de tensions impérialistes entre ses ex membres.
Au Moyen-Orient, après trois mois de conflit, rien ne semble en mesure de calmer les visées impérialistes de Netanyahou incluant sans complexe l'éradication des Gazaouis. La présence militaire massive des États-Unis dans la région – justifiée par le fait qu'Israël constitue depuis des décennies un appui stratégique de l'impérialisme américain au Moyen-Orient - a jusqu'à présent permis d'empêcher que l'énorme poudrière que constitue le Moyen Orient ne s'embrase notamment en mettant aux prises Israël et l'Iran appuyé par ses différentes milices au Liban et au Yémen. Le fait que les États-Unis aient dû constituer à la hâte une force navale pour sécuriser le trafic maritime sur la mer rouge, affecté par les tirs hostiles des houthistes yéménites, est un sérieux indice du caractère explosif de la situation. Cet autre fait qu'un certain nombre de pays européens ont gardé leur distance par rapport à une telle initiative américaine en dit long sur les difficultés que les États-Unis pourront rencontrer dans le futur dans cette zone[8].
En toile de fond de la situation mondiale actuelle se trouve le projet de la bourgeoisie américaine de donner un coup d'arrêt à l'expansion de la Chine avant que celle-ci mette en péril la domination militaire et économique des États-Unis sur le monde[9]. Un tel coup d'arrêt passe nécessairement par une confrontation militaire dont les conséquences seraient désastreuses pour le monde même si l'ampleur d'un tel conflit serait restreinte par plusieurs facteurs, notamment l'absence de blocs impérialistes mondiaux constitués et le fait que la bourgeoisie américaine sera face à certaines limites pour faire accepter les conséquences de la guerre à une classe ouvrière non vaincue et qui a démontré encore récemment sa combativité face à aux attaques économiques[10]. La guerre en Ukraine s'inscrivait entièrement au service de cette perspective des États-Unis qui ont incité la Russie à envahir l'Ukraine[11]. Mais le fait que ce conflit perdure au-delà de ce qui était certainement escompté par les États-Unis, de même que l'éclatement de la guerre au Moyen Orient – à contre-courant des plans de l'oncle Sam - compliquent énormément la tâche des États-Unis, comme le mettent en évidence les passages suivants d'un article du journal Le Monde : "Face aux nouveaux conflits en Europe et au Moyen-Orient, et à des tensions en Indo-Pacifique, Washington doit mobiliser ses forces sur tous les fronts, ce qui exacerbe les vulnérabilités de son appareil militaire à une période politique charnière. (…)"[12]
La troisième guerre mondiale n'est pas à l'ordre du jour de la situation actuelle. Contrairement aux discours -d'où qu'ils viennent- pointant la perspective de la Troisième Guerre mondiale, la prolifération actuelle de conflits n'est pas l'expression d'une dynamique vers la formation de deux blocs impérialistes, condition requise pour une Troisième Guerre mondiale, mais confirme au contraire la tendance au "chacun pour soi" dans les confrontations impérialistes. Le fait que nous vivions dans un monde essentiellement multipolaire s'exprime à travers la multiplicité des conflits en cours de par le monde et est illustré, par exemple, par les relations ambigües entre la Russie et la Chine. Si la Russie s'est montrée très disposée à s'allier à la Chine sur des questions spécifiques, généralement en opposition aux États-Unis, elle n'en est pas moins consciente du danger de se subordonner à son voisin oriental, comme en témoigne le fait qu'elle est l'un des principaux opposants à la "Nouvelle Route de la Soie" de la Chine vers l'hégémonie impérialiste.
La multipolarité sous-tendant les conflits impérialistes actuels ne doit cependant pas conduire à sous-estimer le danger de surgissement de conflits militaires incontrôlés, comme cela s'est produit au début de la guerre en Ukraine en 2022.[13]
Dans les pays capitalistes centraux, la bourgeoisie ne dispose pas pour le moment des moyens politiques et idéologiques permettant de maintenir son contrôle sur la classe ouvrière -qui n'a pas subi de défaite physique et politique- en vue d'une confrontation militaire frontale et totale avec une autre puissance, requérant de faire supporter au prolétariat les sacrifices nécessaires à l'effort de guerre.
Cela dit, même en l'absence d'une guerre mondiale entre blocs impérialistes rivaux, dont les conditions ne sont pas réunies, la situation actuelle regorge de périls qui menacent l'humanité dont les guerres. Le nombre de guerres locales va croissant, avec des conséquences de plus en plus dommageables pour la vie sur terre, qui est à la merci de l’utilisation de toute sorte d'armes, y compris nucléaires, chimiques, …
Face au pôle conduisant à la destruction de l'humanité se dresse celui de la lutte de classe du prolétariat. Le premier, tant il accumule la barbarie et des périls mortels à une échelle toujours plus vaste, apparait tel un Goliath, terrifiant et démesuré, face au David d'un renouveau de la lutte de classe, datant de moins de deux ans.
Comment le David prolétarien peut-il mettre fin à la spirale infernale de convulsions, de chaos et de destruction du capitalisme en décomposition ? En marchant sur les traces de la première tentative mondiale du prolétariat pour renverser le capitalisme en 1917-23. C'est elle, avec à sa tête la révolution russe de 1917, qui avait mis fin à la Première Guerre mondiale. À l'inverse, la défaite et l'enrôlement du prolétariat dans la Seconde Guerre mondiale ont ouvert la porte à une succession interminable de guerres (Corée, Vietnam, Moyen-Orient). Ainsi, la période 1914-68 permet de tirer une claire leçon : seul le prolétariat mondial peut mettre fin à la guerre, alors que son enrôlement sous des bannières bourgeoises ouvre la porte au déchaînement du militarisme.
La période 1968-1989 est également riche d’enseignements. La réémergence historique de notre classe, s’exprimant dans des luttes telles que Mai 68, l’automne chaud italien, la grève de masse en Pologne, etc., a stoppé la marche vers la troisième guerre mondiale qui, avec sa course effrénée aux armements nucléaires, aurait pu anéantir la planète. Cependant, ces luttes ouvrières ne sont pas allées plus loin que de constituer un obstacle à la marche vers la guerre mondiale, car elles se sont cantonnées au plan économique sans être capables de se politiser davantage à travers la mise en question du capitalisme et la compréhension des enjeux historiques de la lutte de classe. Par conséquent, elles ne pouvaient empêcher le pourrissement sur pieds du capitalisme et ses conséquences sur tous les plans de la vie de la société, dont l’exacerbation du chacun pour soi au niveau impérialiste.[14]
Les grèves massives de l'été 2022 en Grande-Bretagne, avec leur slogan « Enough is enough », ont été les premières d'une nouvelle dynamique internationale de la lutte de classe rompant avec toute une période de 30 années de recul important de celle-ci.
Depuis lors, des mobilisations importantes ont lieu en France, Allemagne, Canada, Danemark, États-Unis, Islande, Bangladesh, Scandinavie, Québec, … la plupart d'entre elles constituant, de l’avis même des médias bourgeois, un "fait historique", marquant une "rupture" par rapport à la situation antérieure sur le plan de la massivité et de la combativité. Elles sont portées par une nouvelle génération de travailleurs qui n'a pas subi le rouleau compresseur des campagnes sur la mort du communisme et la « disparition » de la classe ouvrière développées par la bourgeoisie à l'occasion de l'effondrement des régimes staliniens ; elles sont au contraire le produit d'une maturation de la conscience au sein de notre classe nourrie par une aggravation considérable des attaques du capitalisme en crise.[15]
En cela, ce renouveau de la lutte de classe est comparable au surgissement de la lutte de classe en 1968, face au retour de la crise ouverte du capitalisme et porté par une nouvelle génération de la classe ouvrière qui n'avait pas, comme ses ainés, été laminée au niveau de la conscience par la contre-révolution consécutive à l'échec de la vague révolutionnaire de 1917-23. Mais la nouvelle génération est aujourd'hui confrontée à une tâche bien plus difficile que la génération de 68. Celle-ci avait impulsé des luttes à l'échelle du monde face auxquelles la bourgeoisie avait dû mobiliser ses syndicats, sa gauche et parfois son extrême gauche. Cependant, le niveau de politisation alors atteint par la classe ouvrière s'était avéré insuffisant pour faire face à un ensemble d'obstacles : illusions démocratiques en Pologne en grande partie responsables de la défaite des luttes de 1980, regain du corporatisme dans les pays d'Europe de l'Ouest, comme conséquence de l'impact sur la classe ouvrière du développement du chacun pour soi dans la société. Il incombera désormais aux générations actuelles et futures d'ouvriers la tâche de hisser la politisation de leurs luttes à un niveau bien supérieur pour les orienter vers la perspective révolutionnaire de renversement du capitalisme. Dans cette nécessaire prise de conscience, les révolutionnaires ont un rôle fondamental à jouer.
Pour qu'une avant-garde politique totalement partie prenante du combat de la classe ouvrière soit capable de l'orienter, il est indispensable que celle-ci ait pu émerger du processus de confrontation des positions politiques initié par l’activité de la Gauche communiste et son intervention dans des luttes. En ce sens, il faudra que les organisations qui appartiennent à ce courant assument une telle responsabilité, ce qui est loin d'être le cas encore aujourd'hui, plus préoccupées qu'elles sont par leurs succès immédiat de recrutement, souvent au prix de concessions opportunistes.
Sylunken (xx/01/2024)
[1] "Toutes ces manifestations de la putréfaction sociale qui aujourd'hui, à une échelle inconnue dans l'histoire, envahissent tous les pores de la société humaine, ne savent exprimer qu'une chose: non seulement la dislocation de la société bourgeoise, mais encore l'anéantissement de tout principe de vie collective au sein d'une société qui se trouve privée du moindre projet, de la moindre perspective, même à court terme, même la plus illusoire" (THESES : la décomposition, phase ultime de la décadence capitaliste [47]).
[2] Cf. le rapport présenté au Forum de Davos de janvier 2023, évoqué dans le Rapport sur la décomposition [389] pour le 25e congrès international du CCI. Revue internationale 170.
[4] L'effondrement du système de courants océaniques comme le Gulf Stream, régulateur essentiel du climat de la planète, pourrait, s'il se confirme, modifier radicalement le climat de la Terre et affaiblir considérablement l'espèce humaine en l'espace de quelques décennies. La fonte de la toundra et des calottes glaciaires du Nord ou le dépérissement de la forêt amazonienne (de plus en plus menacée par les sécheresses et les incendies de forêt) ouvrent la perspective effrayante que la forêt commence à émettre plus de dioxyde de carbone dans l'atmosphère que la quantité qu'elle peut absorber.
[5] Lire l'article Spirale d’atrocités au Moyen-Orient : la terrifiante réalité de la décomposition du capitalisme [390]
[6] Lire l'article Guerre en Ukraine : Deux ans de confrontation impérialiste, de barbarie et de destruction [391]
[7] Étude [392] qui révèle que les forces armées aux USA polluent et consomment plus de carburant que la plupart des pays de monde. Elle-même s'appuie sur une autre étude publiée dans TRANSACTIONS of the INSTITUTE of BRITISH GEOGRAPHERS. [393]
[8] "Même si les Etats-Unis ont annoncé, en décembre, avoir le soutien de plus d’une vingtaine de pays, les renforts à la coalition se sont révélés jusqu’à présent extrêmement limités, se résumant parfois au seul envoi de quelques officiers supplémentaires : trois Néerlandais, deux Canadiens et une dizaine de Norvégiens. Le Danemark avait annoncé, fin décembre, l’envoi d’une frégate « avant fin janvier », mais ce déploiement nécessitait l’approbation du Parlement. L’Italie a aussi annoncé l’envoi d’un navire en mer Rouge fin décembre, avant de prendre ses distances avec la coalition anti-houthistes. À l’instar de Paris et de Madrid, qui ont dérouté un bâtiment opérant déjà dans des zones proches (le golfe d’Aden et le détroit d’Ormuz), Rome a souhaité conserver un commandement autonome sur son bâtiment." "Coalition anti-houthistes : les États-Unis en manque de renforts en mer Rouge [394]" - Le Monde (12 janvier 2024)
[9] Lire le Complément à la résolution sur la situation internationale adoptée au 25e Congrès du CCI [395].
[10] Lire : Après la rupture dans la lutte de classe, la nécessité de la politisation des luttes [396].
[11] Lire le Complément à la résolution sur la situation internationale adoptée au 25e Congrès du CCI [395]" et la Résolution sur la situation internationale du 24e congrès du CCI [395], Revue internationale 170.
[12] L’armée américaine au défi de la multiplication des guerres [397] Le Monde du 12 janvier 2024.
[13] Lire Le complément à la résolution sur la situation internationale du 25e congrès du CCI [395].
[14] Lire notre article Après la rupture dans la lutte de classe, la nécessité de la politisation des luttes [396]
[15] Lire notre article Après la rupture dans la lutte de classe, la nécessité de la politisation des luttes [396].
L'évolution de la situation mondiale depuis le 25e Congrès confirme amplement ce qui a été dit dans la résolution que nous avons adoptée sur la situation internationale. Non seulement la décomposition devient le facteur décisif de l'évolution de la société, comme nous l'avions prévu dès 1990, mais dans la décennie actuelle, "l'agrégation et l'interaction des phénomènes destructeurs produisent un "effet tourbillon" qui concentre, catalyse et multiplie chacun de ses effets partiels, provoquant une dévastation encore plus destructrice".
Concrètement, alors que la crise économique s'aggrave et qu'il y a une détérioration significative des conditions de vie de la classe ouvrière, ce qui favorise une "rupture" avec la situation de passivité et le développement de la combativité et potentiellement de la conscience, exprimant un mouvement vers l'adoption d'une perspective révolutionnaire, même s'il est encore lent et fragile. En même temps, la détérioration écologique et la multiplication des centres de guerre impérialiste (Ukraine, Arménie/Azerbaïdjan, Bosnie, Afrique, Moyen-Orient) montrent la perspective de destruction et de ruine que le capitalisme offre à l'humanité.
Dans le domaine de la crise environnementale, les événements récents ne laissent aucune place au doute ou à la relativisation quant aux conséquences des dégâts écologiques sur l'habitabilité de la planète et la survie de nombreuses espèces (dont, à terme, l'espèce humaine). Les inondations massives au Pakistan, ou l'augmentation de la température cet été à plus de 40 degrés dans les pays du sud de l'Europe, la pollution qui a obligé les écoles à fermer en Inde pour les vacances de Noël en novembre et qui provoque des problèmes respiratoires chez 1 enfant sur 3, l'épidémie actuelle de pneumonie chez les enfants en Chine, les famines en Afrique, etc. en sont des illustrations récentes.
Mais de tous les éléments de l'"effet tourbillon", c'est la guerre impérialiste qui accélère immédiatement le cours des choses dans la situation mondiale. Depuis le 25e Congrès, nous avons assisté à une sorte d'impasse dans la guerre en Ukraine, à la résurgence de la guerre au Nagorno-Karabakh, aux tensions guerrières dans les Balkans et surtout à la guerre entre Israël et le Hamas. En toile de fond, la confrontation croissante entre les États-Unis et la Chine. Cette multiplication des conflits n'est pas l'expression d'une dynamique de formation de blocs impérialistes mais confirme la tendance au "chacun pour soi" des affrontements impérialistes dans cette période.
1) En ce qui concerne l'analyse des affrontements impérialistes pendant la guerre froide, les coordonnées de l'analyse marxiste ont changé dans la situation actuelle ; principalement sur la possibilité de la formation de blocs impérialistes et sur l'affrontement des classes. Malgré cela, les Bordiguistes (Programma, Le Prolétaire, Il Partito) et les Damenistes (TCI) s'obstinent à voir dans la situation actuelle la formation de deux blocs impérialistes opposés autour de la Chine et des Etats-Unis, et donc la marche vers une troisième guerre mondiale, basée sur l'hypothèse de la défaite du prolétariat. En fait, même les "experts" de la bourgeoisie tendent à reconnaître que la tendance dominante des conflits impérialistes est à la "multipolarité".
Dans la résolution sur la situation internationale du 24ème congrès, nous écrivions :
"la marche vers la guerre mondiale est encore entravée par la puissante tendance à l'indiscipline, au chacun pour soi et au chaos au niveau impérialiste, tandis que dans les pays capitalistes centraux, le capitalisme ne dispose pas encore des éléments politiques et idéologiques - dont en particulier une défaite politique du prolétariat - qui pourraient unifier la société et aplanir le chemin vers la guerre mondiale. Le fait que nous vivions encore dans un monde essentiellement multipolaire est mis en évidence en particulier par les relations entre la Russie et la Chine. Si la Russie s'est montrée très disposée à s'allier à la Chine sur des questions spécifiques, généralement en opposition aux Etats-Unis, elle n'en est pas moins consciente du danger de se subordonner à son voisin de l'Est et est l'un des principaux opposants à la "Nouvelle Route de la Soie" de la Chine vers l'hégémonie impérialiste".
2) La reconnaissance de la corrélation indisciplinée des forces impérialistes, définie essentiellement par la tendance au "chacun pour soi", ne doit pas conduire à sous-estimer le danger de l'explosion de conflits militaires incontrôlés, comme cela s'est produit au début de la guerre en Ukraine en 2022. Le conflit entre les États-Unis et la Chine pourrait bien déboucher sur une confrontation militaire directe, de sorte que la menace d'un conflit ouvert (quelque peu sous-estimée dans la résolution du 25e Congrès sur la situation internationale) doit être analysée plus en détail.
La stratégie géopolitique proclamée par les États-Unis depuis 1989 a consisté à empêcher l'émergence de toute puissance susceptible de rivaliser avec leur énorme supériorité militaire sur la scène mondiale. Cette doctrine a à la fois confirmé que leur ambition première n'était pas la reconstitution d'un bloc et indiqué que, contrairement aux 1ère et 2ème guerres mondiales où ils ont attendu en position défensive avant de sortir avec le butin, ils devaient désormais prendre l'offensive militaire sur la scène mondiale et devenir la force dominante de la déstabilisation impérialiste.
Les fiascos en Irak et en Afghanistan ont montré que la politique de la police mondiale ne faisait qu'engendrer davantage de chaos, démontrant par la même occasion le déclin de l'impérialisme américain. Plus récemment, il a tenté de réagir en se tournant vers une défense plus stricte de ses propres intérêts (l'"Amérique d'abord" de Trump et l'"Amérique est de retour" de Biden), même si cela déclenche un chaos encore plus grand. Comme nous l'avions déjà identifié, l'énorme développement économique, technologique et militaire de la Chine est une menace pour la domination américaine.
C'est pourquoi les États-Unis développent une politique visant à entraver la progression du développement économique, technologique et militaire de la Chine : délocalisation d'entreprises, limitation de la collaboration dans la recherche universitaire de pointe, blocage des exportations de technologies, "quadruple chip alliance" entre les États-Unis et Taïwan, le Japon et la Corée du Sud, qui vise à isoler la Chine des chaînes d'approvisionnement mondiales en puces électroniques, etc. Sur le plan militaire, ils tentent d'établir un encerclement géopolitique pour garantir le contrôle de l'Indo-Pacifique et du continent asiatique avec des initiatives telles que le QUAD, l'"OTAN de l'Asie", qui regroupe les États-Unis avec le Japon, l'Inde, l'Australie et la Corée du Sud, ou l'AUKUS, un traité de coopération militaire avec l'Australie et le Royaume-Uni. L'encerclement des États-Unis continue de se resserrer et les dernières étapes ont été l'installation de bases militaires américaines aux Philippines et l'obtention du Vietnam comme allié dans la région. En fin de compte, pour les États-Unis, la guerre en Ukraine a également pour objectif d'isoler la Chine stratégiquement et militairement, de saigner la Russie à blanc, de lui ôter toute pertinence en tant que puissance mondiale et d'essayer d'empêcher la Chine de tirer profit de sa technologie militaire ou de ses ressources énergétiques, ainsi que de son expérience et de ses moyens dans le "grand jeu" impérialiste mondial. L'impasse sanglante de la guerre en Ukraine a fait avancer ce projet américain de saigner la Russie à blanc.
Récemment, la politique d'encerclement de la Chine a été aggravée par une série de provocations telles que la visite de Pelosi à Taipei, l'abattage de ballons météorologiques accusés d'espionnage, l'annonce d'une aide militaire de 345 millions de dollars à Taïwan, ou les déclarations de Biden selon lesquelles les États-Unis n'hésiteront pas à envoyer des troupes sur l'île pour la défendre d'une invasion chinoise.
Toutes ces initiatives américaines s'inscrivent dans une stratégie d'isolement et de provocation de la Chine, qui tente de la pousser à des confrontations prématurées pour lesquelles elle n'est pas encore qualifiée et qui pourraient aller jusqu'à l'affrontement militaire. Cela reproduit en fait la politique d'encerclement de l'URSS qui a contraint cette dernière à s'engager dans des aventures impérialistes au-delà de ses possibilités économiques et militaires réelles, et qui a fini par provoquer l'effondrement du bloc impérialiste qu'elle dirigeait.
Il ne fait aucun doute que la Chine a tiré et tire les leçons de l'effondrement du bloc de l'Est ; mais il ne faut pas exclure que, face à la poursuite et à l'intensification des pressions américaines, elle finisse par n'avoir d'autre choix que de réagir ; et il ne faut donc pas sous-estimer la possibilité d'un conflit, notamment en mer de Chine autour de Taïwan. Il est évident qu'en cas de conflit, les conséquences seraient désastreuses et terribles pour le monde entier, même si l'ampleur d'un tel conflit serait limitée par plusieurs facteurs, notamment l'absence de blocs impérialistes mondiaux et l'incapacité de la bourgeoisie américaine à entraîner une classe ouvrière invaincue dans une mobilisation guerrière de grande ampleur.
3) Le conflit sanglant qui sévit actuellement au Moyen-Orient a précisément éclaté dans le contexte de l'expansion chaotique et imprévisible de la tendance de chaque puissance impérialiste pour elle-même, et non à la suite d'un mouvement de solidification des blocs.
Le retrait d'une forte présence militaire américaine au Moyen-Orient a transféré à Israël, la charge du maintien de la Pax Americana dans la région dans le cadre des accords d'Oslo (1993), qui reconnaissaient le principe de "deux États" (donc d'un État palestinien) dans la région. Un calme apparent régnait, qui avait même permis la signature des accords d'Abraham en 2020, consacrant la paix entre Israël et les Émirats arabes unis et excluant l'Iran. Cependant, dans la pratique, Israël a poursuivi et intensifié une politique de harcèlement de la population arabe et de soutien aux colons en Cisjordanie, sabotant l'Autorité palestinienne (AP) en soutenant le Hamas, qui est désormais son ennemi mortel, sabotant ainsi, dans la pratique, le mandat américain. La situation a atteint un point limite avec le gouvernement Netanyahou en liaison avec l'extrême droite. Le ministre des finances a appelé l'armée à se venger des attaques contre les colons en brûlant les maisons palestiniennes, et la présence des soldats israéliens est en concurrence avec celle de la police de l'Autorité palestinienne. Ainsi, le Hamas, qui a remporté les dernières élections dans la bande de Gaza, plutôt que d'attendre sans rien faire le sort de la Cisjordanie, a lancé une attaque désespérée. Mais cette attaque coïncide avec les ambitions d'une autre puissance régionale, l'Iran, qui voit sa présence dans la région s'affaiblir et qui, à son tour, sous l'égide de la Chine, a signé en mars un accord avec l'Arabie saoudite sur la "Route de la soie", en concurrence directe avec celle d'Israël et des Émirats arabes unis.
Le Wall Street Journal a rendu public ce que tout le monde savait : l'attaque du Hamas a été ouvertement préparée et soutenue par l'Iran et le Hezbollah au Sud-Liban.
La réponse d'Israël, qui a rasé Gaza sous le prétexte d'éliminer le Hamas, témoigne d'une politique de la terre brûlée de la part des deux parties. La rage meurtrière du Hamas trouve dans la vengeance exterminatrice d'Israël le revers de la médaille. Et globalement, l'incendie dans la région est un appel à l'intervention des autres puissances régionales, et notamment de l'Iran, qui est le principal bénéficiaire de la situation de rupture de l'équilibre régional.
Cette situation ne profite toutefois pas aux États-Unis. L'administration Biden n'a eu d'autre choix que de soutenir à contrecœur la riposte de l'armée israélienne, tentant, bien que vainement, de faire baisser la tension, et a été contrainte de rétablir sa présence militaire dans la région en envoyant "Avec le porte-avions Ford, le croiseur Normandy et les destroyers Thomas Hudner, Ramage, Carney et Roosevelt, et augmentera la présence d'escadrons d'avions de chasse F-35, F-15, F-16 et A-10 dans la région". Certains ont déjà dû intervenir face à des attaques contre les troupes américaines en Irak. L'objectif est de dissuader à tout prix l'Iran d'intervenir directement ou par l'intermédiaire du Hezbollah mais aussi de dissuader Israël de mettre à exécution sa menace de "rayer l'Iran de la carte".
De son côté, la Russie profite sans aucun doute du fait que l'attention et la propagande de guerre se déplacent de l'Ukraine vers la Palestine. Cela interfère avec les ressources financières et militaires que les États-Unis pourraient utiliser sur le front russe et "donne un répit" à la tension de la guerre. De plus, Poutine bénéficie du soutien américain à la sauvagerie de la répression israélienne, dénonçant l'hypocrisie de la société américaine et de l'"Occident" qui, pour sa part, dénonce l'occupation de la Crimée mais consent à l'invasion de Gaza. Cependant, la Russie ne peut pas faire avancer de manière significative ses propres intérêts dans la région à travers cette guerre.
De même, la Chine pourrait se réjouir de l'affaiblissement de la politique américaine de "pivot vers l'Est" ; mais la guerre et la déstabilisation de la région vont à l'encontre de ses propres intérêts géopolitiques, qui consistent à tracer la nouvelle route de la soie.
La guerre actuelle au Moyen-Orient n'est donc pas le résultat de la dynamique de formation des blocs impérialistes, mais du "chacun pour soi". Tout comme la confrontation en Ukraine, cette guerre confirme la tendance dominante de la situation impérialiste mondiale : une irrationalité croissante alimentée par la tendance de chaque puissance impérialiste à agir pour elle-même et la politique sanglante de la puissance dominante, les États-Unis, pour contrer son déclin inévitable en empêchant la montée de tout challenger potentiel.
4) La guerre au Moyen-Orient a un impact sur l'ensemble de la classe ouvrière des pays centraux qui est encore plus important que celui de l'Ukraine. D'une part parce que dans certains pays comme la France, un pourcentage important de l'émigration provient des pays arabes, mais aussi parce que la "défense du peuple palestinien" fait partie depuis longtemps du bagage de "l'idéologie de gauche" des groupes trotskystes et anarchistes, et il faut le dire aussi, du soutien à la "libération nationale" de certains groupes bordiguistes comme Programma. C'est ainsi que l'on a vu des manifestations de 30.000 personnes à Berlin, 40.000 à Bruxelles et 35.000 à Madrid, plus de 500.000 à Londres, pour la défense des Palestiniens et pour la paix. D'autre part, le sionisme se couvre de la "question juive", qui n'a pas seulement des connotations historiques, mais concerne aussi une partie de la population en Europe et aux Etats-Unis. C'est ce qui explique les manifestations et les actes contre l'antisémitisme en France, récemment à Londres, à Paris, ou en Allemagne ; et aussi les campagnes dans les universités américaines, comme Harvard, où les étudiants qui ont dénoncé les massacres ont été accusés d'antisémitisme.
Malgré cela, la guerre au Moyen-Orient ne va probablement pas mettre fin à la dynamique de "rupture" de la passivité de la classe ouvrière que nous avons identifiée à partir de "l'été du mécontentement" en Grande-Bretagne, qui n'a pas pour point de départ une réponse à la guerre, ce qui dans la situation actuelle exigerait un développement de la conscience et une politisation de la classe dans son ensemble, ce qui pour l'instant n'est pas le cas, mais plutôt l'approfondissement de la crise économique.
Lorsque Internacionalismo a évoqué la perspective d'une reprise de la lutte des classes dans les années 1960, son analyse reposait fondamentalement sur deux éléments : 1) la fin de la période de "prospérité" après la Seconde Guerre mondiale et la perspective de la crise ; 2) la présence d'une nouvelle génération dans la classe ouvrière qui n'avait pas subi de défaite. La dimension prise par les luttes de mai 68 en France et de l'automne chaud en Italie 69, etc. était, en plus de ce qui précède, également le produit du manque de préparation de la bourgeoisie.
La condition que le prolétariat ne soit pas vaincu est tout aussi déterminante et la plus importante dans la situation actuelle. D'autre part, la situation actuelle d'aggravation de la décomposition et de l'effet de tourbillon présente des éléments qui sont un obstacle à la lutte et à l'élévation de la conscience du prolétariat ; mais elle contient également une aggravation qualitative de la crise économique, qui se traduit par une détérioration significative des conditions de vie du prolétariat. La décision d'entrer en lutte, de ne pas se résigner, de ne pas faire confiance et d'attendre "un nouveau développement de l'économie", signifie une réflexion sur la situation globale, une méfiance envers les attentes que le capitalisme peut offrir, un bilan minimum de ce qui nous a été promis et qui n'a pas été réalisé. En ce sens, "trop c'est trop" implique une maturation souterraine de la conscience. Cette approche a une dimension internationale, pour l'ensemble de la classe ouvrière. L'exemple des luttes en France et au Royaume-Uni, et maintenant aux États-Unis, fait également partie d'une réflexion à travers laquelle les travailleurs d'autres pays s'identifient à ceux qui participent à ces luttes. C'est aussi le début d'une réflexion sur l'identité de classe.
Il est vrai qu'indirectement, la question de la guerre est présente dans ce processus. Cette maturation s'est faite au cours de deux décennies d'aggravation des conflits impérialistes simultanément à l'aggravation de la crise économique ; de plus, la "rupture" s'est faite malgré le déclenchement de la guerre en Ukraine. En effet, le développement des luttes conduit nécessairement à l'amorce embryonnaire d'une réflexion liant la crise et la guerre, par exemple lorsqu'on constate que l'inflation augmente à cause des dépenses d'armement et qu'on nous demande des sacrifices pour augmenter les budgets de défense.
5) Néanmoins, l'aggravation de la situation mondiale est pleine de dangers pour la classe ouvrière. Qui peut prédire les conséquences d'une guerre entre les Etats-Unis et la Chine, dont l'ampleur pourrait éclipser tous les conflits depuis 1945 ? Ou les effets d'autres catastrophes que la période de décomposition entraînera ?
Dans cette période de décomposition, non seulement les conditions d'aggravation des conflits impérialistes ont changé, passant de la "guerre froide" entre deux blocs impérialistes au "chacun pour soi", mais elles ont également changé du point de vue de la confrontation des classes.
Pendant la période de la guerre froide, la résistance du prolétariat, le fait que la bourgeoisie n'ait pas réussi à vaincre la classe ouvrière, faisait de cette dernière le principal obstacle à la guerre impérialiste totale. Et l'affrontement de classe pouvait être analysé en termes de "cours historique", comme l'avait fait la Gauche italienne en exil (Bilan) dans les années 1930, face à la guerre de 1936 en Espagne et à la Seconde Guerre mondiale : soit un cours vers la défaite du prolétariat et la guerre mondiale, soit un cours vers les affrontements décisifs et la perspective révolutionnaire.
Dans la période actuelle d'aggravation chaotique des conflits impérialistes selon la tendance du "chacun pour soi", la non-défaite du prolétariat n'empêche pas la prolifération d'affrontements guerriers qui, s'ils concernent pour l'instant les pays où le prolétariat est plus faible, comme en Russie/Ukraine ou au Moyen-Orient, n'excluent pas la possibilité que certains des pays centraux se lancent dans des aventures guerrières.
Ainsi, si dans les années 1960-90 le temps a joué en faveur du prolétariat, qui a pu mûrir les leçons de ses échecs et hésitations pour préparer de nouveaux assauts dans sa lutte contre le capitalisme, depuis lors, comme nous l'écrivions dans les "Thèses sur la décomposition" en 1990, la période de décomposition a bel et bien créé une course contre la montre pour la classe ouvrière ; ainsi, les organisations révolutionnaires doivent intervenir aussi pour faire avancer le développement de la conscience à ce sujet dans la classe ouvrière.
CCI, 2.12.2023
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« Horreur », « massacres », « terrorisme », « terreur », « crimes de guerre », « catastrophe humanitaire », « génocide »… les mots qui s’étalent en Une de la presse internationale en disent long sur l’ampleur de la barbarie à Gaza.
Le 7 octobre, le Hamas a tué 1 400 israéliens, traquant vieillards, femmes et enfants jusque dans leur maison. Depuis, l’État d’Israël se venge et assassine en masse. Le déluge de bombes qui s’abat jour et nuit sur Gaza a déjà causé la mort de plus de 10 000 Palestiniens, dont 4 800 enfants. Au milieu des immeubles en ruines, les survivants sont privés de tout : eau, électricité, nourriture, médicaments. Deux millions et demi de Gazaouis sont en ce moment même menacés de famine et d’épidémie, 400 000 d’entres-eux sont prisonniers dans la ville de Gaza et chaque jour des centaines tombent, déchiquetés par les missiles, écrasés par les tanks, exécutés par les balles.
La mort est partout à Gaza, comme elle l’est en Ukraine. Rappelons-nous la destruction de Marioupol par l’armée russe, l’exode des populations, la guerre de tranchées qui ensevelit les hommes. Il y aurait à ce jour près de 500 000 morts. Une moitié dans chaque camp. Toute une génération de Russes et d’Ukrainiens est aujourd’hui sacrifiée sur l’autel de l’intérêt national, au nom de la défense de la patrie. Et ce n’est pas fini : fin septembre, au Haut-Karabagh, 100 000 personnes ont dû fuir devant l’armée de l’Azerbaïdjan et la menace de génocide. Au Yémen, le conflit dont personne ne parle a fait plus de 200 000 victimes et a réduit à la malnutrition 2,3 millions d’enfants. Même horreur de la guerre en Éthiopie, au Myanmar, en Haïti, en Syrie, en Afghanistan, au Mali, au Niger, au Burkina Faso, en Somalie, au Congo, au Mozambique… Et l’affrontement couve entre la Serbie et le Kosovo.
Qui est responsable de toute cette barbarie ? Jusqu’où peut s’étendre la guerre ? Et, surtout, quelle force peut s’y opposer ?
Au moment où nous écrivons ces lignes, toutes les nations appellent Israël à « modérer » ou « suspendre » son offensive. La Russie exige un cessez-le-feu, elle qui a attaqué l’Ukraine avec la même férocité il y a un an et demi, elle qui a massacré 300 000 civils en Tchétchénie en 1999 au nom de la même « lutte contre le terrorisme ». La Chine veut la paix, elle qui extermine la population ouïghoure, elle qui menace les habitants de Taïwan d’un déluge de feu plus grand encore. L’Arabie Saoudite et ses alliés arabes veulent l’arrêt de l’offensive israélienne quand ils déciment la population du Yémen. La Turquie se dresse contre l’attaque sur Gaza alors qu’elle rêve d’exterminer les Kurdes. Quant aux grandes démocraties, après avoir soutenu « le droit d’Israël à se défendre », elles demandent aujourd’hui « une trêve humanitaire » et « le respect du droit international », elles qui ont démontré depuis 1914, avec une remarquable régularité, leur expertise à massacrer en masse.
C’est d’ailleurs l’argument premier de l’État d’Israël : « l’annihilation de Gaza est légitime », comme l’étaient les bombes nucléaires sur Hiroshima et Nagasaki, le tapis de bombes incendiaires sur Dresde et Hambourg. Les guerres en Afghanistan et en Irak, les États-Unis les ont menées avec les mêmes arguments et les mêmes méthodes qu’Israël aujourd’hui ! Tous les États sont des criminels de guerre ! Petits ou grands, dominés ou puissants, apparemment bellicistes ou modérés, tous participent en réalité à la guerre impérialiste dans l’arène mondiale, et tous considèrent la classe ouvrière comme de la chair à canon.
Ce sont ces voix hypocrites et mensongères qui voudraient maintenant nous faire croire à leur élan pour la paix et à leur solution : la reconnaissance d’Israël et de la Palestine comme deux États indépendants et autonomes. L’Autorité palestinienne, le Hamas, le Fatah présagent de ce que serait cet État : comme tous les autres il exploiterait les travailleurs ; comme tous les autres, il réprimerait les masses ; comme tous les autres, il serait va-t-en-guerre. Il existe déjà 195 États « indépendants et autonomes » sur la planète : ensemble, chaque année, ils consacrent plus de 2 000 milliards de dollars à « la défense » ! Et pour 2024, ces budgets vont exploser.
Alors, pourquoi l’ONU vient-elle de déclarer : « nous avons besoin d’un cessez-le-feu humanitaire immédiat. Cela fait trente jours. Trop c’est trop. Cela doit cesser maintenant » ? Évidemment, les alliés de la Palestine veulent l’arrêt de l’offensive israélienne. Quant aux alliés d’Israël, ces « grandes démocraties » qui prétendent respecter « le droit international », ils ne peuvent pas laisser faire l’armée israélienne sans rien dire. Tsahal massacre de façon trop visible. Surtout qu’ils soutiennent militairement l’Ukraine contre « l’agression russe » et ses « crimes de guerre ». Il ne faudrait pas que la barbarie des deux « agressions » apparaisse comme trop similaire.
Mais, il y a une raison beaucoup plus profonde encore : tous essaient de limiter la propagation du chaos, car tous peuvent être touchés, tous ont à perdre si ce conflit s’étendait trop. L’attaque du Hamas comme la riposte d’Israël ont un point commun : la politique de la terre brûlée. Le massacre terroriste d’hier et le tapis de bombes d’aujourd’hui ne peuvent mener à aucune victoire réelle et durable. Cette guerre est en train de plonger le Moyen-Orient dans une ère de déstabilisation et d’affrontements.
Si Israël continue de raser Gaza et d’ensevelir ses habitants sous les décombres, il y a le risque que la Cisjordanie s’enflamme à son tour, que le Hezbollah entraîne le Liban dans la guerre, que l’Iran finisse par trop s’en mêler. La généralisation du chaos à toute la région ne serait, par exemple, pas seulement un coup dur pour l’influence américaine mais aussi pour les prétentions mondiales de la Chine, dont la précieuse route de la soie passe par là.
La menace d’une troisième guerre mondiale plane dans toutes les têtes. Sur les plateaux télé, les journalistes en débattent ouvertement. En réalité, la situation actuelle est beaucoup plus pernicieuse. Il n’y a pas deux blocs, bien rangés et disciplinés, qui s’affrontent, comme en 1914-18 et 1939-45, ou durant toute la guerre froide. Si la concurrence économique et guerrière entre la Chine et les États-Unis est de plus en plus brutale et oppressante, les autres nations ne se plient pas aux ordres de l’un ou l’autre de ces deux mastodontes, elles jouent leur propre partition, dans le désordre, l’imprévisibilité et la cacophonie. La Russie a attaqué l’Ukraine contre l’avis chinois. Israël écrase Gaza contre l’avis américain. Ces deux conflits incarnent le danger qui menace de mort toute l’humanité : la multiplication des guerres dont le seul but est de déstabiliser ou détruire l’adversaire ; une chaîne sans fin d’exactions irrationnelles et nihilistes ; un chacun pour soi, synonyme de chaos incontrôlable.
Pour une troisième guerre mondiale, il faudrait que les prolétaires d’Europe de l’Ouest, d’Amérique du Nord et d’Asie de l’Est soient prêts à sacrifier leur vie au nom de la Patrie, de prendre les armes et de s’entre-tuer pour le drapeau et les intérêts nationaux, ce qui n’est absolument pas le cas aujourd’hui. Mais ce qui est en train de se développer n’a pas besoin de cette adhésion, de cet embrigadement des masses. Depuis le début des années 2000, des pans de plus en plus larges de la planète plongent dans la violence et le chaos : Afghanistan, Irak, Syrie, Libye, Liban, Ukraine, Israël et Palestine… Cette gangrène se propage peu à peu, pays après pays, région après région. Voilà le seul avenir possible dans le capitalisme, ce système d’exploitation décadent et pourrissant.
Alors, que faire ? Les ouvriers de tous les pays ne doivent pas se faire d’illusions sur une prétendue paix possible, sur une quelconque solution de la « communauté internationale », de l’ONU, ou autre repaire de brigands. Le capitalisme, c’est la guerre. Depuis 1914, elle n’a pratiquement jamais cessé, touchant telle partie du monde, puis telle autre. La période historique devant nous va voir cette dynamique mortifère se répandre et s’amplifier, avec une barbarie de plus en plus insondable.
Les ouvriers de tous les pays doivent donc refuser de se laisser emporter, ils doivent refuser de prendre parti pour un camp bourgeois ou pour un autre, à l’Est, au Moyen-Orient, comme partout ailleurs. Ils doivent refuser de se laisser berner par les discours qui leur demandent de manifester leur « solidarité » avec « le peuple ukrainien attaqué », avec « la Russie menacée », avec « les masses palestiniennes martyrisées », avec « les israéliens terrorisés »… Dans toutes les guerres, de chaque côté des frontières, les États embrigadent toujours en faisant croire à une lutte entre le bien et le mal, entre la barbarie et la civilisation. En réalité, toutes ces guerres sont toujours un affrontement entre des nations concurrentes, entre des bourgeoisies rivales. Elles sont toujours des conflits dans lesquels meurent les exploités au profit de leurs exploiteurs.
La solidarité des ouvriers ne va donc pas aux « Palestiniens » comme elle ne va pas aux « Israéliens », aux « Ukrainiens », ou aux « Russes », car parmi toutes ces nationalités se trouvent des exploiteurs et des exploités. Elle va aux ouvriers et chômeurs d’Israël et de Palestine, de Russie et d’Ukraine, comme elle va aux ouvriers de tous les autres pays du monde. Ce n’est pas en manifestant « pour la paix », ce n’est pas en choisissant de soutenir un camp contre un autre qu’on peut apporter une solidarité réelle aux victimes de la guerre, aux populations civiles et aux soldats des deux camps, prolétaires en uniforme transformés en chair à canon, gamins endoctrinés et fanatisés. La seule solidarité consiste à dénoncer TOUS les États capitalistes, TOUS les partis qui appellent à se ranger derrière tel ou tel drapeau national, telle ou telle cause guerrière, TOUS ceux qui nous leurrent avec l’illusion de la paix et des « bons rapports » entre les peuples.
Cette solidarité passe avant tout par le développement de nos combats contre le système capitaliste responsable de toutes les guerres, un combat contre les bourgeoisies nationales et leur État.
L’histoire a montré que la seule force qui peut mettre fin à la guerre capitaliste, c’est la classe exploitée, le prolétariat, l’ennemi direct de la classe bourgeoise. Ce fut le cas lorsque les ouvriers de Russie renversèrent l’État bourgeois en octobre 1917 et que les ouvriers et les soldats d’Allemagne se révoltèrent en novembre 1918 : ces grands mouvements de lutte du prolétariat ont contraint les gouvernements à signer l’armistice. C’est cela qui a mis fin à la Première Guerre mondiale, la force du prolétariat révolutionnaire ! La paix réelle et définitive, partout, la classe ouvrière devra la conquérir en renversant le capitalisme à l’échelle mondiale.
Ce long chemin est devant nous. Il passe aujourd’hui par un développement des luttes sur un terrain de classe, contre les attaques économiques de plus en plus dures que nous assène un système plongé dans une crise insurmontable. Parce qu’en refusant la dégradation de nos conditions de vie et de travail, en refusant les perpétuels sacrifices au nom de l’équilibre budgétaire, de la compétitivité de l’économie nationale ou des nécessaires efforts de guerre, nous commençons à nous dresser contre le cœur du capitalisme : l’exploitation de l’homme par l’homme.
Dans ces luttes, nous nous serrons les coudes, nous développons notre solidarité, nous débattons et prenons conscience de notre force quand nous sommes unis et organisés. Le prolétariat porte en lui, dans ses combats de classe, un monde qui est l’exact opposé du capitalisme : d’un côté, la division en nations se livrant une concurrence économique et guerrière jusqu’à la destruction mutuelle ; de l’autre, une potentielle unité de tous les exploités du monde. Ce long chemin, le prolétariat a commencé à l’emprunter, à y faire quelques pas : lors de « l’été de la colère » au Royaume-Uni en 2022, lors du mouvement social contre la réforme des retraites en France début 2023, lors des grèves historiques des secteurs de la santé et de l’automobile aux États-Unis ces dernières semaines. Cette dynamique internationale marque le retour historique de la combativité ouvrière, le refus grandissant d’accepter la dégradation permanente des conditions de vie et de travail, la tendance à se solidariser entre les secteurs et entre les générations en tant que travailleurs en lutte. À l’avenir, les mouvements devront faire le lien entre la crise économique et la guerre, entre les sacrifices demandés et le développement des budgets et politiques d’armement, entre tous les fléaux que porte en lui ce capitalisme mondial obsolète, entre les crises économique, guerrière et climatique qui se nourrissent les unes les autres.
Contre le nationalisme, contre les guerres dans lesquelles veulent nous entraîner nos exploiteurs, les vieux mots d’ordre du mouvement ouvrier qui figuraient dans le Manifeste communiste de 1848 sont aujourd’hui plus que jamais d’actualité :
« Les prolétaires n’ont pas de patrie !
Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! »
Pour le développement de la lutte
de classe du prolétariat international !
Courant Communiste International, 7 novembre 2023
À bas les massacres, pas de soutien à aucun camp impérialiste !
Non aux illusions pacifistes !
Internationalisme prolétarien !
Le bain de sang impérialiste actuel au Moyen-Orient n'est que le dernier en date d'un siècle de guerre quasi-permanente qui caractérise le capitalisme mondial depuis 1914.
Les massacres de plusieurs millions de civils sans défense, les génocides, la réduction de villes, voire de pays entiers, à l'état de ruines n'ont rien apporté d'autre que la promesse d'atrocités plus nombreuses et plus graves à venir.
Les justifications ou "solutions" proposées par les différentes puissances impérialistes en lice, grandes ou petites, pour le carnage actuel, comme tous ceux qui l'ont précédé, constituent une gigantesque tromperie visant à pacifier, diviser et préparer la classe ouvrière exploitée à un massacre fratricide au nom d'une bourgeoisie nationale contre une autre.
Aujourd'hui, un déluge de feu et de fer s'abat sur les populations vivant en Israël et à Gaza. D'un côté, le Hamas. De l'autre, l'armée israélienne. Au milieu, des travailleurs bombardés, abattus, exécutés et pris en otage. Des milliers de personnes sont déjà mortes.
Partout dans le monde, la bourgeoisie nous appelle à choisir notre camp. Pour la résistance palestinienne à l'oppression israélienne. Ou pour la réponse israélienne au terrorisme palestinien. Chacun dénonce la barbarie de l'autre pour justifier la guerre. L'État israélien opprime le peuple palestinien depuis des décennies, par des blocus, des harcèlements, des check-points et des humiliations. Les organisations palestiniennes tuent des innocents par des attaques au couteau et des attentats à la bombe. Chaque camp appelle à faire couler le sang de l'autre.
Cette logique mortifère est celle de la guerre impérialiste ! Ce sont nos exploiteurs et leurs États qui mènent toujours une guerre sans merci pour défendre leurs propres intérêts. Et c'est nous, la classe ouvrière, les exploités, qui en payons toujours le prix, au prix de notre vie.
Pour nous, prolétaires, il n'y a pas de camp à choisir, nous n'avons pas de patrie, pas de nation à défendre ! De chaque côté de la frontière, nous sommes des frères de classe ! Ni Israël, ni Palestine !
Seul le prolétariat international uni peut mettre fin à ces massacres croissants et aux intérêts impérialistes qui les sous-tendent. Cette solution unique, internationaliste, préparée par une poignée de communistes de la gauche de Zimmerwald, a été validée en octobre 1917 lorsque la lutte révolutionnaire de la classe ouvrière a renversé le régime capitaliste en Russie et établi son propre pouvoir politique de classe. Par son exemple, Octobre a inspiré un mouvement révolutionnaire international plus large qui a imposé la fin de la Première Guerre mondiale.
Le seul courant politique qui a survécu à la défaite de cette vague révolutionnaire et qui a maintenu la défense militante des principes internationalistes est la Gauche communiste. Dans les années 1930, elle a préservé cette ligne fondamentale de la classe ouvrière pendant la guerre d'Espagne, la guerre sino-japonaise alors que d'autres courants politiques comme les staliniens, les trotskistes ou les anarchistes choisissaient leur camp impérialiste à l'origine de ces conflits. La Gauche communiste a maintenu son internationalisme pendant la Seconde Guerre mondiale alors que ces autres courants ont participé au carnage impérialiste déguisé en lutte entre "fascisme et antifascisme" et/ou en défense de l'Union "soviétique".
Aujourd'hui, les maigres forces militantes organisées de la gauche communiste adhèrent toujours à cette intransigeance internationaliste, mais leurs maigres ressources sont encore affaiblies par la fragmentation en plusieurs groupes différents et par un esprit sectaire et mutuellement hostile.
C'est pourquoi, face à la descente croissante dans la barbarie impérialiste, ces forces disparates doivent faire une déclaration commune contre toutes les puissances impérialistes, contre les appels à la défense nationale derrière les exploiteurs, contre les appels hypocrites à la "paix", et pour la lutte de classe prolétarienne qui mène à la révolution communiste.
TRAVAILLEURS DE TOUS LES PAYS, UNISSEZ-VOUS !
Courant Communiste International
Internationalist Voice
17.10.2023
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Pourquoi cet appel ?
Il y a seulement 20 mois, après l'invasion russe de l'Ukraine, une déclaration commune similaire a été proposée aux groupes de la gauche communiste par le CCI. Les groupes qui l'ont signée (le CCI, l'Istituto Onorato Damen, Internationalist Voice et International Communist Perspective (Corée du Sud) -avaient par la suite produit deux Bulletins de discussion des groupes de la Gauche communiste débattant de leurs positions et différences respectives et ont tenu des réunions publiques communes.
Cependant, d'autres groupes de la Gauche Communiste ont refusé de signer l'appel (ou n'ont pas répondu du tout) bien qu'ils soient d'accord avec son principe internationaliste. Étant donné l'urgence de défendre ce principe en commun aujourd'hui, nous demandons à ces groupes - énumérés ci-dessous - de reconsidérer et de signer cet appel.
Un des arguments contre la signature de la déclaration commune sur l'Ukraine était que d'autres différences entre les groupes étaient trop importantes pour le permettre. Il est indéniable que ces différences importantes existent, que ce soit sur des questions d'analyse, des questions théoriques, la conception du parti politique, ou même sur les conditions d'adhésion des militants. Mais le principe le plus urgent et le plus fondamental de l'internationalisme prolétarien, la frontière de classe qui distingue les organisations révolutionnaires générales, est bien plus important. Et une déclaration commune sur cette question ne signifie pas que les autres différences sont oubliées. Au contraire, les Bulletins de discussion montrent qu'un forum de discussion est possible et nécessaire.
Un autre argument était qu'une influence plus pratique de la perspective internationaliste dans la classe ouvrière, plus large qu'un simple appel limité à la gauche communiste, était nécessaire. Bien sûr, toutes les organisations communistes militantes internationalistes veulent avoir plus d'influence sur la classe ouvrière. Mais si les organisations internationalistes de la Gauche Communiste ne sont même pas capables d'agir pratiquement ensemble sur leur principe fondamental dans les moments cruciaux du conflit impérialiste, comment peuvent-elles espérer être prises au sérieux par des sections plus larges du prolétariat ?[1] [405]
L'actuel conflit israélo-palestinien, plus dangereux et volatile que tous les précédents, survenant moins de deux ans après la résurgence de la guerre impérialiste en Ukraine, et parallèlement à de nombreuses autres conflagrations impérialistes récemment ravivées (Serbie/Kosovo, Azerbaïdjan/Arménie, et les tensions croissantes entre les États-Unis et la Chine à propos de Taïwan), signifient qu'une déclaration internationaliste commune est encore plus urgente qu'auparavant.
C'est pourquoi nous demandons directement et publiquement aux groupes suivants de manifester leur volonté de cosigner la déclaration contre la guerre impérialiste reproduite ci-dessus, qui pourra ensuite, si nécessaire, être amendée ou reformulée en fonction de son objectif internationaliste commun :
À :
Tendance communiste internationaliste
PCI (Programma Comunista)
PCI (Il Partito Comunista)
PCI (Le Prolétaire, Il Comunista)
Istituto Onorato Damen
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D'autres groupes qui ne sont pas issus de la Gauche Communiste mais qui sont d'accord avec les positions internationalistes défendues dans cet appel peuvent communiquer leur soutien à cet appel et le distribuer.
[1] [406] Pour un débat approfondi sur ces arguments, voir La Gauche communiste sur la guerre en Ukraine [407].
Le 24 février 2022, la Russie a lancé une "opération spéciale" contre l'Ukraine, qui se voulait être un Blitzkrieg[1] à partir du nord et de l'est, avec l'intention de changer le gouvernement de Kiev et d'occuper le Donbass, Zaporijjia et Kherson. En réponse, l'État ukrainien a déclaré la mobilisation militaire de la population et une campagne démocratique a été lancée parmi les grandes puissances occidentales pour soutenir la défense de l'Ukraine. Tout cela laissait penser qu'il ne s'agissait que d'une opération "limitée", comme l'occupation de la Crimée en 2014.
Aujourd'hui, en revanche, la situation ressemble davantage à ce que Rosa Luxemburg décrivait au début de sa brochure de Junius sur la Première Guerre mondiale :
La guerre d'Ukraine présente les caractéristiques de la guerre impérialiste dans la décadence du capitalisme, et en particulier dans sa période de décomposition.
Depuis la Première Guerre mondiale (4 ans), et surtout après la Seconde Guerre mondiale (5 ans), la guerre n'a pas cessé, causant globalement bien plus de morts et de destructions que lors des deux guerres mondiales : Guerre de Corée (3 ans ; bien qu'elle ait été faussement arrêtée par un armistice signifiant une suspension provisoire et non un renoncement à la guerre) ; Vietnam (20 ans) ; Iran-Irak (8 ans) ; Afghanistan (20 ans) ; guerre d'Irak (8 ans) ; guerre d'Angola (13 ans) ; 1ère et 2ème guerre du Congo (1 an et 5 ans)... Aujourd'hui, on estime à 183 le nombre de conflits armés dans le monde depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.
La guerre en Ukraine dure depuis près de deux ans[2] et se trouve aujourd'hui dans un état de stagnation après l'échec de la contre-offensive ukrainienne, ce qui ne peut être que le prélude à une nouvelle escalade. En effet, depuis l'occupation russe de la Crimée en 2014, la guerre à Donetsk n'a pas cessé. Mais au-delà, à travers le clash entre l'extension de l'OTAN jusqu’aux portes de Moscou et la résistance de la Fédération de Russie à cette pression, la confrontation pose les bases pour une persistance et une escalade des combats : "L'Ukraine a développé une puissance de combat impressionnante avec des dizaines de milliards de dollars d'aide, un entraînement poussé et un soutien en matière de renseignement de la part de l'Occident. Les forces armées ukrainiennes seront en mesure de mettre en péril toute zone occupée par les Russes. En outre, Kiev conservera la capacité d'attaquer la Russie elle-même, comme cela a été constamment démontré au cours de l'année écoulée. Bien entendu, l'armée russe a également la capacité de menacer la sécurité de l'Ukraine. Bien que leurs forces armées aient subi d'importantes pertes humaines et matérielles dont il leur faudra des années pour se remettre, leurs capacités restent redoutables. Et comme elles l'ont démontré quotidiennement, même dans leur état déplorable actuel, elles peuvent encore causer des morts et des destructions considérables aux militaires et à la population civile ukrainiens"[3].
La guerre en Ukraine confirme également la tendance à une plus grande implication directe des pays centraux du capitalisme dans la guerre impérialiste. En effet, cette guerre signifie le nouveau retour de la guerre en Europe depuis 1945, déjà à l’œuvre à travers la guerre des Balkans dans les années 1990. Elle oppose en outre les deux plus grands pays d'Europe en termes de taille, dont la deuxième puissance nucléaire mondiale.
De plus, cette guerre implique directement les grandes puissances européennes[4] et américaines, qui participent à son financement et à l'envoi d'armes et de formations militaires[5] . Il n'est donc pas surprenant que cette guerre fasse planer le spectre d'une guerre mondiale :
Une autre caractéristique des guerres en décadence (et d’autant plus dans la phase finale actuelle de décomposition) est qu'elles nécessitent la mobilisation de toutes les ressources de la nation et l'enrôlement de toute la population au front ou à l'arrière. Les médias ont insisté sur le fait qu'en Russie comme en Ukraine, pendant que la guerre se déroulait sur le front, la vie à l'arrière se poursuivait normalement à Moscou ou à Kiev. Ce n'est qu’une demi-vérité. Il est vrai que, notamment en Russie, ce sont principalement des mercenaires Wagner et les Kadyrovtsi qui ont été envoyés au front[7] , et que la conscription a pour l'instant soigneusement évité les lieux de fortes concentrations du prolétariat : "Le Kremlin a eu recours de manière disproportionnée au recrutement de soldats dans les régions les plus pauvres de Russie, composées d'une large population de minorités ethniques, y compris celles provenant de républiques autrefois rebelles telles que la Tchétchénie, et de provinces telles que la Bouriatie et le Touva. À Touva, par exemple, un adulte sur 3.300 est mort en combattant en Ukraine (par rapport à Moscou, où le chiffre est de 1 sur 480.000 adultes)" [8].
Il est vrai aussi qu'il est nécessaire, autant que possible, de maintenir la production: par exemple en Ukraine, les entreprises ont le droit de "sauver" de la conscription jusqu'à 50% de leurs cadres et travailleurs qualifiés (en contrepartie, elles facilitent le recrutement des autres 50% en les menaçant de licenciement) et que les deux gouvernements ont intérêt à maintenir un semblant de "normalité" à l'arrière.
Mais la guerre se caractérise surtout comme une guerre totale, la barbarie fait rage sur les lignes de front et dans la population civile. Dès le premier jour de la guerre, Zelenski a interdit aux hommes adultes en âge de combattre de quitter le pays, ce qui n'a pas empêché des centaines de milliers d’entr’eux d’accompagner les 8 millions de réfugiés ukrainiens à l’étranger et des dizaines de milliers de fuir clandestinement la mobilisation. En Russie aussi, depuis la mobilisation partielle de septembre 2022, le gouvernement peut enrôler tout citoyen en âge de se battre, ce qui a immédiatement conduit à ce qu'environ 700.000 hommes ont fui le pays, et sans doute davantage par la suite.
Sur la ligne de front, "les agences de renseignement occidentales ont estimé qu'au cours de certains des combats les plus violents, la Russie a enregistré une moyenne de plus de 800 morts et blessés par jour, et les responsables ukrainiens ont reconnu des pics de 200 à 500 victimes par jour du côté ukrainien. La Russie a déjà perdu plus de soldats dans cette guerre qu'en dix ans de combats en Afghanistan"[9].
Selon des sources officielles américaines, le New York Times a estimé à la mi-août de cette année le nombre de morts, de blessés et de mutilés dans la guerre à environ 500.000 dont 70.000 morts et 120.000 blessés graves du côté ukrainien[10] , où l'on dispose de plus de données fiables. Selon des sources ukrainiennes, les troupes russes sont réapprovisionnées par des condamnés libérés qui ont fait l'objet d'un chantage à la guerre. Les officiers les méprisent et les envoient mourir sur la ligne de front sans s'occuper des blessés, et encore moins des morts.
Quant à la population civile, depuis le premier assaut russe, des charniers de meurtres et de tortures ont été découverts dans la banlieue de Kiev, puis à Bucha, avec des preuves de centaines d'exécutions sommaires, de viols de femmes et d'enfants, qui ont été exposés comme propagande de guerre antirusse. Les bombardements incessants détruisent les maisons et les infrastructures minimales des populations et font un nombre incessant de victimes. Des villes entières, comme Marioupol, ont été complètement détruites. La pluie de missiles ne s'arrête pas, non seulement sur le front oriental, mais aussi à Kiev. Des gares (Kramatorsk -avril 2022-), des cafés et des restaurants, des hôpitaux, des maternités, des centrales électriques et même des centrales nucléaires comme Zaporijjia ont été gravement menacés.
Chaque jour, les deux camps tirent des dizaines de milliers d'obus[11] , semant la terreur et la destruction lorsqu'ils explosent, mais aussi lorsqu'ils n'explosent pas, car ils restent une menace qui peut continuer à tuer et à mutiler. Les bombes à fragmentation fournies par les États-Unis ces derniers mois, comme leur nom l'indique, explosent en même temps qu'elles ensemencent toute la zone d'explosifs. L'Ukraine est aujourd'hui l'un des pays où l'on trouve le plus de mines terrestres au monde : des mines anti-personnelles et antichars, qui explosent lorsqu'on marche dessus, mais aussi au passage des voitures ou des bus de personnes en fuite. Les troupes russes en retraite posent des mines sur tous les terrains et tendent des pièges en laissant des explosifs sur les cadavres dans les maisons abandonnées, et l'armée ukrainienne mine la ligne de front pour empêcher les Russes d'avancer. Les mines sont larguées par des missiles ou des drones, partout :
"Quelques 174.000 kilomètres carrés de l'Ukraine sont soupçonnés d'être contaminés par des mines et des munitions non explosées. Il s'agit d'une zone de la taille de la Floride, soit environ 30 % du territoire ukrainien. Cette estimation tient compte des zones occupées par la Russie depuis son invasion totale, ainsi que des zones reconquises depuis la région de Kharkov à l'est jusqu'à la périphérie de Kiev, comme Bucha. Selon Human Rights Watch, des mines ont été recensées dans 11 des 27 régions de l'Ukraine[12].
Sans parler des conséquences écologiques de la guerre, que nous avons déjà évoquées : "Des usines chimiques ont été bombardées dans un pays particulièrement vulnérable. L'Ukraine occupe 6 % du territoire européen, mais contient 35% de sa biodiversité, avec quelque 150 espèces protégées et de nombreuses zones humides"[13].
C'est l'image qu'ont récemment donnée les journalistes de Kryvyi Rih, une importante concentration industrielle située près de Zaporijjia, la 7e ville du pays : "Les files d'attente devant les bureaux de recrutement ont disparu. Aujourd'hui, tout le monde sait ce qu'est la vie quotidienne d'un soldat. Il n'est plus rare de croiser des soldats mutilés par la guerre aux abords des gares routières des villes moyennes"[14].
Mais la principale victime de la guerre est la classe ouvrière. Les familles des travailleurs sont bombardées à l'arrière et ils sont recrutés dans les usines pour aller au front, soumis à un chantage au licenciement, un peu comme les bagnards russes. Mais en plus, une fois mobilisés, ils perdent leur salaire, qu'ils échangent contre la maigre solde de 500 euros mensuels octroyée aux soldats sur le front. De plus, l'État a abandonné l'assurance pour les blessés et les mutilés. Pour ceux qui restent au travail, la Rada (parlement ukrainien) a approuvé en juillet 2022 la suspension de la plupart des lois régissant le code du travail, attribuant arbitrairement une liberté de négociation salariale et les licenciements aux directions d’entreprises.
Dans les guerres impérialistes de la décadence (et aussi bien entendu dans sa phase finale actuelle de décomposition), la guerre n'est pas au service de l'économie, contrairement à la période ascendante de l'expansion capitaliste au 19e siècle, où les guerres coloniales permettaient l'expansion mondiale du capitalisme, ou encore lorsque les guerres nationales fournissaient un cadre au développement capitaliste. Dans la période présente, l'économie est au service de la guerre[15] et cela se confirme dans la guerre d'Ukraine, à commencer par la Russie.
Dans son interview de fin d'année, M. Poutine s'est vanté d'une augmentation de 3,5% de la production en Russie, mais ce chiffre ne fait que refléter en grande partie l'augmentation de la production de guerre :
Les revenus de la population ont baissé de 10% au cours de la dernière décennie, selon les chiffres officiels, et la situation économique du pays rappelle celle de l'URSS stalinienne au moment de l'effondrement du bloc de l'Est, dont la stagnation et le retard économiques furent précisément une cause majeure :
La guerre a également eu un impact majeur sur les économies des grandes puissances européennes. Les Etats-Unis ont utilisé la guerre, qu'ils ont contribué à déclencher, non seulement pour "saigner" la Russie et rendre plus difficile une éventuelle alliance avec la Chine[18] , mais aussi pour imposer aux puissances européennes leur politique de sanctions à l'égard de la Fédération de Russie et de financement de la guerre en Ukraine.
Jusqu'à présent, nous avons dressé le bilan de presque deux ans de cette guerre sans différencier les caractéristiques des guerres en décadence ou de leur dernière phase de décomposition ; mais à ce stade, il existe une différence importante à pointer, à savoir la tendance au "chacun pour soi", la difficulté des États-Unis à imposer une discipline à leurs alliés et, dans le même temps, l'impossibilité pour ces derniers de se libérer de la tutelle américaine, et donc l'impossibilité de consolider un bloc impérialiste. Ce que les médias appellent l'"Occident", par opposition au "Global South", n'est pas la continuation de ce que fut le bloc américain face au bloc de l'Est pendant la guerre froide, mais un jeu de dupes où chacun défend ses intérêts contre les autres ; ce n’est rien de moins que ce qui se passe en réalité aussi dans le "Global South".
Au début de la guerre, la France et l'Allemagne en particulier ont essayé de maintenir un dialogue avec Poutine et de se soustraire à la politique américaine consistant à entraîner le Kremlin dans une guerre à l’usure ; mais en fin de compte, ils ont dû se conformer aux sanctions et au financement de la guerre. Au total, le montant dépensé par l'UE pour l'aide militaire à la seule Ukraine est estimé à 5 milliards d'euros. Macron a dû passer d'une affirmation de "mort cérébrale" de l'OTAN à une contribution d'environ 3 milliards d'euros pour financer la guerre et envoyer des armes à l'Ukraine, non sans résistance, car son aide militaire se situe au cinquième rang, même derrière la Finlande ou la Slovaquie.
Mais c'est sans aucun doute pour l'Allemagne que les sanctions et la guerre ont eu le plus d'impact : "Avant l'invasion de l'Ukraine, l'Europe importait 45% de son gaz de Russie, l'Allemagne ayant particulièrement résisté à des décennies d'avertissements américains selon lesquels une telle dépendance à l'égard d'une seule puissance idéologiquement hostile était une folie. Comme on pouvait s'y attendre, une fois la guerre commencée, Vladimir Poutine a eu recours à l'approvisionnement en gaz comme arme de guerre. À partir de juin 2022, les livraisons de gaz via Nord Stream-1, le gazoduc de 1.200 km reliant la côte russe près de Saint-Pétersbourg au nord-est de l'Allemagne, ont été réduites à 40% de la normale. En juillet, l'approvisionnement avait encore baissé, à 20%. Gazprom a mis en cause "la maintenance de routine et les équipements défectueux". À la fin du mois d'août, alors que les prix du gaz montaient en flèche, NordStream-1 ne transportait plus du tout de gaz[19]". À cela s'ajoute le sabotage de NordStream-2, d'abord sur le plan politique par l'UE, puis en le faisant exploser[20]. L'Allemagne a dû réorganiser ses sources d'énergie avec des menaces de rationnement. En représailles, Scholz a déclaré un Zitenwenden (changement d'époque) dans la politique de sécurité du pays, ce qui signifie une politique de réarmement intensif. Cette politique est suivie par tous les pays de l'UE avec une augmentation de 30% des dépenses de défense à partir de février 2022.
Pour leur part, les États-Unis ont dépensé environ 250 milliards de dollars dans le monde pour l'armement et le financement de la guerre, et l'administration Biden tente actuellement d'économiser à tout prix un budget de 60 milliards de dollars supplémentaires. Néanmoins, l'État américain a bénéficié économiquement des sanctions et des coupures d'énergie qui lui ont permis d’exporter ses propres ressources.
Au niveau international, le blocus des exportations de céréales de l'Ukraine (l'un des quatre principaux producteurs de céréales au monde) et du trafic maritime dans la mer Noire ont provoqué des famines en Afrique et, avec les dépenses d'armement et d'autres dépenses improductives, ont contribué à la hausse de l'inflation, en particulier des prix des denrées alimentaires. Tout cela, en plus de la hausse des prix de l'énergie et de l'augmentation considérable des budgets militaires, est répercuté sur les travailleurs sous la forme de sacrifices et d'une nette détérioration des conditions de vie qui leur sont imposées.
Les groupes du milieu politique prolétarien de tradition bordiguiste (les différents Partis Communistes Internationalistes) et daméniste (la Tendance Communiste Internationaliste) défendent que la guerre impérialiste permet le début d'un nouveau cycle d'accumulation ; la Gauche communiste de France, dont nous nous réclamons, avait pourtant tiré à la fin de la Seconde Guerre mondiale la conclusion que, dans la décadence du capitalisme, la guerre ne débouche que sur la destruction des forces productives :
Et cette guerre en est la pleine confirmation :
En effet, comme vient de le déclarer Poutine lui-même, "l'Ukraine est incapable de produire quoi que ce soit" ; en fait, l'économie ukrainienne était déjà très faible avant la guerre. Par exemple, après l'indépendance de l'URSS en 1991, la production a chuté de 60% et le PNB par habitant de 42% ; à l'exception précisément de l'Est - qui est maintenant le principal théâtre de la guerre - de Kiev et des oblasts du Nord, la principale production est agricole. Aujourd'hui, des infrastructures comme le pont de Crimée sont détruites, des villes entières sont en ruine, et dans certains lieux qui étaient d'importantes concentrations ouvrières, les usines ne produisent plus qu'à 25% de leur capacité.
La situation dans le secteur de la production et de la fourniture d'énergie est significative de l'état du pays. Quatre centrales nucléaires sont à l'arrêt et le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) estime à 10 milliards d'euros le coût des destructions dans ce seul secteur, ce qui a plongé 12 millions de personnes dans la pauvreté énergétique : "L'hiver dernier, l'Ukraine a souffert de pannes d'électricité et de coupures de chauffage dans tout le pays. Les hôpitaux ont été privés d'électricité ou ont dû recourir à leurs propres générateurs. En avril, la capacité de production d'électricité de l'Ukraine avait été réduite de 51 % par rapport à ce qu'elle était juste avant l'invasion russe, selon le PNUD des Nations unies"[23].
Il y a un manque de main-d'œuvre de base, notamment dans le domaine de la technologie et de la recherche, dont la plupart a fui le pays ou a été enrôlée sur le front : "De nombreux professeurs et étudiants de sexe masculin ont rejoint l'armée. Quelque 2.000 professeurs et chercheurs n'ont pas pu poursuivre leurs travaux. Dans certaines universités, 30% des professeurs sont partis à l'étranger ou à l'autre bout du pays. Soixante-trois institutions font état d'une pénurie de personnel enseignant"[24].
Dans ces conditions, il est difficile d'imaginer une reconstruction qui initierait un nouveau cycle d'accumulation, et encore moins dans la perspective d'une installation durable de la guerre en Ukraine. La guerre impérialiste dans la décadence du capitalisme présente déjà, en elle-même, cet aspect de destruction permanente comme mode de vie du capitalisme ; mais dans sa phase de décomposition, et particulièrement ces dernières années, cette irrationalité prend un caractère plus élevé, de terre brûlée, de la part des différentes parties impérialistes.
Ainsi, dans cette guerre, la Russie détruit les infrastructures et la production et est en train d’exterminer la population du territoire qu'elle revendique (le Donbass). Alors que l'un de ses principaux objectifs était d'empêcher la présence de l'OTAN aux portes de ses frontières, d'une part elle a poussé la Suède et la Finlande à présenter leur candidature pour la rejoindre, et d'autre part, au lieu de la "neutralité" de l'Ukraine, elle se trouve confrontée à un pays militarisé et armé jusqu'aux dents, doté de la technologie la plus moderne fournie par l'ensemble des pays de l'OTAN.
Les États-Unis, qui ont poussé Poutine à déclencher la guerre afin de "saigner la Russie à blanc" et d'affaiblir son éventuelle alliance avec la Chine, sont confrontés à la perspective d'accepter une possible défaite de l'Ukraine (soutenue par l'OTAN et en premier lieu par les États-Unis eux-mêmes), ce qui signifierait un affaiblissement de leur image en tant que première puissance mondiale auprès de ses alliés, ou d'entraîner une escalade de la guerre aux conséquences imprévisibles en cas d'implication directe de l'OTAN dans le conflit, ou de l'utilisation d'armes nucléaires. En même temps, au lieu que la guerre soit une démonstration de force qui aurait imposé une discipline à tous ses rivaux et aux puissances de deuxième et troisième ordre, les Etats-Unis sont confrontés à la guerre du Moyen-Orient, à l’attitude de défi d’Israël et à la possibilité de l'implication dans le conflit d'autres puissances régionales telles que l'Iran. Et si elle a pu pour l'instant imposer ses intérêts en Europe, les différentes puissances de l'UE ont entamé une course aux armements qui leur permettra peut-être un jour de résister à ces pressions. Cette situation n'échappe pas aux analystes américains :
Sur le champ de bataille lui-même, cette tendance à l'irrationalité s'est exprimée dans la tendance à reproduire à petite échelle des sièges tels que Stalingrad pendant la Seconde Guerre mondiale ou Verdun pendant la Première Guerre mondiale[26], comme à Bakhmout ou Marioupol, où, sous prétexte de la valeur plus ou moins stratégique de la place, on procède à des destructions systématiques avec leur cortège de morts et de blessés (à Bakhmout, on estime à des centaines de milliers le nombre de blessés graves et à plus de 50.000 le nombre de tués).
La classe ouvrière ukrainienne est très affaiblie par la désindustrialisation qui a suivi la désintégration de l'URSS et par le poids des campagnes idéologiques qui ont cherché à l'entraîner dans les luttes entre fractions de la bourgeoisie lors de la "révolution orange"[27] (2004), des protestations de l'Euromaïdan (fin 2013) et de la guerre de Crimée (2014). La déclaration de guerre de février n'a pas été combattue par des mobilisations de travailleurs, mais par la fuite massive de réfugiés. Bien qu'il y ait eu récemment des manifestations de femmes à Kiev appelant au retour des soldats du front, et que le gouvernement Zelenski ait de sérieuses difficultés à recruter des soldats, il ne faut pas s'attendre à une réponse des ouvriers à la guerre.
En ce qui concerne la Russie, malgré le black-out des informations, il semble que le prolétariat des principales concentrations industrielles souffre moins directement de la conscription et des bombardements, mais de plus en plus de l'intensification de l'exploitation et de la répression sur le lieu de travail, ainsi que de la perte de pouvoir d'achat. Sa réponse à la situation demeure pour le moment une inconnue ; mais ce qui est clair, d'après les faits jusqu'à présent, c'est qu'elle aura besoin d'un certain temps pour mûrir.
Il est donc déplacé d'attendre de la part du prolétariat de l'un ou l'autre des deux pays concernés une réponse qui mettrait fin à la guerre.
D'autre part, les luttes actuelles du prolétariat mondial dans les principaux pays ne sont pas non plus le produit d'une protestation contre la guerre. Le prolétariat mondial a pu arrêter la Première Guerre mondiale, mais sa lutte révolutionnaire en Russie et en Allemagne n'était pas directement le produit d'une réponse à la guerre, mais du développement de ses luttes revendicatives et de sa conscience face à l'effondrement du capitalisme. Dès que la bourgeoisie allemande a réussi à séparer la lutte contre la guerre de la lutte révolutionnaire à l'arrière, la paix a été utilisée contre la révolution.
Aujourd'hui les travailleurs des principaux pays, depuis l'été de la colère en Grande-Bretagne[28], ont entamé une dynamique de luttes pour la défense de leurs conditions de vie, qui s'est confirmée notamment par les luttes contre la réforme des retraites en France et les luttes aux Etats-Unis (automobile, santé, éducation, etc.). Les luttes se sont développées malgré la guerre en Ukraine, et l'implication de différents pays dans le financement et l'envoi d'armes pour la guerre commence à nourrir la réflexion sur le rapport entre sacrifices et guerre au sein du prolétariat.
Hic Rhodes
29.12.2023
[1] Blitzkrieg ; terme allemand désignant une campagne militaire rapide et énergique ayant pour objectif une victoire claire qui évite la possibilité d'une guerre totale (Wikipedia).
[2] Selon une étude de l'université d'Uppsala (Suède) basée sur les conflits entre 1946 et 2021, 26 % des guerres entre États se terminent en moins d'un mois, et 25% en un an ; mais elle montre aussi que si le conflit dure plus d'un an, il a tendance à s'éterniser pendant au moins une décennie.
[3] An Unwinnable War, article de Samuel Charap, (RAND Corporation), publié dans Foreign Affairs, juillet/août 2023. L’auteur a fait partie de l'équipe de planification politique du département d'État américain pendant l'administration Obama.
[4] "Le bloc a fourni une aide militaire à l'Ukraine - c'est la première fois que les institutions européennes fournissent directement une aide militaire (même létale) à un État, et met fin à sa réticence à s'impliquer militairement pour soutenir un État tiers en guerre" (« How the Ukraine war made the EU rethink everything », article publié dans The Guardian weekly, du 6 octobre 2023.
[5] 18 États membres de l'UE forment des soldats ukrainiens (selon The Guardian weekly, idem).
[6] How wars Don't End, article de Margaret MacMillan, professeur émérite d'histoire internationale à Oxford, publié dans Foreign Affairs, juillet/août 2023.
[7] Les soldats du dirigeant tchétchène Kadyrov
[8] The Treacherous Path to a Better Russia, article de Andrea Kendall-Taylor et Erica Frantz, paru dans Foreign Affairs juillet/août 2023. Andrea Kendall est attachée supérieure et directrice du programme de sécurité transatlantique au Center for a New American Security. De 2015 à 2018, elle a été responsable nationale adjointe du renseignement pour la Russie et l'Eurasie au National Intelligence Council, au sein de la direction des services fédéraux américains du renseignement. Erica Frantz est professeur associé de sciences politiques à l'université de l'État du Michigan.
[9] Voir note 3
[10] Loin du front, la société ukrainienne coupée en deux, Le Monde Diplomatique, Novembre 2023
[11] L'un des journalistes qui a assisté au siège de Marioupol jusqu'à la fin raconte qu'"à un moment donné, les gens ne savaient pas qui blâmer pour les bombardements, les Russes ou les Ukrainiens" (A harrowing film exposes the brutality of Russia's war in Ukraine, Vox-Voxmedia, à propos d'un documentaire sur la prise de Marioupol).
[12] "Il y a aujourd'hui plus de mines terrestres en Ukraine que presque partout ailleurs sur la planète", Vox (Voxmedia)
[13] Voir : La guerre d'Ukraine, un pas de géant vers la barbarie et le chaos général [410], Revue internationale 168. La citation est d'Iryna Stavchuk, ministre ukrainienne de l'environnement et des ressources naturelles, publiée dans "Les guerres contre nature", Le Monde 11 juin 2022.
[14] Voir note 7
[15] Voir : Rapport à la Conférence de la gauche communiste de France de juillet 1945, dans Il y a 50 ans : les véritables causes de la 2eme guerre mondiale [411], Revue internationale 59.
[16] L'industrie d'armement russe monte en puissance, Le Monde du 4 novembre 2023.
[17] The Myth of Russian decline, par Michael Kofman et Andrea Kendall-Taylor (Center for a New American Security), Foreign Affairs, novembre/décembre 2021.
[18] Voir : Signification et impact de la guerre en Ukraine [284] ; Revue Internationale 169, 2022.
[19] Référence mentionnée dans la note 3
[20] Il est à présent avéré que ce sabotage était d'origine Ukrainienne, sans qu'il soit clairement établi si ce fut avec l'assentiment du gouvernement (cf. Le Figaro international [412])
[21] Voir note 15, Rapport sur la situation internationale, Gauche Communiste de France, juillet 1945, également cité dans "Militarisme et décomposition (mai 2022)". Revue internationale 168, 2022.
[22] Militarisme et décomposition [287], Revue internationale 168, mai 2022.
[23] L'Ukraine craint une nouvelle plongée dans le froid et l'obscurité, titre du Washington Post , mercredi 11 octobre 2023.
[24] Ukraine, le système éducatif fait front, article de Qubit, revue scientifique hongroise, publié dans Courrier International 1275, du 23 au 29 novembre 2023
[25] Voir note 2 : selon une étude de l'université d'Uppsala (Suède) basée sur les conflits de 1946 à 2021, 26% des guerres entre États se terminent en moins d'un mois, et 25% en un an ; mais elle montre aussi que si le conflit dure plus d'un an, il a tendance à s'éterniser pendant au moins une décennie
[26] L'expression "saigner à blanc", utilisée par Hillary Clinton pour désigner l'objectif des Etats-Unis vis-à-vis de la Russie dans cette guerre, a été utilisée par Erich von Falkenhayn, chef d'état-major allemand, lors du siège de la forteresse de Verdun pendant la Première Guerre mondiale face à la France, qu'il voulait contraindre à l'épuisement de ses forces. L'échec de l'offensive allemande s'est soldé par un carnage causant la perte de 750.000 hommes (tués, blessés et disparus) dont 143.000 tués allemands et 163.000 français.
[27] Élections aux Etats-Unis et en Ukraine - L'impasse croissante du capitalisme mondial [413] ; Revue internationale 120, 1er trimestre 2005
[28] Les luttes de l'été 2022 en Grande-Bretagne, qui, sous le slogan "trop c'est trop", ont marqué une rupture avec 40 ans de passivité après la défaite des grèves de mineurs de 1983, ont été appelées l'été de la colère ; ce terme fait référence aux luttes de 1978-1979 qui étaient désignées du nom d'hiver du mécontentement.
Israël et Gaza depuis le 7 octobre 2023 : la guerre dans toute son abomination, une explosion de barbarie. Ce jour-là, au nom d’une « juste vengeance » contre « les crimes de l’occupation sioniste », des milliers de « combattants » fanatisés du Hamas et de ses alliés déferlaient sur les localités israéliennes entourant la bande de Gaza, répandant la terreur et commettant des crimes d’une sauvagerie sans aucune limite sur des civils sans défense. Les escouades d’assassins du Hamas à peine repoussées, Tsahal déchaînait à son tour toute sa puissance meurtrière sur la bande de Gaza au nom du combat de « la civilisation démocratique » contre « les forces des ténèbres » : « Nous combattons des animaux humains et nous agissons en conséquence » déclarait le ministre de la défense israélien Yoav Galant le 9 octobre[1]. Depuis plus de trois mois à l’heure où nous rédigeons ces lignes, l’aviation et l’artillerie israéliennes pilonnent jours et nuits l’enclave surpeuplée contrôlée par le Hamas, massacrant sans distinctions civils et terroristes, tandis que les colonnes blindées de Tsahal progressent au milieu des ruines, tirant sur tout ce qui bouge. Des villes entièrement dévastées, des hôpitaux éventrés par des missiles, une foule de civils errant sous les bombes, sans eau, sans nourriture, des familles cherchant des proches sous les ruines ou pleurant partout leurs morts, … « Carthago delenda est » (« Carthage doit être détruite ») répétait obsessionnellement Caton l’Ancien ; cette même idée fixe semble hanter l’esprit des factions dirigeantes de la bourgeoisie israélienne. Après seulement trois mois de conflit, Gaza compte déjà proportionnellement plus de morts et de bâtiments détruits que Marioupol en Ukraine ou que les villes allemandes bombardées lors de la Seconde Guerre mondiale. Ce paysage d’apocalypse, c’est celui du capitalisme du XXIe siècle.
Ces dizaines de milliers de civils gazaouis « éliminés », ces millions d’autres jetés sur des routes qui ne mènent nulle part, sont les victimes de l’État d’Israël, « la seule démocratie du Proche- et du Moyen-Orient », qui se prétend le dépositaire unique de la mémoire de l’Holocauste et de ses camps d’extermination. Depuis des décennies, les révolutionnaires le réitèrent : le capitalisme enfonce peu à peu l’humanité dans la barbarie et le chaos ! Au Moyen-Orient, le capitalisme dévoile l’avenir qu’il réserve à toute l’humanité ! La guerre de Gaza est l’illustration par excellence de l’intensification terrifiante de la barbarie que le capitalisme déchaîne dans sa phase ultime de sa décadence, la période de décomposition.
L’histoire du Moyen-Orient illustre de manière frappante l’expansion terrifiante du militarisme et des tensions guerrières, plus spécifiquement depuis l’entrée en décadence du capitalisme au début du 20e siècle. De fait, l’effondrement de l’Empire ottoman allait situer la région au centre des appétits et des confrontations impérialistes[2].
En particulier, après la Seconde Guerre mondiale, la région est marquée par l’implantation du nouvel État d’Israël et les guerres israélo-arabes successives en 1948, 1956, 1967 et 1973 (sans oublier l’invasion du Liban par Israël en 1982) et elle a constitué une zone centrale pour la confrontation entre les blocs de l’Est et de l’Ouest. Des années 1950 aux années 1970, l’Union Soviétique et son bloc tenteront de manière persistante de s’implanter dans la région en soutenant le nationalisme arabe et en particulier les fedayin palestiniens et l’Organisation de Libération de la Palestine. Ces tentatives se sont heurtées à une forte opposition des États-Unis et du bloc occidental, qui ont fait de l’État d’Israël un des fers de lance de leur politique. À la fin des années 1970 et au cours des années 1980, le bloc américain s’assure progressivement du contrôle global du Moyen-Orient et réduit progressivement l’influence du bloc soviétique, même si la chute du Shah et la “révolution iranienne” en 1979 privent non seulement le bloc américain d’un bastion important mais annoncent, à travers la venue au pouvoir du régime rétrograde des mollahs, la décomposition croissante du capitalisme. Cette offensive du bloc américain « a pour objectif de parachever l’encerclement de l’URSS, de dépouiller ce pays de toutes les positions qu’il a pu conserver hors de son glacis direct. Cette offensive a pour priorité une expulsion définitive de l’URSS du Moyen-Orient, une mise au pas de l’Iran et la réinsertion de ce pays dans le bloc américain comme pièce importante de son dispositif stratégique »[3].
Après l’implosion du bloc soviétique fin 1989, les années 1990, sont marquées par l’expansion spectaculaire des manifestations de la période de décomposition du capitalisme et, dans ce cadre, le « rapport sur les tensions impérialistes » du 20e congrès du CCI constatait déjà en 2013 : « Le Moyen-Orient est une terrible confirmation de nos analyses à propos de l’impasse du système et de la fuite dans le “chacun pour soi ». Il les illustre effectivement de manière saisissante à travers les caractéristiques centrales de cette phase :
Dans cette dynamique de confrontations croissantes au Moyen-Orient, Israël a joué un rôle capital. Premier lieutenant des Américains dans la région, Tel-Aviv était appelée à être la clé de voûte d’une région pacifiée à travers les accords d’Oslo et de Jéricho-Gaza de 1993, un des plus beaux succès de la diplomatie américaine dans la région, qui accordaient un début d’autonomie aux Palestiniens et les intégraient ainsi dans l’ordre régional conçu par l’Oncle Sam. Au cours de la seconde partie des années 1990 toutefois, après l’échec de l’invasion israélienne du Sud-Liban, la droite israélienne “dure” arrive au pouvoir (premier gouvernement Netanyahou de 1996 à 1999) contre la volonté du gouvernement américain qui soutenait Shimon Peres. La droite fera tout, à partir d’alors, pour saboter le processus de paix avec les Palestiniens :
Dans cette perspective, le démantèlement unilatéral des colonies à Gaza par le gouvernement Sharon en 2004 n’était en rien un geste de conciliation, comme la propagande israélienne l’a présenté mais au contraire le produit d’un calcul cynique pour geler ultérieurement les négociations sur le règlement politique du conflit : le retrait de Gaza « signifie le gel du processus politique. Et lorsque vous gelez ce processus, vous empêchez la création d’un État palestinien et toute discussion sur les réfugiés, sur les frontières et sur Jérusalem »[4].
Par ailleurs, les islamistes refusant l’existence d’un État juif en terre d’Islam, tout comme les sionistes messianiques un État palestinien en terre d’Israël, donnée par Dieu aux Juifs, ces deux factions sont donc des alliés objectifs dans le sabotage de la « solution à deux États ». Aussi, les fractions de droite de la bourgeoisie israélienne ont fait tout leur possible pour renforcer l’influence et les moyens du Hamas, dans la mesure où cette organisation était, comme eux, totalement opposée aux accords d’Oslo : les premiers ministres Sharon et Olmert ont interdit en 2006 à l’Autorité palestinienne de déployer à Gaza un bataillon supplémentaire de police pour s’opposer au Hamas et ont autorisé le Hamas à présenter des candidats aux élections en 2006. Lorsqu’en 2007, le Hamas a organisé à Gaza un coup de force pour « éliminer l’autorité palestinienne et asseoir leur pouvoir absolu, le gouvernement israélien a refusé d’épauler la police palestinienne. Quant aux fonds financiers qataris dont le Hamas avait besoin pour pouvoir gouverner, l’État hébreux a permis leur transfert régulier vers Gaza sous la protection de la police israélienne.
La stratégie israélienne est claire : Gaza offert au Hamas, l’Autorité palestinienne est affaiblie, avec un contrôle limité en Cisjordanie. Netanyahou lui-même a ouvertement revendiqué cette politique : « Quiconque veut contrecarrer la création d’un État palestinien doit soutenir le renforcement du Hamas et transférer de l’argent au Hamas. Cela fait partie de notre stratégie »[5] . La fuite en avant des fractions de droite de la bourgeoisie israélienne au pouvoir dans le suivi de leur propre politique impérialiste, en opposition avec les intérêts de Washington, en particulier avec les gouvernements Netanyahou successifs de 2009 à aujourd’hui, est une caricature de la gangrène de la décomposition qui ronge l’appareil politique de la bourgeoisie. L’État d’Israël et le Hamas, à des moments et avec des moyens différents, ont tous deux pratiqué la politique du pire qui devait déboucher sur les massacres atroces d’aujourd’hui.
Dans la perspective de la priorité accordée à l’endiguement de l’Iran, Trump a mené une politique d’appui inconditionnel à cette politique de la droite israélienne, en fournissant à l’État hébreu et à ses dirigeants respectifs des gages de soutien indéfectible sur tous les plans : fourniture d’équipements militaires dernier cri, reconnaissance de Jérusalem-Est comme capitale et de la souveraineté israélienne sur le plateau syrien du Golan. Il a appuyé la politique d’abandon des accords d’Oslo, de la solution des « deux États » (israélien et palestinien) en « terre sainte ». L’arrêt de l’aide américaine aux Palestiniens et à l’OLP et la négociation des « accords d’Abraham », une proposition d’un « big deal » impliquant l’abandon de toute revendication de création d’un État palestinien et l’annexion par Israël de larges parties de la Palestine en échange d’une aide économique américaine « géante », visait essentiellement à faciliter le rapprochement de facto entre les comparses saoudien et israélien : « Pour les monarchies du Golfe, Israël n’est plus l’ennemi. Cette grande alliance a débuté depuis bien longtemps en coulisses, mais n’a pas encore été jouée. Le seul moyen pour les Américains d’avancer dans la direction souhaitée est d’obtenir le feu vert du monde arabe, ou plutôt de ses nouveaux leaders, MBZ (Émirats) et MBS (Arabie) qui partagent la même vision stratégique pour le Golfe, pour qui l’Iran et l’islam politique sont les menaces principales. Dans cette vision, Israël n’est plus un ennemi, mais un potentiel partenaire régional avec qui il sera plus facile de contrecarrer l’expansion iranienne dans la région. […] Pour Israël, qui cherche depuis des années à normaliser ses relations avec les pays arabes sunnites, l’équation est simple : il s’agit de chercher une paix israélo-arabe, sans forcément obtenir la paix avec les Palestiniens. Les pays du Golfe ont de leur côté revu à la baisse leurs exigences sur le dossier palestinien. Ce “plan ultime” […] semble aspirer à établir une nouvelle réalité au Moyen-Orient. Une réalité fondée sur l’acceptation par les Palestiniens de leur défaite, en échange de quelques milliards de dollars, et où Israéliens et pays arabes, principalement du Golfe, pourraient enfin former une nouvelle alliance, soutenue par les États-Unis, pour contrecarrer la menace de l’expansion d’un empire perse moderne »[6].
Cependant, comme nous le soulignions déjà en 2019, ces accords, qui étaient une pure provocation au niveau international (abandon d’accords internationaux et de résolutions de l’ONU) comme régional, ne pouvaient que réactiver à terme la pomme de discorde palestinienne, instrumentalisée par tous les impérialismes régionaux (l’Iran bien sûr, mais aussi la Turquie et même l’Égypte) contre les États-Unis et leurs alliés. De plus, ils ne pouvaient qu’enhardir le comparse israélien dans ses propres appétits impérialistes et qu’intensifier les confrontations, par exemple avec l’Iran : « Ni Israël, hostile au renforcement du Hezbollah au Liban et en
Syrie, ni l’Arabie Saoudite ne peuvent tolérer cette avancée iranienne »[7]. Les accords d’Abraham ont irrémédiablement semé les graines de la tragédie actuelle de Gaza.
L’attaque suicidaire du Hamas et les représailles aveugles d’Israël apparaissent comme l’expression d’une dynamique d’affrontement impérialiste chaotique et imprévisible, dépourvue de toute rationalité : en effet, ces trois mois de destructions et de massacres autour de la bande de Gaza ne relèvent à l’évidence pas d’un processus graduel d’alignement derrière un chef de file dominant ou d’adhésion à un bloc impérialiste en formation, mais illustrent au contraire l’explosion du « chacun pour soi » impérialiste, en interrelation croissante avec une exacerbation du militarisme, une multiplication de secousses économiques et une perte de contrôle croissante de bourgeoisies nationales sur leur appareil politique. Ces confrontations sanglantes en sont le produit à la fois inévitable et irrationnel, car aucun des protagonistes ne peut réellement en tirer des avantages stratégiques durables (sans parler des conséquences économiques, qui risquent d’être catastrophiques pour tous).
Si nous considérons d’abord les belligérants directs, il est clair que le choix de la politique du pire ne bénéficiera en fin de compte à aucun d’entre eux, mais produira une extension terrifiante des destructions et de la barbarie :
La situation n’est guère différente pour les autres protagonistes impliqués dans ce conflit :
Les États-Unis se retrouvent aujourd’hui mis au pied du mur par Israël, contraints de soutenir la politique irresponsable de Netanyahou de « nettoyage ethnique ». Biden lui-même l’a reconnu lors de sa conférence de presse du 12 décembre dernier : « Ils veulent non seulement se venger de ce que le Hamas a fait, mais aussi de tous les Palestiniens. Ils ne veulent pas d’une solution à deux États ». L’administration américaine accorde peu de confiance à la clique de Netanyahou qui risque de mettre le feu à la région, tout en comptant sur le soutien militaire et diplomatique américain en cas d’aggravation du conflit. Aussi, Biden insiste régulièrement sur le fait que « ces bombardements aveugles font perdre à Israël son soutien international ». La guerre à Gaza est donc un nouveau point de pression sur la politique impérialiste des États-Unis, qui pourrait s’avérer calamiteux en cas d’élargissement du conflit. Washington devrait alors assumer une présence militaire considérable et un soutien à Israël qui ne pourraient que peser, non seulement sur l’économie américaine, mais également sur son soutien à l’Ukraine et, plus encore, sur sa stratégie pour endiguer l’expansion de la Chine.
Bref, non seulement aucun État n’a quelque chose à gagner dans ce conflit sans issue, mais la poursuite du conflit ne peut mener qu’à une extension de celui-ci et à encore plus de destructions et de barbarie.
Ceci vaut en premier lieu pour Israël, comme le souligne M. Steinberg, l’un des meilleurs experts israéliens du dossier palestinien : « En poussant leur principal ennemi à surréagir, les organisations terroristes cherchent à le délégitimer aux yeux de l’opinion internationale. Cela leur accorde en retour une forme de légitimité. Si Israël ne se retire pas de Gaza, il va faire face à une forme de guérilla omniprésente, dont l’objectif sera de l’embourber dans une situation identique à celle qu’il a connue dans le Sud du Liban. Cela représenterait une menace pour les relations avec l’Égypte et la Jordanie, pouvant aller jusqu’à remettre en question les traités de paix avec ces pays. Le Hamas en sortira renforcé »[9]. Si pour Israël, le risque de rester « bloqué dans l’engrenage infernal des années Netanyahou » peut mener à « l’isolement, l’effondrement économique et social »[10], pour le Moyen-Orient, une telle perspective d’extension du conflit à l’ensemble de la région engendrerait une nouvelle spirale de barbarie, un embrasement de la guerre dominée par le « chacun pour soi », la déstabilisation de nombreux États, voire de régions toujours plus étendues de la planète, avec des pénuries, des famines, des millions de réfugiés, des conséquences immédiates particulièrement dévastatrices pour l’ensemble de l’économie mondiale, compte tenue de l’importance de la zone dans la production d’hydrocarbures et dans le transport naval mondial, et enfin l’importation du conflit en Europe, avec une série d’attentats meurtriers et d’affrontements communautaires.
Le risque d’un embrasement généralisé du Moyen-Orient n’est pas négligeable et s’accroît avec l’installation de la guerre dans la durée. Et le danger d’extension du conflit se précise : les tirs du Hezbollah sont quotidiens et, face à ces vagues de missiles, le ministre de la défense israélien a menacé d’envahir le Sud-Liban ; Israël a « liquidé » un des chefs du Hamas par une attaque de drones sur un quartier de Beyrouth contrôlé par le Hezbollah ; des attentats à la bombe sont perpétrés en Iran; les Houthis du Yémen attaquent les navires de commerce et les pétroliers à l’entrée de la Mer Rouge, provoquant la constitution d’une « coalition internationale » impliquant les États-Unis, la Grande-Bretagne et d’autres États européens pour « garantir la libre circulation » dans cette artère vitale pour l’économie mondiale.
Loin de toute « cohérence de blocs » qui prévalait jusqu’à l’effondrement de l’URSS, tous les acteurs locaux sont prêts à appuyer sur la gâchette. Surtout, le conflit risque d’ouvrir un nouveau front, avec l’Iran et ses alliés en embuscade, susceptible d’affaiblir davantage le leadership américain. Les tensions politiques au sein de la bourgeoisie américaine et les difficultés qui en découlent pour la maîtrise du jeu politique sont elles-mêmes d’ailleurs un facteur puissant qui ravive l’instabilité. Elles limitent la liberté d’action de l’administration Biden et poussent les factions israéliennes au pouvoir (comme Poutine d’ailleurs pour le conflit en Ukraine) à temporiser dans l’espoir d’un retour de Donald Trump à la présidence. Washington tente bien sûr d’empêcher que la situation échappe à tout contrôle…, ambition parfaitement illusoire à terme, compte tenu de la dynamique funeste dans laquelle sombre le Moyen-Orient.
Quelles que soient les actions entreprises, la dynamique de déstabilisation est inéluctable. Il s’agit donc bien fondamentalement d’une nouvelle étape significative dans l’accélération du chaos mondial. Ce conflit montre à quel point chaque État applique de plus en plus, pour défendre ses intérêts, une politique de « terre brûlée », en cherchant, non plus à gagner en influence ou conquérir des intérêts, mais à semer le chaos et la destruction chez ses rivaux. Cette tendance à l’irrationalité stratégique, aux visions à court terme, à l’instabilité des alliances et au « chacun pour soi » n’est pas une politique arbitraire de tel ou tel État, ni le produit de la seule stupidité de telle ou telle fraction bourgeoise au pouvoir. Elle est la conséquence des conditions historiques, celles de la décomposition du capitalisme, dans lesquelles s’affrontent tous les États. Avec le déclenchement de la guerre en Ukraine, cette tendance historique et le poids du militarisme sur la société se sont profondément aggravés. La guerre de Gaza confirme à quel point la guerre impérialiste est désormais le principal facteur de déstabilisation de la société capitaliste. Produit des contradictions du capitalisme, le souffle de la guerre nourrit en retour le feu de ces mêmes contradictions, accroissant, par le poids du militarisme, la crise économique, le désastre environnemental, le démembrement de la société. Cette dynamique tend à pourrir tous les pans de la société, à affaiblir toutes les nations, à commencer par la première d’entre elles : les États-Unis.
Depuis des années, la situation de la population en général et de la classe ouvrière est dramatique dans la région, surtout en Irak, en Syrie, au Liban ou en Égypte. En Palestine, le Hamas a réprimé dans le sang des manifestations contre la misère, comme en mars 2019, alors que ses dirigeants mafieux se gavent d’aides internationales (le Hamas est une des plus riches organisations terroristes de la planète). Aujourd’hui, partout dans le monde, les travailleurs sont appelés par la bourgeoisie à choisir un camp : la « résistance palestinienne » ou la « démocratie israélienne ». Comme s’il n’y avait d’autres choix que de soutenir l’une ou l’autre de ces cliques bourgeoises sanguinaires.
D’un côté, le gouvernement israélien justifie le carnage en affirmant venger les victimes du 7 octobre et empêcher les terroristes du Hamas d’attenter à nouveau à la « sécurité de l’État hébreu ». Tant pis pour les dizaines de milliers de victimes innocentes ! La sécurité d’Israël vaut bien un massacre ! De l’autre côté, on affirme : « Nous ne défendons pas le Hamas, nous défendons le droit du « peuple palestinien » à disposer de lui-même », espérant faire oublier que « le droit du peuple palestinien à disposer de lui-même » n’est qu’une formule destinée à dissimuler la défense de ce qu’il faut bien appeler l’État de Gaza ! Les intérêts des prolétaires en Palestine, en Israël ou dans n’importe quel autre pays du monde ne se confondent en rien avec ceux de leur bourgeoisie et leur État. Une bande de Gaza « libérée » ne signifierait rien d’autre que consolider l’odieux régime du Hamas ou de toute autre faction de la bourgeoisie gazaouie.
Mais certains argumenteront que « la lutte d’un pays colonisé pour sa libération » porte atteinte à « l’impérialisme des États colonisateurs ». En vérité, comme cet article le montre tout au long du texte, l’attaque du Hamas s’inscrit dans une logique impérialiste qui dépasse largement ses seuls intérêts. « Toutes les parties de la région ont les mains sur la gâchette », affirmait, fin octobre, le ministre des Affaires étrangères iranien. Aussi faible soit-il face à la puissance de Tsahal, le Hamas, comme toute bourgeoisie nationale depuis l’entrée du capitalisme dans sa période de décadence, ne peut nullement, comme par magie, se soustraire aux rapports impérialistes qui régissent toutes les relations internationales. Soutenir l’État palestinien, c’est se ranger derrière les intérêts impérialistes de Khamenei, de Nasrallah et encore de Erdogan ou même Poutine qui se frotte les mains. Il n’y a pas à choisir entre cette bande gazaouie de fous furieux assoiffés de fric et de sang et la clique d’illuminés et de corrompus de Netanyahou.
Pour parachever le carcan nationaliste dans lequel la bourgeoisie cherche à enfermer la classe ouvrière, il y a enfin les campagnes pacifistes : « Nous ne soutenons aucun camp ! Nous réclamons un cessez-le-feu immédiat ! » Les plus naïfs s’imaginent sans doute que l’enfoncement accéléré du capitalisme dans la barbarie vient du manque de « bonne volonté » des assassins à la tête des États, voire d’une « démocratie défaillante ». Les plus malins savent parfaitement quels sordides intérêts ils défendent. Il en est ainsi, par exemple, du président Biden, fournisseur de missiles à sous-munitions en Ukraine, « horrifié » par les « bombardements aveugles » à Gaza tout en continuant à fournir les indispensables munitions. Et si Biden a haussé le ton face à
Netanyahou, ce n’est pas pour « préserver la paix dans le monde », c’est pour mieux concentrer ses efforts et ses forces militaires en direction de son rival chinois dans le Pacifique, comme face à l’encombrant allié russe de Pékin en Ukraine. Il n’y a donc rien à espérer de la « paix » sous la férule du capitalisme, pas plus qu’après la victoire de tel ou tel camp. La bourgeoisie n’a pas de solution à la guerre !
La solution ne viendra pas des prolétaires de Gaza, écrasés sous les bombes ou de ceux d’Israël, atterrés par les massacres barbares du Hamas et entraînés dans les campagnes chauvines, tout comme c’est le cas des prolétaires d’Ukraine ou de Russie. Elle ne peut venir que de la classe ouvrière internationale, dans le rejet de l’austérité et des sacrifices que le développement des secousses économiques et du militarisme entraîne.
A travers la série inédite de luttes dans de nombreux pays, au Royaume-Uni avec une année de mobilisations, en France contre la réforme des retraites, aux États-Unis contre l’inflation notamment, au Canada, en Scandinavie ou au Bangladesh récemment, la classe ouvrière montre qu’elle est capable de se battre, si ce n’est contre la guerre et le militarisme eux-mêmes, du moins contre les conséquences économiques de la guerre, contre les sacrifices exigés par la bourgeoisie pour alimenter son économie de guerre. C’est une étape fondamentale dans le développement de la combativité et, à terme, de la conscience de classe. La guerre au Moyen-Orient, avec l’approfondissement de la crise et les besoins supplémentaires en armements qu’elle va engendrer aux quatre coins de la planète, ne fera qu’accroître les conditions objectives de cette rupture avec les décennies passées dans les réactions du prolétariat[11].
La classe ouvrière n’est pas morte ! À travers ses luttes, le prolétariat se confronte aussi à ce qu’est la véritable solidarité de classe. Or, face à la guerre, la solidarité des ouvriers ne va ni aux Palestiniens, ni aux Israéliens. Elle va aux ouvriers de Palestine et d’Israël, comme elle va aux ouvriers du monde entier. La solidarité avec les victimes des massacres, ce n’est certainement pas entretenir les mystifications nationalistes qui ont conduit des ouvriers à se placer derrière une clique bourgeoise. La solidarité ouvrière passe avant tout par le développement du combat contre le système capitaliste, responsable de toutes les guerres. La Gauche Communiste l’affirmait déjà clairement dans les années 1930 : « Pour le vrai révolutionnaire, naturellement, il n'y a pas de question « palestinienne », mais uniquement la lutte de tous les exploités du Proche-Orient, arabes ou juifs y compris, qui fait partie de la lutte plus générale de tous les exploités du monde entier pour la révolte communiste »[12]. La lutte révolutionnaire ne peut surgir d’un claquement de doigts. Elle ne découlera certainement pas de l’adhésion aux camps nationalistes ou impérialistes prônés par la bourgeoisie ; elle ne peut, aujourd’hui, que passer par le développement des luttes ouvrières, contre les attaques économiques de plus en plus dures que lui assène la bourgeoisie. Les luttes d’aujourd’hui préparent la révolution de demain !
07.01.2024 / R. Havanais
[1] « Un journal non aligné », Le Monde diplomatique, novembre 2023.
[2] Pour un aperçu plus détaillé des rapports impérialistes dans la région jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, cf. les “ N [424]otes sur l’histoire [424] des conflits impérialistes au Moyen [424]- [424]Orient, 1e partie [424]e [424]t Notes sur l’histoire des conflits impérialistes au Moyen [425]- [425]Orient, 2e partie [425]” [425], Revue internationale n°115, 2003 et n°117, 2004.
[3] “ [426]Résolution sur la situation internationale, 6 [426]e [426] congrès du CCI [426]” [426], Revue internationale n° 44, 1986.
[4] Dov Weissglas, conseiller proche du premier ministre Sharon, dans le quotidien Haaretz, le 8 octobre 2004. Cité dans Ch. Enderlin, « [427]L [427]’ [427]erreur stratégique d [427]’ [427]Israël [427]» [427], Le Monde diplomatique, janvier 2024.
[5] Netanyahou aux députés du Likoud le 11 mars 2019, propos rapportés par le quotidien israélien Haaretz du 9 octobre dernier.
[6] Extrait du quotidien libanais L’Orient-Le Jour, 18 juin 2019.
[7] « [57]23 [57]e [57] congrès international du CCI, Résolution sur la situation internationale [57] » [57], Revue internationale n° 164, 2019.
[8] Le Monde diplomatique, juin 2020.
[9] Citation reprise de Ch. Enderlin, « L [427]’ [427]erreur stratégique d [427]’ [427]Israël [427] » [427], Le Monde diplomatique, janvier 2024.
[10] Le chercheur T. Persico, dans Ch. Enderlin, « L [427]’ [427]erreur stratégique d [427]’ [427]Israël [427] » [427], Le Monde diplomatique, janvier 2024.
[11] Pour développer la réflexion sur la réalité de la rupture qui s’opère actuellement au sein de la classe ouvrière, lire le « Rapport sur [428] la lutte de classe pour le 25 [428]e [428] congrès du CCI [428] », Revue internationale n°170, 2023.
[12] « [429]Le conflit Juifs/ Arabes [429] : la position des internationalistes dans les années 1930 [429] » (repris de Bilan n°30 et 31, 1936), Revue internationale n°110, 2002.
Les affrontements terribles qui ensanglantent encore une fois le Proche-Orient viennent confirmer à nouveau ce qu'écrivait la grande révolutionnaire Rosa Luxemburg dans sa prison, en 1915.
Les miliciens du Hamas qui ont commis, le 7 octobre 2023, des crimes atroces contre des populations civiles israéliennes, femmes, enfants, vieillards, n'ont pu se conduire avec une telle barbarie qu'à la suite d'un conditionnement, d'un lavage de cerveau systématique de la part de l'organisation islamiste qui dirige la bande de Gaza.
De même si, aujourd'hui, la grande majorité de la population israélienne approuve les bombardements criminels et l'offensive terrestre dont sont victimes les habitants de Gaza, et qui ont fait déjà des milliers de morts civils, c'est parce qu'elle a subi un terrible traumatisme avec le massacre du 7 octobre mais aussi parce qu'elle aussi a été victime d'un conditionnement pendant des décennies de la part des autorités israéliennes et des différents partis de la bourgeoisie.
Aujourd'hui, avec la guerre entre l'État d'Israël et le Hamas, nous sommes une nouvelle fois témoins de l'utilisation par les différentes forces politiques qui défendent la perpétuation de l'ordre capitaliste d'une méthode que la classe exploiteuse a utilisée à grande échelle depuis le début du 20e siècle pour justifier la barbarie guerrière : la mise en évidence des atrocités commises par "l'ennemi" pour justifier ses propres atrocités. Et les exemples ne manquent pas tout au long du 20e siècle, le siècle où le système capitaliste est entré dans sa période de décadence.
Certes, la guerre a existé bien avant cette période et ses justifications par ceux qui les dirigeaient l'ont toujours accompagnée mais les guerres du passé n'avaient jamais pris la forme d'une guerre totale, mobilisant toutes les ressources de la société et impliquant toute la population comme c'est devenu le cas à partir de 1914. Et c'est au cours de la Première Guerre mondiale que la propagande permettant de mobiliser les plus larges secteurs de la population d'un pays a été prise en charge de façon organisée et systématique par les gouvernements des pays belligérants.
Nous avons déjà consacré dans notre presse un article très fouillé sur la propagande destinée, "en vue d'un meurtre systématique", à "produire une ivresse appropriée chez des hommes normalement constitués", comme l'écrivait Rosa Luxembourg. Nous engageons nos lecteurs à prendre connaissance de la totalité de cet article, "Naissance de la démocratie totalitaire [449]"[1], publié en 2015, dont nous ne citerons ici que quelques courts extraits.
En particulier, cet article cite abondamment un ouvrage d'Harold Lasswell publié en 1927 et intitulé "Propaganda technique in the World War [450]".
En voici quelques passages :
La lecture de ces passages, qui illustrent et complètent de façon remarquable les lignes de Rosa Luxemburg, pourrait laisser penser que Lasswell était un militant combattant le capitalisme. Il n'en est rien, c'était un universitaire américain éminent qui a publié de nombreux ouvrages de sciences politiques et a enseigné cette discipline de 1946 à 1958 à la prestigieuse université de Yale. Dans son ouvrage de 1927, en conclusion de ses travaux, il préconise un contrôle gouvernemental des techniques de communication (télégraphe, téléphone, cinéma et radio) et il a mis ses compétences au service de la bourgeoisie américaine tout au long de sa vie, notamment au cours de la Seconde Guerre mondiale où il était directeur de recherche sur la communication et la guerre au sein de la Library of Congress (la principale et prestigieuse bibliothèque des États-Unis) en même temps qu'il travaillait dans les services de propagande de l'armée.
Comme l'expriment de façon lumineuse les écrits de Lasswell, il s'agit pour chaque État menant la guerre de présenter l'ennemi combattu comme l'incarnation du MAL de façon à se présenter lui-même comme le représentant éminent du BIEN. Les exemples sont nombreux dans l'histoire à partir de 1914 et nous ne pouvons en citer que quelques uns.
Comme le dit notre article de 2015, "la Grande-Bretagne utilisa à fond l'occupation de la Belgique par l'Allemagne, non sans une bonne dose de cynisme puisque en fait l'invasion allemande contrecarrait tout simplement les plans de guerre britanniques. Elle propagea des histoires d'atrocités les plus macabres : les troupes allemandes tuaient les bébés à coups de baïonnette, faisaient de la soupe avec les cadavres, attachaient les prêtres la tête en bas au battant de la cloche de leur propre église, etc.".
La bourgeoisie française ne fut pas en reste : dans une carte postale de propagande, on trouve un poème où un soldat explique à sa jeune sœur ce qu'est un "boche" (terme utilisé en France pour désigner l'Allemand et qui signifie "boucher").
Ce type de propagande s'est particulièrement développé à la suite des fraternisations qui avaient eu lieu sur le front au moment de Noël 1914 entre des unités allemandes, françaises et écossaises. Ce poème le dit clairement : on ne peut, en aucune façon, fraterniser avec des "monstres".
Par la suite, l'accumulation des cadavres des deux côtés a servi pour chaque État belligérant à justifier la diabolisation de l'ennemi. Dans chaque camp on louait l'héroïsme et le sacrifice de ses soldats dans la "nécessaire" mission de faire barrage aux "crimes" des soldats de l'autre camp. Tuer des êtres humains n'était plus un crime s'ils portaient un autre uniforme mais au contraire un "devoir sacré en défense de l'humanité et de la morale".
Cette diabolisation des peuples "ennemis" en vue de justifier la barbarie guerrière s'est maintenue tout au long du 20e siècle et au début du 21e siècle où la guerre est devenue une manifestation permanente de la plongée du capitalisme dans sa phase de décadence. La Seconde Guerre mondiale nous en offre un exemple à la fois éclairant et atroce. Pour la propagande bourgeoise d'aujourd'hui, il y avait un seul "Camp du MAL" : l'Allemagne nazie et ses alliés.
Le régime nazi était l'incarnation de la contre-révolution qui s'était abattue sur le prolétariat d'Allemagne après ses tentatives révolutionnaires de 1918-23. Une contre-révolution à laquelle les "démocraties" du "Camp du BIEN" avaient apporté toute leur contribution et qui a été parachevée par le nazisme. D'ailleurs, ces "démocraties" avaient longtemps estimé qu'elles pourraient s'entendre avec le régime hitlérien comme l'attestent les accords de Munich de 1938. Les atrocités commises par le régime nazi ont servi à la propagande des alliés pour justifier leurs propres atrocités. En particulier, l'extermination des juifs d'Europe par ce régime, expression la plus concentrée de la barbarie dans laquelle la décadence du système capitaliste a plongé la société humaine, a constitué un argument massif et présenté comme "irréfutable" de la nécessité pour les Alliés de détruire l'Allemagne, ce qui passait notamment par l'assassinat de dizaines de milliers de civils sous les bombes du Camp du BIEN. Après la guerre, lorsque les populations des pays "vainqueurs" ont eu connaissance des crimes commis par leurs dirigeants, on leur a expliqué que les effroyables massacres de populations civiles (notamment les bombardements de Hambourg entre le 25 juillet et le 3 août 1943 et ceux de Dresde du 13 au 15 février 1945 qui, utilisant massivement des bombes incendiaires, visaient essentiellement les civils faisant au total plus de 100 000 morts) se justifiaient par la barbarie du régime nazi. Ces mêmes dirigeants ont organisé une propagande massive sur les atrocités –réelles- commises par ce régime, et particulièrement l'extermination des populations juives.[2] Ils se gardaient bien, en revanche, de préciser que les Alliés n'ont strictement rien fait pour venir en aide à ces populations à qui la plupart des pays du Camp du BIEN ont refusé des visas d'entrée et qui ont même rejeté les propositions des dirigeants nazis de leur remettre des centaines de milliers de juifs.
Cette immonde hypocrisie de la bourgeoisie "démocratique" est très bien démontée, avec l'évocation de faits historiques avérés, dans un article intitulé "Auschwitz ou le grand alibi [451]" et paru en 1960 dans le n°11 de la revue Programme Communiste (organe du Parti Communiste International, bordiguiste)[3]. Voici la conclusion de cet article que nous soutenons pleinement :
En fait, cet article expose ce qui constitue une position fondamentale de la Gauche communiste : la dénonciation de l'idéologie antifasciste, dont l'évocation de la Shoah constitue un pilier, comme moyen de justifier la défense de la "démocratie" capitaliste. Ainsi, dès juin 1945, le numéro 6 de L’Étincelle, journal de la Gauche Communiste de France, l'ancêtre politique du CCI, avait publié un article intitulé "Buchenwald, Maïdaneck, démagogie macabre [452]" qui développait le même thème et que nous reproduisons ci-dessous :
La bourgeoisie internationale qui, lorsque la révolution d’Octobre éclata, en 1917, chercha tous les moyens possibles et imaginables pour l’écraser, qui brisa la révolution allemande en 1919 par une répression d’une sauvagerie inouïe, qui noya dans le sang l’insurrection chinoise prolétarienne ; la même bourgeoisie finança en Italie la propagande fasciste puis en Allemagne celle de Hitler ; la même bourgeoisie mit au pouvoir en Allemagne celui qu’elle avait désigné comme devant être pour son compte le gendarme de l’Europe ; la même bourgeoisie aujourd’hui enfin dépense des millions pour financer le montage d’une exposition "SS crimes hitlériens", les prises de vues et la présentation au public de films sur les "atrocités allemandes" (pendant que les victimes de ces atrocités continuent à mourir souvent sans soins et que les rescapés qui rentrent n’ont pas les moyens de vivre).
Cette même bourgeoisie, c’est elle qui a payé d’un côté le réarmement de l’Allemagne et de l’autre a bafoué le prolétariat en l’entraînant dans la guerre avec l’idéologie antifasciste, c’est elle qui de cette façon ayant favorisé la venue de Hitler au pouvoir s’est servie jusqu’au bout de lui pour écraser le prolétariat allemand et l’entraîner dans la plus sanglante des guerres, dans la boucherie la plus immonde que l’on puisse concevoir.
C’est toujours cette même bourgeoisie qui envoie des représentants avec des gerbes de fleurs, s’incliner hypocritement sur les tombes des morts qu’elle a elle-même engendrés parce qu’elle est incapable de diriger la société et que la guerre est sa seule forme de vie.
C’EST ELLE QUE NOUS ACCUSONS !
car les millions de morts qu’elle a perpétrés dans cette guerre ne sont qu’une addition à une liste déjà bien trop longue, hélas, des martyrs de la "civilisation", de la société capitaliste en décomposition.
Les responsables des crimes hitlériens ne sont pas les Allemands qui ont les premiers, en 1934, payé par 450.000 vies humaines la répression bourgeoise hitlérienne et qui ont continué à subir cette impitoyable répression quand celle-ci se portait en même temps à l’étranger. Pas plus que les Français, les Anglais, les Américains, les Russes, les Chinois ne sont responsables des horreurs de la guerre qu’ils n’ont pas voulue mais que leur bourgeoisie leur ont imposé.
Par contre, les millions d’hommes et de femmes qui sont morts à petit feu dans les camps de concentration nazis, qui ont été sauvagement torturés et dont les corps pourrissent quelque part, qui ont été frappé pendant cette guerre en combattant ou surpris dans un bombardement "libérateur", les millions de cadavres mutilés, amputés, déchiquetés, défigurés, enfouies sous la terre ou pourrissant au soleil, les millions de corps, soldats, femmes, vieillards, enfants.
La seule position pour le prolétariat n’est pas de répondre aux appels démagogiques tendant à continuer et à accentuer le chauvinisme au travers des comités antifascistes, mais la lutte directe de classe pour la défense de leurs intérêts, leur droit à la vie, lutte de chaque jour, de chaque instant jusqu’à la destruction du régime monstrueux du capitalisme." [5]
Aujourd'hui encore, l'État d'Israël (et ceux qui le soutiennent), invoque le souvenir de la Shoah pour justifier ses crimes. Les atrocités subies dans le passé par les populations juives sont un moyen de faire croire que cet État appartient au Camp du BIEN même lorsqu'il prend exemple sur les "démocraties" lors de la Seconde Guerre mondiale pour massacrer sous les bombes, de façon délibérée, les populations civiles. Et les atrocités commises par le Hamas le 7 octobre lui ont permis de ranimer la flamme de façon spectaculaire au point de faire taire en Israël même la voix de ceux qui dénonçaient auparavant la politique criminelle de cet État, voire de les faire basculer dans le camp de la guerre à outrance.
Parallèlement, les ennemis d'Israël et ceux qui les soutiennent, et qui ont fait, pendant des décennies, leur fond de commerce de l'oppression et de l'humiliation des populations palestiniennes, qu'ils se rangent derrière les drapeaux islamiques ou les drapeaux "anti-impérialistes", trouvent aujourd'hui, avec les massacres commis par l'État hébreux à Gaza, les arguments de choc pour justifier leur soutien à un État palestinien, qui, comme tous les États, sera l'instrument de la classe exploiteuse pour opprimer et réprimer les exploités.
Pour justifier la barbarie guerrière, la propagande bourgeoise a fait, particulièrement depuis 1914, un usage massif du mensonge comme on l'a vu plus haut et comme on continue à le voir. Pensons, parmi de nombreux autres exemples, au mythe des "armes de destruction massive" agité par l'État américain en 2003 pour justifier l'invasion de l'Irak. Mais cette propagande est encore bien plus efficace lorsqu'elle peut s'appuyer sur les atrocités réelles commises par ceux qui sont désignés comme ennemis. Et ces atrocités ne sont pas près de disparaître; bien au contraire. A mesure que le système capitaliste s'enfonce dans sa décadence et sa décomposition, elles seront de plus en plus fréquentes et abominables. Elles seront, comme par le passé, utilisées par chaque secteur de la bourgeoisie pour justifier ses propres atrocités et les atrocités futures.
L'indignation, la colère contre ces atrocités sont légitimes et normales chez tout être humain. Mais il importe que les exploités, les prolétaires, soient capables de résister aux sirènes de ceux qui les appellent à combattre et tuer les prolétaires des autres pays, ou à se faire tuer dans ces combats. Aucune guerre dans le capitalisme ne sera jamais celle qui mettra fin aux guerres, la "der des ders" comme le prétendait la propagande des pays de l'Entente en 1914 ou comme l'a prétendu le Président Bush junior en 2003 qui prédisait "une ère de paix et prospérité" après l'élimination de Saddam Hussein (en fait, le massacre de centaines de milliers d'irakiens). La seule façon de mettre fin aux guerres et aux atrocités qu'elles provoquent, c'est de mettre fin au système qui les engendre, le capitalisme. Toute autre perspective ne fait que préserver la survie de ce système barbare.
(Fabienne, 24-11-2023)
[1] Revue Internationale 155
[2] L'utilisation par le Camp du BIEN américain de la bombe atomique qui a rasé les villes d'Hiroshima (6 août 1945 – entre 103 000 et 220 000 morts suivant différentes estimations) et Nagasaki (9 août - de 90 000 à 140 000 morts) ne pouvait évidemment pas se justifier par l'extermination des juifs de la part des autorités japonaises mais il fallait quand même lui donner une vocation "humanitaire". En effet, d'après les autorités américaines, elle a permis de sauver un million de vies des deux camps en hâtant la fin de la guerre. C'est un des mensonges les plus odieux sur la Seconde Guerre mondiale. En réalité, dès avant ces bombardements, le gouvernement japonais était prêt à capituler à condition que l'Empereur Hirohito conserve son trône. Les autorités américaines ont alors refusé cette condition. Il fallait absolument qu'elles puissent faire usage de la bombe atomique pour mieux connaître les "performances" de cette arme nouvelle et surtout pour envoyer un message d'intimidation à l'Union Soviétique dont le gouvernement américain prévoyait qu'elle serait le prochain ennemi. Pour sa part, Hirohito est resté sur son trône jusqu'à sa mort, le 7 janvier 1989, sans jamais être inquiété par les autorités américaines alors que sa participation personnelle aux crimes des armées japonaises a été clairement établie. Une dernière précision : si la capitale du Japon, Tokyo, n'a pas reçu de bombe atomique, c'est qu'elle était déjà pratiquement rasée par de multiples bombardement "classiques" (avec l'utilisation intensive de bombes incendiaires), et notamment ceux de mars 1945 qui firent autant de morts que celui d'Hiroshima.
[3] Cet article s'appuie notamment sur le livre "L'Histoire de Joël Brand" (Éditions du Seuil, 1957, traduit de l'allemand : Die Geschichte von Joel Brand, Verlag Kiepenheuer & Witsch, Köln-Berlin, 1956) décrivant les péripéties de ce juif hongrois qui organisait la fuite des juifs persécutés par les nazis. En mai 1944, Brandt est chargé par Adolf Eichmann de transmettre aux Alliés une proposition de "livraison" de centaines de milliers de juifs, une proposition refusée par les autorités britanniques.
[4] Référence au soulèvement de la population de Sétif, le 8 mai 1945, le jour même de la signature de l'armistice, et qui a été réprimée avec une violence extrême par le gouvernement français auquel participait le Parti "communiste" dirigé par Maurice Thorez.
[5] La Tendance Communiste Internationaliste a publié sur son site Internet un article qui traite des mêmes questions abordées dans notre présent article : Hypocrisie impérialiste à l'Est et à l'Ouest [453], en anglais Imperialist Hypocrisy in the East and West [454]. C'est un excellent article que nous saluons et que nous encourageons nos lecteurs à consulter.
Les titres de la presse ne laissent aucun doute : depuis juillet 2022, quelque chose se passe du côté de la classe ouvrière. Les travailleurs ont retrouvé le chemin du combat prolétarien, au niveau international. Et c’est en effet un événement « historique ».
Le CCI qualifia ce changement de « rupture ». Nous pensons qu’il s’agit d’une nouvelle dynamique prometteuse pour l’avenir. Pourquoi ?
En janvier 2022, alors même que la crise sanitaire de la Covid menaçait toujours, nous écrivions dans un tract international[1] : « Dans tous les pays, dans tous les secteurs, la classe ouvrière subit une dégradation insoutenable de ses conditions de vie et de travail. Tous les gouvernements qu’ils soient de droite ou de gauche, traditionnels ou populistes, attaquent sans relâche. Les attaques pleuvent sous le poids de l’aggravation de la crise économique mondiale. Malgré la crainte d’une crise sanitaire oppressante, la classe ouvrière commence à réagir. Ces derniers mois, aux États-Unis, en Iran, en Italie, en Corée, en Espagne ou en France, des luttes se sont engagées. Certes, il ne s’agit pas de mouvements massifs : les grèves et les manifestations sont encore trop maigres, trop éparses. Pourtant la bourgeoisie les surveille comme le lait sur le feu, consciente de l’ampleur de la colère qui gronde. Comment faire face aux attaques portées par la bourgeoisie ? Rester isolé et divisé, chacun dans « son » entreprise, dans « son » secteur d’activité ? C’est à coup sûr être impuissant ! Alors comment développer une lutte unie et massive ? »
Si dès le premier mois de 2022, nous avons choisi de réaliser et de diffuser ce tract, c’est parce que nous connaissions le potentiel présent de notre classe. En juin, à peine 5 mois plus tard donc, éclatait au Royaume-Uni « L’été de la colère », la plus grande vague de grèves du pays depuis 1979 et son « Hiver de la colère [2]», mouvement annonçant toute une série de luttes « historiques » à travers le monde. Au moment où nous écrivons ces lignes, c’est au Québec que la grève s’étend.
Pour comprendre la profondeur du processus en cours, et ses enjeux, il nous faut adopter une démarche historique, celle-là même qui nous a permis de détecter dès aout 2022 cette fameuse « rupture ».
En août 1914, le capitalisme annonce son entrée en décadence de la manière la plus fracassante et barbare qui soit, la Première Guerre mondiale éclate. Durant quatre années effroyables, au nom de la Patrie, des millions de prolétaires doivent se massacrer dans les tranchées tandis que ceux restés à l’arrière – hommes, femmes et enfants - triment nuit et jour pour « soutenir l’effort de guerre ». Les fusils crachent des balles, les usines crachent des fusils. Partout, le capitalisme engloutit le métal et les âmes.
Face à ces conditions insoutenables, les ouvriers se dressent. Fraternisations au front, grèves à l’arrière. En Russie, la dynamique devient révolutionnaire, c’est l’insurrection d’Octobre. Cette prise de pouvoir par le prolétariat est un cri d’espoir entendu par les exploités du monde entier. La vague révolutionnaire gagne l’Allemagne. C’est cette propagation qui met fin à la guerre : les bourgeoisies, terrifiées par cette épidémie rouge, préfère mettre fin au carnage et s’unir face à leur ennemi commun : la classe ouvrière. Le prolétariat fait ici la preuve de sa force, de sa capacité à s’organiser massivement, à prendre en main les rênes de la société et à offrir à toute l’humanité une autre perspective que celle promise par le capitalisme. D’un côté l’exploitation et la guerre, de l’autre la solidarité internationale et la paix. D’un côté la mort, de l’autre la vie. Si cette victoire a été possible, c’est parce que la classe et ses organisations révolutionnaires avaient accumulé une longue expérience au fil des décennies de combats politiques depuis les premières grèves ouvrières des années 1830.
En Allemagne, en 1919, 1921 et 1923, les tentatives d’insurrection sont réprimées dans le sang (par la social-démocratie alors au pouvoir !). Vaincue en Allemagne, la vague révolutionnaire est brisée, le prolétariat se retrouve isolé en Russie. Cette défaite est évidemment une tragédie mais elle est surtout une source inépuisable de leçons pour l’avenir (comment faire face à une bourgeoisie forte et organisée, à sa démocratie, à sa gauche ; comment s’organiser en assemblées générales permanentes ; quel rôle a le parti et quelle relation a-t-il avec la classe, avec les assemblées et les conseils ouvriers…).
Le communisme n’étant possible qu’à l’échelle mondiale, cet isolement de la révolution en Russie signifie implacablement la dégénérescence. C’est ainsi, de « l’intérieur », que la situation va pourrir jusqu’au triomphe de la contre-révolution, . Le drame est que cette défaite rend également possible l'identification frauduleuse de la révolution avec le stalinisme qui se présente mensongèrement comme l’héritier de celle-ci quand en réalité il l’assassine. Seule une poignée va voir dans le stalinisme la contre-révolution. Les autres le défendront ou le rejetteront, mais tous seront porteurs du mensonge de la continuité Marx-Lénine-Staline, détruisant ainsi les leçons inestimables de la révolution.
Le prolétariat est défait à l’échelle internationale. Il devient incapable de réagir face aux nouveaux ravages de la crise économique : l’inflation galopante en Allemagne dans les années 1920, le Krach de 1929 aux Etats-Unis, le chômage de masse partout. La bourgeoisie peut lâcher ses monstres et marcher vers une nouvelle guerre mondiale. Nazisme, franquisme, fascisme, antifascisme… de part et d’autre des frontières, les gouvernements mobilisent, accusant « l’ennemi » d’être un barbare. Durant ces décennies noires, les révolutionnaires internationalistes sont pourchassés, déportés, assassinés. Les survivants abandonnent, terrifiés ou moralement écrasés. D’autres encore, déboussolés et victimes du mensonge « stalinisme = bolchevisme », rejettent toutes les leçons de la vague révolutionnaire et même, pour certains, la théorie de la classe ouvrière comme classe révolutionnaire. Il est « Minuit dans le siècle »[3]. Seule une poignée garde le cap, en s’accrochant à une profonde compréhension de ce qu’est la classe ouvrière, ce qu’est son combat pour la révolution, ce qu’est le rôle des organisations du prolétariat – incarner la dimension historique, la continuité, la mémoire et l’effort théorique permanent de la classe révolutionnaire. Ce courant se nomme la Gauche communiste.
À la fin de la Seconde Guerre mondiale, de grandes grèves dans le Nord de l’Italie, et dans une moindre mesure en France, font croire au réveil de la classe ouvrière. Churchill et Roosevelt aussi y croient ; tirant les leçons de la fin de la Première guerre mondiale et de la vague révolutionnaire, ils font bombarder « préventivement » tous les quartiers ouvriers de l’Allemagne vaincue afin de se prémunir de tout risque de soulèvement : Dresde, Hambourg, Cologne… toutes ces villes sont rasées à coup de bombes incendiaires en faisant des centaines de milliers de morts. Mais en réalité, cette génération est beaucoup trop marquée par la contre-révolution et son écrasement idéologique depuis les années 1920. La bourgeoisie peut continuer à demander aux exploités de se sacrifier sans risquer de réaction : il faut reconstruire, augmenter les cadences. Le Parti Communiste Français ordonne de « se retrousser les manches ».
C’est dans ce contexte qu’éclate la plus grande grève de l’histoire : Mai 68 en France. Presque toute la Gauche communiste va passer à côté de la signification de cet événement, ne comprenant absolument pas le changement profond de la situation historique. Un tout petit groupe de la Gauche communiste, apparemment marginalisé au Venezuela, va avoir une toute autre démarche. Dès 1967, Internationalismo comprend que quelque chose est en train de changer dans la situation. D’un côté, ses membres constatent un léger regain des grèves et trouvent des éléments à travers le monde, intéressés à discuter de la révolution. Il y a aussi ces réactions face à la guerre au Vietnam qui, tout en étant dévoyées sur le terrain du pacifisme, montrent que la passivité et l’acceptation des décennies précédentes commencent à s’estomper. De l’autre, ils comprennent que la crise économique fait son grand retour avec la dévaluation de la livre Sterling et la réémergence du chômage de masse. Si bien qu’en janvier 1968, ils écrivent : « Nous ne sommes pas des prophètes, et nous ne prétendons pas deviner quand et de quelle façon vont se dérouler les événements futurs. Mais ce dont nous sommes effectivement sûrs et conscients concernant le processus dans lequel est plongé actuellement le capitalisme, c'est qu'il n'est pas possible de l'arrêter (...) et qu'il mène directement à la crise. Et nous sommes sûrs également que le processus inverse de développement de la combativité de la classe, qu'on vit actuellement de façon générale, va conduire la classe ouvrière à une lutte sanglante et directe pour la destruction de l'État bourgeois. » (Internacionalismo n° 8). Cinq mois plus tard, la grève généralisée de Mai 68 en France apporte une confirmation éclatante de ces prévisions. Ce n'est évidemment pas encore l'heure « d’une lutte directe pour la destruction de l'État bourgeois » mais bien celle d'une reprise historique du prolétariat mondial, attisée par les premières manifestations de la crise ouverte du capitalisme, après la plus profonde contre-révolution de l'histoire. Ces prévisions ne relèvent pas de la voyance mais tout simplement de la remarquable maîtrise du marxisme par Internacionalismo et de la confiance que, même aux pires moments de la contre-révolution, ce groupe a conservée envers les capacités révolutionnaires de la classe. Quatre éléments sont au cœur de la démarche d’Internacionalismo, quatre éléments qui vont lui permettre d’anticiper Mai 68 et de comprendre ensuite, dans le feu même des événements, la rupture historique qu’engendre cette grève, c'est-à-dire la fin de la contre-révolution et le retour sur la scène internationale du prolétariat en lutte. Ces quatre éléments sont une profonde compréhension :
1) du rôle historique du prolétariat comme clase révolutionnaire ;
2) de la gravité de la crise économique et de son impact sur la classe, comme aiguillon de la combativité ;
3) du développement en cours de la conscience au sein de la classe, réflexion visible à travers les questionnements qui animent les discussions des minorités en recherche de positions révolutionnaires ;
4) de la dimension internationale de cette dynamique générale, crise économique et lutte de classe.
En arrière fond de toute cette démarche, il y a chez Internacionalismo l’idée qu’une nouvelle génération est en train d’émerger, une génération qui n’a pas subi la contre-révolution, une génération qui se confronte au retour de la crise économique en ayant gardé tout son potentiel de réflexion et de lutte, une génération capable de porter sur le devant de la scène le retour du prolétariat en lutte. Et c’est effectivement ce qu’a été Mai 68 qui a ouvert la voie à toute une série de luttes au niveau international. Plus encore, c’est toute l’atmosphère sociale qui change : après les années de plomb, les ouvriers ont soif de discuter, élaborer, « refaire le monde », particulièrement sa jeunesse. Le mot « révolution » se prononce partout. Les textes de Marx, Lénine, Luxemburg, ainsi que ceux de la Gauche Communiste circulent et provoquent des débats incessants. La classe ouvrière essaie de se réapproprier son passé et ses expériences. Contre cet effort, tout un tas de courants – stalinisme, maoïsme, trotskisme, castrisme, modernisme… – font obstacles pour pervertir les leçons de 1917. Le grand mensonge stalinisme = communisme est exploité sous toutes ses formes.
La première vague de luttes a sans aucun doute été la plus spectaculaire : l’automne chaud italien en 1969, le soulèvement violent à Cordoba en Argentine la même année et l’immense grève en Pologne en 1970, des mouvements importants en Espagne et en Grande Bretagne en 1972... En Espagne en particulier, les travailleurs commencent à s'organiser à travers des assemblées de masse, un processus qui atteint son point culminant à Vitoria en 1976. La dimension internationale de la vague porte ses échos jusqu’en Israël (1969) et en Egypte (1972) et, plus tard, par les soulèvements dans les townships d'Afrique du Sud qui sont dirigés par des comités de lutte (les "Civics"). Durant toute cette période, Internacionalismo œuvre au regroupement des forces révolutionnaires. Un petit groupe situé à Toulouse et publiant un journal nommé Révolution Internationale se joint à ce processus. Ensemble, ils forment en 1975 ce qui est encore aujourd’hui le Courant Communiste International, notre organisation. Nos articles lancent « Salut à la crise ! » car, pour reprendre les mots de Marx, il ne faut pas « voir dans la misère que la misère » mais au contraire « le côté révolutionnaire, subversif, qui renversera la société ancienne » (Misère de la philosophie, 1847). Après une courte pause au milieu des années 1970, une deuxième vague se propage : grèves des ouvriers du pétrole iranien, des aciéries en France en 1978, "L’hiver de la colère" en Grande Bretagne, des dockers à Rotterdam (menée par un comité de grève indépendant), des sidérurgistes au Brésil en 1979 (qui contestent également le contrôle des syndicats). Cette vague de luttes connait son point culminant avec la grève de masse en Pologne en 1980, dirigée par un comité de grève interentreprises indépendant (le MKS), certainement l’épisode le plus important de la lutte de classe depuis 1968. Et bien que la répression sévère des ouvriers polonais donne un coup d’arrêt à cette vague, il n’a pas fallu longtemps avant qu’un nouveau mouvement ait lieu avec les luttes en Belgique en 1983 et 1986, la grève générale au Danemark en 1985, la grève des mineurs en Angleterre en 1984-85, les luttes des cheminots et des travailleurs de la santé en France en 1986 et 1988, de même le mouvement des employés de l’éducation en Italie en 1987. Les luttes en France et en Italie, en particulier – comme la grève de masse en Pologne – montrent une réelle capacité d’auto organisation avec des assemblées générales et des comités de grève.
Ce n’est pas une simple liste de grèves. Ce mouvement en vagues de luttes ne tourne pas en rond, mais fait faire de réelles avancées dans la conscience de classe. Comme nous l’écrivions en avril 1988, dans un article nommé « 20 ans après mai 1968 » : « La simple comparaison des caractéristiques des luttes d'il y a 20 ans avec celles d'aujourd'hui permet de percevoir rapidement l'ampleur de l'évolution qui s'est lentement réalisée dans la classe ouvrière. Sa propre expérience, ajoutée à l'évolution catastrophique du système capitaliste, lui a permis d'acquérir une vision beaucoup plus lucide de la réalité de son combat. Cela s'est traduit par :
Mais l'expérience de ces 20 années de lutte n'a pas dégagé pour la classe ouvrière que des enseignements "en négatif" (ce qu'il ne faut pas faire). Elle s'est aussi traduite par des enseignements sur comment faire :
C’est d’ailleurs cette force de la classe ouvrière qui a empêché, durant toutes ces années, la Guerre froide de se transformer en troisième guerre mondiale. Alors que les bourgeoisies sont soudées en deux blocs prêts à en découdre, les ouvriers, eux, ne veulent pas sacrifier leur vie, par millions, au nom de la Patrie. C’est ce qu’a aussi montré la guerre du Viêt-Nam : face aux pertes de l’armée américaine (58 281 soldats), la contestation gonfle aux États-Unis et oblige la bourgeoisie américaine à se retirer du conflit en 1973. La classe dominante ne peut pas mobiliser les exploités de chaque pays dans un affrontement ouvert. Contrairement aux années 1930, le prolétariat n’est pas vaincu.
En réalité, les années 1980 commencent déjà à révéler les difficultés de la classe ouvrière à développer sa lutte plus avant, à porter son projet révolutionnaire :
La répression en Pologne et cette grève matée aux Etats-Unis vont agir comme un véritable coup de massue et sonner le prolétariat international pendant près de deux ans.
En 1984, la Première ministre britannique Margareth Thatcher va aller encore beaucoup plus loin. La classe ouvrière de Grande-Bretagne est alors réputée être la plus combative du monde, elle remporte année après année le record du nombre de jours de grève. La Dame de fer provoque les mineurs ; main dans la main avec les syndicats, elle les isole du reste de leurs frères de classe ; pendant un an, ils vont ainsi lutter seuls, jusqu’à épuisement (Thatcher et son gouvernement avaient préparé leur coup, en accumulant en secret des stocks de charbon) ; les manifestations sont réprimées dans le sang (trois morts, 20 000 blessés, 11 300 arrestations). Le prolétariat britannique mettra 40 ans à se relever de ce coup, atone et soumis jusqu’à l’été… 2022 (nous y reviendrons). Surtout, cette défaite montre que le prolétariat n’a pas réussi à comprendre le piège, à briser le sabotage et la division syndicale. La politisation des luttes demeure largement insuffisante, ce qui représente un handicap grandissant.
Une petite phrase de notre article de 1988 que nous avons déjà cité résume à elle-seule le problème crucial du prolétariat à l’époque : « On parle peut-être moins facilement de révolution en 1988 qu'en 1968. » Nous-mêmes nous n’avions pas à ce moment-là suffisamment compris toute la portée de ce constat, nous ne faisions que le pressentir. En fait, la génération qui avait accompli sa tâche en mettant fin à la contre-révolution en Mai 1968 ne pouvait aussi développer le projet révolutionnaire du prolétariat.
Cette absence de perspective commence à marquer toute la société : la drogue se répand comme le nihilisme. Ce n’est pas un hasard si c’est à cette époque que deux petits mots contenus dans une chanson du groupe punk Les Sex Pistols se taguent sur les murs de Londres : No future.
C’est dans ce contexte que commencent à poindre les limites de la génération 68 et le pourrissement de la société qu’un terrible coup va être porté à notre classe : l’effondrement du bloc de l’Est en 1989-91 déclenche une assourdissante campagne sur « la mort du communisme ». Le grand mensonge « stalinisme = communisme » est exploité une nouvelle fois à fond ; tous les crimes abominables de ce régime en réalité capitaliste vont être attribués à la classe ouvrière et « son » système. Pire, il va être claironné jour et nuit : « Voilà où mène la lutte ouvrière, à la barbarie et à la faillite ! Voilà où mène ce rêve de révolution, au cauchemar ! » Le résultat se révèle terrible : les ouvriers ont honte de leur lutte, de leur classe, de leur histoire. Privés de perspective, ils se renient eux-mêmes, en perdent aussi la mémoire. Toutes les leçons, tous les acquis des grands mouvements sociaux passés tombent dans les limbes de l’oubli. Ce changement historique dans la situation mondiale finit de plonger l’humanité dans une nouvelle phase du déclin du capitaliste : la phase de décomposition.
La décomposition n’est pas un moment passager et superficiel, il s’agit d’une dynamique profonde qui structure la société. La décomposition est la dernière phase du capitalisme décadent, une phase d’agonie qui se terminera par la mort de l’humanité ou la révolution. Elle est le fruit des années 1970-1980 durant lesquelles ni la bourgeoisie ni le prolétariat n’a pu imposer sa perspective : la guerre pour l’une, la révolution pour l’autre. La décomposition exprime cette sorte de blocage historique entre les classes :
Résultat, privé de toute issue mais toujours en train de s’enfoncer dans la crise économique, le capitalisme décadent se met à pourrir sur pieds. Cette putréfaction affecte la société à tous les niveaux, l’absence de perspective, de futur, agit comme un véritable poison : montée de l’individualisme, de l’irrationalité, de la violence, de l’autodestruction, etc. La peur et la haine l’emportent peu à peu. Se développent les Cartels de drogue en Amérique du Sud, le racisme partout… La pensée est marquée par l’impossibilité de se projeter, par une vision courte et bornée ; la politique de la bourgeoisie se retrouve elle-même de plus en plus limitée au coup par coup. Ce bain quotidien imprègne forcément les prolétaires, d’autant plus qu’ils ne croient plus en l’avenir de la révolution, qu’ils ont honte de leur passé et qu’il ne se ressentent plus être une classe. Atomisés, réduits à des individus-citoyens, ils subissent de plein fouet le pourrissement de la société. Le plus grave est sûrement l’espèce d’amnésie vis-à-vis des acquis et des avancées de la période 1968-1989.
Pour enfoncer le clou, la politique économique de la classe dominante attaque délibérément tout sentiment d’identité de classe, à la fois en faisant éclater les vieux centres industriels de résistance de la classe ouvrière et en introduisant des formes beaucoup plus atomisées de travail, comme ladite "gig economy" (économie des petits boulots) où les ouvriers sont régulièrement traités comme des "autoentrepreneurs".
Pour toute une partie de la jeunesse ouvrière, la conséquence est catastrophique : tendance à la formation de gangs dans les centres urbains, qui expriment à la fois un manque de toute perspective économique et une recherche désespérée d’une communauté de rechange qui aboutit à la création de divisions meurtrières entre les jeunes, basées sur des rivalités entre différents quartiers et différentes conditions, sur la concurrence pour le contrôle de l’économie locale de la drogue, ou sur des différences raciales ou religieuses.
Si la génération 68 subit ce recul, la génération entrant dans le monde adulte en 1990 - avec le mensonge de « la mort du communisme » et cette dynamique de décomposition de la société – semble alors perdue pour la lutte de classe.
En 1999, à Seattle, à l’occasion d’une conférence de l’OMC (Organisation mondiale du commerce), un nouveau mouvement politique apparaît sur le devant de la scène médiatique : l’altermondialisme. 40.000 manifestants, en grande majorité des jeunes, se dressent contre l’évolution de la société capitaliste qui marchandise toute la planète. Lors du sommet du G8 à Gênes en 2001, ils sont 300.000.
Que révèle l’apparition de ce courant ? Si en 1990, le président américain Georges Bush père avait promis « un nouvel ordre mondial » fait de « paix et de prospérité », la réalité de la décennie a été toute autre : guerre du Golfe en 1991, en Yougoslavie en 1993, génocide au Rwanda en 1994, crise et faillite des « Tigres asiatiques » en 1997… et partout une montée du chômage, de la précarité, de la « flexibilité ». Bref, le capitalisme a continué de s’enfoncer dans sa décadence. Ce qui, forcément, a poussé la classe ouvrière et toutes les couches de la société à s’inquiéter, s’interroger, réfléchir. Chacun dans son coin. L’émergence du mouvement altermondialiste est la résultante de cette dynamique : une protestation « citoyenne », qui se dresse contre la « mondialisation », et réclame un capitalisme mondial « équitable ». Il s’agit d’une aspiration à un autre monde, mais sur un terrain non-ouvrier, non révolutionnaire, sur le terrain bourgeois de la croyance en la démocratie.
Les années 2000-2010 vont être une succession de tentatives de luttes qui toutes vont se confronter à cette faiblesse décisive liée à la perte d’identité de classe.
Le 15 février 2003 a lieu la plus importante manifestation mondiale enregistrée (à ce jour encore). 3 millions de personnes à Rome, 1 million à Barcelone, 2 millions à Londres, etc. Il s’agit de protester contre la guerre en Irak qui se profile - elle éclatera effectivement en mars, en prétextant la lutte contre le terrorisme, durera 8 ans et fera 1,2 million de morts. Dans ce mouvement, il y a le refus de la guerre, alors que les guerres successives des années 1990 n’avaient soulevé aucune résistance. Mais c’est surtout un mouvement enfermé sur le terrain citoyen et pacifiste ; ce n’est pas la classe ouvrière qui lutte contre les velléités guerrières de leurs États, mais une addition de citoyens qui réclament à leurs gouvernements une politique de paix.
En mai-juin 2003, en France, de nombreuses manifestations vont se succéder contre une réforme du régime de retraite. La grève éclate dans le secteur de l’Education nationale, une menace de « grève générale » plane, elle n’aura finalement pas lieu et les professeurs resteront isolés. Cet enfermement sectoriel est le fruit, évidemment, d’une politique délibérée de division de la part des syndicats, mais ce sabotage réussit car il s’appuie sur une très grande faiblesse dans la classe : les enseignants se considèrent à part, ils ne se ressentent pas comme des travailleurs, des membres de la classe ouvrière. Pour l’instant, la notion même de classe ouvrière est toujours perdue dans les limbes, rejetée, ringardisée, honteuse.
En 2006, les étudiants en France se mobilisent massivement contre un contrat précaire spécial jeune : le CPE. Ce mouvement va démontrer un paradoxe : la réflexion se poursuit dans la classe mais la classe ne le sait pas. Les étudiants redécouvrent en effet une forme de lutte authentiquement ouvrière : les assemblées générales. Dans ces AG ont lieu de réelles discussions ; elles sont ouvertes aux travailleurs, aux chômeurs, aux retraités ; les interventions des plus âgés sont applaudies. Le slogan phare dans les cortèges devient : « Jeunes lardons, vieux croutons, tous la même salade ». Il y a là l’émergence de la solidarité ouvrière entre les générations, et la compréhension que tout le monde est touché, que tout le monde doit se souder. Ce mouvement, qui déborde l'encadrement syndical, contient le « risque » (pour la bourgeoisie) d’attirer les employés et les ouvriers dans une voie semblablement "incontrôlée". Le chef du gouvernement est contraint de retirer le projet de loi. Cette victoire marque l’avancée des efforts que déploie la classe ouvrière depuis le début des années 2000 pour sortir du marasme des années 1990. Dans le feu de la lutte, nous publions et diffusons un supplément qui titre : « Salut aux nouvelles générations de la classe ouvrière [456] ! ». Et en effet, ce mouvement montre l’émergence d’une nouvelle génération qui n’a vécu ni l’essoufflement des luttes des années 1980 et parfois leur répression, ni directement le grand mensonge « stalinisme = communisme », « révolution = barbarie », une nouvelle génération frappée par le développement de la crise et de la précarité, une nouvelle génération prête à refuser les sacrifices imposés et à lutter. Seulement, cette génération a aussi grandi dans les années 1990, ce qui la marque le plus c’est l’apparente absence de la classe ouvrière, la disparition de son projet et de son expérience. Cette nouvelle génération doit ainsi « réinventer » ; résultat, elle reprend les méthodes de luttes du prolétariat mais – et le « mais » est de taille – de manière non consciente, par instinct, en se diluant dans la masse des « citoyens ». C’est un peu comme dans la pièce de Molière où Monsieur Jourdain fait de la prose sans le savoir. Voilà ce qui explique, qu’une fois disparu, ce mouvement ne laisse aucune trace apparente : pas de groupes, pas de journaux, pas de livres… Les protagonistes eux-mêmes semblent très rapidement oublier ce qu’ils ont vécu.
Le « mouvement des places » qui va balayer la planète quelques années après va être une démonstration flagrante de ces forces contradictoires, de cet élan et de ces faiblesses profondes et historiques. La combativité se développe, comme la réflexion, mais sans référence à la classe ouvrière et son histoire, sans sentiment d’appartenance au prolétariat, sans identité de classe.
Le 15 septembre 2008, la plus grande faillite de l’histoire, celle de la banque d’investissement Lehman Brothers, déclenche un vent de panique international ; c’est la crise dite des « subprimes ». Des millions d’ouvriers perdent leurs maigres investissements et leurs pensions de retraite ; des plans d’austérité plongent des populations entières dans la misère. Immédiatement, le rouleau compresseur de la propagande se met en branle : ce n’est pas le système capitaliste qui montre là une nouvelle fois ses limites mais ce sont les banquiers véreux et cupides qui sont la cause de tous les maux. La preuve, des pays vont bien, les BRICS notamment, la Chine tout particulièrement. La forme même que prend cette crise, "un resserrement du crédit" impliquant une perte massive des économies pour des millions de travailleurs, rend encore plus difficile de répondre sur un terrain de classe, puisque l’impact semble plus affecter les ménages individuels qu’une classe associée. Ce qui est justement là le talon d’Achille du prolétariat depuis 1990, avoir oublié qu’il existe et qu’il est même la principale force de la société.
En 2010, la bourgeoisie française saisit ce contexte de grande confusion dans la classe pour orchestrer avec ses syndicats une série de quatorze journées d’action qui vont aboutir à la victoire du gouvernement (l’adoption d’une énième réforme des retraites), à l’épuisement et à la démoralisation. En limitant la lutte à des défilés syndicaux, sans aucune vie ni discussion dans les cortèges, la bourgeoise parvient là à exploiter les grandes faiblesses politiques des travailleurs pour effacer encore un peu plus la principale leçon positive du mouvent anti-CPE de 2006 : les assemblées générales comme poumon de la lutte.
Le 17 décembre 2010, en Tunisie, un jeune vendeur ambulant de fruits et légumes voit ses maigres marchandises réquisitionnées par la police, qui le tabasse. Désespéré, il s’immole par le feu. S’en suit un véritable cri de colère et d’indignation qui secoue tout le pays et traverse les frontières. La misère et la répression effroyables dans tout le Maghreb poussent les populations à la révolte. Les masses se regroupent, d’abord sur la place Tahrir, en Egypte. Les ouvriers qui luttent se retrouvent dilués dans la foule, au milieu de toutes les autres couches non-exploiteuses de la société ; le mot d’ordre est dans chaque pays « Dégage ! » : « Moubarak dégage », « Kadafi dégage », etc. C’est un appel à la démission des dirigeants et à leur remplacement ; les protagonistes exigent la démocratie et le partage des richesses. La colère aboutit donc à ces mots d’ordre illusoires et bourgeois.
En 2011, en Espagne, toute une génération précarisée, contrainte de rester vivre chez ses parents, s’inspire de ce qui est maintenant appelé « Le Printemps arabe » et envahit à son tour la place de Madrid. Le slogan est : « De la place Tahrir à la Puerta del sol ». Le mouvement des « Indignados » est né, il se repend dans tout le pays. Même s’il s’agit d’un regroupement de toutes les couches de la société comme au Maghreb, la composante ouvrière y est ici largement majoritaire. Ainsi, les rassemblements prennent la forme d’assemblées pour débattre et s’organiser. Quand nous intervenons, nous remarquons une sorte d’élan internationaliste à travers les nombreux saluts aux expressions de solidarité en provenance de tous les coins du monde, le mot d’ordre "révolution mondiale" est pris au sérieux, une reconnaissance que "le système est obsolète" et une forte volonté de discuter la possibilité d’une nouvelle forme d’organisation sociale, de nombreuses questions sont soulevées sur la morale, la science, la culture,…
Aux États-Unis, en Israël, au Royaume-Uni… ce « mouvement des places » prend alors le nom de « Occupy ». Le fait « d’occuper » est donc mis au centre ; les participants témoignent de leurs souffrances liées à la précarité et à la flexibilité qui rendent presque impossible le simple fait d’avoir de vrais collègues stables, ou la moindre vie sociale. Cette déstructuration et exploitation forcenée individualise, isole, atomise. Les protagonistes d’Occupy affichent ainsi leur joie de se retrouver ensemble pour faire communauté, pour pouvoir discuter et même vivre dans un collectif. Il y a donc déjà là une sorte de régression par rapport aux Indignados, car il s’agit moins de lutter que d’être ensemble. Mais surtout, Occupy est né aux États-Unis, pays de la répression ouvrière sous Reagan, pays symbole de la victoire du capitalisme sur le « communisme », pays champion du remplacement de la classe ouvrière par des individus auto-entrepreneurs, en free-lance, etc. Ce mouvement est donc extrêmement marqué par la perte d’identité de classe, par l’effacement de toute l’expérience ouvrière accumulée mais refoulée. Occupy va se focaliser sur la théorie des 1% (la minorité qui détient les richesses… en fait la bourgeoisie) pour réclamer plus de démocratie et une meilleure répartition des biens. Autrement dit, un vœu pieux et dangereux pour un meilleur capitalisme, plus juste, plus humain. D’ailleurs, la place forte du mouvement est Wall Street, la bourse de New-York (Occupy Wall Street), pour symboliser que l’ennemi est la finance véreuse.
Mais au fond, cette faiblesse marque aussi les Indignados : la tendance à se voir comme "citoyens" plutôt que comme prolétaires rend tout le mouvement vulnérable à l’idéologie démocratique, ce qui finit par permettre aux partis bourgeois comme Syriza en Grèce et Podemos en Espagne de se présenter comme les vrais héritiers de ces révoltes. « Democracia Real Ya ! » devient le mort d’ordre du mouvement.
Finalement, le reflux de ce « mouvement des places » approfondit encore le recul général de la conscience de classe. En Égypte, les illusions sur la démocratie ont préparé la voie à la restauration de la même sorte de gouvernance autoritaire qui avait été le catalyseur initial du "printemps arabe" ; en Israël, où les manifestations de masse ont lancé une fois le mot d’ordre internationaliste : "Netanyahu, Moubarak, Assad, même ennemi", la politique militariste brutale du gouvernement Netanyahu reprend maintenant le dessus ; en Espagne, beaucoup de jeunes gens qui avaient pris part au mouvement sont embarqués dans l’impasse absolue du nationalisme catalan ou espagnol. Aux États-Unis, la focalisation sur les 1% nourrit un sentiment populiste contre « les élites », « l’Establishment »,…
La période 2003-2011 représente ainsi toute une série d’efforts de notre classe pour lutter face à la dégradation continue des conditions de vie et de travail sous ce capitalisme en crise mais, privée d’identité de classe, elle aboutit (temporairement) à un marasme plus grand. Et l’aggravation de la décomposition dans les années 2010 va encore renforcer ces difficultés : développement du populisme, avec toute l’irrationalité et la haine que ce courant politique bourgeois contient, prolifération à l’échelle internationale des attentats terroristes, prise de pouvoir sur des régions entières par les narcotrafiquants en Amérique du Sud, par les seigneurs de guerre au Moyen-Orient, en Afrique et dans le Caucase, immenses vagues de migrants fuyant l’horreur de la faim, de la guerre, de la barbarie, de la désertification liée au réchauffement climatique… la méditerranée devient un cimetière aquatique.
Cette dynamique pourrie et mortifère tend à renforcer le nationalisme et à se reposer sur la "protection" de l’État, à être influencé par les fausses critiques du système offertes par le populisme (et, pour une minorité, par le djihadisme), à adhérer à la "politique identitaire"… Le manque d'identité de classe est aggravé par la tendance à la fragmentation en identités raciales, sexuelles et autres, ce qui renforce à son tour l'exclusion et la division, alors que seul le prolétariat qui lutte pour ses propres intérêts peut être véritablement inclusif.
En un mot, la société capitaliste pourrit sur pieds.
Mais il ne faut pas voir dans la situation actuelle seulement la décomposition. D’autres forces sont à l’œuvre : avec l’enfoncement dans la décadence, la crise économique s’aggrave et avec elle pousse la nécessité de se battre ; l’horreur du quotidien pose sans cesse des questions qui ne peuvent que travailler dans les têtes ouvrières ; les luttes des dernières années passées ont commencé à amener quelques réponses et ces expériences creusent leur sillon sans que l’on s’en rende compte. Pour reprendre les mots de Marx : « Nous reconnaissons notre vielle amie, notre vieille taupe qui sait si bien travailler sous terre pour apparaître brusquement ».
En 2019, se développe en France un mouvement social contre une nouvelle réforme des retraites (sic). Plus encore que la combativité, qui est très grande, ce qui attire notre attention est la tendance à la solidarité entre les générations qui s’exprime dans les cortèges : de nombreux ouvriers proches de la soixantaine – et donc non concernés directement par la réforme –font grève et manifestent pour que les jeunes salariés ne subissent pas cette attaque gouvernementale. La solidarité intergénérationnelle très présente en 2006 semble ressurgir. Nous entendons des manifestants scander « La classe ouvrière existe ! », chanter « On est là, on est là pour l’honneur des travailleurs et pour un monde meilleur », et défendre l’idée de « guerre de classe ». S’il s’agit d’une minorité, l’idée flotte à nouveau dans l’air, une nouveauté depuis 30 ans !
En 2020 et 2021, pendant la pandémie de Covid et ses multiples confinements, nous faisons le constat de l’existence de grèves aux États-Unis, en Iran, en Italie, en Corée, en Espagne ou en France qui, même si elles sont éparses, témoignent de la profondeur de la colère, puisqu’il est particulièrement difficile de lutter en ces temps de chape de plomb étatique au nom de « la santé de tous ».
C’est pourquoi, quand en janvier 2022 l’inflation fait son grand retour après presque 30 ans d’accalmie sur ce front économique, nous décidons d’écrire un tract international :
Et c’est dans ce tract que nous annonçons donc : « Dans tous les pays, dans tous les secteurs, la classe ouvrière subit une dégradation insoutenable de ses conditions de vie et de travail. (…) Les attaques pleuvent sous le poids de l’aggravation de la crise économique mondiale. Malgré la crainte d’une crise sanitaire oppressante, la classe ouvrière commence à réagir. (…) Certes, il ne s’agit pas de mouvements massifs : les grèves et les manifestations sont encore trop maigres, trop éparses. Pourtant la bourgeoisie les surveille comme le lait sur le feu, consciente de l’ampleur de la colère qui gronde. (…) Alors comment développer une lutte unie et massive ? »
L’éclatement de la guerre en Ukraine, un mois plus tard, provoque l’effroi ; il y a dans la classe la peur que le conflit se répande et dégénère. Mais, en même temps, la guerre aggrave considérablement l’inflation. Ajouté aux effets désastreux du Brexit, c’est le Royaume-Uni qui est le plus durement touché.
Face à cette dégradation des conditions de vie et de travail insoutenable, la grève éclate au Royaume-Uni dans de multiples secteurs (santé, éducation, transport…) : c’est ce que les médias vont appeler « L’été de la colère », en référence à « L’hiver de la colère » de 1979 (qui reste le mouvement le plus massif de tous les pays après celui de Mai 1968 en France) !
En faisant ce parallèle entre ces deux grands mouvements séparés de 43 ans, les journalistes vont dire beaucoup plus que ce qu’ils croient. Car derrière cette expression de « colère » se cache un mouvement extrêmement profond. Deux expressions vont courir de piquet de grève en piquet de grève : « Enoughh is enough » et « Nous sommes des travailleurs ». Autrement dit, si les ouvriers britanniques se dressent face à l’inflation, ce n’est pas seulement parce que c’est insoutenable. La crise est nécessaire mais non suffisante. C’est aussi parce que la conscience a muri dans les têtes ouvrières, que la taupe a creusé durant des décennies et ressort à présent un petit bout de son museau. Reprenant la méthode de nos ancêtres d’Internationalismo qui leur avait permis d’anticiper la venue de Mai 1968 puis d’en comprendre la signification historique, nous sommes capables dès août 2022 de mettre en avant dans notre tract international que le réveil du prolétariat britannique a une portée mondiale et historique ; c’est pourquoi notre tract se conclut par : « Les grèves massives au Royaume-Uni sont un appel au combat pour les prolétaires de tous les pays ». Le fait que le prolétariat qui a fondé la Première internationale avec le prolétariat français en 1864 à Londres, qui a été le plus combatif des décennies 1970-80, qui a subi une défaite majeure face à Thatcher en 1984-85 et qui depuis n’avait plus été capable de réagir, annonce que maintenant « trop, c’est trop » révèle ce qui murit dans les profondeurs des entrailles de notre classe : le prolétariat commence à recouvrer son identité de classe, à se sentir plus confiant, à se sentir une force sociale et collective.
D’autant plus que ces grèves éclatent alors même que la guerre en Ukraine et tous ses discours patriotiques font rage. Comme nous le disions dans notre tract de fin aout 2002 : « L'importance de ce mouvement ne se limite pas au fait qu'il met fin à une longue période de passivité. Ces luttes se développent à un moment où le monde est confronté à une guerre impérialiste de grande ampleur, une guerre qui oppose, sur le terrain, la Russie à l'Ukraine mais qui a une portée mondiale avec, en particulier, une mobilisation des pays membres de l'OTAN. Une mobilisation en armes mais aussi économique, diplomatique et idéologique. Dans les pays occidentaux, le discours des gouvernements appelle aux sacrifices pour "défendre la liberté et la démocratie". Concrètement, cela veut dire qu'il faut que les prolétaires de ces pays doivent se serrer encore plus la ceinture pour "témoigner leur solidarité avec l'Ukraine", en fait avec la bourgeoisie ukrainienne et celle des pays occidentaux. (…) Les gouvernements en appellent aux "sacrifices pour lutter contre l'inflation". C'est une farce sinistre alors qu'ils ne font que l'aggraver en faisant exploser les dépenses de guerre. Voilà l’avenir que promettent le capitalisme et ses bourgeoisies nationales en compétition : plus de guerres, plus d’exploitation, plus de destructions, plus de misère. Voilà aussi ce que les grèves du prolétariat au Royaume-Uni portent en germe, même si les travailleurs n’en ont pas toujours pleinement conscience : le refus de se sacrifier encore et toujours plus pour les intérêts de la classe dominante, le refus des sacrifices pour l’économie nationale et pour l’effort de guerre, le refus d’accepter la logique de ce système qui mène l’humanité vers la catastrophe et, finalement, à sa destruction. »
Alors que les grèves au Royaume-Uni se poursuivent et touchent de plus en plus de secteurs, un grand mouvement social nait en France contre… une réforme des retraites. Les mêmes caractéristiques apparaissent de ce côté de la manche, en France aussi les manifestants mettent en avant leur appartenance au camp des travailleurs et le « Trop c’est trop » est repris sous la forme « C’est assez ! ». Evidemment, le prolétariat en France apporte à cette dynamique internationale son habitude de prendre massivement la rue, ce qui contraste avec l’éparpillement des piquets imposés par les syndicats aux Royaume-Uni. Plus significatif encore de l’apport de cet épisode de lutte au processus global international est le slogan qui fleurit partout dans les cortèges : « Tu nous mets 64, on te re-met 68 » (le gouvernement veut repousser l’âge légal de la retraite à 64 ans, les manifestants y opposent leur volonté de refaire Mai 68). Au-delà du très bon jeu de mot (l’inventivité de la classe ouvrière en lutte), ce slogan immédiatement populaire indique que le prolétariat en commençant à se reconnaître comme une classe, en commençant à recouvrer son identité de classe, commence aussi à se rappeler, à réactiver sa mémoire endormie. Nous avons d’ailleurs eu la surprise, en intervenant dans les cortèges, de voir apparaître des références au mouvement de 2006 contre le CPE. Alors que cet épisode semblait effacé, ignoré de tous, voilà que les jeunes manifestants en reparlent, se demandent ce qui s’est passé… Nous publions et diffusons donc immédiatement un nouveau tract, pour revenir sur la chronologie du mouvement et ses leçons (l’importance des assemblées générales ouvertes et souveraines, c’est-à-dire réellement organisées et dirigées par l’assemblée et non par les syndicats). En voyant le titre, les manifestants viennent nous réclamer le papier et certains, après l’avoir lu, nous remercient lorsqu’ils nous recroisent sur le pavé. Ce n’est donc pas seulement le facteur « rupture » qui explique la capacité de la nouvelle génération actuelle à entrainer tout le prolétariat dans la lutte. Au contraire, la notion de continuité est peut-être plus importante encore. Nous avions donc raison d’écrire en 2020 : « Les acquis des luttes de la période 1968-89 ne sont pas perdus, même s’ils ont pu être oubliés par beaucoup d’ouvriers (et de révolutionnaires) : combat pour l’auto-organisation et l’extension des luttes ; début de compréhension du rôle anti-ouvrier des syndicats et des partis capitalistes de gauche ; résistance à l’embrigadement guerrier ; méfiance envers le jeu électoral et parlementaire etc. Les luttes futures devront s'appuyer sur l'assimilation critique de ces acquis en allant beaucoup plus loin et certainement pas sur leur négation ou leur oubli » (article bilan du 23ème congrès, Revue Internationale 164, 2020).
L’expérience accumulée par les générations précédentes, depuis 68, et même depuis le début du mouvement ouvrier, n’a pas été effacée mais plongée dans une mémoire endormie ; la reconquête de l’identité de classe permet qu’elle soit réactivée, que la classe ouvrière parte à la reconquête de sa propre histoire.
Concrètement, les générations qui ont connu 68 et la confrontation aux syndicats dans les années 70/80 est aujourd’hui encore vivante, elle peut raconter, transmettre. La génération « perdue » des années 90 pourra, elle-aussi, apporter sa contribution. Les jeunes des assemblées de 2006 et 2011 pourront enfin comprendre ce qu’ils ont fait, le sens de leur auto-organisation, et le raconter aux nouveaux. D’un côté, cette nouvelle génération des années 2020 n’a pas subi les défaites des années 1980 (sous Tatcher et Reagan), ni le mensonge de 1990 sur la mort du communisme et la fin de la lutte de classe, ni les années de plomb qui ont suivi ; de l’autre, elle a grandi dans une crise économique permanente et un monde en perdition ; c’est pourquoi elle porte en elle une combativité intacte. Cette nouvelle génération peut entraîner derrière elle toutes les autres, tout en devant les écouter, apprendre de leurs expériences, de leurs victoires comme de leurs défaites. Passé, présent et futur peuvent à nouveau se nouer. C’est tout ce potentiel que porte en lui le mouvement actuel et à venir, c’est tout ce qu’il y a derrière la notion de « rupture » : une nouvelle dynamique qui rompt avec l’atonie et l’amnésie qui domine depuis 1990, une nouvelle dynamique qui se réapproprie l’histoire du mouvement ouvrier de façon critique pour la porter beaucoup plus loin. Les grèves qui se développent aujourd’hui sont le fruit de la maturation souterraine des décennies précédentes et peuvent permettre à leur tour une maturation bien plus grande.
Et évidemment, celles qui représentent cette continuité historique et cette mémoire, les organisations révolutionnaires, ont un immense rôle à jouer dans ce processus.
Depuis 2020 et la pandémie de Covid, la décomposition du capitalisme s’est accélérée sur toute la planète. Toutes les crises de ce système décadent -crises sanitaire, économique, climatique, sociale, guerrière– se nouent pour former un tourbillon dévastateur[4]. Cette dynamique menace d’entraîner toute l’humanité vers la mort.
La classe ouvrière est donc confrontée à un défi majeur, celui de parvenir à développer son projet révolutionnaire et ainsi proposer sa perspective, celle du communisme, dans ce contexte pourrissant. Pour ce faire, elle doit déjà elle-même parvenir à résister à toutes les forces centrifuges qui s’exercent sur elle sans relâche, elle doit être capable de ne pas se laisser happer par la fragmentation sociale qui pousse au racisme, à la confrontation entre bandes rivales, au repli, à la peur, elle doit être capable de ne pas céder aux sirènes du nationalisme et de la guerre (prétendument humanitaire, antiterroriste, de « résistance », etc… les bourgeoisies accusent toujours la partie ennemie de barbarie pour justifier la leur). Résister à toute cette pourriture qui gangrène peu à peu l’ensemble de la société et parvenir à développer sa lutte et sa perspective implique forcément pour toute la classe ouvrière d’élever son niveau de conscience et d’organisation, de parvenir à politiser ses luttes, à créer des lieux de débats, d’élaboration et de prise en main des grèves par les ouvriers eux-mêmes.
Alors, que nous disent toutes ces grèves, qualifiées « d’historiques » par les médias, de la dynamique en cours et de la capacité de notre classe à poursuivre ses efforts, quoiqu’entourée d’un monde en perdition?
La solidarité qui s’est exprimée dans toutes les grèves et tous les mouvements sociaux depuis 2022 montre que la classe ouvrière, quand elle lutte, parvient non seulement à résister à cette putréfaction sociale, mais aussi qu’elle amorce l’ébauche d’un antidote, la promesse d’un autre possible : la fraternité prolétarienne. Sa lutte est l’antithèse de la guerre de tous contre tous vers laquelle pousse la décomposition.
Sur les piquets de grève comme dans les cortèges de manifestants, au canada, en France comme en Islande, les expressions les plus courantes sont « On est tous dans le même bateau ! » et « Il faut lutter tous ensemble ! ».
Même aux États-Unis, ce pays gangréné par la violence, la drogue, le repli et la division raciale, la classe ouvrière a été capable de mettre en avant la question de la solidarité ouvrière entre les secteurs et entre les générations. Les témoignages qui ressortent de la grève « historique » de cet été, dont les ouvriers de l’automobile ont constitué le cœur, montrent même que le processus continue de progresser et de s’approfondir :
Cette solidarité se fonde explicitement sur l’idée que « nous sommes tous des travailleurs » !
Quel contraste avec les tentatives de pogroms anti-immigrés qui ont eu lieu à Dublin (Irlande) et à Romans-sur-Isère (France) ! Dans ces deux cas, suite à une agression mortelle au couteau, une fraction de la population a attribué la cause de ces meurtres à l’immigration et a réclamé vengeance, parcourant les rues pour lyncher. Il ne s’agit pas là de faits isolés et insignifiants, ils sont au contraire annonciateurs de la dérive générale de la société. Les rixes entre bandes de jeunes, les attentats, les assassinats commis par des déséquilibrés, les émeutes nihilistes se multiplient et ne vont faire qu’augmenter encore et encore.
Les forces de la décomposition vont peu à peu pousser à la fragmentation sociale ; la classe ouvrière va se retrouver au milieu d’une haine croissante. Pour résister à ces vents fétides, elle va devoir poursuivre ses efforts pour développer sa lutte et sa conscience. L’instinct de solidarité ne pourra suffire, il lui faudra aussi œuvrer à son unité, c’est-à-dire à une prise en main consciente de ses liens et de son organisation dans la lutte. Ce qui impliquera fatalement une confrontation aux syndicats et à leur sabotage permanent de division. Nous en revenons donc ici à la nécessaire réappropriation des leçons des luttes des années 1970-80.
La traversée de l’Atlantique par le cri « Enough is enough » révèle la nature profondément internationale de notre classe et de son combat. Les grèves aux États-Unis sont le fruit de l’influence directe des grèves au Royaume-Uni. Nous avions donc là aussi vu juste quand nous avions écrit au printemps 2023 : « L’anglais étant, par ailleurs, la langue de communication mondiale, l’influence de ces mouvements surpasse nécessairement celle que pourrait avoir des luttes en France ou en Allemagne, par exemple. Dans ce sens, le prolétariat britannique montre le chemin non seulement aux travailleurs européens, qui devront être à l’avant-garde de la montée de la lutte de classe, mais aussi au prolétariat mondial, et en particulier au prolétariat américain. » (Rapport lutte de classe, 25ème congrès, Revue Internationale 170, 2023).
Durant la grève des Big Three de l’automobile (Ford, Chrysler, General Motors) aux États-Unis, le sentiment d’être une classe internationale a ainsi commencé à poindre. En plus de cette référence explicite aux grèves du Royaume-Uni, les ouvriers ont tenté d’unifier la lutte de part et d’autre de la frontière américano-canadienne. La bourgeoisie ne s’est d’ailleurs pas trompée, elle a compris le danger d’une telle dynamique et le gouvernement canadien a immédiatement signé un accord avec les syndicats pour arrêter prématurément cette velléité de lutte commune et ainsi empêcher toute possibilité d’unification.
Pendant le mouvement en France aussi, il y a eu des expressions de solidarité internationale. Comme nous l’écrivons dans notre tract d’avril 2023[5] : « Les prolétaires commencent à se tendre la main par-delà les frontières, comme on a pu le voir avec la grève des ouvriers d’une raffinerie belge en solidarité avec les travailleurs en France, ou la grève du « Mobilier national » en France, avant la venue (repoussée) de Charles III à Versailles, en solidarité avec « les travailleurs anglais qui sont en grève depuis des semaines pour des augmentations de salaires ». À travers ces expressions encore très embryonnaires de solidarité, les ouvriers commencent à se reconnaître comme une classe internationale : nous sommes tous dans le même bateau ! ».
En fait, le retour de la combativité de la classe ouvrière depuis l’été 2022 porte une dimension internationale peut-être encore plus forte que dans les années 1960/70/80. Pourquoi ?
En Chine, la « croissance » ne cesse de ralentir et le chômage d’exploser. Les chiffres officiels de l’Etat chinois reconnaissent qu’un quart des jeunes sont sans emploi ! En réaction, les luttes se développent : « Frappées par la baisse des commandes, des usines employant une très grande quantité de main-d’œuvre délocalisent et licencient. Grèves contre les salaires impayés et manifestations contre les licenciements sans indemnités se multiplient ». De telles grèves dans un pays où la classe ouvrière est sous la chape de plomb idéologique et répressive du « communisme » sont particulièrement significatives de l’ampleur de la colère qui gronde. Avec le probable effondrement du secteur de la construction immobilière à venir, il nous faudra surveiller les possibles réactions ouvrières.
Pour l’heure, dans le reste de l’Asie, c’est surtout en Corée du Sud que le prolétariat a repris le chemin de la grève, avec un grand mouvement général en juillet dernier.
Cette dimension profondément internationale de la lutte de classe, ce début de compréhension que les travailleurs en grève luttent tous pour les mêmes intérêts quel que soit le côté de la frontière, représentent l’exact opposé de la nature intrinsèquement impérialiste du capitalisme. Se développe sous nos yeux l’opposition entre deux pôles : l’un fait de solidarité internationale, l’autre fait de guerres de plus en plus barbares et meurtrières.
Cela dit, la classe ouvrière est encore très loin d’être suffisamment forte (consciente et organisée) pour se dresser explicitement face à la guerre, ni même contre les effets de l’économie de guerre :
- Pour l’Europe de l’Ouest et l’Amérique du Nord, pour l’instant, les deux grandes guerres en cours ne semblent pas affecter substantiellement la combativité ouvrière. Les grèves au Royaume-Uni ont démarré juste après le début de la guerre en Ukraine, la grève dans l’automobile aux États-Unis s’est poursuivie malgré l’éclatement du conflit à Gaza et depuis d’autres grèves se sont développées au Canada, en Islande, en Suède… Mais il n’en reste pas moins que les travailleurs ne parviennent pas encore à intégrer à leur lutte – dans leurs slogans et leurs débats – le lien entre l’inflation, les coups portés par la bourgeoisie et la guerre. Cette difficulté est due au manque de confiance que les ouvriers ont en eux, au manque de conscience de la force qu’ils représentent en tant que classe ; se dresser contre la guerre et ses conséquences apparait comme un défi beaucoup trop grand, écrasant, hors d’atteinte. La réalisation de ce lien dépend d'un degré de conscience plus élevé. Il a fallu 3 ans au prolétariat international pour faire ce lien face à la Première Guerre mondiale. Dans la période 1968-1989, le prolétariat n'a pas été capable de faire ce lien, ce qui a été l'un des facteurs inhibant sa capacité à développer sa politisation. Ainsi, après 30 ans de recul, il ne faut pas s'attendre à ce que le prolétariat franchisse immédiatement ce pas fondamental. C'est un pas profondément politique, qui marquera une rupture cruciale avec l'idéologie bourgeoise. Un pas qui exige de comprendre que le capitalisme est une barbarie militaire, que la guerre permanente n'est pas quelque chose d'accidentel mais une caractéristique du capitalisme décadent.
- En Europe de l'Est, la guerre a par contre un impact absolument désastreux ; il n'y a pas eu d'oppositions - pas même des manifestations pacifistes - contre la guerre. Alors que ce conflit a déjà fait 500 000 morts (250.000 de chaque côté), qu’en Russie comme en Ukraine, les jeunes fuient la mobilisation pour sauver leur peau, il n’y a aucune contestation collective. La seule issue possible est individuelle : déserter et se cacher. Cette absence de réaction de classe confirme que si 1989 était un coup contre tout le prolétariat au niveau mondial, les travailleurs des pays staliniens ont été encore plus fortement touchés. L'extrême faiblesse de la classe ouvrière de l'Europe de l'Est est la pointe de l'iceberg de la faiblesse de la classe ouvrière des pays de toute l’ex-URSS. La menace de guerre qui plane au-dessus des pays de l’ex-Yougoslavie est en partie possible à cause de cette profonde faiblesse du prolétariat qui y vit.
- Quant à la Chine, il est difficile d’évaluer précisément où en est la classe ouvrière de ce pays par rapport à la guerre ? Il faut surveiller la situation et son évolution de près. L’ampleur de la crise économique à venir va jouer un grand rôle sur la dynamique du prolétariat. Cela dit, comme à l’Est, le stalinisme (mort ou vivant) va encore et toujours jouer son rôle contre notre classe. Quand on doit étudier à l'école les idées (dénaturées) de Karl Marx, on est dégoûté du marxisme.
En fait, chaque guerre - qui ne manquera pas d’éclater - va poser des problèmes différents au prolétariat mondial. La guerre en Ukraine ne pose pas les mêmes problèmes que la guerre à Gaza, qui ne pose pas les mêmes problèmes que la guerre qui menace à Taïwan. Par exemple, le conflit israélo-palestinien engendre une situation pourrie de haine dans les pays centraux entre les communautés juives et musulmanes, ce qui permet à la bourgeoisie de faire un immense battage de division.
Mais à l’Ouest comme à l’Est, au Nord comme au Sud, nous pouvons néanmoins reconnaître que, généralement, le processus de développement de la conscience sur la question de la guerre sera très difficile, et il n'y a aucune garantie que le prolétariat réussisse à le mener à bien. Comme nous l'avons souligné il y a déjà 33 ans : "Contrairement au passé, le développement d'une nouvelle vague révolutionnaire ne viendra pas d'une guerre mais de l'aggravation de la crise économique. (…) La mobilisation de la classe ouvrière, point de départ des combats de classe à grande échelle, viendra des attaques économiques. De même, au niveau de la conscience, l'aggravation de la crise sera un facteur fondamental pour révéler l'impasse historique du mode de production capitaliste. Mais à ce même niveau de conscience, la question de la guerre est à nouveau appelée à jouer un rôle de premier ordre :
- en mettant en évidence les conséquences fondamentales de cette impasse historique : la destruction de l'humanité,
- en constituant la seule conséquence objective de la crise, de la décadence et de la décomposition que le prolétariat puisse aujourd'hui limiter (à la différence de toutes les autres manifestations de la décomposition), dans la mesure où, dans les pays centraux, elle n'est pas actuellement enrôlée sous les drapeaux du nationalisme". (« Militarisme et décomposition », Revue Internationale 64, 1991)
Là encore, nous voyons à quel point la capacité du prolétariat à politiser ses luttes sera la clef de l’avenir.
L’aggravation de la décomposition va poser sur le chemin de la classe ouvrière vers la révolution toute une série d’embuches. À la fragmentation sociale, à la guerre et au chaos, on peut encore ajouter l’épanouissement du populisme.
En Argentine, Javier Milei vient d’être élu président. La 23ème puissance mondiale se retrouve avec à la tête de son État un homme qui défend que la terre est plate ! C’est une tronçonneuse à la main, en marche, qu’il tient ses meetings. Bref, il ferait passer Trump pour un homme de science. Au-delà de l’anecdote, cela montre à quel point la décomposition avance et engloutit dans son irrationalité et sa pourriture des parties de plus en plus larges de la classe dominante :
Jusqu’à présent, toute cette putréfaction n'a pas empêché la classe ouvrière de développer ses luttes et sa conscience. Mais nous devons garder l’esprit et les yeux grands ouverts pour suivre l’évolution et parvenir à évaluer le poids du populisme sur la pensée rationnelle que doit développer le prolétariat pour mener à bien son projet révolutionnaire.
Ce pas décisif de la politisation des luttes a manqué dans les années 1980. Aujourd’hui, c’est dans le contexte terriblement plus difficile de la décomposition que le prolétariat doit parvenir à le réaliser, sans quoi le capitalisme emportera toute l’humanité dans la barbarie, le chaos et, in fine, la mort.
L’issue victorieuse d’une révolution est possible. Il n’y a pas que la décomposition qui progresse, les conditions objectives permettant la révolution aussi : une crise économique mondiale de plus en plus dévastatrice qui pousse vers la lutte ; une classe ouvrière toujours plus nombreuse, concentrée et liée à l’échelle internationale ; une expérience ouvrière historique qui s’accumule.
L’enfoncement dans la décadence révèle toujours plus la nécessité de la révolution mondiale !
Pour y parvenir, les efforts actuels de notre classe devront se poursuivre, en particulier la réappropriation des leçons du passé (les vagues de luttes des années 1970-80, la vague révolutionnaire des années 1910-20). La génération actuelle qui se dresse appartient à toute une chaîne qui nous relie aux premières luttes, aux premiers combats de notre classe depuis les années 1830 !
Il faudra aussi, à terme, parvenir à briser le grand mensonge qui pèse tant depuis la contre-révolution selon le quel stalinisme = communisme.
Avec tout ce processus, se joue la question de la confiance dans la force organisée du prolétariat, dans la perspective et donc dans la possibilité de la révolution… C’est dans le feu des luttes à venir, dans le combat politique contre le sabotage syndical, contre les pièges sophistiqués des grandes démocraties, en parvenant à se regrouper en assemblées, en comités, en cercles pour débattre et décider, que notre classe fera tout cet apprentissage nécessaire. Car, comme l’écrivait Rosa Luxemburg dans une lettre à Mehring : « Le socialisme n’est pas, précisément, un problème de couteau et de fourchette, mais un mouvement de culture, une grande et puissante conception du monde. » (Rosa Luxemburg, lettre à Franz Mehring).
Oui, ce chemin sera difficile, accidenté et incertain, mais il n’y en a pas d’autre.
Gracchus
[1] Contre les attaques de la bourgeoisie, nous avons besoin d’une lutte unie et massive! (Tract international) [299]
[2] Selon la formule de Shakespeare dans Richard III.
[3] Titre d’un livre du journaliste et révolutionnaire Victor Serge.
[4] Lire « L’accélération de la décomposition capitaliste pose ouvertement la question de la destruction de l’humanité », Revue Internationale 169, 2022.
[5] Depuis « L’été de la rupture en 2022 », nous avons écrit 7 tracts différents, diffusés à plus de 130 000 exemplaires rien qu’en France.
Jacques Camatte est sans doute l'un des pères fondateurs du courant dit de la "communisation". Dans le développement d'une critique marxiste des erreurs profondes de ce courant, nous pensons qu'il sera utile de rendre compte de l'errance politique de Camatte, du bordiguisme orthodoxe au rejet total de la "théorie du prolétariat" et à une théorisation de l'échappatoire à la lutte des classes. À notre avis, si peu de "communisateurs" ont suivi Camatte jusqu'à ses conclusions ultimes, à bien des égards, le chemin qu'il a suivi révèle la véritable dynamique de toute la tendance communisatrice.
Notre objectif ici n'est pas d'écrire la biographie de Camatte, mais d'examiner sa trajectoire à la lumière de certains de ses travaux théoriques les plus significatifs.
Selon Wikipédia, Camatte, à l'âge de 18 ans, était déjà membre de la Fraction française de la Gauche communiste en 1953[1] -autrement dit, peu après la scission du Partito Comunista Internazionalista (PCInt) en Italie entre la tendance autour de Damen et la tendance autour de Bordiga. La Fraction française se transformera plus tard en la section française du Parti communiste international (PCI) bordiguiste qui publiera Programme Communiste et Le Prolétaire. Camatte va jouer un rôle croissant dans le travail théorique de cette organisation, tout en développant une étroite collaboration avec Bordiga. Cependant, au début des années 60, il n'est pas satisfait de la direction que prend l'organisation -une pratique militante et syndicale centrée sur la production de "journaux ouvriers". Camatte considère que, puisque la période reste essentiellement dominée par la contre-révolution, les tâches du PCI sont avant tout théoriques : la dénonciation de toutes les formes de révisionnisme et la restauration du programme communiste. En 1966, Camatte rompt avec le PCI et se lance de son côté dans la publication de la revue Invariance, dont la "déclaration de principes", figurant sur la page intérieure de la première série, montre une nette continuité avec la tradition bordiguiste[2] :
"Invariance de la théorie du prolétariat :
Invariance n° 6, publié en avril 1969 sous le titre "La Révolution Communiste, Thèses de Travail", est un ouvrage substantiel, de plus de 150 pages recto-verso, qui nous offre un aperçu des principales conclusions et orientations politiques de la revue à ce moment-là –intéressantes, surtout en ceci qu'elles tendent à rejeter certaines des sacro-saintes vérités du bordiguisme.
Il est divisé en plusieurs chapitres qui traitent de l'histoire du mouvement prolétarien depuis ses débuts jusqu'à l'après-guerre, de la nature de la Russie stalinienne, de la question coloniale, de la crise économique et de l'évolution du capitalisme.
Le premier chapitre, "Brève histoire du mouvement de la classe prolétarienne dans l'espace euro-américain, des origines à nos jours" confirme que le point de départ d'Invariance reste la tradition marxiste et la théorie du prolétariat, ce qui, selon lui, a été confirmé par la vague révolutionnaire qui a suivi la Première Guerre mondiale ; et, à ce stade du moins, semble s'attacher à l'idée que la future révolution communiste est la tâche du seul prolétariat. Il développe également une analyse assez cohérente de la succession des différentes phases de poussée de la classe et de contre-révolution dans l'histoire du prolétariat et, en particulier de la défaite de la vague révolutionnaire et de la lutte de la Gauche communiste contre la dégénérescence de l'Internationale communiste. Mais, contrairement aux courants bordiguistes plus "traditionnels", il n'exclut pas certains courants de la Gauche communiste comme le KAPD, dont les thèses sur le parti seront publiées, avec le Manifeste du groupe de Miasnikov en Russie, dans les éditions ultérieures d'Invariance : "Un élément fondamental pour la réacquisition de la totalité doctrinale est fourni par la contribution de la Gauche communiste italienne. Cependant, de nombreux éléments parallèles peuvent également être nécessaires : tribunistes, KAPD, divers mouvements se référant aux Conseils ouvriers, Lukacs... le travail d'unification implique le rejet des anathèmes" (Thèse 1.5.20, p. 37).
En même temps, le texte expose ses critiques à l'égard du glissement activiste et opportuniste des bordiguistes officiels :
On peut également noter que la vision d'Invariance sur les conditions de formation du parti commence à se rapprocher de la position de Bilan dans les années 1930 et de la GCF dans les années 1940, et donc de la reconnaissance que le parti bordiguiste "formel" n'était pas vraiment un parti :
Il s'agit sans doute d'une référence à l'intervention ridicule du PCI dans le mouvement de mai 1968, où les bordiguistes, malgré leur tendance à rejeter l'ensemble du mouvement comme petit-bourgeois, n'ont pu offrir rien de plus qu'un appel au rassemblement des masses derrière le Parti. En revanche, plusieurs passages des Thèses montrent que les premiers numéros d’Invariance considéraient Mai 68 comme une véritable rupture avec la contre-révolution.
Un autre élément positif des Thèses est la reconnaissance (qu'il partageait clairement avec Bordiga[3]) de la tendance croissante du capital à la destruction de la nature :
En même temps, les Thèses ne parviennent pas à dépasser certaines des plus importantes faiblesses théoriques de la tradition bordiguiste :
D'autre part, l'élément peut-être le plus significatif, vers la fin des Thèses, réside moins dans l'incapacité à critiquer le dogme bordiguiste, que dans une tendance à ouvrir la porte à certaines idées modernistes qui allaient se développer très rapidement dans la période suivante. Il en est ainsi dans la thèse 4.6.1, avec le début d'une nouvelle "périodisation" du capital, dans laquelle la guerre de 1914 ne marque pas le début définitif de l'époque décadente du capital, comme le proclamait l'Internationale communiste, mais le passage de la "domination formelle" à la "domination réelle" du capital. À partir de là, il n'y avait qu'un pas à franchir pour que Camatte affirme que le capital était devenu entièrement autonome et avait atteint une domination totale sur l'humanité, de sorte que l'humanité entière, plutôt que la classe ouvrière, devrait devenir le sujet de la révolution. Néanmoins, ce pas n'avait pas encore été franchi : "L'humanité entière a une tendance à s'opposer au capital, à se révolter contre lui. Mais quelle est la classe qui peut avoir le maximum de cohérence révolutionnaire, qui peut avoir un programme radical de destruction du capital et en même temps voir, décrire la société future, le communisme, c'est le prolétariat...La classe ouvrière, en se constituant comme classe, et donc comme parti, devient le sujet historique...L'homme est la négation du capital, mais sa négation active, positive, c'est le prolétariat" (Thèse 4.7.20, p. 139)
Le numéro 8 d'Invariance, qui couvre la période de juillet à décembre 1969, est intitulé "Transition". Le numéro précédent avait poursuivi les "Thèses de Travail" et était composé de toute une série de "textes de soutien" provenant des Partis Communistes d'Italie et des États-Unis, du KAPD, de contributions de Pannekoek, Gorter, Lukacs, Sylvia Pankhurst. Dans le numéro 8, nous trouvons les thèses du KAPD sur le parti et les interventions du KAPD lors du débat sur les syndicats au troisième congrès de l'Internationale communiste ; un texte de Jehan de 1937 sur la guerre en Espagne, défendant la position de la Fraction italienne ; et deux réimpressions d’articles de Programma Comunista - "Relativité et déterminisme, à l'occasion de la mort d'Albert Einstein", repris du n° 9 de 1955, et "Programme du communisme intégral et théorie marxiste de la connaissance", issu de la réunion du PCI à Milan en juin 1962.
À un certain niveau, donc, Invariance n° 8 poursuivait l'attitude plus ouverte aux différents courants de la gauche communiste que nous avions déjà vue dans le numéro 6. Mais la véritable signification de ce numéro se trouve dans deux courts articles au début du numéro : un éditorial intitulé "Transition" et un second article intitulé "Capitalisme et développement du gangstérisme".
Le premier commence comme suit :
Nous avons déjà noté que le numéro 6 contenait certaines des prémisses de la perspective moderniste, liées à la théorisation de la transition de la domination formelle à la domination réelle. Mais ici, la "transition" devient définitive.
Comme nous l'avons noté ailleurs[6], le concept de Marx de transition de la domination formelle à la domination réelle a été largement mal interprété, notamment dans les cercles modernistes. Dans un chapitre du Capital resté inédit jusqu'aux années 1930 et qui n'a pas été plus largement traduit et publié avant la fin des années 1960, "Résultats du processus immédiat de production", Marx l'a utilisé pour décrire l'évolution du capital à partir d'une phase où sa domination sur le travail restait formelle en ce sens qu'elle était encore marquée par des méthodes de production précapitalistes, notamment artisanales ; le capital avait privé le producteur individuel de son indépendance en le réduisant à un travailleur salarié, mais la méthode de production effective restait semi-individuelle et comprenait encore de nombreuses étapes jusqu’à la création du produit entier, même lorsque les producteurs étaient regroupés dans des centres de "fabrication". Le système d'usine à part entière, basé sur un machinisme développé, a réduit l'activité des travailleurs à une série de gestes fragmentés, c'est-à-dire à la subordination à la chaîne de production, en se débarrassant de plus en plus de tous ces vestiges artisanaux ; cette évolution correspondait aussi au passage de l'extraction de la plus-value absolue (où le taux d'exploitation dépendait dans une large mesure de l'allongement de la journée de travail) à l'extraction de la plus-value relative, qui permettait une réduction de la journée de travail mais aussi une compression plus efficace du travail productif : "La soumission réelle du travail par le capital se développe dans toutes les formes évoluées par la plus-value relative, par opposition à la plus-value absolue."7]
Pour un certain nombre de groupes, certains émergeant du bordiguisme ou se dirigeant vers un modernisme à part entière, comme Perspective Internationaliste, cette transition était plus ou moins équivalente au "vieux" passage du capitalisme ascendant au capitalisme décadent et fournissait une autre façon de considérer les principaux phénomènes de la période décadente, comme le capitalisme d'État, certains -comme Camatte dans ses Thèses de Travail- voyant même le moment clé arriver en 1914. Mais comme nous l'avons dit, Marx parlait clairement d'un processus qui était déjà bien engagé au milieu du 19e siècle et -puisque, comme Rosa Luxemburg l'a fait remarquer en 1913, de vastes régions du globe faisaient encore essentiellement partie du monde précapitaliste, même si l'impérialisme détruisait de plus en plus les anciennes formes et imposait sa domination politique aux colonies- la transition vers les formes modernes d'exploitation capitaliste était un processus qui s'est poursuivi tout au long du 20e siècle et qui n'est toujours pas achevé. Ainsi, comme moyen de comprendre que le capitalisme est entré dans son "époque de révolution sociale", le concept n'était pas adéquat, sauf dans la mesure où un certain niveau de développement capitaliste mondial était évidemment nécessaire pour que la révolution mondiale devienne possible et nécessaire. Mais alors que l'utilisation du concept par Marx avait une implication importante mais plus restreinte, pour Camatte le concept est devenu le "point de départ" d'un renversement complet du marxisme pour annoncer l'avènement d'un monde dans lequel le capital est devenu autonome, est devenu la "communauté matérielle", réalisant une domination totale sur l'humanité et le prolétariat, signifiant la fin du "mythe du prolétariat" comme sujet révolutionnaire.
Nous reviendrons sur certaines de ces idées dans une seconde partie de l'article, mais non moins important est le court texte sur le développement du "gang-racket", qui fournit la base théorique "justifiant" l'abandon de toute forme d'organisation politique prolétarienne, et donc la fuite individuelle de Camatte hors de l'engagement politique au sein de la classe ouvrière :
La conséquence, tirée de l'éditorial intitulé "Transition", est évidente : la tâche de la revue Invariance "n'est donc pas d'être l'organe d'un groupe formel ou informel mais de lutter contre toutes les fausses "théories" produites à des époques révolues tout en pointant vers l'avenir communiste".
Une revue qui n'est pas le produit d'un groupe formel ou même informel ne peut être que la propriété d'un individu brillant qui a échappé d'une manière ou d'une autre au sort que le capital impose sans remords à tous les efforts de rassemblement pour lutter contre la domination capitaliste. Camatte a poursuivi cette ligne d'argumentation avec une lettre datée du 4.9.69 qui développait davantage les fondements "théoriques" de la notion d'organisation comme racket, qui a ensuite été publiée sous la forme d'un pamphlet "Sur l'organisation" en plusieurs langues. L'introduction de 1972 à ce texte prétend que cette position ne doit pas être interprétée comme un "retour à un individualisme plus ou moins stirnerien" et semble laisser entrevoir la possibilité d'une future "union" des forces révolutionnaires. À notre avis, cependant, tout dans le texte, ainsi que toute la trajectoire politique ultérieure de Camatte, ne peut que confirmer précisément ce retour à la logique de l'"égoïsme" de "Saint-Max" (Stirner) que Marx a attaqué avec tant de force et d'acuité dans L'Idéologie allemande.
La justification théorique de cette rechute se trouve, une fois de plus, dans l'utilisation par Camatte de la notion de domination réelle du capital, qui tend à dépersonnaliser le rapport social capitaliste et à remplacer le règne du capitaliste individuel par l'organisation anonyme et collective du capital, que ce soit à travers de vastes sociétés "privées" ou la plus grande société de tous les temps, l'État. Et en effet, Marx avait déjà noté que dans la seconde moitié du XIXe siècle, le capitaliste tend à devenir un simple fonctionnaire du capital. Camatte cite également l'étude de Bordiga sur "La structure économique et sociale de la Russie d'aujourd'hui" qui affirme que "L'organisation n'est pas seulement le capitaliste moderne dépersonnalisé, mais aussi le capitaliste sans capital parce qu'il n'en a pas besoin". Tout cela est vrai et découle du principe marxiste fondamental que le capital est par essence une relation sociale impersonnelle - et de la reconnaissance, développée de la manière la plus lucide par la Gauche communiste, que l'organisation du capitalisme par l'État est devenue de plus en plus une partie du mode de survie du système dans son époque de crise historique (que, comme nous l'avons vu, Camatte tend à assimiler à la période de "domination réelle"). Mais à partir de là, Camatte fait un saut théorique que ni Marx, ni Bordiga n'auraient jamais cautionné.
Ainsi : "Avec le passage à la domination réelle, le capital a créé son propre équivalent général, qui ne pouvait plus être aussi rigide qu'il l'avait été dans la période de simple circulation. L'État lui-même a dû perdre sa rigidité et devenir une bande médiatrice entre différentes bandes et entre le capital total et les capitaux particuliers".
De cette description raisonnable du développement du capitalisme d'État, nous passons à la "sphère politique". Et pas seulement à la sphère politique de la classe dominante, mais aux organisations politiques du prolétariat : "Nous pouvons observer le même type de transformation dans la sphère politique. Le comité central d'un parti ou le centre d'un regroupement quelconque joue le même rôle que l'État. Le centralisme démocratique ne parvient qu'à imiter la forme parlementaire caractéristique de la domination formelle. Et le centralisme organique, affirmé seulement de façon négative, comme refus de la démocratie et de sa forme (soumission de la minorité à la majorité, votes, congrès, etc.) ne fait en fait que se retrouver piégé dans les formes plus modernes. Cela aboutit à la mystique de l'organisation (comme pour le fascisme). C'est ainsi que le Parti communiste international s'est transformé en un gang".
Le tour de passe-passe est ici de faire disparaître totalement la lutte des classes de l'équation. Aucune distinction n'est faite entre la sphère politique de la bourgeoisie et celle du prolétariat, qui cesse d'offrir une force contraire, opposée aux caractéristiques dominantes de l'ordre existant.
Il est certainement vrai, comme Marx et Rosa Luxemburg l'ont souligné, que le capital a un besoin intrinsèque de pénétrer chaque coin de la planète et chaque sphère de l'activité humaine, que ses visions idéologiques et morales du monde tendent à tout empoisonner, y compris les efforts de la classe ouvrière pour s'associer, s'organiser, résister, développer sa propre compréhension théorique de la réalité sociale. Et c'est pourquoi toute forme d'organisation prolétarienne est soumise au danger d'accommodation à l'ordre capitaliste, à la tendance à l'opportunisme et à la dégénérescence. Mais si une autre forme de société reste possible, si le communisme est encore le seul avenir de l'humanité, c'est parce que le prolétariat, la classe ouvrière, fournit effectivement un antidote au poison du capital, et ses organisations ne sont pas un simple reflet passif de l'idéologie dominante, mais une arène de combat entre la vision du monde prolétarienne et les empiètements des habitudes et de l'idéologie capitalistes.
Pour Camatte, cela a pu être vrai autrefois mais ce n'est plus le cas. "Le prolétariat, ayant été détruit, cette tendance du capital ne rencontre aucune opposition réelle et peut donc s'auto-reproduire d'autant plus efficacement. L'essence réelle du prolétariat a été niée et il n'existe que comme objet du capital. De même, la théorie du prolétariat, le marxisme, a été détruite, Kautsky la révisant d'abord et Bernstein la liquidant ensuite".
Et d'un simple trait de plume, la bataille des Gauches de la Deuxième et de la Troisième Internationale contre ces tentatives de réviser et de liquider le marxisme cesse d'exister. Du même coup, tous les efforts ultérieurs des groupes de la Gauche communiste pour lutter pour la défense des principes prolétariens contre la pénétration de l'idéologie capitaliste sont voués à l'échec et à la récupération.
Il est vrai que le PCI, né d'un courant issu de la résistance à la dégénérescence de l'IC, présentait lui-même tous les signes d'une organisation en dégénérescence ; et Camatte n'a guère de mal à montrer que les confusions politiques du PCI ont ouvert la porte aux pratiques bourgeoises : la théorie du centralisme organique comme justification des méthodes hiérarchiques et bureaucratiques, la vision sectaire de lui-même comme seule et unique organisation politique prolétarienne le poussant à une attitude de concurrence et de dénigrement des autres courants prolétariens. En ce sens, il est vrai que l'omniprésence des comportements de bandes (y compris les formes les plus vulgaires, comme le vol et la violence contre les autres prolétaires) est devenue -notamment dans la phase de décomposition capitaliste- un réel danger pour le camp politique prolétarien existant. Mais pour Camatte, il ne peut tout simplement plus y avoir de camp prolétarien : "toutes les formes d'organisations politiques de la classe ouvrière ont disparu. À leur place, des bandes s'affrontent dans une concurrence obscène, de véritables rackets rivalisant par ce qu'ils colportent mais identiques dans leur essence".
En résumé : la tentative même de s'organiser politiquement contre le capital est fatalement condamnée à reproduire le capital. Il est donc inutile de le combattre en association avec d'autres camarades. Il vaut mieux se retirer dans la pureté de sa propre pensée individuelle. En fait, se retrancher derrière son propre ego.
Le pire dans tout cela, c'est que Camatte cite les militants du mouvement prolétarien pour justifier cette orientation vers le suicide politique. Comme pour tous les communisateurs ultérieurs, la référence de Marx au prolétariat comme incarnation du mouvement réel vers le communisme est invoquée à juste titre, concernant l'organisation d'un mouvement de classe capable de dépasser sa phase initiale, sectaire, avec cependant des conclusions radicalement fausses pour l'époque de la "domination réelle" : "A l'époque de Marx, le dépassement des sectes se trouvait dans l'unité du mouvement ouvrier. Aujourd'hui, les partis, ces groupuscules, manifestent non seulement un manque d'unité mais l'absence de lutte de classe. Ils se disputent les restes du prolétariat. Ils théorisent sur le prolétariat dans sa réalité immédiate et s'opposent à son mouvement. En ce sens, ils réalisent les exigences de stabilisation du capital. Le prolétariat, par conséquent, au lieu de devoir les supplanter, doit les détruire".
Ce serait peut-être vrai si, par "groupuscules", Camatte entendait les organisations de la gauche du capital que le prolétariat devra effectivement détruire. Mais, en niant la capacité des prolétaires communistes à se rassembler et à combattre l'influence de l'idéologie bourgeoise dans ses formes les plus radicales, il supprime la possibilité pour le prolétariat d'affronter et de détruire réellement la myriade de ses faux représentants, des syndicats aux organisations trotskistes ou maoïstes.
Peut-être, avec cette idée du prolétariat détruisant les obstacles sur le chemin du communisme, Camatte affiche-t-il une légère nostalgie de la lutte des classes, de l'élan originel qui l'a conduit vers le militantisme prolétarien. Mais maintenant qu'il est passé à l'idée que le prolétariat et le marxisme ont été détruits, ses références à Marx, à Luxemburg et aux précédentes poussées du prolétariat (1905, 1917, 1968) sonnent faux. Ces poussées, nous dit-il, ont laissé les groupuscules "stupéfaits, abasourdis" à la traîne du mouvement ; et il continue en nous rappelant que Luxemburg, se basant sur l'expérience de la grève de masse de 1905, nous offre une théorie cohérente de la créativité des masses qui réfute radicalement la théorie "léniniste" de la conscience de classe introduite dans la classe de l'extérieur (une position que Lénine lui-même a fini par rejeter). Mais les références à ces vérités partielles ne sont là que pour les utiliser dans le cadre d’une tentative pour en dissimuler le sens essentiel : à savoir que Marx, même, s'il a vécu des moments où il était prêt à s'isoler et à limiter sa vie organisationnelle à la coopération avec quelques autres camarades, ou que Luxemburg en 1914 quand elle a vu que la Deuxième Internationale était devenue un "cadavre puant", n'ont jamais cessé de lutter pour la restauration et la renaissance de l'organisation politique prolétarienne, sur la base de leur conviction profonde dans la nature révolutionnaire de la classe ouvrière, classe d'association, de solidarité et de conscience.
Ce serait une chose si la désertion de Camatte de ce combat n'était qu'une fuite individuelle, un simple aveu qu'il préfère cultiver son jardin. Mais la théorisation de cette désertion, qui s'est poursuivie pendant des décennies et qui a été continuée par la progéniture de Camatte dans le courant de la communisation, est un encouragement actif à ce que d'autres rejoignent cette fuite, laquelle a déjà fait des dégâts incalculables à la difficile lutte pour construire une organisation politique prolétarienne.
Dans la deuxième partie de cet article, nous examinerons plus en détail certains des textes clés, qui visaient à justifier la désertion de Camatte de la lutte des classes, en particulier son texte sur Les errements de l'humanité.
CDW
[1] Mais il faut être prudent avec ce compte-rendu, car la formulation réelle est la suivante : "Camatte s'est engagé dans la politique radicale dès son plus jeune âge, rejoignant pour la première fois la Fraction Française de la Gauche Communiste Internationale (FFGCI), une organisation communiste de gauche liée à Marc Chirik et Onorato Damen, en 1953". En fait, la Fraction française s'était scindée en deux en 1945, une partie soutenant le PCInt en Italie (dans lequel Damen jouait un rôle de premier plan) et l'autre formant la Gauche Communiste de France autour de Marc Chirik. Pour un compte-rendu de cette scission antérieure, voir notre livre : la Gauche Communiste d’Italie, p. 156 et les suivantes.
[2] Un problème de morale prolétarienne a été posé par les circonstances de la scission : à nouveau, d'après l'entrée Wikipedia : "En 1966, après de nouveaux écrits controversés au sein du parti, Camatte et Dangeville se séparent du parti avec onze autres membres. Cette scission fut particulièrement douloureuse, car, comme le rappelle Camatte, "celui qui quitte le parti est mort pour le parti". Comme Camatte était le bibliothécaire des périodiques et de la collection littéraire du PCI, il a dû se barricader à l'intérieur de son appartement pour les conserver. Finalement, il a été contraint de brûler la totalité de la collection qui n'était pas écrite par Bordiga, pour prouver qu'il n'était pas un "universitaire". Bordiga a plus tard qualifié cela d'"acte de gangstérisme". (Wikipedia [469]) Les citations sont tirées de l'interview du Cercle Marx de 2019 [470] ; l'interview a été partiellement transcrite en anglais sur libcom [471], avec cette note d’avertissement, sur laquelle nous reviendrons dans un second article : "Note : Le groupe qui a réalisé cette interview, le Cercle Marx, est un groupe pseudo-débordiste/bordiguiste raciste qui se concentre sur le "marxisme" d'alliance rouge-brun d'écrivains comme Francis Cousin. Nous n'avons certainement pas l'intention d'accueillir ces points de vue, mais nous pensons que la majorité de l'interview a encore du mérite dans la mesure où elle aide à retracer la progression de la pensée de Camatte, qui a été plus ou moins ignorée par le public anglophone pendant un certain temps. Ceci étant dit, nous espérons que les lecteurs de Libcom apprécieront ce texte et en retireront quelque chose d'utile".
[3] Cf. Revue internationale n° 166 Le programme communiste dans la phase de décomposition du capitalisme - Bordiga et la grande ville [472].
[4] Pour une critique plus développée du concept d'invariance, voir Revue internationale n° 14, Une caricature de parti : le parti bordiguiste (réponse à "Programme Communiste") [473] et Revue internationale n° 158, Les années 1950 et 60 : Damen, Bordiga et la passion du communisme [194].
[5] Voir Revue internationale n° 128, Le communisme : l’entrée de l’humanité dans sa véritable histoire (IV) - Les problèmes de la période de transition [319].
[6] Voir l'article de la Revue internationale n° 60, Comprendre la décadence du capitalisme (8) : La domination réelle du capital, ou les réelles confusions du milieu politique prolétarien [474]".
[7] "Résultats du processus immédiat de production", section intitulée "La soumission réelle du travail au capital", édition Penguin 1976, p 1035). L'édition française avait été traduite par Roger Dangeville, qui avait été proche de Camatte lorsqu'ils étaient au PCI, mais a ensuite évolué dans une direction très différente, Dangeville publiant la revue intitulée "Le Fil du Temps", une tentative de restaurer une forme pure -et extrêmement sectaire- de bordiguisme. Il convient toutefois de noter que l'interprétation de Dangeville du passage de la soumission formelle à la soumission réelle reproduit certaines des mêmes erreurs que celle de Camatte. Camatte a également accusé Dangeville de plagier sa traduction originale.
Dans la première partie de cet article[1], nous avons retracé l'évolution politique de Jacques Camatte, de l'aile bordiguiste de la Gauche communiste à l'abandon du marxisme et de la théorie de la lutte des classes, vers ce que nous appelons le “modernisme”. Dans cette partie, nous examinerons de plus près cette “nouvelle” perspective, en nous concentrant en particulier sur l'un de ses articles les plus connus, « Errance de l'humanité -Conscience répressive- Communisme », qui a été publié pour la première fois dans la revue Invariance (série 2, numéro 3) en 1973.
« Errance de l'humanité » commence par l'affirmation : « Lors de sa domination réelle sur la société, le capital s’est constitué en communauté matérielle, dépasse la valeur et la loi de la valeur. [...] Or, c’est du rapport salarial que dépendait originellement le capital. On a réalisation de son despotisme.[2] »
En effet, selon Camatte, le capitalisme, en “s’autonomisant”, en “fuyant”, a cessé d'exister, il s'est presque transformé en un nouveau mode de production. Il a « fait disparaître les classes » et l'humanité dans son ensemble est exploitée par cet étrange fantôme qu'est le capital. Camatte explique plus loin : « Au cours de son développement, le capital a toujours eu tendance à nier les classes. Ceci a été finalement réalisé grâce à la généralisation du salariat et à la formation -comme stade de transition- de ce que nous avons appelé la classe universelle, ensemble d'hommes et de femmes prolétarisés, ensemble d'esclaves du capital. En fait ce dernier réalise sa pleine domination en mystifiant dans un premier temps les revendications du prolétariat classique. On a eu accession à la domination du prolétariat en tant que travailleur productif. Mais ce faisant -le capital dominant par l’entremise du travail- il y avait disparition des classes car, simultanément, le capitaliste en tant que personnage était éliminé. […][3] L'État simultanément devenait la société par suite de la transformation du rapport de production, le salariat, en un rapport étatique ; dans le même temps, l'État devenait aussi une simple entreprise-racket ayant un rôle médiateur au sein des diverses bandes du capital.
La société bourgeoise a été détruite et l’on a le despotisme du capital. Les conflits de classe sont remplacés par des luttes entre bandes-organisations, autant de modalités d'être du capital. Par suite de la domination de la représentation, toute organisation qui veut s'opposer au capital est réabsorbée par lui : elle est phagocytée. »
Et cette incapacité à s'opposer au capital ne s'applique pas seulement aux organisations particulières, condamnées comme nous l'avons vu dans la première partie de cet article à devenir de simples rackets, mais à la classe ouvrière, au prolétariat lui-même : « Le prolétariat est devenu un mythe ; non dans sa réalité, […] mais en tant qu’opérateur révolutionnaire, que classe devant libérer l'humanité entière et de ce fait dénouer les contradictions économico-sociales. »
Camatte est conscient que Marx et ses disciples ont insisté sur le fait que la classe ouvrière devait aller au-delà de la lutte pour les réformes au sein de la société capitaliste, et qu'ils plaçaient leurs espoirs dans les crises économiques qui, tôt ou tard, entraîneraient le déclin du système. Mais Camatte affirme qu'en surmontant la valeur, le capitalisme a également surmonté la tendance à la crise : « Le moment signifiant que les forces productives ont atteint le niveau voulu pour qu’on puisse changer le mode de production, c’est donc celui de l’éclatement du capitalisme. Celui-ci dévoilerait l’étroitesse de ce dernier et son incapacité à englober de nouvelles forces productives, donc rendrait patent l'antagonisme entre ces dernières et les formes capitalistes de production. Or, nous l’avons dit le capital a opéré un échappement, a intégré les crises et a réussi à assurer une réserve sociale aux prolétaires. » Camatte suggère même que Bernstein a été l'un des premiers à saisir cette possibilité, ce qui l'a malheureusement conduit à se faire l'apologiste de « la vieille société bourgeoise que le mouvement du capital allait détruire ».
Et quelles perspectives le capital despote offre-t-il donc à l'humanité ? Camatte n'exclut pas que tout se termine par sa destruction. Comme nous l'avons souligné dans la première partie de cet article, Camatte, à la suite de Bordiga notamment, était très conscient de la tendance croissante du capital à détruire l'environnement naturel. « Certains processus de production menés sur des périodes de temps conduisent à des chocs avec les barrières naturelles : augmentation du nombre d'êtres humains, destruction de la nature, pollution. » Cependant, Camatte semble considérer que ces problèmes peuvent d'une certaine manière, comme la crise économique elle-même, être surmontés : « Mais ces barrières ne peuvent pas être théoriquement considérées comme des barrières que le capital ne peut pas supplanter. »
On peut comprendre qu'en 1973, il était moins évident que le saccage de la nature par le capital se révélerait un problème de plus en plus insurmontable pour le capitalisme – notamment parce que, loin de soumettre le monde à un despotisme mondial qui pourrait prendre des mesures efficaces pour contrer la destruction de la nature, la décomposition progressive du capitalisme n'a fait qu'intensifier la concurrence mortelle entre les unités nationales, obligeant chacune d'entre elles à continuer à piller toutes les ressources naturelles dont elle dispose.
L'aveuglement de Camatte sur l'incapacité du capitalisme à dépasser la concurrence brutale entre ses différentes unités est également perceptible dans le fait que « Errance… » ne dit rien de la concurrence inter-impérialiste qui, sous la forme de la rivalité entre les blocs de l'Ouest et de l'Est, laissait entrevoir très concrètement la destruction de l'humanité par la guerre nucléaire. La destruction catastrophique de l'humanité semble donc, pour Camatte, moins probable qu'une sorte de cauchemar dystopique de science-fiction. Camatte affirme que nous assistons déjà à « la transformation de l'esprit en un ordinateur qui peut être programmé par les lois du capital », ouvrant la voie à un avenir fondé sur « l’obtention d'un être totalement programmable ayant perdu les caractéristiques de l'espèce Homo sapiens ».
Ces prédictions anticipent en quelque sorte les développements technologiques des 50 dernières années : le rôle croissant des ordinateurs personnels, des téléphones portables et de l'Internet en tant que véhicules d'intoxication idéologique ; les débuts des expériences avec les micro-puces insérées dans le corps humain ; la sophistication croissante de l'intelligence artificielle qui a alarmé des penseurs sérieux comme Steven Hawking (ainsi que des gens comme Elon Musk... dont les fantasmes de milliardaire font certainement partie du problème qui le préoccupe tant[4]) et les a poussés à lancer des avertissements sur la prise de contrôle, voire la destruction, de l'humanité par l'IA.
Certes, dans une société où le travail mort domine le travail vivant, nous voyons constamment les instruments créés par l'activité humaine devenir de plus en plus destructeurs et dangereux : la maîtrise de l'énergie atomique en est la preuve la plus évidente. Mais l'accélération actuelle de la décomposition du système, le "tourbillon" des effets (guerre, crise écologique, pandémies, etc.) que nous avons décrits ailleurs[5], constituent une menace beaucoup plus immédiate pour la survie de l'humanité que la robotisation complète de l'espèce. En particulier, les craintes exprimées par les “leaders technologiques” sur l'éventuelle militarisation de l'IA sont certainement réelles, mais il s'agit essentiellement d'un aspect de la folle course aux armements motivée par la compétition impérialiste et le chaos militaire croissant.
Et l'accélération actuelle de la décomposition capitaliste donne un sens très différent à l'idée que le capital “s'enfuit” -en somme, que sa folle fuite en avant l'amène au bord de la falaise, à une chute dont il ne reviendra pas. Dans la vision de Camatte, il y a la notion de capital comme une entité toute puissante qui peut se débarrasser non seulement des contradictions inhérentes aux relations marchandes, mais même des êtres humains vivants. En ce sens, elle a une certaine ressemblance avec les visions des théoriciens du complot pour qui chaque étape de la route du capital vers le chaos et l'autodestruction est expliquée comme une nouvelle partie d'un plan d'ensemble, même si les conspirationnistes se consolent en personnalisant ce pouvoir omnipotent sous la forme de lézards extra-terrestres, d'Illuminati ou de Juifs, une histoire qui réitère à son tour une mythologie gnostique plus ancienne, selon laquelle ce monde déchu et grossièrement matériel est sous l'emprise inflexible d'une divinité créatrice malveillante, de sorte que le salut ne peut être atteint qu'à l'extérieur des limites de l'existence terrestre.
Il en va de même pour la capacité du capitalisme à absorber les crises économiques : en 1973, face aux élucubrations de Marcuse, Castoriadis ou des situationnistes, notre courant a dû argumenter avec force pour montrer que le boom de l'après-guerre était bel et bien terminé et que le capitalisme entrait dans une crise ouverte de surproduction. Camatte n'avait pas tort de noter la tendance croissante de l'État à absorber la société civile et à chercher à contenir les rivalités entre les différentes entreprises capitalistes (au moins dans les limites de la nation). Mais c'est précisément ce à quoi la Gauche communiste fait référence lorsqu'elle affirme que le capitalisme d'État est devenu une tendance universelle dans la période de déclin capitaliste et il est probablement significatif que Bordiga, à qui Camatte a emprunté un certain nombre d'idées, n'ait jamais accepté le concept de capitalisme d'État.
Pour la majorité de la Gauche communiste, cependant, il est impossible de comprendre la réponse de la bourgeoisie à sa crise historique sans utiliser le concept de capitalisme d'État. L'appareil d'État est devenu l'instrument irremplaçable pour traiter les contradictions économiques du système, mais les dernières décennies ont montré que plus la classe dirigeante recourt à des mesures étatiques pour contenir l'impact de ces contradictions, plus elle ne fait que les reporter à une date ultérieure où elles exploseront de manière encore plus dangereuse, comme avec la soi-disant "crise financière" de 2008, le produit de deux décennies ou plus de croissance alimentée par l'endettement. Il convient également de rappeler que ce sont précisément les tentatives du modèle stalinien de capitalisme d'État “d’assigner la valeur” qui ont conduit à son effondrement final.
Cela nous amène à une autre faille fondamentale de la thèse de Camatte : l'idée que le capital a surmonté la valeur.
En réalité, le capital sans valeur est une non-chose, et loin d'être une chose simplement “assignée par le capital”, c'est le besoin impérieux d'accroître la valeur qui a forcé le capitalisme à occuper et à marchandiser chaque aspect de l'activité humaine et chaque partie de la géographie de la terre. Le maintien de cette pulsion s'est poursuivi tout au long de ce que Camatte appelle la période de domination réelle, mais que nous considérons comme l'époque de la décadence capitaliste. Le besoin d'expansion de la valeur reste à la base de ce processus, même s'il a nécessité une intervention massive de l'État, des niveaux astronomiques d'endettement et de capital fictif, et donc une interférence systématique avec le fonctionnement de la loi de la valeur elle-même. Camatte voit cette volonté d'universalisation comme Marx, mais alors que pour Camatte le processus conduit au despotisme inattaquable du capital par le dépassement de la valeur, pour Marx cette même poussée contient les germes de la disparition du système :
Rosa Luxemburg, en particulier, a développé plus tard cette approche pour insister sur le fait que la volonté du capitalisme de parvenir à une domination totale et universelle ne pourrait jamais être réalisée, car la tentative même d'y parvenir libérerait toutes les contradictions sous-jacentes du système -économiques, sociales et politiques- ce qui le plongerait inexorablement dans une ère de catastrophe. Contre cette vision, largement confirmée à nos yeux par la trajectoire barbare du capitalisme aux XXe et XXIe siècles, « Errance de l'humanité… » est en partie une polémique contre la notion de décadence capitaliste, notamment telle qu'elle est défendue par Révolution Internationale, l'un des groupes qui formera le CCI en 1975.
« Il n’y a pas et il ne peut pas y avoir de décadence du MPC » (« Errance de l'humanité… »).
Dans l'article « Déclin du mode de production capitaliste ou déclin de l'humanité ? » (publié dans le même numéro d'Invariance) Camatte cite un passage des Grundrisse auquel nous avons eu l'occasion de nous référer à plusieurs reprises[7], principalement pour montrer que la décadence du capitalisme ne doit pas être assimilée à un arrêt de l'accumulation capitaliste ou à un arrêt complet du développement des forces productives : « Le stade le plus élevé du développement de cette base (la floraison en laquelle elle se change tout en restant cette base, cette plante en tant que fleur ; d'où son étiolement après la floraison) est celui où elle atteint une forme qui la rend compatible avec le plus haut développement des forces productives, et par suite avec le plus riche développement des individus. Dès que ce point est atteint, la suite du développement apparaît comme un déclin, et le développement nouveau commence à partir d’une base nouvelle. »
Mais déjà en 1972, dans un article de l'ancienne série, RI, n°7, « Volontarisme et confusion », le même passage est utilisé pour soutenir la théorie de la décadence contre divers groupes, principalement de nature conseilliste, qui niaient le lien entre la révolution et les conditions historiques objectives -en bref, la nécessité d'une période de décadence. Mais selon Camatte, qui cite l'article de RI, « il y a donc déclin parce que le développement des individus est bloqué. Il n’est pas possible d’utiliser cette phrase pour étayer la théorie du déclin du MPC ». Selon Camatte, « la suite de la digression [de Marx] confirme bien que le déclin concerne les individus ».
L'attaque contre la théorie de la décadence occupe également une partie importante de « Errance… », surtout dans ce paragraphe : « Ainsi cela n’a aucun sens de proclamer que les forces productives de l'humanité ont cessé de croître, que le mode de production capitaliste est entré en décadence. Cela reflète simplement l'incapacité où se trouvent les divers théoriciens à reconnaître l’échappement du capital et par là à comprendre le communisme, et la révolution communiste. D’autre part, on peut dire paradoxalement que Marx a expliqué, décrit la décomposition de la société bourgeoise et indiqué les conditions de développement du mode de production capitaliste, une société où les forces productives pourraient se développer librement ; car souvent ce qu'il a présenté comme devant être réalisé par le communisme, l’a été par le capital. »
Le rejet par Camatte de la théorie de la décadence est explicitement lié au rejet du “mythe” du prolétariat et, en fin de compte, au rejet de Marx, qui, si Camatte admet généreusement qu'il peut fournir des éléments pour comprendre l'emballement du capital, ne l'a jamais vraiment compris (ni sa “domination réelle”). « Ainsi, l'œuvre de Marx apparaît largement comme la conscience authentique du mode de production capitaliste » -en grande partie parce qu'il a développé une dialectique des forces productives, soutenant que « l'émancipation humaine dépendait de leur plein essor ; la révolution communiste -donc la fin du mode de production capitaliste- devait se produire quand celui-ci ne serait plus “assez large” pour les contenir. » Mais comme le capital s'est “autonomisé” et peut se développer sans limite, il a déjà réalisé ce que Marx présentait comme le projet du communisme.
Il n'est pas facile de s'orienter dans le labyrinthe des errances théoriques de Camatte, mais il semble dire non seulement que Marx a tort de soutenir que le conflit entre les rapports de production et les forces productives fournit la base objective de la révolution communiste -réfutant ainsi non seulement la théorie de la décadence capitaliste, dans laquelle un tel conflit revêt un caractère permanent, mais aussi l'approche générale de Marx de l'évolution historique, sur laquelle la théorie de l'ascension et de la décadence du capitalisme est fondée[8]. Pour Camatte, le maintien des arguments de Marx exprime en fait une vision capitaliste qui voit dans le communisme une société de croissance quantitative perpétuelle -d'accumulation en fait.
C'est bien sûr vrai pour la caricature stalinienne du communisme, mais c'est oublier totalement que pour Marx, le développement des forces productives sous le communisme a un tout autre sens, puisqu'il signifie avant tout l'épanouissement des possibilités créatrices de l'humanité, et non la production en spirale sans fin des choses. Camatte semble le reconnaître d'une certaine manière, puisqu'il dit que, pour Marx dans le troisième volume du Capital et dans la Critique du Programme de Gotha, « la discontinuité [entre capitalisme et communisme] réside dans l’inversion du but de la production [...] qui ne doit plus être la richesse mais l’homme lui-même ». Mais en même temps, Camatte insiste sur le fait que Marx n'a pas vraiment vu de discontinuité car il plaide pour une phase de transition, la phase de la dictature du prolétariat, qui est « [une période] de réformes, dont les plus importantes sont la réduction de la journée de travail et l'utilisation du bon de travail ». C'est là, selon Camatte, que l'on voit « le réformisme révolutionnaire de Marx dans sa plus vaste amplitude ».
On peut aussi voir dans l'œuvre de Camatte la conscience authentique du point de vue primitiviste qui considère que le développement de la technologie (étroitement identifié au concept de développement des forces productives) est la véritable cause des maux de l'humanité et qu'il vaudrait mieux revenir au communisme des chasseurs-cueilleurs. Camatte nie que son communisme soit un simple retour au passé, au « nomadisme tel qu’il pouvait être pratiqué par nos lointains ancêtres cueilleurs », mais ce n'est pas un hasard si les primitivistes à part entière, comme le groupe autour de Fifth Estate aux Etats-Unis, ont été si impressionnés par les théories de Camatte.
Mais Camatte continue à parler de la nécessité de la révolution communiste. Puisque « on ne peut plus soutenir qu'il y a une classe qui représente l'humanité future », puisque le projet prolétarien n'est qu'un programme de réforme du capital, qui fera la révolution ? Elle apparaît parfois comme l'œuvre de l'humanité tout entière, puisque l'humanité en tant que telle est exploitée dans la période de domination réelle : « menacés dans leur existence purement biologique, les êtres humains commencent à se dresser contre le capital ». Mais si l'humanité elle-même est en déclin, d'où viendra le mouvement vers le communisme ?
Il y a beaucoup de choses que nous pouvons accepter dans la description que Camatte fait du communisme dans « Errance… », principalement parce que nous y avons déjà vu le travail de Marx et d'autres marxistes : son lien dialectique avec la Gemeinwesen du passé, la communauté humaine archaïque que Marx a étudiée intensément dans ses dernières années[9] ; sa définition sociale générale : « le communisme met fin aux castes, aux classes et à la division du travail » ; le rapport qu'il rétablit entre l'humanité et le reste de la nature : « il n'est pas domination de la nature réconciliation avec elle, ce qui suppose aussi qu’elle soit régénérée ». Et – ce qui semble en contradiction avec son affirmation que le communisme n'est pas un nouveau mode de production – « Dans le communisme les êtres humains ne peuvent pas non plus être définis comme simples usagers [...] ils sont créateurs, producteurs, usagers ; le procès total est reconstitué à un niveau supérieur et ceci vaut pour tout être individuel ». En d'autres termes, le communisme signifie que les êtres humains produisent ce dont ils ont besoin et ce qu'ils désirent d'une manière qualitativement nouvelle, et pour cette raison même, il ne cesse pas de représenter un “mode de production”. Camatte a également raison d'insister sur le fait que « la lutte contre cette réduction de l'ampleur de la révolution est déjà une lutte révolutionnaire », puisque la révolution prolétarienne, comme Marx l'a souligné dès le début, est la base non seulement de l'abolition de l'exploitation capitaliste, mais aussi du dépassement de toutes les autres oppressions, répressions et divisions qui tiennent l'humanité en échec, de sorte que le communisme sera le point de départ du plein épanouissement du potentiel humain, un potentiel que nous n'avons vu jusqu'à présent qu'à l'état d'esquisses.
Mais à moins de voir un “mouvement réel” dans cette société contre la domination du capital -que les marxistes considèrent comme le mouvement de la classe ouvrière contre l'exploitation- les descriptions du communisme futur retombent dans l’utopie, comme Bordiga l'a fait remarquer un jour. Et quand on regarde d'un peu plus près ce que Camatte perçoit comme les signes d'un mouvement réel à l'intérieur de l'ordre existant, on voit émerger un véritable “réformisme”.
Certes, il affirme dans « Errance… » que « on ne peut réaliser cet objectif ni en constituant des communautés qui, toujours isolées, ne font jamais obstacle au capital -celui-ci peut même facilement les englober en tant que possibles [...]- ni en cultivant son être individuel en lequel on trouverait finalement le vrai homme ». Et pourtant, ailleurs, en particulier dans le titre provocateur « Ce monde qu’il faut quitter »[10], qui suggère déjà la possibilité d'une sorte de vol magique hors de la civilisation actuelle, il exprime un vif intérêt pour les possibilités que les communes végétariennes, les régionalistes et... les anti-vaccins puissent former une sorte d'avant-garde de la résistance contre le capital. Et plus récemment, dans l'interview du Cercle Marx mentionnée dans la première partie de cet article[11], il exprime un réel intérêt pour les Gilets jaunes :
Tout sauf la lutte des classes ! Le résultat de la tentative de Camatte d'aller au-delà de la pauvre vieille lutte de la classe ouvrière et de découvrir la véritable révolte de l'humanité se révèle être une véritable régression vers des formes de lutte qui au mieux dissolvent la classe ouvrière dans le “peuple” et au pire – comme les anti-vaccins d'aujourd'hui – ont été récupérées par l'extrême droite du capital (d’où peut-être sa volonté de s’engager avec les partisans douteux de l'alliance rouge-brune du Cercle Marx).
Mais ce qui trahit le plus clairement cette perspective non révolutionnaire, voire explicitement anti-révolutionnaire, c'est lorsque, à la fin de « Ce monde qu’il faut quitter », il met en garde contre l'idée de renverser le capital par un assaut frontal : « Il faut envisager une dynamique nouvelle, car le MPC[12] ne disparaîtra pas à la suite d'une lutte frontale des hommes contre leur oppresseur actuel, mais par un immense abandon qui implique le rejet d'une voie empruntée désormais depuis des millénaires » -un argument encore plus avancé dans l'interview lorsqu'il avertit :
En fait, cette idée d'une “issue” individuelle est déjà théorisée dans « Errance… », précisément dans le passage qui précède son refus apparent d'atteindre le communisme en créant des communautés anticapitalistes ou en cultivant son propre être individuel : « Nous sommes tous esclaves du capital. On commence à se libérer à partir du moment où l’on refuse de se percevoir selon les catégories de ce dernier, c’est-à-dire en tant que prolétaire, homme des nouvelles classes moyennes, capitaliste, etc., car cela entraine que nous percevions l’autre -dans son mouvement de libération- non plus selon ces mêmes catégories. Dès lors, le mouvement de reconnaissance des êtres humains peut commencer. »
En résumé : avant de changer le monde, il faut se changer soi-même. Cette vision individualiste et idéaliste est parfaitement compatible avec la notion de disparition de la classe ouvrière qui a atteint son paroxysme dans la phase de décomposition capitaliste. Et, selon Camatte, le début de la libération n’est pas pour les travailleurs de se reconnaître comme faisant partie d’une classe antagoniste au capital, de retrouver leur identité de classe, mais exactement l’inverse : rejoindre la grande dissolution dans laquelle les classes n’ont pas de substance et où la lutte des classes ne fait que refléter notre asservissement aux catégories du capital.
CDW
Post-scriptum
Comme nous l'avons montré dans un précédent article de cette série[13], l'influence du modernisme dans le mouvement révolutionnaire renaissant du début des années 70 s'est également fait sentir dans le “pré-CCI” par le biais de la “tendance Bérard”. Nous avons rappelé que cette influence s’est exprimée à la fois dans le rejet de la lutte des travailleurs pour des revendications immédiates et, au niveau organisationnel, par une opposition aux premières tentatives de centralisation du groupe Révolution internationale au niveau national. Lors d'une réunion du groupe en 1973, centrée sur la nécessité d'élire une commission centralisatrice, Bérard a averti que cette initiative conduirait à un Comité central de type trotskiste ou stalinien, à une force de bureaucratie. Le camarade Marc Chirik a répliqué par un avertissement à Bérard : que lui et sa tendance allaient dans la direction de Barrot et Camatte, et donc vers l’abandon non seulement de l'organisation révolutionnaire mais aussi de la classe révolutionnaire. Bérard rejeta cet avertissement avec indignation.
Peu de temps après, “Une Tendance Communiste” s'est placée en dehors du cadre de l’organisation en publiant sa brochure La Révolution sera communiste ou ne sera pas, la seule et unique expression publique de ce groupe éphémère. On y trouve une section intitulée « Pourquoi Invariance n'est plus révolutionnaire » qui, tout en reconnaissant qu’Invariance des débuts avait apporté quelques contributions fructueuses (par exemple sur la question de la domination formelle/réelle), entre dans le domaine de l'idéologie avec sa vision d’une révolution faite par “l'humanité”, conséquence de son idée que le capital est devenu une “communauté matérielle” :
Et le texte critique aussi l'idée accompagnatrice de Camatte selon laquelle toute tentative d'organisation des minorités communistes ne peut conduire qu'à un nouveau racket.
Il se trouve qu'à ce moment-là, Bérard était plus influencé par Barrot/Dauvé[14] que par Camatte, ce qui lui a permis de conserver des références au prolétariat en tant que sujet de la révolution. Il s'agit en fait d'une sorte de mi-chemin entre la position de la Gauche communiste qu'il abandonne -en bref, l'insistance de Marx sur la nécessité pour la classe ouvrière d'affirmer son autonomie dans la lutte contre l'exploitation capitaliste, et d'exercer sa dictature pendant la période de transition vers le communisme- et l’abandon pur et simple du prolétariat par Camatte. Comme nous l'avons montré dans l'article sur la tendance Bérard, cette position centriste était basée sur la théorie pseudo-dialectique d'une affirmation/négation simultanée du prolétariat.
Beaucoup de communisants d'aujourd'hui sont encore des résidents de cette maison à mi-chemin, mais l'attraction vers la négation pure et simple de la lutte des classes de Camatte est très forte dans le milieu moderniste. Dans le cas de Bérard, son abandon ultérieur -et très rapide- de la politique de la Gauche communiste, de toute activité organisée, et son évolution vers une sorte de primitivisme, ont pleinement confirmé la prédiction de notre camarade Marc.
[1]. Critique des soi-disant "communisateurs" (II) - Du gauchisme au modernisme : les mésaventures de la "tendance Bérard" [476].
[2]. Article disponible sur le site archivesautonomies.org.
[3]. Camatte ajoute ici ce passage significatif qui montre que le choix du terme “despotisme” n'est pas fortuit : « D’où une convergence avec le mode de production asiatique (MPA). Au sein de ce dernier, les classes ne purent jamais s’autonomiser ; dans le mode de production capitaliste (MPC), elles sont absorbées. »
[4]. Musk est cosignataire d'une déclaration de 1000 "leaders de la technologie" appelant à une pause dans le développement de l'IA jusqu'à ce que l'on en sache plus sur ses conséquences, citant des « risques profonds pour la société et l'humanité » (The New York Times - Elon Musk and Others Call for Pause on A.I., Citing ‘Profound Risks to Society’). Peu après, l'un des signataires, Geoffrey Hinton, a démissionné de son poste de dirigeant de Google pour se concentrer sur les risques posés par l'IA.
[5]. Voir L’accélération de la décomposition capitaliste pose ouvertement la question de la destruction de l’humanité [378], Revue internationale 169,
[6]. Grundrisse, Le Chapitre du capital. Notre traduction.
[7]. Par exemple dans cet article de World Revolution n° 389 (été 2021), Growth as decay [477]
[8]. En particulier, dans sa Préface à Contribution à la critique de l'économie politique, reproduite en annexe de notre article de la Revue internationale 134, Quelle méthode scientifique pour comprendre l'ordre social existant, les conditions et moyens de son dépassement [478], qui soutient que la Préface de Marx fournit le fondement méthodologique de l'idée de l'ascension et du déclin des modes de production successifs depuis la dissolution du communisme primitif.
[9]. Voir cet article de notre série sur le communisme, Le communisme n'est pas un bel idéal, mais une nécessite matérielle [204], « Marx de la maturité : communisme du passé, communisme de l’avenir », Revue internationale 81.
[10]. Invariance n° 5, 4ème trimestre 1974.
[11]. Interview with Jacques Camatte (2019 [471]) (libcom.org)
[12]. MPC : « Cette abréviation signifie Mode de Production Capitaliste, qu’Invariance n'explicite jamais. Cela rappelle les anciens Hébreux qui montraient une réticence similaire à nommer leur créateur » (« Modernisme : du gauchisme au néant », Révolution internationale, nouvelle série, n° 3).
[13]. Critique des soi-disant "communisateurs" (II) - Du gauchisme au modernisme : les mésaventures de la "tendance Bérard" [476].
[14]. Nous reviendrons sur les principales idées de Barrot/Dauvé dans un autre article.
Le gangstérisme aussi frappe et ravage. Au nord du Mexique, au Venezuela, en Haïti… le commerce de la drogue et de la prostitution s’épanouit, laissant dans son sinistre sillage tueries et viols de masse.
Partout, la misère se développe. Dans un pays comme le Royaume-Uni, une grande partie de la population n’a plus accès aux soins dentaires. Une expression terrible est apparue dans la presse pour qualifier ces gens qui se comptent par millions : « Les sans dents ».
Pour le dire en une phrase : Le capitalisme menace la survie de l’humanité. Si la classe ouvrière ne parvient pas à mettre à bas le capitalisme, ce système décadent va s’enfoncer dans la barbarie jusqu’à la mort de tous. La seule alternative, c’est la révolution prolétarienne mondiale. Pour y parvenir, notre classe doit développer ses luttes, son organisation et sa conscience à l’échelle internationale.
Depuis l’été 2022, sous les coups de boutoirs de la crise économique, la classe ouvrière a commencé à réagir. Les grèves qui ont éclaté au Royaume-Uni ont annoncé le retour du prolétariat sur le terrain de la lutte. En deux ans, des grèves qualifiées « d’historiques » par les médias ont eu lieu en France, aux États-Unis, au Canada, en Suède, en Allemagne, en Islande, au Bangladesh… Mais ce n’est là qu’un début, un premier pas. Le prolétariat a face à lui un très long chemin vers la révolution. Il va lui falloir apprendre dans les luttes comment s’unir et comment s’organiser, à repérer les pièges tendus par la bourgeoisie, à identifier ses « faux-amis » : les syndicats et les organisations de la gauche du Capital qui feront tout pour saboter de « l’intérieur » le processus révolutionnaire. La bourgeoisie est une classe machiavélique, elle est même la classe dominante la plus intelligente de l’Histoire. Pour conserver ses privilèges, elle sera prête à tous les crimes, toutes les manipulations, tous les mensonges. La classe ouvrière va devoir élever son niveau de conscience et d’organisation à la hauteur de cet adversaire. Plus encore, elle va devoir élever son niveau de conscience et d’organisation à la hauteur de la nouvelle société à instaurer, une société mondiale qui, à terme, sera sans classe ni frontière, sans exploitation ni concurrence, sans État. La révolution prolétarienne est sans aucun doute la plus haute marche qu’ait eu à franchir l’humanité.
La difficulté fondamentale de la révolution socialiste réside dans cette situation complexe et contradictoire : d’une part la révolution ne peut se réaliser qu’en tant qu’action consciente de la grande majorité de la classe ouvrière ; d’autre part cette prise de conscience se heurte aux conditions qui sont faites aux ouvriers dans la société capitaliste, conditions qui empêchent et détruisent sans cesse la prise de conscience par les ouvriers de leur mission historique révolutionnaire. Laissées à leur propre développement interne, les luttes des ouvriers contre les conditions d’exploitation capitaliste peuvent mener tout au plus à des explosions de révolte, réactions absolument insuffisantes pour la transformation sociale. Aller au-delà des expériences de luttes particulières, cumuler l’expérience historique du prolétariat, défendre et propager la conscience des finalités du mouvement, c’est le rôle politique crucial du Parti révolutionnaire. Le parti tire sa substance théorique, non des contingences et du particularisme de la position économique des ouvriers, mais du mouvement des possibilités et des nécessités historiques. Seule 1’intervention de ce facteur permet à la classe de passer de la révolte à la révolution. Le Parti est l’arme indispensable du prolétariat à la victoire finale, au succès de sa révolution.
Pour l’instant, ce Parti ne peut exister : la classe ouvrière est trop loin d’un processus révolutionnaire, sa conscience et sa capacité à s’organiser sont trop faibles. La fraction la plus déterminée et la plus claire du prolétariat, celle qui a conscience de ses buts généraux et historiques, ne peut qu’être regroupée sous la forme de petites organisations révolutionnaires.
Ces petites organisations révolutionnaires n’en ont pas moins un rôle immense et crucial pour l’avenir. Elles doivent s’organiser sur la base des intérêts historiques du prolétariat en vue de donner une orientation politique claire au mouvement et de favoriser activement le développement de la conscience de classe. Elles doivent aussi dès maintenant œuvrer à la préparation de la fondation du futur Parti. Pour cela, il leur faut sans cesse vérifier la véracité de leurs analyses face à l’évolution des événements, débattre et élaborer leurs positions, puiser dans l’histoire du mouvement ouvrier les leçons essentielles, lutter contre la pénétration en leur sein de l’idéologie dominante, défendre les forces et les positions autour desquelles se construira le futur Parti.
L’histoire a montré combien il est difficile de construire un parti à la hauteur de ses responsabilités, une tâche qui requiert des efforts nombreux et variés. Elle exige avant tout la plus grande clarté sur les questions programmatiques et sur les principes de fonctionnement de l’organisation, une clarté qui se fonde nécessairement sur toute l’expérience passée du mouvement ouvrier et de ses organisations politiques.
À chaque étape de l’histoire du mouvement ouvrier, la Gauche s’est distinguée comme la meilleure représentante de cette clarté, apportant une contribution décisive à l’avenir de la lutte. « Ce fut elle qui assura la continuité entre la Ie et la IIe Internationale à travers le courant marxiste, en opposition aux courants proudhonien, bakouniniste, blanquiste, et autres corporativistes. Entre la IIe et la IIIe Internationale, c’est encore la Gauche, celle qui mena le combat tout d’abord contre les tendances réformistes, ensuite contre les 'social-patriotes', qui assura la continuité pendant la Première Guerre mondiale en formant l’Internationale communiste. De la IIIe Internationale, c’est encore la Gauche, la 'Gauche communiste', et en particulier les Gauches italienne et allemande, qui ont repris et développé les acquis révolutionnaires foulés au pied par la contre-révolution social-démocrate et stalinienne ». (« La continuité des organisations politiques du prolétariat », Revue Internationale n° 50).
Le Parti communiste mondial, qui sera à l’avant-garde de la révolution prolétarienne de demain, devra s’appuyer sur l’expérience et la réflexion de tous ces courants de gauche, de toute cette filiation historique. C’est précisément en s’encrant dans cette filiation, en s’efforçant de toujours respecter les principes essentiels de ces courants que, face à l’épreuve de vérité de la Seconde Guerre mondiale, la Gauche communiste fut la seule à rester fidèle à l’internationalisme.
Les groupes de la Gauche communiste surgirent dès 1920 dans différents pays (Russie, Allemagne, Italie, Hollande, Grande-Bretagne, Belgique…). Ils n’atteignirent pas tous le même niveau de clarté et de cohérence et la majorité d’entre eux ne put résister à la terrible contre-révolution capitaliste. Ils disparurent victimes de l’action conjuguée de la répression des staliniens et des fascistes, de la démoralisation et de la confusion ambiantes. Dans les années 1930, seuls les groupes les plus cohérents réussirent à se maintenir et parmi eux la Gauche communiste d’Italie fut la plus claire et conséquente. Le groupe “Internationalisme” (1945-52), issu de cette dernière, parvint à une synthèse critique et cohérente du travail, très dispersé, des différents groupes de la Gauche Communiste : [483]
Ces positions de la Gauche communiste sont le nécessaire point de départ de tout le processus révolutionnaire à venir. Expression de la lutte historique du prolétariat, sa réappropriation par les masses ouvrières est la condition indispensable pour que son combat puisse apporter une solution révolutionnaire à la crise sans issue du capitalisme mondial. Le futur parti mondial, s’il veut apporter une réelle contribution à la révolution communiste, devra fonder son programme et ses méthodes d’action sur l’expérience et l’héritage de la Gauche communiste.
Nous reprenons ainsi à notre compte les mots de nos prédécesseurs : « La continuité historique entre l’ancien et le nouveau parti de la classe ne peut s’effectuer qu’au travers du canal de la Fraction, dont la fonction historique consiste à faire le bilan politique de l’expérience, de passer au crible de la critique marxiste les erreurs et l’insuffisance du programme d’hier, de dégager de l’expérience les principes politiques qui complètent l’ancien programme et sont la condition d’une position progressive du nouveau programme, condition indispensable pour la formation du nouveau parti. En même temps que la Fraction est un lieu de fermentation idéologique, le laboratoire du programme de la révolution dans la période de recul, elle est aussi le camp où se forgent les cadres, où se forme le matériel humain, les militants du futur parti. » (L’Etincelle, n° 10, janvier 1946).
C’est pourquoi, face à la guerre en Ukraine, le CCI a lancé avec Internationalism Voice et l’Istituto Onorato Damen un Appel commun à toutes les organisations de la Gauche communiste. En se fondant sur l’héritage de la conférence de Zimmerwald, le CCI voulait par cet appel non seulement brandir l’étendard internationaliste mais aussi plus généralement défendre la filiation historique, les principes et le fonctionnement de la Gauche communiste. Cet Appel devait être et est une pierre blanche déposée sur le chemin vers la révolution et le Parti. Un jalon pour préparer l’avenir.
Cet Appel commun a été rejeté par le reste de la Gauche communiste. Les différents « Partis Communistes Internationaux » (Programma communista, Il Partito Communsita, Le Prolétaire/Il Communista) l’ont ignoré par sectarisme revendiqué. Quant à la deuxième plus importante organisation de la Gauche communiste, la Tendance Communiste Internationaliste, elle a préféré à cet appel l’aventure des comités No war but the class war parce ce que, selon elle, il serait « nécessaire de voir au-delà de la ‘Gauche communiste’ ».
Le refus d’un travail commun avec d’autres groupes de la Gauche communiste défendant les principes historiques de ce courant au bénéfice d’une collaboration avec des forces du "marais" (la zone confuse entre les positions prolétariennes et celles la gauche de la bourgeoisie), cela porte un nom : l’opportunisme. Cette politique est particulièrement dangereuse parce qu’elle porte en elle la liquidation de toutes les leçons organisationnelles dont la Gauche communiste se revendique et est le fruit. Elle tourne le dos à la responsabilité principale qui nous incombe, celle de préparer la construction d’un futur parti armé du meilleur de la tradition du mouvement ouvrier, du combat de toutes ses gauches successives.
Cette dynamique opportuniste de la TCI l’amène d’ailleurs aujourd’hui jusqu’à balayer les leçons vitales de la lutte du courant marxiste au sein de l’AIT contre le poison mortel du parasitisme politique représenté par la tendance Bakounine pour justifier son ouverture aux groupes parasites actuels. Pire encore, elle n’hésite plus à s’accoquiner ouvertement avec une organisation menant une politique systématique de mouchardage, comme l’est le Groupe International de la Gauche Communiste (GIGC, ex-FICCI).
L’opportunisme, qui a constitué historiquement le plus grave danger pour les organisations du prolétariat, est une expression de la pénétration en leur sein d’idéologies étrangères, bourgeoises et surtout petite-bourgeoises. Il se distingue par le fait qu’il tend à sacrifier les intérêts généraux et historiques du prolétariat au bénéfice d’illusoires « succès » immédiats et circonstanciels. Un des moteurs de l’opportunisme est l’impatience qui exprime la vision d’une couche de la société condamnée à l’impuissance au sein de celle-ci et qui n’a aucun avenir à l’échelle de l’histoire. « L’opportunisme veut tenir compte d’une situation de conditions sociales qui ne sont pas arrivées à maturité. Il veut 'un succès immédiat'. L’opportunisme ne sait pas attendre et c’est pourquoi les grands événements lui paraissent toujours inattendus », écrivit Trotsky dans « 1905 ».
L’opportunisme est un poison mortel qui tente constamment à s’infiltrer dans les rangs des organisations révolutionnaires. Pour lui résister, il faut donc lui opposer un combat tout aussi permanent et déterminé, aiguiser sans cesse l’arme de la théorie :
En se vautrant aujourd’hui sans vergogne dans l’opportunisme, en tournant le dos aux combats successifs de l’aile gauche révolutionnaire menés depuis Marx et Engels, la TCI s’inscrit dans une longue tradition, celle qui a toujours mené au désastre. Cette politique calamiteuse, elle la mène parce que, jusqu’à maintenant, elle a refusé de faire la critique de ses erreurs originelles, se condamnant ainsi elle-même à reproduire sans cesse la même démarche opportuniste, en toujours pire. Lors de sa fondation en 1943, son ancêtre, le Parti Communiste internationaliste (PCint), avait admis en son sein et sans la moindre critique :
Pour préparer la construction du futur Parti, arme indispensable à la réussite de la révolution, la lutte contre l’opportunisme par l’aile gauche doit se poursuivre. C’est ce que se propose de faire la publication d'un ensemble d'articles introduite par celui-ci. Il s’agit d’un combat politique intransigeant qui se déroule au sein du camp révolutionnaire. Nous appelons ainsi tous nos lecteurs à se rattacher aux racines historiques de ce combat, à faire leur cette filiation et cette défense des principes organisationnels prolétariens, à participer à cette préparation de l’avenir. Nous appelons aussi la TCI à faire sienne ce principe prolétarien si bien exposé par Rosa Luxemburg : « Le marxisme est une vision révolutionnaire du monde qui doit appeler à lutter sans cesse pour acquérir des connaissances nouvelles, qui n’abhorre rien tant que les formes figées et définitives et qui éprouve sa force vivante dans le cliquetis d’armes de l’autocritique et sous les coups de tonnerre de l’histoire ». (Critique des critiques).
Rappelons ainsi comment, en 1903, Lénine pointait avec humour le ridicule orgueil blessé des futurs Mencheviks : « L’esprit de cercle et le défaut de maturité politique frappant, qui ne peut supporter le vent frais d’un débat public, apparaît ici en toute netteté […]. Imaginez un instant qu’une pareille absurdité, qu’une querelle comme la plainte d’une “fausse accusation d’opportunisme” ait pu se produire dans le parti allemand ! L’organisation et la discipline prolétariennes ont depuis longtemps fait oublier là-bas cette veulerie d’intellectuels […]. Seul l’esprit de cercle le plus routinier, avec sa logique : un coup de poing dans la mâchoire, ou bien la main à baiser, s’il vous plaît, a pu soulever cette crise d’hystérie, cette vaine querelle et cette scission du Parti autour d’une “fausse accusation d’opportunisme”. (Un pas en avant Deux pas en arrière, Chapitre « Ceux qui ont souffert d’être faussement accusés d’opportunisme »).
(Mars 2024)
La Tendance Communiste Internationaliste (TCI) a récemment publié un article sur son expérience avec les comités No War But the Class War (NWBCW) qu’elle a lancés au début de la guerre en Ukraine : « S’il est vrai que toute guerre impérialiste met au jour la base de classe réelle sur laquelle reposent les antagonismes politiques, l'invasion de l'Ukraine n’a pas échappé à la règle » (1) expliquant que les staliniens et les trotskistes ont une fois de plus montré qu’ils appartiennent au camp du capital. Que ce soit en soutenant l’indépendance de la nation ukrainienne ou en se ralliant à la propagande russe sur la « dénazification » de l’Ukraine, les gauchistes appellent ouvertement la classe ouvrière à soutenir l’un ou l’autre camp dans une guerre capitaliste qui exprime l’approfondissement des rivalités entre les plus grands requins impérialistes de la planète et menace l’humanité de conséquences catastrophiques. La TCI note également que le mouvement anarchiste a été profondément divisé entre ceux qui appellent à la défense de l’Ukraine et ceux qui ont maintenu une position internationaliste de rejet des deux camps. En revanche, la TCI dit que « la Gauche communiste internationale est restée fermement attachée aux intérêts internationaux de la classe ouvrière et a dénoncé cette guerre pour ce qu'elle est ».
Jusqu’ici, tout va bien. Mais nous divergeons profondément lorsqu’ils affirment ensuite que « La TCI a poussé plus loin la position internationaliste en essayant de travailler avec d'autres internationalistes qui peuvent voir les dangers pour la classe ouvrière mondiale si celle-ci n’avait pas sa propre réponse au défi lancé par la guerre. C'est pourquoi nous avons rejoint l'initiative visant à développer des comités au niveau local, partout où nous sommes présents, afin d'organiser une réponse à ce que le capitalisme prépare pour les travailleurs du monde entier ».
À notre avis, l’appel de la TCI à la formation des comités NWBCW est tout sauf « pousser plus loin » dans la défense de l’internationalisme ou un pas vers un solide regroupement des forces internationalistes communistes.
Nous avons déjà écrit un certain nombre d’articles expliquant notre point de vue à ce sujet, mais la TCI n’a répondu à aucun d’entre eux, une attitude justifiée dans son article qui insiste sur le fait qu’ils ne veulent pas s’engager dans « les mêmes polémiques » avec ceux qui, selon eux, ont mal compris leurs positions. Pourtant, la tradition de la Gauche communiste, héritée de Marx et de Lénine, poursuivie dans les pages de Bilan, est de reconnaître que la polémique entre éléments prolétariens est indispensable à tout processus de clarification politique. En fait, l’article de la TCI est une polémique cachée, principalement avec le CCI. Mais de par leur nature même, de telles polémiques cachées, qui évitent de se référer à des organisations spécifiques et à leurs déclarations écrites, ne peuvent jamais conduire à une confrontation réelle et honnête des positions.
Dans son article sur les comités NWBCW, la TCI affirme que son initiative s’inscrit dans la continuité du courant de gauche de la conférence de Zimmerwald de 1915. La TCI avait déjà fait une affirmation similaire dans l’article « NWBCW et le “Bureau international véritable” de 1915 [487] » : « Nous estimons que l'initiative NWBCW se conforme aux principes de la Gauche zimmerwaldienne ».
Mais l’activité de la gauche de Zimmerwald, et surtout de Lénine, était caractérisée par une polémique implacable visant à une décantation des forces révolutionnaires. Zimmerwald a rassemblé différentes tendances du mouvement ouvrier opposées à la guerre. Il y avait des divergences considérables sur un certain nombre de questions. La gauche était pleinement consciente qu’une position commune contre la guerre, telle qu’exprimée dans le Manifeste de Zimmerwald, ne suffisait pas. Pour cette raison, la gauche de Zimmerwald n’a pas caché ses divergences avec les autres courants lors des conférences de Zimmerwald et de Kienthal, mais a ouvertement critiqué ces courants pour ne pas être cohérents dans leur lutte contre la guerre impérialiste. Dans et à travers ce débat, Lénine et ceux qui l’entouraient ont forgé un noyau qui allait devenir l’embryon de l’Internationale communiste.
Comme les lecteurs peuvent le lire dans la publication de notre correspondance avec la TCI au sujet de l’appel du CCI pour une Déclaration commune de la Gauche communiste face à la guerre en Ukraine (disponible sur notre site web [407]), le refus de la TCI de la signer et leur promotion de NWBCW comme une sorte de projet « rival » ont gravement affaibli la capacité de la Gauche communiste à agir ensemble en ce moment crucial. Cela a sabordé la possibilité d’un rassemblement de ses forces pour la première fois depuis l’échec des conférences internationales de la Gauche communiste au début des années 1980. La TCI a choisi de mettre fin à cette correspondance.
Nous avons également publié un article retraçant l’histoire réelle de NWBCW dans le milieu anarchiste dans les années 1990. (2) Ces groupes contenaient toutes sortes de confusions, mais à notre avis, ils exprimaient aussi la réponse d’une petite minorité critique vis-à-vis des mobilisations massives contre les guerres au Moyen-Orient et dans les Balkans, mobilisations qui étaient clairement sur le terrain de la gauche du capital et du pacifisme. Pour cette raison, nous avons estimé qu’il était important pour la Gauche communiste d’intervenir auprès de ces formations afin de défendre en leur sein des positions internationalistes claires.
En revanche, il y a aujourd’hui très peu de mobilisations pacifistes en réponse à la guerre d’Ukraine. Le milieu anarchiste, comme nous l’avons déjà noté, est profondément divisé sur la question. Ainsi, nous voyons très peu de choses dans les différents groupes NWBCW qui nous ont fait remettre en question notre conclusion à l’article : « L’impression que nous ont donnée les groupes dont nous connaissons l’existence, c’est qu’il s’agit principalement de “doublons” de la TCI ou de ses affiliés ».
À notre avis, cette duplication révèle de sérieux désaccords tant sur la fonction et le mode de fonctionnement de l’organisation politique révolutionnaire que sur ses rapports avec les minorités qui se situent sur un terrain prolétarien, et même avec la classe dans son ensemble. Ce désaccord remonte au débat sur les groupes d’usine et les comités de lutte, mais nous ne pouvons pas développer cette question dans cet article. (3)
Plus important (mais aussi lié à la question de la différence entre un produit du mouvement réel et les inventions artificielles de minorités politiques) est l’insistance de notre article sur le fait que l’initiative NWBCW est basée sur une évaluation erronée de la dynamique de la lutte de classe aujourd’hui. Dans les conditions actuelles, nous ne pouvons pas nous attendre à ce que le mouvement de classe se développe directement contre la guerre mais contre l’impact de la crise économique, une analyse qui, selon nous, a été amplement vérifiée par la reprise internationale des luttes qui a été déclenchée par le mouvement de grève en Grande-Bretagne à l’été 2022 et qui, avec des hauts et des bas inévitables, ne s’est toujours pas épuisée. Ce mouvement a été une réponse directe à la « crise du coût de la vie » et bien qu’il contienne les germes d’une remise en question plus profonde et plus généralisée de l’impasse du système et de sa poussée vers la guerre, nous en sommes encore loin.
L’idée que les comités NWBCW pourraient en quelque sorte être le point de départ d’une réponse directe de la classe à la guerre ne peut que conduire à une lecture erronée de la dynamique des luttes actuelles. Elle ouvre la porte à une politique activiste qui, à son tour, ne pourra pas se distinguer des positions immédiatistes de la gauche du capital.
L’article de la TCI insiste sur le fait que son initiative est avant tout politique et qu’elle s’oppose à l’activisme et à l’immédiatisme, et affirme que la direction ouvertement activiste prise par les groupes NWBCW à Portland et à Rome est basée sur une mauvaise compréhension de la nature réelle de l’initiative : « ceux qui ont adhéré au NWBCW sans comprendre de quoi il s'agissait réellement ou plutôt, qui l'ont considéré comme l'extension de leur activité réformiste radicale antérieure. C'est ce qui s'est passé à Portland et à Rome, où certains éléments ont vu dans NWBCW un moyen de mobiliser immédiatement une classe qui se remettait à peine de quatre décennies de recul et qui commençait à peine à trouver ses marques dans la lutte contre l'inflation. Leur perspective immédiate et ultra-activiste a conduit à la disparition de ces comités ». Pour nous, au contraire, ces groupes gauchistes ont, d’une certaine façon, parfaitement saisi la logique derrière les comités NWBCW qui échappe à la TCI : une initiative artificielle lancée en l’absence de tout mouvement réel contre la guerre (même au sein de petites minorités) ne peut que tomber dans l’impasse de l’activisme !
Nous avons mentionné que la Fraction italienne de la Gauche communiste, qui a publié la revue Bilan, a insisté sur la nécessité d’un débat public rigoureux entre les organisations politiques prolétariennes. Il s’agissait d’un aspect central de leur approche des regroupements, s’opposant en particulier aux efforts opportunistes des trotskistes et ex-trotskistes de l’époque de recourir à des fusions et regroupements qui n’étaient pas basés sur un débat sérieux autour des principes fondamentaux. À notre avis, l’initiative NWBCW est basée sur une sorte de logique « frontiste » qui ne peut conduire qu’à des alliances sans principes, voire destructrices.
L’article de la TCI admet que certains groupes ouvertement gauchistes ont détourné le slogan « Pas de guerre mais la guerre de classe » pour cacher leur soutien à l’un ou l’autre camp dans le conflit. La TCI insiste sur le fait qu’elle ne peut pas empêcher de telles manœuvres derrière un faux drapeau. Mais la lecture de notre article sur la réunion du comité NWBCW de Paris (4) permet de constater que, non seulement, une partie considérable des participants préconisaient des « actions » ouvertement gauchistes sous la bannière NWBCW, mais aussi qu’un groupe trotskiste Matière et Révolution qui défend le droit de l’Ukraine à l’autodétermination, avait en fait été invité à la réunion. De même, le groupe NWBCW de Rome semble avoir été basé sur une alliance entre la section de la TCI en Italie (qui publie Battaglia Comunista) et un groupe purement gauchiste. (5)
Ajoutons que le présidium de la réunion de Paris était composé de deux individus qui ont été exclus du CCI au début des années 2000 pour avoir publié des renseignements qui exposaient nos camarades à la répression étatique, une activité que nous avons dénoncée comme du mouchardage. L’un de ces individus est membre du Groupe international de la gauche communiste (GIGC), un groupe qui n’est pas seulement une expression typique du parasitisme politique, mais qui a été fondé sur la base de ce comportement policier et qui ne devrait donc pas avoir sa place dans le camp internationaliste communiste. L’autre individu est maintenant le représentant de la TCI en France. Lorsque la TCI a refusé de signer la Déclaration commune, elle a fait valoir que la définition de la Gauche communiste de la Déclaration était trop étroite, principalement parce qu’elle excluait les groupes définis par le CCI comme parasitaires. En fait, il a été démontré très clairement que la TCI préférerait être publiquement associée à des groupes parasitaires comme le GIGC plutôt qu’au CCI, et sa politique actuelle, via les comités NWBCW, ne peut avoir d’autre résultat que de donner à ces groupes un certificat de respectabilité et de renforcer leurs efforts de longue date pour faire du CCI un paria, précisément en raison de sa défense des principes de comportement clairs qu’ils ont violé à plusieurs reprises.
Dans certains cas, comme à Glasgow, les groupes NWBCW semblent avoir été basés sur des alliances temporaires avec des groupes anarchistes comme l’Anarchist Communist Group (ACG) qui ont pris des positions internationalistes sur la guerre d’Ukraine mais qui sont liés à des groupes qui se situent sur le terrain de la bourgeoisie (par exemple Plan C au Royaume-Uni). Récemment, l’ACG a montré qu’elle préférait s’associer à de tels gauchistes plutôt que de discuter avec une organisation internationaliste comme le CCI, qu’elle a exclue d’une récente réunion à Londres sans susciter aucune protestation de la part de la CWO. (6) Cela ne signifie pas que nous n’avons pas l’intention de discuter avec les anarchistes authentiquement internationalistes, et dans le cas du KRAS en Russie, qui a fait ses preuves dans l’opposition aux guerres impérialistes, nous leur avons demandé de soutenir la Déclaration commune de toutes les manières possibles.
Mais l’affaire de l’ACG illustre combien l’initiative NWBCW rappelle la politique opportuniste du front unique, dans laquelle l’Internationale communiste a exprimé sa volonté de travailler avec les traîtres de la social-démocratie. C’était une tactique pour tenter de renforcer l’influence communiste dans la classe ouvrière, mais son résultat réel a été d’accélérer la dégénérescence de l’Internationale communiste et de ses partis.
Au début des années 1920, la Gauche communiste italienne a critiqué sévèrement cette politique opportuniste de l’Internationale communiste. Elle a continué à adhérer à la position originelle de l’Internationale communiste : les partis sociaux-démocrates, en soutenant la guerre impérialiste et en s’opposant activement à la révolution prolétarienne, étaient devenus des partis du capital. Il est vrai que leur critique de la tactique du front unique a conservé une ambiguïté, l’idée du « front unique par la base », basée sur l’hypothèse que les syndicats étaient encore des organisations prolétariennes et que c’était à ce niveau que les travailleurs communistes et sociaux-démocrates pouvaient lutter ensemble.
Dans la conclusion de son article sur les comités NWBCW, la TCI affirme qu’il existe un précédent historique à ces comités dans le mouvement révolutionnaire : l’appel à un front prolétarien uni lancé par le Parti communiste internationaliste (PCInt) en Italie en 1944. Cet appel est fondamentalement internationaliste dans son contenu, mais pourquoi parle-t-il d’un « front prolétarien unique » ?
« Le temps présent exige la formation d’un front prolétarien unique, c’est-à-dire l’unité de tous ceux qui sont contre la guerre, qu’elle soit fasciste ou démocratique.
Travailleurs de toutes les formations politiques prolétariennes et sans parti ! Rejoignez nos ouvriers, discutez des problèmes de classe à la lumière des événements de la guerre et formez ensemble dans chaque usine, dans chaque centre, des comités du front unique capables de ramener la lutte du prolétariat sur son véritable terrain de classe ». Qui étaient ces « formations prolétariennes et sans parti » ? S’agissait-il d’un appel aux militants des anciens partis ouvriers pour qu’ils s’engagent dans une activité politique commune avec les militants du PCInt ?
L’appel de 1944 ne constituait pas une simple erreur, comme l’a illustré un nouvel appel (un an plus tard) des comités d’agitation du PCInt adressé explicitement aux comités d’agitation du Parti socialiste italien, du Parti communiste italien stalinien et d’autres organisations de la gauche bourgeoise, appelant à une action commune dans les usines. Nous en avons rendu compte dans la Revue internationale n° 32. Dans la Revue internationale n° 34, nous avons également publié une lettre du PCInt en réponse à nos critiques de l’Appel. Dans cette lettre, ils écrivaient : « Fut-il une erreur ? D’accord. Ce fut la dernière tentative de la Gauche Italienne d’appliquer la tactique de “front unique à la base” préconisé par le PC d’Italie dans sa polémique avec l’IC dans les années 21-23. En tant que tel, nous la cataloguons dans les “péchés véniels” parce que nos camarades ont su l’éliminer tant sur un plan politique que théorique, avec une clarté qui aujourd'hui nous rend sûrs de nous face à quiconque ».
Ce à quoi nous avons répondu : « Si une proposition de front unique avec les bouchers staliniens et sociaux-démocrates n’est qu’un “pêché véniel”, qu’aurait alors dû faire le PCInt en 45 pour qu’on puisse parler explicitement d’erreur… Entrer au gouvernement ? Mais Battaglia comunista nous rassure : ses errements, elle les a révisés depuis un bon moment, sans attendre le CCI, et elle n’a donc jamais eu de raisons de les cacher. C’est possible. Mais quand, en 77, nous avons mis pour la première fois l’accent, dans notre presse, sur la série d’erreurs du PCInt, dans l’après-guerre immédiat, Battaglia a répliqué dans une lettre indignée qu’elle admettait des défaillances, mais soutenait qu’elles étaient sous l’exclusive responsabilité des camarades qui étaient sortis en 52 pour constituer le PC International ».
Le fait que la TCI continue à défendre l’appel de 1944 en faveur d’un « front prolétarien uni » montre que cette profonde erreur n’a pas été « éliminée tant sur un plan politique que théorique ». La tactique du « front uni par la base » de 1921-23 demeure l’inspiration du « mouvement » opportuniste NWBCW de la TCI.
La TCI a donc raison sur un point à propos de NWBCW, ces comités s’inscrivent bien dans la continuité de l’appel opportuniste à un « front prolétarien uni » lancé par le PCInt en 1944. Mais ce n’est pas une continuité dont on peut être fier puisque cette tactique obscurcit activement la frontière de classe qui existe entre l’internationalisme de la Gauche communiste et le prétendu internationalisme du gauchisme et du parasitisme. De plus, NWBCW avait pour objectif exclusif d’être une « alternative » à l’internationalisme intransigeant de la Déclaration commune de la Gauche communiste, affaiblissant ainsi les forces révolutionnaires non seulement par opportunisme envers le gauchisme et le parasitisme, mais aussi par le sectarisme envers d’autres groupes authentiques de la Gauche communiste.
Amos, septembre 2023
1) « Sur l’initiative No War but the Class War » disponible sur le site web de la TCI
2) « Sur l’histoire des groupes No War but the Class War », Révolution internationale n° 494 (2022).
3) Voir, par exemple :
– « Réponse au P.C. Internazionalista (Battaglia Comunista) », Revue internationale n° 13 (1978).
– « L’organisation du prolétariat en dehors des périodes de luttes ouvertes (groupes, noyaux, cercles, etc.) », Revue internationale n° 21 (1980).
4) « Un comité qui entraîne les participants dans l’impasse » Révolution internationale n° 496 (2023).
5) L’article contient un lien vers un article de Battaglia Comunista sur le sort du comité de Rome : « Sur le Comité NWBCW de Rome : une interview ». Il décrit le résultat négatif d’une alliance avec un groupe appelé Societa Incivile (Société incivile). Il est écrit d’une manière si obscure qu’il est très difficile d’en tirer grand-chose. Mais en parcourant le site web de ce groupe, il paraît clairement relever du gauchisme pur et dur, chantant les louanges des partisans antifascistes et du Parti communiste italien stalinien.
6) « L’ACG exclut le CCI de ses réunions publiques, la CWO trahit la solidarité entre organisations révolutionnaires », Révolution internationale n° 498 (2023).
Bakounine a créé une organisation secrète au sein de l'AIT destinée soit à la prendre sous son contrôle, soit, si cela n'était pas possible, à la détruire. L'AIT a réagi à cette gigantesque intrigue en consacrant le Congrès de La Haye (1872) à la défense de l'organisation contre cette tentative parasitaire de destruction.
Il faut rappeler que ce congrès a lieu un an après la Commune de Paris, la première fois dans l'histoire que le prolétariat tentait de prendre le pouvoir. Cependant, l'importance cruciale de défendre l'organisation révolutionnaire contre les tentatives de destruction a été consciemment assumée par l'AIT en lui donnant une priorité absolue et en rendant ses travaux publics.
Les leçons de ce combat sont capitales. Cependant, elles ont été totalement enterrées pour diverses raisons. La première est qu'elles ont été rapidement oubliées dans le mouvement ouvrier ultérieur - à la seule exception des bolcheviks ; c'est ainsi que Franz Mehring, le camarade de combat de Rosa Luxemburg dans la gauche de la social-démocratie, présente, dans sa biographie de Marx, le combat de ce dernier contre la conspiration de Bakounine comme une "confrontation personnelle". Bien entendu, les nombreux auteurs (historiens, marxologues, politologues) qui ont parlé du Congrès de La Haye ont répété ad nauseam le même refrain : tout se résumait à un "choc de personnalités" ou à un "combat entre autoritaires et libertaires". Aucune rigueur scientifique ne peut être attendue d’eux. Mais ce qui est scandaleux, c'est qu'un groupe comme la TCI[1], qui se réclame de la Gauche communiste, qui prétend lutter pour le Parti mondial du prolétariat, publie un article sur le congrès de La Haye[2], 150 ans après : "150 Years On: The Split in the First International [490]" (Il y a 150 ans, la scission dans la Première Internationale), où se répètent les mêmes thèmes falsificateurs qui ont été propagés durant les 150 dernières années sur le dit congrès.
Qui était Bakounine ? Selon l'article de la TCI, un véritable révolutionnaire qui défendait des idées fausses comme le panslavisme, mais "Lorsque le soulèvement de 1863 éclata dans la Pologne divisée, Bakounine offrit ses services, mais fut repoussé. Il tenta alors de rejoindre le soulèvement par ses propres moyens, mais l'expédition échoua, tout comme le soulèvement lui-même : les insurgés polonais furent isolés et écrasés. Ces événements ont porté un coup aux espoirs panslavistes de Bakounine et l’ont finalement amené à reconsidérer ses idées politiques." Selon l'article de la TCI, cette reconsidération a conduit Bakounine à "formuler une nouvelle doctrine, caractérisée par l'abstentionnisme politique, l'antiétatisme et le fédéralisme, qui portait diversement les noms de socialisme révolutionnaire, de collectivisme et d'anarchisme. Il chercha d'abord des partisans parmi les partisans radicalisés de Giuseppe Garibaldi et des francs-maçons, pour finalement fonder une société secrète, l'Association révolutionnaire internationale. Les "catéchismes" de cette société secrète résument les idées autour desquelles Bakounine tentait de réorganiser les révolutionnaires en un réseau international".
Cette version donnée par l'article de la TCI ne correspond pas à celle du Conseil Général de l'AIT :
"À son retour de la Sibérie, il [Bakounine] prêcha dans le Kolokol de Herzen, comme fruit de sa longue expérience, le panslavisme et la guerre des races. Plus tard, durant son séjour en Suisse, il fut nommé au Comité directeur de la "Ligue de la paix et de la liberté", fondée en opposition à l’Internationale. Les affaires de cette société bourgeoise allant de mal en pis, son président, M. G. Vogt, sur l’avis de Bakounine, proposa une alliance au Congrès international réuni à Bruxelles en septembre 1868.
Le Congrès déclara à l’unanimité : de deux choses l’une, ou la Ligue poursuivait le même but que l’Internationale, et dans ce cas elle n’avait aucune raison d’être, ou bien son but était différent, et alors l’alliance était impossible. Au Congrès de la Ligue, tenu à Berne, quelques jours après, Bakounine opéra sa conversion. Il y proposa un programme d’occasion dont la valeur scientifique peut être jugée par cette seule phrase: "l’égalisation économique et sociale des classes". Soutenu par une infime minorité, il rompit avec la Ligue pour entrer dans l’Internationale, déterminé à substituer son programme de circonstance - repoussé par la Ligue - aux statuts généraux de l’Internationale et sa dictature personnelle au Conseil général. Dans ce but, il se créa un instrument spécial, l’Alliance internationale de la démocratie socialiste, destinée à devenir une Internationale dans l’Internationale".3]
Ainsi, contrairement à ce que dit la TCI, Bakounine n'était pas un révolutionnaire qui "évoluait dans ses idées". Ses changements de position n'étaient pas basés sur des considérations relatives aux expériences qu'il avait vécues. Il a passé une grande partie de sa carrière avec des positions clairement bourgeoises, voire réactionnaires (panslavisme, Ligue pour la paix), mais, sentant que l'Internationale pouvait tomber entre ses mains, il a rapidement retourné sa veste, délaissant la Ligue pour la Paix et la Liberté comme une camelote inutile et s'est empressé d'entrer dans l'Internationale, inventant pour l'occasion un "programme de seconde main" suivant les critères du "marxisme à la Groucho Marx qui disait "ce sont mes principes, mais si vous ne les aimez pas, j'en ai d'autres dans ma poche". Ce n’était pas un militant sincère qui "évolue", c’était un aventurier politique.[4] Ces personnages sont très dangereux pour le mouvement ouvrier car ce qui les anime n'est pas la lutte pour les intérêts de la classe, mais leur ambition personnelle de vouloir jouer un "rôle politique" en utilisant les organisations ouvrières à des fins fallacieuses. Lassalle voulait faire du mouvement ouvrier allemand un pion dans son jeu avec Bismarck, avec qui il avait conclu un accord secret.[5] Bakounine voulait mettre l'AIT à son service. Par ailleurs, il est faux que Bakounine ait adopté un programme "abstentionniste, fédéraliste et antiétatiste", ses "principes" variaient selon les circonstances. Comme nous le verrons plus tard, il a été ultra-centraliste lorsqu'il pensait avoir la conquête de l'AIT à sa portée, mais lorsqu'il a échoué, il a abandonné ce centralisme intéressé pour se draper dans la bannière du fédéralisme qui s'avérait être le meilleur instrument pour harceler un Conseil général de l'AIT qui refusait de se mettre à ses pieds. Nous sommes devant deux visions antagonistes. Celle de l'article de la TCI qui dépeint Bakounine comme "un révolutionnaire romantique aux idées erronées" et celle du Conseil général de l'AIT qui le voit comme un aventurier politique intriguant et sans scrupules. Nous choisissons résolument la seconde vision car elle fournit un armement politique pour défendre et construire l’organisation. L'organisation révolutionnaire est une arme vitale du prolétariat qui doit non seulement intervenir dans ses luttes, mais aussi se construire consciemment et défendre son existence contre la répression bourgeoise et tous les instruments qu'elle peut utiliser, comme les aventuriers, le parasitisme politique, etc.
Bakounine a finalement réussi à adhérer à l'AIT. L'article de la TCI ignore totalement le danger que cette adhésion comportait et passe sous silence le fait que Bakounine avait l'intention d'entrer dans l'AIT en portant sur son dos l'Alliance internationale de la démocratie socialiste. Le Conseil général rejette ce piège :
"Considérant : que l'existence d'un second organisme international agissant au sein et en dehors de l'Association internationale des travailleurs serait le moyen le plus infaillible de la désorganiser ; que tout autre groupe d'individus résidant dans une localité quelconque aurait le droit d'imiter le Groupe de Genève initiateur et d'introduire, sous des prétextes plus ou moins ostensibles, au sein de l'Association internationale des travailleurs, d'autres Associations internationales ayant d'autres missions spéciales ; que, de cette façon, l'Association internationale des travailleurs deviendrait très vite le jouet de comploteurs de toute nationalité et de tout parti".
Face à ce refus, Bakounine commence à manœuvrer. Il fait semblant d'accepter les principes de l'Internationale et prétend dissoudre l'Alliance. Il recourt à une autre tromperie : il fait croire à l'organe central de l'AIT qu'il a reçu l'aval du Conseil fédéral de la Suisse Romande (ce qui s'avère faux). Fort de ces accréditations, Bakounine part à la conquête de l'Internationale et se rend au congrès de Bâle (1869) dans le but d'imposer son programme de circonstance basé sur "l'abolition du droit d'héritage" et surtout d'obtenir le transfert du Conseil général à Genève.
Avec cet objectif, Bakounine s'est imposé comme le plus ultra du centralisme. Cette manœuvre n'est pas reprise par la TCI dans son article, qui se montre "surprise" : "plus surprenant, Bakounine a également soutenu une motion visant à étendre les pouvoirs du Conseil général afin qu'il puisse suspendre toute section agissant contre les principes de l'Internationale".
L’article ne voit pas non plus la manœuvre d'instrumentalisation qui se cache derrière le "programme" de Bakounine : "Pour Bakounine, l'abolition du droit d'héritage constituait un point clé de son programme pour l'Alliance, une condition préalable à l'égalité sociale dans la société future. Pour Marx, toute la question du droit d'héritage était une distraction juridique qui serait résolue avec l'abolition de la propriété privée des moyens de production (déjà approuvée par l'Internationale)".
Selon l'article, il y aurait un "débat" entre la position de Marx et celle de Bakounine. Cette appréciation est erronée, il s'agit en réalité d'un lapin que Bakounine a sorti du chapeau, comme l'a dénoncé l'AIT : "le programme de l’Alliance, à la remorque d’un "Mahomet sans Coran", ne représente qu’un ramassis d’idées d’outre-tombe, déguisées sous des phrases ronflantes, ne pouvant effrayer que des bourgeois idiots, ou servir de pièces à conviction contre les internationaux aux procureurs bonapartistes ou autres". Bakounine ne cherchait pas le "débat", sa proposition vedette d'"abolition du droit d'héritage" était un moyen, associé à l'ultra-centralisme, pour prendre le contrôle de l'AIT. De même, pour la TCI, il n'y a rien d'anormal dans la revendication de déplacer le Conseil général à Genève où il pourrait être "accueilli "par Bakounine. Au contraire, la version de cette organisation est la suivante : "Les attaques contre sa personne n'ont pas cessé [se référant à Bakounine], puisque Moses Hess a publié un article à charge en octobre 1869, affirmant que Bakounine avait l'intention de saper l'Internationale et de transférer le Conseil général de Londres à Genève. Bakounine répondit par une tirade antisémite - non publiée - contre les "Juifs allemands" qui auraient conspiré contre lui (que même Herzen et Ogarev trouvèrent excessive). Par respect et par considération tactique, Bakounine épargna Marx, bien qu'il l'ait considéré à tort comme le cerveau de toutes ces attaques". Nous voyons ici que l’article de la TCI prend clairement le parti de Bakounine et loue même sa "magnanimité personnelle" à "pardonner" Marx. La TCI ne voit pas –ou ne veut pas voir– ce qui était en jeu, à savoir la manœuvre de Bakounine pour s'emparer de l'organe central de l'AIT en proposant de déplacer le Conseil général à Genève. Qu'est-ce qu'un organe central dans une organisation prolétarienne ? Un instrument de contrôle de l'organisation par un individu ou un groupe ? Ou une expression de l'organisation dans son ensemble qui doit être défendu contre les intrigues et les ambitions d'individus ou de groupes ? L'AIT adopte clairement cette dernière position qui est celle que nous, révolutionnaires, devons défendre, contrairement à celle de la TCI qui ne voit que des "conflits entre individus".
Le Congrès de Bâle rejette les "propositions" de Bakounine, ce qui l'amène à changer de stratégie : ne pouvant prendre le contrôle de l'AIT, il conspire désormais à sa destruction. Au service de cette stratégie, le centraliste extrême de Bâle devient le plus ultra-fédéraliste et son nouveau programme à la "Groucho Marx" est "l'abstention en politique", mais tout cela est "le signal de la guerre ouverte et incessante que fit l’Alliance, non seulement au Conseil Général, mais encore à toutes les sections de l’Internationale, qui refusèrent d’adopter le programme de cette coterie sectaire et surtout la doctrine de l’abstention absolue en matière politique"[6].
Examinons le cauchemar que Bakounine et son Alliance ont provoqué dans la vie de l'Internationale à partir de 1869. Nous en soulignerons quelques épisodes parmi les plus marquants.
"Déjà avant le Congrès de Bâle, Netchaïeff étant venu à Genève, Bakounine entra en relations avec lui, et fonda en Russie une société secrète parmi les étudiants. (…) Le grand moyen de propagande de cette société consistait à compromettre des personnes innocentes vis-à-vis de la police russe, en leur adressant de Genève des communications sous enveloppes jaunes, revêtues à l’extérieur, en langue russe, de l’estampille du "Comité révolutionnaire secret""[7].
Bakounine n'a aucun scrupule à rejoindre un informateur véreux qui livre aux tortionnaires tsaristes des personnes intéressées par l'Internationale. Ces "mauvaises fréquentations" sont considérées par la TCI comme une "erreur" de Bakounine, sans tenir compte du fait que, comme le montre le document de l'Internationale, c'est lui qui utilisait Netchaïeff. Selon la TCI, le goût de Bakounine pour les conspirations l'a rendu aveugle à l'ampleur de la tromperie et lorsqu'il a finalement pris ses distances avec Nechaïev, il était déjà trop tard. Des gens comme Borkheim et Outine disposaient désormais de munitions supplémentaires pour alimenter les soupçons de Marx. En d'autres termes, Bakounine était "friand de conspirations" (sic) et cela l'a "aveuglé" face aux manœuvres de Netchaïeff (sic) et lorsqu'il a fini par s'en rendre compte, il était "trop tard", ce qui a fini par donner des "munitions" à Marx mal conseillé par Berkheim et Outine. La TCI banalise le fait qu'au sein d'une organisation communiste il y ait des "amateurs de complots", ce qui signifie que, pour cette organisation qui se réclame de la Gauche communiste, l'"amateur de complot" pratiquerait un "passe-temps innocent", le "petit défaut" d'un "grand révolutionnaire" comme Bakounine.
Cette position de la TCI est tout simplement monstrueuse. Qu'au sein d'une organisation bourgeoise il y ait des "amateurs de complots" est habituel, mais qu'au sein d'une organisation communiste il y ait des "amateurs de complots" est quelque chose de radicalement incompatible avec ses principes de fonctionnement et de militantisme et qui la met immédiatement en péril.
Le "pauvre Bakounine" n'a pas vu l'ampleur des tromperies de Netchaïeff selon la TCI. Non ! La leçon à tirer est que Bakounine a utilisé et encouragé Netchaïeff, qu'il était au courant de ses agissements répugnants, et que lorsque toute l'affaire a commencé à être découverte, il était trop tard pour l'étouffer. Dans une organisation communiste, de telles "alliances" avec des éléments louches sont intolérables, et ceux qui les pratiquent sont tout aussi incompatibles avec les organisations communistes. Cela ne fait pas partie du champ de vision de la TCI et cela explique pourquoi elle n'a aucun scrupule à collaborer avec des mouchards et des escrocs comme la racaille du GIGC dans la mise en place des comités NWBCW.[8]
Voyons quelle version la TCI nous donne de cette affaire qui se déroule en 1870 : "La controverse suivante concerne la Fédération romande, la section genevoise de la Première Internationale, où L'Égalité, éditée par des disciples de Bakounine tels que Paul Robin et Charles Perron, avait formulé un certain nombre de plaintes concernant le travail du Conseil général. En mars 1870, le Conseil général a diffusé une réponse de Marx, qui répondait aux critiques. Toutefois, Marx semblait croire à tort que Bakounine était personnellement à l'origine de cette initiative. Nikolai Outine, un autre émigré russe ayant une vendetta contre Bakounine, sent alors sa chance et entreprend de reprendre L'Égalité au nom de Marx. La section se divise, les Genevois se déclarant adeptes de Marx, les Jurassiens adeptes de Bakounine, et les uns et les autres revendiquant le nom de la Fédération romande". Selon cette explication, les partisans de Bakounine, à son insu, auraient attaqué le Conseil général. Dans sa réponse, au nom de ce dernier, Marx aurait été "mal informé" et, de plus, un adepte de Marx, Outine, voulant faire une vendetta contre Bakounine, aurait provoqué une scission dans la Fédération romande. L'AIT présente une version radicalement différente : "L’Alliance commença dans ce temps une polémique publique contre le Conseil général, d’abord dans le Progrès de Locle, puis dans l’Egalité de Genève, journal officiel de la fédération romande où s’étaient glissés quelques membres de l’Alliance à la suite de Bakounine. Le Conseil général, qui avait dédaigné les attaques du Progrès, organe personnel de Bakounine, ne pouvait ignorer celles de l’Égalité, qu’il devait croire approuvées par le Comité fédéral romand"[9]. Dans la controverse, L'Égalité a accusé le Conseil général de ne pas remplir ses fonctions. Ce dernier, dans une circulaire, précise que les critiques sur le fonctionnement de l'AIT ne doivent pas être formulées dans la presse publique de l'organisation, mais doivent passer par les organes statutaires, faute de quoi ces "critiques" donneraient des munitions aux attaques incessantes de la presse bourgeoise contre l'Internationale : "Lorsque le Comité fédéral romand nous adressera des demandes ou des réprimandes par la seule voie légitime, c’est-à-dire par son secrétaire, le Conseil général sera toujours prêt à y répondre. Mais le Comité fédéral romand n’a le droit ni d’abdiquer ses fonctions entre les mains des rédacteurs de l’Egalité et du Progrès, ni de laisser ces journaux usurper ses fonctions. Généralement parlant, la correspondance administrative du Conseil général avec les Comités nationaux et locaux ne pourrait pas être publiée sans porter un grand préjudice à l’intérêt général de l’Association. Donc, si les autres organes de l’Internationale imitaient le Progrès et l’Egalité, le Conseil général se trouverait placé dans l’alternative, ou de se discréditer devant le public en se taisant ou de violer ses devoirs en répondant publiquement. L’Égalité s’est jointe au Progrès pour inviter" le Travail" (journal parisien) à attaquer de son côté le Conseil général. C’est presque une Ligue du bien public."[10]. Pour commencer, Bakounine avait utilisé ses laquais pour lancer une attaque publique contre le Conseil général en utilisant frauduleusement L'Égalité, l'organe de presse de la Fédération Romande. La réponse, basée sur le respect des principes d'organisation, de la part du Conseil général est que les critiques à son égard doivent se faire par l'intermédiaire de l'organe central de la Fédération Romande et non pas en diffusant publiquement ces critiques dans le dos de l'organisation. Cette attaque contre le Conseil général s'est étendue à un autre organe à Paris. Au fur et à mesure que le Conseil général la dénonce, une "ligue" d'attaque publique contre lui se met en place. L'objectif est clair : discréditer l'organe central élu par le Congrès de Bâle et détruire ainsi la centralisation de l'AIT. L'enjeu n'est donc pas une vendetta personnelle d'Outine contre Bakounine, ni un Marx "mal informé", mais la défense d'une méthode de débat centralisé où la critique n'est pas utilisée pour discréditer les organes centraux, mais pour renforcer l'ensemble de l'organisation et l'organe central. Là où l'AIT voit des attaques vicieuses contre son organe central, la TCI voit des "vendettas personnelles" contre Bakounine. L'article de la TCI est très frappant : à chaque étape, nous voyons que sa principale préoccupation est la défense du "pauvre Bakounine" et que tout ce qui concerne la défense de l'organisation révolutionnaire, sa centralisation, la méthode de critique et de débat, a complètement disparu de son radar.
Un autre épisode de la conspiration de Bakounine contre l'Internationale fut la tentative, au congrès de La Chaux-de-Fonds, de s'emparer de la Fédération Romande en avril 1870. Voyons les manœuvres et les intrigues auxquelles Bakounine et ses acolytes ont eu recours : "Bien que, d’après leur propre recensement, les partisans de l’Alliance ne fussent que la représentation du cinquième des membres de la fédération, ils réussirent, grâce à la répétition des manœuvres de Bâle, à se procurer une majorité fictive d’une ou deux voix, majorité qui, au dire de leur propre organe (voir la Solidarité du 7 mai 1870) ne représentait que quinze sections, tandis qu’à Genève seule il y en avait trente ! Sur ce vote, le Congrès romand se divisa en deux partis qui continuèrent leurs séances séparément. Les partisans de l’Alliance se considérant comme les représentants légaux de toute la fédération, transférèrent le siège du Comité fédéral romand à La Chaux-de-Fonds, et fondèrent à Neufchâtel leur organe officiel, la Solidarité rédigé par le citoyen Guillaume. Ce jeune écrivain avait pour mission spéciale de décrier "les ouvriers de fabrique" de Genève, ces "bourgeois odieux", de faire la guerre à l’Égalité, journal de la fédération romande, et de prêcher l’abstention absolue en matière politique. Les articles les plus marquants relatifs à ce dernier sujet eurent pour auteurs, à Marseille, Bastelica et à Lyon les deux grands piliers de l’Alliance, Albert Richard et Gaspard Blanc"[11]. Nous avons donc :
Cet épisode et les leçons claires qu'il nous enseigne sont ignorés par l'article de la TCI qui dit en passant, en se référant à la Conférence de Londres (1871) : "Au cours de la conférence, Marx prononce un discours dans lequel il reproche à l'Alliance de ne pas s'être dissoute en 1869, comme on le lui avait demandé, et prétend qu'elle existait comme société secrète au sein de la Première Internationale. Il soutient également que la section jurassienne ne doit pas utiliser le nom de Fédération romande (mais qu'elle peut s'appeler Fédération jurassienne) et il reproche à Guillaume d'avoir publié un appel en violation des statuts de l'Internationale". L'Alliance n'a pas commis d'"erreurs" comme le prétend la TCI, mais des attaques répugnantes contre l'organisation. L'article de la TCI ignore la raison précise de la dénonciation de Marx : "Le 10 août, l’Alliance, peu désireuse de voir ses agissements scrutés par une Conférence, déclarait qu’elle était dissoute depuis le 6 du même mois. Mais le 15 septembre, elle reparait et demande son admission au Conseil, sous le nom de Section des athées socialistes. D’après la résolution administrative n° V du Congrès de Bâle, le Conseil n’aurait pu l’admettre sans consulter le Comité fédéral de Genève, qui était fatigué des deux années de lutte avec les sections sectaires. D’ailleurs, le Conseil avait déjà déclaré aux sociétés ouvrières chrétiennes anglaises (Young mens’ Christian Association) que l’Internationale ne reconnaît pas de sections théologiques".[12] En d'autres termes, l'Alliance avait fait semblant de se dissoudre pour réapparaître sous les traits de la "Section des athées socialistes" ! La conspiration de Bakounine se poursuit et prend pour axe la Fédération Romande où il a (avec l'Espagne et l'Italie) une série d'adeptes. Depuis sa base d'opérations de La Chaux-de-Fonds, l'Alliance de Bakounine n'a de cesse de monter un scandale après l'autre pour désorganiser l'Internationale et paralyser son Conseil général par des exigences constantes. C'est ainsi qu'un délégué de l'Alliance, Robin, insiste avec acharnement pour que le Conseil général convoque une Conférence privée afin de donner enfin l'avantage à la "Fédération jurassienne" (le fief de Bakounine autour de La Chaux-de-Fonds) face à la Fédération romande.
Comme le Congrès de Bâle avait marqué l'impossibilité de reprendre l'AIT "par le haut", Bakounine fait maintenant de la politique "par le bas" en utilisant ses disciples comme promoteurs de toutes sortes de "sections" au fonctionnement "autonome" et en prônant les alternatives les plus fantaisistes comme remèdes aux maux du monde. Le Conseil général voit dans toute cette agitation deux dangers politiques fondamentaux.
L'AIT est disloquée par une prolifération chaotique de groupements arborant chacun une bannière différente. De plus, ces groupements aux mains de Bakounine et de l'Alliance se sont consacrés dès le début au harcèlement du Conseil général en recourant aux "arguments" les plus absurdes. Par exemple, le prétendu "pangermanisme" du Conseil général. Ainsi, un organe de presse, créé à la hâte par les amis de Bakounine en Suisse, la Révolution sociale, s’efforça "d’allumer, même dans l’Internationale, le feu des haines nationales. D’après lui, le Conseil général était un comité allemand, dirigé par un cerveau bismarkien". L'agitation antiallemande se poursuit par une action honteuse. Une "section émigrée de la Commune" installée à Londres, avec des provocateurs policiers comme Pyat, se consacre au dénigrement des militants ouvriers allemands qui se sont opposés à la guerre franco-prussienne : "La Conférence de Londres avait approuvé la conduite des ouvriers allemands pendant la guerre. […] huit jours après, le 20 novembre 1871, quinze membres de la "section française de 1871" inséraient dans le Qui vive! une "protestation" pleine d’injures contre les ouvriers allemands et dénonçait la résolution de la Conférence comme la preuve irrécusable de "l’idée pangermanique" qui possède le Conseil général. De son côté, toute la presse féodale, libérale et policière de l’Allemagne s’empara avidement de cet incident pour démontrer aux ouvriers allemands le néant de leurs rêves internationaux"[13].Il est important de noter que toutes les calomnies et insidiosités diffusées par les partisans de l'Alliance ont été immédiatement reprises dans les organes de presse bourgeois : "Remarquons en passant que le Times, ce Léviathan de la presse capitaliste, le Progrès (de Lyon), journal de la bourgeoisie libérale, et le Journal de Genève, journal ultra-révolutionnaire, accablèrent la Conférence des mêmes reproches et se servaient presque des mêmes termes que les citoyens Malon et Lefrançais."[14]
Toute l'agitation bakouniniste pour la création de sections sectaires au sein de l'AIT ramenait le mouvement ouvrier à l'époque de ses premiers pas (1800-1848) dominés par les sectes : "La première phase dans la lutte du prolétariat contre la bourgeoisie est marquée par le mouvement sectaire. Il a sa raison d’être à une époque où le prolétariat n’est pas encore assez développé pour agir comme classe. Des penseurs individuels font la critique des antagonismes sociaux, et en donnant des solutions fantastiques que les ouvriers n’ont qu’à accepter, à propager, à mettre en pratique. Par leur nature même, les sectes formées par ces initiateurs sont abstentionnistes, étrangères à toute action réelle, à la politique, aux grèves, aux coalitions, en un mot à tout mouvement d’ensemble. La masse du prolétariat reste toujours indifférente ou même hostile à leur propagande. Les ouvriers de Paris et de Lyon ne voulaient pas plus des Saint-Simoniens, des Fouriéristes, des Icariens, que les chartistes et les trade-unionistes anglais ne voulaient des Owenistes. Ces sectes, leviers du mouvement à son origine, lui font obstacle dès qu’il les dépasse; alors elles deviennent réactionnaires; témoin, les sectes en France et en Angleterre, et dernièrement les Lassalliens en Allemagne qui, après avoir entravé pendant des années l’organisation du prolétariat, ont fini par devenir de simples instruments de police. Enfin, c’est là l’enfance du mouvement prolétaire, comme l’astrologie et l’alchimie sont l’enfance de la science. Pour que la fondation de l’Internationale fût possible, il fallait que le prolétariat eût dépassé cette phase". Contre ce retour en arrière, encouragé par Bakounine et sa multiplication des sections sectaires, "l’Internationale est l’organisation réelle et militante de la classe prolétaire dans tous les pays, liés les uns avec les autres, dans leur lutte commune contre les capitalistes, les propriétaires fonciers et leur pouvoir organisé dans l’État. Aussi les statuts de l’Internationale ne connaissent-ils que des simples sociétés « ouvrières » poursuivant toutes le même but et acceptant toutes le même programme, qui se limite à tracer les grands traits du mouvement prolétaire et en laisse l’élaboration théorique à l’impulsion donnée par les nécessités de la lutte pratique, et à l’échange des idées qui se fait dans les sections, admettant indistinctement toutes les convictions socialistes dans leurs organes et leurs Congrès"[15].
Nous avons rappelé qui était Bakounine, son parcours et l'action de sabotage et de désorganisation qu'il avait menée au sein de l'AIT. Cette œuvre de destruction minait l'Internationale de l'intérieur. L'Internationale devait organiser sa défense et cette défense consista à :
Telle fut l'œuvre du congrès de La Haye de septembre 1872 : l'AIT tout entière s'est unie contre trois années d'intrigues incessantes qui l'ont empêchée de réaliser ses objectifs et l'ont conduite à la paralysie et à la destruction. L'article de la TCI voit les choses d'une manière antagoniste et différente :
1) La TCI estime qu'il y a eu des "divergences politiques" entre Marx et Bakounine : "Marx acceptait que la Première Internationale, en tant qu'organisation, puisse devenir obsolète avec le développement de la lutte des classes, alors que pour Bakounine la Première Internationale était l'embryon de la société future. Bakounine, bien qu'approuvant initialement l'augmentation des pouvoirs du Conseil général, conclut qu'il devrait être réduit à un simple bureau de correspondance et de statistiques entre des sections autonomes. Marx, qui voyait dans le Conseil général un moyen de centraliser l'action vers un but commun, répondait qu'il préférait voter pour la suppression du Conseil général que pour un Conseil général qui ne serait qu'une boîte aux lettres. Telles étaient leurs approches fondamentales différentes, et elles étaient incompatibles. Elles furent bientôt vulgarisées en un conflit entre "centralistes" et "fédéralistes"(distinction qu'Engels rejeta publiquement)". Nous avons déjà montré que ce "débat" était une manœuvre d'instrumentalisation pour détruire l'Internationale. Qu'au sein de l'Internationale il y ait des opinions différentes sur la centralisation, sur la fonction de l'organisation, sur les mesures pour atteindre le communisme, c'était évident. Mais pour cela, l'Internationale avait des statuts qui encourageaient le débat, comme l'a dit Engels, "Marx s'en remettait uniquement au développement intellectuel de la classe ouvrière, qui devait résulter de l'action et de la discussion communes. Les événements et les vicissitudes de la lutte contre le Capital, les défaites plus encore que les succès, ne pouvaient manquer de faire sentir aux combattants l'insuffisance de toutes leurs panacées et les amener à comprendre à fond les conditions véritables de l'émancipation ouvrière."[16] Les intrigues, les changements de position soudains et inexpliqués, les calomnies, les organisations secrètes, toute la pratique depuis 1868 de Bakounine et de ses disciples, n'ont fait qu'empêcher le débat, puisqu'ils exploitaient ces divergences à leurs propres fins inavouables, les mêlant à des tensions personnelles et à des intérêts fallacieux, les envenimant en rendant impossible leur clarification. Ce n'est pas le débat qu'ils recherchaient, mais la désorganisation, la division et l'affrontement au sein de l'AIT.
2) La TCI laisse entendre que Marx et "ses partisans" ont utilisé des méthodes et des alliances sournoises dans leur lutte contre Bakounine : "Pour un certain nombre de raisons, la fin de la procédure a été peu glorieuse. Au moins l'un des membres de la commission chargée d'enquêter sur l'Alliance s'est avéré par la suite être un espion bonapartiste. Et pour renforcer le dossier contre Bakounine, la commission spéciale l'a également accusé de vol et d'intimidation. Bakounine avait reçu l'avance pour la traduction du Capital, mais n'avait pas achevé le projet et n'avait pas rendu l'argent. C'est toutefois Netchaïeff, probablement à l'insu de Bakounine, qui a ensuite menacé l'éditeur de violence". Ainsi, les "partisans de Marx" auraient fait de "vilaines" choses et se seraient laissé emporter par l'antipathie envers Bakounine et auraient porté des accusations injustes contre lui. Il n'en est rien ; c'est l'ensemble du congrès qui a adopté comme point principal de l'ordre du jour l'enquête sur les activités de l'Alliance. Cette décision a été activement soutenue par les Proudhoniens et d'autres tendances anarchistes. Le Congrès de La Haye n'était pas une lutte entre "autoritaires marxistes" et "libertaires bakouninistes", mais une lutte pour la défense de l'organisation. Comme le dit notre article sur le congrès de La Haye : "Le Congrès, sauf la minorité bakouniniste, soutint les conclusions de la commission. En réalité, la commission ne proposa que 3 exclusions : celles de Bakounine, Guillaume et Schwitzguébel. Seules les deux premières furent adoptées par le Congrès. Voilà ce que vaut la légende selon laquelle l'Internationale voulait éliminer une minorité gênante par des moyens disciplinaires ! Contrairement à ce qu'anarchistes et conseillistes proclament, les organisations prolétariennes n'ont pas besoin de telles mesures, elles n'ont pas peur d'une clarification politique totale à travers le débat, mais y sont, au contraire, très attachées. Et elles n'excluent des membres que dans des cas, totalement exceptionnels, d'indiscipline ou de déloyauté graves. Comme l'a dit Johannard à La Haye : "L'exclusion de l'AIT constitue la sentence la pire et la plus déshonorante qui puisse être portée contre un homme ; un tel homme ne pourra plus jamais faire partie d'une société honorable." [17]
L'objectif n'était pas la personne de Bakounine, mais sa politique et surtout la dénonciation de l'organisation secrète qu'il avait mise en place, "une Internationale dans l'Internationale", c'était ses méthodes qu'on voulait dénoncer et éradiquer. L’enjeu du congrès de La Haye n’était pas de savoir si les partisans de Marx ou les partisans de Bakounine gagneraient, mais plutôt d’affirmer les principes organisationnels de l’Internationale. Une organisation communiste ne peut fonctionner sans des principes clairs d’organisation et de militantisme. C’est là le nœud du problème que l’article de la TCI ignore scandaleusement. Avec l'écrasement de la Commune de Paris, l'AIT se retrouve dans une situation très dangereuse : "Jules Favre demandait l’extradition des réfugiés comme criminels de droit commun, à tous les gouvernements, même à celui de l’Angleterre; où Dufaure proposait à l’Assemblée rurale une loi mettant l’Internationale hors la loi et dont Malou plus tard servait aux Belges une contrefaçon hypocrite; où, en Suisse, un réfugié de la Commune était arrêté préventivement, en attendant la décision du gouvernement fédéral sur la demande d’extradition; où la chasse aux Internationaux était la base ostensible d’une alliance entre Beust et Bismarck, dont Victor Emmanuel s’empressa d’adopter la clause dirigée contre l’Internationale; où le gouvernement espagnol, se mettant entièrement à la disposition des bourreaux de Versailles, forçait le bureau fédéral de Madrid à chercher un refuge en Portugal; au moment enfin où l’Internationale avait pour premier devoir de resserrer son organisation et de relever le gant jeté par les gouvernements."[18] L'attaque généralisée des gouvernements européens a été soutenue au sein de l'AIT par la cinquième colonne bakouniniste, "l’appui que la réaction européenne trouve dans les scandales provoqués par cette Société, à un moment où l’Internationale traverse la crise la plus sérieuse, depuis sa fondation, obligerait le Conseil Général à faire l’histoire de toutes ces intrigues".[19] L'Alliance et ses machinations constituaient une menace totale contre l'AIT, l'un des membres de l'Alliance, le lieutenant de Bakounine, Guillaume, allait jusqu'à dire avec impudence que : "Tout membre de l'Internationale a parfaitement le droit d'adhérer à n'importe quelle société secrète, même à la franc-maçonnerie. Toute enquête sur une société secrète équivaudrait simplement à une plainte à la police" [20].
Depuis l’aube du mouvement ouvrier, la bourgeoisie mène une guerre à mort contre les organisations communistes, aussi bien lorsqu’elles sont importantes et ont une grande influence, que lorsqu’elles sont minuscules et n’ont pratiquement aucun impact sur la classe. La Ligue des Communistes, une fois dissoute, ne fut pas oubliée par la bourgeoisie qui organisa le monstrueux procès de Cologne contre ses militants (1852). De même, Marx fut personnellement l'objet d'une campagne de diffamation orchestrée par Herr Vogt, qui l'obligea à faire un an de travail pour les réfuter[21]. L'expérience de l'AIT et celle des 40 dernières années de la Gauche Communiste mettent en lumière un autre moyen de guerre de la bourgeoisie contre les organisations révolutionnaires : utiliser des forces qui ne sont pas directement créées par elle, mais qui, en raison de leur haine aveugle des organisations communistes et de ce qu'elles représentent, agissent admirablement en faveur de la bourgeoisie. C’est le cas des parasites : "Le Congrès de La Haye montra que l'Alliance de Bakounine n'avait pas agi toute seule mais qu'elle était le centre coordinateur d'une opposition parasitaire au mouvement ouvrier soutenue par la bourgeoisie."[22]
Aux États-Unis, l'Alliance a reçu le soutien d'un groupe sinistre, d'orientation spiritualiste, celui de Victoria Woodfull, ainsi décrit par une intervention de Marx au Congrès de La Haye : "Le mandat de West est signé par Victoria Woodhull qui a mené des intrigues pendant des années pour accéder à la présidence des Etats-Unis ; elle est présidente des spiritualistes, prêche l'amour libre, fait des affaires bancaires, etc." Elle publia, comme l'a rappelé Marx, le "célèbre appel aux citoyens de langue anglaise des Etats Unis dans lequel toute une série de non-sens sont attribués à l'AIT et sur la base duquel plusieurs sections furent formées dans le pays. Entre autres choses, l'appel mentionnait la liberté personnelle, la liberté sociale (l'amour libre), la façon de s'habiller, le droit de vote des femmes, un langage universel, etc. (Ces gens) posaient la question des femmes avant celle de la classe ouvrière et refusaient de reconnaître l'AIT comme organisation ouvrière."[23] (intervention de Marx).
Le parasitisme allemand, c'est-à-dire les Lassalliens expulsés de l'Association pour l'éducation des travailleurs allemands à Londres, rejoignirent également ce réseau international du parasitisme, à travers le Conseil fédéraliste universel de Londres susmentionné, auquel ils participèrent ensemble avec d'autres ennemis du mouvement ouvrier tels que les francs-maçons radicaux français et les mazzinistes italiens (...) En Italie, par exemple, la bourgeoisie a lancé la Societa universale dei razionalisti qui, sous la direction de Stefanoni, s'est consacrée à attaquer l'Internationale dans ce pays. Sa presse publia les calomnies de Vogt et des Lassalliens allemands contre Marx et défendit ardemment l'Alliance de Bakounine.
"Le but de ce réseau de pseudo-révolutionnaires était de "calomnier à faire rougir les journaux bourgeois, dont ils sont les infâmes inspirateurs, contre les internationaux", et ils appelaient cela "grouper les ouvriers" (Intervention de Duval)[24].
Les leçons du congrès de La Haye sont fortes :
5) L'AIT s'est défendue en affirmant les principes prolétariens d'organisation et de fonctionnement, en nommant une commission d'enquête pour dénoncer la conspiration de Bakounine et de son alliance.
Ces leçons sont jetées à la poubelle par l'article de la TCI qui conclut : "Après une séance tumultueuse, Bakounine fut expulsé à la majorité et dès lors, les tendances rouge et noire du mouvement ouvrier suivirent leur chemin."
Il n’y a pas eu de scission entre la "tendance rouge" et la "tendance noire" ! Il n'y avait pas de contentieux personnel entre Marx et Bakounine, et les différences politiques ou la conception organisationnelle n'étaient pas non plus la cause de la scission au sein de l'AIT. Le véritable problème était la conspiration parasitaire de Bakounine contre l'Internationale et ce que le Congrès souverain de La Haye a fait en 1872 a été de défendre l'organisation contre ce complot destructeur.
Nous constatons donc que la TCI n'écrit pas l'article sur le Congrès de La Haye pour récupérer et nourrir la mémoire historique du prolétariat. Si tel avait été son objectif, elle aurait dû s'appuyer sur les documents du Congrès lui-même, qu'elle ne cite à aucun moment. Selon l’article lui-même, l’objectif est le suivant : "À ce moment historique crucial, où chaque jour où le capitalisme continue de survivre est une menace pour l’existence même de l’humanité, nous appelons tous ceux qui se considèrent comme des anarchistes dévoués à la lutte des classes à reconsidérer comment les choses ont changé sur ce long chemin vers l’auto-émancipation de la classe ouvrière il y a 150 ans".
Il existe ici un piège, l’anarchisme est un marécage où cohabitent de nombreuses tendances politiques. La majorité est clairement bourgeoise, ils soutiennent la guerre en Ukraine et défendent des positions telles que la libération nationale du peuple kurde du Rojava. Seule une minorité défend des positions clairement situées dans le camp du prolétariat. L’article ne s’adresse pas à cette minorité, mais avec un opportunisme évident, il s’adresse aux "anarchistes en général" et pour les satisfaire, il blanchit Bakounine, cache sa conspiration anti-organisationnelle, dénigre Marx et cache les leçons que l’AIT a tirées.
Il y a deux manifestations claires d’opportunisme dans ce comportement. La première est de prôner une "discussion" avec l’anarchisme, en cachant le fait que la majorité de ce milieu est clairement constitué par des organisations bourgeoises. Le deuxième, encore plus grave, est le blanchiment de personnages comme Bakounine et ses méthodes qui, comme l’a clairement démontré l’AIT, sont incompatibles avec les organisations communistes.
Bien sûr, ce devrait être à la TCI elle-même d'expliquer les raisons de son article ; cependant, une autre raison non dissimulée qui découle de sa collaboration actuelle à travers les comités NWBCW avec les parasites et, pire encore, les mouchards et para-policiers du GIGC. Il est évident qu’en plus de flirter sans vergogne avec l’anarchisme, l’article sur Bakounine sert également à blanchir le comportement du GIGC, en lui accordant une "légitimité", ce qui est tout simplement scandaleux.
Falsifier les leçons authentiques du Congrès de La Haye, blanchir Bakounine, donner une légitimité aux mouchards parasites du GIGC, flirter avec l'anarchisme... Jusqu'où ira la TCI dans son opportunisme ?
C. Mir (24 août 2023)
[1]Tendance Communiste Internationaliste
[2] Il est très choquant de voir comment l'article (“Meanwhile in London, the Polish uprising and the American Civil War served as the impetus for the founding of the First International in 1864”). considère les racines de l'AIT. En effet, il est incroyable qu'une organisation qui se réclame de la Gauche communiste voit les origines de l'AIT non pas comme une expression du mouvement ouvrier, mais comme le résultat de la révolte en Pologne ou de la guerre civile américaine ! Cela diffère radicalement de l’appréciation de Marx et Engels sur l’origine de l’AIT.
[3] Les prétendues scissions de l'Internationale [491]. Association Internationale des Travailleurs. (Marxists.org). Sans indication contraire, les citations proviennent de ce document.
[4] Lire à ce propos Questions d'organisation, IV - La lutte du marxisme contre l'aventurisme politique [22]- Revue internationale 88.
[5] Sur Lassalle, voir Lassalle et Schweitzer : La lutte contre les aventuriers politiques dans le mouvement ouvrier [107]- Revue internationale, 2021, Numéro spécial.
[6] Les prétendues scissions de l'Internationale.
[7] Les prétendues scissions de l'Internationale.
[8] Voir Attaquer le CCI : la raison d'être du GIGC et Un comité menant les participants dans une impasse -Courant communiste international (internationalism.org).
[9] Les prétendues scissions de l'Internationale
[16] Préface à l’édition allemande de 1890 du Manifeste du Parti communiste [492]. Marxists.or [492]g
[17] Questions d'organisation, III : le congrès de La Haye de 1872 : la lutte contre le parasitisme politique [21]
[20] La vie de Karl marx, p. 409. B. Nicolaïevski, Edition Gallimard, 1970
[21] Lire en espagnol El caso Vogt: el combate de los revolucionarios contra la calumnia (I) [493] et El caso Vogt: el combate de los revolucionarios contra la calumnia (II) [494]
[22] Questions d'organisation, III : le congrès de La Haye de 1872 : la lutte contre le parasitisme politique [21], Revue Internationale 87, 1996
[23] Questions d'organisation, III : le congrès de La Haye de 1872 : la lutte contre le parasitisme politique [21], Revue Internationale 87, 1996
[24] Questions d'organisation, III : le congrès de La Haye de 1872 : la lutte contre le parasitisme politique [21], Revue Internationale 87, 1996
Comme le met clairement en évidence la correspondance publiée ci-après ainsi que nos articles précédents sur la question[1], l'individu Gaizka est manifestement un aventurier. Ses sites web : Communia (également connu sous le nom de Emancipación et Nuevo Corso)[2] font partie d'une tentative de créer une fausse "Gauche Communiste" pour usurper la réputation et l'identité des organisations existantes de la Gauche Communiste (notamment le Courant communiste international et la Tendance Communiste Internationale) qui sont les authentiques descendantes de la tradition politique de la Gauche communiste.
La correspondance entre la TCI et le CCI traite de la question de savoir s'il faut ou non, et comment, dénoncer publiquement un tel individu et son entreprise politique, de même que les parasites politiques qui le défendent. La Gauche Communiste dans son ensemble, indépendamment des différences politiques qui existent entre ses différentes composantes, doit-elle avertir publiquement tous les révolutionnaires, en particulier les plus jeunes et les moins expérimentés, du piège dangereux que représentent les actions d'un tel aventurier. Ou doit-elle garder publiquement silence à son propos ?
En initiant cette correspondance avec la TCI, l'intention du CCI était de partager et de vérifier les informations que nous avions déjà recueillies sur cet individu, d'avertir du danger qu'il représentait et de faire un front commun pour défendre la Gauche Communiste authentique.
Les divergences qui sont apparues entre nos deux organisations ne portaient pas sur le danger constitué par l'aventurisme de Gaizka -la TCI est tout à fait d'accord avec le CCI concernant l'escroquerie que constitue son projet d'usurpation d'une identité politique- mais sur l'opportunité de rendre publique cette situation et de faire cause commune avec la TCI pour y faire face.
La publication de cette correspondance se donne plusieurs objectifs :
Nous invitons donc la TCI, et tous ceux qui sont sincèrement intéressés à la défense de la Gauche communiste, à poursuivre le débat dans la presse.
À la suite de la publication intégrale de cette correspondance (à l'exception des données personnelles non pertinentes, des liens internet non viables et des aspects liés à l'analyse de la situation internationale), nous ajoutons quelques remarques en conclusion.
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26/9/2019 : CCI ==> TCI
Chers camarades,
Nous vous écrivons pour vous demander votre avis sur les informations que nous avons partagées avec votre camarade de la CWO concernant l'individu Gaizka qui anime la tendance Emancipación /Nuevo Corso.
Nous avons rencontré votre camarade il y a près de six mois à deux reprises à Londres pour lui présenter les éléments que nous avions recueillis sur la trajectoire de Gaizka et pour connaître votre opinion sur le préjudice que cette trajectoire représente pour la Gauche Communiste dans son ensemble. Nous avons compris, lors de ces rencontres, que votre organisation nous donnerait en temps voulu une position définitive de votre organe central concernant l'importance des informations sur Gaizka que nous avons fournies. Jusqu'à présent, nous n'avons pas reçu de communication de votre part à ce sujet. Peut-être n'avait-il pas été clair, lors de notre dernière rencontre, que nous attendions une réponse de votre part. Veuillez donc considérer cette lettre comme un rappel respectueux du fait que nous aimerions effectivement connaître votre opinion sur les faits concernant Gaizka que nous vous avons communiqués.
Après avoir lu votre récent article concernant Emancipación[4] sur leftcom.org, nous nous sommes rappelé l'urgence de déterminer la nature de Gaizka, en notant plusieurs points saillants de l'article :
Ces points tendent à confirmer, en ce qui nous concerne, que le projet d'Emancipación est de créer un faux "mouvement" international de la Gauche Communiste qui exclut la tradition authentique du camp existant de la Gauche Communiste et ses positions politiques (sans les confronter ouvertement et fraternellement) et qui agit donc comme un piège dangereux pour les nouveaux éléments, en particulier aux États-Unis, qui s'approchent des positions de classe."
Les informations sur Gaizka que vous avez reçues de notre part confirment, à notre avis, que cet objectif erroné et nuisible n'est pas le résultat de la naïveté ou d'une véritable erreur politique, mais qu'il est délibérément orchestré.
Par conséquent, nous aimerions recevoir à nouveau, dans un avenir proche, vos propres conclusions concernant les informations sur Gaizka que nous vous avons présentées.
Fraternellement
PS. Votre article sur Emancipación est mal informé lorsqu'il affirme que le CCI s'est "effondré" ou "désintégré". Nous tenons à rassurer les camarades de la TCI que, comme l'a dit Mark Twain, "Les rapports sur notre mort sont grandement exagérés".
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01/10/2019 : TCI ==> CCI
Le BI de la TCI se réunit le week-end prochain et je lui transmettrai ce message. Ma crainte est qu'une critique politique soit transformée en une attaque contre un individu (sur lequel nous avons encore plus de preuves) et devienne ainsi contre-productive. Nous avons rencontré ceux qui, au sein de Emancipación, soutiennent la ligne selon laquelle le "CCI est une secte", mais même les plus jeunes de nos sympathisants peuvent voir qu'avec Emancipación, nous avons affaire à une véritable secte avec un gourou qui ne tolère aucune contradiction et qui n'affronte pas les positions politiques honnêtement et directement. Cependant, les jeunes que nous espérions sauver restent de vrais croyants. Nous notons également la ligne totalement opportuniste suivie par le GIGC [5] à cet égard. Parfois, s'en prendre à ces personnes ne fait que leur donner une publicité qu'elles ne méritent pas et nuit à la Gauche Communiste dans son ensemble.
C'est mon opinion personnelle, mais je la défendrai dans nos discussions
Salutations internationalistes
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11/10/2019 : CCI ==> TCI
Chers camarades
Nous vous remercions de la réponse rapide de J. à la lettre du CCI du 26.09.19 qui donne son avis sur Gaizka et NC/Emancipación, et mentionne que l'organe central de la TCI se réunira bientôt pour discuter de cette question. Nous attendons des nouvelles de la TCI une fois que votre organe central aura pris sa décision sur les informations que nous vous avons fournies au sujet de cette personne.
Nous avons été intéressés de lire dans la réponse de J. que vous avez des preuves concernant Gaizka qui ne figuraient pas dans les informations que nous vous avons fournies. Nous aimerions connaître ces preuves supplémentaires en vue de construire une image aussi complète que possible de l'activité de cette personne. Nous aimerions également savoir si vos preuves complètent ou modifient nos propres informations à quelque égard que ce soit. Ces preuves supplémentaires pourraient nous être transmises à Londres.
Nous attendons votre réponse à ces deux questions dans les plus brefs délais.
Fraternellement
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Entre le 11/10/2019 et le 18/10/2019 : TCI ==> CCI
Une réponse officielle est en cours de préparation (résumant nos discussions de la semaine dernière) mais j'ai copié-collé un message de quelqu'un concernant des informations complémentaires sur Gaizka et ses deux complices féminines.
J'ai lu votre récent texte sur Nuevo Curso sur le web. Et je voudrais partager avec vous quelques informations que j'ai découvertes récemment.
J'ai connu certains membres de Nuevo Curso il y a deux ans, au début de leur activité. Le groupe fondateur est composé de membres de la coopérative Las Indias. L'âme du groupe est un homme qui s'appelle Gaizka. Il n'est pas tout à fait inconnu. Le groupe a commencé il y a deux ans en cherchant des "internationalistes" sur le réseau social Twitter, avec des "bots", c'est-à-dire de faux comptes programmés pour localiser des personnes spécifiques. Si nous lisons les déclarations de son leader en 2014, nous pouvons supposer qu'il s'agit d'une conversion récente au communisme. Et avec sa création d'une "nouvelle tradition trotskiste-munisiste", qui me semble être un rejeton direct de Gaizka, on peut supposer qu'il est un aventurier politique. Mais il est vrai que c'est un aventurier qui peut faire beaucoup de mal à notre cause, parce qu'il peut attirer beaucoup de jeunes, grâce à sa bonne utilisation de l'internet et des réseaux sociaux.
Je ne pense pas que cela ajoute beaucoup à ce que vous savez (sauf plus de couleurs au caméléon) - c'est un punk, un anarchiste, un communiste etc.
IG
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18/10/2019 : TCI ==> CCI
Camarades
Comme promis, notre BI a discuté de votre lettre et sommes entièrement d'accord avec le passage suivant :
"Ayant lu votre récent article concernant Emancipación sur leftcom.org nous avons nous-mêmes été rappelés à l'urgence de la nécessité de déterminer la nature de Gaizka, en notant plusieurs points saillants de l'article :
- Emancipación prétend être un nouveau pôle de regroupement de la Gauche Communiste pour le futur parti mondial, basé sur des principes internationalistes, alors qu'il n'a pas réussi à produire une plateforme politique qui défende ces principes.
- Emancipación fonde sa perspective non pas sur les positions et la tradition de la Gauche Communiste mais sur le Programme de Transition de Trotsky que Munis a tenté de revitaliser dans un sens révolutionnaire dans la période d'après-guerre sans succès.
- L'approche d'Emancipación n'est pas la clarification des différences politiques avec les courants existants de la Gauche Communiste mais suit plutôt la 'voie de l'ambiguïté'".
Nous pouvons confirmer qu'au cours de nos premières discussions avec eux, ils ont nié qu'ils visaient à créer une organisation politique distincte, mais plutôt à éduquer plus largement les jeunes concernant l'histoire de la classe ouvrière afin qu'ils puissent décider eux-mêmes de la voie à suivre. Lorsque certains de leurs jeunes partisans sont devenus plus enclins au militantisme politique, ils nous ont demandé de ne pas nous engager dans des discussions sur des questions politiques sérieuses avec eux, mais plutôt de leur proposer une coopération pratique basée sur le principe "on ne pose pas de questions". Nous avons rejeté cette proposition et ils ont ensuite entamé une série de manœuvres visant à définir leur "nouvelle tendance" et à rompre la discussion avec nos sympathisants et membres aux Etats-Unis, ainsi qu'avec les groupes "Workers Offensive" et "Gulf Coast Communist Fraction". Lorsque nous avons montré ouvertement quelles étaient leurs manœuvres, ils ont brusquement coupé toute communication avec nous. En fait, Gaizka (comme nous continuerons à l'appeler) ne peut tolérer aucune forme de contradiction et exclut automatiquement même les interlocuteurs les plus innocents qui remettent en question l'une ou l'autre de ses hypothèses.
Cependant, la question est de savoir comment faire face à cette menace et nous pensons que notre attaque contre cet individu dangereux doit passer par une critique de l'organisation à laquelle il a donné naissance, à la fois dans son cadre politique et dans son mode de fonctionnement. À cet égard, nous avons l'intention de préparer davantage de critiques du projet Emancipación en tant que tel, en évitant l'argumentum ad hominem dans le sens le plus direct, mais en révélant clairement la faible base organisationnelle sur laquelle il opère. Comme toujours, nous le ferons à notre manière et nous espérons que vous ferez de même. C'est probablement la meilleure façon d'aborder la situation, car des critiques puissantes et distinctes sont plus susceptibles d'atteindre un public plus large et, bien sûr, nous avons une approche différente pour traiter les éléments sectaires qui apparaissent de temps à autre en marge de la gauche communiste.
Salutations internationalistes
Le Bureau international de la TCI
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26/03/2020 : CCI ==> TCI
Chers camarades,
Nous espérons qu'aucun de vos camarades n'a succombé au virus corona et qu'ils prennent toutes les mesures de précaution nécessaires pour s'en prémunir. Les quelques militants de la Gauche Communiste dans le monde sont précieux pour l'avenir de la classe ouvrière.
Cela fait maintenant deux mois que nous avons publié l'article sur Gaitzka[6] qui donnait suffisamment d'éléments pour mettre en évidence le caractère suspect de cet élément et le danger qu'il représente pour la Gauche Communiste authentique et les nouveaux éléments qui se rapprochent d'elle.
Comme vous vous en souvenez, nous vous avions déjà présenté ces faits à son sujet et nous étions parvenus à un accord concernant la sérieuse menace qu'il représente pour la Gauche Communiste, comme vous l'avez souligné dans un courriel du 18 octobre 2019.
La réponse de NC/Gaitzka à l'article a été un silence assourdissant ; une approche lâche qui est en fait symptomatique de sa nature douteuse. Il serait difficile de croire qu'il n'a pas remarqué l'article : si les mesures de notre site Web sont exactes, près de deux mille personnes ont lu cet article dans les premières semaines de sa parution.
En fait, il n'y a eu qu'une seule réponse publique à cet article - celle du GIGC (également reproduite sur le blog Pantopolis de Philipe Bourrinet). Dans cette réponse intitulée "Nouvelle attaque du CCI contre le Camp Prolétarien International", le GIGC défend fermement Nuevo Corso pour avoir "joué un rôle actif dans l'émergence et le regroupement international de nouvelles forces révolutionnaires et communistes, en particulier sur le continent américain". Sans contester aucun des faits présentés dans notre article, le GIGC allègue que l'article se situe sur le "terrain pourri de la personnalisation des questions politiques" et fait partie d'une campagne du CCI de "provocation, manœuvre, dénigrement, calomnie ou rumeur" contre les groupes ou militants révolutionnaires et qu'il "vise à pourrir et saper le processus international d'émergence, de développement, de regroupement et de clarification politique qui est actuellement en cours". Il conclut que l'objectif principal du CCI dans cet article est "d'affaiblir et si possible de détruire toute tentative, tout processus de regroupement et de lutte pour le parti".
Nous serions intéressés de connaître votre opinion sur ces allégations du GIGC et son soutien aux douteux Gaitzka et Nuevo Corso.
Dans l'e-mail mentionné ci-dessus, vous avez dit que vous prépariez d'autres critiques du projet Emancipación. Seront-elles publiées dans un avenir proche ?
Fraternellement
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12/04/2020 : TCI ==> CCI
Camarades
Merci pour votre courrier et nous partageons vos sentiments concernant la sécurité de tous les camarades en cette période.
Le CE du CWO s'est réuni jeudi et a discuté de votre lettre, mais nous sommes convaincus que nous parlons au nom du reste de la TCI (qui se réunit la semaine prochaine).
L'absence de réponse à votre critique est probablement une bonne chose. Pour autant que nous le sachions, seul le GIGC a soutenu Gaizka. Nous lui avions déjà envoyé nos critiques concernant son refus de reconnaître ce qu'est devenu Emancipación, mais il continue à nous ignorer. De notre côté, nous n'avons pas l'intention de donner à l'un ou à l'autre l'oxygène de la publicité. Nous pensons que la plupart des gens savent déjà ce qu'est le GIGC. Nous avons également reçu une demande du Workers' Group aux États-Unis (qui soutenait Gaizka auparavant) nous demandant si nous pouvions confirmer les grandes lignes de votre critique de Gaizka et nous l'avons fait assez longuement. Là encore, nous n'avons pas reçu de réponse, mais leur enquête les a rendus très méfiants quant au fait que Gaizka ne tente pas de se défendre contre les accusations portées contre lui.
Nous sommes d'accord pour dire que Gaizka est un caméléon politique qui opère à son propre niveau subjectif et qu'il est en fait le gourou d'une secte (en l'occurrence, une vraie !). Cependant, notre position reste la même que la dernière fois lorsque nous avons écrit que nous pensons que nous devrions nous en tenir à des critiques politiques plutôt que de nous impliquer dans un argumentum ad hominem (qui sera toujours interprété comme une calomnie sectaire). À un moment donné, la question organisationnelle et la question politique rendront cet autre commentaire à la fois nécessaire et possible, mais pour l'instant nous en restons à notre critique politique de la fantaisie qu'est Emancipación. Nous constatons déjà que certains de ses partisans américains se sont retirés et que ceux qui restent sont de plus en plus considérés comme incohérents.
Pour l'instant, nous pouvons constater qu'une toute nouvelle génération vient à la politique communiste, mais ce n'est pas le moment de se laisser distraire par quelque chose qui pourrait disparaître aussi vite qu'il est apparu. Nous avons une tâche plus importante, celle de construire la réponse de la Gauche Communiste face à des diversions bien plus sérieuses qui affectent de nombreux jeunes qui n'apprennent à nous connaître qu'à travers le prisme déformé des médias sociaux, et c'est sur cela que nous nous concentrerons jusqu'à ce qu'une nouvelle occasion se présente qui exige une réponse politique éloquente.
Salutations internationalistes
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04/05/2020 : CCI ==> TCI
Chers camarades,
Merci pour votre courriel de la CE de CWO (12.04.20). Nous avons été heureux d'apprendre que vos camarades et votre famille sont indemnes du virus.
Le fait que vous ayez répondu à une demande du Workers Group aux États-Unis confirmant les faits à propos de la nature suspecte de Gaizka révélés dans notre article "Who's who in Nuevo Corso" est un pas positif. Il est dommage qu'aucune réponse de leur part n'ait été reçue jusqu'à présent.
Nous savons que votre position, à la différence de la nôtre, continue à être celle selon laquelle rendre publique cette information inciterait à des accusations de sectarisme, et qu'en conséquence et jusqu'à nouvel ordre, vous préférez critiquer le projet de Emancipación. Dans le cadre de cette approche limitée, nous pensons qu'il serait logique de remettre publiquement les pendules à l'heure en ce qui concerne un article que la TCI a écrit en 2018, saluant Emancipación comme un nouveau groupe authentique de la gauche communiste[7], d'autant plus que dans votre article critique du groupe en 2019, vous avez déclaré que votre rupture avec le groupe "s'est produite d'une manière qui n'a pas été suffisamment publique et claire"[8]. Dans ce contexte, puisque vous avez écrit au GIGC pour lui faire part de votre position sur Emancipación, il serait opportun de publier cette lettre de clarification.
Cependant, la raison principale de notre lettre précédente était de vous demander votre position sur la réponse nocive du GIGC à l'article du CCI sur Gaizka. Il nous dénonce en allant bien au-delà de toute accusation de sectarisme et prétend que le CCI calomnie Gaizka avec des ragots afin de détruire les autres groupes de la gauche communiste. Bien que vous disiez que "tout le monde sait ce qu'est que le GIGC" - ce qui signifie sans doute qu'il est une source de mensonges et de violence - vous ne nous dites pas réellement dans votre lettre ce qu'est le GIGC. Mais vous ne nous dites pas ce que vous pensez de son soutien à Gaizka/NC et de sa dénonciation du CCI dans sa réponse. Etant donné le silence général autour de la dénonciation du GIGC, nous espérions - et espérons toujours - un message de solidarité avec nous contre leur attaque, même si ce n'est que dans un courriel nous étant adressé.
Nous pensons que la réaction généralement silencieuse à la publication de notre article sur Gaizka et à notre dénonciation par le GIGC n'est pas un signe positif, même si elle confirme, dans le cas de Gaizka lui-même, la véracité des faits que nous avons présentés à son sujet. Le silence lui permet de jouer la victime blessée par une "attaque personnelle" et d'inviter, sinon à la sympathie, du moins à la neutralité des autres groupes du milieu politique prolétarien et des éléments qui s'en rapprochent concernant la dangereuse prétention que Nuevo Curso et Emancipación font partie de la Gauche communiste. La GIGC a exploité cette neutralité silencieuse pour inverser complètement la vérité et présenter le CCI, au lieu du projet bidon d'Emancipación, comme attaquant la Gauche Communiste existante.
Rendre publique la nature de ces faux groupes communistes est à notre avis vital pour cette raison, et le silence et la neutralité sur cette question nuisent à l'unité et à l'intégrité de la vraie Gauche Communiste et favorisent les objectifs de division de Gaizka, du GIGC et des autres.
Vous estimez qu'il est dangereux de leur donner "l'oxygène de la publicité", mais le forum de la TCI leftcom.org a récemment donné de l'oxygène à un message du GIGC sur la pandémie, sans commentaire[9]. À notre avis, l'identification publique de ces virus politiques, que constituent de tels groupes, et le fait de les faire mieux connaître et comprendre, est la condition préalable à leur éradication. Bien que de très petite taille, ce virus politique est conçu pour s'attacher et détruire une organisation politique saine. Il se nourrit de l'absence de vaccin, de la passivité de l'hôte à son égard et de l'illusion qu'il ne s'agit que de la grippe annuelle contre laquelle il existe soi-disant une "immunité collective".
Dans l'attente d'une réponse de votre part à l'attaque du GIGC à notre encontre.
Fraternellement
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17/05/2020 : TCI ==> CCI
Camarades
Merci pour votre lettre du 4 mai. Nous espérons que vos camarades se rétabliront sans séquelles. Depuis notre dernière lettre, un camarade a également été touché par le Covid-19, mais il est suffisamment jeune et fort pour s'en sortir. Merci de nous avoir signalé que le GIGC avait une fois de plus spammé notre forum. Nous ne l'avions pas remarqué et le spam a été supprimé conformément à notre politique habituelle. En ce qui concerne Emancipación et l'accueil que nous lui avons réservé, nous pensons que notre réponse politique indique clairement notre position actuelle. Nous avons une correspondance étendue avec eux qui montre clairement leur évolution glissante et nous la publierons si et quand cela s'avérera nécessaire.
Nous ne serons pas d'accord sur l'approche de la question de ces petits groupes qui prétendent faire partie de la Gauche Communiste. Bien qu'ils soient agaçants, ils ne méritent pas notre attention. Ils sont peut-être plus ennuyeux pour vous parce qu'ils se sont manifestés en premier dans ou à proximité du CCI. Pour nous, il y a des choses politiques bien plus sérieuses qui exigent notre attention.
Nous sommes tout à fait disposés à discuter de cette question avec n'importe qui, y compris vous, mais nous ne voulons pas que la Gauche Communiste soit connue pour ses querelles internes qui nous diminuent tous et donnent des munitions à la gauche du capital.
Salutations internationalistes
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01/06/2020 : CCI ==> TCI
Chers camarades
Merci pour votre lettre du 17 mai. La pandémie de Covid est en effet un événement catastrophique pour le capitalisme mondial, qui accélère la crise économique existante et entraîne un chômage de masse, la misère et la mort prématurée des prolétaires à une échelle jamais vue depuis la Seconde Guerre mondiale.
La Gauche Communiste doit fournir au prolétariat une perspective révolutionnaire actualisée qui tienne compte des particularités de la situation actuelle.
La signification historique de la situation actuelle doit être pleinement expliquée à la classe ouvrière. Seule la Gauche Communiste a l'intégrité programmatique et organisationnelle pour révéler, dans les conditions actuelles, l'immensité de la mission historique de la révolution communiste qui se cache derrière la paupérisation croissante de la classe ouvrière.
Il est clair que seule la Gauche Communiste peut remplir cette tâche aujourd'hui, dans la mesure de ses capacités limitées, et dans le futur, lorsque le parti communiste mondial devra être créé.
C'est pourquoi nous continuons à consacrer de nombreux articles et brochures à la situation sur notre site web, en plusieurs langues. Nous augmentons le nombre de réunions virtuelles afin d'apporter la perspective communiste à un public plus large pour la discussion et la réflexion. De nombreux aspects de la situation actuelle restent à clarifier et nous sommes également attachés à les analyser en détail.
Les communistes doivent être capables de mener plusieurs tâches de front ; une approche unidimensionnelle de l'intervention n'est pas adéquate.
Aujourd'hui et à l'avenir, la protection de l'intégrité de la Gauche Communiste doit être intégrée dans son intervention. Si de véritables organisations de la Gauche Communiste peuvent être discréditées aujourd'hui par de faux groupes essayant d'usurper ses traditions comme Nuevo Corso ou diffamées par des voyous et des calomniateurs comme le GIGC sans aucune défense publique collective de son honneur et de son authenticité, alors la crédibilité de son intervention actuelle et du futur parti sera compromise. Il est vrai que le GIGC est ouvertement calomnieux à l'égard du CCI alors qu'actuellement il ne cesse de flatter la TCI. En apparence, il semble donc que l'ensemble de la Gauche Communiste ne soit pas attaqué par le GIGC. Mais que l'on vous jette de la saleté au visage ou que vous la trouviez collée au fond de votre chaussure, le résultat net est en fin de compte le même : une atteinte à la réputation. La suppression des messages du CIGC de votre site est bienvenu, mais une prise de distance plus explicite est nécessaire.
La tâche de la défense de la Gauche Communiste ne se pose certainement pas au même niveau que la tâche d'orienter la classe dans son ensemble avec une perspective globale. Mais cela ne signifie pas que la seconde rende la première inutile ou sans importance. Il est parfaitement possible de combiner le travail nécessaire de défense de l'intégrité du camp de la Gauche Communiste et de fournir une perspective révolutionnaire à l'échelle de la classe, comme en témoigne notre site web.
L'histoire du mouvement marxiste montre que l'importance de la défense de sa propre probité peut même, en certaines occasions, prendre le pas sur les questions de politique générale et d'analyse. Même Engels s'est impatienté lorsque Marx a pris une année sur la préparation du Capital (1859/60) pour réfuter de manière exhaustive les calomnies de Karl Vogt[10], mais il a été obligé par la suite de reconnaître que le changement de priorités était correct. Les calomnies de Vogt selon lesquelles Marx était un maître chanteur et de mèche avec la police secrète devaient être ouvertement et complètement condamnées. Il fallait, selon les mots de Marx, "combattre le feu par le feu".
L'exemple le plus célèbre est le congrès de La Haye de l'AIT, qui s'est tenu un peu plus d'un an après la défaite de la Commune de Paris, mais qui n'a pas été consacré à cet événement majeur de la vie de la classe ouvrière, mais à la dénonciation de l'Alliance secrète et à l'expulsion de son dirigeant Bakounine. Dans une période de défaite, il était vital de préserver l'honneur de la Première Internationale et d'éviter qu'elle ne tombe entre les mains d'une cabale dirigée par un aventurier qui avait accusé le Conseil général légitime d'être une clique de "Juifs allemands".
Notre dénonciation des descendants de Vogt, Lassalle, Bakounine etc. aujourd'hui n'est précisément pas une bataille interne à la Gauche Communiste, mais une démarcation externe de celle-ci par rapport aux usurpateurs et aux abuseurs en série. La séparation de classe est d'autant plus nécessaire que le seul but de leur existence est de discréditer la Gauche Communiste authentique au service de la bourgeoisie.
Bien sûr, pour la Gauche du capital, la Gauche Communiste a toujours été sectaire parce que nous dénonçons la bourgeoisie dans son ensemble. Nous n'avons pas besoin d'essayer de répondre à leurs distorsions délibérées en restant neutres à propos de la fausse gauche communiste. Au contraire, c'est de façon plus intransigeante que nous devons effectuer la démarcation de la Gauche Communiste et ainsi frapper deux ennemis qui utilisent des méthodes malignes similaires contre le camp communiste.
La contrepartie évidente de la séparation claire du camp de la Gauche Communiste d'avec celui de la Gauche du capital et du milieu parasitaire est l'accroissement de sa propre solidarité et cohésion publiques. La manière la plus efficace pour ce camp d'éviter que ses différences n'apparaissent comme des querelles mesquines est d'affirmer sa base de classe commune et d'organiser en commun la discussion de ses différences. Nous restons attachés à la perspective des Conférences de la Gauche Communiste de la fin des années 70, même si elles ont été étouffées dans l'œuf. L'absence de ce projet au cours des dernières décennies n'a pas amélioré la position du camp de la Gauche Communiste dans son ensemble ; au contraire, les forces hostiles qui l'entourent ont bénéficié d'une plus grande marge de manœuvre politique.
Nous sommes conscients de nos divergences sur cette question et nous continuerons tous deux à défendre nos positions différentes. Mais, même s'il est clair que vous n'accordez pas la même importance que nous à la solidarité mutuelle de la Gauche Communiste, nous ne comprenons toujours pas pourquoi une déclaration de solidarité, même minimale, avec le CCI contre les récentes calomnies révoltantes du GIGC vous semble inacceptable, puisque nous ne pouvons pas croire qu'une telle déclaration enfreindrait un de vos principes.
Espérons que nos précieux militants de la Gauche Communiste restent (relativement) indemnes du virus.
fraternellement
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June 2020 : TCI ==> CCI
Chers camarades
Merci pour votre lettre du 1er juin que nous avons discutée au sein du Bureau international de la TCI.
Votre premier paragraphe est un développement de ce que nous vous avons brièvement dit dans notre lettre précédente, mais vous constaterez que nous sommes au moins d'accord sur la situation actuelle si vous lisez Reflections on the Coronavirus and Economic Crises [521] et le premier paragraphe du graphique de The Global Pandemic and Imperialist Competition [522]. Cependant, nous devons une fois de plus souligner que la crise actuelle a commencé au début des années 1970 (lorsque le boom d'après-guerre a pris fin) et non en 1989 lorsque vous vous êtes soudainement réveillés au fait que la classe ouvrière avait reculé pendant plus d'une décennie (comme nous vous avons dit à plusieurs reprises tout au long des années 1980). La "solution" postmoderniste selon laquelle tout n'est que chaos et décomposition n'a qu'une base matérielle dans le fait que la crise s'aggrave et que les palliatifs que les capitalistes produisent ne font que repousser le jour du bilan et ne le résolvent pas.
Nous ne doutons pas que la Gauche Communiste possède l'analyse nécessaire pour comprendre cela. Notre problème collectif est que la classe ouvrière dans son ensemble ne le comprend pas et, jusqu'à présent, ne réagit pas universellement à la lente progression vers le désastre que le système est en train d'opérer. Pour nous, cela reste l'objectif principal. Pour nous, "multitâches" signifie développer le cadre analytique de la réalité sociale en évolution qui se trouve devant nous, et chercher de plus en plus de moyens d'atteindre l'ensemble de la classe.
Nous ne pouvons que répéter qu'il est contre-productif de s'engager dans ce qui est perçu comme des dénonciations personnalisées de groupes sectaires qui n'ont aucune incidence significative sur la classe ouvrière ou sur sa vie. "L'atteinte à la réputation" peut être auto-infligée et, pour dire la vérité absolue, nous pensons que la défense continuelle par le CCI d'attaques mesquines contre de tels groupes a coûté non seulement au CCI mais aussi à l'ensemble de la tradition de la Gauche Communiste, car la boue s'est répandue partout. Nous ne voulons pas être associés à cette méthode et nous vous avons constamment conseillé de ne pas recourir à l'argumentum ad hominem. Vous avez ignoré notre conseil et vous nous demandez maintenant de soutenir une mesure que nous n'approuvions pas avant qu'elle ne soit prise.
Ces personnes s'exposeront politiquement d'elles-mêmes. En fait, ils le font déjà. Il est également évident que vous ne faites pas attention. La GIGC a cessé de "flatter" la TCI depuis quelque temps. Elle l'a remplacée par un chantage selon lequel la TCI doit "assumer ses responsabilités" (c'est-à-dire parler avec le CIGC). C'est une responsabilité que nous avons singulièrement manqué d'assumer. Leur lien totalement opportuniste avec Nuevo Curso est une raison politique suffisante pour les dénoncer comme des charlatans après toutes les critiques qu'ils ont formulées à l'encontre des différents groupes de la Gauche Communiste au fil du temps. Si vous avez été attentifs, vous aurez également remarqué que le Groupe des Travailleurs de Detroit (sans aucun contact avec nous depuis que nous avons écrit pour confirmer que l'attaque du CCI contre Gaizka était factuellement correcte) a maintenant rompu avec la coterie GIGC/NC/WO/GCCF (WO : Workers Offensive; GCCF : Gulf Coast Commuist Fraction), mais pour des raisons politiques (leur dénonciation non prolétarienne des manifestations et des émeutes aux États-Unis). Mais pendant que nous y sommes, ce ne sont pas les seuls à se livrer à la calomnie. Apparemment, de jeunes sympathisants nous disent qu'il existe un groupe de sympathisants du CCI qui calomnient régulièrement la TCI sur Instagram et d'autres médias sociaux. Comme ils expriment souvent des opinions que le CCI ne partagerait pas, nous ne savons pas à quel point ils sont proches de vous, mais nous n'avons pas réagi pour la même raison que d'habitude. Ils peuvent faire leurs commentaires vides dans le vide - notre réponse serait de donner de la dignité à leurs jeux infantiles. Il y a un travail plus sérieux à faire.
Salutations internationalistes
TCI
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10/07/2020 : CCI ==> TCI
Chers camarades,
Nous vous remercions pour votre courriel du 17 juin. Nous aimerions répondre à certains de vos points dans une autre lettre.
Ici, nous voudrions simplement exprimer notre inquiétude lorsque nous lisons dans votre courriel qu'un groupe de sympathisants du CCI a régulièrement calomnié la TCI sur Instagram et d'autres médias sociaux. Nous n'avons rien trouvé à ce sujet et aimerions avoir plus d'informations de votre part à ce propos, car nous avons l'intention de mettre un terme à tout comportement de ce type.
Nous avons appris avec tristesse le décès tragique d'un ancien sympathisant de la TCI.
Salutations internationalistes
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Juillet 2020 : TCI ==> CCI
Camarades
Nous avons discuté de la question de vos sympathisants, mais nous pensons que c'est une question qui vous concerne et nous vous laissons faire vos propres recherches auprès des personnes que vous connaissez. Nous avons également écrit au GIGC pour lui dire que, bien que nous soyons en désaccord avec votre décision d'ignorer nos conseils concernant le passé trouble du camarade Gaizka, nous considérons également sa décision de prendre sa défense comme une indication de son incapacité à défendre la Gauche Communiste et nous avons mis fin à toute correspondance avec lui. Nous souhaitons également vous faire savoir très clairement qu'il s'agit de notre dernière communication sur le GIGC et Emancipación (mais nous devrions dire que nous considérons ces deux organisations, et leurs acolytes, comme le produit de votre méthode). Nous n'avons rien d'autre à gagner que de défendre politiquement la Gauche Communiste quand cela s'avère opportun. Toute correspondance future de votre part sur cette question sera ignorée.
Salutations internationalistes
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12/08/2020 : CCI ==> TCI
Chers camarades,
Voici quelques réponses à votre courriel du 23.07.20.
Comme nous l'avons mentionné dans notre dernière lettre, nos propres investigations sur les calomnies apparentes de la TCI par des sympathisants du CCI n'ont pas permis de trouver de preuves. Si vous ne souhaitez pas préciser vos sources, pourriez-vous nous aider en nous indiquant la nature de ces calomnies afin que nous puissions aller au cœur du problème ?
En ce qui concerne votre lettre au GIGC, nous sommes bien sûr d'accord avec vous pour dire que leur défense de Nuevo Corso est une attaque contre la Gauche Communiste. Votre lettre privée au GIGC sur l'imposture de Nuevo Corso laisse cependant le public prendre ce dernier pour un authentique groupe de gauche communiste. Il est essentiel de dénoncer publiquement cette imposture.
En outre, alors que vous coupez les relations avec la GIGC en privé, le public continue à le considérer comme un véritable groupe révolutionnaire.
Nous notons également, d'après la description de votre lettre au GIGC, que si vous avez critiqué le CCI pour avoir rendu publique la nature de ces groupes, vous ne semblez pas avoir exprimé votre solidarité avec le CCI contre les calomniateurs du GIGC - une déclaration que nous vous avons demandée tout au long de notre récente correspondance, en vain.
Nous sommes perplexes quant à votre idée que le CCI partage la même "méthodologie" que Nuevo Corso et le GIGC. Notre méthodologie est diamétralement opposée à celle de ces deux groupes imposteurs. Notre objectif et notre méthode sont le renversement de la bourgeoisie par la classe ouvrière internationale ; les leurs consistent à renverser les organisations révolutionnaires existantes au bénéfice de la bourgeoisie. Nous ne voyons aucune convergence entre ces deux méthodes de base.
Vous dites que vous ignorerez toute autre correspondance de notre part sur ce sujet. Cependant, ignorer le problème de ces groupes ne le fera pas disparaître. Ils poursuivront leur course destructrice et la Gauche Communiste authentique continuera à être confrontée à la nécessité de serrer publiquement les rangs contre eux afin d'affaiblir l'intégrité du camp de la Gauche Communiste.
Fraternellement
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Ce qui ressort de la correspondance entre nos deux organisations, c’est que pour la TCI, démasquer des aventuriers comme Gaizka et mettre publiquement en évidence leur projet clairement antiprolétarien, comme le fait le CCI, crée plus de dommages à la Gauche Communiste que l'aventurier lui-même. Ainsi exposer au grand jour une attaque qui se mène contre la classe ouvrière est considéré comme plus néfaste que l'attaque et ses conséquences possibles. Rien n'est plus absurde :
Une telle démarche de la TCI, qui déjà en elle-même constitue une aberration, aboutit à d'autres aberrations :
La TCI est en grande partie consciente de la menace que constituent les aventuriers et les parasites et qu'effectivement, les organisations communistes doivent s'en préoccuper, comme cela transparait clairement dans ses propres lettres. Elle préfère néanmoins traiter le problème "en privé", tout en gardant un silence public sur l'existence de ce phénomène dangereux, s'illusionnant sur la possibilité de parvenir à une "influence significative" dans la vie de la classe ouvrière …. et de préserver ses droits de pêche dans les eaux troubles de l'aventurisme et du parasitisme.
Par ailleurs, il subsiste chez la TCI une incompréhension de la fonction spécifique de Gaizka : miner le terrain de la constitution du futur parti. La cible du groupe de Gaizka, et de ses défenseurs parasites, n'est pas la classe ouvrière dans son ensemble -il n'a pas de programme politique par exemple- mais vise à empêcher la germination du futur parti et l'évolution des nouveaux militants en particulier. Ainsi, la fraude Gaizka a eu un "impact significatif" au niveau de minorités politiques de la classe ouvrière, en particulier aux États-Unis. Face à cela, l'approche contradictoire et double qu'a la TCI de la question de l'aventurisme et du parasitisme crée inévitablement l'illusion que les aventuriers et les parasites sont d'authentiques communistes, alors que, dans le même temps, une véritable organisation de la Gauche Communiste, le CCI, en dénonçant la fraude, ne ferait que "jeter de la boue" dans le milieu politique en éveil. Selon la logique tordue de la TCI, le véritable ennemi est le CCI !
Pour mieux comprendre l'attitude contradictoire et néfaste de la TCI, il convient d'examiner son idée selon laquelle la "secte" de Gaizka n'a "aucune influence significative sur la classe ouvrière ou sur sa vie". Malheureusement, le manque d'influence générale dans la classe ouvrière concerne également la Gauche Communiste authentique. Cela s'explique par le fait que le niveau général de la lutte de classe est encore loin de permettre une telle activité. Dans ce contexte, s'imaginer qu'il est possible d'obtenir une "influence significative sur la vie de la classe" ne peut qu'avoir des conséquences néfastes. En particulier, on peut être conduit à rechercher une telle influence en "adaptant" les positions politiques et le type d'intervention de l'organisation au niveau de conscience dans la classe ouvrière à un moment donné, en d'autres termes en faisant des concessions aux illusions et mystifications qui pèsent sur celle-ci, c'est-à-dire en adoptant une démarche opportuniste dont la caractéristique fondamentale consiste dans la recherche de "succès" immédiats au détriment de la perspective future des combats du prolétariat. Et cet opportunisme peut affecter les questions organisationnelles comme l'a très bien montré le combat des bolcheviks contre les mencheviks lors du 2e congrès du POSDR, ce qui conduit notamment à se désengager de la défense des principes politiques organisationnels en les considérant comme des "querelles internes qui nous diminuent tous et donnent des munitions à la gauche du capital", et donc à se désengager de la défense publique de l'organisation communiste authentique et réellement existante.
Ainsi, en maintenant l'illusion (pour elle-même et un milieu proche) de la possibilité d'une influence significative dans le prolétariat aujourd'hui, la TCI fait obstacle à la préparation politique et organisationnelle solide des conditions du futur parti réel qui aura une "influence significative" sur la vie de la classe ouvrière. Cette illusion s'accompagne par ailleurs de la prétention qu'elle est actuellement en concurrence directe avec la gauche du capital pour influencer la classe[11]. Or, cette idée fausse tend à renforcer sa lutte opportuniste pour gagner de l'"influence".
Les questions et désaccords soulevés à propos de la nécessaire attitude vis-à-vis du parasitisme et de l'aventurisme appellent une discussion sur l'importance de la défense systématique des principes organisationnels révolutionnaires dans la préparation du futur parti communiste. Pour le CCI, sans une action commune des organisations révolutionnaires pour une telle approche de principe, sans un combat constant contre l'opportunisme, il n'y a pas de base pour la formation réussie des futures générations de militants communistes et celle du futur parti communiste.
[1] Note du CCI. Qui est qui dans "Nuevo Curso" ? [68] Gaizka se tait: un silence assourdissant [106]. L'aventurier Gaizka a les défenseurs qu'il mérite : les voyous du GIGC [523].
[2] Note du CCI. Nuevo Curso et la "Gauche Communiste espagnole": Quelles sont les origines de la Gauche Communiste ? [67]
[3] Note du CCI. Lire nos articles en anglais : German Social Democracy 1872 – 1914: the fight against organisational opportunism, Part 1 [524] ; German Social Democracy 1872 – 1914: the fight against organisational opportunism, Part 2 [525].
[5] Note du CCI : Groupe International de la Gauche Communiste, un groupe parasitaire
[6] Note du CCI : Lire Qui est qui dans "Nuevo Curso" ? [68]
[10] Lire nos articles en Espagnol El caso Vogt: el combate de los revolucionarios contra la calumnia (I) [493] ; El caso Vogt: el combate de los revolucionarios contra la calumnia (II) [494]
[11] "nous ne voulons pas que la Gauche Communiste soit connue pour ses querelles internes qui nous diminuent tous et donnent des munitions à la gauche du capital" (Lettre au CCI du 17/05/2020))
L’époque est révolue où, en dépit de la réalité de ce monde dominé par un système d’exploitation qui conduit de façon de plus en plus explicite l’humanité à sa perte, les médias persistaient à diffuser un peu d’optimisme pour mieux endormir les exploités en leur suggérant des raisons d’espérer un monde capitaliste meilleur. Désormais, l’accumulation des catastrophes en tout genre est telle qu’elle rend beaucoup plus difficile d’entrevoir autre chose que l’enfer sur terre. S’adaptant à cette situation, l’intoxication propagandiste tend de plus en plus à enfermer la réflexion dans cette atmosphère de fin du monde et fait tout pour détourner les exploités de l’idée que, justement, un autre futur est à la fois indispensable et possible, qu’il mûrit dans les entrailles de la société et qu’il sera l’aboutissement de la lutte de classe du prolétariat, si elle réussit à renverser le capitalisme.
La situation du monde, pour aussi dramatique et écrasante qu’elle soit, n’est pourtant pas une fatalité et elle s’explique autrement que par les mensonges de ceux qui trouvent un intérêt dans la perpétuation du capitalisme : exploiteurs de la force de travail des prolétaires, politicards de tout bord, démocrates de gauche ou droite, populistes ou ceux encore, à l’extrême gauche, qui constituent l’ultime ligne de défense du capital.
Le capitalisme a, plus qu’aucun mode de production avant lui, développé les forces productives permettant pour la première fois dans l’histoire de l’humanité l’édification d’une société libérée de la nécessité, sans classes sociales : le communisme. C’est en ce sens qu’il a constitué une étape progressiste dans l’histoire de l’humanité. La Première Guerre mondiale - avec ses millions de morts et ses destructions comme l’histoire n’en avait jamais connu - a signifié l’entrée de ce système dans un déclin irréversible dont la perpétuation menace désormais de plus en plus l’existence même de l’humanité. Ayant à son actif deux guerres mondiales, une succession ininterrompue de guerres locales de plus en plus meurtrières, il est entré, depuis l’effondrement du bloc de l’Est en 1990, dans une nouvelle et dernière étape de sa décadence, sa phase finale, celle de la décomposition générale de la société, de son pourrissement sur pieds.
C’est seulement à travers le cadre matérialiste et historique de la décomposition, comme phase ultime de la décadence du capitalisme, qu’il est réellement possible d’appréhender les phénomènes de « fin de monde » qui envahissent la société et en combattre la cause : la persistance de la domination des rapports de production capitalistes devenus caduques.
C’est dans tous les domaines que la décomposition envahit la société : développement du chacun pour soi généralisé, instabilité croissante des structures internationales de « régulation » et des appareils politiques, mais aussi explosion de la consommation de drogue, de la criminalité du fanatisme religieux, des dépressions, des suicides…[1] , détournement de toute pensée rationnelle. La vague de populisme est elle-même un produit de cette décomposition affectant de plus en plus la capacité de fractions de la bourgeoisie à assumer “rationnellement” la gestion du capital. Deux articles de ce numéro de la Revue internationale l’illustrent[2] : "Comment la bourgeoisie s’organise (§ "La montée du populisme : l’expression la plus spectaculaire de la perte de contrôle de la bourgeoisie sur son appareil politique"" et "La gauche du capital ne peut pas sauver ce système à l’agonie".
Au-delà de l’irresponsabilité sociale qui est surtout le fait de la bourgeoisie, la décomposition contribue à favoriser, en vue du profit obtenu en faisant mains basses sur les richesses naturelles, la détérioration accélérée de l’environnement et de ce fait à aggraver le changement climatique, dont témoignent la fréquence et l’ampleur des catastrophes climatiques de par le monde.
Bien évidemment, la décomposition de la société n’élimine pas les contradictions fondamentales du capitalisme, au contraire, elle ne fait que les aggraver. La crise économique mondiale, de retour depuis la fin des années 1960, empire inexorablement et de façon irréversible, avec des manifestations qui seront plus profondes et déstabilisatrices que lors de la récession de 2008, et dont on peut affirmer qu’elles battront tous les records de la grande crise des années 1929 et 1930 (Lire dans ce numéro de la Revue internationale, "Cette crise va devenir la plus grave de toute la période de décadence")[3]. Mais en même temps, tout en infligeant des souffrances supplémentaires à l’humanité avec notamment un renforcement considérable de l’exploitation de la classe ouvrière, en révélant ouvertement la faillite du capitalisme, la crise économique sera le ferment de nouveaux développements de la lutte de classe et de la prise de conscience de la classe ouvrière.
Par ailleurs, la barbarie guerrière se répand sur tous les continents de façon incontrôlable et toujours plus dramatique. La guerre fait actuellement rage en Ukraine et au Moyen-Orient dans la bande de Gaza ; la menace d’une confrontation future entre la Chine et les États-Unis[4] ne se dément pas... Face à toutes les guerres actuelles ou en gestation, la classe ouvrière n’a aucun camp à choisir et partout elle doit défendre avec acharnement l’étendard de l’internationalisme prolétarien. Pendant toute une période, la classe ouvrière ne sera pas mesure de se dresser contre la guerre. Par contre, la lutte de classe contre l’exploitation va revêtir une importance accrue car elle pousse le prolétariat à politiser son combat.
Il n’y a pas d’autre perspective réaliste pour l’humanité. Celle-ci n’est pas seulement confrontée à chacune des calamités capitalistes que nous avons évoquées, décomposition, crise, guerre, destruction du milieu ambiant… mais tous ces fléaux s’imbriquent et interagissent dans une sorte d’« effet tourbillon » aux effets plus destructeurs que la simple addition des fléaux considérés isolément les uns des autres.
Si le pôle de la société qui représente la perspective de la destruction de l’humanité occupe tout l’espace médiatique, il en existe un autre à l’œuvre par rapport auquel la bourgeoisie se montre très discrète : la reprise de la lutte de classe à l’échelle mondiale et dont le développement représente le seul futur possible pour l’humanité. Ainsi, après les difficultés considérables rencontrées par la lutte de classe consécutives à l’exploitation politique par la bourgeoisie de l’effondrement du bloc de l’Est, le prolétariat fait son retour sur la scène sociale. Il lui aura fallu trois décennies, à partir des années 1990, pour digérer l’immonde campagne idéologique martelant, sur tous les tons et à travers les médias de tous les continents, que l’effondrement des régimes staliniens – mensongèrement identifiés à la société communiste future qui en est l’antithèse - signait la fin du projet d’édification d’une société communiste à l’échelle mondiale. Ces campagnes sont même allées jusqu’à décréter la fin de la lutte de classe, de la classe ouvrière et de l’histoire elle-même. Même si, durant ces trente années la classe ouvrière a tenté de relever la tête à travers certaines luttes, ces dernières ont été considérablement limitées par le fait que les ouvriers ne se reconnaissaient plus comme une classe distincte de la société, la principale classe exploitée de celle-ci avec un projet qui lui est propre. Or c’est la récupération progressive par la classe ouvrière de son identité de classe qui est a permis le surgissement des luttes au Royaume-Uni, « L’été de la colère » 2022, la plus grande vague de grèves dans ce pays depuis 1979 et qui porte en elle la récupération par le prolétariat de projet politique qui lui est propre, le renversement du capitalisme[5] et l’édification d’une société communiste.
Des articles de la presse du CCI ont illustré, accompagné et commenté les expressions les plus marquantes de ce renouveau de la lutte de classe. Rien que depuis la sortie du numéro 171 de la Revue internationale, des luttes importantes sont intervenues au Québec, en Suède, en Finlande, en Allemagne, en Turquie et en Irlande du Nord. De telles luttes sont évidemment le résultat du refus croissant par la classe ouvrière de subir l’aggravation de l’exploitation et des conditions misérables qui vont de pair (le « trop c’est trop » des ouvriers en Grande-Bretagne). Au-delà-même de la conscience immédiate que peuvent en avoir les ouvriers en lutte, ces mouvements constituent le début d’une réponse à l’enfer sur terre auquel le capitalisme condamne l’humanité.
L’intervention des révolutionnaires doit se porter à l’avant-garde sur tous les plans du combat de la classe ouvrière et de sa prise de conscience
Sécrétion de la lutte historique du prolétariat mondial, l’activité et l’intervention des révolutionnaires sont indispensables. Et cela à toute époque de la vie de la société, depuis la naissance du mouvement ouvrier jusqu’à maintenant, tant dans l’ascendance du capitalisme et le développement du mouvement ouvrier que dans sa décadence. Qu’il s’agisse de se porter à l’avant-garde de la lutte de la classe ouvrière pour lui donner des orientations, lors des périodes révolutionnaires, ou bien de résister politiquement et très minoritairement dans les pires moments de recul pour sauver et entretenir le patrimoine à transmettre. Mais également dans toutes les situations “intermédiaires”, comme celle que nous connaissons actuellement, sans possibilité d’influence réelle au sein de la classe ouvrière où l’activité des révolutionnaires ne pouvant être celle d’un parti, elle est néanmoins essentielle et indispensable à plus d’un titre, en particulier vis-à-vis de la préparation des conditions de surgissement du futur parti.
En fait, en toute circonstance, l’activité des révolutionnaires est loin de se limiter à la production d’une presse ou de tracts et à leur diffusion, même si ces tâches sont effectivement essentielles et très prenantes. Ainsi, comme condition à la réalisation de la presse, l’organisation doit avoir la capacité d’appréhender l’évolution de la situation mondiale sur tous les plans ce qui suppose un effort collectif permanent d’analyse, pouvant nécessiter le retour aux fondements, pour actualiser le cadre d’analyse, l’enrichir. C’est parce qu’« il n’y a pas de mouvement révolutionnaire sans théorie révolutionnaire » (Lénine) et que le monde n’est pas statique, que les révolutionnaires doivent faire vivre leurs positions politiques à la lueur de la réalité. C’est ainsi que, par exemple Lénine, étant conscient de l’approche du moment propice à la révolution, entreprend la rédaction de « L’État et la révolution"[6] qui constitue une continuation et une clarification de la théorie marxiste sur la question de l’État. C’est le même type de considération qui, dans un contexte tout différent, avait amené notre organisation à fournir un effort d’analyse pour comprendre, à la fin des années 1980, la signification de l’accumulation de phénomènes de décomposition de la société, et mettre en évidence qu’il ne s’agissait en rien de quelque chose de fortuit ni de normal dans la vie du capitalisme mais qui correspondait à une nouvelle phase de la décadence du capitalisme, celle de sa décomposition.
C’est une telle démarche qui permet au CCI de comprendre la dynamique actuelle des conflits impérialistes, non pas comme une confrontation entre deux blocs impérialistes rivaux – comme c’était le cas avant l’effondrement des blocs - mais d’abord et avant tout comme une expression du chacun pour soi concernant chaque pays impérialiste, en quête de survie dans l’arène mondiale. Les États-Unis bataillant pour leur leadership mondial, ils n’ont pas hésité pour cela à pousser la Russie à envahir l’Ukraine en vue qu’elle s’affaiblisse considérablement et ne puisse prêter main-forte à la Chine face aux États-Unis.
C’est aussi une telle analyse qui permet au CCI de comprendre et défendre que, depuis la disparition des blocs impérialistes, l’alternative historique n’est plus « Révolution mondiale ou bien Guerre mondiale », les deux termes s’excluant mutuellement, en particulier du fait qu’un prolétariat non défait mondialement est un obstacle à son embrigadement pour la guerre. Les deux dynamiques antagoniques dans la situation actuelle ne s’excluent pas : d’une part l’enfoncement de la société dans la décomposition avec pour enjeu disparition de la société et de toute vie humaine sur terre et, d’autre part, le développement de la lutte de classe mondiale jusqu’à la prise du pouvoir du prolétariat. Par contre l’aboutissement des deux dynamiques est exclusif à l’une ou l’autre.
Il existe dans le milieu prolétarien, et certainement parmi les éléments en recherche des positions de classe, des divergences ou des interrogations quant à la manière dont se pose l’alternative historique dans la situation actuelle. Certaines de ces divergences ont un lien avec la reconnaissance ou non de la phase actuelle de décomposition du capitalisme. Le CCI a développé une critique de la démarche « matérialiste vulgaire » qui sous-tend le rejet de la notion de décomposition du capitalisme (Lire "La méthode marxiste, outil indispensable pour comprendre le monde actuel" dans le "Rapport sur la décomposition du rapport sur la du 25e congrès du CCI" et nous ne pouvons qu’encourager ses critiques, tout comme ses défenseurs, à engager le débat sur cette question. Mais il ne s’agit pas de la seule question à clarifier en priorité. En effet, le développement des tensions guerrières pose la nécessité de la plus grande clarté et fermeté concernant l’attitude et l’intervention face à cette situation.
La défense de l’internationalisme prolétarien telle que présentée dans le Manifeste du Parti communiste est imprescriptible : « Les prolétaires n’ont pas de partie ; Prolétaires de tous les pays unissez-vous ». Or, Il existe face aux conflits actuels, en particulier celui dans la bande de Gaza, une tendance présente chez des groupes de la Gauche communiste (bordiguistes) mais aussi au sein d’une frange partageant une certaine proximité avec les positions de classe à mettre de côté la formule « Prolétaires de tous les pays unissez-vous » au profit de formules douteuses “oubliant” le prolétariat de la bande de Gaza, le dissolvant dans le « peuple palestinien ». De telles confusions, qui doivent être discutées et combattues, sont très préjudiciables dans la mesure où car elles ouvrent une brèche dans les principes que la classe ouvrière doit défendre pour pouvoir face front face au développement des conflits guerriers qui vont s’amplifier partout dans le monde. Sur cette question lire nos articles de ce numéro de la Revue : "“Action Week” à Prague : L’activisme est un obstacle à la clarification politique" et "La lutte contre la guerre impérialiste ne peut être menée qu’avec les positions de la gauche communiste [539]"
Depuis son existence, la Gauche communiste a assumé une responsabilité de premier plan dans la lutte contre la guerre à différents moments clés de l’histoire en dénonçant les deux camps impérialistes en présence : durant la guerre d’Espagne en 1936, les républicains d’un côté et les fascistes de l’autre ; durant la seconde guerre mondiale : Grande-Bretagne, France, Russie et États-Unis d’un côté et Allemagne, Italie de l’autre alors même que le trotskisme trahissait en prenant la défense du camp démocrate en Espagne et ensuite celui de la Russie. Lire à ce propos notre article de ce numéro de la Revue "Manifeste de la Gauche communiste aux prolétaires d’Europe (Juin 1944)". Mais depuis lors, les principaux groupes de la Gauche communiste ont rejeté les différentes sollicitations du CCI pour des prises de position commune face aux différents conflits ayant ensanglanté le monde depuis la fin des années 1970. Soit par sectarisme, soit encore par opportunisme, comme cela a été le cas face à la guerre en Ukraine où la TCI, rejetant la démarche proposée par le CCI qui s’inscrivait totalement dans celle de la Gauche communiste, lui a préféré une démarche opposée, large et brouillant la démarcation qui doit exister entre la gauche communiste qui lutte effectivement contre la guerre et l’ensemble d’un milieu composé de ceux qui sont circonstanciellement opposés à telle ou telle guerre (Lire l'article de ce numéro de la Revue "La lutte contre la guerre impérialiste ne peut être menée qu’avec les positions de la gauche communiste". Dans ces circonstances, c’est un nombre réduit de groupes de la gauche communiste qui ont assumé cette responsabilité internationaliste. Lire à ce propos "Deux ans après la déclaration commune de la gauche communiste sur la guerre en Ukraine".
Sylunken (20/07/2024)
[1]Lire nos Thèses sur "La décomposition, phase ultime de la décadence capitaliste". Revue internationale 107.
[2]Lire également "La montée du populisme est un pur produit de la décomposition du capitalisme".
[3]Lire l’article suivant de ce numéro de la Revue, "Cette crise va devenir la plus grave de toute la période de décadence [540]"
[4]Lire l’article sur les tensions impérialistes de ce numéro.
[5]Lire à ce propos "Après la rupture dans la lutte de classe, la nécessité de la politisation des luttes"
[6]Lire à ce propos notre article ""L’Etat et la Révolution" (Lénine), une vérification éclatante du marxisme" (Revue internationale 91)
Avec la course à la présidentielle aux États-Unis et les élections européennes, les différentes fractions bourgeoises de l’appareil d’État ont développé une vaste campagne idéologique en défense de la démocratie et de ses institutions « menacées » par la montée du populisme.
Une telle campagne, faite pour durer, représente un réel danger pour la classe ouvrière : elle pourrait affaiblir la tendance qui existe en son sein depuis plusieurs décennies, à se détourner du cirque électoral alors qu’il devenait de plus en plus clair, à ses yeux, que voter ne permet en rien de défendre ses conditions de vie sans cesse attaquées par l’État et les patrons, et que la gauche défend et défendra toujours les intérêts du capitalisme.
En instrumentalisant le rejet spontané du populisme, de sa xénophobie assumée, de son discours ouvertement autoritaire… qui existe dans une grande partie de la classe ouvrière, les fractions bourgeoises de gauche ou de droite tentent de ramener les ouvriers sur le terrain pourri de la démocratie à travers laquelle la bourgeoisie impose de la façon la plus sournoise sa dictature sur l’ensemble de la société. Les discours alertant sur « la démocratie menacée » par le populisme ont eu un certain effet sur les esprits avec une participation en très nette hausse lors des élections européennes, en France notamment (d’abord aux Européennes, aux législatives ensuite).
Suivre la bourgeoisie sur ce terrain revient à défendre des intérêts qui ne sont pas ceux de la classe ouvrière, à choisir la défense d’un camp bourgeois contre un autre, alors que le seul camp que la classe ouvrière doit choisir, c’est celui de sa lutte autonome contre le capitalisme en crise et fauteur de guerre. Une telle mise en garde s’impose d’autant plus que le chaos et l’action du populisme sont appelés à prendre encore plus d’importance et, avec eux, les campagnes de la bourgeoisie pour la défense de sa « démocratie ».
Le populisme et son idéologie putride existent depuis longtemps aux États-Unis et, pendant des décennies, la bourgeoisie a été en mesure d’empêcher qu’elles aient une influence trop importante sur l’appareil d’État. Aujourd’hui, leur implantation croissante paraît inexorable et les tentatives pour l’enrayer semblent infructueuses. Bien que les fractions les plus responsables de la bourgeoisie s’emploient encore à freiner sa montée en puissance, à l’image de ce qu’on a pu voir en France, récemment, même avec la défaite de Trump, le populisme est déjà et ne cessera d’être un facteur d’affaiblissement des États-Unis, aussi bien au sein de l’appareil d’État et de la société américaine qu’au niveau international. De son côté, le camp Démocrate discrédité, à la tête d’un État qui a multiplié les attaques et incapable d’écarter rapidement la candidature d’un Biden affaibli, aborde les élections avec un indéniable handicap. On doit donc s’attendre à une confrontation sans merci entre Démocrates et Républicains pour les prochaines élections américaines.
La campagne électorale est, en effet déjà plus violente que la précédente, dans les discours et pas seulement. Ainsi, les hostilités entre les deux camps ont déjà été ponctuées par rien de moins qu’une tentative d’assassinat contre Trump. Le fait que Trump y ait échappé, avec une morgue incroyable, lui permet d’apparaître plus puissant que jamais, situation qu’il ne manquera pas d’exploiter à son avantage. Et si, un court moment, se parant de l’auréole de martyr, il a tenté de jouer la carte de la « réconciliation nationale », il l’a très vite abandonnée en renouant avec celle de la démolition du camp adverse, sans se soucier des conséquences sur le fonctionnement des Institutions étatiques à l’avenir. Par ailleurs, un certain nombre des obstacles à sa nouvelle candidature que le camp Démocrate avait mis en place, en particulier sur le plan juridique, ont récemment été balayés par un système judiciaire dont une partie est clairement à la botte de Trump.
Le style de Trump, bâti sur le baratin, les menaces et la violence n’est pas une nouveauté puisqu’il avait déjà lourdement marqué les campagnes électorales précédentes où le président sortant avait violemment contesté sa défaite, notamment en encourageant l’assaut du Capitole par une foule de ses supporters fanatisés. Une nouvelle défaite du camp Républicain pourrait donner lieu à des troubles d’une portée encore supérieure. Dans un pays où la population est lourdement armée, les supporters de Trump, chauffés à blanc pendant des mois, gavés de théories complotistes, pourraient se lancer dans des aventures séditieuses et répandre le chaos dans tout le pays. La promesse de Trump de se venger des fonctionnaires d’État qu’il considère comme ses ennemis, en remplaçant 400 000 d’entre eux s’il est élu, augure également de troubles après les élections. D’un autre côté, si Trump l’emporte, sa politique considérée comme dangereuse pour le capital américain et de ses intérêts impérialistes sera contestée au sein de différents corps de l’État comme l’armée et les services secrets.
Ainsi, la seule certitude, c’est que, quel que soit le résultat des élections, les tensions et le chaos sont appelés à se développer dans la première puissance mondiale, même si c’est sous des formes et à un rythme sans doute différents selon que les Démocrates ou les Républicains remportent les prochaines élections. Quoi qu’il arrive, cela aura des répercussions catastrophiques dans le monde entier. Alors que Biden a fini par laisser sa place à sa vice-Présidente Harris, l’alternative entre les Républicains et les Démocrates ne peut en être une pour la classe ouvrière qui devra résister à ce faux choix dans un contexte très difficile.
Les tensions entre les États de l’Union européenne se renforcent, promettant là aussi le développement de l’instabilité dans le cœur historique du capitalisme. La décomposition du capitalisme exacerbe la tendance au chacun pour soi entre États et se trouve également à l’origine du phénomène de montée du populisme. Les facteurs de division pèsent de plus en plus lourdement.
Les bouleversements politiques aux États-Unis impactent la stratégie des États européens confrontés à un avenir incertain à l’égard de l’Amérique, notamment dans le contexte de la guerre en Ukraine et d’une Russie menaçante. La confrontation entre les États-Unis et la Chine, au centre des enjeux impérialistes mondiaux, exacerbe les tensions au sein même de l’Union européenne : entre les pays, comme la Pologne, qui privilégient clairement l’option atlantiste, et ceux, comme la France, qui souhaitent faire valoir une certaine indépendance vis-à-vis des États-Unis, chaque pays est confronté à une série d’intérêts contradictoires à l’égard de la Chine, tant sur le plan économique qu’impérialistes.
À ce titre, les tensions se sont également accrues depuis le début de la guerre en Ukraine. Même le « couple franco-allemand », moteur de l’Union européenne, a fait la démonstration de sa fragilité. L’Allemagne, alors dépendante des approvisionnements énergétiques russes, pâtit de la guerre tant sur le plan économique qu’impérialiste avec l’affaiblissement de son influence sur les pays de l’Est.
Alors que les fractions populistes de la bourgeoisie s’imposent de plus en plus à la tête des gouvernements, leur irresponsabilité dans la gestion des affaires de l’État, menace ouvertement l’unité de l’Union européenne.
Sur fond de guerre et de crise, les tensions sur le plan économique et du budget « commun », notamment la question énergique (qui est étroitement connectée à la question militaire, s’agissant en particulier de l’énergie nucléaire), se sont également renforcées. Les États ont de plus en plus tendance à privilégier leurs propres intérêts au détriment de l’unité européenne.
Avefka (30/07/2024)
Le capitalisme, le mode de production qui règne sur tous les pays de la planète, se meurt. En déclin historique depuis plus d’un siècle, l’accélération de sa décomposition n’a cessé de se renforcer depuis ces trois dernières décennies et plus particulièrement depuis le début des années 2020, où ses multiples crises (économique, militaire, écologique) se conjuguent pour créer un tourbillon mortifère qui exacerbe considérablement la menace de destruction de l’humanité.
La classe dominante du capitalisme, la bourgeoisie, n’a pas de solution à ce scénario cauchemardesque. Incapable de proposer une perspective pour la société, elle est prise dans la logique désespérée d’une société en décomposition : celle du chacun pour soi !
C’est devenu la règle dominante des relations internationales, qui s’exprime par l’extension de guerres barbares à travers la planète. Mais c’est aussi la tendance dominante au sein de chaque nation : la classe dirigeante est de plus en plus divisée en cliques et en clans, chacun faisant passer ses propres intérêts avant les besoins du capital national. Cette situation fait que la bourgeoisie a de plus en plus de mal à se comporter comme une classe unifiée et à garder le contrôle global de son appareil politique. La montée du populisme au cours de la dernière décennie est le produit le plus clair de cette tendance : les partis populistes incarnent l’irrationalité et le « no future » du capitalisme, en promulguant les théories conspirationnistes les plus absurdes et une rhétorique de plus en plus violente à l’encontre de « l’establishment » politique. Les factions les plus « responsables » de la classe dirigeante s’inquiètent de la montée du populisme parce que leurs comportements et leurs politiques sont en contradiction directe avec ce qu’il reste du consensus traditionnel de la politique bourgeoise.
Pour prendre un exemple : la stratégie impérialiste. L’une des raisons pour lesquelles il y a une telle opposition, au sein même de la classe dirigeante américaine, au retour de Trump à la présidence, est qu’il saperait les principaux axes de la politique américaine sur des questions clés telles que le renforcement de l’OTAN et le soutien à l’Ukraine dans la guerre contre la Russie, tout en donnant carte blanche aux factions les plus agressives de la bourgeoisie israélienne au Moyen-Orient. Tout comme Trump, Le Pen, Farage et d’autres populistes en Europe sont eux aussi notoirement pro-russes dans leur vision internationale, ce qui va à l’encontre des politiques actuelles des plus importants pays occidentaux. Les démocrates américains ayant du mal à décider s’ils doivent ou non remplacer le vieillissant Joe Biden à temps pour les élections de novembre, un « second avènement » de Donald Trump semble de plus en plus probable, (1) ouvrant la perspective d’une nouvelle accélération du chaos dans les relations internationales.
Plus généralement, le populisme est le fruit d’une désillusion croissante à l’égard de la « classe politique ». Il se nourrit du mécontentement suscité par la vénalité et la corruption des politiciens en place, de leur litanie de promesses non tenues et de leur rôle dans la dégradation du niveau de vie de la majorité de la population. Ainsi, les populistes prétendent être les porte-parole d’une véritable rébellion du « peuple » contre les « élites » et réclament de manière démagogique l’amélioration du niveau de vie de la population « de souche » en désignant des boucs émissaires et en excluant les immigrés.
Les résultats des élections en Grande-Bretagne et en France montrent que les parties « responsables » de la classe dominante ne sont pas prêtes à se laisser abattre et à s’avouer vaincues par les populistes.
La bourgeoisie britannique a depuis longtemps la réputation d’être la classe dominante la plus expérimentée et la plus intelligente au monde, une réputation qui a survécu au déclin de la Grande-Bretagne en tant que puissance mondiale. Dans les années 1980, par exemple, les politiques économiques du thatchérisme et la répartition des tâches entre la droite au pouvoir et la gauche dans l’opposition ont servi d’exemple à suivre dans l’ensemble du bloc occidental, et plus particulièrement aux États-Unis. Mais ces dernières années ont vu le parti conservateur, dans ses efforts pour « contenir » la montée du populisme, être de plus en plus infecté par celui-ci, en particulier à cause du désastre du Brexit ainsi que de l’incompétence et des mensonges éhontés des premiers ministres conservateurs qui se sont succédé. En moins de cinq ans, les Tories sont passés de l’immense victoire des élections de 2019 à leur quasi-anéantissement lors des élections de 2024, marquées par une victoire écrasante des travaillistes et par la plus grande défaite électorale de toute l’histoire des Tories. Les conservateurs ont perdu 251 sièges, parmi lesquels un certain nombre d’anciens ministres (tels que Grant Shapps et Jacob Rees-Mogg) et même une ancienne première ministre (Liz Truss). Dans de nombreuses circonscriptions, les conservateurs ont terminé en troisième position, derrière les libéraux-démocrates et, plus important encore, derrière le Reform UK populiste de Farage.
Dans l’un de ses premiers discours en tant que Premier ministre, Keir Starmer a proclamé que son gouvernement se battrait pour « vous faire croire à nouveau ». Pleinement conscient que la classe politique est largement considérée par la population comme cynique, le gouvernement travailliste vend l’image d’un gouvernement fort et stable, en contraste avec le chaos de ces dernières années. Il parle de « changement », mais il est extrêmement prudent dans les promesses qu’il fait, et plus prudent encore lorsqu’il s’agit de dépenser pour tenter de résoudre les problèmes économiques de la Grande-Bretagne. En matière de politique étrangère, il n’y aura pratiquement aucun changement par rapport au gouvernement précédent, qui soutenait les politiques des États-Unis et de l’OTAN à l’égard de l’Ukraine, du Moyen-Orient et de la Chine.
La capacité du parti travailliste à se présenter comme le nouveau parti de l’ordre et du gouvernement responsable est l’expression de l’intelligence restante de la classe dominante britannique, de sa compréhension de l’échec total de la politique conservatrice consistant à contrôler le populisme en injectant un grand nombre de thèmes populistes dans son propre corps. En ce sens, il a ajouté quelques pierres à la barrière érigée face à la poussée populiste. Mais même au Royaume-Uni, cette barrière est très fragile.
D’une part, l’écrasante victoire des travaillistes s’est fondée sur un taux de participation très faible : seuls 60 % des électeurs ont voté, ce qui montre que la défiance à l’égard du système politique reste très répandue. Deuxièmement, les sondages ont clairement montré que le vote travailliste n’était pas motivé par un grand enthousiasme pour leur programme, mais avant tout par le désir de se débarrasser des Tories. De plus, et c’est ce qui est sans doute le plus important, la défaite des Tories est en partie due à une défection massive en faveur du parti Reform UK, stimulée par la décision de Farage de prendre la tête du parti et de se présenter à l’élection. Bien que les réformistes n’aient obtenu que cinq sièges au Parlement, ils ont recueilli 14,3 % des voix, ce qui les place en troisième position sur le nombre total de suffrages exprimés. Farage a clairement indiqué qu’il ne s’attendait pas à gagner beaucoup de sièges et que la lutte contre le Labour (et le centre) ne faisait que commencer.
Le système bipartite britannique, avec son principe du « first past the post » (scrutin uninominal majoritaire), a longtemps été présenté comme la pierre angulaire de la stabilité politique britannique, une méthode permettant d’éviter les turbulences engendrées par les coalitions politiques qui règnent dans nombre de systèmes parlementaires fondés sur la représentation proportionnelle. Dans ce cas, l’approche britannique s’est avérée être un rempart efficace à la pénétration des petits partis comme le parti réformiste au sein du parlement. Mais le système bipartite repose également sur la stabilité des deux principaux partis, et les élections de 2024 ont abouti à un affaiblissement historique du Parti conservateur, un choc dont il pourrait ne pas se remettre.
Un autre élément clé qui laisse penser que le gouvernement travailliste ne restera pas « fort et stable » longtemps, c’est l’attitude du parti vis-à-vis de la lutte des classes. Starmer, Angela Rayner (vice-Première ministre) et d’autres peuvent souligner leurs origines ouvrières personnelles, mais il s’agit davantage d’une réponse aux déclarations des populistes qui affirment « parler au nom des gens ordinaires » que d’un moyen de présenter le parti travailliste comme un parti de la classe ouvrière, sans même parler de constituer un parti véritablement « socialiste ». Le Labour de Starmer est très proche du New Labour de Blair, qui prétend occuper le terrain du « centre-gauche », en opposition aux « excès de gauche » de Jeremy Corbyn, ce qui lui a coûté cher en 2019. Mais entre 2019 et 2024, la Grande-Bretagne a connu un renouveau important des luttes de classe qui ont servi de phare à la mobilisation des travailleurs dans le monde entier. Ces luttes se sont calmées, mais elles couvent toujours. Le gouvernement travailliste actuel n’est sans doute pas bien équipé idéologiquement pour répondre à une nouvelle flambée de lutte de classe et pourrait rapidement perdre sa crédibilité, étant donné qu’il est censé incarner un progrès par rapport aux conservateurs.
En France, comme en Grande-Bretagne, nous avons pu observer au sein de l’appareil politique bourgeois une réponse plutôt intelligente à la montée du populisme et au danger de voir le Rassemblement national (RN) de Le Pen remporter une majorité au parlement. Aussitôt après que Macron a déclaré des élections législatives anticipées, en réponse aux succès du RN aux européennes, le Nouveau Front populaire (NFP) a été concocté. Il a rassemblé toutes les principales forces de gauche : les partis socialiste et communiste, La France insoumise, les Verts et certains groupes trotskystes. Après la victoire du RN au premier tour des législatives, le NFP a conclu un accord avec le parti centriste de Macron, Renaissance, afin que les candidats de ces deux partis ne s’opposent pas l’un à l’autre au second tour, ceci dans le but de limiter la perte de terrain face au RN. Et la manœuvre a fonctionné : le RN n’a pas réussi à obtenir une majorité à l’Assemblée nationale.
Cela signifie-t-il que le pari de Macron de convoquer des élections anticipées a porté ses fruits ? En fait, cela a créé une situation extrêmement incertaine au sein de l’appareil politique bourgeois française. Bien que la gauche et le centre aient été en capacité de conclure un accord pour contrer le RN, Macron devra faire face à un parlement divisé, composé de trois groupes principaux, eux-mêmes divisés en plusieurs sous-groupes. Cette situation risque donc de rendre sa tâche bien plus difficile qu’auparavant. Contrairement à la Grande-Bretagne, la France ne dispose pas d’un parti de centre-gauche fort, car le Parti socialiste a été totalement discrédité par ses années au pouvoir, au cours desquelles il a multiplié les attaques contre la classe ouvrière. Le Parti communiste français n’est plus que l’ombre de lui-même. La force la plus dynamique du Nouveau Front populaire est La France insoumise (LFI), qui se réclame de la classe ouvrière et du socialisme, vante ses liens aux ouvriers en lutte contre les politiques néolibérales de Macron (par exemple, elle appelle à l’abandon de la réforme de la retraite à 64 ans, une préoccupation majeure lors des récentes grèves et manifestations en France, et réclame le rétablissement de l’âge de départ à 60 ans). LFI est également très critique à l’égard de l’OTAN et de la guerre au Moyen-Orient, ce qui n’en fait pas un soutien fiable de la politique étrangère de Macron. Tout cela nous amène à conclure que le « barrage » français contre le populisme et le chaos politique est peut-être encore plus fragile que le barrage britannique.
Dans une certaine mesure, l’incertitude à laquelle est confronté l’appareil politique français est le reflet d’une faiblesse plus historique de la bourgeoisie française, qui n’a pas bénéficié de la même stabilité politique que son homologue britannique et qui a été en proie à des tensions entre intérêts particuliers pendant beaucoup plus longtemps. L’une des raisons pour lesquelles le Parti socialiste a perdu ses lettres de noblesse en tant que parti de la classe ouvrière a été son accession prématurée au pouvoir dans les années 80, où il a été obligé de mener des attaques féroces contre la classe ouvrière, plutôt que de rester dans l’opposition comme le Parti travailliste au Royaume-Uni. Et cette incapacité à se conformer à une stratégie internationale de la classe dominante était une indication de cette incohérence historique de la classe dominante française et de son appareil politique.
En France, la « défaite » du RN a suscité plus d’enthousiasme dans les rues que le « triomphe » des travaillistes au Royaume-Uni. L’exclusion du RN du gouvernement a empêché la mise en œuvre de certaines de ses politiques les plus ouvertement répressives et racistes à l’encontre des immigrés et des musulmans, ce qui a sans aucun doute été ressenti comme un soulagement par de nombreuses personnes, en particulier celles issues de l’immigration. Mais cet enthousiasme comporte de réels dangers, notamment l’idée que la gauche est vraiment du côté des travailleurs et que le capitalisme n’est représenté que par l’extrême droite ou le néolibéralisme de Macron.
Le fait même que les partis de gauche aient joué un rôle aussi crucial dans l’effort de blocage du RN est la preuve de la nature bourgeoise de la gauche. Le populisme est certes un ennemi de la classe ouvrière, mais il n’est pas le seul, et s’associer à d’autres partis pour stabiliser l’appareil politique existant est une action au service du capitalisme et de son État. De plus, comme cette action est menée au nom de la défense de la démocratie contre le fascisme, c’est un moyen de renforcer l’idéologie frauduleuse de la démocratie. N’oublions pas le rôle que la gauche a joué dans le passé pour sauver le capitalisme dans ses moments difficiles : de la Première Guerre mondiale, lorsque les opportunistes de la social-démocratie ont placé les intérêts de la nation au-dessus des intérêts de la classe ouvrière internationale et ont aidé à recruter les travailleurs pour les fronts de guerre ; à la révolution allemande de 1918, lorsque le gouvernement social-démocrate a agi comme le « limier » de la contre-révolution, en utilisant les corps francs proto-fascistes pour écraser les travailleurs insurgés ; et, de façon plus révélatrice encore, lorsque les fronts populaires « originaux » des années 1930 ont contribué à préparer la classe ouvrière à la boucherie de la Seconde Guerre mondiale, précisément dans le but de défendre la démocratie contre le fascisme.
La classe ouvrière ne doit pas avoir l’illusion que ceux qui participent à la machine politique bourgeoise, qu’ils soient de droite ou de gauche, sont là pour protéger les travailleurs des attaques contre leur niveau de vie. Au contraire, la seule option pour un gouvernement bourgeois et les partis qui le composent, face à un système capitaliste qui s’effondre, est d’exiger des sacrifices de la part de la classe ouvrière au nom de la défense de l’économie nationale et de ses intérêts impérialistes, jusqu’à se sacrifier sur l’autel de la guerre. Le gouvernement New Labour de Blair en Grande-Bretagne et le gouvernement du Parti socialiste de Mitterrand en France l’ont déjà amplement démontré. (2)
La défense des intérêts des ouvriers ne passe pas par les urnes ou par la confiance dans les partis de la classe ennemie. Elle ne peut être fondée que sur les luttes indépendantes et collectives des ouvriers en tant que classe contre toutes les attaques contre nos conditions de vie et de travail, et contre nos vies mêmes, que ces attaques viennent de l’aile droite ou de l’aile gauche de la classe dominante.
Amos, 12 juillet 2024
1 À l’heure où nous traduisons en français ces lignes, l’ex-Président Trump a été victime d’une tentative d’assassinat. Un de ses supporters a perdu la vie. Trump a été blessé à l’oreille mais ses jours ne semblent pas en danger. Bien sûr, les attentats ne sont pas une nouveauté et les États-Unis ont connu leur lot d’assassinats politiques. Mais cet assaut, qui fait suite à plusieurs autres (Bolsonaro au Brésil, Shinzo Abe au Japon…), illustre l’aggravation des tensions au sein de la bourgeoisie américaine et la réalité de l’approfondissement de l’instabilité politique.
2 Voir en anglais sur notre site : « Blair’s legacy : A trusty servant of capitalism [542] », World Revolution n° 304 (Mai 2007).
Devant l'impasse totale où se trouve le capitalisme et la faillite de tous les "remèdes" économiques, la bourgeoisie n'a d'autre choix que la fuite en avant avec des moyens qui ne peuvent être que militaires. L'aggravation des tensions guerrières en Ukraine, au Moyen-Orient et en Afrique comme les menaces croissantes en Asie (Philippines, Taïwan…) constituent le principal vecteur d'une situation mondiale où guerre, crise économique et désastre écologique s’aggravent et se renforcent mutuellement. Le prolétariat mondial en paie les conséquences sur les lignes de front en Russie et en Ukraine, en Israël et à Gaza, au Yémen, au Sahel, etc. Face à la multiplication des cures d’austérité pour financer la guerre, partout la misère, la précarité, la peur du lendemain s’approfondissent. Si le prolétariat réagit de plus en plus par la lutte à des attaques économiques insupportables, le chemin est encore long avant que le développement et la politisation de ses luttes permettent de mettre en question la domination capitaliste.
Bien que la polarisation des tensions entre les États-Unis et la Chine constitue l'axe central des tensions impérialistes dans le monde et que les différents conflits guerriers se trouvent directement ou indirectement liés à cette confrontation majeure, la dynamique impérialiste n'est pas celle d'alliances stables conduisant à la formation de blocs impérialistes en vue d'une Troisième Guerre mondiale. Cela ne signifie pas pour autant que l'humanité peut dormir sur ses deux oreilles : la tendance actuelle au chaos impérialiste incontrôlé constitue également une menace pour sa survie.
Depuis l'effondrement des blocs, la détermination des États-Unis à se maintenir au rang de première puissance mondiale, et à imposer leur ordre impérialiste, est une contribution majeure au désordre impérialiste actuel. Depuis l'administration Obama, la bourgeoisie américaine a mis en œuvre une politique de "pivot" vers l'Asie, tissant un réseau d'alliances économiques et militaires (AUKUS, Quad) pour isoler la Chine, sur le modèle de l'encerclement de l'URSS[1] qui a contribué à l'effondrement du bloc de l'Est. Saper l'alliance entre la Russie et la Chine est un objectif important de cette politique, c'est pourquoi les États-Unis ont contribué à provoquer la guerre d'Ukraine pour "saigner" la Russie.[2] Un autre volet de la stratégie de l'impérialisme américain était la Pax Americana au Moyen-Orient, avec les accords d'Abraham (2020), qui visaient à neutraliser l'Iran et ses milices supplétives dans la région et à bloquer la présence de la Chine et ses "routes de la soie". Le chaos qui s'est emparé de la région suite à l'attaque sanglante du Hamas et la réponse génocidaire d'Israël, en risquant de mettre le feu à la région s'inscrivent en contre des intérêts des États-Unis qui ont dû mobiliser des moyens militaires considérables pour évider une déstabilisation venant menacer la stabilité "garantie" par les accords d'Abraham.
Pour ajouter à la confusion, les factions populistes et démocrates de la bourgeoisie américaine défendent des orientations impérialistes différentes, ce qui rend les perspectives encore plus imprévisibles en cas de victoire de Trump aux prochaines élections présidentielles : "Trump oscille entre le désir de projeter la puissance américaine à l'étranger et l'isolationnisme ; récemment, il a promis de se retirer de l'OTAN, de mettre fin aux importations de produits chinois, de déployer l'armée américaine dans les rues américaines pour lutter contre la criminalité et expulser les immigrants, et d'"évincer" les "bellicistes" et les "mondialistes" du gouvernement américain. D'autres dirigeants conservateurs, tels que le gouverneur de Floride Ron de Santis et l'homme d'affaires Vivek Ramaswamy, expriment une franche hostilité à l'égard du respect des engagements internationaux des États-Unis. La plupart des candidats à la présidence du Parti républicain ont offert un soutien inconditionnel à Israël à la suite de l'attaque du Hamas [...] En ce qui concerne l'Ukraine, les politiciens du parti sont divisés : un peu plus de la moitié des républicains de la Chambre des représentants ont voté en septembre 2023 pour mettre fin à l'aide américaine à la défense de Kiev contre l'invasion russe"[3].
Après deux ans et demi, la guerre semble être dans une impasse. L'offensive ukrainienne a été un échec et la Russie peine à avancer au-delà de ses positions. Les deux parties sont confrontées à la nécessité d'une plus grande mobilisation de la population et des ressources sur les lignes de front, tandis que les ruines des villes, les pertes et les privations de la population s'accumulent.
La cause de cette impasse n'est pas qu'aient été sous-estimées la résistance de la Russie à la "saignée", sa capacité à rester une puissance mondiale. Elles ont plutôt été surestimées. À l'origine de l'impasse actuelle se trouve la spirale du chaos déclenchée par la guerre en Ukraine.
D'abord en Russie même où la croissance économique est en réalité le résultat de l'économie de guerre, qui engloutit toutes les ressources et annonce "du pain aujourd'hui et la faim pour demain" : "Plus d'un tiers de la croissance de la Russie est due à la guerre, les industries liées à la défense affichant des taux de croissance à deux chiffres [...] Le secteur militaire bénéficie d'un montant disproportionné de dépenses publiques et siphonne également la main-d'œuvre civile, ce qui se traduit par un taux de chômage anormalement bas de 2,9% [...] L'interaction entre les dépenses militaires, les pénuries de main-d'œuvre et la hausse des salaires a créé une illusion de prospérité qui ne durera probablement pas [...] Poutine est confronté à un trilemme impossible. Ses défis sont triples : il doit financer sa guerre contre l'Ukraine, maintenir le niveau de vie de sa population et préserver la stabilité macroéconomique. Pour atteindre les deux premiers objectifs, il faudra dépenser davantage, ce qui alimentera l'inflation et empêchera d'atteindre le troisième objectif"[4] Ce scénario d'inflation, de détérioration des services de l’État (santé, éducation…) et d'endettement des familles changera sans doute la façon dont les principales concentrations ouvrières de Russie ont vécu la guerre jusqu'à présent[5].
En outre, la productivité de l'économie russe et son niveau technologique sont si bas[6] que ce pays doit acheter des armes à la Corée du Nord[7]. À cela s'ajoutent un problème démographique et une pénurie de main-d'œuvre qualifiée, exacerbés par la fuite des jeunes travailleurs du secteur technologique.
Mais les problèmes économiques ne sont pas les seuls auxquels Poutine est confronté. La Fédération de Russie compte 24 républiques (en comptant les territoires occupés de l'Ukraine) auxquelles le gouvernement de Poutine a retiré (à l'exception de la Tchétchénie) leurs prérogatives d'autonomie, non sans résistance de leur part (en Tchétchénie, en Ingouchie, en Daghestan, en Asie centrale, comme en témoigne le récent attentat de Khorasan à Moscou). La répartition inégale de l'effort de guerre, avec l'enrôlement sélectif dans les régions périphériques, le retrait des ressources pour les concentrer à Moscou, tout cela accroît les tensions et, en cas d'effondrement de l’armée russe, créerait une situation de possible éclatement de la Fédération et l’émergence de multiples chefs de guerre armés d'ogives nucléaires, vision cauchemardesque que les autres puissances, y compris les États-Unis, veulent éviter absolument... tout en contribuant, de fait, à la provoquer. Un autre élément qui met à rude épreuve la cohésion de la bourgeoisie en Russie est la lutte entre ses différentes factions. Malgré la dictature de fer de Poutine, il est clair que la rébellion de Wagner et la mort "accidentelle" de Prigojine, et celle de Navalny, ainsi que les changements successifs au sein du haut commandement militaire, illustrent la réalité de durs conflits au sein de l’État.
Sur le plan géostratégique, la Russie a déjà perdu son pari d'empêcher l'extension de l'OTAN vers l'Est en intégrant la Pologne et les trois pays baltes. Suite à la guerre en Ukraine, la Finlande et la Suède ont déjà présenté leur candidature. Par ailleurs, l'isolement international de la Russie la pousse à une plus grande dépendance vis-à-vis de la Chine.
Rien ne garantit que, dans ce chaos, Poutine (ou qui que ce soit d'autre) ne recourra pas, dans une situation désespérée, à l'utilisation d'armes de destruction massive.
Les États-Unis ont consciemment poussé la Russie dans une nouvelle offensive en Ukraine, mais la prolongation de la guerre et l'impasse dans laquelle se trouve le conflit vont désormais à l'encontre de leurs propres intérêts. La guerre draine, tout d’abord, des ressources économiques, militaires et diplomatiques qui pourraient être utilisées pour renforcer la présence américaine en Asie.
Elle renforce aussi les profondes divisions au sein de la bourgeoisie américaine. Les Républicains ont bloqué un paquet de soutien de 60 milliards de dollars pour l'Ukraine. Pour sa part, Trump a déclaré que s'il remportait les élections, il ne continuerait pas à soutenir l’Ukraine. Dans sa ligne provocatrice, il est allé jusqu'à affirmer qu’il laisserait la Russie "faire ce qu'elle veut" pour mettre à exécution ses menaces contre l'Europe, si les pays européens ne se conformaient pas à l'augmentation de leurs dépenses militaires, menaçant même de retirer les États-Unis de l'OTAN.
La guerre est également une source de tension avec les alliés européens, auxquels les États-Unis ont imposé une politique de sanctions à l'égard de la Russie et une augmentation des dépenses d'armement.
Cependant, l'abandon du soutien à l'Ukraine ne peut être une option raisonnable pour la bourgeoisie américaine. Tout d'abord parce que cela affaiblirait sa crédibilité en tant que parrain impérialiste et force de dissuasion[8]. Comme l'a rappelé le ministre taïwanais des affaires étrangères : "le soutien à l'Ukraine est essentiel pour dissuader Xi d'envahir l'île".
Comme la Russie, la Chine mais aussi l'Inde et l'UE observent ce que les États-Unis vont faire et ce qu'une nouvelle administration Trump pourrait impliquer. L'Ukraine en est particulièrement inquiète. Face au risque d'un retrait du soutien militaire et financier à l'Ukraine, la diplomatie de l'administration Biden a été intensément active ces derniers mois[9]. À commencer par le projet de pacte de sécurité avec l'Ukraine qui devrait être approuvé lors du prochain sommet de l'OTAN à Washington "qui ne serait pas du genre à lier les membres de l'OTAN à une défense mutuelle, mais qui réaffirmerait probablement un soutien à long terme à l'Ukraine"[10]. Ce projet fait suite à la décision prise lors du sommet du 75e anniversaire de l'OTAN en avril dernier d'accélérer l'augmentation des dépenses militaires et d'intégrer la Finlande et la Suède[11]. Blinken, le secrétaire d'État des États-Unis, a également insisté auprès de l'UE, à Paris le 2 avril, pour qu'elle "augmente sa production d'armes et de munitions afin de produire plus, plus vite et de soutenir l'Ukraine contre la Russie [...] les défis auxquels l'Ukraine est confrontée ne disparaîtront pas demain". La Chambre des représentants présidée par Mike Johnson (un républicain trumpiste) a fini par accepter de voter le déblocage des fonds d'aide à l'Ukraine, cédant ainsi à la pression de l'administration Biden.
Le récent sommet du Bürgenstock en Suisse (15-16 juin) « pour la paix en Ukraine » mérite une mention spéciale. Zelensky a réuni cent délégations, mais depuis le printemps, les délégations française, allemande, britannique et américaine avaient élaboré un projet Zéro qui réduisait les 10 points initialement proposés par l'Ukraine à quatre, et excluait notamment ceux faisant référence au retrait des troupes et à l'intégrité territoriale de l'Ukraine, se limitant à signaler le risque nucléaire et la nécessité de ne pas bloquer le commerce des denrées alimentaires. Le Monde Diplomatique a publié en juillet un article basé sur un rapport de Foreign Affairs, selon lequel, alors que la guerre vient de commencer en mars 2022, les pays occidentaux auraient empêché la conclusion d'un accord de paix en poussant l'Ukraine à poursuivre la guerre jusqu'à ce que la Russie soit vaincue. Selon l'article, Poutine aurait déclaré que Boris Johnson (alors Premier ministre britannique) aurait appelé les Ukrainiens "à se battre jusqu'à ce que la victoire soit remportée et que la Russie subisse une défaite stratégique"[12].
Washington a imposé sa discipline aux puissances européennes en appliquant des sanctions contre la Russie, en finançant la guerre en Ukraine et en augmentant les dépenses militaires de l'OTAN ; mais les pays de l'UE tentent de résister, et la livraison d'armes et le soutien à l'Ukraine sont lents et limités, ce qui n'empêche pas un effort significatif d'armement pour accroître la puissance militaire de chacun. La première puissance de l'UE, l'Allemagne, est un concentré explosif de toutes les contradictions de la situation inédite ouverte avec la Guerre en Ukraine. Menacée par le chaos à l'est, la fin du multilatéralisme affecte sa puissance économique dépendante des exportations, lui impose un effort des dépenses militaires en vue de son réarmement et enfin, les sanctions contre la Russie ayant porté un coup majeur à ses approvisionnements en gaz russe, elle est contrainte de rechercher de sources d'énergie alternatives. Dans la situation actuelle l'Allemagne se trouve donc contrainte de subir la tutelle militaire américaine, c'est pourquoi elle constitue, pour l'instant, l'un des principaux soutiens des orientations impérialistes américaines.
La guerre a provoqué des divisions au sein de l'UE et de l'OTAN, entre ceux qui défendent une politique ouvertement pro-Poutine, comme la Hongrie et la Slovaquie, et ceux qui, comme la France, souhaitent une plus grande indépendance vis-à-vis des États-Unis. Les récentes élections européennes ont également montré que dans différentes capitales nationales, des factions populistes défendent des orientations contraires aux intérêts de la bourgeoisie nationale dans son ensemble, comme dans le cas du RN de Le Pen en France, qui favorise une plus grande entente avec Moscou, et de La Lega de Salvini en Italie.
L'impérialisme chinois tente de creuser ce fossé en offrant son soutien aux dissidents américains, et Xi Jing Pin a organisé des voyages sélectifs pour diviser l’Europe, évitant certaines capitales comme Berlin, mais se rendant à Paris.
Quoi qu'il en soit, la guerre en Ukraine impose aux puissances européennes une politique de réarmement, d'austérité et de sacrifices pour la classe ouvrière. Dans l'UE, c'est l'économie de guerre qui se met en place, la bourgeoisie la justifiant par la menace russe. Von der Leyen, la présidente nouvellement réélue de la Commission européenne, a ainsi déclaré que "bien que la menace de guerre ne soit pas imminente, nous devons nous y préparer".
Mais la classe ouvrière des pays du noyau dur de l'Europe occidentale a montré qu'elle n'était pas prête à accepter de nouveaux sacrifices sans se battre. Comme l'a montré "l'été de la colère" de 2022 en Grande-Bretagne, avec le slogan "trop c'est trop", ou la lutte contre l'allongement de l'âge de départ à la retraite en France, nous assistons à un regain de combativité qui se développera face aux attaques contre nos conditions de vie.
"Les efforts de M. Biden pour parvenir à un accord de normalisation israélo-saoudien constituent l'élément le plus récent d'une campagne américaine de longue haleine visant à renforcer la coopération entre les acteurs régionaux qui se qualifient eux-mêmes de modérés. Les pourparlers de normalisation se sont appuyés sur le succès des accords d'Abraham de 2020, qui ont ouvert la voie à l'établissement de relations diplomatiques entre Israël et Bahreïn, le Maroc, le Soudan et les Émirats arabes unis, et ont ouvert des perspectives sans précédent pour le commerce bilatéral, la coopération militaire et l'engagement entre les peuples. L'ouverture avec Riyad aurait renforcé cette tendance, plaçant l'Iran dans une position désavantageuse alors même qu'il s'efforçait d'assurer son propre rapprochement avec Riyad"[13].
Cette Pax Americana visait à immobiliser l'Iran et ses milices supplétives[14], ainsi qu'à mettre en place une route commerciale à partir de l'Inde qui empêcherait le déploiement du projet chinois des Routes de la Soie dans la région ; elle permettrait par la même occasion de réorienter les ressources militaires vers l'Asie et les mers de Chine, centre de toutes les tensions impérialistes. Ce plan a été élaboré sur la base de la reconnaissance de l'État palestinien, qui était jusqu'à présent une condition pour que les pays arabes, et l'Arabie saoudite en particulier, établissent des relations avec Israël. En effet, l'Autorité palestinienne a perdu toute crédibilité à Gaza au profit du Hamas, et en Cisjordanie, elle est impuissante face à l'occupation des colons israéliens poussés par le gouvernement d'extrême droite et soutenus par l'armée. Cette stratégie a permis d'éviter la présence de toute force palestinienne dans la région et de neutraliser les intérêts de l'Iran. En effet, la précédente administration Trump n'a eu aucun scrupule à reconnaître l'annexion du Golan, ni à déplacer l'ambassade américaine de Tel-Aviv à Jérusalem, ce qui ne pouvait être perçu que comme une provocation. Tout cela ne laissait de place qu'à une réaction désespérée.
L'attaque du 7 octobre par le Hamas, préparée et soutenue par l'Iran, était une attaque contre cette stratégie, qui a bouleversé toute la région. "Plusieurs présidents américains avaient espéré minimiser le rôle de l'Amérique au Moyen-Orient sans trop de frais - dans le cas de Biden, pour se concentrer sur le défi de la Chine et la menace croissante de la Russie. Mais le Hamas et l'Iran ont fait revenir les États-Unis"[15].
En effet, d'importants porte-avions américains sont revenus sur les côtes de la région et plusieurs opérations spéciales ont puni de manière sélective les milices pro-iraniennes : "Le déploiement rapide par Joe Biden des moyens militaires américains dans la région, ainsi que ses efforts diplomatiques auprès du Liban et d'autres acteurs régionaux clés, ont permis d'éviter la guerre généralisée que le Hamas aurait pu espérer précipiter. Une série de frappes américaines contre les milices soutenues par l'Iran en Irak, en Syrie et au Yémen a dégradé les capacités de ces groupes et signalé aux partenaires de Téhéran qu'ils paieraient le prix de leur agression continue contre les Américains. Toutefois, le risque d'erreur de calcul et de complaisance de la part des Américains augmentera avec le temps"[16].
Mais ce que Washington n'a pas pu arrêter, c'est le tourbillon de vengeance d'Israël. Le Hamas a allumé la mèche d'une politique de la terre brûlée dans la région, mais c'est Israël qui la met en œuvre. L'État sioniste a depuis longtemps cessé de se contenter d'obéir aux ordres des États-Unis. Son gouvernement d'extrême droite n'a fait que renforcer cette tendance à la riposte.
Les États-Unis ont soutenu la réponse meurtrière d'Israël à Gaza (plus de 38.000 morts à ce jour), tout en essayant de contenir l'escalade de la guerre ouverte contre l'Iran. Mais cette situation sape leur discours en Ukraine, où ils soutiennent un pays envahi par l'agression de son voisin (la Russie) ; tandis qu'à Gaza, ils soutiennent en pratique l'invasion et l'extermination de Palestiniens par Israël. Elle sape également leur propagande en tant que leader de la démocratie mondiale. En outre, la poursuite de la guerre et son extension au Moyen-Orient réduisent à néant la voie empruntée par les États-Unis dans la région. C'est pourquoi, "la tâche la plus urgente de Washington est de mettre fin à la guerre à Gaza"[17]. La question de savoir si les États-Unis sont capables d'imposer leur autorité dans la région, et en particulier de contenir le déchaînement belliqueux d'Israël, est une autre question.
Le chef de la diplomatie américaine, Blinken, a déjà effectué huit tournées dans la région depuis le début de la guerre, dans le but de s'appuyer sur l'alliance avec l'Arabie Saoudite. Pour la première fois depuis le 7 octobre, les États-Unis n'ont pas opposé leur veto à une résolution de cessez-le-feu à l'ONU en mars, la laissant passer, bien qu'au motif qu'elle était "non contraignante". D'autre part, ils ont négocié avec le Qatar et l'Arabie saoudite un plan de libération des prisonniers du Hamas, qui a été approuvé par le Conseil de sécurité des Nations unies en juin. Netanyahou a déjà ignoré d'autres appels au cessez-le-feu, ce qui a conduit en avril à la démission de Benny Gantz du cabinet de guerre, forçant de fait sa dissolution, et à son appel à la tenue d'élections anticipées en septembre.
Face aux initiatives américaines visant à contenir les aspirations impérialistes d'Israël et à le soumettre à sa discipline, le gouvernement israélien ouvre de nouveaux fronts de guerre par des provocations telles que l'attaque du consulat iranien à Damas qui a tué sept commandants de la Garde révolutionnaire iranienne, les attaques contre le Hezbollah au Sud-Liban, ou récemment l'attaque contre le Yémen, en essayant de forcer Washington à assumer son rôle de gendarme de la région ; mais au prix d'un embrasement de la région par le déclenchement d'une guerre avec l'Iran. En effet, pour la première fois, le régime des Mollahs a lancé une attaque directe contre Israël en avril.
Le gouvernement Netanyahou tente également de gagner du temps en prévision de la victoire de Trump aux prochaines élections américaines, qui a annoncé son soutien indéfectible à une guerre israélienne contre l'Iran. Pour Netanyahou lui-même, au-delà des intérêts impérialistes avec les États-Unis, la poursuite de la guerre est aussi une affaire personnelle, pour sauver sa peau face à la menace d'être jugé pour corruption et aux protestations de la population contre lui.
La victime de ces manœuvres impérialistes est la population de toute la région, exterminée sous le feu de la lutte entre les camps impérialistes, à Gaza entre Israël et le Hamas, au Yémen entre l'Iran et l'Arabie Saoudite (et maintenant Israël), au Liban entre le Hezbollah et Israël.
Le chaos impérialiste mondial se concrétise en Afrique par l'intensification de conflits impérialistes faisant des dizaines de milliers de morts, des millions de réfugiés et par une famine sans précédent. Les conflits impliquent 31 pays et 295 affrontements entre milices et guérillas[19] Washington et les puissances occidentales ont de plus en plus de mal à contrer l'influence économique et militaire croissante de la Chine et de la Russie sur le continent. L'exemple le plus paradigmatique est la perte de positions de la France.
L'Afrique est cruciale pour l'économie chinoise en termes d'approvisionnement en matières premières de base pour le développement technologique et en pétrole ; mais surtout, à travers le projet de Routes de la soie, la Chine a renforcé sa présence militaire et géostratégique en Afrique du Nord et dans la Corne de l'Afrique, même si elle ne dispose pour l'instant que d'une base militaire à Djibouti.
Quant à la Russie, ses troupes mercenaires (Wagner) ont été impliquées dans des coups d'État au Mali, au Burkina Faso, au Niger et récemment dans le conflit entre le Congo et le Rwanda.
Mais le point névralgique des tensions impérialistes est aujourd'hui la région de la Corne de l'Afrique, qui est directement liée au conflit du Moyen-Orient et où le contrôle de la mer Rouge, par laquelle transitent environ 15 % du commerce mondial, est en jeu. L'Iran tente de contrôler la région par l'intermédiaire des Houthis, la Chine par sa présence à Djibouti et la Russie par son intervention au Soudan. La famine au Soudan (troisième pays d'Afrique), où 25 millions de personnes (15 % de la population) ont besoin d'une aide humanitaire et où l'on a assisté à l'exode de plus de 7 millions de personnes, confirme l'interaction entre la guerre, la crise et le désastre écologique au niveau mondial.
Aux États-Unis, les divisions de la bourgeoisie fournissent à la fois un faux terrain de réflexion et d'opposition à la guerre pour les travailleurs. Trump se présente comme le partisan des travailleurs qui ne veulent pas s'impliquer dans des guerres qui ne les concernent pas et où leurs enfants meurent, sur un terrain étranger où le rejet de la guerre se mêle à la défense de la patrie, aux sacrifices économiques pour reconstruire l'économie et au rejet de l'immigration et de la xénophobie. Biden et les Démocrates, quant à eux, se présentent comme les défenseurs de la Paix et de la "Solidarité internationale" alors que leur gouvernement est le premier responsable du chaos actuel.
Ce faux choix conduit le prolétariat américain sur le terrain bourgeois de l’anti-racisme, de l’anti-populisme et de la défense de la démocratie, comme nous l'avons vu lors du Black Live Matters ou dans les mobilisations en opposition à l'assaut du Capitole.
Ce n'est que sur le terrain de la lutte pour leurs conditions de vie, pour leurs revendications, comme dans la grève des Big Three (secteur automobile) ou les luttes pour l'éducation et la santé en Californie, que le prolétariat est capable de se battre en dehors des fausses alternatives proposées par la bourgeoisie.
De même, au Moyen-Orient, la guerre empêche l'expression d'une lutte prolétarienne internationaliste contre les deux camps, détournant la solidarité avec les victimes sur le terrain du soutien à la partie palestinienne, voire iranienne.
Quant au prolétariat d'Europe, dans la région du conflit entre la Russie et l’Ukraine, il ne faut pas s'attendre à une réponse massive de sa part sur son terrain de classe.
Y compris en Russie, même si la poursuite de la guerre signifie une plus grande implication des bataillons centraux de cette partie du prolétariat. À l'avenir l'aggravation de la crise économique et financière poseront, plus en Russie qu'en Ukraine, les conditions d'une mobilisation du prolétariat pour défendre ses conditions de vie.
La lutte des travailleurs en Grande-Bretagne avec le slogan "enough is enough" et dans d'autres pays comme aux États-Unis et en France, etc. montre que le prolétariat n'est pas prêt à se sacrifier pour la guerre, stimulant une réflexion qui lie crise et guerre et concerne l'avenir désastreux que le capitalisme nous réserve.
L'impact de la guerre au Moyen-Orient est cependant un obstacle momentané au développement de la lutte de classe. Il favorise les démarches consistant à choisir l'un des camps impérialistes, à prendre parti dans la guerre, ce que le prolétariat se doit de refuser et de combattre avec la plus grande énergie.
H.R. (23 juillet 2024)
[1] Voir les articles précédents : La guerre en Ukraine, un pas de géant dans la barbarie et le chaos généralisés [410]; Signification et impact de la guerre en Ukraine. [557]
[2] Au début de la guerre, en mars 2022, le ministre français des finances, Bruno Le Maire, avait résumé les déclarations de Biden et Von der Leyen en ces termes : "nous allons provoquer l'effondrement économique de la Russie".
[3] "Le cas de l'internationalisme conservateur" par Kori Schake, membre du Conseil de sécurité et du département d'État sous Bush Jr, professeur et directeur des études de politique étrangère et de défense à l'American Enterprise Institute.
[4] "Putin's Unsustainable Spending Spree", par Alexandra Prokopenko (ancienne conseillère de la banque centrale russe jusqu'en 2020, travaillant actuellement au think tank Carnegie Russia Eurasia Centre), Foreign Affairs 8 janvier 2024.
[5] "La Russie se situe au dernier rang mondial en ce qui concerne l'ampleur et la rapidité de l'automatisation de la production : sa robotisation ne représente qu'une fraction microscopique de la moyenne mondiale" "The five Futures of Russia", par Stephen Kotkin, (Kleinheinz Senior Fellow à la Hoover Institution de l'Université de Stanford), dans Foreign Affairs mai/juin 2024.
[6] Entre le début du 21e siècle et aujourd'hui, la population en âge de travailler a perdu plus de 10 millions d'individus et la population âgée de 20 à 40 ans (considérée comme le groupe d'âge le plus productif en termes de main-d'œuvre) continuera de diminuer au cours de la prochaine décennie.
[7] "Les limites de la diminution de la main-d'œuvre du pays sont de plus en plus évidentes, même dans le secteur prioritaire - la production de guerre - qui compte quelque cinq millions de travailleurs qualifiés de moins que ce dont il a besoin", "Les cinq avenirs de la Russie".
[8] "If he (Trump) wins", Time vol 203, n°s.17-18.
[9] "Biden is growing boldder on Ukraine", par Ian Bremmer, dans Time vol. 203, nos. 21-22, 2024
[10] "L'OTAN prévoit, selon son porte-parole et secrétaire général, Jens Stoltenberg, de débloquer 10 milliards d'euros sur cinq ans... "Les ministres ont discuté de la meilleure façon d'organiser le soutien de l'OTAN à l'Ukraine pour le rendre plus fort et plus durable", a déclaré un haut responsable de l'OTAN" (Les pays occidentaux envisagent de débloquer 100 milliards d'euros pour soutenir le régime de Kiev ; in Diplomatie International no.5).
[11] Le secrétaire d'État Antony Blinken est actif sur tous les fronts et multiplie les initiatives, Karin Leiffer dans Diplomacy International n°5
[12] "La négociation qui aurait pu mettre fin au conflit en Ukraine", version abrégée d'un article de Foreign Affairs d'avril 2024, par Samuel Charap (politologue) et Sergueï RadchenKo (professeur d'histoire à l'université Johns-Hopkins), dans Le Monde Diplomatique de juillet 2024.
[13] «Iran’s Order of Chaos», by Suzanne Maloney (Vice-présidente de la Brookings Institution et directeur de son programme de politique étrangère, dans Affaires étrangères mai/juin 2024.).
[14] Les milices de l'Iran, comme Hezbollah, les Houtis ou le Hamas lui-même.
[15] Voir note 13
[16] Voir note 13
[17] The war that remades the Middle East, par Maria Fatappie (responsable du programme Méditerranée, Moyen-Orient et Afrique à l'Istituto Affari Internazionali à Rome, et Vali Nasr Majid Khadduri Professeur à International and Middle Eastern Affairs à la John Hopkins University School of International Studies ; a été conseiller principal du représentant spécial des États-Unis pour l'Afghanistan et le Pakistan de 2009 à 2011 ; dans Foreign Affairs janvier/février 2024.
[18] Selon Zhang Hongming, directeur adjoint de l'Institut d'études ouest-asiatiques et africaines de l'Académie chinoise des sciences sociales, l'Afrique est "le maillon faible de la conception stratégique mondiale des États-Unis".
[19] Wars in the World [558]
Depuis le 7 octobre 2023, Le Moyen-Orient s’est engagé une fois de plus dans une escalade de violence barbare qui dépasse tout entendement. Après le raid de centaines de terroristes du Hamas qui ont massacré et enlevé autant de personnes que possibles sur le territoire israélien et les salves de milliers de missiles tirés depuis Gaza, la riposte de l'armée israélienne a été dévastatrice, avec un bombardement et une destruction systématique des agglomérations, des dizaines de milliers de morts, surtout des femmes et des enfants et un nouveau déplacement de l'ensemble de la population de la bande de Gaza, des familles entières étant contraintes de dormir dans les rues. La population palestinienne est prise en otage à la fois par le Hamas et par l'armée israélienne, les États arabes environnants (Égypte, Jordanie) faisant tout ce qu'ils peuvent pour empêcher les Palestiniens déplacés de fuir vers leurs territoires. Et du Hezbollah au nord jusqu’aux Houthis en Mer Rouge, une extension rampante de la guerre menace toute la région.
Face à tout ce carnage, l'indignation et la colère ne suffisent pas. Il faut avant tout analyser et comprendre le contexte historique qui a engendré ces massacres. Derrière les affirmations des démocrates prosionistes parlant du « droit sacré des Juifs de fonder et de défendre leur État » ou les slogans de la gauche propalestinienne prônant une « Palestine libre, du fleuve à la mer », se cachent une mobilisation de la population de la région, et en particulier la classe ouvrière, en vue d’une multiplication des carnages au profit de sinistres manœuvres et confrontations impérialistes qui perdurent depuis plus d’un siècle : « Le paysage géopolitique du Moyen-Orient contemporain est incompréhensible si l'on ne connaît pas les cent dernières années de manœuvres impérialistes » (W. Auerbach, 2018).
En effet, avec l’entrée en décadence du capitalisme, mise en évidence par l’éclatement de la Première guerre mondiale, la formation de nouveaux États-nations a perdu toute fonction progressiste et n’a servi qu’à justifier le nettoyage ethnique brutal, l’exode massif de populations et la discrimination systématique à l'encontre des minorités. Il suffit de rappeler comment pratiquement simultanément à la formation de l'État sioniste à la fin des années 1940 – et également comme conséquence du double jeu de l'impérialisme britannique -, il y a eu un exode massif forcé des musulmans de l'Inde et des hindous du Pakistan, provoqué par d'horribles pogroms de part et d'autre. Et plus récemment, l’éclatement de la Yougoslavie a suscité de sanglantes guerres civiles et des massacres de population. Ainsi, le conflit israélo-palestinien avec ses tueries et ses réfugiés, s’il a des aspects spécifiques, n'est pas un mal exceptionnel, mais un produit classique de la décadence du capitalisme. Dans ce cadre, la position internationaliste, défendue par la Gauche Communiste, rejette tout soutien à un État ou à un proto-État capitaliste et aux forces impérialistes qui les soutiennent. Aujourd’hui, la destruction de tous les États capitalistes est à l’ordre du jour par un seul moyen : la révolution prolétarienne internationale. Tout autre objectif « stratégique » ou « tactique » est un soutien à la logique meurtrière de la guerre impérialiste.
L’histoire de la confrontation entre bourgeoisies Juives et Arabes en Palestine illustre comment les mouvements "nationaux", tant celui des juifs que celui des arabes, tout en étant engendrés par l'épreuve de l'oppression et de la persécution, s'entremêlent inextricablement avec la confrontation des impérialismes rivaux, et comment ces mouvements ont tous deux été utilisés pour éclipser les intérêts de classe communs des prolétaires arabes et juifs, les amenant à se massacrer mutuellement pour les intérêts de leurs exploiteurs.
Dès la fin du 19ème/ début du 20ème siècle, une fois que le globe était partagé entre les principales puissances européennes, la nature des conflits impérialistes a pris un caractère qualitativement nouveau avec un affrontement de plus en plus ouvert et violent entre ces puissances dans différentes parties du monde : entre la France et l'Italie en Afrique du Nord, entre la France et l'Angleterre en Égypte et au Soudan, entre l'Angleterre et la Russie en Asie centrale, entre la Russie et le Japon en Extrême-Orient, entre le Japon et l'Angleterre en Chine, entre les Etats-Unis et le Japon dans le Pacifique, entre l'Allemagne et la France au sujet du Maroc, etc. Dès cette époque, diverses puissances, telles l’Allemagne, la Russie ou l’Angleterre, lorgnaient vers des parties de l’Empire ottoman en déclin[1].
Aussi, l'effondrement de l'Empire ottoman après la Première guerre mondiale n'offrit pas d'opportunité́ pour la création d'une grande nation industrielle, ni dans les Balkans, ni au Moyen-Orient, nation qui aurait été́ capable d’engager la compétition sur le marché mondial. Au contraire, la pression de la confrontation entre impérialismes conduisit à sa fragmentation et au surgissement d'États embryonnaires. Tout comme les mini-États dans les Balkans sont restés l'objet de manigances entre impérialismes jusqu'à nos jours, la partie asiatique des ruines de l'Empire ottoman, le Moyen-Orient, a été et reste le théâtre de conflits impérialistes permanents. Au cours de la Première guerre mondiale déjà, profitant de la défaite de l’Allemagne et de l’éviction de la scène impérialiste de la Russie (confrontée au mouvement révolutionnaire), la France et la Grande-Bretagne se sont réparti la supervision des territoires arabes « abandonnés » (accord Sykes-Picot de 1916). En conséquence, l'Angleterre a reçu en avril 1920 de la Société des Nations un « mandat » sur la Palestine, la Transjordanie, l'Iran, l'Irak, tandis que la France en reçut un sur la Syrie et le Liban. Pratiquement tous les conflits ethnoreligieux persistants dont on entend parler aujourd’hui dans la région – entre juifs et arabes en Israël/Palestine, sunnites et chiites au Yémen, en Irak, chrétiens et musulmans au Liban, chrétiens, sunnites et chiites en Syrie, les Kurdes au Kurdistan turc, Iranien, irakien et syrien – remontent à la façon dont le Moyen-Orient a été découpé vers 1920. En ce qui concerne la Palestine, tant qu'existait l'Empire ottoman, elle avait toujours été considérée comme faisant partie de la Syrie. Mais dorénavant, avec le mandat britannique sur la Palestine, les puissances impérialistes créaient une nouvelle « entité » séparée de la Syrie. Comme toutes ces nouvelles « entités » créées au cours de la décadence du capitalisme, elle était destinée à devenir un théâtre permanent de conflits et d’intrigues entre puissances impérialistes.
Dans aucun des pays ou des protectorats arabes, la bourgeoisie locale n'avait en réalité les moyens d'installer des États économiquement et politiquement solides, libérés de l'emprise des puissances "protectrices", et la revendication de « libération nationale » n'était plus rien d'autre en réalité qu'une demande réactionnaire. Alors que Marx et Engels au 19ième siècle avaient pu soutenir certains mouvements nationaux, à la seule condition que la formation d'État-nations pût accélérer la croissance de la classe ouvrière et la renforcer, celle-ci pouvant agir comme fossoyeur du capitalisme, la réalité économique et impérialiste au Moyen-Orient montrait qu'il n'y avait pas de place pour la formation d'une nouvelle nation arabe ni palestinienne. Comme partout ailleurs dans le monde, une fois le capitalisme entré dans sa phase de déclin, plus aucune fraction nationale du capital ne pouvait jouer de rôle progressiste, confirmant ainsi l'analyse faite par Rosa Luxemburg au cours de la Première Guerre mondiale déjà : "L'État national, l'unité et l'indépendance nationales, tels étaient les drapeaux idéologiques sous lesquels se sont constitués les grands États bourgeois du cœur de l'Europe au siècle dernier. […] Avant d'étendre son réseau sur le globe tout entier, l’économie capitaliste a cherché à se créer un territoire d’un seul tenant dans les limites nationales d’un État […]. Aujourd'hui, (la phrase nationale) ne sert qu'à masquer tant bien que mal les aspirations impérialistes, à moins qu'elle ne soit utilisées comme cri de guerre, dans les conflits impérialistes, seul et ultime moyen idéologique de capter l’attention des masses populaires et de leur faire jouer le rôle de chair à canon dans les guerres impérialistes" (Brochure de Junius).
Lors de la 1e guerre mondiale, les deux puissances mandataires avaient fait des promesses aux peuples assujettis alors sous la coupe du Sultan d’Istanbul. La Grande-Bretagne plus particulièrement avait laissé entrevoir des espoirs d’indépendance pour les Arabes, voire la formation d’une grande nation arabe (voir la correspondance McMahon-Hussein de 1915-1916), et avait réussi à fomenter une révolte des tribus arabes contre les Ottomans (co-dirigée par T.E. Lawrence, « Lawrence d’Arabie »). Mais d’autre part, pour l'Angleterre, la Palestine représentait une position stratégique entre le Canal de Suez et la future Mésopotamie britannique, vitale pour défendre son empire colonial, convoité par d'autres puissances. Dans cette perspective, la puissance britannique ne voyait pas d’un mauvais œil une colonisation « importée » d’europe constituant en quelque sorte une force de contrôle de la région, à l’instar des Boers en Afrique du Sud ou des protestants en Irlande. D’où la déclaration Balfour de 1917 qui exprimait l’engagement du gouvernement britannique en faveur d’un foyer national juif en Palestine (« the establishment in Palestine of a national home for the Jewish people »). D’ailleurs, une légion juive, le Zion Mule Corps, s’est battue au sein de l’armée anglaise pendant la Première guerre mondiale au Moyen-Orient. Bref, la « perfide Albion » jouait sur les deux tableaux.
A la fin de la guerre, la situation de la classe dirigeante palestinienne était fort précaire. Séparée de ses liens historiques avec la Syrie, elle était encore plus faible que les bourgeoisies arabes des autres régions. Ne disposant ni de base industrielle significative ni de capitaux financiers, à cause de son retard économique, elle ne pouvait compter que sur une mobilisation politico-militaire pour défendre ses intérêts. Dès 1919, lors d’un premier congrès national palestinien à Jérusalem. Les nationalistes palestiniens appelaient à l'inclusion de la Palestine comme « partie intégrante… du gouvernement arabe indépendant de Syrie au sein d'une Union arabe, libre de toute influence ou protection étrangère »[2]. La Palestine était envisagée comme faisant partie d’un État syrien indépendant, gouverné par Faysal, nommé par le conseil national syrien en mars 1920 roi constitutionnel de Syrie-Palestine : « Nous considérons la Palestine comme faisant partie de la Syrie arabe et elle n'en a jamais été séparée à aucun moment. Nous y sommes liés par des frontières nationales, religieuses, linguistiques, morales, économiques et géographiques"[3]. Des manifestations sont organisées dans toute la Palestine dès 1919 et en avril 1920, des émeutes font une dizaine de morts et près de 250 blessés à Jérusalem. Cependant le mouvement nationaliste fut rapidement réprimé par l’armée britannique en Palestine, tandis que les forces françaises écrasaient les forces du royaume arabe de Syrie en juillet 1920, n’hésitant pas à utiliser leur aviation pour bombarder les nationalistes. Déjà en Égypte en mars 1918, des manifestations des nationalistes égyptiens, mais aussi d’ouvriers et de paysans réclamant des réformes sociales, furent réprimées à la fois par l'armée britannique et par l'armée Égyptienne, tuant plus de 3000 manifestants. En 1920, l'Angleterre écrasa dans le sang un mouvement de protestation à Mossoul en Irak.
En même temps la classe dirigeante palestinienne, méprisée par ses consœurs syrienne, égyptienne ou libanaise et proclamant son autonomie dans un monde où il n'y avait plus de place pour un nouvel État-nation, était confrontée à une nouvelle « rivale » venue de l'extérieur. Comme conséquence du soutien de l'Angleterre à l’instauration d'un foyer juif en Palestine, le nombre d'immigrants juifs augmentait fortement et l'Angleterre utilise d’ailleurs dans un premier temps les nationalistes juifs à la fois contre son rival principal, la France et contre les nationalistes arabes. Ainsi, elle incita les sionistes à proclamer à la Société des Nations qu'ils ne désiraient en Palestine ni protection française (dans le cadre de la « Grande Syrie »), ni protection internationale, mais la protection britannique. En Palestine même, le financement de la bourgeoisie juive européenne et américaine permit d’étendre rapidement les colonies, ce qui amena des heurts de plus en plus violents avec les populations palestiniennes originelles sur le terrain. En 1922, au début du mandat britannique sur la Palestine, 85 000 habitants étaient juifs sur un total de 650 000 habitants recensés en Palestine, soit 12% de la population, contre 560 000 musulmans ou chrétiens. Suite à une immigration massive liée à un antisémitisme croissant en Europe centrale et en Russie, - une conséquence de la défaite de la vague révolutionnaire mondiale dans ces régions -, la population juive avait plus que doublé en 1931 (175 000). Elle va encore croître de près de 250.000 entre 1931 et 1936, de sorte qu’elle représente 30% de la population en 1939.
L’accroissement considérable de l’immigration juive en Palestine et la multiplication d’implantations rachetant des terres arabes et de quartiers juifs dans les villes sont exploités par les deux nationalismes pour aviver les tensions et pousser aux confrontations entre communautés. Les paysans et les ouvriers palestiniens, aussi bien que les ouvriers juifs, sont placés devant la fausse alternative de prendre position pour une fraction ou une autre de la bourgeoisie (palestinienne ou juive). C’était déjà clairement mis en évidence en 1931 dans la revue « Bilan », l’organe de la Fraction italienne de la Gauche communiste : « L'expropriation des terres, à des prix dérisoires a plongé́ les prolétaires arabes dans la misère la plus noire et les a poussés dans les bras des nationalistes arabes et des grands propriétaires fonciers et de la bourgeoisie naissante. Cette dernière en profite, évidemment, pour étendre ses visées d'exploitation des masses et dirige le mécontentement des fellahs et prolétaires contre les ouvriers juifs de la même façon que les capitalistes sionistes ont dirigé́ le mécontentement des ouvriers juifs contre les Arabes. De ce contraste entre exploités juifs et arabes, l'impérialisme britannique et les classes dirigeantes arabes et juives ne peuvent que sortir renforcées »[4]. De fait, cette fausse alternative signifiait l'enrôlement des ouvriers sur le terrain des confrontations armées intercommunautaires uniquement dans l'intérêt de la bourgeoisie. Tout au long des années ’20 et ’30 des émeutes antijuives éclatent un peu partout en Palestine, causant de nombreux morts et blessés : en 1921 à Jaffa, puis lors les « massacres de 1929 » à Jérusalem [571], Hébron et Safed, avec des pillages et des incendies de villages juifs isolés, souvent entièrement détruits, et des attaques en représailles de quartiers arabes, causant la mort de 133 Juifs et de 116 Arabes.
Après ces émeutes, les Britanniques jouent au début des années ’30 la carte de la pacification envers les Arabes en limitant les forces d’auto-défense juives, mais les tensions et provocations persistantes entre communautés débouchent fin 1936 sur une large révolte des nationalistes palestiniens contre les forces britanniques et les communautés juives, qui durera plus de trois ans (jusqu’à la fin de l’hiver 1939). Face à cette explosion de la révolte arabe, les autorités communautaires juives imposent au début à la Haganah, la milice d’auto-défense juive, une politique de non-représailles et de retenue pour empêcher une flambée de violence. Mais au sein de ces forces d’auto-défense, l’appel grandit pour mener des représailles à la suite des attaques arabes qui se multiplient. En conséquence, l’Irgoun, une organisation armée liée à la droite sioniste, le « parti révisionniste » de V. Jabotinsky, décide de se lancer dans des attaques de représailles aveugles contre les Arabes, qui se transforment en fin de compte en une campagne de terreur contre terreur qui fera des centaines de morts dans la population arabe. Par ailleurs, la révolte arabe amène les Anglais à renforcer les forces paramilitaires sionistes (développement d’une police juive et d’unités spéciales juives – les « Special Night Squads » de la Haganah et le Commando Fosh).
En 1939 l'Irgoun se scinde en deux groupes et sa frange la plus radicale fonde le Lehi (aussi appelé « groupe Stern » ou « Stern gang »), qui lance une vague d'attentats qui visent aussi les Britanniques. De leur côté, à partir des années 1930, les insurgés arabes utilisent plutôt des méthodes de guérilla dans les zones rurales et des méthodes terroristes, telles des attentats à la bombe et des assassinats, plutôt dans les zones urbaines. Des groupes souvent de type jihadiste détruisent les lignes téléphoniques et télégraphiques puis sabotent l'oléoduc Kirkuk-Haïfa, assassinent des militaires et des membres de l’administration britannique et des juifs. Les Britanniques réagissent violemment surtout envers les actes de terrorisme arabes et entreprennent des actions de contre-terrorisme, comme le fait de raser des villages ou des quartiers arabes (comme à Jaffa en août 1936).
Finalement, la révolte arabe est un échec militaire et aboutit au démantèlement des forces paramilitaires arabes et à l'arrestation ou à l'exil de ses dirigeants (dont le grand mufti de Jérusalem Amin al-Husseini). Le bilan des affrontements est de plus de 5000 morts arabes, 300 juifs et 262 britanniques. La révolte mène aussi à des confrontations internes entre fractions de la bourgeoisie palestinienne, celle d’Amin al-Husseini attaquant les factions plus modérées, considérées comme des « traîtres » parce qu’elles ne sont pas assez nationalistes au goût des rebelles et parce qu’elles vendent des terres aux Juifs, assassinant les policiers arabes qui restent fidèles aux Britanniques. Ces actions ouvrent à leur tour un cycle de vengeance, menant à la création de milices villageoises arabes de contre-terrorisme et faisant à leur tour au moins un millier de morts. Début 1939, un climat de terreur intra-clanique et généralisée règne dans la population arabe et perdurera après la fin de la révolte.
Cependant, bien que vaincus militairement, les Arabes palestiniens obtiennent des concessions politiques majeures de la part des Britanniques (« Livre Blanc » de 1939), qui craignent le soutien de ceux-ci par les Allemands. L’Angleterre impose une limitation de l'immigration juive et du transfert de terres arabes à des Juifs, et promet la création d'un État unitaire dans les dix ans, dans lequel Juifs et Arabes partageront le gouvernement. Cette proposition est rejetée par la communauté juive et ses forces paramilitaires, qui se lancent à leur tour dans une révolte générale, temporairement gelée par l’éclatement de la 2e guerre mondiale.
Trop faibles pour agir autonomement pour fonder leur propre État-nation, la bourgeoisie sioniste juive tout comme la bourgeoisie arabe palestinienne ont dû rechercher l’appui de parrains impérialistes, qui, par leur ingérence, n’ont fait qu’attiser les flammes des confrontations.
Les factions dirigeantes palestiniennes, confrontées à l’écrasement par les Britanniques (et les Français) du mouvement nationaliste pour une grande Syrie et à l’afflux des colons juifs d’Europe, ne pouvaient que se tourner vers d’autres puissances impérialistes pour chercher un soutien contre leur rival sioniste. Ainsi, le mufti de Jérusalem a d’abord cherché un soutien auprès de l’Italie de Mussolini pour se tourner ensuite dans les année1930 vers l'Allemagne nazie, la grande rivale de la Grande-Bretagne. Dès Mars 1933 les responsables allemands en Turquie faisaient part aux autorités nazies du soutien du mufti à leur « politique juive ». Après l’échec de la révolte arabe de 1936-39 et la scission au sein de la bourgeoise arabe avec les plus modérées, les dirigeants nationalistes les plus radicaux, dont le grand mufti de Jérusalem, partent en exil et choisissent le camp de l’Allemagne nazie à la veille de l’éclatement de la Deuxième guerre mondiale. Après sa participation au soulèvement irakien contre les Britanniques en 1941, fomenté par les Allemands, le mufti finit par se réfugier en Italie et en Allemagne nazie dans l'espoir d'obtenir auprès d'elles l'indépendance des États arabes.
Dans le cas des factions dirigeantes juives, la situation est plus complexe, dans la mesure où des différences de politique apparaissent entre les factions de gauche et du centre d’une part et de la droite « révisionniste » de l’autre. L’Organisation Sioniste Mondiale, dominée par la gauche en alliance avec les centristes, fait le choix d’entretenir d’assez bonnes relations avec les Britanniques (au moins jusqu’en 1939) et de cautionner officiellement l’objectif d’un « Foyer national juif » sans se prononcer sur la question de l’indépendance ou de l’autonomie sous mandat britannique[5]. La droite irrédentiste, représentée par le Parti Révisionniste et l’Irgoun, au contraire, revendique immédiatement l’indépendance et prend donc ses distances par rapport aux Britanniques.
Dans cette logique, le leader charismatique de la droite ultranationaliste, Vladimir Jabotinsky, a d’ailleurs, dans la seconde moitié des années 1930, des relations cordiales avec des régimes dictatoriaux voire antisémites, comme les régimes polonais ou fasciste italien pour faire pression sur les Anglais. Ainsi, en 1936, le gouvernement polonais lance une campagne anti-juive de grande ampleur et pousse à l’émigration juive. Lorsqu’il indique officiellement en 1938 qu’il souhaite « une réduction substantielle du nombre des Juifs en Pologne »[6], Vladimir Jabotinsky décide alors d’engager le Parti Révisionniste dans un soutien au gouvernement polonais autoritaire qui ne cache pas son antisémitisme virulent. Son but est d’essayer de convaincre celui-ci de canaliser vers la Palestine les Juifs expulsés de Pologne. Par ailleurs, la collaboration des révisionnistes avec la Pologne a aussi un volet militaire : des armes et de l’argent sont versés à l’Irgoun et des officiers de l’Irgoun reçoivent en Pologne un stage d’entraînement militaire et de sabotage. La faction révisionniste compte d’ailleurs une aile ouvertement fascisante, d’abord incarnée dans le groupe des Birionim (un groupe fasciste sioniste fondé en 1931 par des radicaux du parti révisionniste) qui sympathise ouvertement avec Mussolini, et après la disparition de ceux-ci en 1943, elle a continué à exister à travers certains militants, comme Avraham Stern, cadre de l’Irgoun de la seconde moitié des années trente et fondateur du Lehi, qui est sympathisant des régimes fascistes européens et prendra contact avec l’Allemagne nazie. Pour cette aile fascisante du révisionnisme, l’Allemagne est sans doute un « adversaire », alors que l’occupant anglais est le véritable « ennemi » qui empêche l’instauration d’un État juif !
La logique implacable de l'impérialisme dans le capitalisme décadent devait inévitablement pousser les diverses factions bourgeoises en Palestine à rechercher l’appui de puissances étrangères et ne pouvait qu’instiller une multiplication d’intrigues impérialistes. Ainsi, le mouvement sioniste n'est devenu un projet réaliste qu'après avoir reçu le soutien machiavélique de l'impérialisme britannique qui espérait par ce biais mieux contrôler la région. Mais la Grande Bretagne, tout en soutenant le projet sioniste, menait aussi un double jeu : elle devait tenir compte de la très importante composante arabo-musulmane dans son empire colonial et avait donc fait toutes sortes de promesses à la population arabe de Palestine et du reste de la région. Quant au mouvement de « libération arabe », tout en s'opposant au soutien de la Grande Bretagne au sionisme, il n'était en aucune façon antiimpérialiste, pas plus que ne l'étaient les factions sionistes qui étaient prêts à s’attaquer à la Grande Bretagne, dans la mesure où ils ont tous recherché l’appui d’autres puissances impérialistes, telles l’impérialisme américain triomphant, l’Italie fasciste ou l’Allemagne nazie.
Dans un capitalisme historiquement en déclin et dominé par la barbarie croissante des affrontements impérialistes meurtriers, la seule perspective à défendre par les révolutionnaire était celle déjà défendue par Bilan en 1930-1931 : « Pour le vrai révolutionnaire, naturellement, il n'y a pas de question "palestinienne", mais uniquement la lutte de tous les exploités du Proche-Orient, arabes ou juifs y compris, qui fait partie de la lutte plus générale de tous les exploités du monde entier pour la révolte communiste »[7]. Pour les prolétaires arabes et juifs de Palestine, piégés dans les filets de la « libération de la nation », les années 1920 et 1930 sont de sinistres années de terreur, de massacres et de peur permanente sous les émeutes, les attaques, les représailles et contre-représailles des bandes de barbares et de terroristes « nationalistes » des deux bords.
Les organisations sionistes avaient catégoriquement rejeté les orientations du nouveau plan britannique (« Livre Blanc » de 1939), qui impliquait une limitation de l'immigration juive et du transfert de terres arabes à des Juifs, tout comme la création d'un État unitaire dans les dix ans. Cette opposition débouche après la Deuxième guerre mondiale sur une confrontation frontale avec la puissance mandataire. Les anglais instaurent un blocus naval des ports de la Palestine, pour empêcher les nouveaux immigrants juifs d'entrer dans en Palestine "mandataire", espérant ainsi apaiser la bourgeoisie palestinienne arabe. De leur côté, les sionistes utilisent la sympathie et la compassion mondiale envers le sort des milliers de réfugiés qui avaient échappé aux camps de concentration nazis pour faire pression sur les Anglais et forcer les portes de la Palestine pour l’ensemble des immigrants.
Cependant, en 1945, le rapport de force impérialiste, l'équilibre entre puissances impérialistes, avait changé : les Etats-Unis avaient consolidé leurs positions aux dépens d’une Angleterre qui, saignée à blanc par la guerre et au bord de la banqueroute, était devenue débitrice des Américains. Aussi, à partir de 1942, les organisations sionistes se tournèrent vers les Etats-Unis pour obtenir de ceux-ci un soutien à leur projet de création d'une patrie juive en Palestine. En novembre, le Conseil d'Urgence juif, réuni à New-York, rejeta le Livre Blanc britannique de 1936 et formula comme exigence première la transformation de la Palestine en État sioniste indépendant, ce qui allait directement à l'encontre des intérêts de l'Angleterre. Principales bénéficiaires de la chute de l'Empire ottoman après la Première Guerre mondiale, la France et l'Angleterre se retrouvaient dorénavant surpassés par les impérialismes américain et soviétique, qui visaient tous deux à réduire l’influence coloniale des premiers. Ainsi, l’URSS offrait son soutien à tout mouvement enclin à affaiblir la domination anglaise et, en conséquence, a fourni des armes à la guérilla sioniste via la Tchécoslovaquie. Les États-Unis, les principaux vainqueurs de la Deuxième Guerre mondiale, s’attachaient eux aussi à réduire l'influence des pays « mandataires » au Moyen-Orient et ont donné des armes et de l'argent aux sionistes, alors que ces derniers combattaient leur alliée de guerre britannique.
Dès le vote d’un plan de partition de la Palestine à l’ONU fin novembre 1947, les affrontements entre organisations sionistes juives et arabes palestiniennes s’intensifient, tandis que les Britanniques, qui sont censés y garantir la sécurité, organisent unilatéralement leur retrait et n'interviennent que ponctuellement. Dans toutes les zones mixtes où vivent les deux communautés, à Jérusalem et Haïfa en particulier, attaques, représailles et contre-représailles de plus en plus violentes se succèdent. Les tirs isolés évoluent en batailles rangées ; les attaques contre le trafic se transforment en embuscades. Des attentats de plus en plus sanglants se produisent, auxquels répondent à leur tour des émeutes, des représailles et d'autres attentats.
Les organisations armées juives lancent une nouvelle campagne intensive d’attentats à la bombe particulièrement meurtrière contre les Anglais et aussi les Arabes. La succession d’attentats de part et d’autre est épouvantable, le 12 décembre 1947, l’Irgun fait exploser une voiture piégée à Jérusalem provoquant la mort de 20 personnes. Le 4 janvier 1948, le Lehi fait exploser un camion devant l’hôtel de ville de Jaffa abritant le quartier général d’une milice paramilitaire arabe, tuant 15 personnes et en blessant 80 dont 20 gravement. Le 18 février, une bombe de l’Irgoun explose dans le marché de Ramalah, provoquant la mort de 7 personnes et en blessant 45. Le 22 février, à Jérusalem, les hommes d’Amin al-Husseini organisent à l'aide de déserteurs britanniques un triple attentat à la voiture piégée qui vise les bureaux du journal The Palestine Post, le marché de la rue Ben Yehuda et l'arrière-cour des bureaux de l'Agence juive, faisant respectivement 22, 53 et 13 morts juifs ainsi que des centaines de blessés. Enfin, le massacre de villageois à Deir Yassin le 9 avril, commis par l'Irgoun et le Lehi fit entre 100 et 120 morts. Le « point d’orgue » de cette campagne a lieu le 17 septembre 1948, à Jérusalem, quand un commando du Lehi assassine le comte Folke Bernadotte, médiateur des Nations unies pour la Palestine ainsi que le chef des observateurs militaires de l'ONU, le colonel français Sérot. Sur les deux mois, décembre 1947 et janvier 1948, on compte près de mille morts et deux mille blessés. Fin mars, un rapport fait état de plus de deux mille morts et quatre mille blessés.
Dès janvier, sous l'œil indifférent des Britanniques, la guerre civile entre les communautés mène à des opérations qui prennent une tournure de plus en plus militaire. Des milices armées arabes entrent en Palestine pour soutenir les milices palestiniennes et attaquer les colonies de peuplement et les villages juifs. De son côté, la Haganah monte de plus en plus d’opérations offensives visant à désenclaver les zones juives en chassant les milices arabes, détruisant les villages arabes, massacrant des habitants et faisant fuir des centaines de milliers d’autres (au total, durant cette période et lors de la guerre israélo-arabe succédant à la déclaration de fondation de l’État d’Israël, près de 750.000 Palestiniens arabes fuiront leurs villages). Les pays arabes s’apprêtent à entrer en Palestine pour soi-disant « défendre leurs frères palestiniens ».
Le 15 mai 1948, le mandat britannique sur la Palestine s’achève et l'État d'Israël est proclamé le même jour à Tel Aviv. Moins de 24 heures plus tard, l'Égypte, la Syrie, la Jordanie et l'Irak lancent une invasion. La guerre qui durera jusqu’en mars 1949 coûtera la vie à plus de 6.000 soldats et civils juifs, 10.000 soldats palestiniens arabes et environ 5.000 soldats des différents contingents militaires arabes.
Si la bourgeoisie palestinienne avait été incapable de créer son propre État au moment de la disparition de l'empire ottoman à l'issue de la 1e Guerre mondiale, la proclamation de l'État d'Israël par les sionistes impliquait nécessairement que ce nouvel État ne pourrait survivre qu'en transformant son économie en une machine de guerre permanente, en étranglant ses voisins, en terrorisant et en déplaçant la majorité de la population palestinienne et surtout en cherchant des appuis impérialistes. Face à l'ancienne puissance "protectrice", la Grande-Bretagne, qui s’opposait initialement à la formation d'un État israélien pour ne pas porter atteinte à sa position envers le monde arabes, le nouvel État a pu s’appuyer sur les Etats-Unis, qui ont immédiatement soutenu la création de l'État d'Israël, et sur l’URSS, qui espérait que la formation d'un État israélien affaiblirait l'impérialisme britannique dans la région.
Les nationalistes palestiniens, incapables de faire front seuls contre l'État d'Israël nouvellement fondé, devaient eux aussi chercher des appuis parmi les ennemis de cet État, comme les bourgeoisies des pays voisins, la Jordanie, la Syrie, l'Égypte et l'Irak, qui envoient leurs troupes contre Israël. Cette guerre, la première d’une demi-douzaine de guerres et de nombreuses opérations militaires contre ses voisins auxquelles Israël a participé depuis 1948, dure de mai 1948 à juin 1949. En raison du mauvais équipement des troupes arabes, les forces israéliennes parviennent à repousser l'offensive et à non seulement conserver mais même élargir les territoires attribués aux sionistes par les Britanniques avant 1947. Au-delà des grandes déclarations de solidarité, les bourgeoisies arabes voisines, « venues au secours de leurs frères palestiniens », ont surtout joué leurs propres cartes impérialistes. Non seulement la Jordanie a occupé la Cisjordanie, et l'Égypte la bande de Gaza après la 1e guerre israélo-arabe de 1948, mais les États arabes tenteront également dans les années suivantes de mettre la main sur les différentes ailes des nationalistes palestiniens. Peu après sa création en 1964, l'Arabie saoudite a commencé à financer l'OLP ; l'Égypte a également essayé de récupérer le Fatah (le mouvement politique de l'OLP) ; la Syrie a créé le groupe As-Saiqa, l'Irak a soutenu le FLA (Front de libération arabe créé en 1969). Malgré tous les beaux discours sur la « nation arabe unie », les bourgeoisies des différents pays arabes sont en concurrence féroce les unes avec les autres et n’hésitent pas à utiliser et si besoin à sacrifier la population palestinienne pour leurs sordides intérêts.
Depuis le jour de sa fondation, l’État d’Israël a non seulement été impliqué dans des conflits bilatéraux permanents avec les Arabes palestiniens et ses voisins arabes, les affrontements qui l’impliquaient se sont toujours inscrits dans les dynamiques de confrontation impérialiste mondiales, dans la mesure où sa position stratégique le place au centre des oppositions régionales au Moyen-Orient mais aussi et surtout au cœur des affrontements planétaires entre grands requins impérialistes. Dans ce sens, l’État d’Israël jouera à partir de la fin des années 1950 le rôle de gendarme du bloc américain dans la région.
Le début de la Guerre froide entre le bloc américain et le bloc soviétique mettra le Moyen- Orient au centre des rivalités impérialistes. Après la Guerre de Corée (1950-53), qui constitua la première des grandes confrontations entre les deux blocs, la guerre froide s'est intensifiée et l'impérialisme russe a tenté d'accroître son influence dans les pays du "tiers monde" et ceci a donné une importance croissante au Moyen-Orient pour les dirigeants des deux blocs. Si au départ, les oppositions dans la région ont surtout permis aux États-Unis de « discipliner » leurs alliés européens, en les empêchant de poursuivre trop intensément leurs propres intérêts impérialistes dans la région (Opération franco-anglaise de 1956 à Suez et guerre israélo-égyptienne), le conflit au Moyen-Orient a évolué ensuite et pendant 35 ans dans le contexte de la confrontation Est-Ouest et la Palestine en a été un théâtre de confrontation central.
La guerre de 1948 n'a été que le début d'un cycle sans fin de conflits militaires. À partir des années 1950, face à l’incapacité des troupes de la Ligue arabe de vaincre leur ennemi nettement plus petit, mais mieux organisé et armé, une course aux armements s’engage, au cours de laquelle Israël reçoit des livraisons massives d'armes des États-Unis, et les rivaux arabes se tournent vers l'impérialisme soviétique qui tentera de manière persistante de s’implanter dans la région en soutenant le nationalisme arabe : l'Égypte, la Syrie et l'Irak qui s’unissent temporairement au sein d’une République Arabe Unie, deviennent pendant un certain temps des alliés du bloc de l’Est, qui appuie également en Palestine les fedayin palestiniens et l’Organisation de Libération de la Palestine. En 1968, les divers mouvements de résistance palestiniens se regroupent sous l'égide d'Arafat. Dans le contexte de la guerre froide, alors qu'Israël est un allié majeur des Etats-Unis, l'OLP doit nécessairement se tourner vers l'URSS et vers ses « frères arabes ». Cependant, derrière les grands discours sur « l’unité du peuple arabe », les États arabes ont tous une fois de plus engagé leurs troupes non seulement contre Israël, mais aussi contre les nationalistes palestiniens, qui agissent souvent comme une force de perturbation à l'intérieur de ces États. Ils n'ont jamais hésité à commettre des massacres similaires à ceux de la bourgeoisie israélienne contre les réfugiés palestiniens. Ainsi, en 1970, lors du "Septembre noir", 30 000 Palestiniens ont été tués en Jordanie par l'armée jordanienne. En septembre 1982, les milices chrétiennes libanaises, avec l'accord tacite d'Israël, ont pénétré dans deux camps palestiniens à Sabra et Chatila et ont massacré 10 000 civils.
Ces tentatives du bloc de l’Est de s’implanter dans la région se sont heurtées à une forte opposition des États-Unis et du bloc occidental, qui ont fait de l’État d’Israël un des fers de lance de leur politique. Le soutien des États-Unis à Israël a été une caractéristique permanente de tous les conflits dans la région, tout comme celui financier de l’Allemagne d’ailleurs[8]. Ce soutien n'est pas pour l’essentiel dû au poids considérable de l'électorat juif aux États-Unis ou à l'influence du "lobby sioniste" sur les dirigeants politiques américains. Si Israël ne dispose pas de ressources pétrolières significatives ni d'autres matières premières importantes, l’État revêt avant tout une importance stratégique majeure pour les États-Unis en raison de sa position géographique. D’autre part, dans sa confrontation avec une série de puissances impérialistes locales, Israël est financièrement et militairement totalement dépendant des États-Unis, de sorte que les intérêts impérialistes d'Israël l'ont contraint à rechercher la protection des États-Unis. Bref, jusqu'en 1989, les États-Unis ont toujours pu compter sur Israël comme bras armé. En outre, dans la série de guerres avec ses rivaux arabes - dont la plupart étaient équipés d'armes russes - l'armée israélienne a testé des armes américaines.
À la fin des années 1970 et au cours des années 1980, le bloc américain s’assure progressivement du contrôle global du Moyen-Orient et réduit progressivement l’influence du bloc soviétique, même si la chute du Shah et la “révolution iranienne” en 1979 privent non seulement le bloc américain d’un bastion important mais annoncent, à travers la venue au pouvoir du régime rétrograde des mollahs, l’expansion de la décomposition du capitalisme. Cette offensive du bloc américain « a pour objectif de parachever l’encerclement de l’URSS, de dépouiller ce pays de toutes les positions qu’il a pu conserver hors de son glacis direct. Cette offensive a pour priorité une expulsion définitive de l’URSS du Moyen-Orient, une mise au pas de l’Iran et la réinsertion de ce pays dans le bloc américain comme pièce importante de son dispositif stratégique »[9]. Dans cette politique offensive du bloc occidental, Israël jouera un rôle essentiel à travers les guerres israélo-arabes de 1967 (« guerre des Six jours ») de 1973 (« guerre du Kippour »), le bombardement et la destruction d’un réacteur nucléaire à Bagdad en 1981 et l’invasion du Liban en 1982. L’action militaire d’Israël conjuguée à la pression économique et militaire du bloc américain mène à une défaite des alliés du bloc de l’Est dans la région, le passage de l’Égypte, puis de l’Irak vers le bloc occidental et la forte réduction du contrôle de la Syrie sur le Liban.
Cependant, renforcée par l'apaisement des tensions avec l'Égypte, la bourgeoisie israélienne réaffirme en juillet 1980 le transfert de sa capitale nationale de Tel-Aviv à Jérusalem et l'incorporation de la vieille ville de Jérusalem (anciennement jordanienne) au territoire israélien. Depuis lors également, le gouvernement israélien a décidé d'accélérer la colonisation juive en Cisjordanie. Cela a exacerbé les tensions entre les bourgeoisies israélienne et palestinienne et depuis 1987 en particulier, la spirale de violence s’est fortement aggravée. Le signal est donné par la première Intifada (ou « soulèvement ») en 1987. En réponse à la répression croissante de l'armée israélienne en Cisjordanie et à Gaza, l'Intifada s'est traduite par une campagne massive de désobéissance civile, de grèves et de manifestations. Saluée par les gauchistes comme un modèle de lutte révolutionnaire, elle s’est toujours entièrement inscrite dans le cadre national et impérialiste du conflit israélo-arabe.
Si la première moitié́ du 20e siècle au Moyen-Orient a montré́ que la libération nationale était devenue impossible et que toutes les fractions des bourgeoisies locales étaient inféodés dans les conflits globaux que se livrent entre eux les grands requins impérialistes, la formation de l'État d'Israël en 1948 a marqué́ près de quarante ans d’une autre période d'affrontements sanglants, inscrits dans la confrontation impitoyable entre les blocs de l’Est et de l’Ouest. Plus de soixante-dix années de conflits au Moyen-Orient ont irréfutablement illustré que le système capitaliste en déclin n'a rien d'autre à offrir que des guerres et des massacres et que le prolétariat n‘avait pas à choisir entre un camp impérialiste ou un autre.
Après l’implosion du bloc soviétique fin 1989, les années 1990 sont marquées par l’expansion spectaculaire des manifestations de la période de pourrissement sur pied du capitalisme et, dans ce cadre, le « rapport sur les tensions impérialistes » du 20e congrès du CCI constatait déjà en 2013 : « Le Moyen-Orient est une terrible confirmation de nos analyses à propos de l’impasse du système et de la fuite dans le “chacun pour soi ». Il les illustre effectivement de manière saisissante à travers les caractéristiques centrales de cette période :
Dans cette dynamique de confrontations croissantes au Moyen-Orient, L’État d’Israël a joué un rôle capital. Premier lieutenant des Américains dans la région, Tel-Aviv était appelée à être la clé de voûte d’une région pacifiée à travers les accords d’Oslo et de Jéricho-Gaza de 1993, un des plus beaux succès de la diplomatie américaine dans la région. Ceux-ci accordaient un début d’autonomie aux Palestiniens et les intégraient ainsi dans l’ordre régional conçu par l’Oncle Sam. Au cours de la seconde partie des années 1990 toutefois, après l’échec de l’invasion israélienne du Sud-Liban, la droite israélienne “dure” arrive au pouvoir (premier gouvernement Netanyahou de 1996 à 1999) contre la volonté du gouvernement américain qui soutenait Shimon Peres. La droite fera tout à partir d’alors pour saboter le processus de paix avec les Palestiniens :
La visite provocatrice du leader de l'opposition Ariel Sharon sur le Mont du Temple en septembre 2000 provoque une seconde Intifada, qui a vu une forte augmentation des attentats suicides contre les Israéliens. Dans cette même logique, le démantèlement unilatéral des colonies à Gaza par le gouvernement Sharon en 2004 n’était en rien un geste de conciliation, comme la propagande israélienne l’a présenté, mais au contraire le produit d’un calcul cynique pour geler ultérieurement les négociations sur le règlement politique du conflit : le retrait de Gaza « signifie le gel du processus politique. Et lorsque vous gelez ce processus, vous empêchez la création d’un État palestinien et toute discussion sur les réfugiés, sur les frontières et sur Jérusalem »[10]. D’ailleurs, les islamistes refusant l’existence d’un État juif en terre d’Islam, tout comme les sionistes messianiques un État palestinien en terre d’Israël, donnée par Dieu aux Juifs, ces deux factions sont donc des alliés objectifs dans le sabotage de la « solution à deux États ». Aussi, les fractions de droite de la bourgeoisie israélienne ont fait tout leur possible pour renforcer l’influence et les moyens du Hamas, dans la mesure où cette organisation était, comme eux, totalement opposée aux accords d’Oslo : les premiers ministres Sharon et Olmert ont interdit en 2006 à l’Autorité palestinienne de déployer à Gaza un bataillon supplémentaire de police pour s’opposer au Hamas et ont autorisé le Hamas à présenter des candidats aux élections en 2006. Lorsqu’en 2007, le Hamas a organisé à Gaza un coup de force pour « éliminer l’autorité palestinienne » et asseoir leur pouvoir absolu, le gouvernement israélien a refusé d’épauler la police palestinienne. Quant aux fonds financiers qataris dont le Hamas avait besoin pour pouvoir gouverner, l’État hébreux a permis leur transfert régulier vers Gaza sous la protection de la police israélienne.
La stratégie israélienne était claire : Gaza offerte au Hamas, l’Autorité palestinienne est affaiblie, avec un pouvoir limité en Cisjordanie. Netanyahou lui-même a ouvertement promu cette politique : « Quiconque veut contrecarrer la création d’un État palestinien doit soutenir le renforcement du Hamas et transférer de l’argent au Hamas. Cela fait partie de notre stratégie »[11] . L’État d’Israël et le Hamas, à des moments et avec des moyens différents, s’enfoncent dans une politique totalement irrationnelle du pire, qui accélère inévitablement le cycle de violence et de contre-violence et qui devait déboucher sur les massacres atroces d’aujourd’hui. De fait, l’actuelle boucherie de Gaza s'inscrit dans la continuité de toute une série d'attaques et de contre-attaques menées par le Hamas et l'armée israélienne :
Juin 2006 - Le Hamas capture Gilad Shalit, conscrit de l'armée israélienne, lors d'un raid transfrontalier depuis Gaza, ce qui provoque des raids aériens et des incursions israéliennes.
Décembre 2008 - Israël lance une offensive militaire de 22 jours à Gaza après que des roquettes ont été tirées sur la ville de Sderot, dans le sud d'Israël. Environ 1 400 Palestiniens et 13 Israéliens sont tués avant qu'un cessez-le-feu ne soit conclu.
Novembre 2012 - Israël tue le chef d'état-major du Hamas, Ahmad Jabari, suivi de huit jours de raids aériens israéliens sur Gaza.
Juillet août 2014 - L'enlèvement et le meurtre de trois adolescents israéliens par le Hamas déclenchent une guerre de sept semaines.
Privée d’une structure étatique classique et des moyens financiers permettant la mise sur pied d’une armée structurée capable de rivaliser avec Tsahal, la bourgeoisie palestinienne a toujours dû recourir à des attaques terroristes, comme d’ailleurs l'ont fait les sionistes avant la proclamation de l'État d’Israël. Dès le début, l'OLP a appliqué des tactiques terroristes qui devaient nécessairement faire le plus grand nombre de victimes parmi les civils, tels des enlèvements, des liquidations, des détournements d'avions, des attaques contre des équipes sportives (massacre de l’équipe olympique israélienne aux Jeux olympiques de Munich en 1972). Depuis lors, les attentats suicides se sont multipliés. Commis par de jeunes Palestiniens désespérés, ils ne visent pas des cibles militaires, mais cherchent uniquement à semer la terreur parmi les civils israéliens dans des discothèques, des supermarchés, des autobus. Ils sont l’expression d'une impasse totale, du désespoir et de la haine. Les massacres du 7 octobre 2023 s'inscrivent dans la continuité de cette politique, mais à un niveau plus élevé encore de brutalité et de destruction.
La dérive terrifiante actuelle doit aussi être appréhendée dans la continuité de la politique irresponsable menée par le populiste Trump dans la région. En concordance avec la priorité accordée à l’endiguement de l’Iran, Trump a mené une politique d’appui inconditionnel à cette politique de la droite israélienne, en fournissant à l’État hébreu et à ses dirigeants respectifs des gages de soutien indéfectible sur tous les plans : fourniture d’équipements militaires dernier cri, reconnaissance de Jérusalem-Est comme capitale et de la souveraineté israélienne sur le plateau syrien du Golan. Il a appuyé la politique d’abandon des accords d’Oslo, de la solution des « deux États » (israélien et palestinien) en « terre sainte ». L’arrêt de l’aide américaine aux Palestiniens et à l’OLP et la négociation des « accords d’Abraham », une proposition d’un « big deal » impliquant l’abandon de toute revendication de création d’un État palestinien et l’annexion par Israël de larges parties de la Palestine en échange d’une aide économique américaine « géante », visait essentiellement à faciliter le rapprochement de facto entre les comparses saoudien et israélien : « Pour les monarchies du Golfe, Israël n’est plus l’ennemi. Cette grande alliance a débuté depuis bien longtemps en coulisses, mais n’a pas encore été jouée. Le seul moyen pour les Américains d’avancer dans la direction souhaitée est d’obtenir le feu vert du monde arabe, ou plutôt de ses nouveaux leaders, MBZ (Émirats) et MBS (Arabie) qui partagent la même vision stratégique pour le Golfe, pour qui l’Iran et l’islam politique sont les menaces principales. Dans cette vision, Israël n’est plus un ennemi, mais un potentiel partenaire régional avec qui il sera plus facile de contrecarrer l’expansion iranienne dans la région. […] Pour Israël, qui cherche depuis des années à normaliser ses relations avec les pays arabes sunnites, l’équation est simple : il s’agit de chercher une paix israélo-arabe, sans forcément obtenir la paix avec les Palestiniens. Les pays du Golfe ont de leur côté revu à la baisse leurs exigences sur le dossier palestinien. Ce “plan ultime” […] semble aspirer à établir une nouvelle réalité au Moyen-Orient. Une réalité fondée sur l’acceptation par les Palestiniens de leur défaite, en échange de quelques milliards de dollars, et où Israéliens et pays arabes, principalement du Golfe, pourraient enfin former une nouvelle alliance, soutenue par les États-Unis, pour contrecarrer la menace de l’expansion d’un empire perse moderne »[12]. Cependant, comme nous le soulignions déjà en 2019, ces accords, qui étaient une pure provocation au niveau international (abandon d’accords internationaux et de résolutions de l’ONU) comme régional, ne pouvaient que réactiver à terme la pomme de discorde palestinienne, instrumentalisée par tous les impérialismes régionaux (l’Iran bien sûr, mais aussi la Turquie et même l’Égypte) contre les États-Unis et leurs alliés. De plus, ils ne pouvaient qu’enhardir le comparse israélien dans ses propres appétits annexionnistes et qu’intensifier les confrontations, par exemple avec l’Iran : « Ni Israël, hostile au renforcement du Hezbollah au Liban et en Syrie, ni l’Arabie Saoudite ne peuvent tolérer cette avancée iranienne »[13]. Les accords d’Abraham ont irrémédiablement semé les graines de la tragédie actuelle de Gaza.
La fuite en avant des fractions de droite de la bourgeoisie israélienne au pouvoir – plus spécifiquement des gouvernements Netanyahou successifs de 2009 à aujourd’hui - dans le suivi de leur propre politique impérialiste s’oppose de plus en plus ouvertement aux intérêts des factions les plus responsables à Washington et constitue une caricature de la gangrène de la décomposition qui ronge l’appareil politique des bourgeoisies. Les oppositions entre les différentes factions politiques en Israël sur la politique à mener, les oppositions entre Netanyahou et son ministre de la défense ou les chefs de Tsahal, l'affrontement ouvert entre Netanyahou et l'actuelle administration américaine sur la conduite de la guerre induisent une dose importante d'incertitude et d’irrationalité sur la suite de la guerre, d’autant plus que l’ombre d’un retour possible de Trump à la présidence américaine plane sur le Moyen-Orient, qui donnerait carte blanche aux politiques de guerre israéliennes et mettrait ainsi fin à tout espoir de voir les États-Unis imposer une certaine forme de stabilité dans la région.
Une fois de plus, c'est la classe ouvrière qui a le plus souffert des conséquences de la politique impérialiste des classes dirigeantes. Les travailleurs israéliens et palestiniens sont confrontés en permanence à la terreur quotidienne des attaques terroristes palestiniennes et des raids et frappes aériennes de l'armée israélienne. Si la terreur sans fin déclenchée par leurs classes dirigeantes a créé une profonde détresse parmi la plupart des travailleurs, le nationalisme de leurs dirigeants empoisonne également leur esprit. La classe dirigeante des deux côtés fait tout pour attiser le nationalisme et la haine contre l'autre.
Sur le plan matériel, les travailleurs des deux côtés du conflit impérialiste souffrent énormément du poids écrasant de la militarisation. Les travailleurs israéliens sont enrôlés pour 30 mois (hommes) et 24 mois (femmes). Le poids de l'économie de guerre israélienne a accru la misère des travailleurs israéliens. Les travailleurs palestiniens, s'ils ont la chance de trouver un emploi, reçoivent des salaires très bas. Plus de 80% de la population vit dans la plus grande misère. La seule perspective pour la plupart de leurs enfants est d'être victimes des balles et des bulldozers israéliens. Et s'ils protestent contre leur sort, l'Autorité palestinienne et la police du Hamas se tiennent prêtes à exercer leur répression contre eux.
Un siècle de conflit impérialiste autour d'Israël ont montré que ni les travailleurs israéliens ni les travailleurs palestiniens ne peuvent gagner quoi que ce soit en soutenant leur propre bourgeoisie. Alors que l'État israélien n'a survécu que par la terreur et la destruction, la création d'un État palestinien proprement dit ne signifierait qu'un nouveau cimetière pour les travailleurs israéliens et palestiniens. Aussi, cet appel à un État palestinien est un slogan totalement réactionnaire que les communistes doivent rejeter.
Il est absolument vital pour les communistes d'être clairs sur les perspectives de la classe ouvrière. Alors que tous les gauchistes ont présenté l'Intifada de 1987 et les suivantes comme une révolte sociale pouvant mener à la libération, ces luttes n'ont en réalité été que l'expression du désespoir, les flammes étant allumées par les nationalistes. Dans toutes ces confrontations avec l'État israélien, les travailleurs palestiniens ne se battent pas pour leurs intérêts de classe, mais servent uniquement de chair à canon pour leurs dirigeants palestiniens nationalistes.
En revanche, il y a eu quelques réactions combatives occasionnelles de travailleurs palestiniens luttant pour leurs intérêts de classe en 2007 et à nouveau en 2015, les travailleurs du secteur public de Gaza se sont mis en grève contre l'administration du Hamas pour des salaires impayés. Il en va de même en Israël, avec une histoire de grèves contre l'augmentation du coût de la vie, comme celle des dockers en 2018 et celle des travailleurs des crèches en 2021. En 2011, lors des manifestations et assemblées de protestation contre la crise du logement en Israël, il y a même eu de timides signes de rapprochement entre travailleurs israéliens et palestiniens pour discuter de leurs intérêts communs. Mais encore et toujours, le retour au conflit militaire a eu tendance à étouffer ces expressions élémentaires de la lutte des classes.
Les communistes doivent être clairs sur la nature et l'effet du nationalisme dans la violence quotidienne. Mais en outre, nous avons vu comment les campagnes de soutien à l'un ou l'autre camp dans le récent conflit ont créé de véritables divisions dans la classe ouvrière des centres du capitalisme. Précisément au moment où la classe ouvrière sort d'années de passivité et de résignation, les rues des villes des pays centraux du système ont été occupées par des manifestations pour la Palestine libre ou "contre l'antisémitisme" qui appellent bruyamment les travailleurs à abandonner leurs intérêts de classe et à prendre parti dans une guerre impérialiste.
Si la population juive d'Europe a été l'une des principales victimes du régime génocidaire nazi, la politique de l'État israélien montre pour sa part que ces crimes barbares ne sont pas une question de race ou d'appartenance ethnique et religieuse. Aucune faction de la bourgeoisie n'a le monopole de l'épuration ethnique, du déplacement de populations, de la terreur et de l'anéantissement de groupes ethniques entiers. En réalité, les "mécanismes de défense" de l'État israélien et les méthodes de guerre palestiniennes font partie intégrante de la barbarie sanglante, pratiquée par tous les régimes dans le capitalisme pourrissant.
R. Havanais / 15.07.2024
[1] Cf. Notes sur l’histoire des conflits impérialistes au Moyen-Orient, 1ère partie, Revue internationale 115, 2003.
[2] « From Wars to Nakbeh: Developments in Bethlehem, Palestine, 1917-1949, Adnan A. Musallam » [archive du 19 juillet 2011 [572]] (consulté le 29 mai 2012)
[3] Meir Litvak, Palestinian Collective Memory and National Identity, Palgrave Macmillan [573], 2009
[4] Bilan n° 31 (Juin-juillet 36) ; Cf. « Le conflit Juifs/Arabes: La position des internationalistes dans les années 1930 » (Bilan n°30 et 31), Revue internationale, 110, 2002.
[5] L’indépendance ne sera revendiquée officiellement qu’en mai 1942, à la conférence de Biltmore
[6] Programme politique de l’OZON, le parti au pouvoir en Pologne, mai 1938, rapporté dans Marius Schatner, Histoire de la droite israélienne, Éditions Complexe, 1991, page 140.
[7] Bilan n° 31 (Juin-juillet 36) ; Cf. « Le conflit Juifs/Arabes : La position des internationalistes dans les années 1930 (“Bilan” n°30 et 31), Revue internationale, 110, 2002.
[8] Peu après la création d'Israël, l'Allemagne a commencé à le soutenir financièrement avec un "fonds de compensation" annuel d'un milliard de DM par an.
[9] “ [426]Résolution sur la situation internationale, 6e [426] congrès du CCI” [426], Revue internationale n° 44, 1986.
[10] Dov Weissglas, conseiller proche du premier ministre Sharon, dans le quotidien Haaretz, le 8 octobre 2004. Cité dans Ch. Enderlin, « [427]L [427]’ [427]erreur stratégique d’ [427]Israël [427]» [427], Le Monde diplomatique, janvier 2024.
[11] Netanyahou aux députés du Likoud le 11 mars 2019, propos rapportés par le quotidien israélien Haaretz du 9 octobre dernier.
[12] Extrait du quotidien libanais L’Orient-Le Jour, 18 juin 2019.
Entre le 20 et le 26 mai, s’est déroulée à Prague une « semaine d’action » autour du thème : « Ensemble contre les guerres capitalistes et la paix capitaliste » ayant réuni des groupes et des individus d’un certain nombre de pays incluant la Russie, l’Ukraine, la Bulgarie, la Serbie, la République tchèque, la Hongrie, la Suisse, l’Espagne, l’Italie, la Grande-Bretagne, l’Argentine… La majorité des invités étaient composés de groupes anarchistes, ouvriéristes, ou conseillistes ayant pris une position internationaliste contre la guerre entre la Russie et l’Ukraine et, malgré de nombreuses hésitations et confusions, contre les autres guerres ravageant la planète.(1) Le comité d’organisation de l’événement, qui semble inclure deux groupes existant principalement en République Tchèque), Tridni Valka (« Guerre de Classe ») et l’Anti-Militarist Initiative (AMI), a déclaré dans une interview(2) avoir fait le choix délibéré de ne pas inviter les principaux groupes de la Gauche communiste, qui, selon eux, ne sont pas intéressés par le débat, mais seulement à la création d’un « Parti de masse » selon les principes bolchéviks. Toutefois, le CCI y a envoyé une délégation, tout comme la Tendance Communiste Internationaliste. Étaient aussi présents des camarades proches du groupe Bordiguiste publiant Programma communista. Les événements de cette semaine n’étaient pas tous restreints à ceux y étant formellement invités, et nous pensons que l’émergence de cette opposition à la guerre impérialiste est l’expression de quelque chose de profond qui se passe au sein de la classe ouvrière et que les communistes ont une responsabilité très claire à prendre part au processus de clarification des objectifs du prolétariat et de combattre ses illusions.
Mais si une forte participation d’éléments cherchant des positions internationalistes est une chose positive, et si leur concentration physique à Prague a permis de développer des contacts et des discussions en marge de l’événement « officiel », il faut reconnaître que ce dernier était très mal organisé et chaotique, malgré les efforts encourageants de la part d’une majorité des participants pour prendre en charge son déroulement.
L’un des facteurs de ce désordre est la profonde division que connaît le mouvement anarchiste en République tchèque. Lors du week-end de la « semaine d’action », une foire aux livres anarchiste était organisée par la Fédération Anarchiste (FA) Tchèque, laquelle défendait ouvertement l’effort de guerre ukrainien et la formation d’unités anarchistes au sein de l’armée ukrainienne. Cette foire aux livres a déclaré prendre ses distances avec la semaine d’action et la FA tchèque a publié un tract dénonçant ses participants comme étant des « anarcho-poutinistes ». Le comité d’organisation a fait remarquer que ces anarchistes pro-guerre se sont livrés à un certain nombre de provocations contre les internationalistes. Plus grave, le comité les suspecte d’avoir informé les autorités du lieu où le congrès anti-guerre devait se tenir le week-end et les objectifs réels de ce dernier, forçant l’organisation à annuler la réservation et trouver un nouvel endroit au dernier moment.
Cependant, la nature chaotique de la "Semaine d'action" ne peut être entièrement imputée aux machinations des anarchistes pro-guerre. Le principe même d’une semaine d’action et les méthodes de ses organisateurs présentaient déjà profondément erronés.
Selon nous, le premier besoin de ceux cherchant une réelle pratique internationaliste aujourd’hui est la discussion et la clarification politique de questions fondamentales : le fondement historique de la poussée du capitalisme vers la guerre et la destruction ; la contre-tendance de la classe ouvrière luttant pour ses intérêts propres contre la crise économique malgré la propagande en faveur de l’union nationale ; la continuité des traditions internationalistes que nous a légué la gauche de Zimmerwald. Bien que certaines rencontres annoncées comme faisant partie de la semaine d’action pouvaient contenir des thèmes menant à la réflexion (comme la relation entre la paix capitaliste et la guerre capitaliste, la signification du défaitisme révolutionnaire, etc), l’idée même d’une « semaine d’action » ne peut qu’encourager une approche immédiatiste et activiste, prévalant sur un grand nombre de participants. Cela a été mis en évidence par certains sujets de discussion comme « comment peut-on aider les déserteurs ? », ou « comment peut-on saborder l’effort de guerre ? », etc. Mais les conséquences pernicieuses de cette focalisation autour de l’activisme sont mieux illustrées par certains des principaux événements de la semaine :
- Le premier événement de la semaine, ayant eu lieu le lundi 20, était une manifestation devant le siège de la société STV, société fournissant du matériel à l’armée israélienne. Bien que les organisateurs insistaient sur le fait que la manifestation n’était pas un appel à soutenir le nationalisme palestinien, le nombre de personnes portant un drapeau palestinien ne pouvait que la faire paraître comme un prolongement des manifestations pro-palestiniennes ayant lieu à travers le monde, notamment dans les universités des États-Unis ou en Europe. Tout aussi important : alors que le comité d’organisation semblait absent, le petit nombre de participants à la « semaine d’action » qui y ont pris part se sont vite rendu compte qu’il s’agissait d’une manifestation illégale et ont vu leurs pièces d’identité relevées par la police. La majorité étant de nationalité étrangère, cela aurait pu conduire à leur expulsion.
- Le mercredi 22, jour où la délégation du CCI est arrivée, une discussion était organisée autour de la guerre capitaliste et la paix capitaliste. Cette réunion a débuté avec plus d’une heure et demie de retard. Il y a eu d’abord une présentation organisée par un camarade de l’Anti-Militarist Initiative, puis la possibilité pour les participants d’intervenir dans les discussions qui ont suivi. Mais cette réunion n’était pas présidée, aucune note n’a été prise, et aucune conclusion formelle tirée, bien qu’un camarade du CCI a tenté de résumer les points importants de la discussion, notamment la division entre l’activisme et une approche à long terme fondée sur le mouvement réel de la classe ouvrière.
- Le jeudi, il était prévu d’organiser un événement « desserts pour les déserteurs » dans un parc près du centre de la ville : des gâteaux et des collations seraient vendus et les bénéfices utilisés pour aider les déserteurs de la guerre en Ukraine. Un certain nombre de personnes présentes le jour précédent sont venues, mais il n’y avait pas de gâteau. Les observations sur le niveau de désorganisation ont commencé à se propager et une réunion improvisée a eu lieu.
- Le vendredi, une manifestation était prévue, mais suite au fiasco du lundi, les participants, dont la sécurité avait déjà été compromise, ne souhaitaient pas participer à une marche n’étant pas l’expression d’un mouvement plus large et qui les exposeraient à d’autant plus de surveillance de la part de la police.(3) Cette position a été unanimement soutenue lors de l’assemblée, et il a été décidé que la priorité pour le jour suivant serait l’organisation de réunions ayant pour objectif de développer de véritables discussions. Un nouveau comité d’organisation a été mis en place et chargé de trouver un endroit où tenir cette réunion. Une fois encore, aucun signe du comité d’organisation officiel, mis à part les camarades de l’IAM qui semblaient plutôt agir comme intermédiaires.
Le vendredi, l’annonce de l’abandon du lieu initialement prévu où devait se tenir le « Congrès » le samedi et le dimanche, événement culminant de la semaine d’action, a semé encore plus de confusion. Mais le comité d’organisation « officieux » a réussi à trouver un lieu adéquat, à l’extérieur d’un café, et une discussion plutôt bien organisée a pu se tenir dans l’après-midi et le début de soirée. La tenue de cette « assemblée auto-organisée » est un pas en avant important compte tenu du désordre extrême de l’événement jusqu’alors, comme un petit reflet du besoin plus large que la classe ouvrière prenne les choses en main en son sein et crée la possibilité de débattre et de prendre ses propres décisions. Un ordre du jour a été établi avec comme point d’accord la nécessité de discuter de la situation globale à laquelle fait face la classe ouvrière. Le CCI a souligné la spirale des guerres et des catastrophes écologiques s’étendant sur toute la surface de la planète, la nécessité de comprendre que les guerres actuelles font partie de ce processus, la nécessité de clarifier que les guerres au Moyen-Orient sont de même nature que la guerre en Ukraine. Ayant mentionné la veille que l’un des groupes invités à cette semaine, l’Anarchist communiste groupe (ACG), est tombé dans le piège du soutien aux campagnes de boycott anti-Israéliens, nous avons montré que le fiasco de la manifestation du lundi illustrait les dangers de ce genre d’activisme irréfléchi. Nous avons aussi répété l’argument selon lequel le véritable mouvement contre la guerre est moins susceptible de provenir des prolétaires d’Israël, de Gaza, ou d’Ukraine, qui ont connu une grave défaite, mais des travailleurs des pays capitalistes centraux qui ont déjà démontré leur refus de payer les effets indirects de la guerre (inflation, etc). Mais que la capacité de la classe ouvrière à comprendre le lien entre les attaques contre ses conditions de vie et la dynamique guerrière prendrait du temps à se développer et ne pourrait s’accélérer en se substituant à elle avec de petits groupes.
Dans ce débat, et celui du jour suivant, on pouvait remarquer une convergence entre les interventions du CCI et de la TCI, qui se sont rencontrés plus d’une fois pour comparer leurs notes sur l’évolution des discussions.(4) Étant donné que les délégations des deux groupes jouaient un rôle manifestement constructif dans les discussions et l’organisation des réunions (incluant le fait qu’un membre de la TCI a accepté de prendre part au comité d’organisation officieux), il n’y avait aucun signe d’hostilité, chez les participants, aux groupes de la Gauche communiste, contrairement à ce qui a été ouvertement affiché par le comité d’organisation officiel.
Cela ne signifie en aucun cas que l’assemblée avait adopté les positions de la Gauche communiste. Malgré l’accord initial sur la nécessité de comprendre la situation globale avant d’entamer une discussion sur « que faire », les efforts menés étaient constamment entravés par des spéculations autour des possibles actions que nous pourrions mener dès le lendemain pour bloquer le cheminement vers la guerre (réseaux de contre-informations, aides aux déserteurs, etc). La question de la lutte de classe comme seule alternative à la guerre et la destruction était mise en suspension par ces spéculations. Il n’a pas non plus été possible de développer la discussion autour d’un point clé de l’ordre du jour : que signifie le « défaitisme révolutionnaire » dans cette période, le CCI ayant de sérieuses critiques vis-à-vis de ce slogan,(5) mais qui devront attendre d’être évoquées à d’autres occasions.
Puis une nouvelle perturbation est survenue. Le vendredi soir, un groupe d’individus, affirmant être non pas le comité d’organisation officiel, mais leur porte-parole, est arrivé à la réunion en annonçant un nouveau lieu pour le « Congrès » de samedi et dimanche. Malheureusement, celui-ci ne serait suffisamment grand que pour accueillir 25 à 30 personnes, bien que le double ait participé à la réunion du vendredi. Cela signifiait, sans aucun doute, l’exclusion de ceux n’ayant pas été invités (notamment les groupes de la Gauche communiste, ou « bolchéviks », qui, selon des dires venant vraisemblablement du comité d’organisation officiel, auraient pris le pouvoir de l’assemblée auto-organisée).(6) Aucun des participants à la réunion du vendredi n’était en faveur d’une telle exclusion et un manque de confiance considérable a été exprimé à l’encontre du comité d’organisation officiel, qui refusait toujours de se montrer ouvertement. Dans une déclaration sur le site officiel de l’événement, ils prétendent qu’il s’agirait là d’une procédure normale de sécurité, mais cela n’a pas convaincu les camarades dont la sécurité avait déjà été compromise par les plans inconsidérés du comité lors de cette semaine.
Cela a aggravé les divisions. Le samedi, certains individus ayant participé aux discussions du vendredi ont choisi de se rendre sur le nouveau lieu « officiel », mais la majorité des « auto-organisateurs » ont décidé de rester ensemble et de se rencontrer de nouveau le jour suivant. Cela signifiait qu’il fallait chercher un lieu, et celui ayant été trouvé n’était pas aussi approprié que celui du vendredi. À ce jour, nous n’avons que peu d’informations sur ce qui s’est passé au nouveau lieu officiel, bien que l’Anarchist Communist Network ait écrit un article [574] à propos de la semaine dans son entièreté qui contenait quelques informations sur les discussions qui y ont eu lieu.
Concernant la position du comité officiel sur la sécurité, nous devons souligner que Tridni Valka revendique une certaine continuité avec le Groupe communiste internationaliste, bien qu’il y ait eu quelques désaccords non spécifiés entre eux dans le passé, et que le GCI n’existe plus. Le GCI était un groupe ayant connu une trajectoire très dangereuse et destructrice, allant jusqu’à flirter avec le terrorisme, ce qui représentait un danger très sérieux à l’ensemble du mouvement révolutionnaire.(7) Il s’agissait d’une démarche de groupe clandestin que Tridni Valka semble avoir adoptée et qui a certainement contribué à la désorganisation de cette semaine et le manque de confiance de la part des participants qui s’est développé envers eux.
Face à cette litanie de divisions et de désordres, il y avait un sentiment, parmi les participants de « l’assemblée auto-organisée », que les événements de cette semaine devaient déboucher sur quelque chose, ne serait-ce que la possibilité de poursuivre les discussions et d’aborder les nombreuses questions qui n’avaient pas trouvé réponse. Le dimanche, une dernière réunion dans un parc était organisée pour décider de la suite des événements. La fatigue et la division avaient réduit le nombre de participants à cette réunion, bien qu’elle inclût tout de même certains éléments ayant été les plus constructifs dans les discussions jusqu’alors. Un groupe de contacts par téléphone a été mis en place, mais cela ne peut constituer un moteur pour développer de réelles discussions, la décision a donc été prise de mettre en place un site web sur lequel tous les éléments ayant participé pourraient publier leurs contributions (dont ceux qui ont participé au congrès « officiel » le week-end). Les camarades proches de Programma ont aussi proposé un bref « engagement pour la guerre de classe », qui était une prise de position très générale sur l’opposition aux guerres impérialistes. La majorité des personnes présentes ont voté en faveur de cette proposition.(8) La délégation du CCI ne pouvait pas la signer, en partie car elle contenait des formulations et des slogans avec lesquels nous sommes en désaccord, mais principalement parce que nous ne pensons pas que les discussions lors des différentes réunions aient atteint un niveau d’homogénéité suffisant pour qu’une telle déclaration commune soit publiée. À la place, nous étions en faveur de la publication d’un rapport sur les événements de la semaine, ainsi que des réflexions et observations effectuées par les différents groupes et individus. En outre, le site pourrait rassembler et publier des informations à propos des guerres actuelles qui seraient difficilement trouvables ailleurs. Nous verrons si ce projet se concrétise.
Malgré toutes ses faiblesses et lacunes, il était important d’avoir pris part à cet événement. Le « mouvement réel » contre la guerre s’exprime aussi par des minorités en quête de clarté, et bien que nous soyons opposés à la formation d’alliances prématurées ou de fronts avec des groupes portant toujours en eux la confusion de l’activisme ou du gauchisme, il est absolument vital pour les groupes de la Gauche communiste d’être présents lors de tels rassemblements, en gardant leur indépendance politique et en utilisant la lutte historique du mouvement ouvrier et l’indispensable lucidité de la méthode marxiste pour pousser à la clarification.
Une suite à cet article sera dédiée aux leçons politiques que nous tirons de cet évènement.
Amos, juin 2024
1 Une liste complète des groupes invités est disponible sur ce site : https://actionweek.noblogs.org/ [575]
2 « Interview with the organising committee of the Action Week », dans la revue Transmitter.
3 Selon le comité d’organisation officiel, la marche était annulée car le comité avait besoin de temps pour trouver un nouveau lieu pour le week-end. Mais cette explication ignore les raisons réelles du refus de participer à cette marche, raisons politiques et de sécurité.
4 En raison des positions internationalistes et traditions partagées entre les groupes de la Gauche communiste, le CCI propose depuis des décennies des appels communs contre la guerre impérialiste à ces groupes, dont ceux sur la guerre en Ukraine ou à Gaza. Malheureusement, la TCI n’a, aujourd’hui encore, jamais accepté qu’une telle déclaration renforcerait la défense du principe fondamental de la classe contre la guerre impérialiste. En amont de la semaine d’action, nous avons proposé à la TCI que nos deux groupes puissent, autant que possible, travailler ensemble pendant l’événement.
5 Voir, par exemple, notre brochure : Nation ou classe [576]
6 L’idée initiale concernant le Congrès était que le samedi serait un événement public, mais que le dimanche serait restreint aux seuls groupes invités.
7 « Comment le Groupe Communiste Internationaliste crache sur l’internationalisme prolétarien [322] », publié sur le site du CCI (2007).
8 La délégation de la TCI n’était pas présente lors de cette réunion, mais ils nous ont dit la veille qu’ils ne la signeraient pas non plus.
Fin février 2022, la CCI a proposé aux autres groupes de la Gauche communiste une déclaration commune internationaliste contre la guerre impérialiste en Ukraine. Ces groupes sont les descendants actuels du seul courant politique prolétarien qui a combattu à la fois les camps impérialistes fascistes et démocratiques lors de la 2nde Guerre mondiale et donc le seul à pouvoir revendiquer encore aujourd'hui une continuité en paroles et en actes avec l'internationalisme prolétarien.
Dans les deux années qui ont suivi cette déclaration, le CCI a également proposé un "Appel" similaire aux mêmes groupes concernant la guerre à Gaza qui a éclaté à la fin de l'année 2023. (Par souci de concision, nous les appellerons toutes deux des déclarations conjointes).
Quelles leçons pouvons-nous tirer de cette initiative qui peuvent nous guider dans une période où le carnage impérialiste va inévitablement augmenter et s'étendre ?
Sur les 6 groupes interrogés, deux ont approuvé la déclaration commune proposée et un groupe, le PCI (Corée), dont les origines ne sont pas dans la gauche communiste, l'a soutenue.
À première vue, ces initiatives internationalistes du CCI ne semblent pas avoir été un succès puisqu'elles n'ont pas conduit à une réponse unie de l'ensemble ou même de la majorité des courants de la gauche communiste, une réponse qui aurait fourni un phare d'internationalisme authentiquement communiste à tous les travailleurs qui cherchent une alternative de classe au massacre impérialiste.
Le manque de succès à court terme des initiatives du CCI confirmera sans aucun doute les illusions de ceux qui, se moquant de l'initiative en disant qu'elle "parlait aux convertis", pensaient qu'il était possible aujourd'hui de créer un "mouvement anti-guerre" plus large qui pourrait mettre fin à l'impérialisme en "faisant quelque chose maintenant" et en rassemblant autant de personnes que possible, quelles que soient leurs convictions politiques ou leur probité, dans une période de désorientation de la classe ouvrière sur cette question de la guerre. L'échec de ces illusions et projets militants a conduit ou conduira inévitablement à la passivité, à la confusion et à l'épuisement, ou pire, au choix de l'un ou l'autre des camps impérialistes - de manière critique bien sûr.
En réalité, l'expérience des initiatives du CCI permet de tirer d'importantes leçons à plus long terme pour faire avancer une ligne de travail politique qui doit conduire au futur parti de la classe ouvrière et au renversement du capitalisme mondial, seul moyen de mettre un terme à la guerre impérialiste. En d'autres termes, le succès ou l'échec se mesure en dernière analyse à l'aune de l'histoire, et non d'une impression à court terme.
Comparons ces deux initiatives du CCI de ces deux dernières années à des appels internationalistes similaires lancés à la gauche communiste pour un travail commun, qui remontent à 1979, au moment de l'invasion russe de l'Afghanistan. Lors de toutes les occasions précédentes, les propositions internationalistes communes du CCI n'ont jamais pu démarrer et dépasser le stade du concept, parce que le principe même d'une telle déclaration publique unitaire a été sommairement rejeté ou ignoré par les autres groupes.
Pour la première fois, la proposition d'une déclaration commune sur l'Ukraine a suscité des réponses positives de la part de deux autres groupes. Après que l'un de ces groupes, l'Istituto Onorato Damen, a proposé au CCI de rédiger une telle déclaration commune, cette dernière a été acceptée, imprimée et distribuée par la presse des trois groupes sous forme de tract.
Ce pas en avant, aussi minuscule qu'il puisse paraître, a suscité certaines autres avancées qui ne devraient pas passer inaperçues :
- l'un des groupes ayant refusé un travail commun - la Tendance Communiste Internationale - s'est engagé pour la première fois dans une longue correspondance avec le CCI sur la validité des raisons de son refus, qui s'est transformée en une sorte de polémique qui méritait d'être publié pour éclairer un lectorat plus large sur les responsabilités de la Gauche communiste dans son ensemble face au développement de la guerre impérialiste.
- Les cosignataires des déclarations communes se sont mis d'accord pour produire un bulletin de discussion dans lequel les différences d'analyse entre les quatre groupes pourraient être développées et confrontées. Jusqu'à présent, deux éditions de ces bulletins ont été publiées et ont inclus les contributions d'un groupe relativement nouveau de la gauche communiste - Internationalist Voice.
- La signification de Zimmerwald et de la gauche de Zimmerwald pendant la première guerre mondiale et son lien avec l'internationalisme d'aujourd'hui ont fait l'objet d'un examen plus approfondi.
- Les déclarations communes ont mis en lumière la nature d'une intervention internationaliste basée sur des principes en direction d'individus et groupes qui ne font pas partie de la gauche communiste mais qui recherchent néanmoins une orientation politique claire et cherchent à se détacher du gauchisme et de la confusion.
- L'atmosphère de solidarité créée par l'adhésion à l'initiative a également permis l'organisation de deux réunions publiques en ligne, l'une en italien et l'autre en anglais, pour discuter et clarifier la nécessité de la Déclaration commune et les tâches des révolutionnaires face à la guerre impérialiste et aux nouvelles conditions mondiales. Ces réunions publiques ont également donné lieu à un article bilan de celles-ci (Un bilan des réunions publiques sur la Déclaration commune de groupes de la Gauche communiste [579] ; A balance sheet of the public meetings about the Joint Statement by groups of the Communist Left on the war in Ukraine [580])
Elle peut être lue dans son intégralité dans l'article suivant : La Gauche communiste sur la guerre en Ukraine [407].[1] Il suffit donc de résumer les principaux arguments. Tout d'abord, la TCI a insisté sur le fait que les différences sur l'analyse de la guerre impérialiste (c'est-à-dire sur l'explication marxiste de la guerre impérialiste et ses perspectives aujourd'hui) entre les groupes étaient trop importantes pour leur permettre de signer la déclaration commune avec laquelle ils étaient par ailleurs d'accord. Deuxièmement, ils ont remis en question l'invitation des groupes bordigistes (PCI - Programma Comunista), PCI (Il Comunista - Le Prolétaire), PCI (Il Partito Comunista) à la déclaration commune et, d'autre part, ils ont regretté l'absence de certains groupes sur la liste des invités. Troisièmement, ils souhaitaient un mouvement plus large contre la guerre que la déclaration commune qui se limitait à la Gauche communiste.
Le CCI a répondu qu'en ce qui concerne les différences d'analyse, qui sont certes importantes, elles restent secondaires par rapport à l'accord fondamental sur un programme d'action internationaliste commun entre les groupes de la Gauche communiste. Faire de ces différences secondaires un obstacle à un tel travail commun, c'est donc élever les intérêts de son propre groupe au détriment des besoins du mouvement dans son ensemble - c'est donc classiquement sectaire. La version finale de la déclaration commune a en fait été en mesure de tenir compte d'une différence d'analyse de l'impérialisme entre l'IOD et le CCI afin de souligner la position de classe essentielle. Une différence assez similaire à celle que la TCI considérait comme une raison essentielle pour ne pas signer la déclaration.
Sur le deuxième point, il est ironique que la TCI se soit plainte que chacun des groupes bordiguistes invités se considérait comme le seul et unique parti communiste internationaliste au monde. Il s'agit là d'un cas où c’est l’hôpital qui se moque de la charité. En effet, la TCI, bien que se décrivant comme une "tendance", considère que sa principale composante, Battaglia Comunista, est également le Parti communiste internationaliste et est donc hostile à tous les autres prétendants à ce trône.
En ce qui concerne les groupuscules parasites se réclamant en paroles de la gauche communiste qui n'ont pas été invités à signer la déclaration commune, il était tout à fait logique de les en exclure puisque dans la pratique ces diverses cabales/cercles de tricotage font tout pour vilipender la gauche communiste. Mais la TCI, en voulant qu'ils soient invités, s'est donc opportunément ouverte à s'associer à des calomniateurs parasites et même à des mouchards qui n'ont rien à voir avec l'internationalisme en actes. Le sectarisme de la TCI à l'égard du reste de la Gauche Communiste - ses frères Bordiguistes et le CIC - a donc trouvé son complément naturel dans un opportunisme à l'égard de ceux qui sont en dehors de la Gauche Communiste et même hostiles à cette dernière.
Le désir de la TCI d'un "mouvement plus large au-delà de la gauche communiste" s'est donc immédiatement limité à exclure la majorité du milieu véritablement internationaliste existant aujourd'hui. Par la suite, son front "No War but the Class War" a été lancé avec des critères de participation plus élastiques que ceux de la déclaration commune et s'est donc rendu plus accessible à un milieu hétérogène d'anarchistes, de parasites et même de gauchistes. Ses réunions publiques ne dépassaient pas les limites de ce milieu. En fait, soit-dit en passant, la taille des délégations du CCI qui intervenaient dans ces réunions publiques était la composante la plus importante. Le NWBCW s'est avéré être un bluff opportuniste dont le but réel était de servir de courroie de transmission de la TCI plutôt que de créer un public plus large pour un internationalisme authentique.
La déclaration commune a fourni un cadre de principe de l'unité internationaliste dans l'action, des paramètres marxistes pour discuter et clarifier les différences théoriques et analytiques entre les groupes. Les Bulletins ne sont donc pas un conglomérat de positions et d'idées aléatoires, mais essentiellement un forum pour la confrontation d'arguments au sein de la gauche communiste, c'est-à-dire la polémique.
Jusqu'à présent, les deux bulletins ont inclus : la correspondance pertinente entre les groupes concernant la déclaration commune ; des déclarations d'analyse de la situation actuelle des guerres impérialistes en Ukraine et à Gaza par les organisations respectives ; plus important encore, une polémique permanente sur la façon dont les contradictions du capitalisme se traduisent en conflit impérialiste, que ce dernier soit le résultat direct d'ambitions économiques - telles que la préservation de l'hégémonie du dollar, ou le contrôle de la production et de la distribution du pétrole – ou le produit d'une dynamique autodestructrice résultant de l'impasse de la décadence du capitalisme dans cette période historique. Cette polémique est d'un grand intérêt et d'une grande importance pour comprendre les perspectives et les conditions du militarisme aujourd'hui. Elle doit être poursuivie.
La gauche communiste, s'inspirant de l'histoire du mouvement révolutionnaire de la classe ouvrière, se penche naturellement sur la nature et la signification du mouvement Zimmerwald pendant la Première Guerre mondiale.
Zimmerwald avait-il pour but de créer un mouvement anti-guerre aussi large que possible, comme le prétend la TCI, une sorte d'anticipation de la NWBCW ? Zimmerwald a effectivement été la première indication que la classe ouvrière perdait ses illusions dans la guerre impérialiste et confirmait ses espoirs qu'il existait une autre issue. Mais l'importance réelle et durable de Zimmerwald réside dans le développement d'une ligne internationaliste intransigeante au sein d'une petite minorité appelée la Gauche de Zimmerwald. Cette dernière reconnaissait que la Première Guerre mondiale n'était que le début d'une période historique entière dominée par la guerre impérialiste qui nécessiterait un programme maximal pour la classe ouvrière : guerre civile, renversement des régimes bourgeois, dictature du prolétariat avec une nouvelle Internationale communiste pour remplacer la 2e Internationale chauvine en faillite.
La majorité de Zimmerwald était ambivalente ou opposée à ce programme. Considérant la Première Guerre mondiale comme une aberration temporaire et espérant une réconciliation ou une reconstitution de la IIe Internationale qui s'était effondrée en 1914, elle voulait exclure ou neutraliser les "fauteurs de troubles" et les "scissionnistes" de la gauche. Finalement, les lignes de classe qui étaient implicites dans ces différences ont été tracées en 1917 par la révolution d'octobre.
Seuls la grande bourgeoisie et les États-nations qui défendent leurs privilèges s'engagent pleinement dans la guerre impérialiste rendue inévitable par le développement capitaliste. En termes de société dans son ensemble, la guerre impérialiste a un effet dévastateur sur les autres classes. La classe ouvrière est celle qui souffre le plus de l'impérialisme, car le rouleau compresseur militaire menace de la diviser, de l'entraîner dans un massacre fratricide et de transformer sa pauvreté en indigence. Dans le même temps, une couche intermédiaire - la petite bourgeoisie - située entre la bourgeoisie et le prolétariat prévoit la perte de son statut relativement plus sûr en raison du maelström impérialiste. En réaction à ce dernier, cette couche espère un retour à la normalité et à la paix, mais voit dans la lutte de la classe ouvrière une autre menace pour son statut en voie de disparition, une autre source de perturbation et de conflit.
Dans cette situation, les sentiments anti-guerre se développent à la fois dans le prolétariat et dans cette couche intermédiaire, mais dans cette réaction apparemment commune à l'impérialisme, des intérêts de classe différents et antagonistes sont pour ainsi dire cachés dans un embryon. Pour défendre ses intérêts, la classe ouvrière doit lutter pour se détacher de toutes les solutions pacifistes (aussi radicales qu'elles puissent paraître, comme l'antimilitarisme) qui sont répandues parmi les couches intermédiaires et se placer sur le terrain de sa propre lutte de classe qui mène les travailleurs à la guerre civile contre la bourgeoisie et le capitalisme dans son ensemble. La petite bourgeoisie, en revanche, qui n'a fondamentalement pas d'avenir historique, peut au mieux réagir impuissamment à la guerre impérialiste de diverses manières et reste enfermée dans l'ambiguïté. Ce mélange d'une classe qui lutte pour la conscience de ses intérêts internationalistes et d'une couche moyenne qui réagit avec horreur à la barbarie impérialiste est la base sociale de la croissance d'un marais politique entre la Gauche communiste et le gauchisme d'aujourd'hui, qui semble n'être ni l'un ni l'autre et qui est une contradiction et une agitation constantes.
L'intervention des internationalistes communistes auprès de ce milieu est donc vitale dans l'accélération du développement de la conscience de la classe ouvrière. Par définition, les organisations internationalistes ne naissent pas spontanément de ce marais qui, dans son ensemble, représente essentiellement une confusion politique dans la voie de la conscience de classe, mais sont le produit d'une expérience historique du mouvement révolutionnaire qui remonte à la Première Guerre mondiale et avant. L'existence et l'intervention de la Gauche communiste, sa présence politique, sont donc vitales non seulement pour combattre l'influence de la bourgeoisie, mais aussi pour mettre en évidence la différence d'intérêts de classe entre le prolétariat et les couches intermédiaires qui, malgré leur opposition radicale à la grande bourgeoisie, sont rétrogrades.
C'est là toute l'importance de la déclaration commune qui, en définissant la position commune de la Gauche communiste, a commencé à délimiter, au sein d'un milieu de confusion politique, un point de référence internationaliste.
Les deux dernières années et la réaction aux déclarations communes ont montré que la gauche communiste historique est toujours fragmentée et que beaucoup de ses groupes ont été incapables jusqu'à présent de mener une action internationaliste unie contre l'intensification de la guerre impérialiste. Cependant, de petits pas ont été faits dans cette direction, comme nous l'avons souligné plus haut. Ce n'est que sur la base de cette perspective politique et de la clarification des divergences que le prolétariat pourra s'armer dans la transformation éventuelle de la guerre impérialiste en guerre civile.
Il y a bientôt cinq années que la guerre impérialiste sévit en Europe, avec toutes ses manifestations de misère, de massacres et de dévastation.
Sur les fronts russe, français, italien, des dizaines de milliers d'ouvriers et de paysans sont en train de s'entre-égorger pour les intérêts exclusifs d'un capitalisme sordide et sanglant qui n'obéit qu'à ses lois : le profit, l'accumulation.
Dans le cours de cinq années de guerre, la dernière, celle de la libération de tous les peuples, vous diton, bien des programmes trompeurs, pas mal d'illusions ont disparu, faisant tomber le masque derrière lequel se cachait l'odieux visage du capitalisme international.
Dans chaque pays, on vous a mobilisés sur des idéologies différentes mais ayant le même but, le même résultat, vous jeter dans le carnage les uns contre les autres, frères contre frères de misère, ouvriers contre ouvriers.
Le fascisme, le national-socialisme revendiquent l'espace vital pour leurs masses exploitées, ne faisant que cacher leur volonté farouche de s'arracher eux-mêmes de la crise profonde qui les minait par la base.
Le bloc des anglo-russo-américains voulait, paraît il, vous délivrer du fascisme pour vous rendre vos libertés, vos droits. Mais ces promesses n'étaient que l'appât pour vous faire participer à la guerre, pour éliminer, après l'avoir enfanté, le grand concurrent impérialiste : le fascisme (...)
La Charte de l'Atlantique, le plan de la nouvelle Europe n'étaient que les rideaux derrière lesquels se cachait la vraie signification du conflit : la guerre de brigandage avec son triste cortège de destructions et de massacres dont la classe ouvrière subit toutes les terribles conséquences.
Prolétaires,
On vous dit, on voudrait vous faire croire que cette guerre n'est pas comme toutes les autres. On vous trompe. Tant qu'il y aura des exploiteurs et des exploités, le capitalisme c'est la guerre, la guerre c'est le capitalisme.
La Révolution de 1917 en Russie fut une révolution prolétarienne. Elle fut la preuve éclatante de la capacité politique du prolétariat de s'ériger en classe dominante et de s'orienter vers l'organisation de la société communiste. Elle fut la réponse des masses travailleuses à la guerre impérialiste de 191418.
Mais les dirigeants de l'Etat russe ont, depuis, abandonné les principes de cette Révolution, transformé vos partis communistes en partis nationalistes, dissous l'Internationale Communiste, aidé le capitalisme international à vous jeter dans le carnage.
Si, en Russie, on était resté fidèle au programme de la Révolution et de l'internationalisme, si on avait appelé constamment les masses prolétariennes à unifier leurs luttes contre le capitalisme, si on n'avait pas participé à la mascarade, la Société Des Nations, il aurait été impossible à l'impérialisme de déclencher la guerre.
En participant à la guerre impérialiste avec un groupe de puissances capitalistes, l'Etat russe a trahi les ouvriers russes et le prolétariat international.
Prolétaires d'Allemagne,
Votre bourgeoisie comptait sur vous, sur votre endurance et sur votre force productive afin de prendre une place d'impérialisme pour dominer le bassin industriel et agraire d'Europe. Après avoir fait de l'Allemagne une caserne, après vous avoir fait travailler pendant quatre années à un rythme forcené pour préparer les engins de guerre, on vous a jetés dans tous les pays d'Europe pour apporter partout, comme dans chaque conflit impérialiste, la ruine et la dislocation.
Le plan de votre impérialisme a été déjoué par les lois du développement du capitalisme international qui avait depuis 1900 achevé toute possibilité d'épanouissement de la forme impérialiste de domination et, encore plus, de toute expression nationaliste.
La crise profonde qui mine le monde et particulièrement l'Europe est la crise mortelle et insoluble de la société capitaliste.
Seul le prolétariat, au travers de sa révolution communiste, pourra éliminer les causes de la détresse, de la misère des masses travailleuses, des ouvriers.
Ouvriers et soldats,
Le sort de votre bourgeoisie est désormais réglé sur le terrain des compétitions impérialistes. Mais le capitalisme international ne peut pas arrêter la guerre, car c'est sa dernière, son unique possibilité de survivance.
Vos traditions révolutionnaires sont profondément enracinées dans les luttes de classe du passé. En 1918, avec vos chefs prolétariens Karl Liebknecht et Rosa Luxembourg, en 1923, malgré l'opportunisme déjà surgissant dans l'IC, vous avez gravé dans l'Histoire votre volonté et votre puissance révolutionnaire.
Le national-socialisme de Hitler et l'opportunisme de la Troisième Internationale vous ont fait croire que votre sort était lié à la lutte contre le Traité de Versailles. Cette fausse lutte ne pouvait que vous rattacher au programme de votre capitalisme qui se traduisait par un esprit de revanche et la préparation de la guerre actuelle.
Vos intérêts de prolétaires sont uniquement liés aux intérêts de tous les exploités d'Europe et du monde entier.
Vous occupez une place primordiale pour imposer la fin du monstrueux carnage. En suivant l'exemple du prolétariat italien, vous devez engager la lutte contre la production de guerre, vous devez refuser de vous battre contre vos frères ouvriers. Votre révolte doit être une manifestation de lutte de classe. Elle doit se traduire dans les grèves et les agitations de masses. Comme en 1918, le sort de la révolution prolétarienne est soumis à votre capacité de briser les chaînes qui vous attachent à la monstrueuse machine de l'impérialisme allemand.
Ouvriers, travailleurs en Allemagne,
On vous a déportés pour vous faire construire des engins de destruction. Pour chaque ouvrier qui arrive, c'est un ouvrier allemand qui part pour le front.
Quelle que soit votre nationalité, vous êtes des exploités. Votre seul ennemi est le capitalisme allemand et international, vos camarades sont les ouvriers allemands et du monde entier.
Vous portez en vous les traditions et les expériences des luttes de classes de votre pays et du monde entier. Vous n'êtes pas des "étrangers".
Vos revendications, vos intérêts sont identiques à ceux de vos camarades allemands. En participant à la lutte de classe dans l'usine, sur les lieux de travail, vous contribuerez efficacement à briser le cours de la guerre impérialiste.
Ouvriers français,
Lors des grèves de 1936, tous les partis ont manoeuvré pour transformer vos justes et légitimes revendications de classe en une manifestation d'adhésion à la guerre qui se préparait. L'ère de prospérité que les démagogues du Front Populaire vous présentaient comme un plein épanouissement n'était en réalité que la crise profonde du capitalisme français.
Vos éphémères améliorations de vie et de travail n'étaient pas la conséquence d'une reprise économique, mais étaient dictées par la nécessité de la mise en marche de l'industrie de guerre.
L'invasion de la France a été exploitée par tous les responsables du conflit, de gauche et de droite, pour entretenir dans vos esprits une volonté de revanche et de haine contre les prolétariats allemand et italien, qui comme vous, n'ont aucune responsabilité dans le déclenchement de la guerre et, comme vous, subissent les terribles conséquences d'une boucherie voulue et préparée par tous les Etats capitalistes.
Le gouvernement Pétain-Laval vous parle de révolution nationale. C'est la tromperie la plus vulgaire. La méthode la plus réactionnaire pour vous faire subir sans broncher le poids de la défaite militaire au bénéfice exclusif du capitalisme.
Le Comité d'Alger vous fait miroiter le retour à l'abondance, à la prospérité d'avant-guerre. Quelle que soit la couleur ou la forme du gouvernement de demain, les masses travailleuses de France et des autres pays d'Europe, ont à payer un lourd tribut de guerre aux impérialistes anglo-russes-américains, en sus des ruines et des destructions causées par les deux armées en lutte.
Prolétaires français,
Trop parmi vous sont portés à croire, à espérer le bien-être importé par les armées, qu'elles soient anglaises, américaines ou russes.
Les intrigues et les contrastes qui se manifestent déjà au sein de cette "trinité" de larrons au sujet du partage de demain font pressentir que les conditions qui seront imposées au prolétariat seront dures si vous n'empruntez pas le chemin de la lutte de classe.
Trop parmi vous se font les auxiliaires du capitalisme en participant à la guerre des partisans, expression du nationalisme le plus exacerbé.
Vos ennemis ne sont ni le soldat allemand ni le soldat anglais ou américain, mais leur capitalisme qui les pousse à la guerre et à la tuerie, à la mort. Votre ennemi, c'est votre capitalisme, qu'il soit représenté par Laval ou par De Gaulle. Votre liberté n'est liée ni au sort ni aux traditions de votre classe dominante, mais à votre indépendance en tant que classe prolétarienne.
Vous êtes les fils de la Commune de Paris, et c'est seulement en vous inspirant d'elle et de ses principes que vous parviendrez à rompre les liens d'esclavage qui vous lient à l'appareil périmé de la domination capitaliste : les Tables de 1789 et les lois de la Révolution bourgeoise.
Prolétaires de Russie,
En 1917, avec votre parti bolchevik et Lénine, vous renversiez le régime capitaliste pour instaurer la première République des Soviets. Votre geste magnifique de classe ouvrant la période historique de la lutte décisive entre les deux sociétés opposées ; l'ancienne, la bourgeoisie, destinée à disparaître sous le poids de ses contradictions ; la nouvelle, le prolétariat s'érigeant en classe dominante pour se diriger vers la société sans classe, le communisme.
A cette époque aussi, la guerre impérialiste battait son plein. Des millions d'ouvriers tombaient sur les champs de batailles du capitalisme. A l'exemple de votre lutte décisive jaillissait au sein des masses ouvrières la volonté d'en finir avec l'inutile massacre. En brisant le cours de la guerre, votre Révolution devenait le programme, le drapeau de la lutte des exploités du monde. Le capitalisme, "rongé" par la crise économique aggravée par la guerre, tremblait face au mouvement prolétarien qui déferlait sur toute l'Europe.
Cernés par les armées blanches et celles du capitalisme international qui voulait vous avoir par la famine, vous avez réussi à vous dégager de l'étreinte contre-révolutionnaire ; grâce à l'apport héroïque du prolétariat européen et international qui, empruntant le chemin de la lutte des classes, empêchait la bourgeoisie coalisée d'intervenir contre la révolution prolétarienne.
L'enseignement était décisif, désormais la lutte des classes se développera sur le terrain international, le prolétariat formera son PC et son Internationale sur le programme raffermi par votre Révolution communiste. La bourgeoisie s'orientera vers la répression du mouvement ouvrier et vers la corruption de votre révolution et de votre pouvoir.
La guerre impérialiste actuelle vous trouve non pas avec le prolétariat mais contre lui. Vos alliés ne sont plus la Constitution soviétique de 1917, mais la patrie "socialiste". Vous n'avez plus de camarades comme Lénine et ses compagnons, mais des maréchaux bottés, gradés, comme dans tous les pays capitalistes, emblèmes d'un capitalisme sanglant, massacreur du prolétariat.
On vous dit qu'il n'y a pas de capitalisme chez vous mais votre exploitation est semblable à tous les prolétaires, et votre force de travail disparaît dans le gouffre de la guerre et dans les caisses du capitalisme international. Votre liberté est celle de vous faire tuer pour aider l'impérialisme à survivre. Votre parti de classe a disparu, vos soviets sont effacés, vos syndicats sont des casernes, vos liens avec le prolétariat international sont brisés.
Camarades, ouvriers de Russie,
Chez vous comme partout ailleurs, le capitalisme a semé la ruine et la misère. Les masses prolétariennes d'Europe, comme vous en 1917, attendent le moment favorable pour s'insurger contre les effroyables conditions d'existence imposées par la guerre. Comme vous, elles se dirigeront contre tous les responsables de ce terrible massacre, qu'ils soient fascistes, démocratiques ou russes. Comme vous elles essaient d'abattre le sanglant régime d'oppression qu'est le capitalisme.
Leur drapeau sera votre drapeau de 1917. Leur programme sera votre programme, que vos dirigeants actuels vous ont arraché : la Révolution communiste.
Votre Etat est coalisé avec les forces de la contre-révolution capitaliste. Vous serez solidaires, vous fraterniserez avec vos camarades de lutte ; vos frères ; vous lutterez à leurs côtés pour rétablir en Russie et dans les autres pays les conditions pour la victoire de la révolution mondiale.
Soldats anglais et américains,
Votre impérialisme ne fait que développer son plan de colonisation et d'esclavage de tous les peuples pour essayer de se sauver de la grave crise qui enveloppe toute la société.
Déjà, avant la guerre, malgré la domination coloniale et l'enrichissement de votre bourgeoisie, vous avez subi le chômage et la misère, les sans-travail ont été des millions.
Contre vos grèves pour des revendications légitimes, votre bourgeoisie n'a pas hésité à employer le moyen le plus barbare de répression : les gaz.
Les ouvriers d'Allemagne, de France, d'Italie et d'Espagne ont des comptes à régler avec leur propre bourgeoisie, responsable au même titre que la vôtre de l'immonde massacre.
On voudra vous faire jouer le rôle de gendarmes, vous jeter contre les masses prolétariennes en révolte.
Vous refuserez de tirer, vous fraterniserez avec les soldats et les travailleurs d'Europe.
Ces luttes sont vos luttes de classe.
Prolétaires d'Europe,
Vous êtes cernés par un monde d'ennemis. Tous les partis, tous les programmes ont sombré dans la guerre ; tous jouissent de vos souffrances, tous unis pour sauver de son écroulement la société capitaliste.
Toute la bande de racailles au service de la haute finance de Hitler à Churchill, de Laval à Pétain, de Staline à Roosevelt, de Mussolini à Bonomi, est sur le plan de la collaboration avec l'Etat bourgeois pour vous prêcher l'ordre, le travail, la discipline, la patrie, qui se traduisent dans la perpétuité de votre esclavage.
Malgré la trahison des dirigeants de l'Etat russe, les schémas, les thèses, les prévisions de Marx et Lénine trouvent dans la haute trahison de la situation actuelle leur confirmation éclatante.
Jamais la division entre exploités et exploiteurs n'a été aussi nette, si profonde. Jamais la nécessité d'en finir avec un régime de misère et de sang n'a été si impérieuse.
Avec la tuerie des fronts, avec les massacres de l'aviation, avec les cinq années de restrictions, la famine fait son apparition. La guerre déferle sur le continent, le capitalisme ne sait pas, ne peut pas finir cette guerre.
Ce n'est pas en aidant l'un ou l'autre groupe des deux formes de domination capitaliste, que vous abrégerez le combat. Cette fois, c'est le prolétariat italien qui vous a tracé le chemin de la lutte, de la révolte contre la guerre.
Comme Lénine l'a fait en 1917, il n'y a pas d'autre alternative, d'autre chemin à suivre en dehors de la transformation de la guerre impérialiste en guerre civile[1].
Tant qu'il y aura le régime capitaliste, il n'y aura pour le prolétariat ni pain, ni paix, ni liberté.
Prolétaires communistes,
Il y a beaucoup de partis, trop de partis. Mais tous, jusqu'aux groupuscules du trotskisme, ont sombré dans la contre-révolution.
Un seul parti manque : le parti politique de la classe prolétarienne.
La Gauche Communiste seule est restée avec le prolétariat, fidèle au programme du marxisme, à la Révolution communiste. Ce n'est uniquement que sur ce programme qu'il sera possible de redonner au prolétariat ses organisations, ses armes aptes à pouvoir le conduire à la victoire. Ces armes sont le nouveau Parti Communiste, la nouvelle Internationale.
Contre tout opportunisme, contre tout compromis sur le terrain de la lutte des classes, la Fraction vous appelle à unir votre effort pour aider le prolétariat à se dégager de l'étau capitaliste. Contre les forces coalisées du capitalisme doit s'ériger la force invincible de la classe prolétarienne.
Ouvriers et soldats de tous les pays !
C'est à vous seuls qu'il appartient d'arrêter le terrible massacre sans précédent dans l'histoire.
Ouvriers, arrêtez dans tous les pays la production destinée à tuer vos frères, vos femmes, vos enfants.
Soldats, cessez le feu, baissez les armes !
Fraternisez au-dessus des frontières artificielles du capitalisme.
Unissez-vous sur le front international de classe.
VIVE LA FRATERNISATION DE TOUS LES EXPLOITES !
A BAS LA GUERRE IMPERIALISTE !
[1] Ce mot d'ordre de la transformation de la guerre impérialiste en guerre civile fut le mot d'ordre lancé par les révolutionnaires lors de la première guerre mondiale. Il était fondé sur le fait que le prolétariat, s'il avait été trahi et berné idéologiquement par les directions des partis de la seconde Internationale, n'avait pas été battu physiquement par la bourgeoisie, et conservait encore presque intact l'ensemble de ses forces vives. Il n'en était pas de même en 1939, et encore moins en 1944. Aussi, cet appel des révolutionnaires de l'époque fut une erreur, car c'est un prolétariat exsangue, dont la conscience et les organisations de classe avaient été détruites de fond en comble, qui sortaient de la guerre. Cependant cette erreur de jugement sur les capacités du prolétariat de l'époque n'enlève rien au caractère indéfectiblement prolétarien du manifeste que nous publions ci-dessus.
L'indignation et l'inquiétude de la classe ouvrière face à la prolifération de guerres impérialistes de plus en plus destructrices s'expriment dans de petites minorités qui cherchent une réponse internationaliste.
Mais qu'est-ce que l'internationalisme ? Au nom de l'internationalisme, les groupes gauchistes - principalement les trotskistes - nous demandent de choisir un camp parmi les gangsters impérialistes. Pour eux, choisir la Palestine au nom de la "libération nationale des peuples" serait la réponse la plus internationaliste ! Ils nous vendent donc un "internationalisme" qui est son contraire, car l'internationalisme, c'est la lutte contre tous les camps impérialistes, la lutte de classe internationale, la perspective de la révolution mondiale qui seule peut mettre fin à la guerre.
Il existe d'autres visions de l'internationalisme. Ainsi les anarchistes ont tendance à le réduire à un rejet : rejet des armées, rejet du service militaire, rejet des guerres en général. Ces visions ne vont pas à la racine du problème, qui est la décadence du capitalisme et sa dynamique de destruction de la planète et de toute l'humanité.
Il faut donc d'abord clarifier ce qu'est l'internationalisme, en s'appuyant sur l'expérience historique du prolétariat.
La lutte contre la guerre ne peut être confiée à des hommes de bonne volonté ou à des politiciens sages et pacifiques... la lutte contre la guerre est une question de classe. Seule la classe ouvrière porte en elle la perspective communiste, la force et les intérêts qui lui permettent de mettre fin à la guerre.
C'est pourquoi nous disons dans notre Troisième Manifeste International : "De toutes les classes de la société, la plus affectée et la plus durement touchée par la guerre est le prolétariat. La guerre "moderne" est menée par une gigantesque machine industrielle qui exige une grande intensification de l'exploitation du prolétariat. Le prolétariat est une classe internationale qui n'a pas de patrie, mais la guerre est le meurtre des travailleurs pour la patrie qui les exploite et les opprime. Le prolétariat est la classe de la conscience ; la guerre est l'affrontement irrationnel, le renoncement à toute pensée et réflexion consciente. Le prolétariat a intérêt à rechercher la vérité la plus claire ; dans les guerres, la première victime est la vérité, enchaînée, bâillonnée, étouffée par les mensonges de la propagande impérialiste. Le prolétariat est la classe de l'unité au-delà des barrières de langue, de religion, de race ou de nationalité ; l'affrontement mortel de la guerre oblige au déchirement, à la division, à la confrontation entre les nations et les populations"[1].
L'internationalisme est l'expression la plus cohérente de la conscience et de l'intérêt historique du prolétariat.
La pierre angulaire de l'internationalisme se trouve dans les Principes du communisme [583] de 1847, où, au point XIX, Friedrich Engels demande : " Non. La grande industrie, en créant le marché mondial, a déjà rapproché si étroitement les uns des autres les peuples de la terre, et notamment les plus civilisés, que chaque peuple dépend étroitement de ce qui se passe chez les autres. Elle a en outre unifié dans tous les pays civilisés le développement social à tel point que, dans tous ces pays, la bourgeoisie et le prolétariat sont devenus les deux classes les plus importantes de la société, et que l'antagonisme entre ces deux classes est devenu aujourd'hui l'antagonisme fondamental de la société. La révolution communiste, par conséquent, ne sera pas une révolution purement nationale. Elle se produira en même temps dans tous les pays civilisés, c'est-à-dire tout au moins en Angleterre, en Amérique, en France et en Allemagne. Elle se développera dans chacun de ces pays plus rapidement ou plus lentement, selon que l'un ou l'autre de ces pays possède une industrie plus développée, une plus grande richesse nationale et une masse plus considérable de forces productives. C'est pourquoi elle sera plus lente et plus difficile en Allemagne, plus rapide et plus facile en Angleterre. Elle exercera également sur tous les autres pays du globe une répercussion considérable et transformera complètement leur mode de développement. Elle est une révolution universelle; elle aura, par conséquent, un terrain universel ".
Le Manifeste communiste réaffirme et approfondit ce principe en proclamant "les prolétaires n'ont pas de patrie ; Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !!".
Dans les années soixante du XIXe siècle, Marx et Engels ont combattu le panslavisme qui s'opposait à l'unité internationale de la classe ouvrière et ont défendu que le soutien à certaines guerres nationales pouvait accélérer les conditions de la révolution mondiale, mais pas au nom d'un soi-disant "droit national". Ce fut le cas lors de la guerre civile aux États-Unis et de la guerre franco-allemande de 1870. Comme le dit Lénine dans sa brochure "Le socialisme et la guerre", écrite juste avant la conférence de Zimmerwald en 1915 : " Ainsi, dans les guerres révolutionnaires de la France, il y avait un élément de pillage et de conquête des terres d'autrui par les Français; mais cela ne change rien à la portée historique essentielle de ces guerres qui démolissaient et ébranlaient le régime féodal et l'absolutisme de toute la vieille Europe, de l'Europe du servage "[2] .
La IIe Internationale est confrontée à un changement clair dans les guerres qui prennent de plus en plus un caractère impérialiste. Ainsi, en 1900, lors du congrès de Paris, elle adopte la position suivante : "les députés socialistes au Parlement de tous les pays sont tenus de voter contre toutes les dépenses militaires et navales, et contre les expéditions coloniales".
Mais la gravité croissante des tensions impérialistes, qui exprimaient l'entrée du capitalisme dans sa période de décadence et la nécessité d'une révolution prolétarienne mondiale, a fait naître le besoin de faire de l'internationalisme non seulement une position défensive de rejet de la guerre - dans laquelle la majorité de la Deuxième Internationale tendait à rester - mais de faire de la lutte contre la guerre la lutte pour la destruction du capitalisme, la lutte pour la révolution prolétarienne mondiale. C'est pourquoi au Congrès de Stuttgart (1907), face à une proposition de résolution sur la guerre d'August Bebel, formellement correcte mais trop timide et limitée, Lénine, Rosa Luxemburg et Martov ont proposé un amendement, finalement adopté, qui insistait sur la nécessité de "profiter par tous les moyens de la crise économique et politique pour soulever les peuples et précipiter ainsi la chute de la domination capitaliste".
De même, le Congrès extraordinaire de Bâle (1912) dénonce une éventuelle guerre européenne comme "criminelle" et "réactionnaire" et déclare qu'elle ne peut que "hâter la chute du capitalisme en provoquant immanquablement la révolution prolétarienne".
Cependant, la majorité des partis de la IIe Internationale "dénonçait surtout la guerre pour ses horreurs et ses atrocités, parce que le prolétariat fournissait la chair à canon à la classe dominante. L'antimilitarisme de la IIe Internationale était purement négatif (...) En particulier, l'interdiction de voter des crédits de guerre ne résolvait pas le problème de la "défense du pays" contre l'attaque d'une "nation agresseur". C'est par cette brèche que s'est engouffrée la meute des social-chauvins et des opportunistes"[3]
Face aux limites de la position majoritaire des partis de la IIe Internationale, à leurs confusions sur la question nationale et même au colonialisme de Hyndman de la Fédération sociale-démocrate de Grande-Bretagne, seule la gauche de la IIe Internationale, en particulier les bolcheviks et Rosa Luxembourg, a défendu l'internationalisme contre la guerre impérialiste et était pour la révolution prolétarienne mondiale. Ils ont clairement indiqué que l'internationalisme est la frontière qui sépare les communistes de tous les partis et organisations qui défendent la guerre capitaliste.
La réaction à la Première Guerre mondiale a clairement établi une distinction entre l'internationalisme d'une petite minorité des partis sociaux-démocrates et le chauvinisme de la grande majorité qui a détruit la Deuxième Internationale. Les internationalistes se regroupent lors des conférences de Zimmerwald qui débutent en septembre 1915.
Mais Zimmerwald n'est qu'un point de départ car il exprime aussi une grande confusion. Le mouvement de Zimmerwald était l'émanation des partis de la moribonde IIe Internationale qui s'était effondrée en 1914 et regroupait donc un ensemble de forces totalement hétérogènes, unies seulement par un rejet général de la guerre, mais dépourvues d'un véritable programme internationaliste.
Il y a les partisans d'un impossible retour au capitalisme d'avant la Première Guerre mondiale, qui appellent à la "paix" et veulent cantonner la lutte au parlement, en s'abstenant ou en refusant de voter les crédits de guerre (Ledebour du SPD). Il y a les pacifistes purs et durs, une aile centriste hésitante (Trotski, Spartacistes) et, enfin, la minorité claire et déterminée autour de Lénine et des bolcheviks, la gauche de Zimmerwald.
Comme le dit notre article dans International Review 155 : "dans le contexte de Zimmerwald, que la droite est représentée non pas par les "social-chauvins", pour reprendre le terme de Lénine, mais par Kautsky et consorts –tous ceux qui formeront plus tard la droite de l’USPD 3– alors que la gauche est constituée par les bolcheviks et le centre par Trotsky et le groupe Spartakus de Rosa Luxemburg. Le processus qui mène vers la révolution en Russie et en Allemagne est justement marqué par le fait qu’une grande partie du "centre" est gagnée par les positions bolcheviks"[4] .
Dès le début, seuls les bolcheviks ont proposé une réponse internationaliste authentique et cohérente en défendant trois points essentiels :
C'est autour de ces trois points qu'ils ont mené une lutte opiniâtre et inébranlable. Ils étaient conscients de la confusion qui régnait dans le "mouvement Zimmerwald" et que ce terrain marécageux de l'éclectisme, de la coexistence du "feu et de l'eau", conduisait au désarmement de la lutte anti-guerre et à l'affaiblissement de la perspective révolutionnaire qui mûrissait, avec les ouvriers de Russie à sa tête.
Il est vrai que les bolcheviks ont signé le compromis du Manifeste de Zimmerwald en 1915, mais cela ne signifiait pas l'acceptation de cette confusion, en particulier le ton pacifiste du Manifeste, mais la reconnaissance qu'il pouvait, en dénonçant les sociaux patriotes à l'ensemble de la classe ouvrière, être un premier pas dans l'adoption d'une ligne internationaliste intransigeante vers une nouvelle Internationale. En conservant leurs critiques du centrisme de Zimmerwald, les bolcheviks pouvaient poursuivre le nécessaire processus de décantation. Au vu des résultats de la conférence de Zimmerwald, les bolcheviks ont adopté les décisions suivantes :
Aujourd'hui, la Tendance Communiste Internationaliste et les parasites prétendent être les disciples de Zimmerwald. Ils mettent beaucoup de "likes" sur Zimmerwald. Cependant, son sens a été délibérément obscurci, voire inversé par la TCI et les éléments parasitaires déguisés en internationalistes. Pour la TCI, l'objectif de Zimmerwald était soi-disant de regrouper le plus grand nombre possible d'opposants à la guerre comme moyen pratique d'organiser les masses. "Ce n'est pas le moment de choisir parmi ceux qui s'opposent à la guerre sur la base d'un programme révolutionnaire. En premier lieu, comme avant Zimmerwald, toutes les énergies révolutionnaires et internationalistes valent la peine d'être regroupées. Mais plus encore, l'exemple de la France est significatif avec le Comité pour la Reprise des Relations internationales (CRRI), qui a été le plus actif et le cœur de l'opposition ouvrière à la guerre. Dès sa création, il regroupe des syndicalistes révolutionnaires, ainsi que des militants du Parti socialiste, la section de l'Internationale qui a échoué. En effet, la raison d'être de la CRRI était son opposition à la guerre et à l'Union sacrée, pour rassembler les différents opposants à celles-ci, issus du syndicalisme, du socialisme et de l'anarchisme"[5] . Il est clair que cette déformation et ce mépris des faits visent à justifier l'opportunisme de l'entreprise "No War But the Class War" (NWBCW – Non à la guerre, seulement la guerre de classe)[6], contrairement aux bolcheviks qui, bien que très minoritaires, ont insisté sur le rejet du pacifisme, le rejet de la tentative de ressusciter la Deuxième Internationale et ont engagé la lutte pour le parti mondial. Le principe directeur des bolcheviks était de développer une "ligne de travail" pour la classe ouvrière à l'époque des guerres impérialistes, contre le marasme de la confusion centriste, même si cela signifiait, à l'époque, l'isolement numérique.
Zimmerwald n'était pas un regroupement d'éléments "anti-guerre", comme le prétendent la TCI et les parasites, même si au départ il était encore conçu comme un regroupement au sein des partis sociaux-démocrates, à une époque où ces derniers étaient encore la référence politique de l'ensemble du prolétariat. L'orientation prise par les bolcheviks était la lutte pour surmonter cette confusion et aller vers la formation de la Troisième Internationale. Zimmerwald était compris comme étant sur un terrain de classe. Mais un processus de décantation se met en place qui conduit les centristes à la contre-révolution, et donc à soutenir leur propre bourgeoisie nationale, tandis que la gauche intransigeante reste le seul courant prolétarien internationaliste.
Le combat de la gauche de Zimmerwald a été validé dans la pratique par la révolution prolétarienne d'octobre 1917, qui a fait du slogan internationaliste "transformer la guerre impérialiste en guerre civile" une réalité. Le retrait immédiat du nouveau régime soviétique de l'alliance impérialiste de l'Entente au milieu de la Première Guerre mondiale et la publication des traités secrets – relatifs à "qui gagnerait quoi" en cas de victoire - ont provoqué une onde de choc dans la bourgeoisie mondiale, tandis que l'essor révolutionnaire de la classe ouvrière européenne a reçu une formidable impulsion, qui s'est traduite par le quasi-succès de la révolution allemande et la formation de l'Internationale communiste en 1919.
Si la voie de l'internationalisme durant la Première Guerre mondiale passait par la lutte de la gauche contre l'opportunisme des social-chauvins et des centristes, la continuité de cette voie dans les années 20 et 30 passait par la lutte de la Gauche communiste contre la dégénérescence de l'Internationale communiste dans les années 20, puis contre celle de l'Opposition de gauche de Trotsky dans les années 30. Le Comintern, en raison de l'isolement et de la dégénérescence de la révolution en Russie, a de plus en plus capitulé devant les chauvins sociaux de la social-démocratie passée à l'ennemi, à travers la politique des Fronts unis et des gouvernements ouvriers. La politique de la IIIe Internationale est devenue de plus en plus le prolongement des intérêts de l'État russe au lieu des besoins de la révolution internationale, ce qui a contribué aux défaites de cette dernière en Allemagne, en Grande-Bretagne, en Chine. Cette politique a été consolidée par l'adoption en 1928 par le Comintern du slogan nationaliste, "Le socialisme dans un seul pays", et par la capitulation complète de l'État russe dans le jeu de l'impérialisme mondial avec l'entrée de la Russie dans la Société des Nations en 1934.
La Gauche communiste a été la première à s'opposer à cette tendance, en particulier la tradition de la Gauche communiste italienne, qui a finalement été exclue du Parti communiste italien et de l'Internationale communiste. Elle a formé une Fraction en exil et, par la suite, une Fraction internationale de la Gauche communiste.
La défaite de la vague révolutionnaire internationale en 1928 a ouvert la voie à une nouvelle guerre mondiale impérialiste, et seule la gauche communiste est restée fidèle à la lutte internationaliste du prolétariat révolutionnaire, tant pendant la période précédant la Seconde Guerre mondiale que pendant et après la guerre elle-même.
Bilan a tracé une ligne de démarcation claire contre l'Opposition de Gauche autour de Trotsky sur la question clé de la défense de l'URSS, cette position ayant contribué à entraîner le courant trotskiste dans le soutien à la guerre impérialiste :
Néanmoins, l'épreuve de vérité internationaliste pour les groupes et fractions révolutionnaires qui avaient été expulsés du Comintern en pleine dégénérescence a été la guerre en Espagne à partir de 1936, où le conflit entre les ailes républicaines et fascistes de la bourgeoisie espagnole est devenu le terrain d'une bataille par procuration entre les puissances impérialistes concurrentes, la Grande-Bretagne et la France, la Russie, l'Allemagne et l'Italie. Pourtant, les trotskystes qui avaient été exclus des partis communistes notamment pour leurs tentatives de défendre l'internationalisme, défendaient maintenant, au nom de l'antifascisme et de manière "critique" le camp républicain et trahissaient ainsi le prolétariat, qu'ils encourageaient à choisir un camp dans cette répétition générale inter-bourgeoise et inter-impérialiste de la Seconde Guerre mondiale.
Bilan doit lutter contre cette tendance à la capitulation qui entraîne les groupes prolétariens dans sa chute. Sa fidélité intransigeante à l'internationalisme le conduit alors à un isolement dramatique : seuls de petits groupes en Belgique ou au Mexique se joignent à son combat.
Cependant, la gauche communiste elle-même n'est pas à l'abri des dangers de l'opportunisme. Une minorité de la Fraction italienne rompt avec cette dernière et ses principes internationalistes et rejoint le combat antifasciste en Espagne.
Et la Seconde Guerre mondiale a trouvé la Fraction italienne en plein désarroi, son représentant le plus notable, Vercesi, affirmant que le prolétariat avait disparu et que la lutte politique pour l'internationalisme n'était plus viable. Ce n'est qu'avec une extrême difficulté qu'une partie de la Fraction italienne - prise entre la Gestapo et la résistance - réussit à se regrouper dans le Sud de la France et à proclamer les positions internationalistes de la Gauche communiste, c'est-à-dire contre les deux camps impérialistes, qu'ils soient "fascistes" ou "antifascistes".
Parallèlement, en 1943, le Partito Comunista Internazionalista (PCInt) a été formé en Italie du Nord, après le renversement de Mussolini, et a poursuivi la politique internationaliste de la Gauche communiste. Cependant, négligeant la critique de l'opportunisme du Comintern par la Fraction italienne en exil, et ignorant l'objectif de tirer les leçons d'une période de défaite pour le prolétariat, y compris l'intransigeance internationaliste face à la guerre en Espagne, le PCInt est revenu à la politique "d'aller vers les masses" et a imaginé qu'il pourrait transformer les partisans en Italie, c'est-à-dire les forces antifascistes travaillant pour le compte de l'impérialisme allié, en véritables internationalistes.[7]
Alors que le PCInt abandonnait prématurément le nécessaire travail de fraction internationale contre cette dérive opportuniste, la Gauche Communiste de France (qui publiait Internationalisme) poursuivait résolument le travail de la Fraction, élaborait les positions que Bilan avait commencé à développer. La GCF dénonce clairement la fausse opposition Fascisme / Démocratie qui avait été l'étendard de la mobilisation pour la boucherie impérialiste, tandis qu'après la Seconde Guerre mondiale, et face à la nouvelle configuration impérialiste (la lutte entre les USA et l'URSS), il dénonce le moyen supplémentaire d'enrôlement pour la guerre : la "libération nationale" des "peuples opprimés" (Vietnam, Palestine, etc.).
Nous pouvons conclure que seule la gauche communiste est restée fidèle au prolétariat en défendant l'internationalisme contre les innombrables massacres militaires qui ont ensanglanté la planète depuis 1914. C'est pourquoi, dans notre Troisième Manifeste International, nous disons :
La continuité historique critique des positions communistes défendues et développées au cours du siècle dernier par la Gauche Communiste est la seule capable de fournir un corps d'analyse (nature du capitalisme, décadence, impérialisme, économie de guerre, décomposition capitaliste, etc.), une continuité dans les débats et dans l'intervention dans la classe, une cohérence, qui constituent les armes de la lutte pour la révolution communiste mondiale contre toutes les manifestations de la barbarie capitaliste et, surtout, de la guerre impérialiste.
Contre l'infâme carnage en Ukraine, le CCI a proposé une Déclaration commune de la gauche communiste qui a été signée par 3 autres groupes. Face à la nouvelle barbarie impérialiste à Gaza, nous avons lancé un appel[9] à "la réalisation d'une déclaration commune contre toutes les puissances impérialistes, contre les appels à la défense nationale derrière les exploiteurs, contre les appels hypocrites à la "paix", et pour la lutte de classe prolétarienne qui mène à la révolution communiste".
Toutes les forces de la bourgeoisie (partis, syndicats, institutions telles que les églises, l'ONU, etc.) appellent les prolétaires à choisir un camp parmi les bandits impérialistes, à accepter les terribles sacrifices qu'impose la dynamique guerrière du capitalisme, bref, à se laisser prendre dans la machinerie de guerre et de destruction qui conduit à l'anéantissement de la planète et de l'humanité tout entière. Seule la voix de la Gauche communiste s'élève clairement contre ce concert des morts.
La déclaration commune et l'appel du CCI au milieu politique prolétarien sectaire et opportuniste d'aujourd'hui s'inscrivent dans la continuité de l'attitude des bolcheviks de Zimmerwald à l'égard des centristes. Les groupes de la Gauche Communiste sont le seul terrain de classe minimum solide pour une perspective internationaliste aujourd'hui. Or, les groupes de la Gauche Communiste issus du PCInt ont refusé de signer les propositions communes. Mais si ces groupes avaient signé les déclarations communes, cela aurait constitué un phare politique pour les forces révolutionnaires émergentes et aurait pu ouvrir un processus plus intense de décantation politique. La déclaration commune et l'appel[10] ont été conçus comme un premier pas vers la décantation politique nécessaire que la formation du futur parti exigera.
La bourgeoisie a besoin de faire taire la voix internationaliste de la gauche communiste. À cette fin, elle mène une guerre secrète et sournoise. Dans cette guerre, elle n'utilise pas ouvertement les organes répressifs de l'État ou les grands médias. Compte tenu de la petite taille, de l'influence réduite, de la division et de la dispersion des groupes de la Gauche Communiste, la bourgeoisie utilise les services des parasites.
Les parasites prétendent être internationalistes, rejetant les différentes parties par des déclarations grandiloquentes, mais tous leurs efforts se concentrent sur le dénigrement, la calomnie et la dénonciation des groupes authentiquement internationalistes comme le CCI. Il s'agit de mouchards et de gangsters comme le GIGC qui utilisent le verbiage "internationaliste" comme passeport pour attaquer les organisations communistes. Leurs méthodes sont la calomnie, la dénonciation, la provocation, les accusations de "stalinisme", contre le CCI. Ils proclament que notre organisation est "en dehors de la Gauche Communiste" et pour "combler le vide", ils flattent sans vergogne la TCI en lui offrant le trône de "l'avant-garde de la Gauche Communiste". Il s'agit donc de créer la division au sein de la Gauche Communiste et d'utiliser sans vergogne le sectarisme et l'opportunisme de la TCI pour la retourner encore plus fortement contre l'organisation la plus claire et la plus cohérente de la Gauche Communiste, le CCI.
La coterie parasitaire, un mélange chaotique de groupes et de personnalités, utilise un rabâchage indigeste des positions de la Gauche communiste pour attaquer la Gauche communiste réelle, la falsifier et la dénigrer. Cette attaque se présente sous différentes formes.
D'un côté, il y a le blog d'abord appelé Nuevo curso et ensuite déguisé en Comunia qui tente de nous berner : il utilise les positions confuses, dues à une rupture incomplète avec le trotskysme, d'un authentique révolutionnaire, Munís[11] , pour présenter une fausse gauche communiste, complètement frelatée et falsifiée. Cette entreprise d'imposture promue par l'aventurier Gaizka[12] a été soutenue sans réserve par le parasite GIGC.
Un autre front de la guerre contre la gauche communiste vient d'une farce de conférence tenue à Bruxelles, où plusieurs personnalités et groupuscules parasites ont "une base commune évidente (…) qu'ils préfèrent sans doute garder dans l’ombre : c’est la conviction que le marxisme et les acquis des combats de la Gauche communiste depuis cent ans sont obsolètes et doivent être "complétés", voire "dépassés" par le recours à différentes théories anarcho-conseillistes, modernistes ou écologistes radicales. C’est bien pour cela qu’ils se dénomment "pro-révolutionnaires", en se voyant comme une sorte d’ "amicale pour la propagation de la révolution"". Leur message est que la classe ouvrière doit "repartir à zéro" et, sous le vacarme des guerres, les vagues d'inflation et de misère, l'orgie de destruction, qu'elle doit attendre patiemment que ces "pro-révolutionnaires" de salon utilisent leurs incroyables cerveaux pour trouver une idée sur "comment combattre le capitalisme"[13] .
La guerre de la bourgeoisie contre l'internationalisme trouve un point d'appui dans la position sectaire et opportuniste de la TCI.
La TCI dénonce la guerre impérialiste, rejette toutes les parties en conflit et défend la révolution prolétarienne comme seule issue. Mais cet internationalisme risque de rester lettre morte car, d'une part, ils refusent de lutter contre la guerre en commun avec les autres groupes de la Gauche communiste (par exemple, en refusant de participer à la Déclaration commune proposée par le CCI dès le début de la guerre en Ukraine ou en rejetant également l'Appel que nous avons lancé face à la guerre à Gaza). De même, donnant à l'internationalisme une élasticité qui finit par le briser ou le diluer, ils préconisent des fronts (par exemple, le NWBCW) qui peuvent correspondre à des groupes gauchistes "internationalistes" face à un conflit militaire mais chauvins face à un autre, ou à des groupes confus qui ont une conception erronée de l'internationalisme.
Cette position sectaire et opportuniste n'est pas nouvelle, elle a près de 80 ans d'histoire comme nous l'avons vu plus haut à propos des origines du PCInt. Depuis le resurgissement historique du prolétariat en 1968, tant les groupes bordiguistes issus du PCInt que de la branche dameniste, prédécesseur de l'actuelle TCI, affichent d'une part le sectarisme du refus de toute déclaration ou action commune contre la guerre impérialiste proposée par le CCI et, d'autre part, collaborent avec des groupes confus ou clairement situés sur le terrain de la bourgeoisie.
Ainsi, la TCI, avec le sectarisme et l'opportunisme qui sont dans ses gènes, a rejeté toutes les actions communes de la gauche communiste proposées par le CCI contre la guerre impérialiste - depuis l'invasion russe de l'Afghanistan en 1979 - jusqu'aux guerres en Ukraine et à Gaza !
En même temps, elle a créé des fronts tels que No War But the Class War avec l'argument que le champ d'action de la gauche communiste est trop étroit et qu'il touche à peine la classe ouvrière.
La prétendue "étroitesse" de la Gauche Communiste conduit la TCI à "élargir le champ de l'internationalisme" en appelant des groupes anarchistes, semi-trotskystes, parasites, issus d'un marais plus ou moins gauchiste, à rejoindre le NWBCW. Ainsi, l'identité programmatique, la tradition historique, la lutte acharnée de plus d'un siècle menée par la Gauche Communiste sont niées par un "élargissement" qui signifie en réalité dilution et confusion.[14] .
Mais, en même temps, l'INTERNATIONALISME est piétiné car ces "internationalistes" ne sont pas internationalistes en toutes circonstances. Ils sont internationalistes contre certaines guerres, alors que contre d'autres ils se taisent ou les soutiennent plus ou moins ouvertement. Leurs arguments contre la guerre contiennent de nombreuses illusions sur le pacifisme, l'humanisme, l'interclassisme. Cela se voit dans l'attitude de la TCI à l'égard du groupe Communiste Anarchiste de Grande-Bretagne (ACG). Elle salue la position de ce groupe sur la guerre en Ukraine, mais "regrette" en même temps sa position contraire sur la guerre à Gaza.
La TCI, dans son empressement opportuniste à "unir" tous ceux qui disent "quelque chose contre la guerre", brouille la démarcation qui doit exister entre la gauche communiste qui lutte effectivement contre la guerre et l'ensemble du milieu composé de :
La TCI veut entretenir la confusion car elle affirme : "Ce que nous ne pensons que les internationalistes devraient faire, c'est ne pas s'attaquer les uns les autres. Nous avons toujours été d'avis que les vieilles polémiques seraient résolues ou rendues sans objet par l'apparition d'un nouveau mouvement de classe" (extrait de "The tasks of revolutionaries in the face of Capitalism's drive to war").
Cette approche est radicalement opposée à celle des bolcheviks de Zimmerwald. Lénine a considéré cette réunion des "internationalistes en général" comme une "flaque" et a mené une lutte sans concession pour séparer la position véritablement internationaliste de cette flaque de confusion qui bloquait la lutte cohérente contre la guerre.
Lénine et les bolcheviks ont montré que la "majorité de Zimmerwald" pratiquait un "internationalisme de façade" ; leur opposition à la guerre tenait plus de la posture creuse que du combat réel. De même, il faut mettre en garde contre l'internationalisme actuel de la TCI. Certes, la TCI n'a pas trahi l'internationalisme, mais son internationalisme devient de plus en plus formel et abstrait, tendant à devenir une coquille vide par laquelle la TCI couvre son sabotage de la lutte pour le parti, sa complicité avec le parasitisme, sa collaboration avec les mouchards, sa connivence croissante avec le gauchisme.
Como & C.Mir 22-12-23
[1] Le capitalisme mène à la destruction de l'humanité… Seule la révolution mondiale du prolétariat peut y mettre fin [584]
[2] Cependant, il est nécessaire de souligner qu'après la Commune de Paris et la collaboration des bourgeoisies française et prussienne à sa répression, Marx est arrivé à la conclusion que cela marquait la fin des guerres nationales progressives dans les pays centraux du capitalisme.
[3] Bilan nº 21 août 1936
[6] La “Tendance Communiste Internationaliste” et l’initiative “No War But the Class War”: un bluff opportuniste qui affaiblit la Gauche communiste [587].
[7]Lire "Les ambiguïtés sur les «partisans» dans la constitution du parti communiste internationaliste en I [588]talie, publié dans la Revue internationale n° 8.
[8] Le capitalisme mène à la destruction de l'humanité… Seule la révolution mondiale du prolétariat peut y mettre fin [584]
[9] Appel de la gauche communiste [589] : À bas les massacres, pas de soutien à aucun camp impérialiste ! Non aux illusions pacifistes ! Internationalisme prolétarien ! Pas de soutien à aucun camp impérialiste !
[10] Idem
[11] Nuevo Curso et la "gauche communiste espagnole" : Quelles sont les origines de la gauche communiste ? [590]
[13] Voir Une "conférence" du "communisme de gauche" à Bruxelles?... Un leurre pour qui veut s’engager dans le combat révolutionnaire! [592]
[14] Par exemple, dans un article intitulé "Les tâches des révolutionnaires face à la poussée guerrière du capitalisme", la TCI cite sans esprit critique cette déclaration ambiguë d'un syndicat, la CNT-AIT en France : "Une fois de plus, ceux qui décident des guerres ne sont pas ceux qui en meurent... Une fois de plus, ce sont les populations civiles qui trinqueront, de Sderot à Gaza. Toutes les idéologies utilisées par les gouvernants, à savoir le nationalisme et les religions, sont les piliers de cette logique meurtrière qui pousse les peuples à s'entretuer pour le plus grand profit des dirigeants de ce monde. Ni Hamas, ni colonisation ! Tant qu'il y aura des Etats, il y aura des guerres !".
De façon habituelle, les congrès du CCI et les réunions de son Bureau International examinent 3 thèmes principaux concernant la situation internationale et qui ont le plus d'impact dans notre intervention : les contradictions économiques du capitalisme, les conflits impérialistes et l'évolution de la lutte de classe. Cela-dit, l'examen de la vie politique de l'ennemi de classe, la bourgeoisie, ne doit jamais être négligé, notamment parce qu'il permet de compléter notre connaissance de la société que nous combattons et qu'il peut aussi fournir des clés pour la compréhension des 3 thèmes principaux. Dans une vision totalement réductionniste, et donc fausse, du marxisme, on part de la situation économique du capitalisme qui détermine les conflits impérialistes et le niveau de la lutte de classe. Nous avons souvent mis en évidence que la réalité n'est pas aussi simple, notamment en reprenant à notre compte les citations d'Engels sur la place de l'économie, en dernière instance, dans la vie de la société.
Cette nécessité d'examiner la vie politique de la bourgeoisie est présente dans de nombreux écrits de Marx et Engels. Un des textes sur ce sujet le plus connus et remarquable est "Le 18 brumaire de Louis Bonaparte". Dans ce document, s'il fait référence rapidement à la situation économique de la France et de l'Europe, Marx s'applique à élucider une sorte d'énigme : comment et à travers quel processus la révolution de 1848 a pu aboutir au coup d'État du 2 décembre 1851 donnant les pleins pouvoirs à un aventurier, Louis-Napoléon Bonaparte. Ce faisant, Marx nous brosse un tableau vivant et profond des rouages politiques de la société française de son époque. Évidemment, il serait absurde de transposer l'analyse de Marx sur la société d'aujourd'hui. En particulier, le rôle joué par le Parlement aujourd'hui n'a rien à voir avec celui du milieu du 19e siècle. Cela-dit, c'est fondamentalement dans la méthode utilisée par Marx, le matérialisme historique et dialectique, que nous pouvons trouver une source d'inspiration pour analyser la société d'aujourd'hui.
L'importance d'un examen systématique de la vie politique de la bourgeoisie pour la compréhension du monde actuel a pu être vérifiée à plusieurs reprises par le CCI mais il vaut la peine de souligner un épisode particulièrement significatif : celui de l'effondrement du bloc de l'Est et de l'Union soviétique en 1989-90. La chute du mur de Berlin, le 9 novembre 1989, a constitué une immense surprise pour la plupart des groupes politiques prolétariens et des "spécialistes" de la bourgeoisie qui, jusqu'à la veille de cette date, étaient loin de penser que les difficultés rencontrées par les pays de ce bloc allaient aboutir à son effondrement brutal et spectaculaire. Or, le CCI avait prévu cet événement considérable deux mois avant, au début septembre 1989 lorsqu'ont été rédigées les "Thèses sur la crise économique et politique en URSS et dans les pays de l'Est". Celles-ci sont très claires :
Cette capacité à prévoir ce qui allait se passer dans le bloc de l'Est ne résultait pas d'un talent particulier dans la lecture des boules de cristal mais bien d'un suivi régulier et d'analyses en profondeur de la situation et de la nature des pays de ce bloc.[1] C'est pour cette raison que toute une première partie des thèses rappelle ce que nous avions déjà écrit sur cette question afin d'inscrire les événements de 1989 dans le cadre de ce que nous avions dégagé auparavant, notamment lors des luttes ouvrières en Pologne de 1980. Dans les thèses sont cités notamment 3 articles publiés dans la Revue Internationale en 1980-81 :
Ce n'est pas le lieu ici de rappeler ces écrits qui sont facilement accessibles sur notre site web. On peut juste rappeler deux idées importantes qui, parmi d'autres, ont guidé, une décennie plus tard, notre analyse sur l'effondrement du bloc de l'Est :
Aujourd'hui, l'examen de la vie politique de la bourgeoisie conserve toute son importance. L'outil méthodologique que nous nous donnons pour cet examen est, évidemment, notre analyse de la décomposition, plus particulièrement la question de la perte de contrôle par la classe dominante de son jeu politique dont la montée du populisme constitue une manifestation majeure. Ce rapport développera principalement cette question du populisme pour 2 raisons principales :
C’est de manière tardive, lors du XXIIe congrès de Révolution Internationale, en mai 2016, que le CCI a commencé à prendre la mesure de l’importance du phénomène populiste à l’échelle internationale. Lors de ce même congrès, la discussion sur la résolution sur la situation en France avait exprimé un manque de maitrise et de clarté à l’égard de cette question. Une motion avait d’ailleurs été adoptée insistant sur la nécessité de lancer le débat dans l’ensemble du CCI. Un an plus tard, la résolution sur la lutte de classe internationale adoptée par le 22e congrès du CCI indiquait à propos du phénomène populiste : "La montée actuelle du populisme a donc été alimentée par ces différents facteurs – la crise économique de 2008, l’impact de la guerre, du terrorisme, et de la crise des réfugiés – et apparaît comme une expression concentrée de la décomposition du système, de l’incapacité de l’une et l’autre des principales classes de la société à offrir une perspective pour le futur à l’humanité." Si cette affirmation contenait une analyse valable, d’autres points de la résolution insistaient davantage sur la perméabilité de la classe ouvrière comme facteur déterminant du développement du populisme. De plus, le phénomène populiste n’était pas vraiment évalué à l’aune des propres difficultés rencontrées par la bourgeoisie depuis l’entrée dans la phase de décomposition. Ces ambiguïtés traduisaient le manque d’homogénéité qui s’accompagnait d’une tendance au sein du CCI à occulter le cadre défendu dans les Thèses sur la décomposition pour appréhender la vie politique de la bourgeoisie dans la période historique actuelle. Cette dérive était particulièrement manifeste dans le texte "Contribution sur le problème du populisme" mais également dans l’article "Brexit, Trump, "Des revers pour la bourgeoisie qui ne présagent rien de bon pour le prolétariat [598]" parus quelques mois plus tôt dans la Revue internationale n°157. Formellement, ces deux textes présentent bien le populisme comme une expression de "la décomposition de la vie politique bourgeoise" : "en tant que tel, c’est le produit du monde bourgeois et de sa vision du monde - mais avant tout de sa décomposition."([2]) Pour autant, il est frappant de constater à quel point les Thèses ne constituent pas le point de départ de l’analyse mais seulement un élément de réflexion parmi d’autres([3]). En réalité, ces deux textes placent un autre facteur au cœur de l’analyse : "La montée du populisme est dangereuse pour la classe dominante parce qu’elle menace sa capacité à contrôler son appareil politique et à maintenir la mystification démocratique, qui est l’un des piliers de sa domination sociale. Mais elle n’offre rien au prolétariat. Au contraire, c’est précisément la faiblesse du prolétariat, son incapacité à offrir une autre perspective au chaos menaçant le capitalisme, qui a rendu possible la montée du populisme. Seul le prolétariat peut offrir une voie de sortie à l’impasse dans laquelle la société se trouve aujourd’hui et il ne sera pas capable de le faire si les ouvriers se laissent prendre par les chants de sirènes de démagogues populistes qui promettent un impossible retour à un passé qui, de toutes façons, n’a jamais existé."([4]) Établissant un parallèle entre la montée du populisme et la montée du nazisme au cours des années 30, la contribution conclut quant à elle : "si le prolétariat est incapable de mettre en avant son alternative révolutionnaire au capitalisme, la perte de confiance dans la capacité de la classe dominante de "faire son boulot" conduit finalement à une révolte, une protestation, une explosion d’une toute autre sorte, une protestation qui n’est pas consciente mais aveugle, orientée non pas vers le futur mais vers le passé, qui n’est pas basée sur la confiance mais sur la peur, non sur la créativité mais sur la destruction et la haine." Autrement dit, le facteur principal du développement et de la montée du populisme au sein de la vie politique de la bourgeoisie résiderait dans ce qui s’apparente à une défaite politique de la classe ouvrière.([5])
En fait, tous les aspects alimentant le "catéchisme" populiste (le rejet des étrangers, le rejet des "élites", le complotisme, la croyance dans l’homme fort et providentiel, la quête du bouc-émissaire, le repli sur la communauté autochtone…) sont d’abord et avant tout le produit des miasmes et de la putréfaction idéologique véhiculée par l’absence de perspective de la société capitaliste (explicité dans le point 8 des Thèses sur la décomposition), dont la classe capitaliste est affectée en premier lieu. Mais la percée et le développement du populisme dans la vie politique de la bourgeoisie a été déterminée surtout par une des manifestations majeures de la décomposition de la société capitaliste : "la difficulté croissante de la bourgeoisie à contrôler l’évolution de la situation sur le plan politique. À la base de ce phénomène, on trouve évidemment la perte de contrôle toujours plus grande de la classe dominante sur son appareil économique, lequel constitue l'infrastructure de la société. (...) L'absence d'une perspective (exceptée celle de "sauver les meubles" de son économie au jour le jour) vers laquelle elle puisse se mobiliser comme classe, et alors que le prolétariat ne constitue pas encore une menace pour sa survie, détermine au sein de la classe dominante, et particulièrement de son appareil politique, une tendance croissante à l'indiscipline et au sauve-qui-peut." [Thèse 9]. C’est donc sur la base de l’aggravation continue de la crise économique ainsi que sur l’incapacité de la bourgeoisie à mobiliser la société vers la guerre mondiale que le délitement et la désagrégation de l’appareil politique trouve ses principaux ressorts. Cette lame de fond historique se manifeste notamment par une tendance croissante à l’indiscipline, aux divisions, au chacun pour soi et, en fin de compte, à l’exacerbation des luttes de cliques au sein de l’appareil politique. Ce bouillon de culture a constitué le terrain privilégié à l’émergence de fractions bourgeoises aux discours de plus en plus irrationnels, capables de surfer sur les idées et les sentiments les plus nauséabonds, dont les chefs de file se comportent en véritables chefs de gangs vandalisant les rapports politiques, dans le but de faire valoir leurs propres intérêts à tout prix et ce au détriment des intérêts du capital national.
Ce faisant, si l’incapacité du prolétariat à ouvrir la voie vers une autre perspective que celle du chaos et de la barbarie capitaliste ne peut que renforcer les manifestations de la décomposition telles que le populisme, ce n’est pas pour autant qu’elle en constitue le facteur actif. D’ailleurs, Les deux dernières années ont apporté un démenti cinglant à une telle analyse. D’une part, nous avons assisté à une reprise très significative des luttes ouvrières, contenant un développement de la réflexion et de la maturation de la conscience. D’autre part, sous l’effet de l’aggravation sans précédent de la décomposition, la montée du populisme s’est malgré tout pleinement confirmée. En fin de compte, la thèse soutenue dans la contribution sur le populisme se place en totale contradiction avec l’analyse du CCI consistant à identifier deux pôles dans la situation historique actuelle. De plus, elle revient également à nier l’analyse de la rupture historique, et/ou à penser que le développement de la lutte ouvrière peut faire reculer les tendances populistes. Enfin, elle mène aussi à sous-estimer le fait que la bourgeoisie exploitera le populisme contre la classe ouvrière.
La victoire du Brexit au Royaume-Uni en juin 2016 puis l’arrivée au pouvoir de Trump à la tête des États-Unis quelques mois plus tard, manifestaient une percée spectaculaire du populisme dans la vie politique de la bourgeoisie. Cette tendance s’est poursuivie depuis, faisant du populisme un facteur décisif et irréversible de l’évolution de la société capitaliste.
Désormais, plusieurs pays d’Europe sont gouvernés totalement ou en partie par des fractions populistes (Pays-Bas, Slovaquie, Hongrie, Italie, Finlande, Autriche), dans le reste de l’Europe les partis populistes ou d’extrême-droite n’ont pas cessé de grimper dans les sondages et les suffrages en particulier en Europe de l’Ouest. Selon certaines études, les partis populistes pourraient arriver en tête dans 9 pays de l’UE lors des élections européennes de juin 2024. Mais l’étendue du phénomène dépasse évidemment le cadre européen. En Amérique du Sud, après le Brésil, c’est désormais autour de l’Argentine d’en faire l’expérience avec l’arrivée au pouvoir de Javier Milei. Mais si le populisme est un phénomène général, il est important pour notre analyse d’apprécier surtout sa percée au sein des pays centraux puisqu’une telle dynamique n’a pas seulement un impact déstabilisateur sur la situation des pays concernés, mais également sur l’ensemble de la société capitaliste. Actuellement, deux pays devraient être plus particulièrement au cœur de la réflexion : la France et les Etats-Unis.
En France, le RN a atteint un score historique lors des élections législatives de juin 2022 avec 89 députés sur les bancs de l’Assemblée nationale. D’après un "sondage secret" commandé par le parti de droite Les Républicains fin 2023, le RN pourrait obtenir entre 240 et 305 sièges en cas d’élections anticipées après une éventuelle dissolution de l’Assemblée nationale. De même, sa victoire lors des élections présidentielles de 2027, constitue un scénario de plus en plus crédible. Une telle situation ne manquerait pas d’aggraver la crise politique rencontrée par la bourgeoisie française. Mais surtout, compte tenu de la proximité du RN avec la fraction Poutine, cela aggraverait les divisions au sein de l’Union européenne et affaiblirait sa capacité à mettre en œuvre sa politique pro-ukrainienne. Ainsi, contrairement à la bourgeoisie allemande qui semble pour le moment trouver les ressorts lui permettant de contenir le risque de l’arrivée de l’Afd au pouvoir (malgré la montée de l’influence de cette formation au sein du jeu politique allemand), la bourgeoisie française semble, elle, voir ses marges de manœuvre de plus en plus limitées en raison du fort discrédit de la fraction Macron, au pouvoir depuis 7 ans, mais surtout de l’exacerbation des divisions au sein de l’appareil politique([6]).
Mais c’est surtout le retour possible de Trump à la Maison blanche lors des élections présidentielles de novembre 2024 qui marquerait une profonde aggravation de la situation non seulement aux USA mais sur l’ensemble de la situation internationale. L’accentuation des forces centrifuges et la tendance à la perte du leadership mondial pèsent depuis de nombreuses années sur la capacité de l’État US à se doter de la fraction la plus adaptée à la défense de ses intérêts, à l’image de l’arrivée au pouvoir des néoconservateurs au début des années 2000. La période Obama n’a pas mis fin à cette tendance puisque l’arrivée de Trump au pouvoir en 2017 n’a fait que l’aggraver. Au lendemain de sa défaite, en janvier 2021, Adam Nossiter, le chef du bureau du New-York Times à Paris, assurait : "Dans six mois, nous n’entendrons plus parler de lui, loin du pouvoir il ne sera plus rien" Force est de constater que cette prophétie de journaliste a été largement démentie. Au cours des quatre dernières années, les fractions les plus responsables de la bourgeoisie américaine ne sont pas parvenues à le mettre "hors d’état de nuire". Malgré les multiples recours juridiques, les campagnes de dénigrements, les tentatives de déstabilisation de ses proches, le retour de Trump à la Maison Blanche lors des élections présidentielles de novembre 2024 constitue un scénario de plus en plus probable. Sa victoire lors des dernières primaires républicaines a même manifesté le renforcement du trumpisme au sein du parti conservateur au détriment de franges plus responsables.
En tout état de cause, une victoire de Trump provoquerait une véritable onde de choc sur la situation internationale, tout particulièrement sur le terrain impérialiste. En laissant planer le doute sur la poursuite du soutien à l’Ukraine ou en menaçant de conditionner la protection US aux pays de l’OTAN par leur solvabilité, la ligne politique des Etats-Unis affaiblirait l’UE et contiendrait le risque d’une aggravation du conflit russo - ukrainien. Concernant la guerre à Gaza, les dernières déclarations "critiques" de Trump à l’encontre de Netanyahou ne semblent pas remettre en cause le soutien inconditionnel de la droite religieuse républicaine à la politique de la terre brûlée menée par le gouvernement israélien. Qu’elles seraient les conséquences de la victoire de Trump sur ce plan-là ?
Plus globalement, le retour de la bannière populiste à Washington aurait un impact majeur sur la capacité de la bourgeoisie à faire face aux manifestations de la décomposition de son propre système. La victoire de Trump pourrait ainsi signifier :
Il faut toutefois se garder de penser que les jeux sont faits. Bien au contraire, l’issue de l’élection présidentielle est plus que jamais imprévisible. A la fois, compte tenu du niveau de déstabilisation de l’appareil politique US mais aussi des divisions profondes et durables de la société américaine accentuées aussi bien par le discours populiste que par la campagne anti-Trump de l’administration Biden.
Contrairement à la montée du fascisme au cours des années 30, le populisme ne constitue pas le résultat d’une volonté délibérée des secteurs dominants de la bourgeoisie. Ainsi, les fractions les plus responsables tentent toujours de mettre en œuvre des stratégies pour son endiguement. Le rapport sur l’impact de la décomposition sur la vie politique de la bourgeoisie pour le 23e congrès du CCI en 2019, évaluait ces différentes stratégies :
Quelle a été leur efficacité au cours des cinq dernières années ? Comme l’affirme la résolution sur la situation internationale du 25e congrès du CCI : "La montée du populisme, huilée par l'absence totale de perspective offerte par le capitalisme et le développement du chacun pour soi au niveau international, est probablement l'expression la plus claire de cette perte de contrôle, et cette tendance s'est poursuivie malgré les contre-mouvements d'autres factions plus "responsables" de la bourgeoisie (par exemple le remplacement de Trump, et la mise au rancart rapide de Truss au Royaume-Uni)." Par conséquent, si les fractions les plus responsables ne sont pas restées inactives, ces différentes stratégies se sont montrées de moins en moins efficaces et ne peuvent constituer une réponse viable et durable.
Comme indiqué plus haut, la campagne menée pour tenter de discréditer et d’éliminer Trump de la course à la présidentielle n’a pour le moment pas porté ses fruits. Au contraire, les différents procès qui lui ont été intentés ont globalement renforcé sa popularité auprès d’une frange non négligeable de l’électorat américain. Parallèlement, la nouvelle candidature de Biden, âgé de 81 ans, ayant montré publiquement des signes de sénilité évidents n’est évidemment pas un atout pour la bourgeoisie américaine. D’autant plus que les attaques économiques portées par le gouvernement ont largement accentué son discrédit. Or, ce choix par défaut (et ce malgré des désaccords au sein du parti), exprime une crise de renouvellement des cadres mais surtout de profondes divisions au sein de l’appareil politique du parti qui se répercutent sur l’électorat. Ainsi, le mécontentement de la part de la communauté arabe vis-à-vis de la position des USA dans la guerre à Gaza fait peser le risque d’une défaite dans l’État du Michigan (un "swing state"). De même, l’influence croissante de l’idéologie wokiste et identitaire, prônée par l’aile gauche du parti, pourrait provoquer un éloignement d’une partie des minorités et de la jeunesse, davantage préoccupées par la dégradation des conditions de travail et d’existence. Des enquêtes semblent notamment montrer qu’une partie de l’électorat afro-américain pourrait être séduit par Trump.
En France, si la bourgeoisie est parvenue une fois de plus à repousser le RN lors des élections présidentielles de 2022 par la réélection de Macron, ce tour de force ne s’est pas déroulé sans effets collatéraux. Les multiples attaques portées à la classe ouvrière depuis 2017, ainsi que le manque d’expérience et l’amateurisme qui se manifeste régulièrement, n’a fait qu’accroître le discrédit de l’exécutif déjà bien entamé. Le danger réel d’une large victoire du RN lors des élections européennes a obligé Macron à changer de gouvernement en nommant un jeune et fidèle premier ministre (G. Attal) sensé mener la croisade anti-RN d’ici le mois de juin. Or, ce gouvernement connaît les mêmes difficultés que le précédent malgré l’intensification du discours contre le RN ou même la tentative de récupération des idées d’extrême-droite de la part de la majorité.
Mais la plus grande faiblesse réside fondamentalement dans les divisions et le chacun pour soi qui gangrène de plus en plus le jeu politique y compris à l’intérieur des différentes formations, en premier lieu au sein du camp présidentiel. La majorité relative obtenue par le parti du gouvernement lors des élections législatives a accentué la tendance aux forces centrifuges. Devant les difficultés à nouer des alliances stables sur les réformes clés, le gouvernement se voit dans l’obligation d’utiliser régulièrement l’article 49.3, permettant de se passer du vote des députés à l’Assemblée. De même, les partis traditionnels largement sabordés par la bourgeoisie lors de l’élection de 2017, demeurent plus fragmentés que jamais à l’image du parti de droite Les Républicains. Cet héritier du parti gaulliste, ayant été le plus souvent au pouvoir depuis la fondation de la V° République en 1958, ne compte plus désormais que 62 députés et se compose d’au moins trois tendances dont les fractures sont de plus en plus marquées. Ainsi, cette situation de crise politique peut handicaper lourdement la bourgeoisie dans sa faculté à faire émerger un candidat crédible capable de refouler Marine Le Pen, dont les chances de victoire lors des élections de 2027 n’ont jamais été aussi fortes. D’ici là, la bourgeoisie française pourrait se voir confrontée à d’autres obstacles. Qu’adviendrait-il d’une défaite cinglante de la liste macroniste lors des élections européennes ? De même, la droite menace désormais de déposer une motion de censure si le gouvernement décidait d’augmenter les impôts. Une aventure dans laquelle s’engouffreraient les autres partis d’opposition en particulier le RN. Une telle issue aboutirait à des élections législatives anticipées au scénario imprévisible si ce n’est le fait que cela accentuerait le chaos politique dans lequel baigne la bourgeoisie française.
Concernant l’Allemagne, le rapport de 2019 concluait : "la situation est complexe et l’abandon par Merkel de la présidence de la CDU (et donc dans le futur du poste de chancelier) annonce une phase d’incertitude et d’instabilité de la bourgeoisie dominante en Europe." Le surgissement de la guerre en Ukraine a particulièrement affecté la ligne politique traditionnelle de la classe dominante allemande. Sur le plan interne, l’affaiblissement des partis traditionnels (SPD, CDU) s’est poursuivi, nécessitant la formation de coalitions enchaînant les trois partis principaux les uns aux autres alors que les relations sont toujours plus conflictuelles. Dans le même temps, l’Allemagne n’est pas exemptée de la montée en puissance du populisme et de l’extrême droite. Le parti populiste AfD est d’ailleurs devenu le deuxième parti d’Allemagne sur le plan électoral. Contrairement au RN en France dont certaines positions montrent des signes de responsabilité, les positions politiques de l’AfD (rejet de l’UE, xénophobie, ouverture vers la Russie…) sont, pour le moment, trop fortement en contradiction avec les intérêts du capital national pour lui permettre d’être impliqué au plus haut niveau du gouvernement. Pour autant, sa posture anti-élite gouvernementale et sa condamnation en tant qu’opposition totale à l’intégrité de l’État fédéral, en feront pour longtemps un point de ralliement pour les électeurs contestataires.
« Le Brexit s'est accompagné de la transformation du parti Tory, vieux de plusieurs siècles, en un capharnaüm populiste qui a relégué des politiciens expérimentés sur le banc de touche et a fait accéder à des postes gouvernementaux des médiocres ambitieux et doctrinaires, qui ont ensuite perturbé les compétences des ministères qu'ils dirigeaient. La succession rapide des premiers ministres conservateurs depuis 2016 témoigne de l'incertitude qui règne à la barre politique."[7] Les 44 jours de pagaille politique sous le gouvernement de Liz Truss en septembre - octobre 2022 en fut une illustration éclatante. Si ce choix aurait pu signifier une rupture avec la surenchère populiste, il a surtout été marqué par la défense d’une politique radicalement ultra-libérale et le fantasme d’une "Grande-Bretagne globale" qui ne correspondait absolument pas aux intérêts globaux du capital britannique.
L’arrivée au pouvoir de Sunak a toutefois signifié la tentative de la part de l’État de préserver la crédibilité démocratique et celle des institutions étatiques et gouvernementales : "le gouvernement Sunak, malgré l'influence du populisme, a modifié certains aspects du Protocole de l'Irlande du Nord afin de contourner certaines des contradictions du Brexit, et a rejoint le projet européen Horizon, sans pouvoir surmonter la fuite de l'économie. Le roi Charles a été envoyé en France et en Allemagne en tant qu'ambassadeur pour montrer les restes de dignité de la Grande-Bretagne. Enfin, le limogeage de Suella Braverman et la nomination de Lord Cameron au poste de ministre des affaires étrangères est une nouvelle expression de cette tentative de limiter le virus populiste croissant au sein du parti, mais son orientation et sa stabilité futures restent profondément incertaines, notamment parce que le même virus est une réalité internationale, plus particulièrement au sein de la classe dirigeante américaine."
Le rapport sur l’impact de la décomposition sur la vie de la bourgeoisie affirmait : "La troisième stratégie envisagée, la refondation de l’opposition droite/ gauche pour couper l’herbe sous les pieds du populisme, ne semble pas réellement mise en œuvre par la bourgeoisie. Au contraire, les années écoulées sont plutôt caractérisées par une tendance irréversible au déclin des partis socialistes." Cette tendance s’est confirmée au cours des dernières années. Si cette configuration résiste dans certains pays (Espagne et RU notamment), le déclin irréversible de la social-démocratie et de façon plus générale des partis de gouvernement traditionnels ainsi que la difficulté dans de nombreux pays d’Europe à structurer de nouvelles formations de gauche (La France Insoumise en France, Podemos en Espagne, Die Linke en Allemagne) du fait des luttes de cliques que connaissent également ces formations, tend à voir se développer des coalitions de plus en plus fragiles. C’est par exemple le cas en Espagne, où le PSOE, pour se maintenir au pouvoir, s’appuie sur des forces opposées. D’un côté la droite chauvine catalane et de l’autre le parti SUMAR d’extrême-gauche dont Yolanda Diaz est la vice-premier ministre. Ce gouvernement "Frankestein" exprime la fragilité du PSOE qui reste pourtant la seule force capable de gérer les tendances séparatistes au sein de l’État central.
L’arrivée au pouvoir de partis populistes et d’extrême - droite est un cas de figure qui pourrait devenir un élément majeur de la situation politique de la bourgeoisie dans les années à venir, sans toutefois engendrer partout les mêmes conséquences. Si les années de pouvoir de Trump, de Bolsonaro ou encore Salvini ont marqué un aiguisement de l’instabilité politique, on a tout de même pu constater une capacité, de la part d’autres parties de l’appareil d’État, à canaliser ou refreiner leurs aspirations les plus irrationnelles et farfelues. Ce fut par exemple le cas de la lutte incessante menée par une partie de l’administration US pour cadrer l’imprévisibilité des décisions présidentielles. De larges parties de la bourgeoisie, en particulier dans les structures même de l’État, sont notamment parvenus à s’opposer à la tentation d’un rapprochement voire d’une alliance avec la Russie, faisant ainsi triompher l’option des fractions dominantes de la bourgeoisie. Comme on avait pu le constater dans le cas italien, lors du gouvernement de Salvini, il est aussi possible que les populistes puissent accepter de "mettre de l’eau dans leur vin" en abandonnant certaines mesures ou en revoyant à la baisse leurs promesses, en particulier dans le domaine social. C’est aussi ce qu’a démontré récemment, la décision du leader du PVV Geert Wilder en Hollande consistant à renoncer à assumer le pouvoir devant l’incapacité de former une coalition.
La possibilité de l'accession au pouvoir des partis populistes, et la réalité d'un tel événement comme en Italie, met en évidence le fait qu'on ne peut identifier populisme et extrême droite. Ce pays est gouverné par une alliance entre la droite traditionnelle (Forza Italia fondé par Berlusconi), la Lega populiste de Salvini et le parti d'inspiration néofasciste de Meloni, Fratelli d'Italia (Frères d'Italie), dont le symbole reste la flamme tricolore de l'ancien MSI (Mouvement social italien) ouvertement mussolinien. Il existe évidemment des ressemblances importantes entre la Lega et le parti de Meloni, en particulier le discours xénophobe et contre les immigrés, particulièrement ceux de religion musulmane, ce qui en fait des concurrents sur la scène électorale. En même temps, la devise des Fratelli d'Italia (FI), "Dieu, patrie et famille" est révélatrice de l'inspiration traditionaliste de ce parti qui le distingue de la Lega. En effet, celle-ci, même si elle peut invoquer des valeurs traditionnelles est plutôt anticléricale et plus "antisystème" que les FI. Nous retrouvons en France cette différence entre l'extrême-droite populiste, représentée par le Rassemblement national de Marine Le Pen, et l'extrême-droite traditionnelle représentée par le parti "Reconquête".[8] Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si, au premier tour des élections présidentielles de 2022, Zemmour est arrivé en 2e position (derrière Macron qui est devenu le politicien le plus apprécié des bourgeois) dans les "beaux quartiers" de Paris en récoltant 3 fois plus de voix que Marine Le Pen alors que celle-ci écrase complètement Zemmour dans les localités "populaires". Et c'est vrai que les discours de Le Pen contre la politique économique de Macron, comme la suppression de l'Impôt sur la Fortune et la réforme des retraites, passent très mal auprès de la bourgeoisie classique. En fait, avec des succès différents suivant les pays, nous assistons à une tentative par certains secteurs de la bourgeoisie de mettre à profit les peurs autour des questions de l'immigration, de l'insécurité et du terrorisme islamique, qui jusqu'à présent constituaient le principal fond de commerce du populisme, pour donner une nouvelle vie à une extrême-droite "présentable" du point de vue de la classe dominante, avec un programme plus compatible avec ses intérêts. C'est ainsi que Zemmour a toujours affirmé que son programme économique était le même que celui de la droite classique représentée jusqu'à présent en France par le parti "Les Républicains", héritier du parti gaulliste. Ce qu'il proposait au moment des élections présidentielles de 2022, c'était une alliance avec ce parti avec l'argument que Marine Le Pen ne pourrait jamais gagner les élections seule. Cette politique de Zemmour a jusqu'à présent échoué puisque le Rassemblement National est passé au premier rang dans les sondages et pourrait remporter les élections présidentielles de 2027, ce qui inquiète fortement la bourgeoisie. En revanche, c'est une politique qui a réussi en Italie puisque Meloni a fait la preuve d'une remarquable capacité à mener une politique conforme aux intérêts bourgeois et qu'elle est passée loin devant Salvini.
Le populisme n'est pas un courant politique promu par les secteurs les plus clairvoyants et responsables de la bourgeoisie et il a déjà provoqué des dégâts pour les intérêts de cette classe (notamment au Royaume Uni) mais, parmi les cartes dont dispose la classe dominante pour essayer de limiter ces dégâts, il y a justement cette mise en avant d'une extrême-droite "traditionnelle" pour concurrencer ou affaiblir le populisme.
Depuis la fin des années 80, le gangstérisme et la criminalité, largement alimentés par le trafic de stupéfiants, connaissent une véritable explosion à l’échelle mondiale. Ce phénomène déjà mis en lumière dans les Thèses sur la décomposition s’accompagne d’une incroyable corruption au sein de l’appareil politique : "la violence et la criminalité urbaine ont connu une explosion dans beaucoup de pays d’Amérique latine et également dans les banlieues de certaines villes européennes en partie en lien avec le trafic de drogue, mais pas uniquement. Concernant ce trafic, et le poids énorme qu’il a pris dans la société, y compris sur le plan économique, on peut dire qu’il correspond à l’existence d’un "marché" en continuelle expansion du fait du malaise croissant et du désespoir qui affecte toutes les couches de la population. Concernant la corruption, et toutes les manipulations qui constituent la "délinquance en col blanc", ces dernières années n’ont pas été avares en découvertes (comme celle des "Panama papers" qui ne sont qu’un tout petit sommet de l’iceberg du gangstérisme dans lequel patauge de plus en plus la finance)". (Rapport sur la décomposition aujourd’hui, 2017 [58])
Il est important de pouvoir identifier les principaux effets occasionnés par ce phénomène sur la vie politique de la bourgeoisie. Les collusions de plus en plus manifestes entre la criminalité et les fractions politiques de l’appareil d’État tend à transformer le jeu politique en véritables guerres de gangs, parfois sur fond de tendance à l’effondrement des institutions politiques. Il s’agit donc très certainement de la forme la plus aiguë et débridée de la tendance à l’accentuation des divisions et de la fragmentation de l’appareil politique bourgeois. La situation politique à Haïti constitue certainement l’exemple le plus caricatural. Mais de nombreux autres pays d’Amérique centrale et d’Amérique du Sud sont particulièrement touchés par ce phénomène depuis des décennies. À l’image de la guerre interne ayant éclaté en plein jour début janvier entre l’État équatorien et les gangs criminels : "L'actuelle faction bourgeoise qui contrôle l'appareil d'État est directement liée au groupe agro-industriel exportateur et importateur le plus puissant de l'Équateur. Son entrée triomphale au palais Carondelet a commencé par des lois de nature financière qui ont directement profité à ce groupe, avec l'approbation du PSC et de celles du RC5 (correistas). Il a reçu un pays plongé dans une pauvreté abjecte et une corruption endémique à tous les niveaux de l'État, pénétré de toutes parts par les cartels mexicains de la drogue (Jalisco Nueva Generación et Sinaloa) associés aux narcotrafiquants péruviens et colombiens. La mafia albanaise, chinoise, russe et italienne est également très présente. Et une société submergée par la criminalité organisée nationale, les ODG, liée aux cartels mexicains ou aux mafias susmentionnées."
Il faut également noter que la fuite en avant dans les règlements de compte entre fractions a des conséquences sur l’accentuation des tensions entre États-nations. Ainsi, la prise d’assaut menée par la police équatorienne contre l’ambassade du Mexique à Quito le 5 avril dernier pour déloger l’ancien vice-président accusé de corruption par le gouvernement de Noboa est un véritable acte de vandalisme envers les règles de la bienséance bourgeoise, ne faisant que contribuer à l’instabilité diplomatique dans cette région du monde.
Le système politique en Russie est également particulièrement marqué par la gangstérisation des rapports politiques. Le clientélisme, la corruption, le népotisme constituent les principaux rouages du "système Poutine". C’est une donnée à prendre en compte concernant l’analyse des risques pesant sur l’avenir de la fédération de Russie : "de la survie politique de Poutine à celle de la Fédération de Russie et au statut impérialiste de cette dernière, les enjeux découlant de la défaite en Ukraine sont lourds de conséquences : au fur et à mesure que la Russie s’enfonce dans les problèmes, des règlements de compte risquent de se produire, voire des affrontements sanglants entre fractions rivales." (Rapport sur les tensions impérialistes, 25e congrès du CCI) [599]. La rébellion du groupe Wagner en juin 2023 puis la liquidation de son chef Prigojine deux mois plus tard ainsi que la très forte répression subie par la fraction pro-démocratie (assassinat de Navalny) ont pleinement confirmé l’ampleur des tensions internes ainsi que la fragilité de Poutine et de sa garde rapprochée qui n’hésitent pas à défendre leurs intérêts par tous les moyens, à la manière d’un véritable chef mafieux. La place centrale du gangstérisme dans le système politique russe joue donc un rôle actif dans le risque de dislocation de la fédération de Russie. De la même manière, les règlements de compte armés au sein de l’ancienne nomenklatura soviétique avaient participé à la déstabilisation profonde découlant de l’implosion du bloc de l’Est. Mais après plus de trois décennies de décomposition, les conséquences d’une telle dynamique pourraient déboucher sur une situation bien plus chaotique. L’éclatement de la fédération en plusieurs mini Russies et la dissémination des armes nucléaires entre les mains de chefs de guerre aux menées incontrôlables représenterait une véritable fuite en avant dans le chaos à l’échelle internationale.
Cependant, si ces manifestations de la décomposition idéologique et politique de la société sont particulièrement avancées dans les zones périphériques du capitalisme, cette tendance se manifeste également de plus en plus dans les pays centraux :
Au 19e siècle, Marx avait mis en avant que le pays le plus avancé de l'époque, l'Angleterre, indiquait la direction dans laquelle allaient se développer les autres pays européens. Aujourd'hui, c'est dans les pays les moins développés qu'on rencontre les manifestations les plus caricaturales du chaos qui est en train de gagner l'ensemble de la planète et qui atteint de plus en plus les pays les plus développés. Le constat fait par Marx à son époque était une illustration du fait que le mode de production capitaliste se trouvait encore dans sa phase ascendante. Le constat qu'on peut faire aujourd'hui de l'avancée du chaos dans la société est une illustration (encore une !) de l'impasse historique dans laquelle se trouve le capitalisme, de sa décadence et de sa décomposition.
CCI, Décembre 2023
[1] Évidemment, l'essentiel de ce cadre d'analyse avait été transmis au CCI par le camarade MC (MARC : De la révolution d'octobre 1917 à la deuxième guerre mondiale [116]; MARC : De la deuxième guerre mondiale à la période actuelle [117], Revues internationales 26 et 27), sur la base des réflexions qui avaient déjà eu lieu dans la GCF mais aussi sur la base des réflexions que le camarade avait menées au fur et à mesure que se déroulaient les événements.
[2] "Contribution sur le problème du populisme"
[3] Le paragraphe "populisme et décomposition" n’intervient que dans le dernier tiers de la contribution.
[4] "Brexit, Trump. Des revers pour la bourgeoisie qui ne présage rien de bon pour le prolétariat.", Revue internationale n°157.
[5] Notons que cette analyse a pu également se manifester dans certains documents produit et adopté par le CCI. Par exemple, le Rapport sur l’impact de la décomposition sur la vie politique de la bourgeoisie (Revue internationale 164) affirme en parlant du populisme "sa cause déterminante est "l’incapacité du prolétariat à mettre en avant sa propre réponse, sa propre alternative à la crise du capitalisme"".
[6] Voir chapitre III du rapport.
[7] Résolution sur la situation en Grande-Bretagne, Bii n°581.
[8] De façon quelque peu paradoxale, ce parti est dirigé par Éric Zemmour, dont le nom signale les origines juives sépharades. Pour surmonter ce "handicap" par rapport à sa clientèle traditionaliste, chez qui il subsiste des sympathies envers le maréchal Pétain, chef de file de la collaboration avec l'Allemagne nazie, Zemmour n'a pas hésité à déclarer que Pétain avait sauvé des vies juives (ce qui est contredit par tous les historiens sérieux).
Pour le CCI, "La crise qui se déroule déjà depuis des décennies va devenir la plus grave de toute la période de décadence, et sa portée historique dépassera même la première crise de cette époque, celle qui a commencé en 1929. Après plus de 100 ans de décadence capitaliste, avec une économie ravagée par les dépenses militaires, affaiblie par l'impact de la destruction de l'environnement, profondément altérée dans ses mécanismes de reproduction par la dette et la manipulation étatique, en proie à la pandémie, souffrant de plus en plus de tous les autres effets de la décomposition, il est illusoire de penser que, dans ces conditions, il y aura une reprise quelque peu durable de l'économie mondiale." (Résolution sur la situation internationale (2021) [277] ; Revue internationale 167)
Le milieu politique prolétarien fait pour sa part preuve d’une sous-estimation de sa profondeur : pour le PCI (Parti communiste International), qui se concentre essentiellement sur ses aspects financiers, la crise actuelle semble n’être pour lui que le simple remake de celle de 1929. Quant à la TCI (Tendance Communiste Internationale), si empiriquement elle aperçoit certains phénomènes de son aggravation, son approche économiciste, uniquement basée sur la baisse tendancielle du taux de profit, lui obscurcit l'ampleur du déclin du système capitaliste et le niveau de gravité de la crise. En continuant de concevoir la crise comme l’enchainement de cycles typiques de la phase ascendante du capitalisme, elle ne comprend pas les formes qu’elle prend dans la décadence, ni vraiment ses conséquences et les enjeux qui en résultent pour le prolétariat. Surtout elle voit le Capital " … générateur de guerres comme moyen de poursuivre le processus d'accumulation et d'extorsion de la plus-value base de son existence".
Ce rapport base son évaluation du niveau actuel de gravité de la crise économique sur les acquis du marxisme et les éléments rendant compte de son évolution depuis la fin des années 1960 présents dans différentes publications du CCI.
La crise qui a resurgi en 1967 et continue aujourd'hui de sévir est une crise de surproduction. À sa racine, il y a une cause fondamentale, la contradiction principale du capitalisme existant depuis ses premiers et qui est devenue une entrave définitive à partir d’un certain degré de développement des forces productives : la production capitaliste ne crée pas automatiquement et à volonté les marchés nécessaires à sa croissance. Le capital produit plus marchandises que ne peuvent en absorber les rapports capitalistes de production : Une partie de la réalisation de ses profits, celle qui est destinée à l'élargissement de la reproduction du capital, (c'est à dire ni consommée par la classe bourgeoise, ni par la classe prolétarienne) doit être réalisée à l’extérieur de ces rapports, sur les marchés extra-capitalistes. Historiquement, le capitalisme a trouvé les débouchés solvables nécessaires à son expansion d’abord chez les paysans et artisans des pays capitalistes, puis a compensé son incapacité à créer ses propres débouchés en étendant son marché au monde entier en créant le marché mondial.
"Mais en généralisant ses rapports à l'ensemble de la planète et en unifiant le marché mondial, il a atteint un degré critique de saturation des mêmes débouchés qui lui avaient permis sa formidable expansion du 19ème siècle. La difficulté croissante pour le capital de trouver des marchés où réaliser sa plus-value, accentue la pression à la baisse qu'exerce sur son taux de profit l'accroissement constant de la proportion entre la valeur des moyens de production et celle de la force de travail. De tendancielle, cette baisse du taux de profit devient de plus en plus effective, ce qui entrave d'autant le procès d'accumulation du capital et donc le fonctionnement de l'ensemble des rouages du système". (plate-forme du CCI) "Les deux contradictions mises en évidence par Marx (surproduction et baisse tendancielle du taux de profit) ne s’excluent pas réciproquement mais sont les deux facettes d’un processus global de production de valeur. En dernière instance, ceci fait que les "deux" théories reviennent à n’être qu’une seule." (Marxisme et théories des crises [615] ; Revue internationale 13).
Au plan plus immédiat, la crise ouverte de la fin des années 1960 met un terme à deux décennies de prospérité basée sur la reprise de l'exploitation des marchés extra-capitalistes (ralentie durant et entre les deux guerres mondiales) et sur la modernisation de l'appareil productif (méthodes fordistes, introduction de l'informatique, ..). Le retour de la crise ouvre une nouvelle fois le chemin à l'alternative historique guerre mondiale ou bien affrontements de classes généralisés vers la révolution prolétarienne.
Face au resurgissement de la crise dans les années 1970, l’organisation retient trois critères pour attester la gravité de la crise : le développement du capitalisme d’État, l’impasse grandissante de la surproduction, la préparation de la guerre avec le développement de l’économie de guerre.
Expression de la contradiction entre la socialisation mondiale et la base nationale des rapports sociaux de la production capitaliste, la tendance universelle au renforcement de l’État capitalisme dans toutes les sphères de la vie sociale traduit fondamentalement l’inadaptation définitive des rapports sociaux capitalistes au développement atteint par les forces productives. En effet, seul l’État constitue la force en mesure :
- de corseter les antagonismes au sein de la classe dominante, en vue d’imposer l’unité indispensable à la défense des intérêts du capital national ;
- d’organiser et de développer pleinement à l’échelle nationale les tricheries avec la loi de la valeur, d’en restreindre le champ d’application afin de ralentir les effets de désagrégation sur l’économie nationale des contradictions insurmontables du capitalisme ;
- de mettre l’économie au service de la guerre et d’organiser le capital national en vue de la préparation de la guerre impérialiste ;
- de raffermir, grâce entre autres aux forces de répression et à une bureaucratie de plus en plus pesantes, la cohésion interne de la société menacée de dislocation par la décomposition croissante de ses fondements économiques ; d' imposer, par une violence omniprésente, le maintien d'une structure sociale de plus en plus inapte à régir spontanément les relations humaines et acceptée avec d'autant moins de facilité qu'elle devient, de plus en plus, une absurdité du point de vue de la survie même de la société.
Il n’existe pas de solution à la surproduction au sein du capitalisme ; toutes les politiques mises en œuvre pour en atténuer les effets sont vouées à l’échec et le capitalisme se retrouve constamment confronté à cette contradiction fondamentale insurmontable. Par essence, celle-ci ne peut être éliminée que par l’abolition du salariat et de l’exploitation. Tout au plus la bourgeoisie ne peut-elle que tenter d’en atténuer la violence, en ralentissant le rythme de développement de la crise.
La "crise générale de surproduction (…) s'exprime, dans les métropoles du capitalisme, par une surproduction de marchandises, de capital et de force de travail." (Résolution sur la crise [616] ; Revue internationale 26 - 3e trimestre 1981)
Cette impasse s’exprime dans le développement de l’inflation qui est nourrie par le poids des frais improductifs mobilisés par la nécessité de maintenir un minimum de cohésion à la société en désagrégation (capitalisme d'État) et la stérilisation de capital que représentent l’économie de guerre et la production d’armements. Également alimentée par les tricheries avec la loi de la valeur (l’endettement, la création de monnaie, etc.), l’inflation constitue une donnée permanente de la décadence du capitalisme, et prend encore plus d’importance en temps de guerre. Une énorme masse de capitaux, qui ne trouve plus à s’investir profitablement, alimente alors la spéculation.
"La crise de surproduction n’est pas seulement la production d’un excédent sans débouché, mais aussi la destruction de cet excédent. (…) la surproduction implique un procès d’autodestruction. La valeur du surproduit non accumulable n’est pas figée ou stockée mais doit être détruite. (…) C’est ce procès d’autodestruction issu de la révolte des forces productives contre les rapports les rapports de production qui s’exprime dans le militarisme." ("Les conditions de la révolution : crise de surproduction, capitalisme d'état et économie de guerre [617] ; Revue internationale 31)
"Dans la phase décadente de l'impérialisme, le capitalisme ne peut plus diriger les contrastes de son système que vers une seule issue : la guerre. L'Humanité ne peut échapper à une telle alternative que par la révolution prolétarienne." ("Crises et cycles dans l'économie du capitalisme agonisant - 1e partie ; Bilan n° 10, aout-septembre 1934) [618] ; Revue internationale 103). En effet, au fur et à mesure que la crise économique se prolonge et s'amplifie, elle intensifie les antagonismes inter-impérialistes. Pour le capital, il n'y a qu'une "solution" à sa crise historique : la guerre impérialiste. Ainsi, plus vite les différents palliatifs prouvent leur futilité, plus délibérément chaque bloc impérialiste doit se préparer à un repartage violent du marché mondial.
La mise en place de l'économie de guerre implique le développement d'une production (celle de l'armement en particulier) qui ne peut pas être employée utilement pour valoriser le capital, c'est-à-dire s'intégrer dans la production de nouvelles marchandises. C'est en ce sens qu'elle implique une stérilisation de capital qui doit par ailleurs être compensée par un surcroît de la plus-value extraite. Cette compensation s'effectue fondamentalement à travers un renforcement de l'exploitation de la classe ouvrière.
À la fin des années 1970 et au début des années 1980, le capitalisme se trouve dans une impasse : Au sein du bloc de l’ouest, la surproduction de marchandises trouve sa manifestation dans la chute de la production industrielle qui atteint des sommets, notamment aux USA où les récessions ramènent la production d’acier à son niveau de 1967. Au sein du bloc de l’est, règnent la pénurie de capital, le sous-développement et l’arriération de la production industrielle, l’absence complète de compétitivité du capital sur le marché mondial[2]. Le mythe des pays dits "socialistes", pouvant échapper à la crise générale du système s’effondre définitivement dans les années 1980. Tandis qu’une grande partie des pays du Tiers monde se sont effondrés dès le milieu des années 1970.
Dans le bloc américain, la crise économique accélère la tendance au renforcement du capitalisme d’État. Mais en même temps, celui-ci manifeste son incapacité à juguler le développement de la crise : non seulement des mesures de relance keynésiennes, de l'ampleur de celles prises après la crise de 1929, ne sont plus envisageables mais les différentes politiques de relance se soldent par des échecs. Les récessions toujours plus amples et plus graves s’enchainent.
Chaque bloc est conduit à une nouvelle escalade dans les préparatifs en vue d'un troisième holocauste mondial, notamment à travers une augmentation considérable des dépenses d'armement pour soutenir la concurrence inter-impérialiste. Les préparatifs guerriers s’intensifient également sur le plan du renforcement politique des blocs en vue en vue des affrontement impérialistes (mais aussi de faire face à la classe ouvrière).
Mais, pour le Capital, "La production d'armements (…) c'est de la richesse, du capital détruit, c'est une ponction improductive qui pèse sur la compétitivité de l'économie nationale. Les deux têtes de bloc surgies du partage de Yalta ont toutes deux vu leur économie s'affaiblir, perdre de sa compétitivité par rapport à leurs propres alliés. C'est là le résultat des dépenses consenties au renforcement de leur puissance militaire, garante de leur position de leader impérialiste, condition ultime de leur puissance économique. Si elles ont permis de renforcer la suprématie impérialiste des USA, les commandes d'armement n'ont pas dopé l'industrie américaine. Bien au contraire." (La crise du capitalisme d'État : l'économie mondiale s'enfonce dans le chaos [619] ; Revue internationale 61)
Au tournant des années 1980, alors que les deux classes fondamentales et antagoniques de la société s'affrontent sans parvenir à imposer leur propre réponse décisive, les contradictions et manifestations de la décadence du capitalisme moribond qui, successivement, marquent les différents moments de cette décadence, ne disparaissent pas avec le temps, mais se maintiennent, s’accumulent et s'approfondissent, pour déboucher sur la phase de décomposition généralisée du système capitaliste qui parachève et chapeaute trois quarts de siècle d'agonie d'un mode de production condamné par l'histoire.
L’irruption de la décomposition va se traduire par un phénomène inédit : l’effondrement de tout un bloc en dehors des conditions de la guerre mondiale ou de la révolution prolétarienne.
"Cet effondrement, en effet, est globalement une des conséquences de la crise mondiale du capitalisme; il ne peut non plus s'analyser sans prendre en compte les spécificités que les circonstances historiques de leur apparition ont conférées aux régimes staliniens (…). Cependant, on ne peut pleinement comprendre ce fait historique considérable et inédit, l'effondrement de l'intérieur de tout un bloc impérialiste en l'absence d'une révolution ou d'une guerre mondiale, qu'en faisant intervenir dans le cadre d'analyse cet autre élément inédit que constitue l'entrée de la société dans une phase de décomposition telle qu'on la constate aujourd'hui. L'extrême centralisation et l'étatisation complète de l'économie, la confusion entre l'appareil économique et l'appareil politique, la tricherie permanente et à grande échelle avec la loi de la valeur, la mobilisation de toutes les ressources économiques vers la sphère militaire, toutes ces caractéristiques propres aux régimes staliniens, (…) ont rencontré de façon brutale et radicale leurs limites dès lors que la bourgeoisie a dû pendant des années affronter l'aggravation de la crise économique sans pouvoir déboucher sur cette même guerre impérialiste." (THESES : la décomposition, phase ultime de la décadence capitaliste [47] : Revue internationale 107)
Après des décennies de politique de capitalisme d'État menée sous la houlette des blocs impérialistes, l’effondrement du capitalisme d’État stalinien "constitue effectivement, d'un certain point de vue, une victoire du marché, une ré-adéquation brutale des rivalités impérialistes aux réalités économiques. Et, symboliquement, s'affirme l'impuissance des mesures de capitalisme d'Etat à court-circuiter ad aeternam les lois incontournables du marché capitaliste. Cet échec, au-delà même des limites étroites de l’ex-bloc russe, marque l'impuissance de la bourgeoisie mondiale à faire face à la crise de surproduction chronique, à la crise catastrophique du capital. Il montre l'inefficacité grandissante des mesures étatiques employées de manière de plus en plus massives, à l'échelle des blocs, depuis des décennies, et présentées depuis les années 1930 comme la panacée aux contradictions insurmontables du capitalisme, telles qu'elles s'expriment dans son marché." (La crise du capitalisme d'État : l'économie mondiale s'enfonce dans le chaos [619] ; Revue internationale 61).
"L'absence d'une perspective (exceptée celle de "sauver les meubles" de son économie au jour le jour) vers laquelle elle puisse se mobiliser comme classe, et alors que le prolétariat ne constitue pas encore une menace pour sa survie, détermine au sein de la classe dominante, et particulièrement de son appareil politique, une tendance croissante à l'indiscipline et au sauve-qui-peut. C'est ce phénomène qui permet en particulier d'expliquer l'effondrement du stalinisme et de l'ensemble du bloc impérialiste de l'Est." (THESES : la décomposition, phase ultime de la décadence capitaliste [47] : Revue internationale 107) Tout en reconnaissant que le modèle capitalisme d'État à l’occidentale, intégrant le capital privé dans une structure étatique et sous son contrôle, est bien plus efficace, plus souple, plus adaptée, avec un sens plus développé de la responsabilité de la gestion de l'économie nationale, plus mystificateur parce que plus masqué et surtout, contrôlant une économie et un marché autrement plus puissants que ceux des pays de l’est, le CCI a mis en avant que la banqueroute du bloc de l'Est, après celle du "tiers-monde", annonçait les banqueroutes futures du capitalisme dans ses pôles les plus développés. "La débandade générale au sein même de l'appareil étatique, la perte du contrôle sur sa propre stratégie politique, telles que l'URSS et ses satellites nous en donnent aujourd'hui le spectacle, constituent, en réalité, la caricature (du fait des spécificités des régimes staliniens) d'un phénomène beaucoup plus général affectant l'ensemble de la bourgeoisie mondiale, un phénomène propre à la phase de décomposition." (THESES : la décomposition, phase ultime de la décadence capitaliste [47] : Revue internationale 107)
Dans la période suivante, il s’est aussi confirmé que de vastes parties du monde, comme l’Afrique, sont économiquement marginalisées sur le marché mondial. Et l’éloignement de la perspective de la 3° Guerre mondiale n’ayant pas mis fin au militarisme, les ravages de la guerre plongent des zones de plus en plus vastes dans le chaos à l’instigation directe des principales puissances, USA en tête avec leurs interventions aux conséquences catastrophiques en Irak (1991 puis 2001) et en Afghanistan.
Cependant, dans le cadre chaotique de cette nouvelle situation historique de la décomposition et dans un monde capitaliste profondément altéré par les effets de sa décadence, la disparition des blocs va malgré tout offrir une opportunité mise à profit en particulier par les grandes puissances, USA en tête (en tant qu’unique superpuissance restante au plan économique comme militaire), pour prolonger la survie du système capitaliste.
Les tentatives entreprises par la mondialisation pour limiter l’impact de la contradiction du capitalisme entre la nature sociale et mondiale de la production et la nature privée de l'appropriation de la plus-value par des nations capitalistes concurrentes, reposent fondamentalement sur :
- la meilleure exploitation des marchés déjà existants, du fait de la disparition de leurs concurrents, balayés par la crise à l'origine de l’effondrement des pays de l’est, même si ces marchés étaient loin de constituer l’eldorado présenté alors par les campagnes bourgeoises. Et surtout la mise en exploitation des marchés extra-capitalistes restants dans le monde, la disparition des blocs signifiant la disparition du principal obstacle interdisant leur accès tant qu’ils se trouvaient sous la tutelle adverse. Néanmoins tout marché n'est pas nécessairement solvable, c’est-à-dire en mesure de payer les marchandises disponibles à la vente.
- l’action des États. Ce n’est désormais plus le knout du chef de bloc qui, au nom de la nécessaire unité du bloc, impose les mesures mises en place par chaque capital national, mais la puissance économique et politique américaine permet à ce pays de soumettre au chantage aux investissements chaque État en vue de faire accepter les nouvelles règles du jeu, sous peine de se voir privés de la manne financière nécessaire à la survie dans l’arène capitaliste. Les États ont été les principaux instruments de l’organisation de la mondialisation, jouant un rôle décisif par leur intervention établissant une réglementation favorisant la rentabilité maximale, définissant la politique fiscale attractive, etc.
- l’extension à l’échelle mondiale des tricheries avec la loi de la valeur en généralisant à l’échelle planétaire les mesures et mécanismes qui avaient commencé à être développés sous l’égide des USA dans le cadre du bloc occidental dans la dernière décennie de son existence, en vue de combattre - au moyen d'une demande artificiellement financée par l’endettement - les conséquences de l’étroitesse des marchés affectant la profitabilité du Capital.
La nouvelle organisation internationale de la production et des échanges imposée par la première puissance mondiale a essentiellement pris deux formes, la libre circulation des capitaux et la libre circulation de la main d’œuvre. Deux dispositions étroitement liées à la lutte contre la baisse tendancielle du taux de profit, "puissant ferment de décomposition de l'économie capitaliste décadente" dans le contexte de pénurie de marchés solvables :
La course à la productivité destinée à compenser la baisse tendancielle du taux de profit par la masse du profit réalisé, s’est elle aussi intensifiée.
D’autre part, la lutte pour la survie et la recherche effrénée d’un profit maximal se sont traduit également par l’exploitation encore plus dévastatrice et destructrice de l’autre fondement de la richesse capitaliste : la nature. Le pillage et la prédation de la nature causés par la nécessité de faire baisser toujours plus le prix des matières premières, ont atteint de tels sommets que la ‘Grande Accélération’ de la destruction environnementale produite par le capitalisme en décadence, surtout depuis la Seconde Guerre mondiale, s’emballe encore plus avec l’entrée du capitalisme dans sa phase ultime de décomposition.
Littéralement tous les moyens pour la maximalisation du profit par la classe dominante sont mis en œuvre :
1) Les mécanismes du capital financier, en position nodale, ont pour logique de drainer une partie de plus en plus considérable des richesses créées au plan mondial vers la classe dominante des pays centraux.
2) La politique de spoliation, en particulier des autres classes productrices (petite bourgeoisie), phénomène typique de la décadence, prend une nouvelle extension et se généralise : "la nécessité pour le capital financier de rechercher un surprofit, provenant non pas de la production de plus-value, mais d'une spoliation, d'une part, de l'ensemble des consommateurs en élevant le prix des marchandises au-dessus de leur valeur et, d'autre part, des petits producteurs en s'appropriant une partie ou l'entièreté de leur travail. Le surprofit représente ainsi un impôt indirect prélevé sur la circulation des marchandises. Le capitalisme a tendance à devenir parasitaire dans le sens absolu du terme." ("Crises et cycles dans l'économie du capitalisme agonisant", 2e partie (Bilan n°11, octobre-novembre 1934) [620] ; Revue internationale 103.
3) La spéculation, impulsée par les institutions officielles et les États, prend une extension et une signification nouvelles : elle alimente l’endettement à tous les niveaux de l’économie par une mise en circulation de quantités de capital fictif toujours plus exubérantes (atteignant 10 fois le PIB mondial en 2007[3]) cantonnées dans des ‘bulles’ qui ont le ‘bonheur’ de faire disparaitre l’endettement des comptes de l’État, de masquer l’inflation et d’estomper ses effets négatifs.
4) La gangstérisassion de l’économie, la fraude, les commerces illégaux, les trafics, fausse monnaie, la contrefaçon etc. prennent, avec la corruption de secteurs de l’État, ou même à l’instigation d’États en tant que tels (comme la Serbie, la Corée du Nord…) une extension et une dimension encore jamais vue.
Ce sont les circonstances inédites de la disparition des blocs impérialistes qui ont permis l’émergence de la Chine : "Les étapes de l’ascension de la Chine sont inséparables de l’histoire des blocs impérialistes et de leur disparition en 1989 : la position de la Gauche communiste affirmant "l’impossibilité de tout surgissement de nouvelles nations industrialisées" dans la période de décadence et la condamnation des états " qui n’ont pas réussi leur "décollage industriel" avant la première guerre mondiale à stagner dans le sous-développement, ou à conserver une arriération chronique par rapport aux pays qui tiennent le haut du pavé" était parfaitement valable dans la période de 1914 à 1989. C’est le carcan de l’organisation du monde en deux blocs impérialistes adverses (permanente entre 1945 et 1989) en vue de la préparation de la guerre mondiale qui empêchait tout bouleversement de la hiérarchie entre puissances. L’essor de la Chine a commencé avec l’aide américaine rétribuant son changement de camp impérialiste en faveur des États-Unis en 1972. Il s’est poursuivi de façon décisive après la disparition des blocs en 1989. La Chine apparait comme le principal bénéficiaire de la "globalisation" suite à son adhésion à l’OMC en 2001 quand elle est devenue l’atelier du monde et la destinataire des délocalisations et des investissements occidentaux, se hissant finalement au rang de seconde puissance économique mondiale. Il a fallu la survenue des circonstances inédites de la période historique de la décomposition pour permettre l’ascension de la Chine, sans laquelle celle-ci n’aurait pas eu lieu. La puissance de la Chine porte tous les stigmates du capitalisme en phase terminale : elle est basée sur la surexploitation de la force de travail du prolétariat, le développement effréné de l’économie de guerre du programme national de "fusion militaro-civile" et s’accompagne de la destruction catastrophique de l’environnement, tandis que la "cohésion nationale" repose sur le contrôle policier des masses soumises à l’éducation politique du Parti unique et la répression féroce des populations allogènes du Xinjiang musulman et du Tibet. En fait, la Chine n’est qu’une métastase géante du cancer généralisé militariste de l’ensemble du système capitaliste : sa production militaire se développe à un rythme effréné, son budget défense a multiplié par six en 20 ans et occupe depuis 2010 la 2° place mondiale." (Résolution sur la situation internationale (2019): Conflits impérialistes, vie de la bourgeoisie, crise économique [57] – Revue internationale 164)
La période 1989-2008 est marquée par un ensemble de difficultés qui démontrent que la mondialisation, malgré les bouleversements spectaculaires de la hiérarchie entre les puissances économiques, n’a pas mis fin à la tendance à la surproduction et à la stagnation du capitalisme comme en témoignent :
- l’affaiblissement de la croissance ;
- le sous-emploi ou la destruction d’énormes quantités de bases productives ;
- l’énorme quantité de main d’œuvre excédentaire (estimée entre un tiers et la moitié du total de la force de travail mondiale) au chômage ou sous-employée que le capitalisme est incapable d’intégrer à la production, condamnée à végéter dans le secteur informel ou dans les marges de l’économie capitaliste ;
- l’importante instabilité et l’incapacité à conjurer la survenue des crises : crise du système monétaire européen 1993, crise mexicaine de 1994, crise asiatique 1997-98, crise en Argentine 2001, éclatement de la bulle Internet 2002… avec un risque permanent et grandissant d’implosion du système financier international, (même si pendant deux décennies, le capitalisme parvient à circonscrire les crises à certaines parties du monde, au prix d’un coût et de dégâts au système qui s’accroissent de façon exorbitante) ;
- l’absence de rémission du cancer du militarisme qui a continué à vampiriser la production mondiale en affectant différemment les principales parties du monde : les États européens sont parvenus à réduire de moitié environ le poids des dépenses militaires par rapport à leur niveau de 1989 ; la Chine ne s’est engagée dans aucun conflit durant cette période, réservant ses forces économiques à son émergence comme seconde puissance mondiale ; mais de longues et coûteuses guerres (Irak, Afghanistan, etc.) de l’impérialisme américain ont contribué à affaiblir son économie par rapport à ses rivaux.
Cette période n'en a fait constitué qu’un intermède permettant au système capitaliste de préserver quelque peu son économie des effets de sa décomposition.
Ainsi, l’aggravation de l’état réel de l’économie et la revanche de la loi de la valeur débouchent sur la crise financière de 2008, la crise financière la plus grave depuis la Grande Dépression de 1929. Éclatant aux USA, au cœur du capitalisme mondial, elle se généralise au monde entier. L’affaiblissement de la dynamique de la mondialisation amoindrissant la réalisation de l’accumulation élargie, le poids des dépenses militaires et des interventions impérialistes, et l’impasse de la surproduction font imploser et voler en éclats la gigantesque pyramide de Ponzi de l'échafaudage financier international basé sur un endettement général sans borne de l’État américain, la spéculation servant de substitut à la croissance mondiale pour maintenir en vie le système capitaliste.
Les gigantesques plans de sauvetage, sans équivalent dans l’histoire, mis en œuvre par les Banques centrales des grandes puissances, ainsi que le rôle de locomotive de la Chine parviennent à stabiliser le système et à endiguer la crise des liquidités, mais non à relancer véritablement l’économie. L'année 2008 marque un tournant dans l’histoire de l’enfoncement du mode de production capitaliste dans sa crise historique.
Cette violente explosion de la crise concluant plus de deux décennies de surexploitation à l’échelle mondiale, n'épargnant aucune zone d'influence du monde, aucun marché – y compris extra-capitaliste, confirme que le système capitaliste se retrouve désormais encore plus complètement enfermé dans la situation où l’hégémonie universelle des relations de classe rend la réalisation de l’accumulation élargie de plus en plus difficile. La seule tendance vers ce terme avait signifié, une fois le marché mondial constitué et divisé entre puissances, l’entrée du capitalisme dans sa phase de décadence, comme l’avait souligné R. Luxembourg. "Ainsi le capitalisme ne cesse de croître grâce à ses relations avec les couches sociales et les pays non capitalistes, poursuivant l'accumulation à leurs dépens mais en même temps les décomposant et les refoulant pour s'implanter à leur place. Mais à mesure qu'augmente le nombre des pays capitalistes participant à la chasse aux territoires d'accumulation et à mesure que se rétrécissent les territoires encore disponibles pour l'expansion capitaliste la lutte du capital pour ses territoires d'accumulation devient de plus en plus acharnée et ses campagnes engendrent à travers le monde une série de catastrophes économiques et politiques : crises mondiales, guerres, révolutions.
Par ce processus, le capital prépare doublement son propre effondrement : d'une part en s'étendant aux dépens des formes de production non capitalistes, il fait avancer le moment où l'humanité tout entière ne se composera plus effectivement que de capitalistes et de prolétaires et où l'expansion ultérieure, donc l'accumulation. deviendront impossibles. D'autre part, à mesure qu'il avance, il exaspère les antagonismes de classe et l'anarchie économique et politique internationale à tel point qu'il provoquera contre sa domination la rébellion du prolétariat international…" (R. Luxembourg, L’Accumulation du Capital, Anti-critique, p152)
Nombre de phénomènes existant déjà dans la décadence prennent une dimension qualitativement nouvelle dans la période de décomposition, en particulier du fait de l’impossibilité du capital à offrir une perspective : "la bourgeoisie s'est trouvée incapable d'organiser quoi que ce soit en mesure de mobiliser les différentes composantes de la société, y compris au sein de la classe dominante, autour d'un objectif commun, sinon celui de résister pas à pas, mais sans espoir de réussite, à l'avancée de la crise.". "C'est pour cela que la situation actuelle de crise ouverte se présente en des termes radicalement différents de ceux de la précédente crise du même type, celle des années 1930." (Thèses sur la décomposition [621])
Aussi longtemps que chacune des nations a pu bénéficier de la mondialisation, le capitalisme est parvenu globalement à préserver l’économie capitaliste des effets de la décomposition. En particulier, le chacun pour soi a ainsi pu être contenu et, la loi du plus fort, tolérée sans remise en cause. Il en va tout autrement après 2008 et la fermeture des ‘opportunités’ de la mondialisation : l’incapacité encore plus manifeste à surmonter la crise de son mode de production s’est traduite pour la classe dominante par l’explosion du chacun pour soi, dans les rapports entre nations (avec le retour progressif du protectionnisme et la remise en cause unilatérale de la part des deux principales puissances du multilatéralisme et des institutions de la mondialisation) et au sein de chaque nation.
Les années 2020 voient les effets de la décomposition prendre une ampleur et une signification nouvelle puissamment destructrices sur l’économie capitaliste. Elles ont été inaugurées par la pandémie mondiale du covid 19, un pur produit de la décomposition qui a mis l’économie mondiale à l’arrêt et nécessitant une intervention massive de l’État ainsi que la montée en flèche de l’endettement. La pandémie s'est trouvé bientôt suivie du retour de la guerre sur le sol européen en Ukraine en 2022 dont l’onde de choc n’en finit pas d’ébranler le monde capitaliste. Consacrés par la pandémie, le développement du chacun pour soi à un niveau inédit et l’abandon de toute concertation entre nations fragilisent l’ensemble du système capitaliste, allant ainsi à l’encontre des leçons tirées de la crise 1929 quant à la nécessité d'une relative collaboration entre les principales nations.
Les effets de la décomposition non seulement s’accélèrent et reviennent comme un boomerang s’exprimer avec le plus de force au cœur même du capitalisme, alors que s'accumulent les effets combinés de la crise économique, de la crise écologique/climatique et de la guerre impérialiste, qui interagissent et démultiplient leurs effets, pour produire une spirale dévastatrice aux conséquences incalculables pour le capitalisme, frappant et déstabilisant de plus en plus sévèrement l’économie capitaliste et son infrastructure de production. Alors que chacun des facteurs alimentant cet effet "tourbillon" de la décomposition représente par lui-même et à lui seul un sérieux facteur de risque d’effondrement pour les États, leurs effets combinés dépassent sans commune mesure la simple somme de chacun d’entre eux pris isolément.
Une illustration en est constituée la perturbation planétaire du cycle de l’eau. Conséquences du réchauffement climatique imputable au système capitaliste, les sécheresses extrêmes et durables sont la cause des méga-feux ; elles conduisant ainsi à la désertification de zones entières du globe devenant inhabitables – par ailleurs souvent livrées à la guerre – poussant les populations à la migration ; elles ont été l’une des causes de l’effondrement des États arabes au Moyen-Orient après 2010[4]. La productivité et même la pratique de l’agriculture sont déstabilisées aux États-Unis, en Chine et en Europe. Les pluies et les inondations extrêmes ruinent de façon irrémédiable des régions entières ou même des États (Pakistan), provoquent la destruction d'infrastructures vitales et perturbent le fonctionnement de l'appareil de production industriel. La montée des eaux océaniques menace 10% de la population mondiale, les agglomérations et les infrastructures industrielles côtières dans les pays centraux. L’accès à l’eau devient un enjeu stratégique crucial et débouche sur des tensions et des affrontements entre États pour son contrôle.
Comme le montre le déchainement du militarisme en Ukraine, parmi les différents facteurs agissant dans l’effet ‘tourbillon’, celui de la guerre (en tant que décision délibérée de la classe dominante) constitue l’élément accélérateur déterminant d’aggravation du chaos et de la crise économique : augmentation de la famine au plan mondial, rupture des chaines d’approvisionnement, pénuries, destruction de l’économie ukrainienne, destruction environnementale…
La décomposition affecte de surcroît la manière dont la classe dominante tente de face à l’impasse de son système.
L’éclatement de la guerre en Ukraine représente un "changement d’époque" pour le capitalisme et les pays centraux : la guerre, au caractère de plus en plus irrationnel, où chaque partie se ruine et s’affaiblit, n’est plus une perspective lointaine. Elle se rapproche de plus en plus des centres du capitalisme mondial et implique la plupart des grandes puissances. Elle continue d’avoir de profondes répercussions négatives sur la situation économique mondiale et bouleverse l’ensemble des rapports entre nations capitalistes.
Tandis que dans son sillage se poursuit l’extension du chaos (avec le conflit Israël et Hamas), tous les États se préparent désormais à la guerre de "haute intensité" : chaque capital national réorganise son économie nationale en vue de renforcer son industrie militaire et de garantir son indépendance stratégique. Les budgets militaires sont partout en hausse rapide pour rattraper et même dépasser la part de la richesse nationale dédiée à l’armement lors du plus fort de l’affrontement entre blocs.
L’aiguisement général des tensions impérialistes, et, en leur sein, le conflit majeur entre la Chine et les USA a de profondes répercussions sur la stabilité économique du système capitaliste. Une tendance à la fragmentation du marché mondial se développe comme conséquence de la volonté des États-Unis de torpiller la puissance industrielle de la Chine (laquelle est la base de l’ascension de la puissance militaire et de la volonté d’expansion mondiale chinoises) et à entrainer leurs alliés dans le découplage des économies occidentales par rapport à la Chine en promouvant le "commerce entre amis" (friendshoring). Les décisions économiques des puissances sont de plus en plus déterminées par les considérations stratégiques épousant les lignes de fracture impérialistes et conduisent à des perturbations majeures de l’offre et de la demande mondiales.
Les mécanismes du capitalisme d’État et son efficacité tendent à se gripper. La gravité de la situation d’impasse du capitalisme, ainsi que les nécessités de la construction de l’économie de guerre attisent les affrontements au sein de chaque bourgeoisie nationale tandis que les effets de la décomposition sur la bourgeoisie et la société s’expriment par la tendance à la perte de contrôle par la classe dominante sur son jeu politique. La tendance à l’instabilité et au chaos politique en son sein, telle que la bourgeoisie américaine ou anglaise en offre le spectacle, affecte la cohérence, la vision à long terme et la continuité de la défense des intérêts globaux du capital national. La venue au pouvoir de fractions populistes irresponsables (aux programmes peu réalistes pour le Capital national) affaiblit l’économie et les dispositions imposées par le capitalisme depuis 1945 pour éviter la contagion incontrôlée de la crise économique.
Si le capitalisme d’État occidental a pu survivre à son rival stalinien c’est à la manière dont un organisme de plus solide constitution résiste plus longuement à la même maladie. Même si la bourgeoisie peut encore s’appuyer sur des fractions plus responsables dotées d’un plus grand sens de l’État, le capitalisme présente aujourd’hui des tendances analogues à celles qui ont causé la perte du capitalisme d’État stalinien. Concernant le capitalisme d’État chinois, marqué par l’arriération stalinienne malgré l’hybridation de son économie avec le secteur privé, et traversé de nombreuses tensions au sein de la classe régnante, le raidissement de l’appareil d’État constitue un signe de faiblesse et la promesse d’une instabilité à venir.
L’endettement, principal palliatif à la crise historique du capitalisme massivement utilisé, non seulement perd de son efficacité mais le poids des dettes condamne le capitalisme à des convulsions toujours plus dévastatrices. En restreignant de plus en plus la possibilité de tricher avec les lois du capitalisme, il réduit les marges de manœuvre de chaque capital pour soutenir et relancer l’économie nationale. Le rôle de ‘payeurs de dernier recours’ endossé par les États depuis 2008 fragilise les monnaies tandis que le service de la dette bride sévèrement la capacité des États à investir.
Le tableau qu’offre le système capitaliste confirme les prévisions de Rosa Luxemburg : le capitalisme ne connaîtra pas un effondrement purement économique mais sombre dans le chaos et les convulsions :
- l’absence quasi-complète de marchés extra-capitalistes modifie désormais les conditions dans lesquelles les principaux États capitalistes doivent réaliser l’accumulation élargie : de plus en plus celle-ci ne peut s’opérer, comme condition de leur propre survie, qu’au détriment direct de rivaux de même rang en affaiblissant leur économie. De plus en plus se concrétise la prévision faite dans les années 1970 par le CCI d’un monde capitaliste ne pouvant se maintenir en vie qu’en se réduisant à un petit nombre de puissances encore capables de réaliser un minimum d’accumulation.
- Le degré d’impasse de la surproduction combiné à l’anarchie propre à la production capitaliste et à la destruction croissante des écosystèmes commence à provoquer de plus en plus de pénuries ou de ruptures (médicaments, agriculture…) en raison de l’incapacité à dégager suffisamment de profit pour les produire.
- Expression de cette impasse, l’inflation instillée par le contexte du retour de la guerre, fait spectaculairement sa réapparition, déstabilise l’économie et la prive de la visibilité à long terme dont elle a besoin.
- La recherche effrénée de nouveaux lieux de délocalisation (par ex. en Afrique, au Moyen Orient) pour exploiter une main d’œuvre meilleure marché se heurte aux conditions dantesques du chaos et au sous-développement ; un obstacle pour les puissances occidentales comme pour le projet chinois des Routes de la Soie qui s’effondre.
- L’Inde ne forme pas non plus une alternative viable à terme pouvant jouer un rôle équivalent à la Chine dans les années 1990-2000 ; les circonstances ayant permis le ‘miracle de l’émergence de la Chine’ étant révolues, une telle perspective est désormais impossible.
- Les coûts énormes pour faire face à la crise écologique et pour décarboner l’économie dépassent de très loin la capacité du Capital à réaliser les investissements au niveau requis. De nombreux éco-projets sont purement et simplement abandonnés en raison du coût du crédit qui tue leur rentabilité, tant en Europe qu’aux États-Unis.
- Malgré le ralentissement considérable du développement des forces productives, le capitalisme reste en mesure de réaliser quelques avancées, par exemple en médecine, en biotechnologie, Intelligence Artificielle… Mais profondément perverties par l’usage qu’en fait le capital, elles se retournent contre la classe ouvrière et l’humanité. Ainsi l’IA, outre le risque de faire disparaitre des milliers de postes sans possibilité pour les forces de travail libérées de retrouver à s’employer par ailleurs, les États la conçoivent comme un outil de contrôle de la population ou comme moyen de déstabilisation de leurs rivaux impérialistes, et surtout comme arme de guerre et outil de destruction. (Par ex. Israël qui se targue de mener la première guerre de l’IA voit en elle la “clé de la survie moderne”). Une partie de ses concepteurs a mis en garde contre le risque d’"extinction" qu’elle représente pour l’humanité, "au même titre que d’autres risques pour nos sociétés, tels que les pandémies et la guerre nucléaire".
- La pénurie massive de main-d'œuvre, dans de nombreux pays occidentaux relève de l'anarchie du capitalisme, générant à la fois des surcapacités et des pénuries, mais aussi de tendances typiques de la décadence au plan démographique de l’effondrement du renouvellement de la population frappant les pays occidentaux et la Chine. Le vieillissement des populations dans les pays les plus développés a pour conséquence de réduire la population en âge de travailler à un niveau tel que chaque État doit recourir à l’immigration. La pénurie massive de main-d'œuvre traduit aussi l’incapacité de plus en plus grande des systèmes éducatifs à mettre sur le marché une main d’œuvre suffisamment formée au niveau de technicité atteint dans la production, tandis que maints secteurs sont désertés en raison des conditions d'exploitation et de rémunération qui y règnent.
Le 24° Congrès du CCI a clairement dégagé les implications de cette situation historique pour les principales nations :
"Non seulement la capacité des principales puissances capitalistes à coopérer pour contenir l'impact de la crise économique a plus ou moins disparu, mais face à la détérioration de leur économie et à l'aggravation de la crise mondiale, et afin de préserver leur position de première puissance mondiale, les États-Unis visent de plus en plus délibérément à affaiblir leurs concurrents. Il s'agit là d'une rupture ouverte avec une grande partie des règles adoptées par les États depuis la crise de 1929. Elle ouvre la voie à une terra incognita de plus en plus dominée par le chaos et l'imprévisible.
Les États-Unis, convaincus que la préservation de leur leadership face à la montée en puissance de la Chine dépend en grande partie de la puissance de leur économie, que la guerre a placée en position de force sur le plan politique et militaire, sont également à l'offensive contre leurs rivaux sur le plan économique. Cette offensive s'opère dans plusieurs directions. Les États-Unis sont les grands gagnants de la "guerre du gaz" lancée contre la Russie au détriment des États européens qui ont été contraints de mettre fin aux importations de gaz russe. Ayant atteint l'autosuffisance en pétrole et en gaz grâce à une politique énergétique de long terme initiée sous Obama, cette guerre a confirmé la suprématie américaine dans la sphère stratégique de l'énergie. Elle a mis ses rivaux sur la défensive à ce niveau : L'Europe a dû accepter sa dépendance au gaz naturel liquéfié américain ; la Chine, très dépendante des importations d'hydrocarbures, a été fragilisée par le fait que les États-Unis sont désormais en mesure de contrôler les routes d'approvisionnement de la Chine. Les États-Unis disposent désormais d'une capacité de pression sans précédent sur le reste du monde à ce niveau.
Profitant du rôle central du dollar dans l'économie mondiale, du fait d'être la première puissance économique mondiale, les différentes initiatives monétaires, financières et industrielles (des plans de relance économique de Trump aux subventions massives de Biden aux produits "made in USA", en passant par l'Inflation Reduction Act, etc.) ont augmenté la "résilience" de l'économie américaine, ce qui attire l'investissement de capitaux et les relocalisations industrielles vers le territoire américain. Les États-Unis limitent l'impact du ralentissement mondial actuel sur leur économie et repoussent les pires effets de l'inflation et de la récession sur le reste du monde.
Par ailleurs, afin de garantir leur avantage technologique décisif, les États-Unis visent également à assurer la relocalisation aux États-Unis ou le contrôle international de technologies stratégiques (semi-conducteurs) dont ils entendent exclure la Chine, tout en menaçant de sanctions tout rival à leur monopole.
La volonté des États-Unis de préserver leur puissance économique a pour conséquence d'affaiblir le système capitaliste dans son ensemble. L'exclusion de la Russie du commerce international, l'offensive contre la Chine et le découplage de leurs deux économies, bref la volonté affichée des États-Unis de reconfigurer les relations économiques mondiales à leur avantage, marque un tournant : les États-Unis se révèlent être un facteur de déstabilisation du capitalisme mondial et d'extension du chaos sur le plan économique.
L'Europe a été particulièrement touchée par la guerre qui l'a privée de sa principale force : sa stabilité. Les capitales européennes souffrent d'une déstabilisation sans précédent de leur "modèle économique" et courent un risque réel de désindustrialisation et de délocalisation vers les zones américaines ou asiatiques sous les coups de boutoir de la "guerre du gaz" et du protectionnisme américain.
L'Allemagne en particulier est un concentré explosif de toutes les contradictions de cette situation inédite. La fin des approvisionnements en gaz russe place l'Allemagne dans une situation de fragilité économique et stratégique, menaçant sa compétitivité et l'ensemble de son industrie. La fin du multilatéralisme, dont le capital allemand bénéficiait plus que toute autre nation (lui épargnant aussi le poids des dépenses militaires), affecte plus directement sa puissance économique, dépendante des exportations. Elle risque également de devenir dépendante des États-Unis pour son approvisionnement énergétique, alors que ces derniers poussent leurs "alliés" à se joindre à la guerre économique/stratégique contre la Chine et à renoncer à leurs marchés chinois. Parce qu'il s'agit d'un débouché vital pour les capitaux allemands, l'Allemagne se trouve confrontée à un énorme dilemme, partagé par d'autres puissances européennes, à un moment où l'UE est elle-même menacée par la tendance de ses États membres à faire passer leurs intérêts nationaux avant ceux de l'Union.
Quant à la Chine, alors qu'elle était présentée il y a deux ans comme la grande gagnante de la crise Covid, elle est l'une des expressions les plus caractéristiques de l'effet "tourbillon". Déjà victime d'un ralentissement économique, elle est aujourd'hui confrontée à de fortes turbulences. Depuis la fin de l'année 2019, la pandémie, les lock-down à répétition et le tsunami d'infections qui ont suivi l'abandon de la politique du "Zéro Covid" continuent de paralyser l'économie chinoise. La Chine est prise dans la dynamique mondiale de la crise, avec son système financier menacé par l'éclatement de la bulle immobilière. Le déclin de son partenaire russe et la rupture des "routes de la soie" vers l'Europe par des conflits armés ou le chaos ambiant causent des dommages considérables. La puissante pression des États-Unis accroît encore ses difficultés économiques. Et face à ses problèmes économiques, sanitaires, écologiques et sociaux, la faiblesse congénitale de sa structure étatique stalinienne constitue un handicap majeur. Loin de pouvoir jouer le rôle de locomotive de l'économie mondiale, la Chine est une bombe à retardement dont la déstabilisation aurait des conséquences imprévisibles pour le capitalisme mondial." ("Résolution sur la situation internationale [395] du 25e Congrès du CCI"; Revue internationale 170.)
La Russie semble manifester une certaine résilience aux sanctions destinées à "saigner à blanc" son économie. Paradoxalement elle a pu bénéficier de l’État d’arriération de son économie (déjà manifeste avant 1989 et typique de la décadence) surtout basée sur l’extraction et l'exportation de matières premières, particulièrement les hydrocarbures, et mettre à profit le chacun pour soi dans les relations entre nations pour les écouler par la bande à la Chine, ou via l'Inde, pour atténuer certains effets des sanctions. Toutefois cet ‘atout’ fragile et provisoire ne pourra pas résister ad aeternam à l’étranglement progressif de ses capacités industrielles.
De nombreux États sont au bord de la faillite, incapables d’honorer leurs dettes du fait de la hausse des taux, victimes de la fuite des capitaux vers les États-Unis. L’élargissement des BRICS de cinq à onze membres (intégrant l'Argentine, l'Égypte, l'Éthiopie, l'Iran, l'Arabie saoudite et les Émirats arabes unis) représente une tentative d’émancipation par rapport aux États-Unis et d’échapper à la strangulation de leur économie. La mise en place d’une monnaie commune ou le recours à la monnaie chinoise comme alternative au dollar n’a aucune chance de voir le jour en raison des nombreuses divergences entre ces pays en particulier concernant leur relation avec l’État chinois.
Les trois principales parties du capitalisme s’enfoncent dans la stagflation, sans espoir de rebond réel de l’économie capitaliste ; avec le risque d’une plongée dans la récession, au bord de laquelle se trouve déjà l’UE et, possiblement, la Chine, tandis que les États-Unis cherchent à y échapper au détriment de leur rivaux.
"Ce que nous voyons dans l'ensemble est, d'une part, ce qui va peut-être être la PIRE CRISE de l'histoire du capitalisme, et, d'autre part, la réalité concrète de la PAUPÉRISATION ABSOLUE de la classe ouvrière dans les pays centraux, confirme totalement la justesse de cette prévision que Marx a faite concernant la perspective historique du capitalisme et dont les économistes et autres idéologues de la bourgeoisie se sont tant moqués." (Le capitalisme mène à la destruction de l'humanité… Seule la révolution mondiale du prolétariat peut y mettre fin [584] ; Revue Internationale 169)
Après des décennies de pression à la baisse du prix de la force de travail, la part de la richesse créée revenant au Travail n’a pas cessé de diminuer dans le monde entier depuis la fin des années 1970. Les salaires réels sont revenus au niveau d’avant les années 1980. Une grande partie de la classe ouvrière vit désormais sous le seuil de pauvreté ou juste à sa limite.
La bourgeoisie se targue de parvenir à "juguler" l’inflation ; pour ce qui est du pouvoir d’achat ouvrier, chaque prolétaire doit payer beaucoup plus cher son carburant, son alimentation et le remboursement de ses crédits, tandis que son salaire a été amputé en ‘progressant’ très en deçà du taux d’inflation, empêchant la satisfaction des besoins les plus élémentaires.
L’extraction de la plus-value relative va de plus en plus de pair avec l’extraction de la plus-value absolue, l’intensification du travail allant de pair avec l’allongement de la journée de travail et de la durée du temps d’exploitation dans la vie de chaque prolétaire.
Les conditions d’exploitation tendent même de plus en plus à dépasser les limites physiologiques des prolétaires en tuant littéralement les ouvriers au travail.
Certains États américains ont cherché à contraindre les salariés à travailler pendant les canicules, faisant monter en flèche les décès et accidents. En Corée, où la mort au travail est un phénomène répandu (comme dans le reste de l’Asie du Sud-est), la volonté de l’État de faire passer la semaine de travail de 52 à 69 heures a été contrecarrée par la riposte de la classe.
Les accidents du travail provoquent chaque année une hécatombe : officiellement près de deux millions d’ouvriers dans le monde, 270 millions étant blessés ou estropiés.
La force de travail surmenée subit dans de nombreux secteurs de la production une usure nerveuse et musculo-squelettique accélérée telle qu’elle entraine une mise au rebut de ceux qui vont rejoindre les cohortes de prolétaires inexploitables bien avant la date légale de cessation d’activité.
Enfin sont monnaie courante les situations de quasi-esclavage de la force de travail (particulièrement dans les secteurs agricoles des pays développés), de mise en esclavage pour dettes ou de travail forcé (par exemple dans le secteur de la pêche industrielle en Chine) touchant surtout la main d’œuvre migrante.
Avec les perspectives d’aggravation de la crise, les attaques économiques contre la classe ouvrière au travail ou au chômage ne peuvent que continuer à pleuvoir.
Mais "trop c’est trop" ! Ainsi la classe ouvrières a commencé à riposter en reprenant le chemin de la lutte dans l’ensemble des bastions de l’économie mondiale, ces deux dernières années. Ce retour de la lutte des classes, historique après plusieurs décennies de passivité du prolétariat, confirme l’importance du rôle de la crise et des luttes défensives dans la théorie marxiste pour le devenir du combat ouvrier : "… les attaques économiques (baisse du salaire réel, licenciements, augmentation des cadences, etc.) résultant directement de la crise affectent de façon spécifique le prolétariat (c’est-à-dire la classe produisant la plus-value et s’affrontant au capital sur ce terrain) ;la crise économique, contrairement à la décomposition sociale qui concerne essentiellement les superstructures est un phénomène qui affecte directement l’infrastructure de la société sur laquelle reposent ces superstructures ; en ce sens, elle met à nu les causes ultimes de l’ensemble de la barbarie qui s’abat sur la société, permettant ainsi au prolétariat de prendre conscience de la nécessité de changer radicalement de système et non de tenter d’en améliorer certains aspects." (Thèses sur la décomposition [621])
CCI, Décembre 2023
[1] Le capitalisme ne peut pas constituer le marché nécessaire à l'écoulement de sa production, c'est la raison pour laquelle il a en permanence dû vendre le surplus de celle-ci à des marchés "extra-capitalistes", interne aux pays dominés par les rapports de production capitalistes ou bien à l'extérieur de ceux-ci.
[2] Lire La crise capitaliste dans les pays de l'est [622], Revue internationale 23.
[3] "La Mondialisation" Ed Bréal, p 107 de Carroué, Collet, Ruiz.
[4] Lire à ce sujet Jean-Michel Valantin, Géopolitique d’une planète déréglée, Seuil, 2017, pp.240 à 249, chapitres : Les « printemps arabes" : crise politique, crise géophysique ; Evénements climatiques extrêmes et crises politiques ; Climat, crise agraire et guerre civile : la cas de la Syrie.
« Comment une classe, agissant en tant que classe, telle qu’elle est dans la société capitaliste, peut-elle aboutir à l’abolition des classes, donc du capitalisme ? » Pour certains, il n’y aurait qu’une seule solution possible pour résoudre cet apparent paradoxe : « Il ne s’agit pas pour le prolétariat de triompher, de se libérer, de libérer le travail, d’étendre sa condition… mais bien d’abolir ce qu’il est.[1] » L’auto-négation du prolétariat ! tel est le crédo du courant moderniste tel qu’il apparut à la fin des années 1960 et qui est aussi connu sous le nom de courant ultra-gauche. On serait tenté de dire, avec Engels, « ce qui manque à ces messieurs, c’est la dialectique ». C’est vrai enfin ! comment peut-on éliminer ainsi la phase d’affirmation du prolétariat durant la période révolutionnaire, et ne garder que sa phase de négation lorsque, comme résultat de l’action du prolétariat lui-même, les classes disparaissent dans le cours de la période de transition du capitalisme au communisme ? Ces deux phases ne forment-elles pas ensemble une unité et une interrelation ? Autrement dit, comment peut-on séparer l’aboutissement, l’abolition des classes, de tout le processus qui y mène, en l’occurrence la constitution du prolétariat en classe puis en classe dominante ? N’y a-t-il pas unité entre le but et les moyens ? Cependant il n’y a pas que la dialectique qui manque à ces messieurs, comme on le verra dans ce rappel historique. On découvrira que les modernistes rejettent l’émancipation du prolétariat – « Il ne s’agit pas pour le prolétariat de se libérer » – qui constitue précisément l’unique moyen dont dispose l’humanité pour se libérer de l’abrutissante société de classes. L’idéologie moderniste relève du socialisme bourgeois qui proclame que la nature de la classe ouvrière au sein du capitalisme n’est pas révolutionnaire. On découvrira aussi que, selon les mots de Marx et Engels, « le socialisme bourgeois n’atteint son expression adéquate que lorsqu’il devient une simple figure de rhétorique[2]» . C’est à cette source que vinrent s’abreuver les communisateurs.
Le courant moderniste prend naissance durant la reprise historique de la lutte de classe à la fin des années 1960. Mai 68 en France, l’Automne chaud de 1969 en Italie, les luttes de 1970 en Pologne... sur tous les continents, le prolétariat se lance dans des luttes massives, s’affirme avec force, rompant ainsi avec des décennies d’apathie marquées par quelques flambées sans lendemain. La période initiale de luttes intenses, qui couvre les années 1970-1980 après la flamboyante année 68, ne peut être comprise sans prendre en compte un certain nombre de difficultés auxquelles furent confrontés le prolétariat et ses minorités révolutionnaires. Il faut en premier lieu signaler l’agitation étudiante qui avait commencé quelques années avant la reprise ouvrière et qui, de Berkeley à la Sorbonne, exprimait le poids de la petite bourgeoisie dans le mouvement. Contrairement à aujourd’hui, les étudiants provenaient dans leur écrasante majorité de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie. Alors que le géant prolétarien était encore endormi, les premiers signes de la crise économique provoquèrent chez les petits bourgeois une forte inquiétude quant à leur avenir. La fièvre s’empara des universités partout dans le monde, attisée par les massacres de la guerre du Vietnam et par une société conservatrice étouffante. Dans les manifestations, des portraits de Guevara, de Castro, de Mao ou d’Ho Chi Minh apparaissent alors que ces personnages n’avaient strictement rien à voir avec le mouvement ouvrier[3]. Dans la petite bourgeoisie, classe sans avenir historique et totalement prisonnière du présent, les discours sur la révolution cachaient une révolte éphémère, une attitude contestataire totalement étrangère au combat prolétarien.
La deuxième difficulté importante tient à la rupture de la continuité qui reliait auparavant, dans le cours de l’histoire du mouvement ouvrier, les différentes organisations politiques successives. La contre-révolution qui venait de s’achever avait été si violente et si longue (1923-1968, 45 ans !) qu’elle avait réussi à détruire cette continuité. La Gauche communiste d’Italie qui, dans les années 1930, à travers les revues Prometeo, Bilan et Octobre, poursuivait le travail critique et militant entamé dès les années 1920 contre la dégénérescence de la IIIe Internationale, entra en crise et disparut durant la Deuxième Guerre mondiale, suivie au début des années 1950 par la disparition de la Gauche communiste de France (GCF) qui tentait d’en préserver les leçons et les principes. La tradition du militantisme communiste semblait engloutie dans les sables de l’oubli[4].
Enfin, la tendance au capitalisme d’État, propre à la décadence du capitalisme, n’avait connu aucun répit depuis la Deuxième Guerre mondiale et rendait la démocratie bourgeoise toujours plus totalitaire. Cette tendance exprimait la nécessité pour la bourgeoisie d’une intervention croissante de l’État pour faire face à la crise économique permanente et maintenir la paix sociale alors que la classe ouvrière était confrontée à une forte augmentation de l’exploitation. Toutes les organisations du prolétariat qui avaient trahi (syndicats et partis) sont maintenues en vie par la bourgeoisie qui va les mettre au service du capitalisme sous la forme d’organes d’encadrement du prolétariat. Dans une telle situation, l’histoire du mouvement ouvrier devenait de l’hébreu pour la plupart des jeunes s’éveillant à la vie politique. La trahison de la social-démocratie en 1914 (à travers l’Union sacrée) ou du parti bolchevik en 1924 (avec la proclamation du « socialisme dans un seul pays ») n’était pas vue comme le résultat d’un lent processus historique de pénétration de l’opportunisme au sein d’une organisation prolétarienne, avec un combat acharné des minorités de gauche pour tenter de la préserver, mais comme un destin funeste scellé dès l’origine pour toute organisation politique. Dans l’atmosphère des années 1970 où les conceptions libertaires étaient à la mode, tous ceux qui défendait la nécessité d’une organisation révolutionnaire étaient pris pour des apprentis bureaucrates, voire des staliniens.
Ces trois caractéristiques de la période et les difficultés qu’elles entraînèrent expliquent pourquoi le processus de politisation des luttes ouvrières n’a pu aboutir durant les années 1970 et 1980 alors même que la classe révolutionnaire avait resurgi sur l’avant-scène, qu’elle parlait à nouveau de révolution et cherchait à se réapproprier son histoire. Le poids de l’idéologie dominante ne pouvait qu’affecter cette nouvelle génération de prolétaires sans expérience tout comme les éléments politisés issus de différentes classes, en particulier l’idéologie portée par les différents cénacles gauchistes (anarchisme officiel, trotskisme, maoïsme) dont l’influence augmenta brusquement par l’adhésion massive des petits bourgeois. Fortement impressionnés par le réveil du géant prolétarien, ceux-ci crurent à son origine divine puis s’en détournèrent rapidement, déçus qu’il n’ait pas tenu sa promesse de l’avènement immédiat d’un monde de jouissance et de félicités. Le poids délétère de l’ouvriérisme et de l’immédiatisme en fut la conséquence.
Le modernisme est un produit typique de cette époque. Alors que les conditions de l’explosion de Mai 68 étaient en train de mûrir, les artistes rassemblés dans l’Internationale situationniste (IS) (qui confondaient la bohème et la révolution) revendiquaient une révolution de la vie quotidienne. Au même moment, Jacques Camatte et ses amis quittaient le Parti communiste international d’Amadeo Bordiga (Programme communiste, Le Prolétaire) dont la sclérose semblait symboliser l’impuissance de la Gauche communiste et l’échec du « vieux mouvement ouvrier », termes que les modernistes reprirent du courant conseilliste. Tous réclamaient une nouvelle théorie révolutionnaire adaptée à la nouvelle réalité. En bref : il fallait être « moderne ». Ils crurent que les luttes ouvrières contre les effets de l’exploitation capitaliste étaient soit l’expression d’une intégration définitive à la société bourgeoise (qu’ils appelaient “la société de consommation”), soit une révolte contre le travail et crurent à l’émergence d’un nouveau mouvement ouvrier : « La montée en puissance et surtout le changement de contenu des luttes de classes à la fin des années 1960 ferma le cycle ouvert en 1918-1919 par la victoire de la contre-révolution en Russie et en Allemagne. Ce cours nouveau des luttes mit du même coup en crise la théorie-programme du prolétariat et toute sa problématique. Il ne s’agissait plus de savoir si la révolution est l’affaire des Conseils ou du Parti ni si le prolétariat est ou non capable de s’émanciper lui-même. Avec la multiplication des émeutes de ghetto et des grèves sauvages, avec la révolte contre le travail et la marchandise, le retour du prolétariat sur le devant de la scène historique marquait paradoxalement la fin de son affirmation.[5] »
Notre presse de l’époque comporte de nombreuses polémiques contre le courant moderniste, en particulier pour démontrer que, malgré l’évolution du capitalisme, la classe ouvrière restait la classe révolutionnaire et qu’en se focalisant sur les manifestations les plus apparentes de l’aliénation sociale les modernistes restent aveugles aux « sources qui leur donnent naissance et les nourrissent[6] » .
Il faut noter que plusieurs groupes modernistes, comme l’Internationale situationniste (René Riesel) ou Le Mouvement communiste (Gilles Dauvé), participèrent au début des années 1970 aux conférences organisées par Informations et correspondance ouvrières (ICO), lieux de discussions et de clarification politique essentiels à l’époque. On rencontrait aussi dans les conférences d’ICO les groupes conseillistes, des éléments du milieu anarchistes comme Daniel Guérin (OCL) ou Daniel Cohn-Bendit (que Raymond Marcellin, le ministre de l’Intérieur, avait expulsé de France), Christian Lagant (Noir et Rouge), et des éléments de la Gauche communiste comme Marc Chirik (de Révolution internationale), Paul Mattick (de la Gauche communiste allemande), Cajo Brendel (de la Gauche communiste hollandaise). Dans cette atmosphère de discussions politiques incessantes et passionnée, un certain nombre de modernistes rejoignirent d’ailleurs (en même temps qu’une majorité des éléments conseillistes) le courant de la Gauche communiste, la plupart du temps parce qu’ils furent convaincus par les arguments sur la nature prolétarienne d’Octobre 1917.
Une partie des éléments modernistes s’étaient en effet reconnus dans le milieu politique prolétarien. Cela ne signifie pas pour autant que la théorie moderniste puisse être qualifiée de communiste, encore moins de marxiste. Les différents groupes et individus de ce courant appartenaient plutôt au marais, cette zone intermédiaire qui rassemble tous ceux qui oscillent entre le camp du prolétariat et celui la bourgeoisie, qui sont encore en chemin vers l’un ou l’autre camp. Ceux parmi les éléments modernistes qui rejoignirent la Gauche communiste ne purent y parvenir qu’en rompant avec le modernisme et non pas grâce à lui. En effet, comme nous l’avons montré dans les articles précédents de cette série, la théorie moderniste est de nature bourgeoise et trouve ses racines dans l’École de Francfort, un groupe d’universitaires de l’Institut de recherche sociale, qui, dans les années 1950, crurent identifier une crise du marxisme et résolurent le problème en enterrant celui-ci. Certains d’entre eux, comme Marcuse, conclurent à l’intégration définitive du prolétariat dans la société de consommation, perdant ainsi toute nature de classe révolutionnaire. Elle trouve également ses racines dans le groupe Socialisme ou Barbarie (SouB) qui ne parvint pas à mener à son terme sa rupture avec le trotskisme et finit par rejeter le marxisme[7].
Gilles Dauvé est un bon exemple de la stérilité du modernisme apparus durant les années 1960. Fortement influencé par SouB, il entreprit de critiquer la thèse qui allait perdre ce groupe, et qui consistait à remplacer l’opposition entre classe dominante et classe exploitée par l’opposition entre dirigeants et dirigés, ce qui constitua pour SouB le premier pas vers l’abandon du marxisme. Mais dans la critique de cette thèse qui relève de l’autogestion et d’un socialisme d’entreprise, Dauvé ne parvient qu’à en prendre le contre-pied en prônant la négation immédiate des rapports de production capitalistes. Cela revenait à se maintenir sur le même terrain que SouB : « Nous pensons au contraire que la destruction du capitalisme ne doit pas être envisagée du seul point de vue de la gestion, mais à partir de la nécessité/possibilité du dépérissement de l’échange, de la marchandise, de la loi de la valeur, du salariat. Il ne suffit pas seulement de gérer, mais de bouleverser l’économie ; le simple fait de la gérer ne suffit pas à la bouleverser.[8] » Répondre simplement par la nécessité de l’abolition immédiate de la valeur, c’était vraiment se moquer du monde alors que l’enjeu était de démontrer que, du fait de sa place dans le mode de production capitaliste, le prolétariat est poussé par la nécessité et par sa conscience à transformer ses luttes contre les effets de l’exploitation en luttes contre les causes de l’exploitation, c’est-à-dire est capable, au cours du processus de la grève de masse et de la révolution, de se transformer lui-même et de transformer de fond en comble la société.
Le n° 84 d’Information et correspondance ouvrières parait en août 1969 avec un compte rendu et des documents de la Conférence d’ICO qui s’est tenue à Bruxelles en juin 1969. Il contient deux textes essentiels : l’un a été rédigé par Marc Chirik, « Luttes et organisations de classe », et sera repris dans Révolution internationale ancienne série n° 3 (décembre 1969) sous le titre « Sur l’organisation ». Il représente une étape décisive dans le renforcement du courant de la Gauche communiste qui va se traduire en 1972 par l’unification en France de trois groupes sous le nom de Révolution internationale. L’autre texte significatif est celui de Gilles Dauvé, « Sur l’idéologie ultra-gauche », qui entreprend une critique du courant moderniste qui s’était développé lui aussi durant les événements de Mai. On y trouve ce passage significatif : « La bureaucratie bolchevique avait pris le contrôle de l’économie : les ultra-gauches veulent que ce soit les masses. Encore une fois l’ultra-gauche est restée sur le terrain du léninisme, se contentant là aussi d’apporter une réponse différente à la même question.[9] »
C’était le signe qu’un nouveau courant était en train d’apparaître au sein du modernisme. Il restait fidèle à l’auto-négation du prolétariat et considérait toujours Marx comme un « réformiste révolutionnaire », puisqu’il prônait la réduction du temps de travail et l’utilisation des bons de travail. Mais il estimait que Marx avait fait un pas décisif avec la notion de domination réelle du capital sur le travail qui explique, selon Dauvé, pourquoi le prolétariat n’a plus les moyens de s’affirmer de façon révolutionnaire [10]. Il reprenait aussi de Marx la tendance irrésistible vers le communisme. Celle-ci conservait sa nature de mouvement au sein du capitalisme mais elle perdait, chez Dauvé, son second sens de but final du combat pour l’émancipation prolétarienne. Cette tendance était uniquement vue comme un processus de dissolution du capitalisme, et elle prit son nom de baptême, « la communisation ». Alors que l’IS venait de se dissoudre (1972), ce nouveau courant commença à se développer sous l’impulsion de Jacques Camatte, Gilles Dauvé, Michel Bérard et Roland Simon (Intervention communiste puis Théorie communiste) qui rompit avec les Cahiers du communisme de conseils quand celui-ci rejoignit Révolution internationale.
Les communisateurs ou adeptes de la communisation étaient en train de couper les derniers fils qui les reliaient à cette époque à la reprise historique de la lutte de classe. Ils commencèrent par reprendre la dénomination de « courant ultra-gauche ». Cette terminologie, produit des confusions de l’époque, tentait de rassembler pêle-mêle tous ceux qui se démarquaient du gauchisme, mais il avait l’avantage pour les communisateurs de rendre crédible une sorte de continuité/dépassement par rapport à la Gauche communiste. Les leçons tirées par eux de cette première étape de la reprise historique de la lutte de classes sont centrées sur le rejet du « travail » : « Révolution signifiait révolution du travail, socialisme ou communisme signifiait une société du travail. Et c’est cela que la critique du travail par une frange minoritaire mais dynamique des prolétaires a rendu caduc dans les années 1960-1970.[11] »
Effectivement, le conflit de classes entre le prolétariat et la bourgeoisie est souvent présenté, dans l’histoire du mouvement ouvrier, comme un conflit entre travail et capital. Ce que la petite-bourgeoisie a du mal à comprendre, c’est que le prolétariat est bien le représentant du travail qui est à la fois le travail aliéné, l’exploitation, mais aussi celui qui a joué un rôle central dans l’émergence de l’humanité. Le prolétariat est précisément la classe du travail parce que pour s’émanciper il n’a pas d’autre moyen que d’abolir le travail salarié, et il ne peut le faire sans transformer en profondeur le travail ; autrement dit : passer des sociétés de classes à une société sans classe, des sociétés de pénurie fondée sur l’économie à une société d’abondance où « le libre développement de chacun est la condition du libre développement pour tous » (Manifeste du Parti communiste). Les modernistes constatent que le prolétariat a pris pour ennemi le capital et ils en concluent, à la manière de Proudhon, que s’il le reconnaît comme tel, c’est qu’il se compromet avec lui et donc en reste à la société bourgeoise dont il revendique seulement la gestion. Tel est le tour de passe-passe anarchiste utilisé par les modernistes.
Les communisateurs connurent une nouvelle phase de développement au moment où le courant moderniste initial entra en crise à la fin des années 1980. Ce fut en effet à cette époque la dispersion générale chez celui-ci en raison des désillusions petites bourgeoises. Certains optèrent pour l’écologie radicale ou pratiquèrent le primitivisme, d’autres partirent élever des moutons au Larzac[12] ou se présentèrent aux élections sous l’étiquette écologique, d’autres comme Raoul Vaneigem[13] étaient persuadés que la « pulsion de vie » allait mettre à bas le capitalisme. Il y eut ceux (représentés par le groupe Krisis et Anselme Jappe aujourd’hui) qui prétendirent que dans Le Capital, la lutte de classe n’était qu’une option secondaire pour Marx et que c’était le capitalisme lui-même qui aboutirait spontanément au communisme, d’autres enfin se compromirent dans le négationnisme et le soutien à Faurisson[14] puis se rallièrent aux Gilets jaunes et vantèrent systématiquement le caractère subversif des émeutes.
Les communisateurs tentèrent de réagir, d’autant plus que Camatte, de son côté, abandonnait toute référence au prolétariat et inventait sa théorie de la classe universelle qui présentait l’humanité elle-même comme le sujet révolutionnaire. Alors que le terme communisme a deux sens, celui d’un nouveau mode de production débarrassé des classes, des frontières nationales et de l’État, et celui d’un processus à l’œuvre au sein même du capitalisme, « l’abolition des conditions existantes », qui rend compte du heurt de plus en plus violent entre les forces productives et les rapports de production, à la fois dans le domaine économique et dans celui de la lutte de classe, ils le mutilèrent et revendiquèrent leur nouvelle invention, unijambiste mais si moderne, « la communisation, l’abolition sans transition du capital ».
Les communisateurs essayèrent ensuite de démontrer que c’était la situation historique elle-même qui avait changé. La domination réelle du capital, la mondialisation et la restructuration industrielle auraient ruiné tout ce qui restait encore comme possibilité pour le prolétariat de s’affirmer. Le prolétariat restait révolutionnaire « potentiellement », mais il fallait surtout insister sur l’idée que cette potentialité ne devenait une réalité qu’au travers de son auto-négation. « Avec l’objectif de la libération du travail comme réappropriation prolétarienne des forces productives et du mouvement de la valeur, c’est l’idée même d’une nature positivement révolutionnaire du prolétariat qui entrait en crise –et le néo-conseillisme situationniste avec. En effet, l’I.S., tout en mettant dans les formes du programme un contenu non programmatique –l’abolition sans transition du salariat et de l’échange, donc des classes et de l’État– conservait ces formes : les conditions objectives et subjectives de la révolution, le développement des “moyens techniques” et la recherche de sa conscience par le prolétariat, redéfini comme la classe quasiment universelle de tous les dépossédés de l’emploi de leur vie.[15] » C’était une question de vie ou de mort, pour survivre et tenter de dévoyer quelques jeunes à la recherche d’une cohérence révolutionnaire il fallait réaffirmer l’existence d’un prolétariat révolutionnaire et proclamer haut et fort la nécessité du communisme, d’une révolution conduisant à une insurrection mondiale capable de détruire l’État. C’est ainsi qu’on en arrive à ce sommet de l’hypocrisie chez Gilles Dauvé : « Cœur et corps du capitalisme, le prolétariat est aussi le vecteur possible du communisme.[16] »
L’effondrement du mur de Berlin et l’intense campagne idéologique de la bourgeoisie sur la faillite du communisme a donné lieu à un nouvel essor du courant de la communisation. Sous le choc de cette campagne, le prolétariat subit un recul de sa conscience et de sa combativité. Il n’avait pas mené de lutte décisive précédemment, il n’était donc pas battu mais il fut confronté à la perte de son identité de classe. C’était pour les communisateurs une confirmation de leurs thèses : il fallait que le prolétariat abandonne sans remord cette identité de classe, sa nature de classe exploitée et ses luttes revendicatives pour plonger immédiatement dans l’auto-négation révolutionnaire. Le prétendu nouveau mouvement ouvrier devait rompre avec ce qu’ils appellent le programmatisme, terme désignant en fait les moyens et le processus qui mènent au but final.
On l’aura compris, la communisation c’est avant tout la démolition des tâches politiques du prolétariat, c’est-à-dire un vertigineux retour en arrière, un retour à la situation qui précède l’œuvre de la Ière Internationale qui, contre les anarchistes, avait rappelé que toute lutte de classe est une lutte politique et que l’émancipation du prolétariat passe par la prise du pouvoir politique à l’échelle internationale, le seul levier à sa disposition pour parvenir à dissoudre des catégories économiques du capitalisme. Les communisateurs pouvaient affirmer sans honte : « Avec la liquidation de la politique par le capital parvenu à dominer réellement la société, la critique anarchiste de la politique peut être intégrée à la théorie communiste : l’auto-négation du prolétariat sera en même temps la destruction de tous les rackets politiques, unis dans la contre-révolution capitaliste[17]. »
Le résultat pitoyable de tout ce remue-ménage est très simple. Les communisateurs n’avaient qu’une seule idée en tête, corriger Marx à l’aide de Bakounine qui, le premier, avait clamé les vertus créatrices de la destruction, qui prônait un socialisme sans transition. « Nous persisterons, disait Bakounine, à refuser de nous associer à tout mouvement politique qui n’aurait pas pour but immédiat et direct l’émancipation complète des travailleurs[18]. » C’est quoi ce « but immédiat et direct » sinon l’auto-négation du prolétariat et le passage sans transition au communisme ?
Nous avons vu que les communisateurs s’inspirent du nihilisme anarchiste, que, comme Bakounine en son temps, ils sont entrés en guerre contre toute forme d’organisation révolutionnaire qu’ils présentent comme un racket, qu’ils cherchent à détruire toute référence au programme, aux principes, aux traditions, à la continuité historique, à la théorie, à la conscience et à la perspective révolutionnaire du prolétariat. En bref, contrairement aux naïvetés enfantines des modernistes des années 1970, les communisateurs sont aujourd’hui extrêmement dangereux pour la lutte du prolétariat. Ils reflètent la société bourgeoise en décomposition et s’y accommodent. Il s’agit en effet d’une société où, pour la classe dominante, il ne reste plus qu’à gérer les situations de crise au jour le jour, à agiter le bâton de la violence d’État, où le passé et le futur ont disparu, où la pensée tourne en rond, psalmodiant une méfiance générale envers toute démarche scientifique, toute démarche politique. Chez les communisateurs, l’immédiatisme a été poussé à son comble, à la caricature.
Pour ces messieurs, le communisme ce n’est pas « un nouveau mode de production, mais la production de l’immédiateté des rapports entre individus singuliers, l’abolition sans transition du capital et de toutes ses classes, prolétariat inclus », il faut donc rejeter la « réalisation léniniste ou conseilliste de la dictature du prolétariat »[19].
À l’opposé de ce galimatias, la rigueur du marxisme, comme théorie vivante du prolétariat, est un vent de fraîcheur. S’appuyant sur une connaissance approfondie des révolutions bourgeoises, de l’antiquité grecque et romaine[20], et du rôle historique du prolétariat, Marx forge le concept de dictature du prolétariat qui représente un acquis théorique fondamental : « Ce n’est pas à moi que revient le mérite d’avoir découvert l’existence des classes dans la société moderne, pas plus que la lutte qu’elles s’y livrent. […] Mon originalité a consisté : 1. à démontrer que l’existence des classes n’est liée qu’à des phases historiques déterminées du développement de la production ; 2. que la lutte des classes mène nécessairement à la dictature du prolétariat ; 3. que cette dictature elle-même ne représente qu’une transition vers l’abolition de toutes les classes et vers une société sans classes[21]. »
La formulation elle-même n’apparaît pour la première fois qu’en 1850 dans Les luttes de classes en France mais elle est déjà présente en filigrane dans le Manifeste du Parti communiste. Après une longue période où le prolétariat s’était surtout mobilisé dans la lutte pour des réformes, la notion de dictature du prolétariat réapparaît là où le conflit de classes était devenu le plus aigu, en Pologne et en Russie où la révolution de 1905 annonçait les grandes luttes révolutionnaires de la décadence capitaliste. Le deuxième congrès du POSDR adopta un programme rédigé par Plekhanov et Lénine où, pour la première fois dans l’histoire des partis social-démocrates, figurait ce principe.
La dictature du prolétariat n’a rien à voir avec les différentes formes du totalitarisme de la bourgeoisie telles qu’on les trouve en Russie, en Chine, aux États-Unis ou en France. Elle signifie avant tout qu’une période de transition entre le capitalisme et le communisme est nécessaire, et ceci pour deux raisons.
Cette nécessité découle d’abord du fait que, pour la première fois dans l’histoire, la classe révolutionnaire est aussi la classe exploitée. Contrairement à la bourgeoisie révolutionnaire, le prolétariat n’a aucun pouvoir économique sur lequel il pourrait s’appuyer pour construire progressivement les éléments de la société communiste au sein du capitalisme. Il ne peut commencer cette œuvre qu’en dehors du capitalisme. L’acte de la prise du pouvoir politique n’est donc pas, comme pour la bourgeoisie, le couronnement d’un pouvoir économique en croissance au sein de l’ancienne société, mais le point de départ pour que le prolétariat puisse modifier en profondeur les formes d’organisation de la production sociale. L’insurrection est donc la première étape et non la dernière de la transformation sociale qu’il est appelé à accomplir. Il doit rompre d’abord le cadre politique de l’ancienne société.
La deuxième raison fondamentale tient au fait que l’épuisement des conditions de l’ancienne société ne signifie pas nécessairement et automatiquement la maturation et l’achèvement des conditions de la nouvelle société. À travers l’accroissement de la productivité du travail, de la concentration et de la centralisation du capital, de la socialisation internationale de la production, le capitalisme crée les prémisses du communisme, mais pas le communisme lui-même. En d’autres termes, le dépérissement de l’ancienne société n’est pas automatiquement maturation de la nouvelle, mais seulement condition de cette maturation. Citant L’Anti-Dühring d’Engels, la Gauche communiste d’Italie indiquait dans sa revue Bilan : « Il est évident que le développement ultime du capitalisme correspond non pas à « un plein épanouissement des forces productives » dans le sens qu’elles seraient capables de faire face à tous les besoins humains, mais à une situation où la survivance des antagonismes de classe non seulement arrête tout le développement de la société mais entraîne sa régression.[22] »
Sans réserve, sans propriété, le prolétariat n’a à sa disposition que le levier politique pour transformer le monde. Comme le montre l’expérience historique, il en est capable grâce à sa conscience et à son unité, deux forces gigantesques qui se matérialisent par son organisation de masse, les conseils ouvriers, et son avant-garde, le parti communiste mondial. Mais pour créer une société d’abondance, condition première de l’émancipation humaine, il doit briser non seulement le cadre politique de l’ancienne société mais aussi les rapports de production bourgeois qui entravent un nouvel essor de forces productives enfin libérées des ravages de l’industrie capitaliste.
D’autre part, la dictature du prolétariat est le prolongement et le sommet de la lutte entre les deux classes fondamentales de la société. En prenant le pouvoir le prolétariat affirme qu’il n’y a pas d’autre voie, pas de compromis possible pour se débarrasser des antagonismes de classes. Cette période révolutionnaire est marquée par une alternative franche et brutale : ce sera ou bien la dictature de la bourgeoisie ou bien la dictature du prolétariat. Il n’a pas besoin de dissimuler ses buts et affirme clairement face au monde que « le pouvoir politique, à proprement parler, est le pouvoir organisé d’une classe pour l’oppression d’une autre »[24] et il se doit de le dire haut et fort pour entraîner l’ensemble de l’humanité vers une maîtrise de ses propres forces sociales, en rupture avec les forces aveugles du passé.
La conquête du pouvoir et la dictature du prolétariat restent au cœur du programme communiste. Tel est le résultat auquel aboutit la théorie scientifique du marxisme : « Lors même qu’une société est arrivée à découvrir la piste de la loi naturelle qui préside à son mouvement – et le but final de cet ouvrage est de dévoiler la loi économique du mouvement de la société moderne – elle ne peut ni dépasser d’un saut ni abolir par des décrets les phases de son développement naturel ; mais elle peut abréger la période de la gestation, et adoucir les maux de leur enfantement.[25] »
Lorsque l’émergence des conseils ouvriers a créé une situation de double pouvoir, la situation ne peut se dénouer que par la prise du pouvoir par le prolétariat et la démolition de l’État bourgeois. L’insurrection est le moment de ce dénouement. La conquête du pouvoir est devenue la priorité absolue sur laquelle toutes les forces du prolétariat sont concentrées. Chercher à contrôler ou à aménager la production et la distribution serait illusoire et une dangereuse perte d’énergie tant que ce pouvoir n’est pas entre les mains du prolétariat. Comme il serait également catastrophique de vouloir forcer le processus en appelant prématurément à la conquête du pouvoir alors que les conditions nécessaires ne sont pas réunies. Contre Gramsci, la Gauche italienne écrivait dans son organe Il Soviet en juin 1919 : « On ne peut considérer la mise en pratique du programme socialiste sans garder toujours présente à l’esprit la barrière qui nous en sépare nettement dans le temps : la réalisation d’une condition préalable, à savoir la conquête de tout le pouvoir politique par la classe travailleuse ; ce problème précède l’autre, et le processus de sa résolution est encore loin d’être précisé et défini. L’étude concrète de réalisations socialistes vitales pourrait bien entraîner certains à les envisager en dehors de l’atmosphère de la dictature prolétarienne qui les nourrit, à les croire compatibles avec les institutions actuelles, et à glisser ainsi vers le réformisme.[26] »
Tous ces principes résultants de l’expérience historique et du travail théorique, on l’a vu, n’ont aucun sens pour les communisateurs. Chaque question soulevée par la perspective révolutionnaire n’entraîne chez eux qu’une réponse métaphysique. Voyons comment ils présentent, par exemple, la contradiction entre besoins vitaux et transformation des rapports sociaux : « En 1999-2001, certains piqueteros argentins ont entrepris des productions dont le produit n’était pas l’unique objectif. Une boulangerie communautaire piquetero faisait des pains, et l’acte productif était aussi un élément de changement des rapports inter-personnels : absence de hiérarchie, pratique du consensus, auto-formation collective… Pour chaque participant, “l’autre en tant que tel lui [était] devenu un besoin” [Marx].[27] » Le piège de l’interclassisme qui étranglait alors les ouvriers argentins était encore aggravé par l’encadrement des chômeurs par l’État avec l’aide des organisations péronistes et gauchistes[28]. La complicité des communisateurs avec ces organes de l’État bourgeois apporte une nouvelle confirmation de la nature bourgeoise de l’idéologie moderniste.
Les deux moments dans l’histoire où le prolétariat a pu s’emparer du pouvoir, la Commune de Paris en 1871 et Octobre 1917 en Russie, ont apporté des enseignements précieux et ont permis de corriger et d’enrichir le programme révolutionnaire du prolétariat. Ils ont tout d’abord pleinement confirmé ce que la théorie marxiste avait commencé à élaborer depuis sa naissance à la fin des années 1840. L’accouchement d’un nouveau mode de production ne peut se faire que dans la violence, par l’affrontement brutal des classes historiques. Dans ce processus, la superstructure que représentent le pouvoir politique et l’État vont jouer un rôle essentiel. Ils sont les instruments au moyen desquels les hommes font l’histoire et rendent possible l’émergence d’une nouvelle société qui restait emprisonnée dans les flancs de l’ancienne.
Une fois au pouvoir, le prolétariat s’organise pour ne pas perdre ce pouvoir et pour stimuler l’agitation révolutionnaire dans les autres régions du monde. Pour ce faire, il commence par dissoudre l’armée permanente et les forces de police et s’arroge le monopole des armes. Il détruit l’État bourgeois dont la bureaucratie et les forces de répression sont devenues inaptes aux tâches révolutionnaires. Et lorsqu’un nouvel État réapparait dans la période révolutionnaire comme phénomène inévitable parce que les classes et les intérêts antagoniques n’ont pas disparu, il se doit de prendre le contrôle de cet État pour le retourner contre l’ancienne classe dominante et intervenir dans le domaine économique. Dans ses notes sur un texte de Bakounine, Marx décrit cette situation révolutionnaire : « Cela signifie que tant qu’existent d’autres classes, et en particulier la classe capitaliste, le prolétariat la combat (car ses ennemis et l’ancienne organisation de la société n’ont pas encore disparu avec son accession au pouvoir), et doit donc employer des moyens violents, c’est-à-dire des moyens de gouvernement ; s’il reste lui-même encore une classe et si les conditions économiques sur lesquelles se fondent l’existence et la lutte des classes n’ont pas encore disparu, elles doivent être abolies ou transformées par la violence et le processus de transformation, accéléré par la violence.[29] »
Tant que le pouvoir international des Conseils ouvriers ne sera pas assuré, il est certain que les premières mesures économiques, administratives et juridiques, instaurées par le semi-État de la période de transition paraitront bien insuffisantes, comme le souligne déjà le Manifeste du Parti communiste. La priorité est de barrer la route à la contre-révolution, d’entrainer dans le mouvement les couches intermédiaires et les sans-travail du monde entier. Il est impossible de prévoir le temps que va prendre cette étape de la révolution, mais on sait qu’elle va imposer au prolétariat de lourds sacrifices. Durant tout ce temps, la nécessité d’assurer le fonctionnement de la société implique inévitablement la persistance des relations d'échange avec la petite paysannerie.
Avec un remarquable esprit de synthèse, Lénine résume ainsi toute la trajectoire historique qui rend possible la victoire du prolétariat : « Les utopistes se sont efforcés de « découvrir » les formes politiques sous lesquelles devait s’opérer la réorganisation socialiste de la société. Les anarchistes ont éludé en bloc la question de formes politiques. Les opportunistes de la social-démocratie contemporaine ont accepté les formes politiques bourgeoises de l’État démocratique parlementaire comme une limite que l’on ne saurait franchir et ils se sont fendu le front à se prosterner devant ce « modèle », en taxant d’anarchisme toute tentative de briser ces formes.[30] » Les communisateurs, quant à eux, pulvérisent le processus de transition d’une société à une autre en éludant totalement sa source : la constitution du prolétariat en classe dominante capable à la fois d’assurer son pouvoir sur la société et de sauvegarder son autonomie politique et son but communiste.
Malgré les limites que la situation impose au départ, le prolétariat ne pourra vaincre que s’il oriente dès l’origine la société vers le communisme. Il doit saisir toutes les opportunités pour attaquer la séparation entre la ville et la campagne, entre l’industrie et l’agriculture, attaquer la division du travail capitaliste et toutes les formes mercantiles et réorienter toute la production vers la satisfaction des besoins humains.
Parmi les premières mesures prises dont va dépendre la dynamique révolutionnaire, on peut citer :
Une expérience aussi importante qu’Octobre 1917 ne pouvait qu’apporter de nombreuses leçons, en positif comme en négatif. En particulier la dégénérescence puis l’échec de la révolution. Celle-ci a été étouffée par l’isolement international, en particulier du fait de l’échec de la révolution en Allemagne. Il lui fallait tenir dans l’attente de nouvelles tentatives révolutionnaires dans les pays centraux du capitalisme tout en résistant aux assauts des armées blanches et à la coalition des pays développés dont les troupes débarquèrent sur le territoire russe. Très rapidement cet isolement a entraîné la dégénérescence de la Révolution russe et la montée de l’opportunisme au sein du parti bolchevik. L’un des facteurs de la dégénérescence de la révolution a été la collusion entre le pouvoir prolétarien et le nouvel État issu de la révolution[31]. Marx, comme le montre sa Critique du programme de Gotha, semblait avoir résolu le problème une fois pour toutes : « Entre la société capitaliste et la société communiste, se situe la période de transformation révolutionnaire de l’une en l’autre. À cette période correspond également une phase de transition politique, où l’État ne saurait être autre chose que la dictature révolutionnaire du prolétariat.[32] »
Cependant, la théorie marxiste de l’État avait déjà permis d’entrevoir le problème. Ainsi, Engels, dans l’introduction à La Guerre civile en France écrit : « Mais, en réalité, l’État n’est rien d’autre qu’une machine pour l’oppression d’une classe par une autre, et cela, tout autant dans la République démocratique que dans la monarchie ; le moins qu’on puisse en dire, c’est qu’il est un mal dont hérite le prolétariat vainqueur dans la lutte pour la domination de classe et dont, tout comme la Commune, il ne pourra s’empêcher de rogner aussitôt au maximum les côtés les plus nuisibles, jusqu’à ce qu’une génération grandie dans des conditions sociales nouvelles et libres soit en état de se défaire de tout ce bric-à-brac de l’État.[33] »
La Révolution russe a démontré que l’État, loin d’être une simple “machine” pouvant changer de fonction en changeant de mains, était avant tout un produit de toutes les sociétés de classes du passé et portait en lui toutes les formes d’oppression possibles. Aucun des révolutionnaires de l’époque n’avait imaginé que la contre-révolution bourgeoise s’élancerait victorieusement du cœur même de l’État, d’un État pourtant qualifié de prolétarien, et qu’elle serait capable de reconstituer ex nihilo une nouvelle classe bourgeoise russe en s’appuyant sur la bureaucratie et son expression politique, la fraction stalinienne.
Dans un travail de bilan extrêmement précieux durant les années 1930, la Gauche communiste d’Italie a apporté une contribution fondamentale à cette question[34]. La Gauche communiste de France (GCF) dans les années 1940-50 suivi par le Courant communiste international sont les seuls à reprendre, au sein du courant de la Gauche communiste d’aujourd’hui, ce cadre politique solide permettant d’affronter demain les problèmes complexes de la période de transition. Laissons Marc Chirik résumer ces principes : « La société transitoire est encore une société divisée en classes et comme telle, elle fait surgir nécessairement en son sein cette institution propre à toutes les sociétés divisées en classes : l’État. Avec toutes les amputations et mesures de précautions dont on peut entourer cette institution (fonctionnaires élus et révocables, rétributions égales à celle d’un ouvrier, unification entre le délibératif et l’exécutif, etc.) qui font de cet organe un demi-État, il ne faut jamais perdre de vue sa nature historique anti-communiste et donc anti-prolétarienne et essentiellement conservatrice. L’État reste fondamentalement le gardien du statu quo.
Si nous reconnaissons l’inévitabilité de cette institution dont le prolétariat aura à se servir comme un mal nécessaire,
De leur côté, les communisateurs, parce qu’ils ont coupé le prolétariat de son programme, c’est-à-dire de sa perspective révolutionnaire et de son expérience historique, sont incapables de tirer des leçons de l’histoire. Ils ne peuvent proposer aucune orientation révolutionnaire, seulement les désillusions, le brouillard et la nuit, des aventures désastreuses et finalement la défaite. En faisant miroiter l’avènement immédiat du communisme, ils jouent le même rôle destructeur que Bakounine, ce parasite du mouvement ouvrier : « Les premiers chrétiens tiraient de leur représentation du ciel le modèle de leur organisation ; nous devrions à l’instar prendre pour modèle le ciel social de l’avenir dont Monsieur Bakounine nous propose l’image ; au lieu de combattre, prier et espérer. Et les gens qui nous prêchent ces folies se donnent pour les seuls révolutionnaires véritables.[36] »
Adeptes de la méthode spéculative, ils ignorent totalement la méthode dialectique. Ils sont incapables de poser correctement les contradictions, de comprendre leur dépassement et inventent bien souvent des contradictions qui n’ont aucun rapport avec la réalité. Par exemple la prétendue contradiction entre classe ouvrière et prolétariat, c’est-à-dire, selon les modernistes, entre la classe exploitée qui contribuerait uniquement à la reproduction du capital et la classe révolutionnaire produite par leur imagination. Voilà où cela nous mène à propos de la Révolution allemande de 1918-1919 : « L’écrasement de la Révolution allemande par la social-démocratie bouleverse bien des conceptions […]. Toute une conception s’effondre pour ces révolutionnaires : c’est le mouvement ouvrier organisé, lui-même, qui leur fait face comme principale force contre-révolutionnaire, qui tient l’État, qui organise les Corps francs… Mais en sus, lors du premier Congrès des Conseils d’ouvriers et de soldats d’Allemagne, c’est le SPD qui a la majorité ![37] »
Nous reconnaissons bien là l’état d’esprit de la petite bourgeoisie contestataire de 1968 qui croyait voir dans le PCF une première étape de la conscience de classe au lieu d’y voir l’expression du capitalisme d’État qui permet à la bourgeoisie de pénétrer au sein du prolétariat –grâce aux syndicats, aux partis de gauche et aux gauchistes– pour l’encadrer et tenter d’empêcher, précisément, toute prise de conscience, tout mouvement d’ensemble ; de même, la social-démocratie qui venait de passer dans le camp de la bourgeoisie en soutenant la guerre impérialiste est présentée ici comme une émanation du prolétariat. Mais depuis 56 ans, l’eau a coulé sous les ponts. Une telle affirmation est aujourd’hui devenue criminelle puisque cela entretient une confusion entre la classe révolutionnaire et l’ennemi de classe dissimulé sous le masque d’un faux socialisme, confusion dont le prolétariat de l’époque a eu tant de mal à se défaire et qui l’a entrainé tout d’abord dans les massacres de la Première Guerre mondiale. Les communisateurs ne s’en tiennent pas là pour autant et participent aussi à la gigantesque campagne idéologique d’État qui veut faire passer le stalinisme pour du communisme et confond Staline et Lénine. C’est la petite pierre qu’ils apportent aux efforts de la bourgeoisie pour empêcher la classe ouvrière de retrouver son identité de classe et sa perspective révolutionnaire après le recul des années 1990.
En reprenant depuis 2022 le chemin de ses luttes de résistance pour des revendications immédiates, le prolétariat a une nouvelle fois contredit les attentes des communisateurs. Ces luttes forment la base matérielle qui va permettre au prolétariat de retrouver son identité de classe, de résister au déchaînement des guerres impérialistes régionales, de développer sa conscience et de retrouver sa perspective révolutionnaire. A contrario, le prolétariat qui trotte dans la tête des communisateurs, comme hier dans celle des petits bourgeois de 1968, est imaginaire et fantasmatique, il n’a rien à voir avec le processus historique réel. Grâce à sa méthode et à ses convictions révolutionnaires, Marx avait déjà dénoncé à l’avance ces idéalistes prétentieux et leur rhétorique pompeuse : « En face d’une première explosion de la révolte des ouvriers silésiens, la seule tâche d’un cerveau pensant et épris de vérité n’était pas de juger l’événement comme un pédant, mais au contraire d’en étudier le caractère particulier. Il est vrai qu’il y faut un peu de compréhension scientifique et un peu d’amour des humains, tandis que pour l’autre opération, une phraséologie toute faite, teintée d’un vain amour-propre, suffit amplement.[38] »
Avrom Elberg
[1]. Roland Simon, dans Histoire critique de l’ultragauche, Marseille, éd. Senonevero, 2009, p. 19.
[2]. Manifeste du Parti communiste, chapitre III, Littérature socialiste et communiste, 2. Le socialisme conservateur et bourgeois.
[3]. Parmi ces quatre disciples de Staline, seuls deux, Mao et Ho Chi Minh, ont appartenu dans leur jeunesse au mouvement ouvrier avant d’être entrainé dans l’opportunisme et dans la trahison sous l’étendard du « socialisme en un seul pays ».
[4]. La Gauche communiste germano-hollandaise disparut elle aussi au travers d’une dégénérescence conseilliste qui aboutit souvent dans le gauchisme. Plusieurs groupes politiques actuels proviennent de la Gauche italienne. Ils appartiennent bien, pour la plupart, au Milieu politique prolétarien, mais ont remis en cause les principales positions acquises par la Gauche communiste d’Italie depuis sa naissance au congrès de Bologne en 1912 jusqu’à l’autodissolution de la Fraction italienne en mai 1945.
[5]. François Danel, préface à l’anthologie, Rupture dans la théorie de la révolution. Textes 1965-1975, publiée par les éditions Entremonde en 2018, p. 9.
[6]. Voir en particulier l’article contre les situationnistes paru dans Révolution internationale ancienne série n° 2 en février 1969 : « Comprendre Mai ».
[7]. Voir « Castoriadis, Munis et le problème de la rupture avec le trotskisme » dans la Revue internationale n° 161 (2e semestre 2018) et n° 162 (1er semestre 2019). Voir également "Critique des soi-disant "communisateurs" (III) - Jacques Camatte : du bordiguisme à la négation du prolétariat (1ère partie) [627]" et "Critique des soi-disant “communisateurs” (III) : Jacques Camatte : Du bordiguisme à la négation du prolétariat, 2ème partie [628]", dans la Revue internationale 171.
[8]. Jean Barrot (Gille Dauvé), Communisme et question russe, Paris, La Tête de Feuilles, 1972, p. 23.
[9]. Cité dans Rupture dans la théorie de la révolution, Op. Cit., p. 212.
[10]. Cet argument tombe piteusement à l’eau puisque la domination réelle du capital sur le travail, que Marx a explicité, est une révolution dans le procès technique du travail qui se généralise au début du XIXe siècle et que les communisateurs confondent avec l’apparition du capitalisme d’État en 1914 sous la contrainte de la guerre impérialiste. Mais l’objectif recherché est aussi de jeter un voile de confusion sur la théorie subversive de la décadence du capitalisme adoptée par l’Internationale communiste à son premier congrès.
[11]. Gilles Dauvé, De la crise à la communisation, Paris, éd. Entremonde, 2017, p. 21.
[12]. Ce fut le cas de René Riesel, leader situationniste de Mai 68, qui pendant un temps anima la Confédération paysanne avec José Bové.
[13]. Vaneigem, lui aussi leader situationniste de Mai 68, ne cache pas aujourd’hui ses liens d’amitiés avec Robert Ménard, le maire d’extrême droite de Bézier en France. Ce dernier est certainement l’inspirateur de ce morceau de bravoure : « Je ne condamne pas (et de quel droit ?) le fatras des analyses, des débats, des savantes expertises fustigeant le capitalisme. Mon indifférence ou ma réserve tiennent à un simple constat : aux critiques du vieux monde il manque une dimension essentielle, l’insurrection du cœur » Raoul Vaneigem, Du Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations à la nouvelle insurrection mondiale, Le Cherche midi, 2023, p. 13.
[14]. Au début des années 1990, il y a eu en France toute une campagne montée par des résidus de "l'ultra-gauche" autour des "révélations" du Sieur Faurisson à propos de la soi-disant non-existence des camps de la mort nazis, campagne récupérée pour une large part par l'extrême-droite. En remettant à la mode les thèses éculées de l'antisémite Faurisson, "l'ultragauche négationniste" a, déjà à l’époque et au même titre qu'un Le Pen, bien servi la propagande bourgeoise de la gauche visant à entraîner les ouvriers derrière la défense de l'État démocratique au nom du "retour du péril fasciste". Lire à ce propos notre article "Le marais de "l'ultra-gauche" au service des campagnes de la bourgeoisie [629]" dans notre brochure "Fascisme & démocratie deux expressions de la dictature du capital"
[15]. Rupture dans la théorie de la révolution, Op. Cit., p. 9.
[16]. De la crise à la communisation, Op. Cit., p. 116.
[17]. Rupture dans la théorie de la révolution, Op. Cit., p. 13.
[18]. Cité dans B. Nicolaïevski, O. Mænchen-Helfen, La vie de Karl Marx, Paris, Gallimard, 1970, p. 336.
[19]. Rupture dans la théorie de la révolution, Op. Cit., pp. 10 et 22.
[20]. Durant l’antiquité, la république romaine, confrontée à une crise interne profonde, s’était donné la possibilité de confier momentanément le pouvoir à un tyran. Selon la loi de dictatore creando, le sénat romain pouvait se déssaisir partiellement du pouvoir pour une durée ne pouvant excéder six mois.
[21]. Karl Marx, Lettre du 5 mars 1852 à Joseph Weydemeyer, dans K. Marx, F. Engels, Correspondance, tome III, Paris, Éditions sociales, 1972, p. 79.
[22]. Il s’agit d’un article de Mitchell appartenant à la série « Les problèmes de la période de transition » publié dans Bilan n° 28 (février-mars 1936) et republié dans la Revue internationale n° 128 (1er trimestre 2007).
[23]. Un prochain article de cette série abordera la question de la politique économique mise en œuvre par la dictature du prolétariat pour aboutir à la dissolution de toutes les catégories économiques du capitalisme.
[24]. Les trois dernières citations proviennent du Manifeste du Parti communiste, Chapitre II : « Prolétaires et communistes ».
[25]. K. Marx, Préface de 1867 au Capital, La Pléiade I, p. 550.
[26]. Dans Programme communiste n° 72, décembre 1976, p. 39.
[27]. De la crise à la communisation, Op. Cit., p. 125.
[28]. Voir l’article de nos camarades, « Argentine : la mystification des “piqueteros” (NCI) », dans la Revue internationale n° 119, 4e trimestre 2004.
[29]. K. Marx, Notes critiques à « Étatisme et anarchie », dans Marx/Bakounine, Socialisme autoritaire ou libertaire, Paris, éd. UGE-10/18, 1975, tome 2, p. 375.
[30]. Lénine, L’État et la Révolution, dans Œuvres 25, p. 467.
[31]. Nous laissons de côté ici un autre facteur important de la dégénérescence, le substitutionnisme, c’est-à-dire l’exercice du pouvoir par le parti, ce qui a provoqué la destruction des conseils ouvriers russes.
[32]. Critique du programme du parti ouvrier allemand, Op. Cit., p. 1429.
[33]. Friedrich Engels, Introduction à K. Marx, La Guerre civile en France, Paris, Éditions sociales, 1972, p. 301.
[34]. Voir notre livre La Gauche communiste d’Italie.
[35]. Marc Chirik, « Problèmes de la période de transition », dans la Revue internationale n° 1, avril 1975.
[36]. Friedrich Engels, Le Congrès de Sonvilier et l’Internationale, dans K. Marx, F. Engels, Le Parti de classe, Paris, Petite Collection Maspero, 1973, tome 3, p. 53.
[37]. Histoire critique de l’ultragauche, Op. Cit., p. 29.
[38]. K. Marx, Gloses critiques en marge de l’article « Le Roi de Prusse et la réforme sociale. Par un Prussien », La Pléiade III, p. 414.
Face à la gravité de la crise climatique et de ses conséquences, de plus en plus de voix s’élèvent pour incriminer la responsabilité du système capitaliste, un clair indice que la mystification selon laquelle ce serait l’Homme –l’espèce humaine en général– qui se trouverait à son origine ne suffit plus pour contrecarrer, stériliser la réflexion en cours au sein du prolétariat sur ce plan. Dans la fabrique et l’adaptation permanente de l’idéologie bourgeoise, au fourre-tout académique-universitaire nébuleux de l’Anthropocène succède désormais le brouillard du fourre-tout du Capitalocène. Particulièrement, les théories d’Andreas Malm[1] (Maitre de conférences en géographie humaine à l’université de Lund en Suède et membre de l’organisation trotskiste la Quatrième Internationale - Secrétariat unifié) y occupent une place privilégiée et sont mises en avant à grand renfort de publicité avec un large retentissement international.
Constatant qu’«aucun discours ne poussera jamais les classes dirigeantes à agir», dans son livre ‘Comment saboter un pipeline’ «Andreas Malm invite le mouvement [écologique] à dépasser le pacifisme et à recourir à l’action violente non contre les personnes mais contre les infrastructures du capitalisme fossile». Son «idée-force, résumée dans ‘L’Anthropocène contre l’histoire’ (2017) : ce n’est pas l’humanité qui est devenue une force géologique – c’est le sens du mot ‘anthropocène’ forgé par le prix Nobel de chimie néerlandais Paul Crutzen en 2002 mais l’économie et le capitalisme fossile qui sont nés en Angleterre avec la machine à vapeur de James Watt, d’où la préférence d’Andreas Malm pour le mot ‘capitalocène’. Car le Suédois cherche à concilier marxisme et environnementalisme. (…) il relie l’écologie au marxisme souvent déconsidéré dans les milieux écologistes pour son productivisme : il justifie le passage à l’action violente dans une galaxie dominée par le pacifisme ; et ne renie pas l’État comme allié dans la transition écologique au sein d’un communisme de guerre qu’il a théorisé dans ‘La Chauve-souris et le Capital’ (2020)[2]»
Tour à tour dénoncé comme «ennemi public n°1[3]» ou encensé comme un «penseur fondamental» et «l'un des plus originaux sur le sujet du changement climatique», il passe pour le «nouveau gourou des écologistes radicaux». La propagande bourgeoise n’hésite pas à l’ériger en «Lénine de l’écologie», rien de moins !
Pourtant il existe un contraste saisissant dans la façon où le « Lénine de l’écologie » est traité par la classe dominante : là où Lénine -et avec lui les révolutionnaires du passé- auxquels Malm est comparé ou auxquels ce dernier se réfère, ont été voués aux gémonies, calomniés, censurés, contraints à l’exil, poursuivis par les polices de toutes les variantes possibles des différents régimes politiques du capitalisme, démocratie bourgeoise en tête, Malm, lui, a pignon sur rue. Il jouit d’une place bien en vue à l’université, ses ouvrages sont traduits en plus d’une dizaine de langues et mis facilement à la disposition d’un large public. Pour ceux qui ne lisent pas, ils ont été relayés par une grande production hollywoodienne (mettant en scène un groupe de jeunes qui décide de faire sauter un oléoduc au Texas), « How to blow up a pipeline », largement diffusé au plan mondial. Comment expliquer cette large publicité mondiale offerte par la classe dominante à son prétendu ennemi, à celui qui prétend combattre son système ? Quelle est la raison de cette sollicitude de la part de la classe dominante pour Malm ?
La réponse à ces questions et le secret de cet enthousiasme bourgeois pour Malm, on les découvre sous la plume de Malm lui-même (dès 2009 dans son ouvrage « Fossil Capital ») résumés et condensés en quelques phrases qui pourraient presque passer inaperçues sous le monceau de ses écrits, mais qui révèlent et démasquent toute la quintessence de sa démarche : pour lui, le changement climatique «serre la vis aux marxistes comme à tous les autres. Tout argument du type "une solution - la révolution" ou, de manière moins abrégée, "les relations de propriété socialistes sont nécessaires pour lutter contre le changement climatique" est désormais indéfendable. L'expérience des deux derniers siècles indique que le socialisme est une condition épouvantablement difficile à atteindre ; toute proposition visant à le construire à l'échelle mondiale avant 2020 et à commencer ensuite à réduire les émissions serait non seulement risible, mais irresponsable. (...) Si la temporalité du changement climatique oblige les révolutionnaires à un peu de pragmatisme, elle oblige les autres à commencer à réfléchir à des mesures révolutionnaires.[4]»
La lutte pour le Communisme ne serait donc plus d’actualité, mais dépassée, rendue caduque par l’urgence climatique. Ainsi, par ce grossier tour de passe-passe, Malm ne fait que défendre et ‘théoriser’ le très vulgaire «nous sommes tous dans le même bateau», cher à l’idéologie bourgeoise et au cœur de la mystification de l’unité nationale et de la paix entre les classes ! En récusant la validité de la perspective de la révolution prolétarienne et du communisme, selon lui inappropriée et inapte à apporter une solution aux problèmes que confronte l’humanité et (y compris à la question des dévastations écologiques) dans la situation historique actuelle, Malm, genou à terre, proclame son allégeance à la classe dominante.
Son antisocialisme viscéral et déclaré donne la jauge de la validité de son ‘marxisme’ : détachées du combat pour le communisme, les références à Marx, Trotski ou Lénine ne forment dès lors plus qu’un ramassis de formules creuses où règnent amalgames et falsifications ! La bourgeoisie a eu tôt fait de déceler le parti dont elle pouvait tirer du ‘marxisme’ de Malm émasculé de sa finalité révolutionnaire ! C’est bien ce qui lui vaut la reconnaissance et toute la sollicitude de la part de la classe dominante, ainsi que la place de choix qu’elle lui réserve dans ses campagnes officielles !
Face à la menace du réchauffement climatique qu’il identifie comme la priorité politique n°1 pour l’humanité, Malm prétend, à l’aide de toute une théorie (Le Capital fossile) qui a la couleur, l’apparence du matérialisme historique et la prétention d’actualiser et faire avancer le marxisme, détenir LA solution pour s’attaquer à son ‘moteur’, qui peut être ramenée à la simple assertion suivante : pour combattre le réchauffement climatique il s’agit d’éliminer définitivement les émissions de gaz à effet de serre qui en sont responsables. Cela passe par la mesure radicale d’éradiquer le secteur des énergies fossiles de la production capitaliste et de «fermer cette activité pour de bon.[5]» Et le problème sera réglé !
Cette approche du sauvetage écologique de la planète réduit au ‘tout décarbonation’ est dénoncée par une partie du camp écologiste et du monde scientifique, (mêmes si ceux-ci ne sont pas eux-mêmes non plus en capacité d’apporter de réelles alternatives) comme une aberration, « un exemple de l’étroitesse d’esprit contemporaine, qui mène à l’erreur maintes fois relevée (…) : une sous-estimation systématique de la multiplicité des interactions caractérisant les systèmes naturels et sociaux.[6]» et la position de Malm elle-même fait l’objet de critiques : « On pourrait démanteler tous les oléoducs, toutes les mines de charbon et tous les SUV « et découvrir que nous sommes toujours condamnés à l’extinction » parce qu’il resterait encore à s’attaquer à « la dégradation des sols, la raréfaction de l’eau douce, la dysbiose des océans, la destruction des habitats, les pesticides et autres produits chimiques synthétiques », chaque problème étant « comparable, en termes d’échelle et de gravité, à l’effondrement climatique ». Nous ne sommes pas ici aux prises avec le seul capital fossile mais avec « tout le capital[7]»
En bon idéologue bourgeois en matière d’écologie, Malm incarne complètement la démarche typiquement capitaliste consistant à aborder chaque problème surgissant dans la société capitaliste séparément les uns des autres (en proposant pour chacun une prétendue ‘solution’) ainsi qu’à les traiter indépendamment de ce qui se trouve à leur racine : le système capitaliste comme un tout et sa crise historique. Une approche et une méthode bien éloignées du matérialisme historique et qui n’a rien à voir avec le marxisme.
Alors que l’humanité, le prolétariat mondial, sont confrontés à l’accélération de la décomposition du système capitaliste où les effets combinés de la crise économique, de la crise écologique/climatique et de la guerre impérialiste s’ajoutent, interagissent et démultiplient leurs conséquences en une spirale dévastatrice, et que, parmi ces différents facteurs, celui de la guerre (en tant que décision délibérée de la classe dominante) forme l’élément accélérateur déterminant d’aggravation du chaos et de la crise économique, tout cela est occulté par Malm ![8]
Nulle trace dans ses écrits de la crise économique du capitalisme ou des répercussions catastrophiques sur la société et l’environnement de l’organisation de l’ensemble de la société en vue de la préparation permanente de la guerre depuis l’entrée du système capitaliste en décadence. Alors que justement, le retour de la guerre de ‘haute intensité’ entre États forme, à elle-seule et au niveau immédiat, (et il existe bien d’autres raisons fondamentales à l’impossibilité du Capital à trouver une solution à la crise écologique) un puissant motif d’abandon des mesures de ‘transition écologique’ et de la réduction des émissions des gaz à effet de serre. En effet : « Pas de guerre sans pétrole. Sans pétrole, il est impossible de faire la guerre (…) Renoncer à la possibilité de s'approvisionner en pétrole abondant et pas trop cher revient tout simplement à se désarmer. Les technologies de transport [qui n'ont pas besoin de pétrole, hydrogène et électricité] sont totalement inadaptées aux armées. Des chars électriques à batterie posent tellement de problèmes techniques et logistiques qu'il faut les considérer comme impossibles, tout comme tout ce qui roule sur terre (véhicules blindés, artillerie, engins de génie, véhicules légers tout-terrain, camions) Le moteur à combustion interne et son carburant sont tellement efficaces et souples qu'il serait suicidaire de les remplacer.[9]»
Tout attaché à nous convaincre qu’il existe une solution à la crise climatique au sein du capitalisme Malm propose un « programme de transition écologique » en dix point : « 1°) imposer un moratoire sur toutes les nouvelles installations d’extraction de charbon, de pétrole ou de gaz naturel 2°) fermer toutes les centrales électriques alimentées par ces combustibles 3°) produire 100% de l’électricité à partir de sources non fossiles, principalement le vent et l’énergie solaire 4°) mettre fin au développement du transport aérien, maritime et terrestre ; convertir le transport terrestre et maritime à l’électricité et à l’éolien ; rationner le transport aérien pour garantir une juste distribution jusqu’à ce qu’il puisse être totalement remplacé par d’autres moyens de transport 5°) développer les réseaux de transport public à tous les niveaux, des métros aux trains à grande vitesse intercontinentaux 6°) limiter le transport de nourriture par bateau et avion et promouvoir systématiquement des approvisionnements locaux 7°) mettre fin à la destruction des forêts tropicales et lancer de grands programmes de reforestation 8°)isoler les vieux bâtiments et imposer que les nouveaux produisent leur propre énergie sans émission de dioxyde de carbone. 9°) démanteler l’industrie de la viande et diriger les besoins humains en protéines vers des sources végétales 10°) diriger l’investissement public vers le développement des technologies d’énergie renouvelable et durable les plus efficaces, et des technologies d’élimination du dioxyde de carbone.[10]»
Tout ce que Malm a le toupet de présenter comme l’équivalent du Manifeste Communiste de Marx, destiné à en prendre le relais et à lui succéder, ne se distingue absolument en rien de ce que les gouvernements occidentaux défendent (en paroles) et prétendent vouloir mettre en œuvre !
Malm ne fait que se poser ainsi en défenseur (mais attention, en défenseur ‘critique’ !) des mesures de décarbonation prises par les États occidentaux. Ainsi emboite-t-il le pas au GIEC qui, il y a déjà une décennie[11], a inauguré une nouvelle phase dans les politiques de lutte contre le réchauffement climatique en présentant le recours à la géo-ingénierie[12] comme désormais inévitable. Pour le GIEC, l’État bourgeois et les gouvernements, il s’agit désormais de s’appuyer sur la haute technologie en ‘innovant’ pour ‘compenser’ les effets catastrophiques produits par le capitalisme et ses contradictions sur la nature[13]. «Si Andreas Malm s’attèle à une critique de la géo-ingénierie, il ne la discrédite pas complètement, estimant qu’il sera difficile de faire l’économie de certains outils capables de capter le carbone[14]» (c’est-à-dire les ‘technologies à émissions négatives’ - «l’euphémisme utilisé pour désigner les techniques de géo-ingénierie de la famille de l’élimination du dioxyde de carbone sans effrayer les populations.[15]») En «attendant mieux» (et il risque d’attendre un bon moment) l’urgentiste Malm apporte son soutien aux «moyens du bord», le recours croissant aux potions magiques de l’État bourgeois et de ses docteurs Folamour pour «soigner la Planète» qui ne font qu’aggraver exponentiellement la situation au lieu de l’atténuer et générer de nouvelles calamités aux conséquences de plus en plus imprévisibles et destructrices pour le genre humain, la classe ouvrière et le support de la société, l’environnement naturel.
Selon Malm, comme ça urge au point de vue réchauffement, et qu’on ne peut plus compter sur la capacité du prolétariat à se doter de ses organes révolutionnaires pour remettre en cause l’ordre capitaliste, il faut faire avec ce qu’on a sous la main pour éteindre l’incendie. En adversaire résolu du Communisme, pour lui, ce sont l’État capitaliste, les décisions étatiques et l’action politique sur le terrain de l’État qui forment l’alpha et l’oméga de sa vision politique et bornent son horizon. Selon lui, à moins de faire preuve d’une ‘irresponsabilité aussi délirante que criminelle’, il faut reconnaître la nécessité d’ « abandonner le programme classique consistant à démolir l’État (…) – un aspect du léninisme parmi d’autres qui semblent bien mériter une nécrologie[16]» et se concentrer sur le seul outil qui reste à disposition, l’État bourgeois17]. Le "Lénine de l'écologie" rejette et abandonne l'une des contributions les plus importantes de Lénine au mouvement révolutionnaire : la restauration et la clarification de la position marxiste sur l'État. On ne peut guère aller plus loin dans la remise en cause et l’abandon du marxisme !
Tout en critiquant cet «outil bien imparfait» et comme «il y a à peu près aucune chance qu’un État capitaliste fasse quoi que ce soit (…) de sa propre initiative. Il faudrait qu’il y soit forcé, en usant de toute la panoplie des moyens de pression populaire à notre disposition, des campagnes électorales au sabotage de masse.[18]» «Car si un État pouvait prendre le contrôle des flux commerciaux, traquer les trafiquants d’animaux sauvages, nationaliser les compagnies de combustibles fossiles, organiser la capture [du CO2] dans l’air, planifier l’économie pour faire baisser les émissions d’une dizaine de pour cent par an et faire toutes les autres choses à faire, nous serions en bonne voie pour sortir de l’urgence.[19]»
Il appelle à ce «qu’une pression populaire s’exerce sur lui, [change] les rapports de force qu’il condense, contraignant les appareils à rompre l’attelage et à commencer à bouger en employant toutes les méthodes déjà rapidement évoquées.[20]» «(…) il faut des décisions et des décrets de l’État – ou autrement dit, l’État doit être arraché des mains de tous les Tillerson et Fridolin de ce monde pour qu’un programme de transition du type de celui esquissé plus haut soit mis en œuvre.21]» Il s’agit donc de «[sauter] sur la moindre occasion pour faire bouger l’État dans cette direction, rompre avec le business-as-usual aussi nettement que nécessaire et soumettre au contrôle public les secteurs de l’économie qui œuvrent à la catastrophe.22]»
Malm travestit l’impossibilité et l’incapacité complète du système capitaliste comme un tout d’apporter une solution à la question écologique, en faisant passer cette impuissance pour un problème d’inertie de l’État, pris en otage par les intérêts égoïstes des barons du secteur des énergies fossiles.
Ce qu’il propose, c’est d’utiliser à fond les mécanismes de l’État bourgeois démocratique, en les appuyant d’une bonne dose de ‘désobéissance civile’ pour la bonne cause : Malm apporte sa contribution aux tentatives de tous les États occidentaux de faire revenir les masses de plus en plus abstentionnistes vers les urnes et le bulletin de vote. Et entretient ainsi les illusions sur la démocratie bourgeoise en invitant tous ceux que l’avenir de la planète inquiète à en faire le cadre de leur action !
Et en même temps, Malm défend que pour traiter les causes de l’urgence chronique la coercition étatique est « nécessaire et urgente » et exige «une nouvelle hiérarchisation des tâches pour les appareils répressifs des États du monde entier.[23]» Afin de justifier et légitimer la nécessité de la violence et d’une répression plus actives de la part de l’État au plan écologique, il prend pour modèle et source d’inspiration les mesures drastiques de contrôle étatique et de militarisation de vastes secteurs de la société prises par l’Etat soviétique lors du Communisme de guerre dans la Russie de 1918-21 en butte aux interventions militaires impérialistes, à la guerre civile et à la famine. Sur la même lancée Malm rappelle les énormes sacrifices consentis par les ouvriers et les paysans russes pour justifier, aujourd’hui aussi, l’exigence d’«une forme de renoncement nécessaire» et l’impossibilité «d’éluder l’interdiction de la consommation d’animaux sauvages, l’arrêt de l’aviation de masse, l’abandon progressif de la viande et d’autres choses synonymes de belle vie.[24]» Un thème finalement à l’unisson des campagnes bourgeoises prônant la ‘sobriété’ sous prétexte de la défense de la planète pour imposer les attaques sur les conditions de vie de la classe exploitée, rendues indispensables par la crise économique.
Au nom de la défense de la planète, les exploités doivent agir en citoyens, se conformer aux exigences et se soumettre aux intérêts du grand orchestrateur qu’est, dans la tête de Malm, l’État dans la lutte contre le réchauffement climatique.
La valise pleine de mesures capitaliste d’État sous le bras, Malm racole en faveur de son programme clé en main pour l’État bourgeois. «L’appel à la nationalisation des compagnies de combustibles fossiles et à leur transformation en équipements de capture directe dans l’air devrait être la revendication centrale pour la transition dans les années qui viennent.[25]» «Cela commence par une nationalisation de toutes les entreprises privées qui extraient, transforment et distribuent des combustibles fossiles. La meute déchainée que constitue ExxonMobil, BP, Shell, RWE, Lundin Energy et toutes les autres devra être maitrisée et la manière la plus sûre de le faire est de ramener ces compagnies dans le giron du secteur public, soit par l’acquisition, soit par la confiscation sans compensation – qui parait plus défendable.[26]»
Ainsi, Malm se pose-t-il ouvertement en gestionnaire de l’État et du Capital et veut nous faire croire que l’État bourgeois aux mains de forces politiques déterminées peut contraindre le Capitalisme à mettre en œuvre la solution de l’abandon des énergies fossiles !
Pour créditer ‘sa solution’ Malm développe toute une vision complètement mystificatrice de la nature de l’État bourgeois au-dessus des classes, arbitre de l’intérêt général et du bien de tous, pouvant/devant agir pour le bien commun de l’ensemble de la société ; un vieux refrain de l’idéologie bourgeoise rabâché depuis des décennies tout particulièrement par les forces politiques de la gauche capitaliste (depuis les Sociaux-Démocrates, les Staliniens et à leur suite les Trotskistes).
Contrairement à ce que laisse supposer Malm, l’État n’est pas ‘neutre’, ni l’endroit où la classe exploitée pourrait exercer et faire respecter sa volonté. Au contraire ! Expression de la société divisée en classes antagoniques, l’État est l’instrument exclusif aux mains de la classe dominante pour maintenir sa domination et garantir ses intérêts de classe, il est par définition l’outil de défense de son système avec lequel elle impose la logique de son système.
L’État n’est pas plus non plus un organe de ‘rationalisation’ de ‘régulation’ des contradictions du capitalisme auxquelles il pourrait apporter une ‘solution’.
La mainmise omniprésente et croissante de l’État sur l’ensemble de la vie sociale depuis plus d’un siècle ne correspond pas à la mise en place de solutions viables aux contradictions de son système (au plan social, économique et impérialiste) exacerbées par sa décadence.
Le développement tentaculaire de l’État est au contraire l’expression des contradictions et de l’incapacité du monde bourgeois à les surmonter, de l’impasse dans laquelle il se trouve historiquement.
Dans la situation historique actuelle, après plus d’un siècle de décadence, l’accumulation des contradictions au fondement de l’existence du système capitaliste, et de leurs effets se traduit par la tendance croissante de la classe dominante à perdre le contrôle sur son système qui part en lambeaux et pourrit sur pied. Loin de représenter un frein à cette tendance, l’État s’avère lui-même de plus en plus ouvertement un vecteur de l’irrationalité destructrice qui caractérise et domine l’ensemble du système capitaliste. L’État et son action deviennent eux-mêmes un facteur d’aggravation de plus en plus avéré de la crise historique du système capitaliste dans la phase terminale de son existence, celle de sa décomposition.
Il n’y a donc rien à attendre de la possibilité d’agir sur le terrain de l’État et toute illusion à ce sujet doit être fermement rejetée.
C’est dans ce cadre que Malm nous invite pourtant à distinguer parmi les différentes parties qui forment l’appareil d’État certaines d’entre elles qui seraient plus recommandables que d’autres et qu’il fait du pied à la gauche du capital (un classique pour les trotskistes !) présentée (de façon critique !) comme des alliés progressistes[28] : «Cela ne veut pas dire que les formations sociale-démocrates n’ont pas un rôle à jouer. Au contraire elles sont peut-être notre meilleur espoir, comme on a pu le voir au cours de ces dernières années. Rien n’aurait été meilleur pour la planète qu’une victoire de Jeremy Corbin au Royaume-Uni en 2019 et de Bernie Sanders aux États-Unis en 2020. S’ils avaient pu se retrouver aux commandes des deux bastions traditionnels du capitalisme, il y aurait eu de réelles occasions de s’appuyer sur la crise actuelle et celles qui sont sur le feu pour rompre avec le business-as-usual.[29]» Sans commentaires ! Là encore une tromperie de plus véhiculée par Malm pour embrouiller la conscience ouvrière sur la véritable nature de ces partis bourgeois et rabattre population et ouvriers sur les partis socialistes ou sociaux-démocrates (qui ont maintes fois prouvés leur nature anti-ouvrière). Encore un mensonge destiné à masquer qu’à notre époque tous les partis bourgeois sont également réactionnaires, et qu’il n’y a pas plus à attendre de l’un que de l’autre !
Sur les questions de l’État comme de ses forces de gauche, il faut au moins reconnaître à Malm ‘le mérite’ de la clarté : il dévoile sans far la logique de fond commune à l’ensemble du courant trotskiste : la défense du capitalisme d’État !
Les constructions politiques de Malm sont une partie intégrante des campagnes idéologiques de la classe dominante au service direct de ses intérêts. Elles ont pour but de leur fournir l’emballage radical prétendument anticapitaliste dont elles ont besoin pour stériliser le début de réflexion sur la responsabilité du capitalisme dans le désastre écologique et la détourner sur le terrain de l’État et la démocratie bourgeoise ! De ce fait Malm mérite bien sa décoration de ‘l’Ordre de Lénine’ de l’Ecologie :
Dans la prochaine partie de cet article, nous aborderons pourquoi les questions sociale et écologique ne peuvent être résolues qu’en même temps et que seul le prolétariat est le détenteur de la solution.
Scott
[1] Depuis les années 1990, Andreas Malm «s'engage de manière durable dans le combat contre la colonisation de la Palestine contre l'islamophobie en Europe et contre "l'impérialisme américain" (…) Il écrit pour le journal d'un syndicat suédois, Arbetaren, de 2002 à 2009. À partir de 2010, il écrit dans le journal Internationalen, l'hebdomadaire du parti trotskyste, Parti socialiste suédois qui fait partie de la Quatrième Internationale - Secrétariat unifié, et dont il est membre. Il participe au magazine de gauche radicale américaine Jacobin. Il est une des personnes qui, depuis le début, participent en Suède à l'International Solidarity Movement. Il participe à des groupes de désobéissance civile contre le changement climatique.» (Wikipédia)
[2] Le Monde, 21 avril 2023
[3]Malm a été cité comme la principale inspiration des ‘Soulèvements de la Terre’ «prônant l’action directe et justifiant les actions extrêmes allant jusqu’à la confrontation avec les forces de l’ordre», dans le décret de tentative de dissolution de ce mouvement par l’État français.
[4] Andreas Malm, Fossil Capital, The Rise of Steam Power and the Roots of Global Warming, Edition Verso, 2016, p. 383
[5] Andreas Malm, La Chauve-souris et le Capital, Editions La Fabrique, 2020, p.158
[6] Hélène Torjman, La croissance verte contre la nature, Editions la Découverte, 2021, p247
[7] Socialalter n°59 «Sabotage : on se soulève et on casse ?» (août-septembre 2023) Dans cet entretien Malm présente les critiques que lui adresse le journaliste du Guardian George Monbiot.
[8] Face à l’actuelle guerre impérialiste au Moyen-Orient et sur la question clé de l’internationalisme, Malm signe son appartenance au camp du capitalisme, en choisissant la défense d’un camp bourgeois (en faveur de l’impérialisme palestinien) contre un autre : «Au cours d'une conférence a l'université de Stockholm en décembre 2023, Andreas Malm loue les massacres et atrocités commis par le Hamas lors de l'attaque du Hamas contre Israël le 7 octobre 2023.» (Wikipédia) Malm «voit derrière cette attaque "la résistance palestinienne", clame même que c’est «fondamentalement un acte de libération» (…) et a fait savoir qu’il se réjouissait des ripostes du Hamas. «Je consomme ces vidéos comme une drogue. Je les injecte dans mes veines. Je les partage avec mes camarades les plus proches», a-t-il indiqué. (Journal du Dimanche, 10.04.2024) Ce soutien abject aux atrocités du Hamas montre à quel point il est non seulement étranger aux intérêts du prolétariat mais l’ennemi de celui-ci
[9] Conflits n°42
[10] Andreas Malm, L’anthropocène contre l’histoire, Editions La Fabrique, 2017, p.203
[11] Dans son cinquième rapport en 2014.
[12] La géo-ingénierie est l'ensemble des techniques qui visent à manipuler et modifier le climat et l'environnement de la Terre.
[13] Le recours tous azimuts aux nouvelles technologies est vu comme une impasse dangereuse et inquiétante par les scientifiques les plus lucides : « (…) Ce modèle procède de la même vision et des mêmes structures socio-économiques mises en place à la fin du XVIII°S, celles d’un capitalisme industriel dominé par une quête frénétique de ressources et de rendement, où le progrès technique est le moyen de ces fins. Ce mode de production nous a menés là où nous sommes. Il est donc vain d’en attendre des solutions à la destruction de la nature qui est en cours. Au contraire (…) l’instrumentalisation de la vie et des processus vivants ne fait que s’approfondir, se sophistiquer et s’étendre à de nouveaux domaines aidée en cela par la puissance des outils de sciences et techniques dans une dynamique perverse et contre-productive. L’agriculture industrielle pollue l’air, les sols et l’eau, détruit la paysannerie et les écosystèmes et n’a plus pour vocation de nourrir les êtres humains mais de fabriquer de l’essence et des produits chimiques. Que fait-on ? On accélère, en mettant tout en œuvre pour accroître encore la productivité et le rendement des cultures par des manipulations génétiques des plantes (…) L’extraction et l’usage des énergies fossiles émettent des gaz à effet de serre : on fabrique des agrocarburants qui, in fine, en émettent encore plus.(…) L’urgence climatique est telle qu’on imagine des procédés visant à ‘capturer et stocker le carbone’ : non seulement ces procédés sont extrêmement énergétivores, donc à l’origine de grosses émissions de CO2, mais ils fragilisent la croûte terrestre, ce qui est une manière étrange de sauver la planète. Bref la recherche de l’efficacité se retourne contre elle-même.» (Hélène Torjman, La croissance verte contre la nature, Editions la Découverte, 2021, pp.98-99)
[14] Le Monde, 21 avril 2023
[15] Hélène Torjman, La croissance verte contre la nature, Editions la Découverte, 2021, p.97
[16] Andreas Malm, La Chauve-souris et le Capital, Editions La Fabrique, 2020, p.173
[17] «Mais quel État ? Nous venons d’affirmer que l’État capitaliste est incapable par nature de prendre ces mesures. Et pourtant il n’y a pas d’autres formes d’État disponible. Aucun État ouvrier fondé sur des soviets ne naitra miraculeusement en une nuit. Aucun double pouvoir des organes démocratiques du prolétariat ne semble près de se matérialiser de sitôt, ni un jour. Attendre une autre forme d’État serait aussi délirant que criminel et il nous faudra donc tous faire avec le lugubre État bourgeois, attelé comme toujours aux circuits du capital.» Andreas Malm, La Chauve-souris et le Capital, Editions La Fabrique, 2020, p.173
[18] Andreas Malm, La Chauve-souris et le Capital, Editions La Fabrique, 2020, p.166
[19] Andreas Malm, La Chauve-souris et le Capital, Editions La Fabrique, 2020, p.192
[20] Andreas Malm, La Chauve-souris et le Capital, Editions La Fabrique, 2020, p.172
[21] Andreas Malm, L’anthropocène contre l’histoire, Editions La Fabrique, 2017, p. 210
[22] Andreas Malm, La Chauve-souris et le Capital, Editions La Fabrique, 2020, p.172
[23] Andreas Malm, La Chauve-souris et le Capital, Editions La Fabrique, 2020, p.153-154
[24] Andreas Malm, La Chauve-souris et le Capital, Editions La Fabrique, 2020, p.188
[25] Andreas Malm, La Chauve-souris et le Capital, Editions La Fabrique, 2020, p. 163
[26] Andreas Malm, La Chauve-souris et le Capital, Editions La Fabrique, 2020, p.158
[27] Andreas Malm, La Chauve-souris et le Capital, Editions La Fabrique, 2020, p. 163
[28] Partis de gauche, avec lesquels Malm collabore directement comme par ex. en France l'Institut La Boétie, le think tank de La France Insoumise. Une preuve de plus son appartenance au camp bourgeois !
[29] Andreas Malm, La Chauve-souris et le Capital, Editions La Fabrique, 2020, p. 137
Depuis le 7 octobre 2023, la barbarie de la guerre au Moyen-Orient a atteint des niveaux sans précédent. Avant cette date, il y a eu de nombreuses attaques de terroristes nationalistes contre la population d'Israël, mais rien n'est comparable à la férocité et à l'ampleur des atrocités perpétrées par le Hamas le 7 octobre. Et si les forces armées israéliennes ont par le passé mené de nombreuses représailles brutales contre la population de Gaza, rien n'est comparable à la destruction systématique des maisons, des hôpitaux, des écoles et d'autres infrastructures vitales dans tout Gaza, et au nombre effroyable de morts et de blessés résultant de la campagne de vengeance d'Israël pour le 7 octobre - une campagne qui prend de plus en plus ouvertement la forme d'un nettoyage ethnique de toute la région, un projet désormais ouvertement soutenu par l'administration Trump aux États-Unis. Et non seulement le conflit entre Israël et le Hamas s'est étendu à la décimation du Hezbollah au Liban, aux attaques contre les Houthis au Yémen et aux opérations militaires contre l'Iran lui-même, mais la région est également secouée par des conflits parallèles qui ne semblent pas moins insolubles : entre les Turcs et les Kurdes en Syrie, par exemple, ou entre l'Arabie saoudite et l'Iran et ses agents houthis pour le contrôle du Yémen. Le Moyen-Orient, l'un des principaux berceaux de la civilisation, est devenu le signe avant-coureur de sa destruction future.
Dans l'article Plus d'un siècle de conflit en Israël/Palestine [660] paru dans la Revue internationale 172, nous avons présenté un aperçu historique du conflit «Israël-Palestine» dans le contexte plus large des luttes impérialistes pour le contrôle du Moyen-Orient. Dans les deux articles qui suivent, nous nous concentrerons sur les justifications idéologiques utilisées par les camps impérialistes en guerre pour justifier cette «spirale d'atrocités». Ainsi, l'État d'Israël ne cesse de faire appel à la mémoire des précédentes vagues de persécutions antijuives, et surtout de l'Holocauste nazi, afin de présenter la colonisation sioniste de la Palestine comme un mouvement légitime de libération nationale, et surtout de justifier ses offensives meurtrières comme n'étant rien d'autre que la défense du peuple juif contre un futur Holocauste. Pendant ce temps, le nationalisme palestinien et ses partisans de gauche présentent le massacre du 7 octobre de civils israéliens et autres comme un acte légitime de résistance contre des décennies d'oppression et de déplacement qui remontent à la fondation de l'État israélien. Et dans son slogan «De la rivière à la mer, la Palestine sera libre», le nationalisme palestinien offre une image sinistre de la revendication de la droite sioniste pour l'établissement d'un grand Israël : dans l'utopie sombre envisagée par le premier slogan, la terre sera libre de Juifs, tandis que le projet d'un Grand Israël doit être réalisé par le déplacement massif des populations arabes de Gaza et de Cisjordanie.
Ces idéologies ne sont pas de simples reflets passifs des besoins «matériels» de la guerre : elles servent activement à mobiliser les populations de la région, et du monde entier, derrière les différents camps belligérants. Leur analyse et leur démystification sont donc une tâche nécessaire pour ceux qui élèvent le drapeau de l'opposition internationaliste à toutes les guerres impérialistes. Et nous avons l'intention de produire d'autres contributions qui exposent les racines d'autres idéologies qui jouent un rôle similaire dans la région, telles que l'islamisme et le nationalisme kurde.
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La révolution bourgeoise contre le féodalisme en Europe à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle a généralement pris la forme de luttes pour l'unification nationale ou l'indépendance contre les petits royaumes et les grands empires dominés par des monarchies et des aristocraties en déclin. La revendication d'autodétermination nationale (par exemple pour la Pologne contre l'empire tsariste) pouvait ainsi contenir un élément clairement progressiste qui était fortement soutenu par Marx et Engels, par exemple dans le Manifeste communiste. Non pas parce qu'ils considéraient cette revendication comme la concrétisation d'un «droit» abstrait de tous les groupes nationaux ou ethniques, mais parce qu'elle pouvait accélérer les changements politiques nécessaires au développement des rapports de production bourgeois à une époque où le capitalisme n'avait pas encore accompli sa mission historique. Cependant, à la suite de la Commune de Paris de 1871, premier exemple de prise du pouvoir par le prolétariat, Marx avait déjà commencé à se demander s'il pouvait y avoir d'autres guerres véritablement nationales, du moins dans les centres du système capitaliste mondial. En effet, les classes dirigeantes de Prusse et de France avaient montré que, face à la révolution prolétarienne, les bourgeoisies nationales étaient prêtes à mettre de côté leurs différences afin d'étouffer le danger émanant de la classe exploitée, et utilisaient ainsi la «défense de la nation» comme prétexte pour écraser le prolétariat. Au moment de la Première Guerre mondiale, qui marqua l'entrée du capitalisme dans son époque de déclin, Rosa Luxemburg, écrivant dans la Junius Pamphlet, avait conclu que les luttes de libération nationale avaient complètement perdu tout contenu progressiste, empêtrées qu'elles étaient dans les machinations des puissances impérialistes concurrentes. Non seulement cela, mais les petites nations étaient elles-mêmes devenues impérialistes, et la nation «opprimée» d'hier était devenue l'oppresseur de nations encore plus petites, les soumettant aux mêmes politiques de pillage, d'expulsion et de massacre qu'elles avaient elles-mêmes connues. L'histoire du sionisme a entièrement confirmé l'analyse de Rosa Luxemburg. Il était devenu un mouvement national important en réponse au «retour» de l'antisémitisme dans la dernière partie du XIXe siècle ; et donc, pas moins que cette nouvelle vague d'antisémitisme, il était essentiellement le produit d'une société capitaliste qui approchait déjà de sa décadence. Comme nous le montrerons dans les articles qui suivent, il a démontré à maintes reprises qu'il s'agissait d'un «faux Messie»[1], qui, comme tous les nationalismes, a non seulement toujours joué un rôle dans des jeux impérialistes plus larges, mais a systématiquement instrumentalisé l'oppression et le massacre horribles des populations juives en Europe et au Moyen-Orient pour justifier l'expulsion et le massacre de la population «autochtone» de Palestine.
Mais le rejet par Luxemburg de toutes les formes de nationalisme est également confirmé par l'histoire des diverses expressions de l'«antisionisme». Qu'elle arbore le drapeau vert du djihadisme ou le drapeau rouge de l'aile gauche du capitalisme, cette idéologie prétendument «anti-impérialiste» est tout aussi réactionnaire que le sionisme lui-même, servant à entraîner ses adeptes sur les fronts de guerre du capital, derrière d'autres puissances impérialistes qui n'ont aucune solution au terrible sort de la population palestinienne. Nous y reviendrons dans la deuxième partie de l'article.
L'Arbeiter-Zeitung, n° 19, 9 mai 1890, a publié la lettre suivante d'Engels, écrite à l'origine à un membre du Parti social-démocrate allemand, Isidor Ehrenfreund. Elle s'inscrivait dans le cadre d'une prise de conscience plus générale par l'aile marxiste du mouvement ouvrier de la nécessité de lutter contre la montée de l'antisémitisme, qui avait un impact sur la classe ouvrière, et même sur une partie de son avant-garde politique, les partis sociaux-démocrates[2].
«Mais je vous demanderais de réfléchir au fait que votre antisémitisme pourrait faire plus de mal que de bien. Car l'antisémitisme est le signe d'une culture retardée, c'est pourquoi on ne le trouve qu'en Prusse et en Autriche, et en Russie aussi. Quiconque s'adonne à l'antisémitisme, que ce soit en Angleterre ou en Amérique, serait tout simplement ridiculisé, tandis qu'à Paris, la seule impression créée par les écrits de M. Drumont - bien plus spirituels que ceux des antisémites allemands - était celle d'un feu de paille quelque peu inefficace.
D'ailleurs, maintenant qu'il se présente au Conseil municipal, il a dû se déclarer opposé au capital chrétien, et pas seulement au capital juif. Et M. Drumont serait élu même s'il adoptait le point de vue opposé.
En Prusse, c'est la petite noblesse, les junkers, qui ont un revenu de 10 000 marks et des dépenses de 20 000, et qui sont donc soumis à l'usure, qui se livrent à l'antisémitisme, tandis qu'en Prusse comme en Autriche, ceux que la concurrence du grand capital a ruinés, la petite bourgeoisie, les artisans qualifiés et les petits commerçants, forment un chœur bruyant. Mais dans la mesure où le capital, qu'il soit sémite ou aryen, circoncis ou baptisé, détruit ces classes de la société qui sont réactionnaires de bout en bout, il ne fait que ce qui relève de sa fonction, et il le fait bien ; il contribue à faire avancer les Prussiens et les Autrichiens retardataires jusqu'à ce qu'ils atteignent finalement le niveau actuel où toutes les anciennes distinctions sociales se résolvent en une seule grande antithèse : capitalistes et salariés. Ce n'est que dans les endroits où cela ne s'est pas encore produit, où il n'y a pas de classe capitaliste forte et donc pas de classe forte de salariés, où le capital n'est pas encore assez fort pour prendre le contrôle de la production nationale dans son ensemble, de sorte que ses activités se limitent principalement à la Bourse -en d'autres termes, où la production est encore entre les mains des agriculteurs, des propriétaires terriens, des artisans et des classes similaires survivant du Moyen Âge- là, et là seulement, le capital est principalement juif, et là seulement l'antisémitisme sévit.
En Amérique du Nord, on ne trouve pas un seul juif parmi les millionnaires dont la richesse peut, dans certains cas, à peine être exprimée en termes de nos maigres marks, florins ou francs et, en comparaison de ces Américains, les Rothschild sont de véritables mendiants. Et même en Angleterre, Rothschild est un homme aux moyens modestes comparé, par exemple, au duc de Westminster. Même dans notre propre Rhénanie, d'où nous avons chassé l'aristocratie il y a 95 ans avec l'aide des Français et où nous avons établi l'industrie moderne, on chercherait en vain des Juifs.
Ainsi, l'antisémitisme n'est que la réaction de couches sociales médiévales en déclin contre une société moderne composée essentiellement de capitalistes et de salariés, de sorte qu'il ne sert qu'à des fins réactionnaires sous un manteau prétendument socialiste ; c'est une forme dégénérée de socialisme féodal et nous ne pouvons rien avoir à faire avec cela. Le simple fait qu'il existe dans une région est la preuve qu'il n'y a pas encore assez de capital là-bas. Le capital et le travail salarié sont aujourd'hui indissociables. Plus le capital et donc la classe salariée deviendront forts, plus la domination capitaliste sera proche de sa fin. Ce que je souhaite donc pour nous, Allemands, parmi lesquels je compte aussi les Viennois, c'est que l'économie capitaliste se développe à un rythme effréné plutôt que de décliner lentement jusqu'à la stagnation.
De plus, l'antisémite présente les faits sous un jour totalement faux. Il ne connaît même pas les Juifs qu'il dénonce, sinon il saurait que, grâce à l'antisémitisme en Europe de l'Est et à l'Inquisition espagnole en Turquie, il y a ici en Angleterre et en Amérique des milliers et des milliers de prolétaires juifs ; et ce sont précisément ces travailleurs juifs qui sont les plus exploités et les plus pauvres. En Angleterre, au cours des douze derniers mois, nous avons connu trois grèves de travailleurs juifs. Sommes-nous donc censés nous livrer à l'antisémitisme dans notre lutte contre le capital ?
De plus, nous sommes bien trop redevables aux Juifs. Mis à part Heine et Börne, Marx était un Juif pur-sang ; Lassalle était Juif. Beaucoup de nos meilleurs éléments sont Juifs. Mon ami Victor Adler, qui expie actuellement dans une prison viennoise son dévouement à la cause du prolétariat, Eduard Bernstein, rédacteur en chef du Sozialdemokrat de Londres, Paul Singer, l'un de nos meilleurs hommes au Reichstag – des gens que je suis fier d'appeler mes amis, et tous sont Juifs ! Après tout, j'ai moi-même été qualifié de juif par le Gartenlaube et, en effet, si j'avais le choix, je préfèrerais être juif que «Herr von» !
Ce n'était pas la première fois que le mouvement ouvrier, et surtout ses franges petites-bourgeoises, était infecté par ce qu'August Bebel a un jour appelé «le socialisme des imbéciles» - essentiellement, la déviation d'un anticapitalisme embryonnaire vers la désignation des Juifs comme boucs émissaires, et en particulier de la «finance juive», considérée comme la source unique des misères engendrées par la société capitaliste. L'antisémitisme de Proudhon était virulent et manifeste[3], et celui de Bakounine n'était pas loin derrière. Et en effet, même Marx et Engels eux-mêmes n'étaient pas entièrement immunisés contre la maladie. L'essai de Marx Sur la question juive, publié en 1843, était explicitement rédigé en faveur de l'émancipation politique des Juifs en Allemagne, contre les sophismes de Bruno Bauer, tout en soulignant les limites d'une émancipation purement politique dans les limites de la société bourgeoise[4]. Et pourtant, en même temps, l'essai contenait quelques concessions à des motifs antisémites qui ont été utilisés par les ennemis du marxisme depuis lors ; et la correspondance privée de Marx et Engels, en particulier sur le sujet de Ferdinand Lassalle, contient un certain nombre de «blagues» sur sa judéité (et même ses traits «négroïdes») qui ne peuvent - au mieux - qu'inspirer un sentiment de gêne. Et dans certains de ses premiers écrits publics, Engels semble plus ou moins inconscient de certaines des insultes antisémites contenues dans les publications auxquelles il collaborait activement[5]. Nous aborderons certaines des questions soulevées par ces «cicatrices» dans un prochain article.
Cependant, au moment où Engels écrivit la lettre à Ehrenfreund, sa compréhension de toute la question avait connu une évolution fondamentale. Plusieurs facteurs expliquent cette évolution, dont certains sont reflétés dans la lettre.
Tout d'abord, Engels avait traversé une série de batailles politiques, à l'époque de la Première Internationale et après, dans lesquelles les opposants au courant marxiste n'avaient pas hésité à utiliser des attaques antisémites contre Marx lui-même - Bakounine en particulier, qui situait «l'autoritarisme» de Marx dans le fait qu'il était à la fois juif et allemand[6]. Et en Allemagne, Eugène Dühring, dont le prétendu «système alternatif» au cadre théorique marxiste a suscité la célèbre polémique d'Engels L'Anti-Dühring, a exprimé une profonde haine des Juifs, qui, dans des écrits ultérieurs, a anticipé les nazis en appelant à leur extermination littérale[7]. Ainsi, Engels a pu voir que le «socialisme des imbéciles» était plus qu'un produit de la stupidité ou d'une erreur théorique – c'était une arme contre le courant révolutionnaire qu'il cherchait à développer. Il termine donc la lettre par une expression claire de solidarité contre les attaques racistes publiées dans la presse antisémite contre les nombreux révolutionnaires d'origine juive.
En même temps, comme Engels l'explique dans la lettre, la fin du XIXe siècle avait vu l'émergence d'un prolétariat juif dans les villes d'Europe occidentale «grâce à l'antisémitisme en Europe de l'Est». En d'autres termes, l'appauvrissement croissant des Juifs dans l'Empire russe et le recours croissant aux pogroms par un régime tsariste en décomposition avaient poussé des centaines de milliers de Juifs à chercher refuge en Europe occidentale et aux États-Unis, la majorité d'entre eux arrivant avec pour seuls biens les vêtements qu'ils portaient et n'ayant d'autre choix que de rejoindre les rangs du prolétariat, en particulier dans l'industrie textile. Cet afflux, comme le «flot» actuel de réfugiés d'Afrique et du Moyen-Orient vers l'Europe occidentale, ou d'Amérique latine vers les États-Unis, a été un élément clé de la montée des partis racistes, mais Engels n'a pas hésité un instant à soutenir les luttes de ces prolétaires immigrés qui, comme le disait la lettre, avaient montré leur esprit combatif dans une série de grèves (et nous pourrions ajouter, par un niveau de politisation assez élevé). En effet, Engels, en association avec la fille de Marx, Eleanor, avait acquis une expérience directe des mouvements de grève des travailleurs juifs dans l'East End de Londres. Il était donc parfaitement évident que les révolutionnaires ne pouvaient en aucun cas «s'engager dans l'antisémitisme dans notre lutte contre le capital».
La principale faiblesse de la lettre est l'idée que l'antisémitisme était essentiellement lié à la persistance des relations féodales et que le développement ultérieur du capitalisme en sapait les fondements, voire le rendait risible.
Il est vrai que l'antisémitisme était profondément enraciné dans les formations sociales pré-capitalistes. Il remontait au moins à la Grèce et à la Rome antiques, alimenté par la tendance persistante de la population d'Israël à se rebeller contre les diktats politiques et religieux des empires grec et romain. Et il a joué un rôle encore plus important dans le féodalisme. L'idéologie centrale de l'Europe féodale, le christianisme catholique, était basée sur la stigmatisation des Juifs comme les meurtriers du Christ, un peuple maudit qui ne cesse de comploter pour attirer le malheur sur les chrétiens, que ce soit en empoisonnant les puits, en répandant la peste ou en sacrifiant des enfants chrétiens dans leurs rituels de Pâque. Le développement du mythe de la conspiration juive mondiale, qui a pris son essor après la publication des faux Protocoles des Sages de Sion par l'Okhrana au début du XXe siècle, trouve sans aucun doute ses racines dans ces sombres mythologies médiévales.
De plus, sur le plan matériel, cette haine persistante des Juifs doit être comprise en lien avec le rôle économique imposé aux Juifs dans le système féodal, surtout en tant qu'usuriers - une pratique formellement interdite aux chrétiens. Si ce rôle en faisait des auxiliaires utiles aux monarques féodaux (qui se présentaient souvent comme les «protecteurs des Juifs»), il les exposait aussi à des massacres périodiques qui permettaient d'effacer les dettes royales ou aristocratiques, et finalement à l'expulsion de nombreux pays d'Europe occidentale, car l'émergence lente du capitalisme produisait une élite financière «indigène» qui devait éliminer la concurrence des finances juives[8].
Il est également vrai que le principal public de l'antisémitisme était constitué des vestiges des classes condamnées par l'avancée du capital : l'aristocratie en déclin, la petite bourgeoisie, etc. C'étaient en grande partie les couches sociales auxquelles s'adressait la nouvelle génération de démagogues antisémites : Dühring et Marr en Allemagne (ce dernier étant crédité de l'invention du terme «antisémitisme» comme insigne à porter avec fierté), Drumont en France, Karl Lueger qui devint maire de Vienne en 1897, etc. Et enfin, Engels avait raison de souligner que l'avancée de la révolution bourgeoise en Europe avait, au début du siècle, entraîné une certaine avancée dans l'«émancipation» politique des Juifs. Mais l'opinion d'Engels selon laquelle «l'économie capitaliste devrait se développer à un rythme effréné» et ainsi reléguer aux oubliettes de l'histoire tous les vestiges féodaux en décomposition, et avec eux toutes les formes de «socialisme féodal» telles que l'antisémitisme, sous-estimait le degré auquel le capital se précipitait vers sa propre période de déclin. En effet, cela est déjà évoqué dans la lettre, où Engels dit que plus le capitalisme se renforcera, plus «proche sera la fin de la domination capitaliste». Et dans d'autres écrits, Engels avait développé les idées les plus profondes sur la forme que prendrait cette fin :
- au niveau économique, la conquête même du globe et la volonté d'intégrer toutes ses régions pré-capitalistes dans l'orbite des relations sociales capitalistes ouvriraient les vannes de la surproduction mondiale, et cette perspective se dessinait déjà à la fin du cycle décennal de «boom et récession» et au début de la «longue dépression» des années 1880. Il convient d'ajouter que l'impact de la dépression a également contribué à la montée de l'agitation antisémite en Europe, qui s'est souvent concentrée sur le fait de blâmer les «rois juifs de l'argent» pour les maux économiques qui devenaient alors apparents.[9]
- Au niveau militaire, Engels était bien conscient que cette conquête du globe, la chasse aux colonies, ne serait pas un processus pacifique, et dans l'une de ses prédictions les plus remarquables, il prévoyait que la concurrence inter-impérialiste conduirait finalement à une guerre européenne dévastatrice[10]. L'impérialisme a également fourni une forme plus «moderne» de racisme, utilisant un darwinisme déformé pour justifier la domination de la «race blanche» sur les «races inférieures», parmi lesquelles les Juifs étaient considérés comme une force particulièrement malveillante.
Au niveau de l'organisation du capital, Engels pouvait déjà voir que l'État assumait un rôle central dans la gestion des économies nationales, une tendance qui devait atteindre son plein épanouissement dans la période de déclin capitaliste[11].
Ainsi, loin de reléguer l'antisémitisme aux oubliettes de l'histoire, le développement ultérieur du capitalisme mondial, sa course accélérée vers une ère de crise historique, allait donner un nouveau souffle au racisme et à la persécution anti-juifs, surtout à la suite de la défaite des révolutions prolétariennes de 1917-1923.
Ainsi,
- Lors de la révolution de 1905 en Russie – déjà annonciatrice de l'époque prochaine de la révolution prolétarienne – le pogrom fut adopté par le régime tsariste comme méthode directe pour écraser la révolution et créer des divisions au sein de la classe ouvrière. Cette stratégie contre-révolutionnaire fut utilisée à une échelle encore plus grande par les armées blanches en Russie comme arme contre la révolution. D'où l'opposition intransigeante de Lénine et des bolcheviks à toute forme d'antisémitisme, poison de la lutte ouvrière. En Allemagne, la défaite de la Première Guerre mondiale a été expliquée par la légende du «coup de poignard dans le dos» par une cabale de marxistes et de juifs, donnant une impulsion majeure à la croissance des groupes et partis fascistes, surtout le Parti national-socialiste des travailleurs d'Hitler. Il va sans dire que ces bandes étaient étroitement liées aux formations militaires qui, à la demande du gouvernement social-démocrate, avaient réprimé brutalement les révoltes ouvrières à Berlin, Munich et ailleurs. Dans d'autres pays européens au cours des années 1920, comme la Pologne et la Hongrie, la défaite de la révolution a été consolidée par une législation antisémite qui préfigurait ce qui allait se produire en Allemagne sous les nazis.
La crise économique mondiale des années 1930, résultat de contradictions capitalistes impersonnelles rarement visibles et difficiles à comprendre, a également été exploitée à fond par les partis fascistes et nazis pour offrir une explication «plus simple», avec un bouc émissaire facilement identifiable : le riche financier juif, allié au bolchevik sanguinaire dans une sinistre conspiration contre la civilisation aryenne.
Sous le feu de ces événements horribles, un jeune membre du mouvement trotskiste, Avram Leon, qui tentait en Belgique occupée par les nazis de développer quelques idées de Marx pour comprendre historiquement la question juive[12], devait conclure qu'il s'agissait d'une question que le capitalisme décadent serait totalement incapable de résoudre. Cela n'était pas moins vrai des régimes dits «socialistes» en URSS et dans son bloc. Sous le règne de Staline, les campagnes antisémites ont souvent été utilisées pour régler des comptes au sein de la bureaucratie et fournir un bouc émissaire pour les misères du système stalinien. Le «complot des médecins» de 1953 est particulièrement tristement célèbre, avec ses échos de la vieille histoire des Juifs comme empoisonneurs secrets. Pendant ce temps, la version stalinienne de «l'autodétermination juive» a pris la forme de la «région autonome» de Birobidjan en Sibérie, que Trotsky a qualifiée à juste titre de «farce bureaucratique». Ces persécutions, souvent menées sous la bannière de «l'antisionisme», se sont poursuivies dans la période post-stalinienne, conduisant à une émigration massive des Juifs russes vers Israël.
Si la recrudescence de l'antisémitisme «moderne» et la réinvention de mythologies totalement réactionnaires héritées du féodalisme étaient un signe de la sénilité du capitalisme, il en va de même du sionisme moderne, qui a émergé dans les années 1890 en réaction directe à la vague antijuive.
Comme nous l'avons souligné dans l'introduction de cet article, le sionisme est le produit d'un développement plus général du nationalisme au XIXe siècle, reflet idéologique de la montée de la bourgeoisie et de son remplacement de la fragmentation féodale par des États-nations plus unifiés. L'unification de l'Italie et l'émancipation de l'hégémonie autrichienne ont été l'une des réalisations héroïques de cette période qui a eu un impact certain sur les premiers théoriciens du sionisme (Moses Hess par exemple - voir ci-dessous). Mais les Juifs ne se conformaient pas aux principales tendances du nationalisme bourgeois, car ils ne disposaient ni d'un territoire unifié ni même d'une langue commune. C'est l'un des facteurs qui a empêché le sionisme de séduire les masses jusqu'à ce qu'il soit porté par la montée de l'antisémitisme à la fin du XIXe siècle.
L'idéologie sioniste s'est également inspirée des «particularités» de longue date des populations juives, dont l'existence séparée était structurée à la fois par le rôle économique spécifique joué par les Juifs dans l'économie féodale, mais aussi par de puissants facteurs politiques et idéologiques : d'une part, la ghettoïsation des Juifs imposée par l'État et leur exclusion des domaines clés de la société féodale ; d'autre part, la propre vision d'eux-mêmes en tant que «peuple élu», qui ne pouvait être une «lumière pour les nations» qu'en restant distinct d'elles, au moins jusqu'à la venue du Messie et du Royaume de Dieu sur Terre ; ces idées étaient bien sûr encadrées par la mythologie de l'exil et du retour promis à Sion qui imprègne le contexte biblique de l'histoire juive.
Pendant des siècles, cependant, alors que de nombreux juifs orthodoxes de la «diaspora» effectuaient des pèlerinages individuels en terre d'Israël, l'enseignement principal des rabbins était que la reconstruction du Temple et la formation d'un État juif ne pourraient être accomplies que par la venue du Messie. Certaines sectes juives orthodoxes, telles que Neturei Karta, adhèrent encore aujourd'hui à ces idées et sont farouchement antisionistes, même celles qui vivent en Israël.
Le développement de la laïcité au cours du XIXe siècle a permis à une forme non religieuse du «retour» de gagner l'adhésion des populations juives. Mais le résultat dominant du déclin du judaïsme orthodoxe et de son remplacement par des idéologies plus «modernes» telles que le libéralisme et le rationalisme a été que les Juifs des pays capitalistes avancés ont perdu leurs caractéristiques uniques et se sont assimilés à la société bourgeoise. Certains marxistes, notamment Kautsky[13], ont même vu dans le processus d'assimilation la possibilité de résoudre le problème de l'antisémitisme dans les limites du capitalisme[14]. Cependant, la résurgence de l'antisémitisme dans la dernière partie du siècle allait remettre en question ces hypothèses et, en même temps, donner une impulsion décisive à la capacité du sionisme politique moderne à offrir une autre alternative à la persécution des Juifs et à la réalisation des aspirations nationales de la bourgeoisie juive.
Le titre de «père fondateur» de ce type de sionisme est généralement attribué à Theodor Herzl, qui a convoqué le premier congrès sioniste en 1897. Mais il y avait eu des précurseurs. En 1882, Leon Pinsker, un médecin juif vivant à Odessa dans l'Empire russe, avait publié L'Auto-émancipation. Un avertissement adressé à ses frères. Par un juif russe, prônant l'émigration juive en Palestine. Pinsker avait été un assimilationniste jusqu'à ce que sa croyance en la possibilité pour les Juifs de trouver sécurité et dignité dans la société «gentille» soit brisée par le témoignage d'un pogrom brutal à Odessa en 1881.
L'évolution de Moses Hess est peut-être plus curieuse. Au début des années 1840, il était un camarade de Marx et Engels et a joué un rôle important dans leur transition de la démocratie radicale au communisme et dans leur reconnaissance du caractère révolutionnaire du prolétariat. Mais au moment de la rédaction du Manifeste communiste, leurs chemins s'étaient séparés et Marx et Engels classaient Hess parmi les socialistes «allemands» ou «véritables». Il est certain que dans les années 1860, Hess avait pris une direction très différente. Encore une fois, probablement influencé par les premiers signes de réaction antisémite contre l'émancipation formelle des Juifs en Allemagne, Hess se tourna de plus en plus vers l'idée que les conflits nationaux et même raciaux n'étaient pas moins importants que la lutte des classes en tant que déterminants sociaux, et dans son livre Rome et Jérusalem, la dernière question nationale (1862), il prônait une forme précoce de sionisme qui rêvait d'établir une communauté socialiste juive en Palestine. Il est significatif que Hess ait déjà compris qu'un tel projet aurait besoin du soutien de l'une des grandes puissances mondiales, et pour lui cette tâche incomberait à la France républicaine.
Comme Pinsker, Herzl était un juif plus ou moins assimilé, un avocat autrichien qui avait été le témoin direct de la nouvelle vague de judéophobie et de l'élection de Karl Lueger à la mairie de Vienne. Mais c'est probablement l'affaire Dreyfus en France qui eut le plus grand impact sur Herzl, le convainquant qu'il ne pouvait y avoir de solution à la persécution des juifs tant qu'ils n'auraient pas leur propre État. En 1894, la France républicaine, où la révolution avait accordé des droits civils aux Juifs, fut le théâtre d'un procès truqué pour trahison d'un officier juif, Alfred Dreyfus, qui fut condamné à la prison à vie et banni dans la colonie pénitentiaire de l'île du Diable en Guyane française, où il passa les cinq années suivantes dans des conditions très difficiles. Les preuves ultérieures du fait que Dreyfus avait été victime d'un coup monté ont été supprimées par l'armée, et l'affaire a provoqué une profonde division au sein de la société française, opposant la droite catholique, l'armée et les partisans de Drumont aux dreyfusards, dont les figures de proue étaient Émile Zola et Georges Clemenceau. Finalement (mais pas avant 1906), Dreyfus fut disculpé, mais les divisions au sein de la bourgeoisie française ne disparurent pas, refaisant surface avec la montée du fascisme dans les années 1930 et dans la «Révolution nationale» pétainiste après la capitulation de la France face à l'Allemagne nazie en 1941.
Le sionisme de Herzl était entièrement laïque, même s'il s'inspirait des anciens motifs bibliques de l'exil et du retour à la Terre promise, qui, comme la majorité des sionistes le reconnaissaient, avaient beaucoup plus de pouvoir idéologique que d'autres «patries» potentielles en discussion à l'époque (Ouganda, Amérique du Sud, Australie, etc.).
Surtout, Herzl comprit la nécessité de vendre son utopie aux riches et aux puissants de l'époque. Ainsi, il alla quémander non seulement auprès de la bourgeoisie juive, dont certains membres avaient déjà financé l'émigration juive vers la Palestine et ailleurs, mais aussi auprès de dirigeants tels que le sultan ottoman et le kaiser allemand ; en 1903, il eut même une audience avec le ministre de l'Intérieur russe Plehve, connu pour son antisémitisme, qui avait participé à la provocation de l'horrible pogrom de Kichinev la même année. Plehve a dit à Herzl que les sionistes pouvaient agir librement en Russie tant qu'ils s'en tenaient à encourager les Juifs à partir pour la Palestine. Après tout, le ministre du tsar Pobedonostsev [661] n'avait-il pas déclaré que l'objectif de son gouvernement à l'égard des Juifs était que «un tiers s'éteigne, un tiers quitte le pays et un tiers se dissolve complètement dans la population environnante» ? Et voilà que les sionistes proposaient de mettre en œuvre la clause «quitter le pays»... Cette communauté d'intérêts entre le sionisme et les formes les plus extrêmes de l'antisémitisme s'est donc inscrite dans le mouvement dès sa création et se répétera tout au long de son histoire. Et Herzl était catégorique dans sa conviction que lutter contre l'antisémitisme était une perte de temps, notamment parce qu'à un certain niveau, il considérait que les antisémites avaient raison de voir les Juifs comme un corps étranger au milieu d'eux[15].
«À Paris, j'ai donc acquis une attitude plus libre envers l'antisémitisme, que je commence maintenant à comprendre historiquement et à tolérer. Par-dessus tout, je reconnais le vide et la futilité des efforts pour «combattre l'antisémitisme». Journal, vol. 1, p. 6, mai-juin 1895.
Ainsi, dès le début :
Dès le début, le projet sioniste a nécessité le soutien des puissances impérialistes dominantes, comme cela deviendra encore plus clair en 1917 lorsque la Grande-Bretagne publiera la Déclaration Balfour. C'était une préfiguration de ce qui allait devenir la réalité de tous les mouvements nationaux à l'époque de la décadence du capitalisme : ils ne pouvaient progresser qu'en s'attachant à l'une ou l'autre des puissances impérialistes qui dominent la planète à cette époque.
La quête de soutien des puissances impérialistes était tout à fait logique dans la mesure où le sionisme est né à une époque où l'impérialisme était encore très engagé dans l'acquisition de nouvelles colonies dans les régions périphériques du globe, et qu'il se considérait comme une tentative de créer une colonie dans une zone déclarée soit inhabitée (le slogan «une terre sans peuple pour un peuple sans terre» d'origine douteuse) ou habitées par des tribus arriérées qui ne pouvaient que bénéficier d'une nouvelle mission civilisatrice de la part d'une population occidentale plus avancée[16]. Herzl lui-même a écrit une sorte de roman utopique intitulé Alt-Neuland, dans lequel les propriétaires terriens palestiniens vendent une partie de leurs terres aux Juifs, investissent dans des machines agricoles modernes et améliorent ainsi le niveau de vie des paysans palestiniens. Problème résolu !
Le sionisme politique de Herzl était clairement un phénomène bourgeois, l'expression d'un nationalisme à l'époque où le capitalisme approchait de son déclin et où le caractère progressiste des mouvements nationaux touchait à sa fin. Et pourtant, en particulier en Russie, d'autres formes de séparatisme juif pénétraient le mouvement ouvrier à la même époque, sous la forme du Bund d'une part, et du «sionisme socialiste» d'autre part. C'était une conséquence de la ségrégation matérielle et idéologique de la classe ouvrière juive sous le tsarisme.
«La structure de la classe ouvrière juive correspondait à une faible composition organique du capital à l'intérieur de la zone de peuplement, ce qui impliquait une concentration dans les étapes finales de la production. Les spécificités culturelles du prolétariat juif, liées en premier lieu à sa religion et à sa langue, ont été renforcées par la séparation structurelle du prolétariat russe. La concentration des travailleurs juifs dans une sorte de ghetto socio-économique a été à l'origine matérielle de la naissance d'un mouvement ouvrier juif spécifique»[17].
Le Bund - Bund général du travail juif en Russie et en Pologne - a été fondé en 1897 en tant que parti explicitement socialiste et a joué un rôle important dans le développement du Parti ouvrier social-démocrate russe, dont il se considérait comme une partie. Il rejetait l'idéologie religieuse et sioniste et défendait une forme «d'autonomie culturelle nationale» pour les masses juives en Russie et en Pologne, dans le cadre d'un programme socialiste plus large. Il visait également à être le seul représentant des travailleurs juifs en Russie, et c'est cet aspect de sa politique qui fut le plus sévèrement critiqué par Lénine, car il impliquait une vision fédéraliste, une sorte de «parti dans le parti» qui saperait l'effort de construction d'une organisation révolutionnaire centralisée à travers l'Empire[18]. Cette divergence a conduit à une scission lors du deuxième congrès du POSDR en 1903, bien que cela n'ait pas mis fin à la coopération et même aux tentatives de réunification dans les années qui ont suivi. Les ouvriers du Bund ont souvent été en première ligne de la révolution de 1905 en Russie. Mais la capacité des ouvriers juifs et non juifs à s'unir dans les soviets et à lutter côte à côte – y compris pour la défense des quartiers juifs contre les pogroms – indiquait déjà au-delà de toute forme de séparatisme la future unification de l'ensemble du prolétariat, tant dans ses organisations générales unitaires que dans son avant-garde politique.
En ce qui concerne le «sionisme socialiste», nous avons déjà mentionné les vues de Moses Hess. En Russie, il y avait le groupe autour de Nachman Syrkin, le Parti socialiste ouvrier sioniste, dont les positions étaient proches de celles des socialistes-révolutionnaires. Syrkin fut l'un des premiers défenseurs des colonies collectives - les kibboutzim - en Palestine. Mais c'est le groupe Poale Zion (Travailleurs de Sion) autour de Ber Borochov qui a tenté de justifier le sionisme en utilisant des concepts théoriques marxistes. Selon Borochov, la question juive ne pourrait être résolue que lorsque les populations juives du monde auraient une structure de classe «normale», mettant fin à la «pyramide inversée» dans laquelle les couches intermédiaires ont un poids prépondérant ; et cela ne pourrait être réalisé que par la «conquête du travail» en Palestine. Ce projet devait se concrétiser par l'idée d'un «travail juif uniquement» dans les nouvelles colonies agricoles et industrielles qui, contrairement à d'autres formes de colonialisme, ne seraient pas directement fondées sur l'exploitation de la main-d'œuvre indigène. Ainsi, à terme, un prolétariat juif affronterait une bourgeoisie juive et serait prêt à passer à la révolution socialiste en Palestine. Il s'agissait en substance d'une forme de menchevisme, une «théorie des étapes» selon laquelle chaque nation devait d'abord passer par une phase bourgeoise afin de créer les conditions d'une révolution prolétarienne - alors qu'en réalité le monde approchait rapidement d'une nouvelle époque dans laquelle la seule révolution à l'ordre du jour de l'histoire était la révolution prolétarienne mondiale, même si de nombreuses régions n'étaient pas encore entrées dans la phase de développement bourgeoise. De plus, la politique du «travail uniquement pour les Juifs» devint, en réalité, le tremplin d'une nouvelle forme de colonialisme dans laquelle la population autochtone devait être progressivement expropriée et expulsée. Et en fait, lorsque Borochov s'intéressait à la population arabe de Palestine, il affichait la même attitude colonialiste que les sionistes traditionnels. «Les indigènes de Palestine s'assimileront économiquement et culturellement à quiconque mettra de l'ordre dans le pays et entreprendra le développement des forces de production de la Palestine»[19].
Le borochovisme était donc une impasse totale, ce qui s'est traduit par le sort final de Poale Zion. Bien que son aile gauche ait démontré son caractère prolétarien en 1914-1920, en s'opposant à la guerre impérialiste et en soutenant la révolution ouvrière en Russie, et même en demandant, sans succès, à rejoindre le Komintern dans ses premières années, la réalité de la vie en Palestine a conduit à des divisions irréconciliables, la majorité de la gauche rompant avec le sionisme et formant le Parti communiste palestinien en 1923[20]. La droite (dont faisait partie le futur Premier ministre d'Israël David Ben Gourion) s'orienta vers la social-démocratie et joua un rôle de premier plan dans la gestion du proto-État du Yishuv et de l'État d'Israël après 1948.
Au début des années 70, le borochovisme, ayant plus ou moins disparu, connaît une sorte de renaissance, en tant qu'instrument de la propagande de l'État israélien. Face à une nouvelle génération de jeunes juifs occidentaux critiques envers la politique d'Israël, surtout après la guerre de 1967 et l'occupation de la Cisjordanie et de Gaza, les partis sionistes de gauche qui avaient leurs origines ancestrales dans Poale Zion ont mis leurs énergies à gagner ces jeunes juifs séduits par l'antisionisme de la «Nouvelle Gauche», avec comme appât l'assurance que l'on peut être marxiste et sioniste en même temps, et que le sionisme était un mouvement de libération nationale aussi valable que les mouvements de libération vietnamiens ou palestiniens.
Dans cette partie de l'article, nous avons soutenu tout le contraire : que le sionisme, né à une époque où la «libération nationale» devenait de plus en plus impossible, ne pouvait éviter de s'attacher aux puissances impérialistes dominantes de l'époque. Dans la deuxième partie, nous montrerons non seulement que toute son histoire a été marquée par cette réalité, mais aussi qu'il a inévitablement engendré ses propres projets impérialistes. Mais nous montrerons aussi, contrairement à l'aile gauche du capital qui présente le sionisme comme une sorte de mal unique, que ce fut le sort de tous les projets nationalistes à l'époque de la décadence capitaliste, et que les nationalismes antisionistes qu'il a également engendrés n'ont pas fait exception à cette règle générale.
Amos, février 2025
[1] Zionism, False Messiah est le titre d'un livre de Nathan Weinstock publié pour la première fois en 1969. Il contient une histoire très détaillée du sionisme et démontre amplement la réalité du titre. Mais il est également écrit à partir d'un point de vue trotskiste qui fournit un argument sophistiqué en faveur des luttes nationales «anti-impérialistes». Nous y reviendrons dans le deuxième article. Ironiquement, Weinstock a renoncé à ses opinions antérieures et se décrit désormais comme sioniste, comme le souligne avec joie le Jewish Chronicle : [662] Meet the Trotskyist anti-Zionist who saw the errors of his ways, Jewish Chronicle, 4 décembre 2014 [662]
[2] Dans son livre The Socialist Response to Anti-Semitism in Imperial Germany (Cambridge 2007), Lars Fischer fournit de nombreuses preuves démontrant que même les dirigeants les plus compétents du Parti social-démocrate allemand, dont Bebel, Kautsky, Liebknecht et Mehring, ont fait preuve d'un certain niveau de confusion sur cette question. Il est intéressant de noter qu'il distingue Rosa Luxemburg pour avoir maintenu la position la plus claire et la plus intransigeante sur la montée de la haine des Juifs et son rôle anti-prolétarien.
[3] Par exemple : «Nous devons exiger l'expulsion [des Juifs] de France, à l'exception de ceux qui sont mariés à des Françaises ; la religion doit être proscrite car le Juif est l'ennemi de l'humanité, il faut renvoyer cette race en Asie ou l'exterminer. Heine, (Alexandre) Weill et d'autres ne sont que des espions ; Rothschild, (Adolph) Crémieux, Marx, (Achille) Fould sont des êtres malfaisants, imprévisibles, envieux, qui nous haïssent». Dreyfus, François-Georges. 1981. «Antisemitismus in der Dritten Franzö Republik». Dans Bernd Marin et Ernst Schulin, éd., Die Juden als Minderh der Geschichte. Munich : DTV
[4] Voir 160 ans après la publication de La question juive [663], Revue internationale 114
[5] Voir par exemple Mario Kessler, «Engels' position on anti-Semitism in the context of contemporary socialist discussions», Science & Society, vol. 62, n° 1, printemps 1998, 127-144, pour quelques exemples, ainsi que certaines déclarations discutables d'Engels lui-même sur les Juifs dans ses écrits sur la question nationale.
[6] Par exemple, dans «Aux frères de l'Alliance en Espagne», 1872. Voir également Traduction de la partie antisémite de la «Lettre aux camarades de la Fédération jurassienne» de Bakounine [664]
[7] Voir Kessler, op. cit.
[8] Cela n'exclut pas qu'ensuite, notamment à la suite de «l'émancipation» politique des Juifs européens résultant de la révolution bourgeoise, une véritable bourgeoisie juive se soit constituée en Europe, notamment dans le domaine de la finance. Les Rothschild en sont l'exemple le plus évident.
[9] Voir notre article Décadence du capitalisme (VI) : La théorie du déclin du capitalisme et la lutte contre le révisionnisme [665]. L'implication de certains banquiers juifs dans le krach boursier qui précipita la dépression alimenta cette démagogie.
[10] ibid
[11] In Socialism, Utopian and Scientific
[12] Avram Leon : The Jewish Question - A Marxist Interpretation (1946). [666]. Voir aussi 160 ans après la publication de La question juive [663], Revue internationale 114
[13] Voir en particulier «Les Juifs sont-ils une race [667]»,
[14] Dans les années 1930, Trotsky a accordé une interview dans laquelle il déclarait : «Durant ma jeunesse, j'étais plutôt enclin à penser que les Juifs des différents pays seraient assimilés et que la question juive disparaîtrait ainsi de manière quasi automatique. L'évolution historique du dernier quart de siècle n'a pas confirmé cette perspective. Le capitalisme en décomposition a partout basculé dans un nationalisme exacerbé, dont l'antisémitisme fait partie. La question juive a pris la plus grande importance dans le pays capitaliste le plus développé d'Europe, l'Allemagne» (Sur la question juive [668]). Compte tenu de son cadre politique plus général, Trotsky en a conclu que seul le socialisme pouvait offrir une véritable «autodétermination nationale» aux Juifs (et aux Arabes d'ailleurs)
[15] Cette vision est encore plus explicite dans une déclaration du sioniste politique allemand Jacob Klatzkin, qui a écrit que «si nous n'admettons pas le bien-fondé de l'antisémitisme, nous nions le bien-fondé de notre propre nationalisme. Si notre propre peuple mérite et souhaite vivre sa propre vie nationale, alors il est un corps étranger inséré dans les nations parmi lesquelles il vit, un corps étranger qui insiste sur sa propre identité distinctive... Il est donc juste qu'il se batte contre nous pour son intégrité nationale» (cité dans Lenni Brenner, Zionism in the Age of the Dictators: A Reappraisal, Londres 1983).
[16] Il y avait quelques exceptions à cette attitude paternaliste au sein du mouvement sioniste. Asher Ginsberg, plus connu sous son nom de plume Ahad Ha'am, était en fait très critique de cette attitude «colonisatrice» envers les habitants locaux, et plutôt qu'un État juif, il proposait une sorte de réseau de communautés locales à la fois juives et arabes. En somme, une sorte d'utopie anarchiste.
[17] Enzo Traverso, Les marxistes et la question juive, Histoire d'un débat, 1843-1943, édition française 1996, p. 106.
[18] Voir en particulier Lénine, «La position du Bund dans le Parti», Iskra 51, 22 octobre 1903, disponible sur Marxist Internet Archive. Voir également Histoire du mouvement ouvrier. 1903-1904 : la naissance du bolchevisme [23], Revue internationale 116.
[19] Borochov, «Sur la question de Sion et du territoire, 1905», cité dans The Other Israel, The Radical Case against Zionism, édité par Arie Bober, 1972.
[20] Cela s'est produit après un processus complexe de division et de réunification, essentiellement autour de l'attitude envers le sionisme et le nationalisme arabe, et devait être suivi par d'autres scissions autour des mêmes questions par la suite. Il convient de noter ici que l'adoption de la position du Komintern sur la question nationale - rejet du sionisme en faveur du soutien au nationalisme arabe naissant - ne signifiait pas un mouvement vers un véritable internationalisme. Comme nous le racontons dans notre article sur notre camarade Marc Chirik (MARC : De la révolution d'octobre 1917 à la deuxième guerre mondiale [116], Revue internationale 65) : Marc, dont la famille avait fui en Palestine pour échapper aux pogroms fomentés contre la révolution prolétarienne en Russie, a contribué, à l'âge de 12 ans, à la création de la section jeunesse du PC en Palestine, mais a rapidement été exclu pour son opposition au nationalisme sous toutes ses formes...
Après le Sénégal et l’Afrique du Sud, nous traitons, dans une nouvelle série, de l’histoire du mouvement ouvrier en Égypte. Cette nouvelle contribution poursuit le même but principal que les précédentes : fournir des éléments attestant la réalité bien vivante de l’histoire du mouvement ouvrier africain à travers ses combats contre la bourgeoisie (voir Contribution à une histoire du mouvement ouvrier en Afrique [707], Revue internationale, N° 145, 2e trimestre 2011)
Avec les débuts du développement du capitalisme en Égypte, le prolétariat manifeste sa présence dans les premières concentrations industrielles du pays. Comme le souligne l'auteur Jacques Couland :
« On sait que l’Égypte est un des premiers (de la région) à s’orienter dans le capitalisme. Tel est du moins l’appréciation générale portée sur l’expérience de Muhammad Ali dans la première partie du XIX siècle. Il y aurait donc eu décalage entre la précocité des premières tentatives de créer de nouveaux rapports de production et l’accès à des formes d’organisation significatives d’une prise de conscience des nouveaux rapports sociaux qui en découlent. Certains auteurs font en effet remonter l’apparition de la classe ouvrière égyptienne aux monopoles industriels d’État créés par Muhammad Ali. Arsenaux, chantiers navals, filatures et tissages auront regroupé en effet une trentaine de milliers de travailleurs dans une Égypte dont la population est estimée alors à moins de trois millions d’habitants. (…) Des estimations souvent contradictoires, retenons la plus propre qui marque la fin d’une étape. On estime la main-d’œuvre urbaine employée à 728.000 unités, soit 32% de la population urbaine (2.300.000 habitants) ; s’y ajoutent, à la campagne, 334.000 emplois non agricoles. Industrie, artisanat et construction occupent 212.000 travailleurs urbains (soit 29% des emplois urbains) et 23.000 à la campagne. Selon une autre estimation, la concentration la plus importante est celle des chemins de fer avec une vingtaine de milliers de travailleurs dont le quart d’étrangers ».[1]
Le processus ayant conduit à l’émergence, puis au développement, des forces productives en Égypte dans la deuxième moitié du 19e siècle a vu la classe ouvrière constituer jusqu’à un tiers de la population urbaine, notamment comme conséquence du transfert d’une partie de la production du coton des États-Unis vers l’Égypte, alors que la guerre civile perturbait l’économie américaine. Il semble que la formation d’une partie de la classe ouvrière dans ce pays remonte aux monopoles industriels d’État sous l’ancien régime semi-féodal de Muhammad Ali.
La main d’œuvre ouvrière, nombreuse dans la construction (ports, chemins de fer, quais,) et dans la fabrication de tabac compte en son sein une proportion importante d’étrangers européens recrutée directement par le patronat industriel européen. C’est ce que confirmera par la suite la chronologie des affrontements de classes entre la bourgeoisie et la classe ouvrière où une minorité d’ouvriers d’origine européenne, anarchistes ou socialistes, a pu jouer un rôle important dans la politisation et le développement de la conscience au sein de la classe ouvrière en Égypte.
Elle résulte l’extension du capitalisme, comme l’indique la citation suivante :
« Présenter un tableau de l’histoire du radicalisme dans l’Égypte du début du XXe siècle impose de ne pas se limiter aux réseaux arabes ou s’exprimer uniquement en arabe. Le Caire et Alexandrie étaient des villes cosmopolites, multiethniques et multilingues, et le socialisme et l’anarchisme ont trouvé beaucoup de sympathisants parmi les communautés méditerranéennes immigrées. Un des groupes les plus actifs était un réseau d’anarchistes composé surtout (mais non exclusivement) de travailleurs et d’intellectuels italiens, dont le « QG » était Alexandrie, mais qui avait des contacts et des membres au Caire et ailleurs »[2].
En Égypte il y avait aussi d’autres courants du mouvement ouvrier non anarchistes :
« Pour mémoire on note depuis le début du siècle des groupes socialistes arméniens, italiens, grecs, isolés cependant, avec l’apparition de tendances bolchevistes en leur sein vers 1905. On sait que c’est en 1913 que Salamah Musa publie un opuscule intitulé « Al-Ishtirakiya » (Le Socialisme), qui s’apparente, malgré des hésitations théoriques, au fabianisme. Mais le marxisme a atteint aussi ces rivages. Les recherches ont permis de retrouver un article anonyme de lecteur paru en 1890 dans « Al-Mu’ayyid » sous le titre « L’Économie politique » et qui dénote d’une bonne connaissance des travaux de Marx. Mais si ce jalon ne mérite d’être indiqué qu’à titre de curiosité, il n’en est pas de même du livre d’un jeune instituteur de Mansurah, Mustafa Hasanayni : « Tarikh al-Madhahib al-Ishtiraktyah » (Histoire des principes socialistes), retrouvé en 1965 et dont la date de parution est aussi de 1913 ; la documentation y est plus ample et plus précise (tableaux de l’influence des différents partis socialistes) ; l’assimilation du marxisme plus évidente tel que cela ressort du programme à long terme proposé pour l’Égypte ».
Ainsi, à côté des courants anarchistes, existaient d’autres courants ou individus de la gauche marxiste dont certains étaient influencés par le parti bolchevik. On peut penser que nombre d’entre eux purent se trouver à la tête de ceux qui décidèrent de quitter le PSE (Parti socialiste égyptien) pour former le PCE (Parti communiste égyptien) et adhérer à la IIIe Internationale en 1922. Ainsi, en Égypte, les conditions étaient réunies pour la participation du prolétariat égyptien à la vague de luttes révolutionnaires des années 1917-23.
C'est dans un tel contexte que des ouvriers, égyptiens et immigrés d’origine européenne, participèrent activement aux premiers mouvements de lutte sous l’ère du capitalisme industriel en Égypte dominé par les Européens.
La première expression de lutte revendicative se situe dans un contexte où les conditions de travail de la classe ouvrière en émergence, particulièrement pénibles, sont propices au développement de la combativité.
Les salaires étant très bas et les heures de travail pouvant aller jusqu’à 17 heures par jour. Ce sont les dockers qui, les premiers, montrent l’exemple en partant fréquemment en grève entre 1882 et 1900 pour des augmentations de salaire et l’amélioration de leurs conditions de vie, suivis progressivement par les ouvriers d’autres branches si bien que, de fait, les grèves furent permanentes durant les 15 années qui ont précédé la Première Guerre mondiale. Au-delà des salaires et des conditions de travail, les ouvriers luttaient pour des réformes en leur faveur, notamment la possibilité de se doter d’associations ou de syndicats pour se défendre.
En 1911, les cheminots du Caire ont pu, entre autres avantages, créer leur propre syndicat « l’Association des ouvriers des dépôts de chemins de fer du Caire ». Par sa lutte, le prolétariat égyptien put arracher des réelles réformes. Entre 1882 et 1914 il a dû faire l’apprentissage de la lutte de classe face à la dureté des conditions de travail et de vie imposées par les capitalistes européens détenant les moyens de production en Égypte et aussi responsables du recrutement de la main-d’œuvre, de l’organisation du travail dans les entreprises. Cela se traduisit par une pratique de ségrégation entre ouvriers égyptiens et européens en accordant des « avantages » aux seconds et non aux premiers, choix stratégique et délibéré du patronat pour diviser les luttes. C’est ainsi que les premiers mouvements de grève (en 1882 et en 1896) furent déclenchés par les ouvriers égyptiens. Par ailleurs, en 1899 et en 1900 les ouvriers italiens partirent eux aussi seuls en grève (sans les égyptiens). Cependant très vite le prolétariat en Égypte, conscient d’être exploité, a manifesté sa combativité et, à certains moments, sa solidarité entre ouvriers de toutes nationalité, notamment lors de la fameuse grève des ouvriers des usines de fabrication de cigarettes, mêlant égyptiens et européens d’origine.
La première expression de lutte ouverte de la classe ouvrière s’est produite, la même année (1882) que l’occupation de l’Égypte par l’impérialisme anglais. Certains historiens ont voulu y voir l’expression d’une résistance au colonialisme anglais, autrement dit une forme de défense de la « nation égyptienne » comme un tout, réunissant classes exploiteuses et classes exploitées, la classe ouvrière s’alliant avec sa « bourgeoisie progressiste » (égyptienne) contre le colonialisme et les forces réactionnaires en vue de la création d’une nouvelle nation. L’histoire a montré les limites d’une telle théorie avec l’entrée définitive du capitalisme en décadence. En fait, la poursuite des mouvements de grève a largement montré que la classe ouvrière cherchait avant tout à se défendre contre les attaques des capitalistes détenteurs des moyens de production, quelle qu’en soit la nationalité. Néanmoins, comme l’ont illustré les luttes suivantes, le prolétariat égyptien n’a pas pu empêcher la pénétration en son sein d’idéologies nationalistes, notamment suite à la fondation en 1907 du parti « Watani » (national) égyptien affichant clairement sa détermination de s’appuyer sur le mouvement ouvrier pour renforcer son influence.
Toujours est-il que, c’est au cours de ce combat que la classe ouvrière égyptienne a pu développer son identité propre, celle d’une classe associée entre producteurs exploités, originaires ou non d’un même pays, de cultures différentes, comportant des italiens, des grecs, etc. En fait la trajectoire de la classe ouvrière en Égypte n’est pas différente, dans le fond, de celle d’autres fractions du prolétariat mondial, contraintes de vendre leur force de travail pour vivre et d’entrer en lutte collectivement contre la classe exploiteuse.
L’éclatement de la guerre vint bouleverser les relations au sein de la classe dominante, en l’occurrence l’impérialisme britannique et les fractions de la bourgeoisie égyptienne. En effet, en tant que puissance coloniale, la Grande Bretagne décida d’instaurer un protectorat en Égypte fin 1914, imposant ainsi son autorité et ses options impérialistes aux fractions de la bourgeoisie nationale égyptienne. C’est ainsi qu’elle décida de mettre sous son strict contrôle les partis et autres organisations sociales (syndicats), notamment le Parti « Watani » très présent en milieu ouvrier qui fut particulièrement ciblé par la répression et finalement dissout et ses principaux représentants emprisonnés. Ce parti nationaliste avait été créé en 1907 dans la foulée des importants mouvements de grève précédant le déclenchement de la Première Guerre mondiale où le prolétariat égyptien luttait ardemment contre les cadences de production imposées par les entreprises et plus particulièrement celles détenues par des patrons européens.
Ce parti, avec un autre courant nationaliste Wafd (« délégation ») a joué un rôle central dans le détournement des luttes prolétariennes vers des revendications et perspectives nationalistes, et dans l’encadrement syndical des ouvriers. En d’autres termes ce parti parvint ainsi à désorienter bon nombre d’ouvriers inexpérimentés, n’ayant qu’une faible conscience de classe. Et pour mieux attirer à lui les ouvriers plus ou moins influencés par les idées socialisantes, le leader de ce parti n’hésita pas à se réclamer des idées « travaillistes » se rapprochant ainsi de la droite de la Deuxième Internationale.
L’instauration de l’état de guerre avec son lot de mesures répressives avait pour but d’empêcher ou réprimer les luttes. Le prolétariat égyptien, comme les autres de par le monde, avait été paralysé, dispersé. Malgré cela, certains secteurs ouvriers manifestèrent leur mécontentement en pleine guerre, notamment les travailleurs des manufactures de cigarettes d’Alexandrie qui se mirent en grève entre août et octobre 1917, et ceux du Caire en 1918. Mais bien sûr sans succès au vu du contexte particulièrement répressif. Cependant, dès la fin de la guerre, les luttes purent reprendre de plus belle. En effet, entre décembre 1918 et mars 1919, eurent lieu de nombreux mouvements de grève dans les chemins de fer, les entreprises de cigarette, les imprimeries, etc. Ces grèves ont été organisées en marge du Parti Watani.
Mais malgré leur volonté d’autonomie, les ouvriers se heurtèrent à la fois à la répression de la puissance coloniale et au travail de sape des partis nationalistes (Watani et Wafd) très influents au sein de la classe ouvrière dont ils se disputaient le contrôle. De fait la classe ouvrière était contrainte, d’un côté, de lutter pour la défense de ses propres intérêts contre l’impérialisme britannique dominant toute la société, et de l’autre côté ne put éviter de « s’allier » avec les mêmes nationalistes, eux-mêmes victimes de la répression de la puissance coloniale. C’est ce qu’illustre la citation suivante:
« L’annonce de l’arrestation (le 8 mars) de la délégation (Wafd) constituée pour négocier avec les Britanniques fait l’objet d’une généralisation des grèves ouvrières et de leur participation avec les autres couches de la société aux grandes manifestations qui marquent les trois dernières semaines de mars. La grève des transports, relayée par l’action de sabotage des paysans, aura été d’une contribution importante pour entraver les déplacements des troupes anglaises. Pendant les mois qui suivent, le mouvement revendicatif et la constitution de syndicats se poursuivent. Le mouvement doit à sa force un premier succès, la constitution le 18 août 1919 d’une Commission de conciliation et d’arbitrage qui va favoriser de premiers contrats collectifs de travail, mais qui tend à nouveau à rendre nécessaire le recours aux avocats-conseillers. La préoccupation du Parti Watani (à l’influence déclinante) est de faire en sorte que les interventions ouvrières, à travers le Syndicat des industries manuelles, se limitent aux revendications nationales, l’installation de coopératives d’achats étant de nature selon lui à atténuer bien des difficultés. Mais le Wafd, qui s’affirme comme force politique, a mesuré l’importance des syndicats et s’efforce de les contrôler : « Ils sont une arme puissante à ne pas négliger », par leur capacité rapide de mobilisation à l’appel du mouvement national ». (…) Mais si ces concurrences doivent être notées ici, ce qui l’emporte à l’époque ce sont les tendances favorables à l’organisation des travailleurs sur des bases autonomes. Le centre de ce mouvement est à Alexandrie, à l’initiative d’une direction mixte de socialistes étrangers et égyptiens (arabes ou naturalisés comme Rosenthal) ayant perçu l’écho de la Révolution d’octobre 1917. » (J. Couland, Ibid.) Comme on peut le voir par la suite.
La révolution de 1917 a eu incontestablement un écho au sein du mouvement ouvrier en Égypte notamment auprès des éléments politisés les plus conscients qui entrèrent dans un processus de rapprochement avec l’Internationale communiste. Et cela dans un contexte de grèves à répétition dans les entreprises et de luttes pour le contrôle des syndicats, opposant les fractions véritablement prolétariennes aux partis nationalistes égyptiens à savoir Watani et Wafd.
« Autour d’une fédération constituée au départ par les syndicats de cigarettes, des tailleurs et de l’imprimerie dès 1920, et non sans quelques reculs, se constitue finalement en février 1921 une Confédération générale du travail (CGT) groupant 3000 membres. (Puis à la même année) la fondation du Parti socialiste égyptien (PSE). La CGT s’affirme comme membre de l’Internationale syndicale rouge, tandis que le PSE lui-même décide d’adhérer à l’Internationale communiste en juillet 1922 et se transforme en Parti communiste égyptien (PCE) en janvier 1923. La scission d’un groupe d’intellectuels, dont Salamah Mussa, qui contestent cette évolution, n’entame pas le caractère nationalement égyptien du PCE dont les membres sont estimés à 1500 en 1924. » (J. Couland, Ibid.)
La transformation du PSE en PCE et l’adhésion de la CGT à l’Internationale syndicale rouge ont été des éléments de clarification et de décantation au sein du mouvement ouvrier égyptien. En effet, cela aboutit, d’une part, à l’installation d’une majorité d’ouvriers à la tête de la direction de la CGT et du PCE et, d’autre part, à la réaffirmation de la fraction de droite du PSE se situant sur des positions réformistes et nationalistes en opposition à l’Internationale communiste. Dès lors le combat fut engagé entre les forces révolutionnaires internationalistes et les forces réformistes en compagnie du capital national égyptien. Par ailleurs, pendant la période de décantation, les deux partis nationalistes Watan/Wafd décidaient de créer leurs propres syndicats en vue de concurrencer et de s’opposer frontalement aux syndicats affiliés à l’Internationale syndicale rouge. Et dans le même but ils menaient des violentes campagnes contre les organisations ouvrières communistes, comme le montre ainsi la déclaration Fahmi (chef syndicaliste de cette mouvance) devant un groupe d’ouvriers : « il faut se méfier du communisme dont le « principe » est « la ruine (et) le chaos du monde ». Tandis que le parti Wafd dans sa brève présence au pouvoir en 1924 prit immédiatement des mesures de guerre contre le PCE et la CGT :
« La CGT qui abandonne le réformisme parlementariste est très active. Elle dirige des dizaines de grèves, mais il ne s’agit pas seulement d’établissements étrangers ; les établissements égyptiens ne sont pas épargnés. Les occupations d’usines dont traminots et cheminots avaient donné l’exemple avant-guerre sont fréquentes. Ce mouvement ne peut laisser indifférents les capitalistes égyptiens dont l’organisation se précise encore avec la création de la Banque Misr en 1920 et la Fédération des industries en 1922. Pas plus que le Wafd porté triomphalement au pouvoir par les électeurs et qui s’installe au gouvernement le 28 janvier 1924. La première mesure consiste à interdire par la force le congrès convoqué pour le 23 et 24 février 1924 à Alexandrie par le PCE. La seconde va être d’utiliser les occupations d’usines pour tenter de briser à la fois la CGT et le PCE. L’évacuation des usines est obtenue le 25 février à la société des huiles Egoline d’Alexandrie, et encore, mais plus difficilement, les 3 et 4 mars aux usines Abu Sheib d’Alexandrie. Ce n’en est pas moins, dès début mars, le prétexte à une vague d’arrestation de dirigeants communistes et syndicaux, tous égyptiens, des perquisitions et saisies de documents. Les militants sont accusés de diffusion, entre le 10 octobre 1923 et le 1e mars 1924, d’idées révolutionnaires contraires à la Constitution, d’incitation au crime et à l’agression contre les patrons. Leur procès se déroulera en septembre 1924 et plusieurs d’entre eux seront condamnés à de lourdes peines ». (J. Couland, Ibid.)
Avec cet épisode répressif se jouait en réalité un tournant au niveau du rapport de force entre la classe ouvrière et la bourgeoisie en faveur de cette dernière, aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays. En effet en Égypte même, de par sa combativité en réaction à la dégradation de ses conditions de vie, le prolétariat égyptien finit par coaliser contre lui, d’une part, les partis nationalistes (Watan/Wafd) et, d’autre part, l’ensemble de la bourgeoisie égyptienne et anglaise subissant les assauts des grèves durant cette période. À l’extérieur, la contre révolution était déjà en marche dès 1924. Dès lors la classe ouvrière égyptienne, dans l’impossibilité de s’appuyer sur des organisations véritablement prolétariennes, ni sur la Troisième Internationale qui ne faisait que subir défaite sur défaite tout le long de la période contre-révolutionnaire, aussi bien sous la domination coloniale britannique que sous le règne de la bourgeoisie égyptienne devenue « indépendante » (en 1922).
Nous avons vu que l’avant-garde de la classe ouvrière égyptienne en formation, luttant face à des conditions de vie très difficiles, finit par se rapprocher du mouvement ouvrier international en adhérant à l’Internationale communiste et rompant ainsi avec les éléments réformistes et nationalistes de l’ancien parti (PSE). Dans cette période où la classe ouvrière, confrontée à des conditions de vie très difficiles commençait à se forger une identité de classe, la Troisième internationale s’engageait dans un cours opportuniste notamment dans sa politique avec les nouveaux partis communistes de l’Orient et Moyen Orient. Le congrès de Bakou en constitua une illustration tragique qui marqua un recul manifeste de l’esprit internationaliste prolétarien et en conséquence une avancée flagrante de l’opportunisme comme l’illustre la citation suivante:
« Les beaux discours du congrès ainsi que les déclarations de solidarité entre le prolétariat européen et les paysans de l’Orient malgré beaucoup de choses correctes sur la nécessité des soviets et de la révolution, ne suffisaient pas à cacher le cours opportuniste vers un soutien sans discrimination aux mouvements nationalistes : « Nous faisons appel, camarades, aux sentiments guerriers qui animèrent les peuples d’Orient dans le passé, quand ces peuples, conduits par leurs grands conquérants, avancèrent sur l’Europe. Nous savons camarades, que nos ennemis vont dire que nous appelons à la mémoire de Genghis Khan et à celle des grands califes conquérants de l’Islam. Mais nous sommes convaincus qu’hier (dans le congrès-NDLR) vous avez sorti couteaux et revolvers non dans un but de conquête, non pour transformer l’Europe en cimetière. Vous les avez brandis, avec les ouvriers du monde entier, dans le but de créer une civilisation nouvelle, celle de l’ouvrier libre » (propos de Radek) ». Et le manifeste de ce congrès d’ajouter en conclusion une injonction aux peuples de l’Orient à se joindre « à la première réelle guerre sainte, sous la bannière rouge de l’Internationale Communiste ». » (Les communistes et la question nationale 3eme partie [708]. Revue internationale n° 42)
Cet appel fut lancé depuis Bakou à tout l’Orient pour « se dresser comme un seul homme » sous la bannière de l’Internationale, faisait rentrer par la fenêtre le panislamisme qui avait été jeté par la porte au deuxième Congrès de l’Internationale et faisait surface, précédé en cela par le «Traité d’amitié et de fraternité » signé en1921 entre l’URSS et la Turquie alors que le gouvernement de Mustapha Kemal massacrait les communistes turcs (Les communistes et la question nationale 3eme partie [708]).
Les conséquences furent dramatiques : « Les résultats de tout cet opportunisme furent fatals pour le mouvement ouvrier. Avec la révolution mondiale qui s’enfonçait dans une défaite de plus en plus profonde et le prolétariat en Russie épuisé et décimé par la famine et la guerre civile, l’I.C. devint de plus en plus l’instrument de la politique extérieure des bolchéviks qui se trouvaient eux-mêmes dans le rôle d’administrateurs du capital russe. D’erreur très sérieuse dans le mouvement ouvrier, la politique de soutien aux luttes de libération nationale s’était transformée à la fin des années 20 en stratégie impérialiste d’une puissance capitaliste » (Les communistes et la question nationale 3eme partie [708]).
En effet dans les années qui suivirent le congrès de Bakou et tout le long des années 1930 la Troisième Internationale appliquait des orientations néfastes et contradictoires en direction des colonies, toujours inspirées par la défense des intérêts stratégiques de l’impérialisme russe. En clair, à la suite de ce congrès, l’orientation générale était : « Dans les colonies et les semi colonies les communistes doivent s’orienter vers la dictature du prolétariat et de la paysannerie qui se transforme en dictature de la classe ouvrière. Les partis communistes doivent par tous les moyens inculquer aux masses l’idée de l’organisation des soviets paysans ». (…)
« Le prolétariat international dont l’URSS est la seule patrie, le rempart de ses conquêtes, le facteur essentiel de son affranchissement international, a pour devoir de contribuer au succès de l’édification du socialisme en URSS et de la défendre contre les attaques des puissances capitalistes par tous les moyens ». (Thèses du VIe Congrès, 1928)
« Dans différents pays arabes, la classe ouvrière a joué et joue déjà un rôle toujours croissant dans la lutte de libération nationale (Égypte, Palestine, Irak, Algérie, Tunisie, etc.). Dans différents pays, les organisations syndicales de la classe ouvrière se constituent déjà ou se rétablissent après leur destruction, quoique pour la plupart elles se trouvent entre les mains des nationaux-réformistes. Les grèves et manifestations ouvrières, la participation active des masses ouvrières à la lutte contre l’impérialisme, certaines couches de la classe ouvrière qui s’éloignent des nationaux-réformistes, tout cela signale que la jeune classe ouvrière arabe est entrée dans la voie de la lutte pour remplir son rôle historique dans la révolution anti-impérialiste et agraire, dans la lutte pour l’unité nationale »[3].
Ce cours opportuniste n’était autre que la contre-révolution stalinienne en marche dans l’Orient. C’est dans ce contexte, au lendemain du congrès de Bakou, que la classe ouvrière en Égypte devait lutter pour la défense de ses intérêts de classe, son avant-garde se faisant massacrer par les nationalistes égyptiens au pouvoir (Wafd) sans aucune réaction de l’IC, déjà prisonnière de sa politique de soutien aux mouvements nationalistes orientaux et arabes.
Mais Staline dû changer de ligne alors que nombre de partis nationalistes arabes échappaient à son contrôle en se tournant de plus en plus vers les puissances impérialistes concurrentes (Angleterre, France). Dès lors l’IC prit le parti de dénoncer « le national-réformisme » dans les rangs de la bourgeoisie arabe, incarné notamment par le parti Wafd. Celui-ci fut alors dénoncé par l’I.C. pour « trahison », pour avoir supprimé le mot d’ordre « indépendance (nationale) » !
En fait cette « directive » de la IIIe Internationale s’adressait au PC égyptien et au « Syndicat rouge » en leur ordonnant de mettre en œuvre cette « énième nouvelle orientation » afin de disputer aux traîtres « nationaux » alliés de « l’impérialisme anglais » le contrôle des syndicats égyptiens.
Cette situation confirme également que les syndicats étaient devenus des véritables instruments de contrôle de la classe ouvrière au service de la bourgeoisie. Autrement dit, entre le Congrès de Bakou et la fin de la Seconde guerre mondiale, la classe ouvrière égyptienne, bien que combative, était littéralement déboussolée, ballottée et encadrée par les forces contre-révolutionnaires staliniennes et nationalistes égyptiennes.
L’I.C. dégénérescente se mettait exclusivement désormais au service de l’impérialisme russe en appuyant et diffusant ses projets et politiques impérialistes et mots d’ordre comme « classe contre classe », « front de quatre classes », etc.. Les conséquences de cette orientation et plus généralement de la contre-révolution stalinienne ont pesé profondément et durablement sur la classe ouvrière, en Egypte et dans le monde, en venant s’ajouter au poison du nationalisme des luttes de « libération nationale » dans lesquelles les luttes ouvrières furent longtemps dévoyées. Le prolétariat égyptien est très représentatif d’une telle situation, ses rangs étant infestés depuis le milieu des années 20 par un grand nombre d’agents staliniens chargés d’appliquer des orientations contre-révolutionnaires. Cette même «doctrine » fut appliquée à la lettre par les staliniens égyptiens qui qualifiaient systématiquement de « lutte de libération nationale » (ou « anti-impérialiste ») chaque mouvement de grève plus ou moins important dans une entreprise « étrangère » (dirigée par un européen) durant la période coloniale. Pour leur part, dès les années 1920/1930, les partis nationalistes égyptiens (Wafda et watani), avec leur stratégie de conquête du pouvoir, poussaient les ouvriers à la grève avant tout contre les sociétés étrangères implantées en Égypte tout en essayant d’épargner les compagnies nationales, avec plus ou moins de succès selon les épisodes. Plus significatif est le fait que certains historiens n’ont pas hésité à assimiler à des luttes de « libération nationale » les mouvements de grève qui avaient lieu au même moment que les soulèvements nationalistes contre l’occupation anglaise (1882, 1919 et 1922). En fait, les ouvriers partaient au combat avant tout contre la dégradation de leurs conditions de travail et de vie, avant que leur lutte ne soit dévoyée aussitôt vers des revendications nationalistes, non sans résistance de certains d’entre eux.
Depuis la création du premier syndicat (reconnu) par les cheminots en 1911, la bourgeoisie a toujours cherché (et souvent réussi) à encadrer efficacement la classe ouvrière pour la détourner de son terrain de classe exploitée et révolutionnaire. Ainsi, au lendemain de sa création en 1907, le parti Wattman s’introduisit dans les rangs ouvriers et put se faire accepter comme nationaliste et « travailliste », en s’appuyant sur les syndicats, avant d’être rejoint dans cette entreprise par d’autres organisations bourgeoises (libérale, islamiste, stalinienne). Pourtant, malgré un tel acharnement de la bourgeoisie à vouloir l’empêcher de lutter sur son terrain de classe, la classe ouvrière a continué à lutter, certes avec énormes difficultés. C’est ce que nous pourrons voir dans la suite de cet article.
Lassou (janvier 2025)
[1] Jacques Couland, Histoire syndicale et ouvrière égyptienne, dans René Gallissot « Mouvement ouvrier, communisme et nationalismes dans le monde arabe », Éditions ouvrières, Paris 1978.
[2] Ilham Khuri-Makdisi : Intellectuels, militants et travailleurs : La construction de la gauche en Égypte, 1970-1914, Cahiers d’histoire, Revue d’histoire critique, 105-106, 2008.
[3] « Les Tâches des communistes dans le Mouvement national », dans La Correspondance internationale, n° 1, 4 janvier 1933, publiée par René Gallissot, Ibid.
Dans la jungle des sites qui se targuent de défendre les positions et la tradition du marxisme, il en est un, Controverses[1], qui a récemment consacré une brochure entière de plus de 60 pages à une attaque à 360 degrés visant notre organisation[2]. Les accusations sont des plus variées et couvrent pratiquement tous les plans : positions politiques, fonctionnement interne, comportement à l'égard des autres groupes. L’une d’entre elles, particulièrement diffamatoire, avance l’idée d’une «conspiration secrète du CCI visant à saboter le milieu politique prolétarien et tout ce qui pourrait lui faire de l'ombre». En d'autres termes, C. Mcl -c'est le pseudonyme de l'auteur du pamphlet - se présente comme le défenseur de la Gauche communiste et de ses valeurs fondatrices face aux prétendues attaques du CCI.
Avant de répondre aux accusations, nous estimons nécessaire d’en présenter l’auteur qui n’est autre qu’un ancien membre de notre organisation, C. Mcl qui, après l’avoir quittée en 2008, s’est distingué à travers son blogue «Controverses» par une attitude clairement hostile de dénigrement systématique du CCI, notamment en publiant en 2010 l'article Il est minuit dans la gauche communiste [718] qui présente un bilan «fantaisiste», totalement négatif, des apports de la Gauche communiste qui s’est constituée en réaction à la dégénérescence de l'Internationale communiste et à la trahison des partis communistes dans les années 1930. Selon ce même bilan, l'expérience de la Gauche communiste constituerait un échec complet et les apports de Bilan et des autres expressions de la Gauche communiste[3] seraient inutiles. Ainsi, après avoir enterré frauduleusement l'histoire et la tradition de la Gauche communiste sous des tas de mensonges dans un précédent article, C. Mcl se présente aujourd'hui, encore frauduleusement, comme le défenseur de la Gauche communiste, avec une brochure basée, comme toujours, sur des mensonges et des mystifications. Soit C. Mcl n’est pas du tout conscient de ses contradictions, soit, comme d’autres avant lui, il fait sienne la devise : «plus le mensonge est gros, plus il a de chances de passer !».
En fait, la démarche de C. Mcl n’est pas originale, d’autres avant lui s’étant livrés à une entreprise de démolition ou dénaturation des valeurs et de la contribution de la Gauche communiste. Ainsi, par exemple, elle rappelle, sur le fond et la finalité, celle menée par un autre «illustre» personnage, M. Gaizka, qui avait inventé, au service de ses visées personnelles, une Gauche communiste espagnole[4] dont il serait l'héritier et le défenseur. Dans les deux cas, il existe cet objectif commun : se faire accepter dans le camp de la Gauche communiste par le biais d'un cheval de Troie, comme la fausse Gauche communiste espagnole[5] ou à travers la «disqualification politique» du CCI , au sein d’une démarche commune visant à disqualifier la Gauche communiste elle-même.
Comme nous le verrons également plus loin, le but de Controverses avec ce premier pamphlet (un second est en cours) va bien au-delà d'une simple polémique dans la mesure où le CCI aurait un comportement évoquant «un gangstérisme mafieux», si bien que nos «conceptions et pratiques doivent être dénoncées et fermement bannies», et que :
Cette conclusion de Controverse reprend une à une, à l’encontre de notre organisation, les infamies que le CCI a dénoncées dans le milieu parasitaire, en s’appuyant sur la démarche politique du Conseil général de l’AIT à l’encontre des pratiques de Bakounine et ses adeptes.[7]
Nous ne pouvons - ni ne voulons - répondre à toutes les inepties présentes dans cette brochure. C’est donc délibérément que nous nous centrerons sur deux d’entre elles :
Pourquoi C. Mcl cible-t-il ces deux questions ?
- la critique des syndicats comme étant nécessairement au service de l’État ;
- la critique de la libération nationale comme ne pouvant en rien être mise au service de la lutte de classe, mais seulement constituer une entrave fatale à celle-ci.
Rejeter la conception de la décadence du capitalisme et de son aggravation avec la phase de décomposition, c'est s’interdire de comprendre la période historique actuelle, différente de l’ascendance dont Marx était contemporain.
Pour un certain public, et ses maitres à penser, discréditer et détruire la Gauche communiste est une nécessité tellement évidente qu’il n’est pas nécessaire de le justifier. C’est là la philosophie de l’article de C. Mcl avec son attaque et ses accusations infâmantes.
La caractérisation de la période historique actuelle, comme étant celle de la décadence du capitalisme, n'est pas une invention du CCI mais bien une conclusion à laquelle était parvenue la IIIe Internationale. Comme elle l'affirme dans son Manifeste, l'Internationale communiste a vu le jour au moment où le capitalisme avait clairement démontré son obsolescence. Dès lors, l'humanité entrait dans «l'ère des guerres et des révolutions». La TCI, autre composante importante de la Gauche communiste actuelle, défend également l'analyse de la décadence du capitalisme, mais de manière incohérente selon nous. Quant aux bordiguistes, s'ils sont aujourd'hui plutôt non convaincus par cette approche en raison d'une défense erronée de l'invariance[8] du marxisme, il faut se rappeler que Bordiga lui-même en était le défenseur en 1921.
Ceux-ci figurent dans une série d'articles que nous avons produits à la fin des années 1980, précisément en réponse à des positions critiques qui niaient l'analyse de la décadence du capitalisme. Nous en proposons ci-dessous quelques passages particulièrement significatifs :
Et de poursuivre :
Ajoutant ensuite que :
Enfin, nous rapportons les arguments développés en réponse à la FECCI[13], qui contestait à l'époque l'idée que le développement du capitalisme d'État était étroitement lié à la décadence du capitalisme :
Ainsi, le bilan dressé dans ces mêmes articles était le suivant :
Tels sont quelques-uns des arguments que nous pouvons fournir en les reprenant de trois de nos articles écrits à l'époque par un défenseur convaincu de l'analyse de la décadence du capitalisme. Mais, si l'on recherche qui est l'auteur de ces articles, on a l'incroyable surprise de découvrir qu'ils sont tous les trois signés par C. Mcl qui les a effectivement écrits lorsqu'il était encore militant de notre organisation. Il nous semble donc que M. C. Mcl, avant de se déchaîner contre l'organisation dans laquelle il a milité pendant 33 ans, de 1975 à 2008, sans jamais remettre en cause ni la décadence ni l'analyse de la nouvelle période de décomposition, devrait d'abord s'assumer et répondre à ses propres contradictions.
Pourquoi, lorsqu’il «révise» ses conclusions antérieures publiées dans la Revue internationale du CCI, C. Mcl se base-t-il sur des données différentes en entrée ? Et surtout comment justifie-il un tel changement concernant les données en question alors qu’elles sont censées rendre compte de la même réalité ? C. Mcl n’éprouve pas le besoin de se justifier sur ce fait. Pire, il ne cite pas la source des nouvelles données désormais utilisées, se satisfaisant d’un ton insolant et provocateur pour accompagner la présentation de ses nouveaux résultats et conclusions, demeurant muet comme une tombe sur ses nouvelles sources.
Intrigués par le mystère ainsi entretenu pas C. Mcl, nous avons procédé à quelques recherches pour enfin découvrir que ses dernières publications sur ce thème sont entièrement basées sur des données provenant d'un site web anglais, World in Data[16], basé à Oxford et financé par Bill Gates. Ce site se propose de souligner les aspects positifs du capitalisme qui est censé résoudre la pauvreté dans le monde. Mais l’entreprise est loin de faire l’unanimité puisque, sur le web, il existe de nombreux sites et blogs mettant en évidence que ces statistiques sont complètement faussées. En d'autres termes, M. C. Mcl et Controverses se font l'allié de Bill Gates en utilisant des statistiques peu fiables pour promouvoir « artificiellement » la longévité du capitalisme et enterrer la thèse de sa décadence.
Dans sa tentative euphorique de démontrer « la faillite politique totale de notre organisation », C. Mcl et son blog Controverses non seulement ne reculent devant rien mais ont acquis un certain savoir-faire dans l’art de jeter la confusion sur nos positions en les déformant et les falsifiant. Mais, cela n’y suffisant apparemment pas, c’est aux positions de Marx et Engels, que C. Mcl fait subir le même sort.
Ainsi, à la page 13 de sa brochure, C. Mcl conteste notre analyse selon laquelle l'effondrement du mur de Berlin et la propagande de la bourgeoisie qui s'en est suivie sur la défaite du communisme, la disparition de la classe ouvrière et la fin de l'histoire, ont provoqué un effondrement de la combativité et un reflux de la conscience de classe. Nous citons C. Mcl :
Décortiquons un peu cette citation de C. Mcl :
On ne peut évidemment pas parler d’erreur, d’exagération, ni même de parti-pris quand on voit la manière avec laquelle C. Mcl. tente de décrédibiliser le CCI en recourant à des contre-vérités aussi facilement vérifiables puisqu’en effet le CCI était alors la seule organisation du milieu prolétarien à mettre en évidence que l’effondrement du bloc de l’Est signifiait des difficultés accrues pour le prolétariat. Il s’agit là d’un grossier mensonge éhonté.
Mais rien n’arrête C. Mcl dans sa quête des moyens les plus fous au service de son entreprise de démolissage, notamment s’agissant de la phase de décomposition du capitalisme. De façon très téméraire, il fait appel au Manifeste du parti communiste pour lui venir en aide en invoquant ce passage relatif (selon lui) à la décomposition au sein des sociétés du passé se traduisant par la destruction des deux classes en lutte : «Homme libre et esclave, patricien et plébéien, baron et serf, maître de jurande et compagnon, en un mot oppresseurs et opprimés, en opposition constante, ont mené une guerre ininterrompue, tantôt ouverte, tantôt dissimulée, une guerre qui finissait toujours soit par une transformation révolutionnaire de la société tout entière, soit par la destruction des deux classes en lutte». (Souligné dans le texte original)».
Le Manifeste n’évoquant pas la possibilité d’une phase de décomposition de la société sous le capitalisme alors qu’il le fait pour les sociétés antérieures, C. Mcl concède qu’un tel phénomène puisse exister sous le capitalisme mais seulement de façon très limitée. L’explication est très intéressante : «... si un tel 'blocage' du rapport de force entre les classes peut exister durant quelques années dans le capitalisme, il est inconcevable à moyen et long terme car les impératifs requis par l'accumulation du capital ne laissent aucune place à cette possibilité sous peine de ... blocage économique cette fois!». (souligné par nous)
C. Mcl. évite sans vergogne l’explication légitime au fait que Marx ne parle pas de la décomposition du capitalisme. Celle-ci réside, non pas, comme le dit C. Mcl, dans le fait qu’il ne pouvait s’agir que d’un phénomène temporaire, mais bien dans cette évidence que cela lui était impossible, comme à tout marxiste le plus profond soit-il, pour les deux raisons suivantes :
Cette anecdote nous amène à évoquer ici les capacités de C. Mcl à faire entrer la réalité dans ses schémas, lorsque celle-ci a le tort de s’en éloigner un peu trop. Nous ignorons s’il a ainsi réussi à duper ses « followers », si toutefois il en a.
C’est ce que défend C. Mcl en développant son réquisitoire selon trois axes :
Pour étayer la thèse cocasse de la dérive bordigo-monolithique du CCI, C. Mcl commence par tenter de ridiculiser notre méthode de débat :
«Le point de départ d'un débat est avant tout le cadre partagé par l'organisation, adopté et précisé par les différents rapports de ses congrès internationaux» ... autrement dit, le périmètre d'un débat dans le CCI est strictement limité à pouvoir ergoter sur les points et les virgules des textes cadres et résolutions. En dehors de cela, toute contribution remettant ce cadre en question ou posant un autre cadre est sermonné car il ne peut qu'être « Une manière, insidieuse, de mettre en doute l'analyse de l'organisation [...] un mode d'argumentation fallacieux ».
Le problème est que C. Mcl, après avoir abandonné le CCI, a aussi complètement abandonné la méthode scientifique marxiste qui veut que tout pas vers la vérité s'accomplisse dans la critique la plus profonde du passé, des positions antérieures. C'est le sens de la définition, comme point de départ de l'analyse, du cadre commun formulé par l'organisation. Sans cette approche, tout développement aboutirait au chaos et serait totalement improductif.
C. Mcl nous reproche encore de ne pas développer suffisamment notre débat interne, de publier très peu de textes exprimant des divergences à l'extérieur, et de renvoyer la publication de ces textes aux calendes grecques. Ce que C. Mcl omet de dire à cet égard, c'est que :
Contrairement aux accusations portées contre nous par C. Mcl, nous sommes une organisation qui, de manière convaincue et responsable, communique au monde extérieur les problèmes, les divergences et - lorsqu'elles se présentent - les situations de crise, mais d'une manière politique apte à être comprise et capable de stimuler nos lecteurs. D'autre part, il est clair que ceux qui suivent notre vie interne dans le seul but d'espionner par le trou de la serrure, croyant regarder un reality show, peuvent être déçus que tout ne soit pas rapporté à l'extérieur. Nous ne le regrettons pas du tout.
Le deuxième réquisitoire anti-CCI de C. Mcl concerne notre Appel aux groupes de la Gauche Communiste pour une Déclaration Commune (DC)[17] contre la guerre en Ukraine. Outre le fait qu'il se plaint du nombre limité de groupes auxquels nous avons envoyé nos appels[18], C. Mcl élabore toute une théorie selon laquelle notre appel serait un échec complet car :
Il s'agit donc, pour C. Mcl, de montrer que l'initiative de la JD n'est qu'un bluff et qu'elle n'a pas réuni d'autre groupe que le CCI lui-même : «... quel flop ! Que reste-t-il alors comme milieu politique autour du CCI ? Sa seule section-bis cachée en Suède : Internationalist Voice ! Telle est la raison de la diatribe actuelle du CCI : isolé et esseulé, il ne lui reste plus que la politique de la terre brûlée visant à détruire tout ce qui se fait en dehors de lui dans le milieu révolutionnaire[19]»
Une fois de plus, l'attitude de Controverses est à l'opposé d’une attitude responsable et militante qui doit être celle de groupes de la Gauche communiste face à la Guerre : plutôt que de critiquer les autres groupes pour leur refus d'adhérer (bordiguistes et damenistes) et les hésitations de ceux qui avaient initialement adhéré (PCI et IOD), elle reproche au CCI d'essayer de construire une réponse commune à l'ensemble de la Gauche communiste!!!!
La dernière ligne d'attaque contre le CCI est l'accusation de vouloir détruire le Milieu Politique Prolétarien (MPP), le grief à notre encontre semblant être notre position maintes fois exprimée, en particulier envers la TCI (mais aussi envers les Bordiguistes) qu'ils ne sont pas à la hauteur des responsabilités requises par la situation historique actuelle à cause de leur opportunisme viscéral (dont le sectarisme est une expression, en particulier en ce qui concerne les Bordiguistes) : «... la politique du CCI à l'égard de ses dissidents, de la TCI et du milieu politique prolétarien est sans précédent et totalement étrangère au mouvement ouvrier, elle relève plus de celle menée par Bakounine pour «discréditer» et «faire disparaître» l'AIT. Elle fait honte à la Gauche Communiste et doit être dénoncée et bannie.»[20]
À l’appui de ses accusations, C. Mcl exhibe une série de citations volées dans nos documents internes et présentées sous un jour qui en déforme complètement le contexte et la cible, comme par exemple :
Cette accusation de vouloir détruire les autres groupes du MPP, de «saboter le milieu politique prolétarien et tout ce qui pourrait lui faire de l'ombre», n'est pas nouvelle et rappelle beaucoup celle que nous avons déjà dû réfuter à l'encontre d'un autre personnage argentin que nous avons signalé dans notre presse sous le nom de Citoyen B, qui, en 2004, a pris la peine d'écrire toute une «Declaracion del Círculo de Comunistas Internacionalistas : contra la nauseabunda metodologia de la Corriente Comunista Internacional[22]» et de nombreux autres articles contenant une série d'accusations extrêmement graves à l'encontre du CCI.
Cette action de calomnie malhonnête a malheureusement été soutenue à l'époque par le groupe connu aujourd'hui sous le nom de TCI, Tendance Communiste Internationale et qui s'appelait à l'époque BIPR, Bureau International pour le Parti Révolutionnaire. La déclaration et tous les autres articles exprimant des accusations inventées par le groupe autoproclamé dirigé par le citoyen B étaient régulièrement publiés sur le site web du BIPR, et nos protestations et avertissements adressés au BIPR lui-même, au sujet des mensonges contenus dans ces articles et de la dangerosité de ce citoyen B, sont restés sans effet. Jusqu'à ce qu'une délégation du CCI se rende en Argentine et rencontre le groupe au nom duquel le citoyen B avait écrit les différents articles de dénonciation et qui ignorait totalement qu'il avait été si ignoblement utilisé. Ce n'est qu'après que nous ayons publié une déclaration de ce groupe niant et dénonçant les agissements de ce Citizen B que le BIPR a dû faire marche arrière avec les articles contre nous qu'il avait publiés et qui, l'un après l'autre, ont discrètement disparu du site, sans toutefois aucune explication de la part du BIPR -aujourd'hui TCI- disparu du site.
C'est donc sur base de ce comportement impardonnable que notre organisation a pris la responsabilité d'envoyer une Lettre ouverte du CCI aux militants du BIPR (Décembre 2004) [719] dans laquelle nous affirmions ce qui suit : «Nous avons toujours considéré jusqu'à présent qu'il était de l'intérêt de la classe ouvrière de préserver une organisation comme le BIPR. Ce n'est pas votre analyse concernant notre propre organisation puisqu'après avoir affirmé dans votre réunion avec la FICCI de mars 2002 que « si nous sommes amenés à conclure que le CCI est devenu une organisation “non valable”, alors notre but sera de tout faire pour pousser à sa disparition » (Bulletin de la FICCI n° 9) vous avez maintenant entrepris effectivement de tout faire pour atteindre ce but. [...]
Camarades, nous vous le disons franchement : si le BIPR persiste dans la politique du mensonge, de la calomnie et, pire encore du «laisser dire» et du silence complice devant les agissements des groupuscules dont c'est la marque de fabrique et la raison d'exister, tels le «Circulo» et la FICCI, alors il fera la preuve qu'il est devenu lui aussi un obstacle à la prise de conscience du prolétariat. Ce sera un obstacle non pas tant pour le discrédit qu'il pourra apporter à notre organisation (les derniers événements ont montré que nous étions capables de nous défendre, même si vous estimez que « le CCI est en voie de désagrégation »), mais par le discrédit et le déshonneur que ce type de comportements inflige à la mémoire de la Gauche communiste d'Italie, et donc à sa contribution irremplaçable. Dans ce cas, effectivement, il sera préférable que le BIPR disparaisse et « notre but sera de tout faire pour pousser à sa disparition » comme vous le dites si bien. Il est clair, évidemment, que pour atteindre ce but nous emploierons exclusivement des armes appartenant à la classe ouvrière en nous interdisant, cela va de soi, le mensonge et la calomnie.»
Voilà notre véritable position que C. Mcl a si malicieusement tenté de falsifier, en occultant toute l'histoire qui la sous-tend.
Ce qui est vraiment honteux, c'est le comportement totalement immoral de C. Mcl, imprégné d'idéologie petite-bourgeoise, qui déchaîne ce qu’il y a de plus vil contre une organisation comme la nôtre qui cherche à maintenir vivantes les valeurs de la Gauche communiste et du mouvement ouvrier en général, contre les dérapages opportunistes et les alliances avec les divers mouchards et parasites qui circulent dans le milieu politique. En différentes circonstances, notre organisation a souvent pris la responsabilité d'avertir les autres organisations des nombreux glissements dont elles sont victimes, mais nous n'avons jamais manqué de leur exprimer notre solidarité révolutionnaire et notre reconnaissance de leur appartenance à la filiation politique que nous avons en commun. Notre objectif n'est pas de détruire les autres organisations, mais de les empêcher de se détruire elles-mêmes en devenant des ennemis de la classe ouvrière.
Pour conclure cet article, nous pouvons nous demander qui est cet individu qui a lancé une attaque aussi virulente contre notre organisation. Comme indiqué précédemment, C. Mcl est un ancien militant du CCI qui a également eu l'audace de se présenter [23] dans la même brochure :
Comme il le rapporte, C. Mcl était membre de notre organisation depuis pas moins de 33 ans, au cours desquels il n'a jamais remis en question aucun des points clés de notre plate-forme ! Jusqu'en 2008, c'est-à-dire pendant la plus grande partie de sa vie politique, il a approuvé et défendu les positions du CCI sur la décadence, la décomposition, la politique à l'égard du milieu politique prolétarien, la dénonciation du parasitisme, etc. et a été membre de l'organe central international du CCI. Mais après 2008, pourquoi a-t-il changé d'avis ? Une petite piqûre de rappel s'impose donc.
Après les premières années du 21ème siècle, l'organisation s'est rendu compte que si le cadre d'analyse de la période historique du déclin du capitalisme restait valable, certains aspects méritaient d'être clarifiés. En particulier, le développement économique de pays comme la Chine nécessitait une explication[24]. D'autre part, l'argument utilisé dans notre brochure sur la décadence selon lequel la reprise économique mondiale du capitalisme après la Seconde Guerre mondiale était due au processus de reconstruction, position partagée par tous les autres groupes du milieu politique, n'était plus convaincant car en contradiction avec le cadre d'analyse du mode de production capitaliste que nous défendons. Cela a conduit à un débat au sein de l'organisation avec la participation de l'ancien militant C. Mcl et qui a vu la réalisation de 5 articles de débat publiés à l'extérieur de l’organisation dans la Revue Internationale (n°136 [720], 138 [721], 141 [722]) sous le titre «Débat interne du CCI sur les questions économiques». Avant l’ouverture de ce débat dans la presse, C. Mcl avait été désigné pour mettre à jour notre brochure sur la décadence, mais lorsque dans le débat il commença à développer des positions en contradiction avec les fondements de notre plateforme et du marxisme, tout en défendant l’idée qu’elles étaient parfaitement compatibles[25], il n’était pas possible de laisser à ce camarade le soin de mettre à jour une nouvelle brochure sur la décadence.
Cette décision de l'organisation n'a probablement jamais été digérée par C. Mcl. Celui qui se considérait comme l’expert en la matière a, par orgueil blessé, commencé à protester, en faire une affaire personnelle et développer une attitude de plus en plus hostile. Il commença à accuser l'organisation de tous les maux possibles et à ne même plus en respecter les règles de fonctionnement. Finalement, C. Mcl a quitté l'organisation sans poursuivre la défense de ses divergences. Comme on peut le constater une fois de plus, ce n'est pas le CCI qui fait obstacle au débat, mais des comportements en son sein tout à fait étrangers au militantisme révolutionnaire.
Une fois sorti de l'organisation, C. Mcl est parti dans une dérive politique complète. La position qu'il avait développée sur l'économie l'a amené à rejeter finalement la position marxiste, en adoptant une approche économiciste et en s'associant à des éléments académiques, comme Jacques Gouverneur, avec qui il a écrit un livre «Capitalisme et crises économiques», dans lequel il rejette la vision catastrophique du marxisme.
Un autre exemple est donné par une nécrologie[26] publiée dans Controverses et signée par Philippe Bourrinet[27], un autre élément également furieusement hostile au CCI. La nécrologie est consacrée à un certain Lafif Lakhdar, «intellectuel arabe, écrivain, philosophe et rationaliste, militant en Algérie, au Moyen-Orient et en France. Surnommé le « Spinoza arabe ». Décédé à Paris le 26 juillet 2013 ». Naturellement, l'attente de ceux qui s'apprêtent à lire une nécrologie sur un site sous-titré « Forum pour la Gauche Communiste Internationaliste », est d'apprendre l'existence d'un militant révolutionnaire ayant participé à des organisations de la Gauche Communiste ou, au moins, à des groupes prolétariens et non contre-révolutionnaires. Et au lieu de cela, nous apprenons, en lisant la même notice nécrologique, à propos de ce personnage, que :
En clair, à qui cette nécrologie était-elle relative ? A quelqu'un qui fut au service du président algérien, qui envoya une lettre-manifeste à l'ONU, ce « repaire de brigands » (comme disait Lénine) pour faire le procès de tous les terroristes, et qui fut finalement fourgué par l'UNESCO dans un programme promu par Chirac !!! Comme on le voit, il y a de quoi comprendre où mène le choix suicidaire de déclarer la Gauche communiste morte : au néant absolu si ce n’est au camp ennemi.
Que C. Mcl veuille être universitaire, cela ne nous pose aucun problème. Ce que nous ne pouvons tolérer en revanche, c'est qu'un élément qui aime jouer au marxologue et qui a clairement abandonné toute référence à la tradition de la Gauche communiste et même au marxisme, puisse accuser les autres de détruire la Gauche communiste alors qu'il a lui-même participé à sa destruction en affirmant, entre autres, qu’il était « minuit dans la Gauche communiste » ; que quelqu'un comme lui qui a sciemment manipulé les citations du CCI, du Manifeste communiste de Marx-Engels, de Rosa Luxemburg et de la GCF (cf. § 2. 3) puisse se permettre de retourner la même accusation contre le CCI[29]; qu'un individu qui n'est qu'un blogueur tente de se présenter comme quelque chose de sérieux et de solide, avec une organisation appelée « Controverses » qui n'est qu'un site de façade, et puisse contester l'histoire, la structure, l'activité militante d'une organisation comme la nôtre, mais aussi de tous les autres groupes de la Gauche communiste qui, pour faibles et coupables d'opportunisme qu'ils soient, n'en sont pas moins une réalité du camp prolétarien, et non pas une bouffonnerie comme Controverses.
Ezechiele, 20 novembre 2024
[1] Controverses [726]
[2] CCI : Le pôle idéaliste de la Gauche Communiste [727], Cahier Thématique n°3
[4] Lire à ce propos Nuevo Curso et la «gauche communiste espagnole» : Quelles sont les origines de la gauche communiste ? [67]
[6] « Le pôle idéaliste ... », pag.61 et 63. Il est important de noter que dans ces deux derniers passages, C. Mcl reprend, presque mot pour mot, des citations du texte d'Engels «Le Conseil général à tous les membres de l'Internationale», avertissement contre l'Alliance de Bakounine. C. Mcl, qui a abjuré le concept de parasitisme, qui s'est excusé publiquement auprès de tous les autres dénigreurs de la Gauche communiste et du CCI pour avoir lui-même partagé l'analyse du CCI sur le danger du parasitisme, se permet aujourd'hui de reprendre les mots d'accusation d'Engels contre les premières expressions du parasitisme dans le Mouvement ouvrier représenté par Bakounine et l'Alliance internationale des socialistes démocrates.
[7] Lire à ce sujet notre article Questions d'organisation, III : le congrès de La Haye de 1872 : la lutte contre le parasitisme politique [21].
[8] Nous parlons de défense erronée parce qu'il y a effectivement des principes qui restent invariants dans le marxisme, mais le «deuxième Bordiga», celui qui est revenu à la politique à la fin de la Deuxième Guerre mondiale en participant à la fondation du PCInt 1943-45, a fait de l'invariance une règle pour toute position, précipitant le parti vers les positions de l'époque du Manifeste communiste de 1848.
[9] Polémique : Comprendre la décadence du capitalisme [728] (4) Revue internationale n°54
[10] Polémique : Comprendre la décadence du capitalisme (4) [728] Revue internationale n°54
[11] Idem
[12] Idem
[13] Fraction Externe du CCI
[14] Comprendre la décadence du capitalisme (6) : Le mode de vie du capitalisme en décadence [729] Revue internationale 56. Note 5.
[15] Comprendre la décadence du capitalisme (6) : Le mode de vie du capitalisme en décadence [729]. Note 6
[17] Déclaration commune des groupes de la gauche communiste internationale sur la guerre en Ukraine [285]
[18] C. Mcl prétendrait certainement (sans rire !) se faire passer - comme d’autres parasites - pour une expression de la Gauche communiste.
[19] CCI : Le pôle idéaliste de la Gauche Communiste [727], page 60
[20] CCI : Le pôle idéaliste de la Gauche Communiste [727], page 53
[21] CCI : Le pôle idéaliste de la Gauche Communiste [727], page 44
[22] Déclaration du Cercle des Communistes Internationalistes : contre la méthodologie nauséabonde du Courant Communiste International
[23] CCI : Le pôle idéaliste de la Gauche Communiste [727], page 5
[24] La question de la Chine semble être un sujet d'intérêt particulier pour C. Mcl, sur lequel il s'attarde longuement dans son pamphlet. Mais contrairement à ce que C. Mcl. voudrait nous faire croire, la CCI n'a pas hésité, une fois de plus, à critiquer ses propres retards et erreurs dans les analyses précédentes. Dans la mise à jour des thèses sur la décomposition au 22ème Congrès, nous commençons par rappeler l'importance, après 20 ans, de revoir ce que nous avons écrit, et avons effectué une correction concernant la Chine, à propos de laquelle nous avons reconnu nous être trompés.
[25] En effet, elles constituaient une remise en cause de l’analyse marxiste des contradictions du capitalisme, la surproduction en particulier. En effet, pour ce camarade, des mesures keynésiennes telles que l’augmentation des salaires constituaient un moyen de soulager la surproduction, ce qui est juste, mais en omettant délibérément de mentionner que de telle mesures constituent en même temps un gaspillage de la plus-value accumulée, et donc un frein à l’accumulation, intolérable à moyen et long terme pour la bourgeoisie.
[26] Controverses. Lafif Lakhdar [731]
[27] Pour en savoir plus sur cet élément, nous conseillons la lecture de l'article Conférence-débat à Marseille sur la Gauche communiste : le Docteur Bourrinet, un faussaire qui se prétend historien [166],
[28] Extrait de la nécrologie
[29] «Que le CCI en arrive à devoir falsifier ses propres textes, et même ceux de Rosa Luxemburg, pour masquer les incohérences de ses analyses, cela en dit long sur sa déliquescence théorique et morale. «(Le Pole idéaliste..., page 17).
Le 29 août 1953 (retenez bien cette date) à Trieste, Amadeo Bordiga (1889-1970) présente un rapport devant la réunion inter-régionale de son groupe qui vient de se séparer du Parti communiste internationaliste (PCIste) et qui conserve momentanément le même nom. Le compte rendu de cette réunion, qui sera ensuite publié sous le titre, Facteurs de race et de nation dans la théorie marxiste, comporte un passage enthousiaste sur le Congrès des peuples de l’Orient qui se tint à Bakou en septembre 1920, peu de temps après le deuxième Congrès de l’Internationale communiste : « C’est le président de l’Internationale prolétarienne, Zinoviev (qui n’avait pourtant rien de guerrier dans l’allure), qui lit le manifeste final du Congrès ; et à sa voix, les hommes de couleur répondent d’un seul cri, en brandissant leurs épées et leurs sabres. L’internationale communiste invite les peuples de l’Orient à renverser par la force des armes les oppresseurs occidentaux ; elle leur crie : “Frères ! Nous vous appelons à la guerre sainte, à la guerre sainte tout d’abord contre l’impérialisme anglais !”[1] »
Sept ans plus tard, le 12 novembre 1960, s’ouvre à Bologne une nouvelle réunion générale du même groupe politique qui a pris désormais le nom de Parti communiste international (PCInt), réunion qui confirme totalement cette orientation sur les mouvements coloniaux. On peut lire dans le compte rendu de cette réunion, intitulé pompeusement « L’incandescent réveil des peuples de couleur dans la vision marxiste » : « Dans la perspective marxiste, les mouvements coloniaux occupent tout autre chose qu’un poste d’agent passif, pour ainsi dire mécanique de la reprise prolétarienne. La stratégie prolétarienne peut admettre, selon l’époque historique et le rapport de forces concret, que le prolétariat des métropoles ait, dès le début de la crise, l’initiative du mouvement à l’échelle mondiale, ou que l’action des masses des pays “attardés” lance l’agitation du prolétariat des “pays développés”. Mais, dans les deux cas, ce qui importe, c’est la soudure qui doit s’effectuer, et c’est sur ce point que réside la difficulté.[2] »
Après un premier congrès qui avait représenté un immense pas en avant, le deuxième congrès de l’Internationale Communiste est marqué par une série de régressions programmatiques. Le Congrès des peuples de l’Orient viendra confirmer la dérive opportuniste dans laquelle s’était engagée l’Internationale. Isolée suite à l’échec de la première tentative de révolution en Allemagne, encerclée par les armées blanches appuyées par de forts contingents en provenance de toutes les nations bourgeoises les plus développées, la Révolution russe était dans une situation dangereuse. Il fallait trouver de l’oxygène pour les prolétaires russes. Ce qui n’était au départ chez Lénine qu’une confusion sur la question nationale qui avait occasionné toute une discussion au sein du mouvement ouvrier –en particulier avec Rosa Luxemburg- devint chez les bolcheviks de 1920 une forte poussée opportuniste provoquée par l’isolement de la révolution russe. C’est le propre de l’opportunisme que de chercher un raccourci, une solution illusoire à un problème politique de fond. De ce point de vue, le Congrès des peuples d’Orient à Bakou, avec son appel à la “guerre sainte”, est le symbole d’une aggravation du processus de dégénérescence de la Révolution russe.
La suite des événements prouva le caractère catastrophique du soutien aux luttes de libération nationale. En Finlande, en Turquie, en Ukraine, en Chine, dans les pays baltes ou dans le Caucase, partout les appels des bolchéviks à l’autodétermination nationale conduisirent à la stimulation du nationalisme, au renforcement de la bourgeoisie locale et au massacre des minorités communistes[3].
Comme on le voit, cette position est reprise par le courant bordiguiste à sa naissance dans les années 1950. La recherche d’un raccourci est ici un produit de l’impatience, l’un des principaux facteurs de l’opportunisme. En pleine période de contre-révolution -nous étions en période de reconstruction après la Deuxième Guerre mondiale- les bordiguistes croient trouver dans les luttes armées à la périphérie du capitalisme un déclencheur de la révolution prolétarienne mondiale. Ils confondent la décolonisation et les affrontements dans ce cadre des deux blocs impérialistes de l’Est et de l’Ouest avec les révolutions bourgeoises nationales de la période d’ascendance du capitalisme. Ils plongèrent alors dans les pires ambiguïtés comme la défense des droits démocratiques et les pires aberrations comme l’apologie des massacres perpétrés par les Khmers rouges au Cambodge, considérés comme manifestation de “radicalisme jacobin”, comme leur participation aux chœurs staliniens et trotskistes de la variante Mandel pour saluer Che Guevara, symbole vivant de la « révolution démocratique anti-impérialiste », lâchement assassiné par « l’impérialisme yankee et ses laquais pro-américains »[4].
Aveuglé par l’opportunisme, dans l’attente de cette « soudure » si difficile, les bordiguistes ignorent purement et simplement la reprise historique de la lutte de classe à la fin des années 1960 et se focalisent toujours sur les prétendues luttes anti-impérialistes. À tel point qu’ils ne purent s’apercevoir que toutes leurs recrues militantes des pays de la périphérie restaient en fait sur les positions nationalistes du maoïsme. Ce baril de poudre explosa en 1982 et fit passer le PCInt de principale force numérique de la Gauche communiste à l’échelle internationale à un minuscule noyau de quelques militants.
Le PCInt a réagi brièvement à notre article traitant de l’application catastrophique de la position bordiguiste sur les luttes de libération nationale à la situation dramatique de la Palestine, article paru dans Révolution internationale n°501 (mai-août 2024), « Guerre au Moyen-Orient. Le cadre théorique obsolète des groupes bordiguistes »[5]. Nous lisons en effet dans Le Prolétaire n°553 (mai-juillet 2024) que « le CCI [défend une] conception livresque d’une révolution pure mettant aux prises seulement bourgeois et prolétaires ». Il est bien vrai que nous tentons de rester fidèles aux principes marxistes et à tous les ouvrages où ces principes sont défendus par des militants communistes. Il est vrai aussi que nous défendons le cadre fondamental de l’affrontement des deux classes historiques de la société, le prolétariat et la bourgeoisie, dont dépend le futur de l’humanité. Nous venons de voir que ce n’est pas tout à fait le cas des bordiguistes pour qui le monde n’est plus essentiellement divisé en classes mais en couleurs, dont on attend un “incandescent réveil”.
Chaussé des lunettes colorées et déformantes de l’oppression nationale, le PCInt est fasciné par la révolte désespérée des Palestiniens écrasés depuis des décennies par l’impérialisme. Il pense y trouver une force subversive, un exemple pour les luttes ouvrières dans le monde, ou encore le chemin vers la prolétarisation pour la masse des sans-travail acculée à la misère par un capitalisme devenu sénile. Ce faisant, il perd de vue la position de base internationaliste des communistes qui appellent à la fraternisation des ouvriers embrigadés dans la guerre impérialiste. Il rejette le seul moyen d’obtenir cette fraternisation, cette union des prolétaires israéliens et palestiniens : la rupture avec la prison du nationalisme, il encourage même ce nationalisme par la revendication du « Droit à l’autodétermination » : « Appeler dans ces conditions à l’union des prolétaires palestiniens et israéliens (juifs) sans prendre en compte l’oppression nationale des premiers ne peut sonner que comme une phrase creuse : cette union ne sera jamais possible tant que les prolétaires israéliens ne se désolidariseront pas de l’oppression nationale exercée en leur nom par “leur” État, tant qu’ils n’admettront pas le droit des Palestiniens à l’autodétermination. »
Le résultat de cette stratégie du PCInt n’est pas la radicalisation de la lutte ni l’unité des prolétaires, mais bien plutôt leur division. Partout dans le monde, la bourgeoisie profite de cette aubaine et s’empresse d’aggraver la division entre les prolétaires qui se déclarent pro-palestiniens et ceux qui se déclarent anti-palestiniens, d’exacerber le nationalisme qui s’alimente réciproquement, dans un contexte où la classe ouvrière mondiale n’a pas encore la force de s’opposer frontalement aux guerres impérialistes régionales d’aujourd’hui mais en subit plutôt l’impact négatif avec un sentiment de sidération, d’impuissance et de fatalisme.
Les dégâts provoqués par cette politique chez les éléments politisés, en particulier chez ceux originaires des pays de la périphérie, ont été énormes. Par exemple, lors d’un meeting du PCInt dans les années 1980, l’un de ses sympathisants répondit à notre intervention qui défendait le principe de l’internationalisme : « Si on nous donne des armes, il serait bien stupide de les refuser ! » On reconnait bien là une terrible ignorance de la nature de l’impérialisme qui ne pouvait que conduire au désastre. Et ce fut le cas face à tous les événements majeurs de l’après-guerre. En 1949 en Chine comme en 1962 en Algérie[6], la politique du PCInt a favorisé l’embrigadement dans la lutte armée des prolétaires sans expériences derrière une faction de la bourgeoisie locale qui, pour écraser ses factions rivales, est obligée de s’allier à l’une ou à l’autre des bourgeoisies des grands pays occidentaux ou soviétiques. Tous ces conflits militaires et ces guérillas, de par leur nature impérialiste, ont conduit à l’écrasement du jeune prolétariat de ces régions.
Immédiatement après la deuxième guerre mondiale, en particulier durant la décolonisation, les têtes des deux blocs impérialistes, l’URSS[7] et les États-Unis, prétendant n’avoir jamais colonisé aucun pays, entendaient imposer leur ordre après s’être partagé le monde tandis que les États-Unis attribuaient à leurs seconds couteaux le rôle de gendarme dans leurs anciennes colonies. Pour briser cette spirale sanguinaire, seul l’élargissement du combat du prolétariat des pays centraux était en mesure d’affaiblir cette pression de l’impérialisme sur le prolétariat des pays de la périphérie. Avec le retour de la crise économique à la fin des années 1960, la compétition impérialiste entre les deux blocs devint encore plus sanglante. La disparition des deux blocs n’a pas stoppé cette compétition impérialiste entre les nations grandes ou petites, elle lui a donné au contraire un tour bien plus barbare encore avec partout la mise en œuvre d’une politique de terre brûlée, de massacre systématique de la population civile. Les communistes, pour leur part, doivent préparer le terrain de l’union future des prolétaires du monde entier en appelant à la rupture avec la guerre impérialiste et avec le nationalisme, comme l’avait fait Lénine face aux social-chauvins en 1914.
Il est bien vrai que le PCInt n’a pas une « conception livresque de la révolution », mais c’est au sens où il s’essuie les pieds sur les ouvrages marxistes. Par exemple le Manifeste du Parti communiste où on peut lire : « Les ouvriers n’ont pas de patrie. On ne peut leur ravir ce qu’ils n’ont pas. »
Nous avons engagé de nombreuses polémiques avec le PCInt, sur le plan théorique en examinant l’approche marxiste de la question nationale[8], ou sur le plan historique en décortiquant les leçons des défaites prolétariennes[9]. Nous nous proposons dans cet article d’examiner en quoi la trajectoire du PCInt explique comment il s’est laissé piéger par une position devenue obsolète sur la question nationale. Le piège fut armé en deux temps : en 1943 et 1944-1945 avec la formation opportuniste du Partito comunista internazionalista[10] dont le PCInt est issu, en 1952 avec la liquidation de l’héritage de la Fraction italienne de la Gauche communiste lors de la constitution du PCInt.
Bordiga franchit le premier pas vers un abandon du travail de fraction en se retirant de la vie politique alors que la Gauche venait de perdre la direction du Parti communiste d’Italie. À la fin de l’année 1926, après avoir vu sa maison saccagée par les fascistes, il est arrêté et condamné à trois ans de relégation à Ustica puis à Ponza. On trouve quelques traces de son activité politique en prison, lorsqu’il se prononce avec une minorité des détenus communistes contre la campagne anti-Trotsky. En mars 1930, il est exclu par la direction stalinienne du PC qui s’était réfugiée à Paris. Puis il se retire de la vie politique pour se consacrer à son métier d’ingénieur architecte. Il déclarait dans une conversation en 1936 : « Je suis heureux de vivre en dehors des événements mesquins et insignifiants de la politique militante, des faits divers, des événements de tous les jours. Rien de cela ne m’intéresse.[11] » Il ne réapparaitra qu’en 1944, plus de 15 ans plus tard, dans le sud de l’Italie, dans une Frazione dei comunisti e socialisti italiani.
Il coupait ainsi les liens avec les autres militants de la Gauche qui, pourchassés par les polices de Mussolini et de Staline, partent pour la plupart en exil, principalement en France et en Belgique[12]. Ceux-ci étaient bien décidés à poursuivre le combat contre la dérive opportuniste de l’Internationale communiste. Ils constituèrent en 1928 la Fraction de gauche du Parti communiste d’Italie. Leur grande force a été de clarifier et d’approfondir deux questions essentielles : le repli et la défaite de la vague révolutionnaire, c’est-à-dire l’ouverture d’une période de contre-révolution qui préparait la voie à une nouvelle guerre mondiale, d’une part, et la nature des tâches des organisations révolutionnaires dans une telle situation, c’est-à-dire un travail de fraction comme l’avaient réalisé Marx et Lénine contre l’opportunisme dans d’autres périodes défavorables du mouvement ouvrier.
La Fraction se fixait comme tâche principale de tirer les leçons de la vague révolutionnaire des années 1920, de déterminer quelles étaient les positions que l’expérience historique avait validées et celles qui avaient été des erreurs ou qui perdaient leur validité avec l’évolution du capitalisme. Contrairement à l’Opposition de gauche de Trotsky qui se réclamait intégralement des quatre premiers congrès de l’IC, la Gauche italienne rejetait certaines des positions adoptées lors des 3e et 4e congrès et tout particulièrement la tactique de « Front unique ». Si le parti, après l’éclatement de l’Internationale, poursuivait son cours dégénérescent et finissait par passer dans le camp de la bourgeoisie, cela ne pouvait pas signifier que la situation était mûre pour le surgissement d’un nouveau parti. La Fraction devait poursuivre son travail pour créer les conditions du futur parti et celui-ci ne pouvait resurgir qu’à deux conditions : que la Fraction ait terminé son travail de bilan par l’élaboration d’un nouveau cadre programmatique correspondant à la nouvelle situation, et qu’apparaisse une situation non seulement de rupture avec la contre-révolution, mais d’une nouvelle période de montée vers la révolution, comme l’avait déjà établi les Thèses de Rome (1922)[13].
Durant toute cette période, la Fraction a réalisé un travail remarquable d’élaboration programmatique et, avec un certain nombre de communistes de la gauche hollandaise, elle est la seule organisation qui ait maintenu une position de classe intransigeante face à la guerre d’Espagne qui avait représenté une répétition générale de la Deuxième Guerre impérialiste mondiale. Cependant, le poids de la contre-révolution s’alourdissait avec le temps et la Fraction entra elle-même dans une période de dégénérescence. Sous l’impulsion de Vercesi, son principal théoricien et animateur, elle commence à élaborer une nouvelle théorie selon laquelle les guerres locales ne représentaient plus les préparatifs d’une nouvelle boucherie mondiale mais étaient destinées à prévenir, par des massacres d’ouvriers, la menace prolétarienne qui se ferait jour. Le monde se trouvait donc, pour Vercesi, à la veille d’une nouvelle vague révolutionnaire. Malgré le combat d’une minorité contre cette nouvelle orientation, la Fraction se trouva complètement déboussolée au moment de l’éclatement de la Deuxième Guerre mondiale. Elle était totalement désarticulée, mise à part cette minorité qui parvint à reconstituer la Fraction en 1941, principalement à Marseille.
Lorsqu’en 1942-43 se développent dans le Nord de l’Italie de grandes grèves ouvrières[14] conduisant à la chute de Mussolini, la Fraction reconstituée estime que, conformément à sa position de toujours, « le cours de la transformation de la Fraction en parti en Italie est ouvert » (Conférence d’août 1943). Cependant, à la Conférence de mai 1945, ayant appris la constitution en Italie du Partito comunista internazionalista avec les figures prestigieuses d’Onorato Damen et Amadeo Bordiga, la Fraction décide sa propre dissolution et l’entrée individuelle de ses membres dans le Piste. C’était le coup de grâce, la Fraction fragilisée s’effondrait malgré les mises en garde de Marc Chirik [15] qui demandait à la Fraction de vérifier d’abord les bases programmatiques de ce nouveau parti sur lesquelles elle n’avait aucun document.
La formation du PCIste en 1943 était justifiée par le resurgissement des combats de classe en Italie du Nord et misait sur le fait que ses combats étaient les premiers d’une nouvelle vague révolutionnaire qui allait surgir de la guerre comme ce fut le cas au cours du premier conflit mondial. Dès qu’il s’avéra que cette perspective ne se réaliserait pas, le PCIste aurait dû se replier sur un travail de Fraction, poursuivre l’œuvre de la Gauche italienne en exil et se préparer à un travail à contre-courant dans le milieu hostile de la contre-révolution[16]. Or le PCIste fit tout le contraire et se lança dans une dérive opportuniste, recrutant dans les milieux trotskistes et staliniens, sans être trop regardant, pour justifier, envers et contre tout, la formation du parti. Tout était fait pour s’adapter aux illusions croissantes d’une classe ouvrière en recul.
Par exemple, le PCIste avait été très clair au départ sur la résistance comme moment de la guerre impérialiste et comme piège nationaliste. Mais le voilà qui s’oriente bientôt vers un travail d’agitation en direction des groupes de partisans avec l’illusion de les transformer « en organes d’autodéfense prolétarienne, prêts à intervenir dans la lutte révolutionnaire pour le pouvoir » (Manifeste diffusé en juin 1944). Il va jusqu’à participer aux élections en 1946, lui qui se réclamait de la Fraction abstentionniste. Cette politique opportuniste du PCIste est encore plus flagrante vis-à-vis des groupes du sud de l’Italie. La « Frazione di sinistra dei comunisti e socialisti » constituée à Naples autour de Bordiga et de Pistone pratiquait jusqu’au début de 1945 l’entrisme dans le PCI stalinien, elle était particulièrement floue concernant la question de la nature politique de l’URSS. Le PCIste lui ouvre ses portes, aveuglé par la présence de Bordiga, ainsi qu’à des éléments du POC (Parti ouvrier communiste) qui avait constitué pendant un certain temps la section italienne de la IVe Internationale trotskiste. Tout cela sans vérification, sans discussion approfondie avec ces éléments, sans examen critique.
Le PCIste comptait dans ses rangs un certain nombre de militants de la Fraction qui étaient rentrés en Italie au début de la guerre. Il avait donc été influencé par les positions de la Fraction comme le montrent les premiers numéros de Prometeo. Mais à la Conférence de Turin, à la fin de l’année 1945, le PCIste adopte le projet de programme que Bordiga -qui n’était toujours pas membre du parti- venait de lui envoyer et qui ignorait totalement ses positions. C’était là le symbole de la rupture avec le cadre organisationnel élaboré par la Fraction en exil. Maintenir un travail de parti dans une période contre-révolutionnaire, c’était ouvrir toutes grandes les portes de l’opportunisme, c’était rendre impossible toute lucidité lorsque l’idéologie dominante pénètre au sein de l’organisation. On a là le point commun qui unit d’une part le courant de Damen et, d’autre part, le bordiguisme qui allait naître quelques années plus tard.
Un tel rassemblement hétéroclite ne pouvait tenir dans la durée. La scission intervint dès 1952, scission qui marque la naissance du courant bordiguiste. Après avoir été l’un des initiateurs de la rupture avec le cadre du travail de Fraction, Bordiga franchit un pas supplémentaire, celui de la rupture avec le cadre programmatique lui-même élaboré par la Fraction de la Gauche italienne en exil. Dans le nouveau parti, qui prit bientôt le nom de Parti communiste international (PCInt), les trois années 1951, 1952 et 1953 furent des années de fièvre révisionniste. Le but est clair : « Il ne s’agissait plus seulement de renouer ensemble les fils épars d’une opposition marxiste au stalinisme, mais de la reconstruire ex novo, en recommençant, sur tous les fronts, à zéro[17]. » C’est-à-dire en balayant tous les apports des trois Internationales et de la Gauche communiste des années 1920-1930. Ainsi :
1. Bordiga procède tout d’abord à la liquidation de la théorie de la décadence que défendait la Troisième Internationale. Le capitalisme était en expansion permanente et il devenait possible alors de trouver des capitalismes juvéniles par ci par là.
2. Bordiga découvre que le prolétariat est incapable de développer sa conscience avant la prise du pouvoir. Jusque-là c’est uniquement au sein du parti que la conscience est un facteur actif, ce qu’il appela « le renversement de la praxis ». C’était jeter à la poubelle encore un autre ouvrage fondamental du marxisme, l’Histoire de la Révolution russe de Trotsky[18].
3. Bien entendu, la négation de la conscience au sein du prolétariat permettait de transmettre au parti -et uniquement au parti- les tâches révolutionnaires qui incombaient à la masse du prolétariat organisée dans les Conseils ouvriers. Selon cette vision substitutionniste, le Parti organise et dirige techniquement la classe entière. Il est monolithique, unique et hiérarchique, à l’image d’une pyramide où le sommet serait occupé par le comité central du parti[19].
4. Avec le Parti, l’État est devenu l’organe révolutionnaire par excellence de la dictature du prolétariat. Il appuie son pouvoir sur la terreur rouge[20]. Sur ces deux questions, Bordiga sabordait deux des principales avancées réalisées par la Fraction de gauche du PCd’I. Ce n’était pas seulement la continuité avec le travail programmatique de la Gauche qui était brisée, mais toute la continuité du mouvement marxiste. C’était un rejet de la méthode d’analyse des principales expériences du prolétariat telle que Marx et Engels l’avaient inaugurée, par exemple au moment de la Commune de Paris qui leur avait permis de conclure : « Le moins qu’on puisse en dire, c’est que l’État est un mal dont hérite le prolétariat vainqueur dans la lutte pour la domination de classe et dont, tout comme la Commune, il ne pourra s’empêcher de rogner aussitôt au maximum les côtés les plus nuisibles, jusqu’à ce qu’une génération grandie dans des conditions sociales nouvelles et libres, soit en état de se défaire de tout ce bric-à-brac de l’État.[21] »
5. Pour couronner le tout, Bordiga décrète l’invariance du marxisme dans une réunion de septembre 1952 (année fatidique pour le PCInt !) à Milan. Alors que le programme communiste et la théorie marxiste qui le sous-tend sont dans un processus cumulatif au fur et à mesure des leçons tirées des révolutions et des contre-révolutions, au fur et à mesure des expériences du prolétariat et de l’approfondissement théorique effectué par les communistes à leur propos, Bordiga en fait un dogme mort, un catéchisme. Voilà comment Bordiga prétend lutter contre les révisionnistes et les modernisateurs, en enfilant lui-même les deux costumes : celui du révisionniste et celui du prêtre : « Bien que le patrimoine théorique de la classe ouvrière révolutionnaire ne soit plus une révélation, un mythe, une idéologie idéaliste comme ce fut le cas pour les classes précédentes, mais une “science” positive, elle a toutefois besoin d’une formulation stable de ses principes et de ses règles d’action, qui joue le rôle et ait l’efficacité décisive qu’ont eu dans le passé les dogmes, les catéchismes, les tables, les constitutions, les livres-guides tels que les Védas, le Talmud, la Bible, le Coran ou la déclaration des droits de l’homme.[22] »
Une fois achevé ce travail de destruction systématique du patrimoine de la classe ouvrière[23], le PCInt est obligé de constater amèrement que le CCI reste aujourd’hui le seul héritier des positions programmatiques élaborées par la Fraction italienne dans les années 1930. Il est contraint de le reconnaitre publiquement dans un article consacré -bien tardivement- à l’histoire de la « Fraction de gauche à l’étranger », comme il l’appelle, et va même jusqu’à reconnaître une rupture dans la continuité théorique de la Gauche italienne : « Sur la question de la guerre, sur la question de la crise mondiale du capitalisme, sur la question coloniale, sur tous ces thèmes, la Fraction à partir de 1935 commence à aller vers des positions qui, il nous déplaît de le dire, sont celles professées aujourd’hui par le Courant communiste international. […] Nous devons en effet dire ouvertement, sans avoir la moindre intention d’intenter un procès aux camarades -comme cela fait d’ailleurs partie de notre tradition- que le Parti qui naît en 1952 ne se rattache pas au patrimoine théorique de la Fraction[24]. »
Orphelin du mouvement ouvrier, happé dans une spirale idéaliste, voire mystique, le PCInt va tenter de restaurer une sorte de continuité politique sur la base d’une continuité individuelle, c’est-à-dire sur la base de la conception du « chef génial », conception déjà critiquée par la Gauche communiste de France (GCF) en 1947[25]. Cette conception idéaliste est encore en vigueur dans le PCInt d’aujourd’hui, en voici une illustration : Dans ce même article que nous venons de citer, il nous explique doctement quelle furent les causes de la scission de 1952. Pour constituer le vrai Parti, il fallait que le « chef génial » ait finit de réfléchir : « Dans cette période, qui a été en Italie l’année 1952 -il est bien entendu possible de se demander s’il aurait pu naître en 1950 plutôt qu’en 1952, mais cela n’a en réalité aucune importance- la reconstitution du parti a été possible, parce qu’alors et seulement alors il a été possible de faire ce bilan. Amadeo [Bordiga] lui-même n’aurait pu accomplir ce travail dix ans plus avant. Nous avons pu montrer que dans la pensée d’Amadeo certaines choses n’étaient pas encore claires en 1945, qui le seront devenues en 1952.[26] »
Mais revenons à notre point de départ, la question nationale, en exposant quelle est la méthode de la Gauche communiste. À travers cette citation de Bilan, l’organe de la Fraction italienne, on pourra mesurer aisément le gouffre qui la sépare de la méthode sclérosée du courant bordiguiste :
« Notre époque est dominée par un passé d’essor révolutionnaire et par les sombres défaites que le prolétariat vient de subir dans le monde entier. La pensée marxiste qui gravite autour de ces deux axes parvient difficilement à rejeter les défroques inutiles, les formules périmées, à se débarrasser de « l’emprise des morts », pour progresser dans l’élaboration du matériel nouveau, nécessaire pour les batailles de demain. Le reflux révolutionnaire détermine plutôt une résorption de la pensée, un retour vers des images d’un passé « où l’on a vaincu » ; et ainsi le prolétariat, la classe de l’avenir, est transformé en classe sans espoir qui console sa faiblesse avec des déclamations, un mysticisme de formules creuses, pendant que l’étau de la répression capitaliste se resserre toujours plus.
Il faut proclamer, encore une fois, que l’essence du marxisme n’est pas l’adulation des chefs prolétariens ou de formules, mais une prospection vivante et en progression continue, aussi bien que la société capitaliste progresse toujours plus dans le sens de l’emprisonnement de la révolte des forces de production. Ne pas compléter l’apport doctrinal des phases antérieures de la lutte prolétarienne revient à rendre impuissants les ouvriers devant les armes neuves du capitalisme. Mais cet apport n’est certes pas donné par la somme des positions contingentes, des phrases isolées, de tous les écrits et discours de ceux dont le génie exprima le degré atteint par la conscience des masses dans une période historique déterminée, mais bien par la substance de leur œuvre qui fut fécondée par l’expérience douloureuse des ouvriers. Si dans chaque période historique le prolétariat gravit un échelon nouveau, si cette progression est consignée dans les écrits fondamentaux de nos maîtres, il n’en reste pas moins vrai que la somme des hypothèses, des schémas, des probabilités émises devant des problèmes encore embryonnaires, doivent être passés par la critique la plus sévère par ceux qui voyant s’épanouir ces mêmes phénomènes peuvent bâtir des théories non sur le « probable » mais sur le ciment des expériences nouvelles. D’ailleurs, chaque période contient ses limites, sorte de domaine d’hypothèses qui pour être valables doivent encore être vérifiées par les événements. Mais même quand des phénomènes sociaux se présentent sous nos yeux il arrive aux marxistes de vouloir emprunter à l’arsenal ancien des faits historiques des arguments pour leurs interventions.
Mais le marxisme n’est pas une bible, c’est une méthode dialectique ; sa force réside dans son dynamisme, dans sa tendance permanente vers une élévation des formulations acquises par le prolétariat marchant à la révolution. Quand la tourmente révolutionnaire balaye impitoyablement les réminiscences, qu’elle fait surgir de profonds contrastes entre les positions prolétariennes et le cours des événements, le marxiste n’adjure pas l’histoire d’adopter ses formules périmées, de rétrograder : il comprend que les positions de principe élaborées préalablement, doivent être poussées plus loin, que le passé doit être laissé aux morts. Et c’est Marx rejetant ses formules de 1848 sur le rôle progressif de la bourgeoisie, c’est Lénine foulant aux pieds, en Octobre 1917, ses hypothèses de septembre sur le cours pacifique de la révolution, sur l’expropriation avec rachat des banques ; tous deux pour aller bien au-delà de ces positions : pour faire face aux véritables tâches de leur époque. […]
Pour ce qui nous concerne, nous n’aurons aucune crainte de démontrer que la formulation de Lénine, pour ce qui est du problème des minorités nationales, a été dépassée par les événements et que sa position appliquée dans l’après-guerre s’est avérée en contradiction avec les éléments fondamentaux que son auteur lui avait donnés : aider à l’éclosion de la révolution mondiale.
D’un point de vue général, Lénine, pendant la guerre, eut parfaitement raison de mettre en évidence la nécessité d’affaiblir par tous les moyens les principaux États capitalistes, dont la chute aurait certainement accéléré le cours de la révolution mondiale. Appuyer les peuples opprimés revenait, pour lui, à déterminer des mouvements de révolte bourgeoise dont auraient pu profiter les ouvriers. Tout cela aurait été parfait à une condition : que la situation d’ensemble du capitalisme, l’époque de l’impérialisme, permit encore des guerres nationales progressives, des luttes communes de la bourgeoisie et du prolétariat. Quant au deuxième aspect du problème soulevé par Lénine, le droit d’auto-détermination des peuples, la révolution russe a prouvé que si la révolution prolétarienne ne coïncide pas avec sa proclamation il ne représente qu’un moyen de canalisation de l’effervescence révolutionnaire, une arme de répression que tous les impérialismes surent manier en 1919, depuis Wilson jusqu’aux représentants de l’impérialisme français, italien, anglais[27]. »
Durant tout le processus qui mena à la formation du CCI en 1975, il était indispensable de reprendre l’héritage de la Gauche communiste laissé à l’abandon du fait de la rupture organique. Ce fut l’œuvre principale du CCI de retisser cette continuité politique après la coupure du lien entre les organisations communistes successives. Grâce à l’action militante et aux commentaires de la Gauche communiste de France et d’Internacionalismo, à la faveur de la reprise de classe à la fin des années 1960, il devenait possible de faire la synthèse des apports des différents courants de la Gauche communiste en un tout cohérent basé sur le cadre de la décadence. Dans ce travail, l’apport de la Gauche italienne a été central et, comme on l’a vu plus haut, le PCInt reconnait avec une franchise qui l’honore que les principales leçons de la vague révolutionnaire et de la contre-révolution élaborées par la Fraction qui publiait Bilan en français sont défendues aujourd’hui par le CCI. C’est par contre avec une très grande timidité que le PCInt tente de tirer les leçons de sa crise interne provoquée par cette position opportuniste défendue sur la question nationale.
À partir du Prolétaire n° 401 de mai-juin 1989, c’est-à-dire 7 ans après sa crise interne dévastatrice, le PCInt reconnait que « la complexité de la situation et l’évolution de la Résistance palestinienne provoqua dans le parti un certain nombre de flottements et de prises de position fausses ; c’était le cas par exemple de l’espoir que les noyaux de la future avant-garde prolétarienne dans la région naissent à partir d’organisations de la gauche de l’O.L.P. […] La crise qui frappa le parti d’hier au début des années 80 eut précisément la « question palestinienne » comme détonateur ». Parmi ces positions fausses il cite la revendication d’un « mini-État palestinien qui serait un ghetto pour les prolétaires palestiniens » et va jusqu’à -quel sacrilège !- proclamer : « Palestine ne vaincra pas ; c’est la révolution prolétarienne qui vaincra ! »
Mais il faut bientôt déchanter, les limites de cette autocritique apparaissent très vite. On apprend par exemple que « le “facteur national arabe” a désormais épuisé toute potentialité de progrès historique dans la vaste aire qui va du Proche-Orient à l’Atlantique en couvrant le Nord de l’Afrique » depuis la Deuxième Guerre mondiale. Cela signifie que le PCInt reste prisonnier de sa théorie des aires géo-historiques, c’est-à-dire de l’idée qu’il existerait ici ou là dans le monde des zones où le capitalisme est encore juvénile, malgré les travaux de R. Luxemburg et de Lénine sur l’impérialisme montrant l’achèvement du marché mondial depuis 1914. Dès ce moment le capitalisme est sénile partout dans le monde et la tâche du prolétariat est partout la même : détruire le capitalisme et instaurer de nouveaux rapports de production. Voilà où conduit cette ambiguïté sur les aires géo-historiques, réintroduire les intérêts nationaux dans la lutte du prolétariat : « Selon le marxisme, l’orientation correcte surtout pour les aires où la révolution bourgeoise n’est plus à l’ordre du jour (où donc il ne peut plus y avoir de révolutions doubles) mais où la question nationale n’a pas été résolue est d’insérer celle-ci et la lutte nationale dans la lutte de classe révolutionnaire. L’objectif de cette dernière est la conquête du pouvoir politique, non pour instaurer un État national, mais l’État de la dictature du prolétariat, instrument de la révolution prolétarienne internationale. » Moralité : la lutte de classe révolutionnaire peut-être menée en incorporant, dans sa méthode et ses objectifs, la question nationale, c’est-à-dire nécessairement en faisant des concessions à cette dernière !
Les grandes phrases sur « la révolution prolétarienne internationale » ne pourront pas sauver la position du PCInt sur la question nationale. Sans cesse il est obligé pour rester cohérent de réintroduire la lutte pour les droits démocratiques et la revendication de l’auto-détermination nationale. Ce faisant, il provoque chez les prolétaires israéliens une réaction de défense chauvine tout en assommant les prolétaires palestiniens par des discours teintés (encore l’opportunisme) de nationalisme : « Pour rompre avec leur bourgeoisie les prolétaires israéliens juifs doivent se désolidariser de l’oppression nationale exercée sur les Palestiniens. Il n’y a pas de pire malheur pour un peuple que d’en subjuguer un autre, disait Marx à propos de l’oppression anglaise sur l’Irlande. Pour sortir de leur situation, malheureuse du point de vue de la lutte de classe, les prolétaires israéliens juifs devront se placer sur le double terrain de la lutte contre les discriminations envers les prolétaires palestiniens et arabes dans leurs conditions de vie et de travail (donc contre le confessionalisme de l’État israélien), et de la défense du droit à l’autodétermination du peuple palestinien, c’est à dire du droit de tous les Palestiniens à constituer leur État en Palestine[28]. »
Ainsi le PCInt ne voit toujours pas que notre période n’est pas la même que celle de Marx. Il ne pourra jamais clarifier son problème tant qu’il n’aura pas reconnu qu’à l’époque de l’impérialisme (ou décadence du capitalisme) le vieux programme bourgeois démocratique a été enterré en même temps que le programme national, que la nation ne peut plus servir de cadre de développement des forces productives. Comme le disait Rosa Luxemburg : « Certes, la phrase nationale est demeurée, mais son contenu réel et sa fonction se sont mués en leur contraire. Elle ne sert plus qu'à masquer tant bien que mal les aspirations impérialistes, à moins qu'elle ne soit utilisée comme cri de guerre, dans les conflits impérialistes, seul et ultime moyen idéologique de capter l'adhésion des masses populaires et de leur faire jouer leur rôle de chair à canon dans les guerres impérialistes[29]. »
Lorsque le prolétariat entamera une nouvelle montée vers la révolution, il sera confronté encore pendant tout un temps avec les pièges du démocratisme et du nationalisme. À ce moment, la présence d’un Parti communiste, qui aura prouvé depuis longtemps sa clarté programmatique sur ces deux questions, sera décisif pour orienter le prolétariat vers l’insurrection. Mais le cadre politique à la base de la plateforme du PCInt est obsolète sur la question nationale et sur bien d’autres points. La raison est à chercher dans la rupture opérée dans la continuité du travail de la Gauche communiste d’Italie. Ayant brisé cette continuité avec le passé, le PCInt n’est plus en mesure de construire le futur, c’est-à-dire de contribuer à la formation du futur Parti mondial, un Parti non sectaire, non hiérarchique, non monolithique, non substitutionniste, mais un Parti dirigeant, au sens non pas d’une direction technique de la classe mais d’une direction politique, d’une orientation défendue de façon militante au sein de la classe, une orientation s’appuyant sur le but final communiste et sur une analyse complète de la situation historique.
Le PCInt, dont nous venons d’examiner les positions, n’est que l’une des expressions de la diaspora bordiguiste actuelle. Après l’explosion de 1982, les quelques militants français rescapés se sont rapprochés de ceux qui en Italie publiaient Il Comunista pour reconstituer un nouveau PCInt affirmant poursuivre l’œuvre du précédent. Il serait fastidieux de compter le nombre de PCInt dispersés sur plusieurs continents et se réclamant tous du bordiguisme élaboré à partir de 1952. Signalons seulement l’autre branche qui s’était maintenue en Italie autour de Bruno Maffi (1909-2003) et qui publie Il Programa Comunista en italien et les Cahiers internationalistes en français.
Parmi tous ces groupes, y compris leurs scissions et leurs exclus, plusieurs se sont posé des questions sur la validité de la position originelle du PCInt concernant la question nationale que la réalité semblait tellement invalider. Ils ont alors redécouvert que « les ouvriers n’ont pas de patrie » et que la tâche du prolétariat était partout la même, renverser la bourgeoisie et s’emparer du pouvoir. Mais il fallait expliquer les raisons de ce changement de position. Tous les PCInt avaient alors dans la manche une réponse toute prête : « La fin du cycle des révolutions bourgeoises anticoloniales en Asie et en Afrique », comme le proclame un tract de septembre 2024 du groupe de Madrid El Comunista.
Mais cette proclamation ne changeait rien sur le fond. On a vu ce qu’il en était de l’autocritique de 1989. La lutte contre l’oppression nationale était un dogme intouchable. Il y avait déjà eu une longue série de réunions générales du PCInt à la fin des années 1970 qui devait établir « La fin de la phase révolutionnaire bourgeoise dans le “Tiers Monde” » comme l’annonce le titre de l’article de Programme communiste n°83 (1980). C’était la prémisse de la fausse autocritique de 1989 car on n’y trouve aucun questionnement sur les questions essentielles comme la soi-disant nature bourgeoise des « révolutions » chinoise de 1949 et algérienne de 1962, ni sur la prétendue « révolution double » de 1917 en Russie. Cet article affirme que la fin des révolutions bourgeoises intervient en 1975, c’est-à-dire 61 ans après l’ouverture réelle de la période de déclin du capitalisme, comme l’avait mise en évidence le Premier Congrès de l’Internationale communiste. Ce changement dans la situation historique serait dû au retrait des Américains du Vietnam et à la fin de la période révolutionnaire de la bourgeoisie chinoise qui, comme on le sait, préféra s’allier au « grand Satan américain ». Une sacrée découverte quand on sait que la bourgeoisie chinoise maoïste a été pendant longtemps le fer de lance de la contre-révolution stalinienne !
L’attitude du PCInt rappelle la stratégie des fractions bourgeoises les plus habiles dans l’histoire : « Tout changer pour que rien ne change. » Qu’on en juge : « Il s’agit maintenant de délimiter globalement la phase où le prolétariat, qui lie déjà la réalisation de ces réformes-là plus favorable aux masses à sa propre révolution, se trouve pratiquement seul à faire avancer l’histoire et devient donc l’héritier des tâches bourgeoises non encore réalisées[30]. » Chassée par la porte, la révolution bourgeoise revient par la fenêtre. C’est pourquoi les Cahiers internationalistes peuvent tranquillement affirmer une nouvelle fois que l’expropriation des paysans palestiniens à partir de la création de l’État israélien en 1948 évoque la période de l’accumulation primitive du capitalisme : « L’histoire de cette dépossession ressemble à celle des paysans anglais dont parlait Marx : “l’histoire de cette dépossession est écrite dans les annales de l’humanité en lettres de feu et de sang”. »
L’introduction de la théorie des aires géo-historiques par le PCInt est en totale contradiction avec le marxisme. Pour celui-ci, la réalité doit être abordée dans sa globalité, dans sa totalité. Et c’est à partir de cette totalité que ses différentes parties peuvent être analysées. Il en va de même avec le mode de production capitaliste. Partir du point de vue du capital total, c’est la méthode dialectique dont se revendique Marx mille fois dans son œuvre. Prenons un seul exemple tiré des Théories sur la plus-value : « C’est seulement le foreign trade [le commerce extérieur], la transformation du marché en marché mondial, qui mue l’argent en argent mondial et le travail abstrait en travail social. La richesse abstraite, la valeur, l’argent – hence [donc] le travail abstrait, se développent dans la mesure où le travail concret évolue dans le sens d’une totalité des différents modes de travail qui englobe le marché mondial. La production capitaliste est basée sur la valeur, c’est-à-dire sur le développement comme travail social du travail contenu dans le produit. Mais cela n’a lieu que sur la base du foreign trade et du marché mondial. C’est donc aussi bien la condition que le résultat de la production capitaliste [31]. »
Une réelle clarification de la question nationale, qui donne tant de fil à retordre au PCInt, passe en particulier par une réflexion sur les questions suivantes :
– L’émergence d’un capitalisme largement développé est l’une des conditions matérielles indispensables à la réalisation du communisme. Mais, tout d’abord, ses propres contradictions rendent impossible l’élargissement d’un tel développement capitaliste au monde entier. Ensuite, le capitalisme reste une économie de pénurie parce qu’elle est paralysée par le rapport salarial et par la concurrence. Il crée les prémisses du communisme, mais pas le communisme lui-même. Ce faisant, les mesures économiques que le prolétariat pourra prendre, devront s’orienter vers le communisme, mais resteront, dans un premier temps, limitées tant que le pouvoir international des Conseils ouvriers ne sera pas assuré. Ceci d’autant plus que la décomposition du capitalisme aura entrainé de nombreuses destructions, y compris lors de la guerre civile révolutionnaire. Cette limitation est inévitable, aussi bien dans les pays développés que dans les pays de la périphérie du capitalisme, et n’a rien à voir avec des revendications bourgeoises comme le prétend le PCInt.
– Marx et Engels ont été les premiers à remettre en cause la notion de « révolution permanente » défendue dans l’Adresse du comité central de la Ligue des communistes de mars 1850[32]. Nous sommes en 1848 et non plus en 1789, la menace prolétarienne a totalement refroidi les prétentions révolutionnaires de la bourgeoisie. Aussi l’hypothèse de la « révolution permanente[33] » devait s’avérer erronée, et celle de la « révolution double » inventée par les bordiguistes, une caricature[34]. Comme le montre la revue Bilan, citée plus haut, la Fraction italienne avait parfaitement compris que les tâches historiques d’une classe ne peuvent être assumées par une autre classe, mais pas les bordiguistes.
– Il n’y a pas de luttes anti-impérialistes, comme le prétendent les maoïstes, il n’y a que des conflits inter-impérialistes. Les luttes anticoloniales ont cessé avec la décolonisation. La soumission coloniale s’est transformée en soumission impérialiste que les puissances bourgeoises parmi les plus développées imposent sur les pays plus faibles, dans leur compétition sanglante pour le contrôle des zones stratégiques de la planète. Tout ceci dans un contexte où l’impérialisme, la militarisation, le capitalisme d’État, le chaos et la guerre sont devenus le mode de vie de toutes les nations, petites ou grandes.
– Les tâches du prolétariat sont désormais partout les mêmes : prendre le pouvoir et instaurer la dictature du prolétariat au travers de son combat en tant que classe, de son unification internationale et de la généralisation de la révolution. Cette dynamique, dans laquelle le Parti communiste mondial est appelé à jouer un rôle décisif, s’appuie sur la capacité du prolétariat d’entraîner derrière lui, ou de neutraliser si nécessaire, les couches sociales non exploiteuses -la masse des sans travail, la paysannerie pauvre et le petit commerce- processus qui n’est réalisable que sous l’impulsion de la classe ouvrière la plus expérimentée, celle de la vieille Europe.
Dans ce but, les communistes doivent partout brandir le drapeau de l’autonomie de classe et celui de l’internationalisme prolétarien, c’est-à-dire démasquer sous les beaux discours sur l’oppression nationale le visage hideux du chauvinisme.
A. Elberg
[1] L’étude de Bordiga, Facteurs de race et de nation dans la théorie marxiste, parait en 1979 aux éditions du PCInt, Prométhée. La citation se trouve à la page 165.
[2] Ce compte rendu est publié dans Il programma comunista nos1, 2 et 3 (1961) puis dans Le Fil du temps n° 12 (1975). La citation provient de cette dernière revue, p. 216.
[3] Voir notre étude historique du phénomène dans la Revue internationale nos66 [741], 68 [742] et 69 [743] (1991-1992), « Bilan de 70 années de luttes de “libération nationale” ».
[4] Programme communiste n° 75 (1977), p. 51.
[6] Toutes ces nouvelles nations, loin d’être l’expression d’un capitalisme en expansion, étaient un pur produit de l’impérialisme. Elles révèlent tout de suite leur vraie nature en écrasant leurs prolétaires et en déclarant la guerre à leurs voisins.
[7] Aujourd’hui encore, la Russie invoque sa pureté anticoloniale auprès des pays africains.
[8] Voir en particulier notre brochure Nation ou Classe.
[9] Voir en particulier dans la Revue internationale, n°32 [745] (1983), « Le Parti communiste international (Programme communiste) à un tournant de son histoire », n°64 [746] (1991), « Le milieu politique prolétarien face à la guerre du Golfe », n°72 [747] (1993), « Comprendre le développement du chaos et des conflits impérialistes », nos77 [748] et 78 [749], « Le rejet de la notion de décadence conduit à la démobilisation du prolétariat face à la guerre ».
[10] Le premier numéro de Prometeo parait en novembre 1943. À la faveur du mouvement de grèves, le Parti se développe rapidement en milieu ouvrier et dès la fin de l’année 1944 il avait constitué plusieurs fédérations dont les plus importantes étaient celles de Turin, Milan et Parme. Il édite un schéma de programme cette même année. Il tint une première conférence de l’ensemble du Parti à Turin en décembre 1945 et janvier 1946.
[11] La Gauche communiste d’Italie, Éditions du CCI, 1991, p. 36.
[12] Pour cette partie nous résumons certains passages de notre article « À l’origine du CCI et du BIPR » paru dans les Revue internationale nos90 [750] et 91 [751] (1997). Première partie : La Fraction italienne et la Gauche communiste de France ; deuxième partie : La formation du Partito comunista internazionalista.
[13] Défense de la continuité du programme communiste, Éditions Programme communiste, 1972, pp. 43 et 44.
[14] Dans celles-ci, sont présents et actifs les derniers militants internationalistes exclus en 1934 du PCI qui trahissait la cause du prolétariat. Parmi eux figurent Onorato Damen en particulier et d’autres qui, dans les prisons de Mussolini, poursuivront une activité militante clandestine.
[15] Marc Chirik (1907-1990), militant de la Fraction italienne, fut l’un des fondateurs du Noyau français de la Gauche communiste (NFGC) en 1942 qui deviendra la Fraction française de la Gauche communiste (FFGC) en 1944 puis la Gauche communiste de France (GCF) en 1945. Il fut également l’un des fondateurs du groupe Internacionalismo en 1964, du groupe Révolution internationale en 1968 et du Courant communiste international en 1975.
[16] Après la fin de l’agitation sociale en Italie et après la perte de la moitié des militants, l’éventualité d’une reprise d’un travail de fraction a été posée au deuxième congrès du PCIste en 1948. Cependant Damen a coupé court à toute discussion en reprenant la position trotskiste classique : la mort de l’ancien parti crée immédiatement les conditions pour l’émergence du nouveau. Voir l’article d’Internationalisme (GCF) n° 36 (1948), « Le deuxième congrès du Parti communiste internationaliste d’Italie », republié dans la Revue internationale n° 36, (1984).
[17] « La portée de la scission de 1952 dans le Partito comunista internazionalista », Programme communiste n°93 (mars 1993), p.64.
[18] Le « renversement de la praxis » est expliqué dans Programme communiste n°56 (1972). On y trouvera également le schéma d’un capitalisme en expansion constante à la p.58.
[19] Le schéma de cette pyramide se trouve dans Programme communiste n°63 (1974), p.35. Il s’agit du compte rendu d’une réunion du parti du 1er septembre 1951 à Naples
[20] La revendication de la « terreur rouge » est une nouvelle fois chez les bordiguistes le signe d’une confusion entre révolution bourgeoise et révolution prolétarienne. Quant au rôle de l’État dans la révolution, hormis l’organisation de la lutte armée contre la résistance de la classe déchue, il s’avère ne jouer aucun rôle dynamique révolutionnaire, déjà dans la révolution bourgeoise, comme le montre notre étude, « L’État et la dictature du prolétariat » dans la Revue internationale n°11 [752] (1977).
[21] F. Engels, Introduction à La Guerre civile en France, Paris, Éditions sociales, 1969, p. 25.
[22] « L’“invariance” historique du marxisme », Programme communiste n°53-54 (1971-1972), p. 3.
[23] Marqué profondément par l’opportunisme, le PCInt reste malgré tout l’un des courants de la Gauche communiste, c’est-à-dire un groupe politique prolétarien, parce qu’il conserve globalement une position internationaliste face à la guerre impérialiste. La revendication de l’auto-détermination pour la nation palestinienne est bien une faiblesse considérable mais elle est de nature différente de la position gauchiste (trotskistes, maoïstes, certains anarchistes) qui revendique pour les Palestiniens une « République ouvrière et paysanne du Moyen-Orient ». Rappelons que l’opportunisme est une maladie au sein du mouvement ouvrier, celui-ci étant en permanence confronté au danger d’une pénétration de l’idéologie dominante en son sein. Ce n’est que dans des périodes historiques exceptionnelles (guerre, révolution) que l’opportunisme passe dans le camp de la bourgeoisie, avant même la trahison du parti. Il s’agit dans ce cas en général de la majorité de la direction qui contribue, en collaboration avec les autres forces de la démocratie bourgeoise, à la transformation du parti en une force au service du capitalisme. Nous sommes certains que pour le moment la bourgeoisie, même si elle surveille de près tous les groupes révolutionnaires, n’a aucune intention de mettre à son service le PCInt, la panoplie des groupes bourgeois se réclamant de la révolution prolétarienne (le gauchisme) étant suffisamment variée dès aujourd’hui.
[24] « Éléments de l’histoire de la Fraction de gauche à l’étranger (de 1928 à 1935) » dans Programme communiste nos97 (septembre 2000), 98 (mars 2003), 100 (décembre 2009) et 104 (mars 2017).
[25] « Problèmes actuels du mouvement ouvrier », Internationalisme n°25, août 1947, dans la Revue internationale n°33 (1983).
[26]. « Éléments de l’histoire de la Fraction de gauche à l’étranger (de 1928 à 1935) (4) », Programme communiste n°104 (2017), p.49.
[27]. « Le problème des minorités nationales », Bilan n° 14 (décembre 1934-janvier 1935).
[28] Toutes ces citations sont tirées de la brochure du PCInt, Le marxisme et la question palestinienne.
[29] R. Luxemburg, Brochure de Junius, chapitre Invasion et lutte des classes.
[30]. « La fin de la phase révolutionnaire bourgeoise dans le “Tiers Monde” », Programme communiste n° 83 (1980), p. 40.
[31]. K. Marx, Théories sur la plus-value, tome III, Paris, Éditions sociales, 1976, p. 297.
[32]. Cf. les Préfaces au Manifeste du Parti communiste et la Préface au livre de Marx, Les luttes de classes en France, 1848-1850 où Engels explique pourquoi « l’histoire nous a donné tort à nous et à tous ceux qui pensaient de façon analogue ». L’explication la plus claire, comme quoi les tâches historiques d’une classe ne peuvent être assumées par une autre classe, est donnée par Marx dans Révélations sur le procès des communistes à Cologne (Bâle, 1853) dans Karl Marx, Œuvres IV, Paris, éd. Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1994, p. 635.
[33] « Quand Lénine écrivit les Thèses d'Avril en 1917, il liquida toutes les notions dépassées d'une étape à mi-chemin entre la révolution prolétarienne et la révolution bourgeoise, tous les vestiges de conceptions purement nationales du changement révolutionnaire. En effet, les Thèses rendaient superflu le concept ambigu de la révolution permanente et affirmaient que la révolution de la classe ouvrière est communiste et internationale, ou qu'elle n'est rien. » (« Le communisme n'est pas un bel idéal mais une nécessite matérielle - Les révolutions de 1848 : la perspective communiste se clarifie [753]». Revue Internationale 73.
[34] Elle ne correspondait en rien à la vison de Lénine pour qui « Toute cette révolution (de 1917) ne peut être que conçue comme un maillon de la chaîne des révolutions prolétariennes socialistes provoquées par la guerre impérialiste" ("Préface" à l'État et la Révolution, 1917.). Lire à ce propos « La révolution russe et le courant bordiguiste : De graves erreurs... », Russie 1917 : La plus grande expérience révolutionnaire de la classe ouvrière [754]
Dans la première partie de cet article, nous avons montré que le prétendu ‘Lénine de l’écologie’ Andreas Malm ne fait en réalité que défendre une conception complètement bourgeoise sur cette question et qu’il se pose en défenseur et en agent du capitalisme d’Etat agissant sur le terrain de la classe ouvrière.
Au prime abord Malm affirme se revendiquer du marxisme, ce qui lui fournit une posture en apparence radicale, mais pour se livrer à une entreprise de dénaturation complète de la théorie marxiste. L’usage éhonté du double langage, typique du courant trotskiste, qui dit une chose pour défendre en réalité son contraire, ainsi que d’autres falsifications ou occultations, lui permet l’extraordinaire tour de passe-passe de faire à la fois disparaître la responsabilité du système capitaliste dans la gravité de la crise écologique ainsi que d’obscurcir la perspective qui s’offre à l’humanité pour sortir du cauchemar : le communisme, dont est porteuse la classe exploitée, le prolétariat, fossoyeur du capitalisme.
Dans cette partie, nous allons montrer pourquoi et comment le capitalisme est incapable d’apporter une solution à la crise écologique, pourquoi et comment c’est la classe révolutionnaire de notre époque, le prolétariat, qui, seule, en détient la clé, et pourquoi la question sociale et la question écologique ne peuvent être résolues qu’en même temps par la destruction des rapports de production capitalistes et le remplacement du système capitaliste par une société débarrassée de l’exploitation, le Communisme.
Malm semble s’appuyer sur le marxisme. Ainsi affirme-t-il que «Le capitalisme est un processus spécifique qui se déroule comme une appropriation universelle des ressources biophysiques, car le capital lui-même a une soif unique, inapaisable, de survaleur tirée du travail humain au moyen de substrats matériels. Le capital pourrait-on dire, est supra écologique, un omnivore biophysique avec son ADN social bien à lui[1].» De même, il se réfère à Marx lui-même, «le livre III du Capital, sur la façon dont les rapports de propriétés capitalistes «provoquent un hiatus irrémédiable dans l’équilibre complexe du métabolisme social composé par les lois naturelles de la vie» ; la théorie de la rupture -du hiatus- métabolique permet d’expliquer de très nombreux phénomènes, des déséquilibres du cycle de l’azote jusqu’au changement climatique[2].» Mais très rapidement on s’aperçoit qu’il ne s’agit que d’une feinte. En effet, au fil des pages, un glissement s’opère. Il saute aux yeux que l’anticapitalisme de Malm, spécialiste du double langage, ne vise pas le capitalisme dans son ensemble mais se réduit à la seule mise en cause de certaines de ses composantes. Particulièrement le secteur de la production des énergies fossiles, pétrolières et gazières, auquel il impute la responsabilité du réchauffement climatique. Au final, jamais il n’incrimine le système capitaliste comme tel dans le désastre écologique (qu’il réduit au seul réchauffement climatique). En ne prenant pour cible que certains secteurs de la bourgeoisie ou certains Etats (ceux qui dominent la planète) et en ne dénonçant comme problème central que le «Business as usual» de la classe dominante face à l’urgence climatique, il dédouane en réalité la responsabilité du capitalisme comme mode de production dans la crise climatique.
Ainsi, Malm fustige-t-il le cynisme scandaleux et l’absence de préoccupation pour la planète et l’humanité du patron d’Exxon, Rex Tillerson, qui déclare : «ma philosophie est de gagner de l'argent. Si je peux forer et gagner de l'argent, c'est ce que je veux faire». Mais là, en se focalisant sur le seul Tillerson, Malm masque (en toute connaissance de cause pour lui qui se prétend marxiste !) que la «philosophie» de celui-ci constitue en réalité celle de TOUTE la classe dominante ! Le prestidigitateur Malm éclipse la nature exploiteuse et la recherche effrénée du profit maximal inhérentes au capitalisme comme un tout[3]. Au sommet de l’hypocrisie et de la dissimulation, et bien dans la logique typique du courant trotskiste, Malm en arrive à admettre (et finalement, défendre !) l’existence d’une exploitation capitaliste ‘admissible’ de la nature !
Par ailleurs, Malm constate à l’unisson des «deux rapports publiés à l’occasion de la COP21 [qui] ont souligné à quel point les émissions de CO2 étaient indissociables d’une telle polarité. Les 10% les plus riches de l’humanité sont responsables de la moitié des émissions actuelles liées à la consommation, tandis que la moitié la plus pauvre est responsable de 10% des émissions. L’empreinte carbone par habitant des 1% les plus riches représente 175 fois celle des 10% les plus pauvres : les émissions par habitant des 1% les plus riches aux Etats-Unis, au Luxembourg ou en Arabie Saoudite sont 2000 fois plus importantes que celle des habitants les plus pauvres du Honduras, du Mozambique ou du Rwanda.[4]«Malm en conclut que «s’il y a une logique globale du mode de production capitaliste avec laquelle s’articulera l’élévation des températures, c’est sans doute plutôt celle du développement inégal et combiné. Le Capital se développe en attirant les autres rapports dans son orbite tandis qu’il continuera à accumuler, les gens pris dans des rapports extérieurs mais intégrés -pensez aux éleveurs du nord-est de la Syrie- en tireront peu de profit, voire aucun, et pourraient bien ne pas même se rapprocher du travail salarié. Certains amassent des ressources tandis que d’autres, hors de la machine à extorsion mais dans son orbite luttent pour avoir une chance de les produire.[5]»
Pour résumer, selon Malm, le monde se divise simplement entre ‘riches’ et ‘pauvres’, entre ‘bénéficiaires’ et ‘victimes’ du système selon une distribution géographique ‘inégale’ entre un Nord riche et un Sud pauvre. C’est-à-dire le lieu commun de l’idéologie bourgeoise dominante qui s’étale des rapports de l’ONU à l’ensemble des médias bourgeois, en passant par… les colonnes de la presse du courant trotskiste ! Malm se retrouve même sur une position identique à celle de l’Etat chinois pour qui «la crise climatique résulte d’un modèle de développement économique très inégal qui s’est propagé au cours des deux derniers siècles, permettant aux pays riches d’aujourd’hui d’atteindre les niveaux de revenus qui sont les leurs, en partie parce qu’ils n’ont pas pris en compte les dégâts environnementaux qui menacent aujourd’hui la vie et les modes de vie des autres.[6]» Une approche fondée sur la défense par la Chine du concept de «responsabilité commune mais différenciée» exigeant que la gouvernance mondiale du climat respecte les besoins des pays les plus pauvres en matière de développement. Voilà maintenant Malm apôtre de l’impérialisme chinois !
A moins de considérer la Chine populaire comme expression de l’avant-garde prolétarienne et marxiste, cela donne une idée de la validité de ce que Malm veut faire passer pour du marxisme !
Cette concordance de vue entre l’idéologie officielle de l’Etat chinois et Malm ne doit rien au hasard. La conception du monde capitaliste divisé entre ‘dominés’ et ‘dominateurs’, où les fléaux qui accablent la société sont imputables aux seuls grands impérialismes qui ‘victimisent’ les petits est conforme à la pensée trotskiste. Celle-ci opère constamment une distinction entre les différents Etats pour laquelle seuls les grands Etats sont impérialistes. Comme si on pouvait faire une différence de fond entre de grands parrains de la pègre qui dominent le milieu et les maquereaux de quartier ; ils ne se différencient en pratique que par les moyens dont ils disposent !
La concentration toujours plus importante du Capital conditionne par nature un déséquilibre au sein du monde capitaliste et a pour corollaire et conséquence l’existence de périphéries marginalisées. C’est une donnée historique permanente du capitalisme inscrite dans ses gènes. Elle se concrétise dans l’existence d’Etats capables d’exercer une hégémonie mondiale, tandis que les autres en sont privés. L’ensorceleur Malm hypnotise le public en fixant son attention sur l’apparence et la surface des choses afin de créer l’illusion que finalement une solution existe au sein de chaque Etat national à condition qu’il soit mieux géré et se mette à la recherche d’une plus grande ‘harmonie’ entre nations !
L’escamoteur Malm parvient ainsi à soustraire et faire disparaître du champ de la réflexion les points-clés qui seuls permettent vraiment de fournir une base solide à partir de laquelle on peut poser correctement la question des effets du mode de production capitaliste sur la nature :
L’autre plan sur lequel Malm se livre à une négation du Marxisme, c’est celui de l’alternative au système capitaliste. Pour Malm, dans les pays centraux du capitalisme, c’est l’individu qui doit agir par le sabotage pour infléchir les politiques de l’Etat capitaliste : «Dans une réalité fondée scientifiquement, Ende Gelände[9] est le type d’action dont il faudrait multiplier par mille le nombre et l’envergure. Au sein des pays capitalistes avancés et dans les zones les plus développées du reste du monde, les cibles adéquates ne manquent pas : il suffit de chercher autour de nous la centrale électrique alimentée au charbon la plus proche, l’oléoduc, le SUV, l’aéroport et le centre commercial de banlieue qui s’agrandissent… Tel est le terrain sur lequel un mouvement révolutionnaire pour le climat devrait surgir en une vague puissante et toujours plus rapide.[10]» Autrement dit, Malm ne fait que proposer une version plus radicale d’un mouvement citoyen, qui ne se contente plus simplement de l’action sur un terrain légal, mais qui ne doit pas s’interdire de passer outre pour agir contre les barons ou les secteurs du capitalisme identifiés comme responsables du réchauffement climatiques, en s’attaquant à leurs entreprises ou aux produits qu’elles mettent sur le marché.
Plus généralement, pour se battre contre les «moteurs de la crise climatique», Malm multiplie les références à divers mouvements sociaux de l’histoire (apartheid, abolition de l’esclavage… sans se préoccuper de leur nature de classe !) en un magma où il est impossible de reconnaître finalement quelle est la force sociale sur laquelle nous pouvons compter pour trouver une issue à la situation cauchemardesque provoquée par le capitalisme : «Dans la mesure où le capitalisme actuel est totalement saturé d’énergie fossile, quasiment tous ceux qui participent à un mouvement social sous son règne combattent objectivement le réchauffement climatique, qu’ils s’en soucient ou non, qu’ils en subissent les conséquences ou pas. Les Brésiliens qui protestent contre l’augmentation du coût du ticket de bus et demandent des transports gratuits soulèvent en réalité la bannière de la cinquième mesure du programme fixé plus haut, tandis que les Ogoni qui expulsent Shell s’occupent de la première[11]. De même les ouvriers de l’automobile européens qui luttent pour leur emploi, conformément au type de conscience syndicale qu’ils ont toujours possédée, ont intérêt à reconvertir leurs usines à la production des techniques nécessaires à la transition énergétique -éoliennes, bus- plutôt que de les voir disparaître pour une destination à bas salaires. Toutes les luttes sont des luttes contre le capital fossile : les sujets doivent seulement en prendre conscience.[12]»
La prétention boursouflée du théoricien Malm d’actualiser le marxisme à la nouvelle donne climatique, en établissant les nouvelles «polarisations» qui régissent le monde capitaliste et qui se substituent à l’antagonisme fondamental des deux classes principales de la société capitaliste, la classe exploitée (le prolétariat) et la classe exploiteuse (la bourgeoisie) ne vise qu’un seul objectif : nier la nature révolutionnaire du prolétariat. Tout appliqué à démontrer que le communisme ne peut en aucun cas représenter une alternative réaliste et crédible à la catastrophe environnementale et que la lutte du prolétariat est inhabile à jouer en quoi que ce soit un rôle quelconque contre la crise climatique, Malm passe purement et simplement sous silence l’existence, le rôle et la perspective révolutionnaire de la classe ouvrière. S’il se réfère ici et là au prolétariat ou à son histoire c’est uniquement en tant que classe exploitée ou comme simple catégorie sociologique de la société capitaliste noyée dans le tout indifférencié du peuple pour lui réserver un rôle figurant sans importance ou en le diluant dans des mouvements composites interclassistes, qui justement constituent pour lui et son action en tant que classe autonome aux intérêts distincts des autres catégories sociales, un danger mortel.
Là encore, Malm apporte sa contribution aux campagnes bourgeoises pour prolonger les difficultés du prolétariat justement à se reconnaître comme la force porteuse de la transformation de la société, en tant que classe révolutionnaire de notre temps, que l’avènement du capitalisme a fait surgir historiquement comme son fossoyeur.
Les falsifications bourgeoises de Malm de la nature du capitalisme et de sa responsabilité dans la destruction environnementale obligent à rétablir quelques acquis fondamentaux du marxisme que Malm nie, occulte ou abandonne (en fonction des différents besoins que lui commande le rôle idéologique qu’il joue au profit de l’Etat bourgeois) avec lesquels Malm est en contradiction flagrante. En tout premier lieu le Manifeste du Parti Communiste lui-même.
Malm ne voit le capitalisme que comme l’addition de ses différentes composantes et nie, au-delà la réalité du monde capitaliste par définition marqué par la concurrence et la division entre nations, l’unité du système capitaliste comme mode de production ainsi que le terrain universel de son existence et de sa domination.
«Talonnée par le besoin de débouchés toujours plus étendus pour ses produits, la bourgeoisie gagne la terre entière. Il lui faut se nicher partout, s’installer partout, créer partout des relations. Par son exploitation du marché mondial, la bourgeoisie a rendu cosmopolites la production et la consommation de tous les pays. (…) elle a retiré à l'industrie sa base nationale. Les antiques industries nationales ont été anéanties et le sont encore tous les jours. Elles sont supplantées par de nouvelles industries, (…) ces industries ne recourent plus à des matières premières locales, mais à des matières premières en provenance des régions les plus lointaines, et leurs produits finis ne sont plus seulement consommés dans le pays même, mais dans toutes les parties du monde à la fois. Les anciens besoins, qui étaient satisfaits par les produits nationaux, font place à de nouveaux besoins, qui réclament pour leur satisfaction les produits des pays et des climats les plus lointains. L’autosuffisance et l’isolement régional et national d’autrefois ont fait place à une circulation générale, à une interdépendance générale des nations.[13]»
Comme le souligne Rosa Luxembourg cela a signifié que «Dès son origine, le capital a mis à contribution toutes les ressources productives du globe. Dans son désir de s'approprier les forces productives à des fins d'exploitation, le capital fouille le monde entier, se procure des moyens de production dans tous les coins du globe, les acquérant au besoin par la force, dans toutes les formes de société, à tous les niveaux de civilisation.» Afin de satisfaire son insatiable besoin de profit, «il est nécessaire (…) que le capital puisse progressivement disposer de la terre entière afin de s'assurer un choix illimité de moyens de production en quantité comme en qualité. Il est indispensable pour le capital de pouvoir recourir brusquement à de nouveaux domaines fournisseurs de matières premières ; c'est une condition nécessaire au processus de l'accumulation, à son élasticité et à son dynamisme (…)» «De même que la production capitaliste ne peut se contenter des forces actives et des ressources naturelles de la zone tempérée, mais qu'elle a au contraire besoin pour se développer de disposer de tous les pays et de tous les climats, de même elle ne peut s'en tenir à l'exploitation de la force de travail de la race blanche. Pour cultiver les régions où la race blanche est incapable de travailler, le capital doit recourir aux autres races. Il a besoin en tout cas de pouvoir mobiliser sans restriction toutes les forces de travail du globe pour exploiter avec leur aide toutes les forces productives du sol (…)[14]»
Voilà contrairement à ce que Malm affirme, quel doit être le point de départ de toute réflexion qui cherche à établir la responsabilité du Capital dans la crise écologique : non pas le cadre local et étriqué de la nation et de son Etat, mais le niveau international et mondial.
Les effets destructeurs du Capital sur la nature et la force de travail.
Dans la phase historique de l’ascendance de son système, «la bourgeoisie, au cours de sa domination de classe à peine séculaire, a créé des forces productives plus nombreuses et plus colossales que l'avaient fait toutes les générations passées prises ensemble[15]» et, de ce fait, a joué un rôle progressif au plan historique. Mais ce développement des forces productives dans la boue et le sang par le système capitaliste de production a pour fondement, au plan social comme au plan environnemental, une dévastation aux conséquences effrayantes.
Pour la classe exploitée, «les premières décennies de la grande industrie ont eu des effets si dévastateurs sur la santé et les conditions de vie des travailleurs, ont provoqué une mortalité et une morbidité si effrayantes, de telles déformations physiques, un tel abandon moral, des épidémies, l'inaptitude au service militaire, que l'existence même de la société en paraissait profondément menacée.[16]»
Comme pour la nature. Ainsi, par ex. aux Amériques «…la culture du tabac épuisait les terres si rapidement (après trois ou quatre récoltes seulement) qu’au cours du XVIII° siècle sa production dut se déplacer du Maryland vers les Appalaches. La transformation des Caraïbes en monoculture sucrière entraina déforestation, érosion et épuisement des sols. Les plantations de canne à sucre introduisirent la malaria dans l’espace tropical américain. (…) Quant aux fabuleuses mines d’argent du Mexique et du Pérou, elles furent épuisées en quelques décennies, laissant des environnements intensément pollués. (…) On pourrait encore mentionner la quasi-disparition du castor, du bison américain ou de la baleine boréale à la fin du XIX° siècle, en lien avec l’industrialisation, le cuir de bison fournissant d’excellentes courroies de transmission et l’huile de baleine un excellent lubrifiant pour les mécaniques de la révolution industrielle.»[17] Ailleurs dans le monde, aux mêmes causes les mêmes effets : «L’arbre à gutta percha disparait dès 1856 de Singapour puis de nombreuses iles de Malaisie. A la fin du XIX° siècle, la ruée vers le caoutchouc s’empare de l’Amazonie, causant massacres d’Indiens et déforestation. Au début du XX° siècle, l’hévéa est transféré du Brésil vers la Malaisie, le Sri Lanka, Sumatra puis au Libéria où les compagnies anglaises et américaines (Hoppum, Goodyear, Firestone…) établissent d’immenses plantations. Ces dernières mettent à bas plusieurs millions d’hectares de forêts causant l’épuisement du sol et l’introduction de la malaria.[18]»
Marx dénonce, dans le Capital, que le «progrès capitaliste» qui ne signifie rien d’autre que le pillage généralisé du travailleur comme du sol, amène à la ruine des ressources naturelles et de la terre comme de la classe ouvrière. En se basant sur les travaux scientifiques de son époque, il développe que les effets de l’exploitation et de l’accumulation capitalistes sont pareillement destructeurs sur la planète comme sur la force de travail du prolétariat : «Dans l’agriculture moderne, de même que dans l’industrie des villes, l’accroissement de productivité et le rendement supérieur du travail s’achètent au prix de la destruction et du tarissement de la force de travail. En outre, chaque progrès de l’agriculture capitaliste est un progrès non seulement dans l’art d’exploiter le travailleur, mais encore dans l’art de dépouiller le sol ; chaque progrès dans l’art d’accroître sa fertilité pour un temps, un progrès dans la ruine de ses sources durables de fertilité. Plus un pays, les États-Unis du nord de l’Amérique, par exemple, se développe sur la base de la grande industrie, plus ce procès de destruction s’accomplit rapidement. La production capitaliste ne développe donc la technique et la combinaison du procès de production sociale qu’en épuisant en même temps les deux sources d’où jaillit toute richesse : la terre et le travailleur»[19]. D’emblée et dès ses premiers pas le capitalisme s’est affirmé comme destructeur ET de la nature, ET de la force de travail du prolétariat.
La principale manifestation de l’entrée du système capitaliste en décadence, une fois ‘unifié’ le marché mondial, la guerre et l’état de guerre permanent du capitalisme ont des conséquences profondément écocides. Si «les deux guerres mondiales, les affrontements de la guerre froide et des décolonisations ont suscité des destructions écologiques à l’échelle planétaire, (…) la préparation des conflits, et notamment la mise au point, le test et la production des armements a produit des effets non moins massifs. (…) Mais ces impacts directs sont loin de résumer l’importance du phénomène guerrier dans les rapports des collectifs humains à leurs environnements.[20]»
«Les guerres du XX° siècle ont également été décisives pour façonner les logiques politiques, techniques, économiques, culturelles qui ont présidé à l’exploitation et à la conservation des ressources, à l’échelle des nations mais aussi de la planète toute entière. (…) Les effets des deux conflits mondiaux sur les économies et les écosystèmes (…) ont été décisifs pour globaliser et intensifier (…) les extractions à l’échelle planétaire et pour catalyser une mainmise accrue des pouvoirs étatiques (au Nord) et des firmes occidentales (au Sud) sur ces ressources. (…) La seconde guerre mondiale est une rupture décisive. (…) [Elle] a catalysé l’émergence de comportements d’extraction à outrance, cristallisés pendant le conflit et perpétués (…) après-guerre. (…) [La] reconfiguration à grande échelle des économies d’exploitation, de transport et d’usage» concerne «une large gamme de matières érigées au rang de ‘ressources stratégiques’, du bois, au caoutchouc et aux combustibles fossiles. (…) L’impératif d’approvisionnement d’une économie de guerre entraine la duplication des infrastructures productives et, en fin de compte, des surcapacités industrielles. [21]»
Comme le CCI l’a mis en avant, dans cette période «la destruction impitoyable de l’environnement par le capital [a pris] une autre dimension et une autre qualité (…) ; c’est l’époque dans laquelle toutes les nations capitalistes sont obligées de se concurrencer dans un marché mondial sursaturé ; une époque, par conséquent, d’économie de guerre permanente, avec une croissance disproportionnée de l’industrie lourde ; une époque caractérisée par l’irrationnel, le dédoublement inutile de complexes industriels dans chaque unité nationale, (…) le surgissement de mégalopoles, (…) le développement de types d’agriculture qui n’ont pas été moins dommageables écologiquement que la plupart des différents types d’industrie.[22]»
La "grande accélération" de la crise écologique ces dernières décennies constitue une des manifestations de la crise historique du mode de production capitaliste dans sa période de décadence, poussée à son paroxysme dans sa phase ultime, celle de sa décomposition. Sa gravité représente désormais une menace directe pour la survie de la société humaine. Surtout, les conséquences écologiques du capitalisme en pleine décomposition se mêlent et se combinent à tous les autres phénomènes de la dislocation de la société capitaliste, de la crise économique et de la guerre impérialiste, interagissent et démultiplient leurs effets en une spirale dévastatrice dont les répercussions combinées dépassent sans commune mesure la simple somme de chacune d’entre elles prises isolément.
Marx, dès le milieu du XIX° siècle mettait déjà en lumière que le Capital, soumis à la nécessité de toujours plus accumuler, affecte la base naturelle même de la production et déséquilibre dangereusement l’interaction entre le genre humain et la nature en provoquant une rupture irrémédiable de son métabolisme. «Avec la prépondérance toujours plus grande de la population urbaine, qu’elle concentre dans les grands centres, la production capitaliste, d’une part, accumule la force motrice historique de la société, d’autre part, elle perturbe le métabolisme entre l’homme et la terre, c’est-à-dire le retour au sol des composants du sol utilisés par l’homme sous forme de nourriture et de vêtements, donc l’état naturel éternel de la fertilité permanente du sol. [23]» «La grande propriété foncière réduit la population agricole à un minimum, à un chiffre qui baisse constamment en face d’une population industrielle concentrée dans les grandes villes, et qui s’accroît sans cesse ; elle crée ainsi des conditions qui provoquent un hiatus irrémédiable dans l’équilibre complexe du métabolisme social composé par les lois naturelles de la vie : il s’ensuit un gaspillage des forces du sol, gaspillage que le commerce transfère bien au-delà des frontières du pays considéré. La grande industrie et la grande agriculture exploitée industriellement agissent dans le même sens.[24]» Marx pouvait déjà discerner que le capitalisme compromettait l’avenir des générations ultérieures et, potentiellement, mettait l’avenir de l’humanité en danger. Comme on l’a vu, ces prévisions ont été amplement confirmées après plus d’un siècle de décadence du capitalisme.
Pourquoi en est-il ainsi ?
Le capitalisme n’a pas inauguré le pillage de la nature. Mais, à la différence des modes de production antérieurs aux dimensions géographiques plus restreintes et plus locales, à l’impact sur l’environnement plus limité, ce pillage, avec le capitalisme, change d’échelle. Il prend une dimension planétaire et un caractère de prédation qualitativement nouveau dans l’histoire de l’humanité. «C’est seulement avec lui que la nature devient un pur objet pour l’homme, une pure affaire d’utilité ; qu’elle cesse d’être reconnue comme une puissance en soi ; et même la connaissance théorique de ses lois autonomes n’apparaît elle-même que comme une ruse visant à la soumettre aux besoins humains, soit comme objet de consommation, soit comme moyen de production.»[25]
Pour le capitalisme, qui consacre le règne de la marchandise, et se présente comme un système de production universel de marchandises, uniquement mû par la recherche frénétique du profit maximal, TOUT devient marchandise, TOUT est à vendre. Ainsi, depuis l’époque moderne, avec la construction du marché mondial, «l’industrialisation passe par un transfert du contrôle sur la nature dans les mains d’une poignée de grands capitalistes»[26] ; «un nombre croissant d’objets de la nature ont été transformés en marchandises, c’est-à-dire avant toute chose qu’ils ont été appropriés, bouleversant les environnements comme les rapports économiques et sociaux. (…) L’appropriation d’entités naturelles, la privatisation des êtres vivants, ont des conséquences environnementales, économiques et sociales majeures. Toutes sortes d’êtres naturels deviennent des propriétés et des marchandises. (…) Les objets de la nature, en effet, ne sont pas spontanément des marchandises : ces dernières sont le résultat d’une construction, d’une appropriation (parfois violente) doublée d’une transformation qui permet de rendre l’objet conforme aux échanges marchands.»[27]
Le capitalisme ne conçoit la Terre et la nature que comme un «don gratuit» (Marx), un réservoir de ressources ‘providentiellement’ mis à sa disposition, dans lequel il peut puiser sans limite, pour en faire une des sources de ses profits. «Dans l'ordre économique actuel, la nature n'est pas au service de l'humanité mais du capital ; ce n'est pas le besoin de l'humanité en vêtements, en nourriture et en culture qui domine la production, mais le besoin du capital en profit, en or. Les ressources naturelles sont exploitées comme si les réserves étaient infinies et inépuisables. Avec les conséquences néfastes de la déforestation pour l’agriculture, avec l’extermination des animaux et des plantes utiles, le caractère fini des réserves disponibles manifeste au grand jour la faillite de ce type d’économie.»[28]
C’est donc non seulement de l’exploitation de la principale marchandise, la force de travail du prolétariat que le capitalisme tire sa richesse, mais aussi de l’exploitation de la nature. «Le travail n’est pas la source de toute richesse. La nature est tout autant la source des valeurs d’usage (qui sont bien, tout de même, la richesse réelle !) que le travail, qui n’est lui-même que l’expression d’une force naturelle, la force de travail de l’homme. […] Et ce n’est qu’autant que l’homme, dès l’abord, agit en propriétaire à l’égard de la nature, cette source première de tous les moyens et matériaux de travail, ce n’est que s’il la traite comme un objet lui appartenant que son travail devient la source des valeurs d’usage, partant de la richesse.[29]»
La cause de la crise climatique ne réside pas dans les ‘activités humaines’ en général ou dans certains secteurs de l’activité économique du capitalisme, mais dans l’existence du mode de production capitaliste lui-même. C’est parce que le capitalisme tire sa richesse de deux sources : l’exploitation de la nature et l’exploitation de la force de travail du prolétariat, toutes deux transformées en marchandises, qu’il n’a pas de solution à la crise écologique. Il ne peut qu’exploiter l’une et l’autre jusqu’à l’épuisement et la destruction. C’est pourquoi la question sociale et la question écologique vont de pair et ne peuvent être résolues qu’en même temps et par le prolétariat, la seule classe qui a intérêt à abolir toutes les formes d’exploitation ; leur résolution passe par le dépassement du mode de production capitaliste.
C’est précisément ce que nie Malm, comme à son habitude, de façon péremptoire, sans véritable argumentation quand il décrète que : «Dans un monde capitaliste plus chaud, la machine à extorsion ne peut faire autre chose qu’extraire la même quantité de survaleur en pressant les ouvriers jusqu’à la dernière goutte de sueur. Mais au-delà un point de bascule localement déterminé, cela pourrait bien n’être simplement plus possible. Une révolution ouvrière victorieuse attend-elle son heure à l’ombre ? Sans doute pas. (…) L’extraction de survaleur reste probablement la machine à extorsion centrale, mais les effets explosifs du changement climatique ne se transmettent pas de manière directe suivant cet axe.[30]» Pour lui, la crise climatique et la question sociale appartiennent à des sphères complètement séparées sans connexion, ni rapport entre elles. Et puisque la lutte du prolétariat ne se développe pas spécifiquement contre les effets de la crise écologique, mais sur le terrain des conditions qui lui sont faites dans le capitalisme, Malm en conclut que la nature et l’écologie n’entrent aucunement dans le champ de son combat à l’échelle historique pour son émancipation, qu’il n’est pas capable d’intégrer la question écologique, des rapports entre le genre humain et la nature à sa perspective révolutionnaire.
Alors que scientifiques et spécialistes de l’environnement identifient généralement la production fondée sur l’échange marchand, la ‘marchandisation’ et l’exploitation à outrance de la nature, le régime de la propriété privée comme facteurs centraux responsables de la crise écologique et soulignent le besoin d’une solution à l’échelle universelle, alors qu’indubitablement, tous ces éléments diagnostiques condamnent le mode de production capitaliste et pointent incontestablement en direction du projet de société communiste porté par le prolétariat, que font-ils ? En aveugles, ou en complices de plus ou moins bon gré de la classe dominante, ils ne font que proposer des impasses ou des aberrations sans perspectives en guise de solution : demander à l’Etat d’améliorer lois et réglementations, mieux réguler, s’inspirer du rapport à la nature (idéalisé !) des sociétés primitives, revenir à la petite agriculture individuelle et parcellaire, produire local, etc. : en tous cas tous convergent pour rechercher des solutions à l’intérieur et dans les conditions de la société actuelle tout en ignorant et en ‘blackoutant’ la perspective du communisme, justement le SEUL projet de société qui se propose de débarrasser le monde de l’échange marchand et de l’exploitation, que tous voient pourtant à la racine de la crise climatique. Ici encore Malm ne fait pas exception[31], il joint sa voix au chœur des campagnes bourgeoises en leur apportant sa caution trotskiste.
Le capitalisme a engendré en même temps les prémisses d'une abondance matérielle (qui se révèlent dans l'existence des crises de surproduction permettant le dépassement de l'exploitation) et les formes sociales nécessaires pour la transformation économique de la société, le prolétariat, la classe destinée à devenir son fossoyeur.
La généralisation de la marchandise par le mode de production capitaliste a, en premier lieu, affecté la force de travail mise en œuvre par les hommes dans leur activité productive. Le prolétariat, la classe productrice de l’ensemble des biens, privée de moyens de production, n'a, pour survivre, pas d'autre marchandise à vendre sur le marché que sa force de travail à ceux qui détiennent ces moyens de production, la classe capitaliste. Lui seul, qui est soumis à l’exploitation, à la vente de sa force de travail peut avoir intérêt à se révolter contre les rapports capitalistes fondés sur la marchandise. Comme l'abolition de l'exploitation se confond, pour l'essentiel, avec l'abolition du salariat, seule la classe qui subit cette forme spécifique d'exploitation, produit du développement de ces rapports de production, est capable de se doter d'une perspective de leur dépassement.
D’où le fait que «de toutes les classes qui aujourd’hui font face à la bourgeoisie, seul le prolétariat est une classe réellement révolutionnaire. Les autres classes périclitent et disparaissent avec la grande industrie, alors que le prolétariat en est le produit propre. Les classes moyennes, le petit industriel, le petit commerçant, l’artisan, le paysan, tous combattent la bourgeoisie pour préserver de la disparition leur existence de classes moyennes. Elles ne sont pas révolutionnaires, mais conservatrices. Plus encore, elles sont réactionnaires car elles cherchent à faire tourner à l’envers la roue de l’histoire.[32]»
«Ce qui distingue notre époque, (…) c’est qu’elle a simplifié l’opposition des classes. La société tout entière se divise de plus en plus en deux grands camps ennemis, en deux grandes classes qui s’affrontent directement : la bourgeoisie et le prolétariat.[33]» C’est de la place spécifique qu’occupe le prolétariat au sein des rapports de production capitalistes, que lui provient la faculté de s’affirmer comme force sociale capable de développer une conscience et une pratique aptes à «révolutionner le monde existant», à «transformer pratiquement l’état de choses existant.[34]» La lutte du prolétariat contre les effets de l’exploitation et les conditions qui lui sont faites dans le capitalisme ne peut vraiment aboutir qu’en se donnant pour finalité, l’abolition de l’exploitation elle-même et l’instauration du Communisme. C’est pourquoi «le communisme n'est (…) ni un état qui doit être créé, ni un idéal d'après lequel la réalité devra se régler. (…) [Il est] le mouvement réel qui abolit l'état actuel. Les conditions de ce mouvement résultent des prémisses actuellement existantes.[35]»
L’achat et la vente des richesses produites ne pourront disparaître que si les richesses de la société sont appropriées par celle-ci de façon collective. «L'appropriation [par le prolétariat de l'ensemble des moyens de production] (…) ne peut s’accomplir que par une union obligatoirement universelle à son tour, de par le caractère du prolétariat lui-même, et par une révolution qui renversera, d’une part, la puissance du mode de production et d’échange précédent ainsi que le pouvoir de la structure sociale antérieure et qui développera, d'autre part, le caractère universel du prolétariat et l'énergie qui lui est nécessaire pour mener à bien cette appropriation, une révolution enfin où le prolétariat se dépouillera en outre de tout ce qui lui reste encore de sa position sociale antérieure.[36]» Avec la prise de possession des moyens de production par la société, l’appropriation collective par la société des richesses qu'elle produit, la production marchande est éliminée, et avec elle l'exploitation sous toutes ses formes, abolie.
L'abolition de l'échange marchand suppose que soit aboli également ce qui en constitue la base : la propriété privée, ce qui signifie la fin du droit de posséder et de s’approprier la nature : «…la terre, véritable matière première de tout travail humain et fondement de toute existence humaine, appartient à la société. Au stade le plus avancé de son développement, la société reprend ce qu'elle possédait déjà à ses toutes premières origines. Chez tous les peuples parvenus à un certain degré de civilisation, la propriété collective de la terre a existé. La propriété collective constitue la base de toute société primitive en formation, celle-ci n'est pas possible sans celle-là. Ce n'est qu’avec l'apparition et le développement de la propriété privée et des formes de domination qui y sont associées que (…) la propriété commune a été, après de dures luttes, éliminée et usurpée en tant que propriété privée. La spoliation du sol et sa transformation en propriété privée furent la première cause de la servitude qui, de l'esclavage antique au travailleur salarié «libre» du vingt [et un]ième siècle, est passée par tous les stades possibles, jusqu'à ce qu'enfin, après des millénaires d'évolution, les asservis rendent le sol à la propriété commune.»[37] La fin de la propriété privée signifie la fin du monopole exercés par quelques capitalistes «sur des parties déterminées de la surface terrestre[38], [et du] privilège d'en disposer au gré de leur volonté à l'exclusion de [tous] les autres.[39]»
«Avec la prise de possession des moyens de production par la société, la production marchande est éliminée (…). L'anarchie à l'intérieur de la production sociale est remplacée par l'organisation planifiée consciente. La lutte pour l'existence individuelle cesse. Par-là, pour la première fois, l'homme se sépare, dans un certain sens, définitivement du règne animal, passe de conditions animales d'existence à des conditions réellement humaines. Le cercle des conditions de vie entourant l'homme, qui jusqu'ici dominait l'homme, passe maintenant sous la domination et le contrôle des hommes qui, pour la première fois, deviennent des maîtres réels et conscients de la nature, parce que et en tant que maîtres de leur propre vie en société. (…) Ce n'est qu'à partir de ce moment que les hommes feront eux-mêmes leur histoire en pleine conscience; ce n'est qu'à partir de ce moment que les causes sociales mises par eux en mouvement auront aussi d'une façon prépondérante, et dans une mesure toujours croissante, les effets voulus par eux.[40]»
Cette nouvelle étape dans l’histoire du genre humain, véritable saut du règne de la nécessité à la liberté, du gouvernement des hommes à l’administration des choses ouvre une nouvelle ère : le Communisme devra d’abord s’atteler à la priorité de nourrir, vêtir et soigner l’ensemble de l’humanité ainsi que de commencer à réparer les dommages causés par les ravages de la production capitaliste sur l’environnement. La généralisation de la condition de producteur à l’ensemble des membres de la société, la libération des forces productives des limitations et des contraintes de la production capitaliste et de la réalisation du profit entraineront une explosion de la créativité et de la productivité, dans une proportion inimaginable dans les conditions sociales régnant actuellement. En instituant une relation nouvelle et plus élevée entre le genre humain et la nature, il sera le début d’une humanité mondiale unifiée, consciente d’elle-même et en harmonie avec la nature : «la liberté dans ce domaine ne peut consister qu'en ce que l'homme socialisé, les producteurs associés, règlent rationnellement leur métabolisme avec la nature, le placent sous leur contrôle commun, (…) ; l'accomplissent avec le moins de dépenses d’énergie possible et dans les conditions les plus dignes et les plus conformes à leur nature humaine.[41]»
Le développement du mode de production communiste introduira un type d’équipement du sol et du sous-sol totalement différent ; il visera à la meilleure répartition des êtres humains sur l’ensemble du globe et la suppression de l’opposition entre la ville et la campagne.
En vue d’«instituer systématiquement [le métabolisme entre l’homme et la terre] en loi régulatrice de la production sociale[42]» le communisme ne pourra pas faire autrement que se réapproprier et intégrer de façon critique les meilleurs apports des sociétés du passé, en commençant par une meilleure compréhension de la relation plus harmonieuse entre le genre humain et la nature, qui a prévalu pendant la longue période du communisme primitif, tout en intégrant et en transformant toutes les avancées scientifiques et technologiques développées par le capitalisme.[43]
Le Communisme met fin au rapport de prédation et du pillage de la nature des sociétés de classe pour lui substituer «le traitement consciemment rationnel de la terre comme propriété commune éternelle, et comme condition inaliénable de l’existence et de la reproduction de la chaîne des générations humaines successives.[44]»
Pour conclure, contre tous les falsificateurs bourgeois tel Malm[45], nous réaffirmons, avec Marx, qu’en plaçant au centre de son mode de production la satisfaction des besoins humains, en bouleversant les rapports entre les êtres humains tout comme ceux de l’ensemble du genre humain à la nature «le Communisme» représente l’unique et la «vraie solution de l’antagonisme entre l’homme et la nature, entre l’homme et l’homme[46]» qui s’offre à l’humanité pour lui ouvrir les portes de l’avenir.
Le Communisme est à l’ordre du jour depuis l’entrée du mode de production capitaliste dans sa période de décadence au tournant du vingtième siècle, lorsque les rapports de production bourgeois devenus trop étroits entrent définitivement en collision avec le développement des forces productives qu’ils ne peuvent plus contenir.
À la différence des classes révolutionnaires du passé, toutes porteuses de nouveaux systèmes d’exploitation et qui pouvaient développer leurs nouveaux rapports de production au sein des anciens rapports de production devenus obsolètes, avant de finalement balayer ces derniers, le prolétariat, lui, première classe de l’histoire à la fois exploitée et révolutionnaire, dépourvue de tout point d’appui matériel au sein des rapports de production capitalistes, doit d’abord briser le pouvoir politique de la classe régnante pour s’ériger en classe dominante. N’ayant à disposition que sa conscience et sa capacité d’organisation comme armes de combat, ce n’est qu’une fois préalablement acquise la destruction de l’Etat bourgeois -de tous les Etats- et la prise du pouvoir révolutionnaire au niveau mondial assurée, qu’il peut faire avancer son projet de nouvelle société, inaugurer la transformation communiste de la société.
Dans la situation historique actuelle de la décomposition, la phase ultime de la décadence du capitalisme et face à la spirale de destructions qu’elle enclenche et qui menace l’avenir de la civilisation, et même la survie de l’humanité, le temps ne joue plus en sa faveur, mais lui seul, comme classe révolutionnaire de notre temps détient la clé pour sortir de cette situation cauchemardesque. Il conserve toutes ses potentialités pour concrétiser son projet historique. L’unique alternative, la seule valide, pour ceux qui cherchent une issue aux calamités capitalistes, c’est, sans céder à la panique face à la situation immédiate, d’œuvrer de façon déterminée à réunir les conditions de la survenue du Communisme, de hâter le processus qui mène à cet acte libérateur du monde, en rejoignant le combat de la classe opprimée dans son effort pour développer la conscience de son action et de son mouvement vers l’accomplissement de sa mission historique.
Scott
[1] Andreas Malm, L’anthropocène contre l’histoire, Editions La Fabrique, 2017, p.137
[2] Andreas Malm, Avis de Tempête, Nature et culture dans un monde qui se réchauffe, Editions La Fabrique, 2023, p.155 (Edition en anglais : Andreas Malm, The Progress of This Storm, Verso, 2017.
[3] «Le capital abhorre l’absence de profit ou un profit minime, comme la nature a horreur du vide. Que le profit soit convenable, et le capital devient courageux : 10% d’assurés, et on peut l’employer partout ; 20% il s’échauffe ; 50%, il est d’une témérité folle ; à 100% il foule aux pieds toutes les lois humaines ; 300%, et il n’est pas de crime qu’il n’ose commettre, même au risque de la potence.» Th. J. Dunning, cité par Marx dans le Livre I du Capital Editions Sociales, 1950, tome 3, p.202)
[4] Andreas Malm, Avis de Tempête, Nature et culture dans un monde qui se réchauffe, Editions La Fabrique, 2023, p.164-65
[5] Andreas Malm, L’anthropocène contre l’histoire, Editions La Fabrique, 2017, p.190-91
[6] Sha Zukang, «Foreword», in Promoting Development and Saving the Planet, p. VII cité par C. Bonneuil, J.B. Fressoz, L’événement Anthropocène – La Terre, l’histoire et nous, Seuil, 2013, p.252 ; Cette approche a été défendue par le ministre chinois des Affaires étrangères, Wang Yi, lors du sommet sur l'action climatique de 2019 et par le Premier ministre chinois Li Kequiang lors de la Commission mondiale sur l’adaptation en 2019.
[7] Marx, New York Daily Tribune, 1853.
[8] Marx, Travail salarié et Capital, 1847, Editions sociales, 1969, p.29
[9] «(En français : jusqu'ici et pas plus loin) est un mouvement social allemand de désobéissance civile visant à alerter sur les actions qui favorisent le changement climatique, notamment l'extraction du charbon.» (Wikipédia)
[10] Andreas Malm, L’anthropocène contre l’histoire, Editions La Fabrique, 2017, p.210
[11] Voir les points du ‘programme de transition vert’ de Malm, dans la première partie, paragraphe : «Une méthode et une approche bourgeoises de part en part»
[12] Andreas Malm, L’anthropocène contre l’histoire, Editions La Fabrique, 2017, p.206
[13] Marx-Engels, Manifeste du Parti Communiste, 1847, Ed. Le Livre de Poche, 1973, pp.9-10
[14] Rosa Luxembourg, L'accumulation du capital, III : Les conditions historiques de l'accumulation, 26 : La reproduction du capital et son milieu
[15] Le Manifeste du Parti Communiste, 1847, https://www.marxists.org/francais/marx/works/1847/00/kmfe18470000a.htm#s... [59]
[16] R. Luxembourg, Introduction à l’économie politique,1907, https://www.marxists.org/francais/luxembur/intro_ecopo/intro_ecopo_51.htm [764]
[17] C. Bonneuil, J.B. Fressoz, L’événement Anthropocène – La Terre, l’histoire et nous, Seuil, 2013, p.260.
[18] Idem, p.267
[19] Karl Marx, Le Capital - Livre premier - Le développement de la production capitaliste, IV° section : la production de la plus-value relative, Chapitre XV : Machinisme et grande industrie
[20] J.B. Fressoz, F. Graber, F. Locher, G. Quenet, Introduction à l’histoire environnementale, Ed. La Découverte, 2014, p.92-93
[21] Idem, p.96-97
[22] "Ecologie : c'est le capitalisme qui pollue la Terre [175]", Revue internationale n°63 (4e trimestre 1990).
[23] Karl Marx, Le Capital, Livre I
[24] Karl Marx, Le Capital, Livre III
[25] Marx, Manuscrits de 1857-1858 dits «Grundrisse», Éditions sociales, Paris, 2011, p.371
[26] .B. Fressoz, F. Graber, F. Locher, G. Quenet, Introduction à l’histoire environnementale, Ed. La Découverte, 2014, p.61
[27] Idem, p.56-57
[28] Anton Pannekoek, Zeitungskorrespondenz Nr.75, 10 juillet 1909, notre traduction
[29]. Marx, Engels, Programmes socialistes, critique des projets de Gotha et d’Erfurt
[30] Andreas Malm, L’anthropocène contre l’histoire, Editions La Fabrique, 2017, p.190-91
[31] On retrouve des élucubrations du même genre chez un autre ‘génial penseur’ de ‘l’écologie critique’, Fabian Scheidler, lui aussi encensé de toute part : «On n’ébauche pas une nouvelle société sur une planche à dessin comme on le fait pour un nouvel aménagement intérieur, une machine ou une usine. Les nouvelles formes d’organisation sociale résultent de conflits persistants et de processus de convergence entre divers groupes. Ce qui ressort in fine ne peut par principe jamais être le résultat d’un seul plan, mais seulement la conséquence de nombreux plans, contradictoires ou convergents. (…) Les grands changements de système ne résultent ni d’une transition lente et graduelle d’un mode d’organisation à un autre, ni d’une rupture volontariste sur le modèle de la révolution d’Octobre en Russie. (…) Ce qu’il n’y a effectivement pas, c’est un plan directeur pour construire un nouveau système qui remplacerait le précédent. Non seulement un tel plan n’existe pas, mais il n’y a plus grand monde pour penser qu’il en faille un.» (F. Scheidler, La Fin de la mégamachine. Sur les traces d'une civilisation en voie d'effondrement, chapitre 11 Possibilités, sortir de la mégamachine, Ed. Seuil, 2020, P.445-50)
[32] Marx-Engels, Manifeste du Parti Communiste, 1847, Ed. Le Livre de Poche, 1973, p.19 ; «Les paysans, bien qu'ils soient exploités de multiples façons et qu'ils puissent mener des luttes parfois très violentes pour limiter leur exploitation, ne peuvent jamais donner pour objectif à ces luttes l'abolition de la propriété privée puisqu'ils sont eux-mêmes de petits propriétaires ou que, vivant aux côtés de ces derniers, ils aspirent à le devenir. Et, même lorsque les paysans se dotent de structures collectives pour augmenter leur revenu à travers une amélioration de leur productivité ou de la commercialisation de leurs produits, c'est, en règle générale, sous la forme de coopératives, lesquelles ne remettent en cause ni la propriété privée, ni l'échange marchand. En résumé, les classes et couches sociales qui apparaissent comme des vestiges du passé (exploitants agricoles, artisans, professions libérales, etc.), qui ne subsistent que parce que le capitalisme, même s'il domine totalement l'économie mondiale, est incapable de transformer tous les producteurs en salariés, ne peuvent porter de projet révolutionnaire. Bien au contraire, la seule perspective dont elles puissent éventuellement rêver est celle d'un retour à un mythique «âge d'or» du passé : la dynamique de leurs luttes spécifiques ne peut être que réactionnaire.» (Revue Internationale n°73, «Qui peut changer le monde ? Le prolétariat est bien la classe révolutionnaire [765]», p.20)
[33] Marx-Engels, Manifeste du Parti Communiste, 1847, Ed. Le Livre de Poche, 1973, p.6
[34] Marx, L’Idéologie Allemande (1846)
[35] Marx-Engels, L’Idéologie allemande, Éd. Sociales, Paris, 1968, p. 64
[36] Marx-Engels, L’Idéologie allemande, Éd. Sociales, Paris, 1968, p. 103-104
[37] August Bebel, „Die Frau und der Sozialismus“, Kapitel 22, Sozialismus und Landwirtschaft, 1. Aufhebung des Privateigentums an Grund und Boden, (notre traduction).
[38] «Quand la société sera parvenue à un degré supérieur d’organisation économique, le droit de propriété de quelques individus sur les terres qui composent le globe paraitra aussi absurde que le droit de propriété d’un homme sur un autre paraît insensé. Aucune société, ni une nation, ni même toutes les nations ne sont propriétaires de la Terre : elles n’en sont que les possesseurs, les usufruitiers, ayant pour obligation, en boni patres familias (en bons pères de famille) de la transmettre sous une forme améliorée aux générations futures.» (Karl Marx, Le Capital - Livre III, Le procès d'ensemble de la production capitaliste, §6 : La transformation d'une partie du profit en rente foncière, Chapitre XLVI : La rente des terrains à bâtir. La rente des mines. Le prix de la terre, (notre traduction))
[39] Karl Marx, Le Capital - Livre III, Le procès d'ensemble de la production capitaliste, §6 : La transformation d'une partie du profit en rente foncière, Chapitre XXXVII : Introduction
[40] F. Engels, Anti-Dühring, Editions sociales, Paris, 1977, p. 319, traduction d’Émile Bottigelli.
[41] Karl Marx, Le Capital - Livre III, Le procès d'ensemble de la production capitaliste, §7 : Les revenus et leur source, Chapitre XLVIII : La formule tripartite, (notre traduction)
[42] Karl Marx, Le Capital - Livre premier, Le développement de la production capitaliste, IV° section : la production de la plus-value relative, Chapitre XV : Machinisme et grande industrie -§X. - Grande industrie et agriculture (in Ed. La Pléiade, Œuvres : Economie-I, p.998)
[43] «Depuis les énormes progrès de la science de la nature au cours de ce siècle, nous sommes de plus en plus à même de connaître aussi les conséquences naturelles lointaines, tout au moins de nos actions les plus courantes dans le domaine de la production, et, par suite, d’apprendre à les maîtriser. Mais plus il en sera ainsi, plus les hommes non seulement sentiront, mais sauront à nouveau qu’ils ne font qu’un avec la nature…» (Engels, La dialectique de la nature, Éditions Sociales, Paris, 1977, p. 180-181, traduction d’Émile Bottigelli.)
[44] K. Marx, Le Capital - Livre III, Le procès d'ensemble de la production capitaliste, § 6 : La transformation d'une partie du profit en rente foncière, Chapitre XLVII : La genèse de la rente foncière capitaliste, 5. Le métayage et la propriété parcellaire.
[45] Ou à la Scheidler.
[46] Karl Marx, Manuscrits de 1844.
Dans la première partie de cet article, notre objectif était de montrer que le renouveau actuel de la lutte des classes, la « rupture » avec des décennies de recul, n'est pas seulement une réponse à l'aggravation dramatique de la crise économique mondiale, mais a des racines plus profondes dans le processus que nous appelons « la maturation souterraine de la conscience », un processus semi-caché de réflexion, de discussion, de désillusion face aux fausses promesses, qui éclate à la surface à certains moments clés. Le deuxième élément qui conforte que nous assistons à une évolution profonde du prolétariat mondial est l'idée -plus ou moins propre au CCI comme la notion de maturation souterraine- que les principaux bataillons de la classe ouvrière n'ont pas subi une défaite historique comparable à celle qu'elle a connue avec l'échec de la vague révolutionnaire de 1917-23. Et ce, malgré les difficultés croissantes posées à la classe dans la phase terminale de la décadence capitaliste, la phase de décomposition.
Notre rejet de ce qui est sans aucun doute un élément central de l'idéologie dominante -selon lequel l'idée que la classe ouvrière peut offrir une alternative historique au capitalisme est totalement obsolète et discréditée- est basé sur la méthode marxiste, et en particulier sur la méthode développée par la Gauche communiste italienne et française au cours des années 1930 et 1940. En 1933, année de l'arrivée au pouvoir du nazisme en Allemagne, la gauche italienne en exil a commencé à publier sa revue Bilan - ainsi nommée parce qu'elle avait compris que sa tâche centrale était de faire un « bilan » sérieux de la défaite de la vague révolutionnaire et de la victoire de la contre-révolution. Il s'agissait de remettre en question les hypothèses erronées qui avaient conduit à la dégénérescence opportuniste des partis communistes et de développer les bases programmatiques et organisationnelles des nouveaux partis qui naîtraient dans la période (pré)révolutionnaire. La tâche de l'heure était donc celle d'une fraction, en opposition au courant autour de Trotsky qui envisageait perpétuellement la formation d'une nouvelle Internationale sur les mêmes bases opportunistes qui avaient conduit à la disparition de la Troisième Internationale. Et la recherche de l'élaboration du programme du futur sur la base des leçons du passé impliquait de « ne pas trahir » les principes internationalistes fondamentaux face aux énormes pressions de la contre-révolution, qui avait désormais les mains libres pour mener la classe ouvrière vers une nouvelle guerre mondiale. Elle a ainsi pu résister à l'appel à se ranger derrière l'aile « antifasciste » de la classe dirigeante durant la guerre d'Espagne (1936-39) et rejeter les appels à soutenir les « nations opprimées » dans les conflits impérialistes en Chine, en Éthiopie et ailleurs, qui, comme la guerre d'Espagne, étaient autant de tremplins vers la nouvelle guerre mondiale.
La gauche communiste italienne n'était pas invulnérable à la pression de l'idéologie dominante. Vers la fin des années 30, elle fut saisie par la théorie révisionniste de « l'économie de guerre », conception selon laquelle les conflits qui préparaient en fait un nouveau découpage impérialiste visaient au contraire à prévenir le danger d'une nouvelle flambée révolutionnaire. Ce faux argument a entraîné la désorientation totale de la majorité de la Fraction italienne ; tandis que vers la fin de la guerre, sans aucune réflexion sérieuse sur la situation globale du prolétariat, le réveil des mouvements de classe en Italie conduisait à la proclamation dans la précipitation d'un nouveau parti en Italie seulement (le Partito Comunista Internazionalista), et ce sur une base profondément opportuniste qui rassemblait des éléments très hétérogènes sans un processus clair de clarification programmatique.
Face à ce glissement vers l'opportunisme, les camarades qui allaient former la Gauche Communiste de France ont su comprendre que la contre-révolution avait toujours la main -surtout après que la bourgeoisie ait montré sa capacité à écraser les poches de résistance prolétarienne apparues à la fin de la guerre- et ont sévèrement critiqué les erreurs opportunistes du PCInt (ambiguïtés sur les groupes partisans en Italie, participation aux élections bourgeoises, etc.). Pour la Gauche Communiste de France, la question de savoir si le prolétariat souffrait encore d'une défaite profonde, ou s'il récupérait son autonomie de classe dans des luttes massives, était un élément décisif dans la manière dont il appréhendait son rôle.
La « tradition » de la GCF - qui a éclaté en 1952, l'année même où le PCInt s'est scindé entre ses ailes « bordiguiste » et « daméniste » - a été reprise par le groupe Internacialismo au Venezuela, animé par Marc Chirik, qui avait combattu le révisionnisme dans la Fraction italienne et avait été un membre fondateur de la GCF. Dès 1967, percevant les premiers signes d'un retour de la crise économique ouverte, et d'un certain nombre de luttes ouvrières dans divers pays, Internacialismo prédit une nouvelle période de luttes de classes : la fin de la contre-révolution et l'ouverture d'un nouveau cours historique[1]. Et leur prédiction a été rapidement confirmée par les événements de mai-juin 1968 en France, suivis par toute une série de mouvements de classe massifs dans le monde, mouvements qui ont démontré une tendance à la rupture avec les organes établis de contrôle de la classe (partis de gauche et syndicats) et un élément politique certain qui a nourri l'apparition d'une nouvelle génération de jeunes à la recherche de positions de classe, montrant le potentiel pour le regroupement de forces révolutionnaires à l'échelle internationale.
Cette rupture avec la contre-révolution n'a pas été un simple feu de paille. Elle a créé une situation historique de fond qui n'a pas été effacée, même si elle est passée par différentes étapes et de nombreuses difficultés. Entre 1968 et 1989, nous avons connu trois grandes vagues internationales de lutte de classe au cours desquelles des avancées significatives ont été réalisées au niveau de la compréhension des méthodes de lutte, illustrées notamment par les grèves de masse en Pologne en 1980, qui ont donné naissance à des formes indépendantes d'organisation de classe à l'échelle d'un pays entier. Et l'impact de ces mouvements ne s'est pas seulement traduit par des luttes ouvertes et massives, mais aussi par l'affirmation croissante du prolétariat sur la scène sociale en tant que classe. Contrairement aux années 1930, cet équilibre des forces des années 1980 a fait obstacle aux préparatifs d'une troisième guerre mondiale, qui avait été remise à l'ordre du jour par le retour de la crise économique ouverte et l'existence de blocs impérialistes prêts à se disputer l'hégémonie mondiale.
Mais si la classe dirigeante a trouvé la voie de la guerre mondiale barrée, cela ne signifie pas que la bourgeoisie n'était plus à l'offensive, qu'elle a été désarmée face à la classe ouvrière. Les années 1980 ont été marquées par un réalignement des forces politiques bourgeoises, caractérisé par des gouvernements de droite lançant des attaques brutales contre les emplois et les salaires des travailleurs, pendant que la gauche, dans l'opposition, canalisait la colère, entravait et encadrait tout effort de riposte, toute initiative de lutte de la classe ouvrière. Cette contre-offensive capitaliste a infligé un certain nombre de défaites importantes à des secteurs de la classe ouvrière dans les principaux centres capitalistes, notamment les mineurs britanniques : l'écrasement de leur résistance à la quasi-fermeture de l'industrie du charbon a ouvert la voie à une politique plus large de désindustrialisation et de « délocalisation » qui a brisé certains des principaux bastions traditionnels de la classe ouvrière. La lutte des classes s'est néanmoins poursuivie entre 1983 et 1988 et il n'y a pas eu de défaite frontale des principaux bataillons du prolétariat, comme cela avait été le cas dans les années 1920 et 1930. Mais les luttes des années 80 n'ont pas non plus été en mesure de s'élever au niveau politique requis par la gravité de la situation mondiale, et c'est ainsi que nous sommes arrivés à l'« impasse » qui a précipité le processus de décomposition du capitalisme. L'effondrement du bloc de l'Est en 1989-91 a marqué une nouvelle phase de décadence, entraînant d'énormes difficultés pour la classe. Les campagnes idéologiques assourdissantes sur la « victoire du capitalisme » et la prétendue « mort du communisme », l'atomisation et le désespoir gravement exacerbés par la décomposition de la société, la volonté de la bourgeoisie de démanteler les sites industriels traditionnels avec pour objectif de briser ces vieux foyers de résistance ouvrière tout cela s'est combiné pour éroder l'identité de classe du prolétariat, son sentiment d'être une force distincte dans la société avec ses propres intérêts à défendre.
Dans cette nouvelle phase de la décadence du capitalisme, la notion de cours historique n'était plus valable, même si le CCI a mis longtemps à le comprendre[2]. Mais, dès nos Thèses sur la décomposition en 1990, nous avions compris que la putréfaction en marche du capitalisme pouvait submerger le prolétariat même sans défaite frontale, puisque la poursuite de ses luttes défensives, qui avaient barré la route à la guerre mondiale, ne suffisait pas à enrayer la menace de destruction de l'humanité par une combinaison de guerres locales, de désastres écologiques et de ruptures du lien social.
Si les décennies qui ont suivi l'effondrement du bloc de l'Est peuvent être qualifiées de recul de la classe ouvrière, cela n'a pas signifié une disparition complète de la lutte des classes. Ainsi, par exemple, on a vu une nouvelle génération de prolétaires s'engager dans des mouvements importants comme lors de la lutte contre le CPE en France en 2006 et le mouvement des Indignados en Espagne en 2011. Mais bien que ces luttes aient donné lieu à de véritables formes d'auto-organisation (assemblées générales) et qu'elles aient servi de base à un débat sérieux sur l'avenir de la société, leur faiblesse fondamentale consistait en ceci qu'une majorité des protagonistes de ces luttes ne se considéraient pas comme faisant partie de la classe ouvrière mais plutôt comme des « citoyens luttant pour leurs droits », et donc vulnérables à diverses mystifications politiques « démocratiques ».
Cela souligne l'importance de la nouvelle rupture de 2022, qui a commencé avec les grèves généralisées en Grande-Bretagne, car elle annonce le retour de la lutte en tant que classe, c'est-à-dire les prémices d'une récupération de l'identité de classe. Certains affirment que ces grèves ont en fait constitué un recul par rapport aux mouvements précédents, tels que les Indignados, car elles n'ont guère donné de signes précurseurs d’assemblées générales ou stimulant directement le débat politique sur des questions politiques plus vastes. Mais c'est ignorer le fait qu'après tant d'années de passivité, « la première victoire de la lutte est la lutte elle-même » : le fait que le prolétariat ne se couche pas face à l'érosion continue de ses conditions et commence à nouveau à se considérer comme une classe. Les Thèses sur la décomposition insistaient sur le fait que, plutôt que les expressions plus directes de la décomposition telles que le changement climatique ou la gangstérisation de la société, ce serait l'aggravation de la crise économique qui offrirait les meilleures conditions pour la relance des combats de classe. Les mouvements observés depuis 2022 l'ont déjà confirmé et nous nous dirigeons vers une situation où la crise économique sera la plus grave de l'histoire du capitalisme, exacerbée non seulement par les contradictions économiques centrales du capital (la surproduction et la baisse du taux de profit), mais aussi par la croissance du militarisme, la propagation des catastrophes écologiques et les politiques de plus en plus irrationnelles de la classe dirigeante.
En particulier, la tentative de plus en plus manifeste d'imposer une économie de guerre dans les pays centraux du capitalisme sera une question vitale pour la politisation de la résistance des travailleurs. Cela a déjà été annoncé par deux développements importants : premièrement, le fait que la percée de 2022 a eu lieu précisément à un moment où le déclenchement de la guerre en Ukraine a été accompagné de grandes campagnes sur la nécessité de soutenir l'Ukraine et de se préparer à des sacrifices afin de résister à une future agression russe ; deuxièmement, le développement de minorités politisées par la menace de la guerre et cherchant une réponse internationaliste. Ces réponses sur la question de la guerre ne viennent pas de nulle part : elles sont une preuve supplémentaire que la nouvelle phase de la lutte des classes puise sa force historique dans la réalité d'un prolétariat invaincu.
Nous le répétons : le danger de décomposition qui accable le prolétariat n'a pas disparu, et même s'accroît au fur et à mesure que s'accélère l'effet « tourbillon » des désastres capitalistes qui agissent en interaction, accumulant ainsi de manière systémique les destructions. Mais les luttes après 2022 montrent que la classe peut encore réagir et qu'il y a deux pôles dans la situation, une sorte de course contre la montre entre l'accélération de la décomposition et le développement de la lutte de classe à un niveau plus élevé ; un développement dans lequel toutes les questions soulevées par la décomposition peuvent être intégrées dans un projet communiste qui peut offrir une issue à la crise économique, à la guerre perpétuelle, à la destruction de la nature et au pourrissement de la vie sociale. Plus les organisations révolutionnaires d'aujourd'hui comprendront clairement les enjeux de la situation mondiale actuelle, plus elles pourront jouer efficacement leur rôle d'élaboration de cette perspective pour l'avenir.
Amos
[1] Initialement, le CCI définissait ce nouveau cours historique comme un cours vers la révolution, mais au milieu des années 1980, il avait adopté la formule « cours vers des confrontations de classe massives », car il ne pouvait y avoir de trajectoire automatique vers une issue révolutionnaire à la crise capitaliste.
[2] Rapport sur la question du cours historique [64] Revue internationale 164
Dans des articles publiés récemment et consacrés aux premiers jours de la seconde présidence de Donald Trump, le CCI a déjà expliqué que le chaos et les ravages qu’il a déclenchés dans le monde depuis qu’il s’est installé à la Maison-Blanche sont loin de représenter un éclair dans ciel d’azur, mais expriment le pourrissement du système capitaliste dans son ensemble. Le gangstérisme imprévisible de l’administration de Trump est le miroir d’un ordre social en ruines. En outre, la faction libérale-démocrate de la bourgeoisie américaine qui résiste bec et ongles à la nouvelle présidence fait tout autant partie de ce pourrissement et n’est en aucun cas un « moindre mal » ou une solution alternative au mouvement populiste MAGA (Make America Great Again) qui devrait être soutenu par la classe ouvrière.
Quelle que soit la forme politique que prend le capitalisme aujourd’hui, seules la guerre, la crise et la paupérisation de la classe ouvrière sont à l’ordre du jour. La classe ouvrière doit lutter pour ses intérêts de classe et ce, face à toutes les composantes de la classe dirigeante. La résurgence des luttes ouvrières pour défendre les salaires et les conditions de vie, comme cela s’est produit récemment chez Boeing et dans les docks de la côte est des États-Unis, ainsi que la résurgence de la combativité en Europe, sont les seules promesses pour l’avenir.
Dans cet article, nous souhaitons expliquer davantage pourquoi et comment Trump a été élu pour un second mandat, pourquoi il est plus extrême et dangereux que lors de son premier mandat, dans le but de montrer plus clairement le caractère autodestructeur de l’ordre bourgeois qu’il symbolise ; ainsi que l’alternative prolétarienne au système actuel.
Fin 2022, au milieu du mandat de Biden à la Maison-Blanche, le CCI a dressé le bilan de la première présidence Trump :
La présidence Biden qui a suivi la première administration de Trump n’a pas été en mesure d’inverser cette situation qui s’aggravait :
Le principe directeur du premier mandat de Trump et de sa campagne électorale (« America First ») se poursuit sous son second mandat. Ce slogan signifie que l’Amérique ne doit agir que dans son propre intérêt national au détriment de celui des autres, « alliés » ou ennemis, en recourant à la force économique, politique et militaire. En ce sens que les États-Unis peuvent conclure des « accords » (plutôt que des traités) avec d’autres pays (qui peuvent d’ailleurs être rompus à tout moment selon la « philosophie » qui sous-tend ce slogan), ils font aux gouvernements étrangers « une offre qu’ils ne peuvent pas refuser », selon la célèbre réplique du film de gangsters Le Parrain. Comme Marco Rubio, nommé secrétaire d’État par Trump, l’a dit aux gouvernements étrangers : les États-Unis ne leur parleront désormais plus d’intérêts mondiaux et d’ordre mondial, mais uniquement de leurs propres intérêts. Cependant, « Might is right » (la loi du plus fort) n’est pas un cri de ralliement pour le leadership américain.
La politique de l’America First, en 2016, découle du constat par une partie de la bourgeoisie américaine que la politique étrangère qu’elle avait suivie jusqu’alors, consistant à jouer le rôle de gendarme du monde afin de créer un nouvel ordre mondial après l’effondrement du bloc russe en 1989, n’avait abouti qu’à une série d’échecs coûteux, impopulaires et sanglants.
Cette nouvelle politique reflète la prise de conscience définitive que la Pax Americana ([2]), instaurée après 1945 et qui a garanti l’hégémonie mondiale des États-Unis jusqu’à la chute du mur de Berlin, ne peut être rétablie sous quelque forme que ce soit. Pire encore, pour Trump, le maintien de la Pax Americana, c’est-à-dire le fait que ses alliés comptent sur la protection économique et militaire des États-Unis, implique que les États-Unis se faisaient « injustement » exploiter par les anciens membres de leur bloc impérialiste.
L’opération Tempête du désert, en 1990, était le recours massif à la puissance militaire américaine dans le golfe Persique pour contrer la montée en puissance du désordre mondial sur le plan géopolitique après la dissolution de l’URSS. Elle visait en particulier les ambitions d’indépendance de ses anciens grands alliés en Europe.
Mais quelques semaines seulement après cet horrible massacre, un nouveau conflit sanglant éclatait dans l’ancienne Yougoslavie. L’Allemagne, agissant seule, reconnaît la nouvelle république de Slovénie. Ce n’est qu’avec le bombardement de Belgrade et les accords de Dayton de 1995 que les États-Unis ont réussi à affirmer leur autorité. L’opération Tempête du désert a stimulé les tendances centrifuges de l’impérialisme au lieu de les atténuer. En conséquence, le djihadisme islamique s’est développé, Israël a commencé à saboter le processus de paix palestinien laborieusement élaboré par les États-Unis et le génocide au Rwanda a causé un million de morts alors que les puissances occidentales complices agissaient pour leurs intérêts divergents. Les années 1990, malgré les efforts des États-Unis, ont illustré, non pas la formation d’un nouvel ordre mondial, mais l’accentuation du chacun pour soi en politique étrangère, et donc l’affaiblissement du leadership américain.
La politique étrangère américaine des « néoconservateurs » dirigés par George W. Bush, devenu président en 2000, a conduit à des échecs encore plus catastrophiques. Après 2001, une autre opération militaire massive était lancée au Moyen-Orient avec l’invasion américaine de l’Afghanistan et de l’Irak au nom de la « guerre contre le terrorisme ». Mais en 2011, lorsque les États-Unis se sont retirés d’Irak, aucun des objectifs visés n’avait été atteint. Les armes de destruction massive de Saddam Hussein (un prétexte inventé pour l’invasion) se sont avérées inexistantes. La démocratie et la paix n’ont pas été instaurées en Irak en lieu et place de la dictature. Le terrorisme n’a pas reculé : au contraire, Al-Qaïda a bénéficié d’un formidable nouvel élan qui a provoqué des attentats sanglants en Europe occidentale. Même aux États-Unis, les expéditions militaires, qui ont coûté cher en argent et en sang, sont impopulaires. Mais surtout, la guerre contre le terrorisme n’a pas réussi à rallier l'ensemble des puissances impérialistes européennes et autres à la cause des États-Unis. La France et l’Allemagne, contrairement à ce qui s’était passé en 1990, ont choisi de ne pas participer aux invasions américaines.
Toutefois, le retour au « multilatéralisme » en lieu et place de l'« unilatéralisme » des néo-conservateurs, sous la présidence de Barack Obama (2009-2016), n’a pas non plus réussi à restaurer le leadership mondial des États-Unis. C’est au cours de cette période que les ambitions impérialistes de la Chine ont explosé, comme en témoigne le développement géostratégique de la nouvelle route de la soie après 2013. La France et la Grande-Bretagne ont poursuivi leurs propres aventures impérialistes en Libye, tandis que la Russie et l’Iran ont profité du semi-retrait américain des opérations en Syrie. La Russie a occupé la Crimée et a lancé une offensive dans la région du Donbass, en Ukraine, en 2014.
Après l’échec du carnage monstrueux des néo-conservateurs est venu l’échec diplomatique de la politique de « coopération » d’Obama.
Comment les difficultés des États-Unis à maintenir leur hégémonie pouvaient-elles encore s’aggraver ? En la personne du président Trump.
Dès sa première présidence, la politique « America First » de Trump a contribué à détruire la réputation d’allié fiable des États-Unis et de leader mondial doté d’une politique cohérente et d'une boussolle morale. En outre, c’est au cours de son mandat que de sérieuses divergences sont apparues au sein de la classe dirigeante américaine au sujet de la politique étrangère de voyou de Trump. Des divergences cruciales sont apparues au sein de la bourgeoisie américaine quant à savoir quelle puissance impérialiste était une alliée et qui était une ennemie dans la lutte des États-Unis pour conserver leur suprématie mondiale. Trump a renié le pacte transpacifique, l’accord de Paris sur le changement climatique et le traité nucléaire avec l’Iran ; les États-Unis sont devenus une exception en matière de politique économique et commerciale au sein du G7 et du G20, s’isolant ainsi de leurs principaux alliés sur ces questions. Dans le même temps, le refus des États-Unis de s’engager directement au Moyen-Orient a alimenté une foire d’empoigne des impérialismes régionaux dans la région : l’Iran, l’Arabie saoudite, la Turquie, Israël et la Russie, le Qatar, ont tour à tour tenté de tirer profit du vide militaire et du chaos.
La diplomatie de Trump a eu tendance à exacerber ces tensions, comme le transfert de l’ambassade américaine en Israël dans la ville controversée de Jérusalem, ce qui a contrarié ses alliés occidentaux et mis en colère les dirigeants arabes qui considéraient encore les États-Unis comme un « conciliateur » dans la région.
Néanmoins, en reconnaissant la Chine comme le candidat le plus susceptible d’usurper la primauté des États-Unis, l’administration Trump s’est ralliée à l’opinion du reste de Washington. Le « pivot » vers l’Asie déjà annoncé par Obama devait être renforcé, la guerre planétaire contre le terrorisme officiellement suspendue et une nouvelle ère de « concurrence entre grandes puissances » s’ouvrait selon la stratégie de défense nationale de février 2018. Un vaste programme de plusieurs décennies visant à moderniser l’arsenal nucléaire américain et à « dominer l’espace » a été annoncé.
Toutefois, en ce qui concerne la nécessité de réduire les ambitions et les capacités militaires de la Russie (et d’affaiblir le potentiel de cette dernière à aider les propres manœuvres mondiales de la Chine) une divergence est apparue entre la politique ambiguë de Trump à l’égard de Moscou et celle de la faction rivale de la bourgeoisie américaine qui a toujours considéré la Russie comme un ennemi historique en raison de la menace qu’elle représente pour l’hégémonie américaine en Europe de l’Ouest.
Parallèlement, en lien avec la question de la politique russe, l’importance de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN), l’ancienne alliance centrale du bloc américain, a été remise en question. Plus particulièrement en ce qui concerne l’obligation prévue par le traité impliquant que tous les membres de l’OTAN viennent en aide à tout autre membre faisant l’objet d’une attaque militaire (en d’autres termes, les États-Unis les protégeraient contre une agression russe). Trump a remis en cause cette clause cruciale. Les implications inquiétantes que cela implique (l’abandon des alliés des États-Unis en Europe occidentale) n’ont pas échappé aux chancelleries de Londres, de Paris et de Berlin.
Ces divergences en matière de politique étrangère sont apparues plus clairement au cours de l’administration Biden consécutive à la première présidence Trump.
Le remplacement de Trump par Joe Biden à la Maison Blanche était censé annoncer un retour à la normale dans la politique américaine, en ce sens que ce retour a été marqué par la tentative de reformer d’anciennes alliances et la conclusion de traités avec d’autres pays, afin d’essayer de réparer les dommages causés par les imprudentes aventures de Trump. Biden a déclaré : « America is back » (l’Amérique est de retour). L’annonce d’un pacte de sécurité historique entre les États-Unis, le Royaume-Uni et l’Australie dans la région Asie-Pacifique en 2021 et le renforcement du dialogue de sécurité quadrilatéral entre les États-Unis, l’Inde, le Japon et l’Australie, traduisaient, entre autres mesures, la poursuite de la construction d’un cordon sanitaire contre la montée de l’impérialisme chinois en Extrême-Orient.
Une croisade démocratique mondiale contre les puissances « révisionnistes » et « autocratiques » (l’Iran, la Russie, la Corée du Nord et surtout la Chine) a été invoquée par la nouvelle administration.
L’invasion russe de l’Ukraine en 2022 a permis à Joe Biden d’imposer une nouvelle fois l’autorité militaire américaine aux puissances récalcitrantes de l’OTAN en Europe, les obligeant, notamment l’Allemagne, à augmenter les budgets de défense et à soutenir la résistance armée ukrainienne. Cela a également contribué à épuiser la puissance militaire et économique de la Russie dans une guerre d’usure et à démontrer la supériorité militaire mondiale des États-Unis en termes d’armement et de logistique qu’ils ont fournis à l’armée ukrainienne. Mais surtout, en contribuant à transformer une grande partie de l’Ukraine en ruines fumantes, les États-Unis ont montré à la Chine le danger qu’il y a à considérer la Russie comme un allié potentiel et les conséquences périlleuses de leur propre désir d’annexer des territoires tels que Taïwan.
Cependant, il est apparu au monde entier que la bourgeoisie américaine n’était pas entièrement derrière la politique de Biden à l’égard de la Russie, puisque le Parti républicain au Congrès, toujours sous l’emprise de Donald Trump, exprimait clairement sa réticence à fournir les milliards de dollars de soutien nécessaires à l’effort de guerre ukrainien.
Si le soutien apporté à l’Ukraine a été un succès pour la réaffirmation du leadership de l’impérialisme américain, tout du moins à court terme, son implication dans la guerre d’Israël à Gaza après octobre 2023 a terni cette réussite. Les États-Unis se sont retrouvés coincés entre la nécessité de soutenir leur principal allié israélien au Moyen-Orient face aux terroristes du Hamas, supplétifs de l'Iran, et la détermination aveugle d’Israël à imposer ses propres intérêts, renonçant de fait à une solution pacifique au conflit palestinien, ce qui a accentué le chaos militaire dans la région.
Le massacre de dizaines de milliers de Palestiniens sans défense à Gaza, grâce aux munitions et aux dollars américains, a complètement déformé l’image de droiture morale des États-Unis que Biden avait érigée à propos de la défense de l’Ukraine.Si l’effondrement du régime Assad en Syrie et la défaite du Hezbollah au Liban ont porté un coup sérieux au régime iranien, l’ennemi déclaré des États-Unis, l’instabilité de la région, notamment en Syrie, n’en a pas été réduite pour autant. Au contraire, les États-Unis ont dû continuer à déployer une partie importante de leur marine en Méditerranée orientale et dans le golfe Persique, renforcer leurs contingents en Irak et en Syrie et faire face à l’opposition spectaculaire de la Turquie et des pays arabes à la politique américaine.
Mais surtout, la menace de nouvelles secousses militaires au Moyen-Orient signifie que le pivot vers l’Asie, principal objectif des États-Unis, est compromis.
Nous avons décrit comment les problèmes de navigation dans le chaos impérialiste qui s’est développé après 1989 ont conduit à des divisions au sein de la classe dirigeante américaine sur la politique à mener, et transcrit l’évolution de la politique populiste de l’America First par rapport à une politique plus rationnelle visant à préserver les alliances du passé. La réélection de Trump au pouvoir, même après la débâcle de sa première présidence, est le signe que ces divisions internes n’ont pas été maîtrisées par la bourgeoisie et qu’elles recommencent à affecter sérieusement la capacité des États-Unis à mener une politique étrangère cohérente et conséquente, au point même de mettre en péril sa principale préoccupation, qui est de bloquer ou de prévenir la montée en puissance de la Chine.
À la dangereuse incertitude de cet effet boomerang du chaos politique sur la politique impérialiste s’ajoute le fait que la marge de manœuvre des États-Unis sur la scène impérialiste mondiale a sensiblement diminué depuis le premier mandat de Trump, et que son second mandat intervient alors que deux conflits majeurs font rage en Europe de l’Est et au Moyen-Orient. Nous ne reviendrons pas sur les causes profondes du désarroi politique au sein de la bourgeoisie américaine et de son État que les premières actions de Trump ont dramatiquement mis en évidence, cela sera expliqué dans un autre article.
Mais en moins d’un mois, Trump a fait savoir que la tendance de sa politique de l’America First, qui consiste à détricoter la Pax Americana sur laquelle reposait la suprématie mondiale des États-Unis après 1945, va s’accélérer beaucoup plus rapidement et profondément que lors de son premier mandat, notamment parce que le nouveau président entend passer outre les garde-fous qui limitaient à l’époque son champ d’action à Washington en nommant ses sbires, compétents ou non, à la tête des services de l’État. La principale préoccupation de la bourgeoisie américaine après 1989 - empêcher la fin de sa domination mondiale dans la mêlée générale du monde post-bloc – a été bouleversée : la « guerre de chacun contre tous » est devenue, dans les faits, la « stratégie » de la nouvelle administration. Une stratégie qui sera plus difficile à inverser qu’elle ne l’était déjà après le premier mandat de Trump, et ce même par une nouvelle administration plus « intelligente ».
L’objectif de reprendre le contrôle du Panama ; la proposition d'« acheter » le Groenland ; la proposition barbare de nettoyer ethniquement les Palestiniens de la bande de Gaza et de transformer cette dernière en une Riviera ; toutes ces premières déclarations du nouveau président sont autant dirigées contre ses anciens alliés que contre ses ennemis stratégiques. La proposition concernant Gaza, qui profiterait à son allié Israël en supprimant la solution des deux États en Palestine, ne ferait qu’attiser l’opposition des autres puissances arabes, ainsi que de la Turquie et de l’Iran. La Grande-Bretagne, la France et l’Allemagne se sont déjà prononcées contre cette proposition de Trump.
Mais il est probable que les États-Unis sous Trump imposeront à l’Ukraine un accord de paix prévoyant la cession de 20 % de son territoire à la Russie. Les puissances ouest-européennes s’y opposent déjà avec véhémence, ce qui aura pour effet de désagréger encore davantage l’OTAN, qui était auparavant l’axe de la domination internationale des États-Unis. Le nouveau président exige que les puissances économiques européennes stagnantes de l’OTAN fassent plus que doubler leurs dépenses militaires afin de pouvoir se défendre seules, sans l’aide des États-Unis.
Une bonne partie du « soft power » de l’impérialisme américain, à savoir sa prétendue hégémonie morale, va être anéantie presque d’un seul coup : l’USAID, la plus grande agence mondiale d’aide aux « pays du Sud », a été « passée à la déchiqueteuse » par Elon Musk. Les États-Unis se sont retirés de l’Organisation mondiale de la santé et ont même proposé d’engager une procédure contre la Cour pénale internationale pour sa partialité à l’égard des États-Unis et d’Israël.
La guerre commerciale protectionniste proposée par la nouvelle administration américaine porterait également un coup massif à ce qui reste de la stabilité économique du capitalisme international, qui a soutenu la puissance militaire des États-Unis, et se répercuterait sans aucun doute sur l’économie américaine elle-même sous la forme d’une inflation encore plus élevée, de crises financières et d’une réduction de son propre commerce. L’expulsion massive de la main-d’œuvre immigrée bon marché des États-Unis aurait des conséquences économiques négatives et autodestructrices pour l’économie américaine ainsi que pour la stabilité sociale.
À l’heure où nous écrivons ces lignes, il n’est pas possible de savoir si l’avalanche de propositions et de décisions du nouveau président sera mise en œuvre ou s’il s’agit d’outils de négociation farfelus susceptibles de déboucher sur des accords temporaires ou des concessions réduites. Mais l’orientation de la nouvelle politique est claire. L’incertitude même des mesures a déjà pour effet d’alarmer et de contrarier les anciens et futurs alliés potentiels et de les obliger à agir par eux-mêmes et à chercher du soutien ailleurs. En soi, cela ouvrira davantage de possibilités aux principaux ennemis des États-Unis. L’accord de paix proposé en Ukraine profite déjà à la Russie. La guerre commerciale protectionniste est un cadeau pour la Chine, qui peut se positionner comme un meilleur partenaire économique que les États-Unis.
Néanmoins, malgré la politique autodestructrice à long terme de « l’America First », les États-Unis ne céderont pas leur supériorité militaire à leur principal ennemi, la Chine, qui est encore loin d’être en mesure de les affronter directement à armes égales. De plus, la nouvelle politique étrangère suscite déjà une forte opposition au sein même de la bourgeoisie américaine.
La perspective est donc celle d’une course massive aux armements et d’une nouvelle augmentation chaotique des tensions impérialistes dans le monde, les conflits entre grandes puissances se déplaçant vers les centres du capitalisme mondial et enflammant davantage ses points stratégiques globaux.
Le mouvement MAGA de Donald Trump est arrivé au pouvoir en promettant à l’électorat plus d’emplois, des salaires plus élevés et la paix dans le monde, en lieu et place de la baisse du niveau de vie et des « guerres sans fin » de l’administration Biden.
Le populisme politique n’est pas une idéologie de mobilisation pour la guerre comme l’était le fascisme.
En fait, la croissance et les succès électoraux du populisme politique depuis une dizaine d’années, dont Trump est l’expression américaine, reposent essentiellement sur l’échec croissant de l’alternance des vieux partis établis de la démocratie libérale au sein des gouvernements pour faire face à la profonde impopularité de la croissance vertigineuse du militarisme, d’une part, et aux effets paupérisants d’une crise économique insoluble sur les conditions de vie de la masse de la population, d’autre part.
Mais les promesses populistes de remplacer les canons par du beurre([3]) ont été et seront de plus en plus mises à mal par la réalité, et se heurteront à une classe ouvrière qui commence à redécouvrir sa combativité et son identité de classe.
La classe ouvrière, contrairement aux délires xénophobes du populisme politique, n’a pas de patrie, pas d’intérêts nationaux et est en fait la seule classe internationale dont les intérêts communs dépassent les frontières et les continents. Sa lutte pour défendre ses conditions de vie aujourd’hui, qui a une portée internationale (les luttes actuelles en Belgique confirment une fois de plus la résistance de classe dans tous les pays) constitue donc la base d’un pôle d’attraction alternatif à l’avenir suicidaire du capitalisme, à savoir les conflits impérialistes entre les nations.
Mais dans cette perspective de classe, la classe ouvrière devra aussi affronter les forces anti-populistes ainsi que les forces populistes de la bourgeoisie qui proposent à la population un retour à la forme démocratique du militarisme et de la paupérisation. La classe ouvrière ne doit pas se laisser piéger par ces fausses alternatives, ni suivre les forces plus radicales qui affirment que la démocratie libérale est un moindre mal par rapport au populisme. Elle doit au contraire se battre sur son propre terrain de classe.
Le New York Times, porte-parole habituellement sobre de la bourgeoisie libérale américaine, a lancé cet appel radical à la mobilisation de la population pour défendre l’État démocratique bourgeois contre l’État autocratique de Trump dans une déclaration éditoriale du 8 février 2025 :
Cela ne fait que confirmer que l’ensemble de la bourgeoisie utilise ses propres divergences pour diviser la classe ouvrière et lui faire choisir une forme de guerre et de crise capitaliste plutôt qu’une autre, afin de lui faire oublier ses propres intérêts de classe.
La classe ouvrière ne doit pas être entraînée dans les guerres internes ou externes de la classe dirigeante, mais se battre pour elle-même.
Como (23 février 2025)
[1] Les États-Unis : superpuissance dans la décadence du capitalisme et aujourd’hui épicentre de la décomposition sociale (1ère partie) [782], Revue Internationale n° 169
[2] La Pax Americana qui a suivi la deuxième guerre mondiale n’a jamais été une ère de paix, mais plutôt une ère de guerre impérialiste quasi permanente. Ce terme fait davantage référence à la stabilité relative du conflit impérialiste mondial, avec les États-Unis comme principale puissance, alors que les deux blocs se préparaient à une guerre mondiale avant 1989.
[3] L’expression « Guns and Butter », modèle macroéconomique, se réfère à la répartition des dépenses gouvernementales entre les dépenses de défense (guns) et les dépenses sociales (butter), souvent l’une au détriment de l’autre. (NdT)
[4] En 2003, le New York Times, avec leur réputation de journalisme objectif, entretenait sans arrêt le mensonge des armes de destruction massive détenues par Saddam Hussein afin de légitimer l’invasion américaine en Irak.
La guerre en Ukraine est, à ce jour, l’expression la plus représentative du chaos impérialiste mondial qui implique, à différents niveaux, les grandes puissances impérialistes, les pays d’Europe occidentale, mais également d’autres pays comme la Corée du Nord, l’Iran… Plusieurs experts de la bourgeoisie, ainsi que l’ensemble des groupes du milieu politique prolétarien, à l’exception du CCI, voient dans cette situation un moment de la marche vers la Troisième Guerre mondiale. Pour eux, on assisterait actuellement à la formation de deux blocs impérialistes rivaux autour des deux grandes puissances mondiales : les États-Unis et la Chine. À l’opposé de cette analyse, le CCI considère qu’il s’agit là d’une illustration de l’incapacité des deux grandes puissances mondiales à s’imposer à la tête de deux blocs impérialistes. Le leadership mondial de la plus puissante d’entre elles, les États-Unis, est en effet de plus en plus contesté alors que la Chine n’a pu agréger ne serait-ce que les prémisses d’un bloc impérialiste. De plus, les États-Unis sont particulièrement affaiblis politiquement par des divisions de plus en plus importantes entre Républicains et Démocrates, le chef de files des Républicains ayant tôt fait de confirmer, avant et après sa nouvelle élection, son inaptitude non seulement en tant que chef de guerre mais aussi pour diriger les affaires du pays. Un exemple de la subtilité du personnage est donné par sa menace d’annexer le Groenland alors même que, dans les faits, les États-Unis ont déjà le contrôle effectif de ce territoire notamment grâce à une base militaire.
Mais l’impossibilité actuelle d’une nouvelle guerre mondiale n’est en rien contradictoire, comme l’illustre la réalité sous nos yeux, avec le déchaînement de guerres impliquant les pays centraux du capitalisme alors même que le prolétariat, dans ses concentrations les plus importantes, n’est ni vaincu, ni prêt à être enrôlé pour le carnage impérialiste, malgré ses difficultés actuelles qui l’empêchent de mettre en avant sa propre perspective révolutionnaire.
Produit de la décomposition du capitalisme, le chaos mondial actuel est porteur de tous les dangers, de toutes les menaces pour la survie de l’humanité. En effet, la gangrène du militarisme et de la guerre sont aujourd’hui présents partout, de la mer Baltique à la mer Rouge, de Taïwan ou de la Corée du Nord au Sahel. Le cauchemar européen de la guerre nucléaire à l’époque de la guerre froide, est aujourd’hui ravivé par les menaces de Moscou d’une nouvelle nucléarisation du continent et l’escalade que constituerait l’envoi de troupes des pays occidentaux voisins sur le front ukrainien. Nous ne sommes pas en présence d’une Troisième Guerre mondiale mais de guerres qui s’intensifient de manière incontrôlée en Ukraine et, en perspective, dans le monde entier. Trois ans après l’« opération spéciale » de la Russie en Ukraine, la guerre dans ce pays présente tous les signes d’une fuite en avant vers un enlisement aveugle et destructeur régi par la politique de la terre brûlée.
Lors de l’expansion mondiale du capitalisme au XIXe siècle, la guerre pouvait constituer un moyen de consolider les nations capitalistes, comme ce fut le cas pour l’Allemagne lors de la guerre franco-prussienne de 1871, de contribuer par la force à l’élargissement du marché mondial, à travers les guerres coloniales, ouvrant de nouveaux marchés pour les nations les plus développées et favorisant ainsi le développement des forces productives. Plus tard, ces guerres ont cédé le pas à la guerre impérialiste pour le partage du monde, et dont la Première Guerre mondiale en 1914 signait l’entrée du capitalisme dans sa phase de décadence. La guerre permanente entre les différents rivaux impérialistes perdait ainsi toute rationalité économique et devenait ainsi le mode de vie du capitalisme décadent. L’horreur et la destruction de la Première Guerre mondiale se sont répétées et amplifiées avec la Seconde Guerre mondiale, chacun des impérialismes rivaux cherchant désormais à s’assurer une position géostratégique mondiale, à travers des alliances forcées derrière une ou l’autre des têtes de blocs impérialistes, recherchant en permanence des alliances pour soutenir ses intérêts : « devant l’impasse totale où se trouve le capitalisme et la faillite de tous les “remèdes” économiques, aussi brutaux qu’ils soient, la seule voie qui reste ouverte à la bourgeoisie pour tenter de desserrer l’étau de cette impasse est celle d’une fuite en avant avec d’autres moyens (eux aussi de plus en plus illusoires d’ailleurs) qui ne peuvent être que militaires »[1]. Voilà pour l’évolution de la guerre au cours des deux derniers siècles.
Mais avec la chute du bloc soviétique, les alliances établies depuis la dernière guerre mondiale et la discipline des anciens blocs impérialistes ont été rompues, sans être remplacées par de nouvelles. On assiste désormais à une rivalité de tous contre tous, où chacun cherche à faire valoir ses intérêts au détriment de ceux des autres, quel qu’en soit le prix. On déclenche des guerres sans fin (Libye, Syrie, Sahel, Ukraine, Moyen-Orient) qui massacrent, dévastent les populations, les richesses et les moyens de production, les sources d’énergie, sans parler de l’impact écologique. La situation actuelle de Gaza en ruines et de la population exterminée en est un exemple flagrant, ainsi que la guerre en Ukraine. La politique de la terre brûlée prévaut et « Après moi le déluge ».
Poutine a déclenché son « Opération spéciale » en Ukraine en 2022, après avoir occupé la Crimée en 2014, pour tenter de défendre son statut de puissance impérialiste mondiale contre l’encerclement opéré par l’OTAN « jusqu’à ses portes », et qui pouvait signifier qu’après la Pologne, la Hongrie et la République tchèque en 1999, l’Estonie, la Lettonie et la Lituanie en 2004, l’Ukraine rejoigne le Traité.
L’administration Biden avait alors clairement indiqué qu’il n’y aurait pas de réponse américaine à travers l’envoi de troupes au sol (comme l’avait suggéré l’attitude américaine face à l’invasion de la Crimée) afin d’inciter la Russie à déclencher une guerre susceptible de mettre à genou son économie et sa puissance militaire déjà fragiles, neutralisant ainsi ses prétentions impérialistes en tant qu’alliée potentielle de la Chine, le principal adversaire des États-Unis. Dans son discours d’adieu du 13 janvier au Département d’État, Joe Biden s’adressait un satisfecit pour ce piège tendu à la Russie : « Par rapport à il y a quatre ans, […] nos adversaires et nos rivaux sont plus faibles […] bien que l’Iran, la Russie, la Chine et la Corée du Nord collaborent désormais, c’est plus un signe de faiblesse que de force »[2].
Et en effet, la position de la Russie a été considérablement affaiblie par la guerre, ce qui constitue un démenti flagrant aux thèses farfelues selon lesquelles les protagonistes de la guerre peuvent tous bénéficier de possibles effets « gagnant-gagnant » : une irréelle expansion impérialiste, une meilleure position géostratégique, des gains économiques, le contrôle de sources d’énergie… rien de tout cela ne se cache derrière les ruines fumantes d’Ukraine ou la ruine et la fragilisation de la Russie.
Aux frontières de l’ex-URSS, on observe également des signes de la perte d’influence de la Russie sur ses « satellites ». En Géorgie, qui depuis 2022 était considérée par l’Union européenne comme un candidat à l’intégration, la victoire du parti pro-russe Rêve géorgien (sic) a été qualifiée de fraude et a déclenché un Georgiamaidan (sur le modèle de l’Euromaidan ukrainien en 2014) contre la tentative de la Russie de regagner de l’influence dans le pays. C’est la signification des manifestations contre les investissements russes qui ont conduit à la prise du parlement de l’Abkhazie géorgienne[3]. La perte de positions dans la région stratégique du Caucase s’ajoute au retrait par l’Arménie du conflit du Haut-Karabakh au profit d’une entente avec l’Azerbaïdjan rival, qui a récemment été refroidie par le « dommage collatéral » de l’abattage d’un avion de ligne civil par des missiles russes[4].
Mais l’affaiblissement de la position géostratégique de la Russie a également conduit à une expansion de la guerre impérialiste à des milliers de kilomètres de l’Ukraine, en Syrie. Moscou a été (avec le Hezbollah et l’Iran) le principal soutien du régime terroriste des el-Assad, qui, en retour, ont permis l’établissement d’une base aérienne et d’une base navale en Syrie (qui constituaient le seul accès de la Russie à la Méditerranée) et un soutien à son intervention en Afrique[5]. Mais la Russie n’a pas été en mesure de poursuivre son soutien au régime d’El-Assad, qu’elle a abandonné, selon les termes de Trump lui-même, « parce que les Russes étaient trop faibles et trop débordés pour aider le régime en Syrie car “ils sont trop pris par l’Ukraine”[6] ». Un tel recul de l’autorité du parrain impérialiste, même si celui-ci peut maintenir ses bases militaires en Syrie, ou négocier de nouvelles relations en Libye, aura certainement un impact sur la crédibilité du Kremlin vis-à-vis des États africains qu’elle tente de séduire.
La Russie consacre actuellement environ 145 milliards de dollars pour ses dépenses de défense, soit le chiffre le plus élevé depuis l’effondrement de l’URSS. D’ici 2025, ces dépenses devraient augmenter de 25%, soit 6% du PIB. La guerre représente déjà un tiers du budget de l’État russe. Poutine se vante également de son arsenal et de ses missiles, défiant les États-Unis après avoir lancé son premier missile hypersonique « Orechnik » et ne manque pas une occasion de rappeler qu’il dispose d’un arsenal nucléaire stratégique, dont il a été spéculé qu’il pourrait l’utiliser comme moyen de dissuasion en larguant une bombe atomique sur la mer Noire. De telles menaces traduisent les « embarras » de la puissance militaire russe, son affaiblissement et ses difficultés. On estime que le Kremlin a déjà utilisé 50 % de sa capacité militaire dans la guerre en Ukraine sans avoir encore atteint aucun de ses objectifs. En outre, « la plupart des équipements que la Russie envoie au front proviennent des arsenaux de la guerre froide, qui, bien qu’importants, ont été considérablement réduits »[7]. Et une grande partie de ce matériel nécessite des technologies occidentales.
L’un de ses principaux problèmes est le recrutement de la chair à canon au sein de la population, tout comme en Ukraine d’ailleurs. Des rapports font état d’une perte quotidienne de 1.500 soldats sur la ligne de front pour l’armée russe. Poutine a même dû faire appel à plus de 10.000 soldats nord-coréens. Si à Moscou et dans d’autres grandes villes russes, la guerre est passée inaperçue, leurs habitants vivent désormais dans la crainte des frappes de drones ou de la conscription forcée.
La guerre en Ukraine est certes à l’origine de l’augmentation de la production et des faibles taux de chômage. Mais l’économie de guerre consomme les ressources de tout le pays et représente déjà, par exemple, le double des dépenses sociales. Or, dans la mesure où la finalité de la production de guerre est la destruction, c’est-à-dire la stérilisation de capital ne pouvant être réinvesti ou réutilisé, les avantages économiques apparents ne tirent pas l’économie dans son ensemble, mais la plongent plutôt dans la misère.
En effet, pour cette année, les prévisions de croissance sont à peine de 0,5 à 1,5%, proche de la récession, laissant la population face à une situation économique déplorable : « L’économie civile vacille. Le secteur de la construction en est un bon exemple : en raison de la baisse de la demande et de la flambée des coûts (le prix des matériaux de construction a augmenté de 64% entre 2021 et 2024) le rythme de la construction de nouveaux logements a considérablement ralenti. Parmi les autres secteurs en difficulté, citons le transport de marchandises, exacerbé par le ralentissement du réseau ferroviaire, le transport routier, avec la hausse du prix du carburant et la pénurie de chauffeurs, l’extraction de minerais et l’agriculture, qui faisait la fierté du gouvernement de M. Poutine. Globalement, les exportations ne sont plus une source de croissance. La consommation intérieure se poursuit, mais les perspectives sont assombries par la hausse des prix. Officiellement, l’inflation en Russie en 2024 s’élevait à 9,52% »[8].
Et tout cela ne peut absolument pas être compensé par un prétendu gain économique généré par l’occupation de l’est de l’Ukraine. Tout d’abord, ce pays n’a pas de grandes richesses à offrir. Les « joyaux de la couronne » de son économie, notamment la production d’électricité, l’agriculture, les gisements de terres rares, ainsi que le tourisme, ont été anéantis par la guerre : « Même si la guerre se terminait demain, il faudrait des années pour réparer les dégâts et retrouver le niveau d’avant la guerre »[9], affirment les ingénieurs des centrales thermiques eux-mêmes. En revanche, le bombardement des centrales nucléaires a failli provoquer une catastrophe plus importante que Tchernobyl et a montré l’état déplorable des installations. Quant au sol, quand il n’est pas directement jonché de mines, ou inondé par l’explosion de barrages, il est très pollué[10], tout comme la mer Noire.
Malgré la perspective d’une trêve annoncée par la nouvelle administration Trump, la guerre ne peut que se poursuivre et s’aggraver. Après les accords de Minsk en 2014, après l’occupation de la Crimée, entre 2015 et l’offensive russe de 2022, il y a eu des centaines de négociations et d’accords de cessez-le-feu sans que s’infléchisse la dynamique de confrontation, et s’interrompe la spirale de destruction irrationnelle. La Russie elle-même menace, à terme, de s’effondrer. Par ailleurs, pour Poutine, mettre fin à la guerre sans l’avoir gagnée signifierait sa propre fin, avec un pays plongé dans le chaos, tout comme la poursuivre signifie encore plus de ruines et de massacres. Pour Zelensky et les dirigeants ukrainiens, la guerre est une plaie terrible et, en même temps, une question de survie en tant que classe dirigeante, face à la menace de division du pays entre la Russie et la Pologne/Hongrie, alors que sa poursuite signifie la désertification et le dépeuplement du pays.
En Ukraine, la guerre a en effet des conséquences dévastatrices[11] dont une économie épuisée, soumise à de lourdes dépenses militaires. Elle ne survit pratiquement que grâce à l’aide occidentale, tant financière que militaire. Une dépendance payée par de plus en plus de privations de la part d’une population démoralisée (plus de 100.000 désertions selon Zelensky, jusqu’à 400.000 selon Trump) et épuisée, à qui l’on demande chaque année de plus en plus de sacrifices. En avril 2024, l’armée ukrainienne a abaissé l’âge de la conscription forcée de 27 à 25 ans. Et quand Zelensky a fait appel à la « solidarité » des démocraties occidentales pour mieux armer ses troupes, celles-ci ont exigé (déclarations de Rutte, secrétaire général de l’OTAN, ou du secrétaire d’État américain Blinken) qu’il abaisse la conscription à 18 ans. Le sang pour l’acier !
Mais la ruine de cette guerre dépasse les implications directes des deux belligérants directs.
Derrière le piège ukrainien, l’enjeu est, comme nous l’avons vu, la confrontation des États-Unis avec la Chine. Il a aussi engendré un effet collatéral visant à créer des complications pour leurs « alliés » européens, en plaçant un conflit militaire majeur à leurs portes, en forçant les pays de l’OTAN à suivre le parrain américain, mais aussi en semant l’ivraie parmi eux.
L’Allemagne en premier lieu, entraînée à contrecœur dans un front commun avec les Américains, subit de plein fouet les conséquences de la guerre alors qu’elle n’est pas un belligérant direct. Elle est ainsi contrainte de recomposer sa diplomatie de décennies d’« ostpolitik » (ouverture de la RFA vers l’Est) non seulement avec la Russie mais aussi avec d’autres pays (Hongrie, Slovaquie, etc.) qu’elle avait choyés économiquement dans son expansion impérialiste après la réunification allemande en 1990 et qui soutiennent aujourd’hui le régime de Poutine[12]. La guerre en Ukraine a également des conséquences désastreuses pour l’économie allemande en raison de la hausse des coûts d’approvisionnement en énergie qui a pénalisé sa compétitivité industrielle, aggravé la récession et déclenché une inflation qui a exacerbé le mécontentement social. Mais surtout à cause du coût de la guerre qu’elle doit supporter en partie. L’Allemagne s’est taillé « la part du lion » de l’aide financière apportée par les institutions européennes au régime de Zelensky, mais elle a surtout apporté la deuxième contribution la plus importante en matière d’aide militaire[13]. Et elle l’a fait à contrecœur, comme en témoignent les tensions (et finalement l’éclatement) du gouvernement de coalition lorsque le chancelier Scholz a renoncé à son projet de réduire l’aide militaire de 7,5 milliards d’euros à 4 milliards d’euros d’ici à 2025.
Et malgré ce gaspillage dans une guerre qui est un véritable gouffre, il n’en reste pas moins que l’Allemagne ne parvient pas à renforcer sa position impérialiste. En effet, le conflit en Ukraine renforce son image de grande puissance économique (elle est toujours la quatrième économie mondiale), mais elle reste un véritable nain militaire. La bourgeoisie allemande tente de réagir à cette situation par tous les moyens possibles. Trois jours seulement après l’entrée des troupes russes en Ukraine en février 2022, le chancelier Scholz a annoncé devant le parlement un fonds spécial de 100 milliards d’euros pour les dépenses de défense, dans ce que les politiciens eux-mêmes ont appelé « le tournant ». Depuis, il s’est lancé dans une course effrénée pour développer la propre industrie d’armement de l’Allemagne et établir des plans stratégiques qui permettraient aux troupes allemandes « de ne pas se limiter à la défense nationale, mais d’être opérationnelles […] dans n’importe quel scénario, dans n’importe quelle région du monde »[14].
Le renforcement du militarisme allemand est une expression de l’une des principales caractéristiques de la décomposition capitaliste, le « chacun pour soi » de chaque État, la dislocation croissante des structures qui, depuis la Seconde Guerre mondiale, ont tenté de les discipliner. Face à la guerre en Ukraine, l’Allemagne et la France, apparemment du même côté, celui des « démocraties », ont pourtant des intérêts contradictoires. Même Macron, qui a essayé au début de la guerre de maintenir un canal de communication spécial avec Poutine, a choisi d’être parmi les premiers à offrir la possibilité d’utiliser des missiles ukrainiens contre le territoire russe, et d’envoyer des soldats français pour occuper les zones de friction en cas de « cessez-le-feu ». C’est ce qu’a proposé Macron à Zelensky et Trump lors du récent sommet sous les dômes bénis de Notre-Dame. Avec la Grande-Bretagne, les pays nordiques et de la mer Baltique, la France est parmi les plus intransigeants sur les conditions à imposer à Poutine pour la « paix ».
Cette montée du militarisme n’épargne aucun pays, du plus petit au plus grand. Et elle sera accélérée par l’accentuation du chaos impérialiste. L’appel de Trump à ce que les pays de l’OTAN augmentent leurs budgets de défense à 5% du PIB n’est pas vraiment une originalité (en fait, ils ont déjà fortement augmenté depuis le sommet du Pays de Galles en 2014[15]). Le secrétaire général de l’OTAN a affirmé que « ceux qui ne croient pas que la voie de la paix passe par l’armement ont tort »[16]. Et le prochain sommet de l’OTAN, qui se tiendra à La Haye en juin, devrait porter l’objectif à 3%.
Le « danger » de l’ours russe, qui a montré toute sa maladresse et sa faiblesse dans la guerre contre l’Ukraine, est agité pour augmenter les dépenses d’armement dans tous les pays, alors qu’une étude récente de Greenpeace montre que les pays de l’OTAN, hors États-Unis[17], dépensent déjà, à eux tous, près de dix fois plus pour la défense que la Russie. L’élément déclencheur de la course aux armements est précisément le fait que l’OTAN n’est plus ce qu’elle était. Et cela conduit les grandes puissances à être prises entre deux feux : soit céder aux pressions de Trump (céder et augmenter la contribution au budget de l’OTAN), soit assumer seules les dépenses de « sécurité ». Résultat : davantage de crise économique, plus de conflits, plus de militarisme et plus de chaos.
La même tendance à la fragmentation que l’on peut observer sur la scène impérialiste mondiale se retrouve également au sein de nombreux États, avec l’émergence de formations populistes et irresponsables qui entravent la défense des intérêts du capital national dans son ensemble. On l’a vu en Grande-Bretagne avec le Brexit, on le voit en Allemagne avec l’AfD, et on le voit à son apogée aux États-Unis avec l’élection de Trump.
Comme nous l’avons expliqué dans nos publications, le président américain récemment réélu n’est pas une anomalie, mais une expression de la période historique[18] : l’étape finale de la décadence, celle de la décomposition capitaliste, caractérisée par la montée d’une tendance à la fragmentation, au « chacun pour soi », au sein de la classe capitaliste mondiale. L’expression de cette tendance à la dislocation est le déclin du leadership américain, conséquence de la disparition de la discipline des blocs impérialistes qui « ordonnaient » le monde depuis la Seconde Guerre mondiale.
Face au déclin de leur hégémonie, les États-Unis ont tenté de réagir[19] avec les guerres en Irak, en Afghanistan et aujourd’hui, comme on le voit, indirectement en Ukraine. Mais ces tentatives de « réorganisation » du monde (dans l’intérêt des États-Unis, bien sûr) ont abouti à plus de chaos, plus d’indiscipline, plus de conflits et plus d’effusions de sang. En essayant d’éteindre les feux de la contestation de leurs rivaux, les États-Unis sont en réalité devenus le premier et le plus dangereux des pyromanes. Cela n’a pas empêché les États-Unis de perdre leur autorité, comme en témoigne la situation récente au Moyen-Orient, où des puissances telles qu’Israël ou la Turquie (cette dernière étant également l’un des principaux bastions de l’OTAN) jouent leurs propres cartes, comme on l’a vu récemment en Palestine ou en Syrie.
Trump n’est pas d’une nature différente de Biden et Obama. Son objectif stratégique est le même : empêcher la montée en puissance du principal challenger de cette hégémonie, à savoir la Chine[20]. Là où il y a des divisions au sein de la bourgeoisie américaine, c’est sur la manière de gérer la guerre en Ukraine. Biden a choisi d’investir beaucoup de ressources pour épuiser la Russie économiquement et militairement, privant ainsi la Chine d’un allié stratégique potentiel, tant en termes de capacité militaire que d’extension géographique. En revanche, Trump ne considère pas l’effondrement mutuel de la Russie et de l’Ukraine comme un renforcement de la position des États-Unis dans le monde, mais plutôt comme une source de déstabilisation qui détourne les ressources économiques et militaires américaines de la principale confrontation, celle avec la Chine. C’est pourquoi il s’est vanté pendant des mois de pouvoir mettre fin à la guerre en Ukraine au lendemain de son investiture. Certes, il n’a jamais dit comment il s’y prendrait. Mais tous ces plans de paix sont en réalité les germes de nouvelles guerres plus meurtrières. Même un « gel » de la situation dans les positions actuelles serait perçu par les belligérants comme une humiliation inacceptable. La Russie devrait renoncer à une partie du Donbass et d’Odessa, et l’Ukraine devrait admettre la ruine de son économie et la perte de territoires, sans aucune contrepartie.
Et avec quelles garanties, d’ailleurs, qu’ils n’auront pas à reprendre immédiatement les hostilités ?
Plus qu’une volonté de paix, ce sont les intérêts impérialistes dans chaque nation qui priment. La Russie refuse d’accepter, même reporté, un élargissement de l’OTAN à l’Ukraine. Zelensky, quant à lui, réclame une « force de maintien de la paix de 200.000 hommes sur la ligne de contact ». Mais les expériences récentes de « forces de maintien de la paix » dans les pays du Sahel (où la France, les États-Unis et l’Espagne ont fini par s’effacer devant la pression des guérillas armées par les Russes) ou au Liban (où la FINUL s’est contentée de regarder ailleurs face à l’invasion israélienne), montrent précisément que la mythologie des « casques bleus » comme garants des accords de paix appartient à un passé de discipline et d’« ordre » dans les relations internationales, la diplomatie, etc., qui a été rendu obsolète par l’avancée de la décomposition capitaliste. En réalité, ce que les États-Unis envisagent de faire, c’est d’entraîner leurs alliés de l’OTAN, et surtout les pays européens, dans le bourbier ukrainien[21] mais sous la protection, au sens le plus gangster du terme, des moyens technologiques et de l’autorité de l’armée américaine. Les guerres actuelles ne donnent pas lieu à des situations dans lesquelles au moins une coalition claire de force en faveur de l’un des belligérants permettrait d’éviter la perspective de nouveaux conflits. Au contraire, ce sont des guerres de positions insolubles qui génèrent de nouveaux conflits, de nouveaux scénarios de chaos et de massacres.
Le scénario vers lequel nous nous dirigeons n’est ni la paix, ni la Troisième Guerre mondiale. L’avenir que le capitalisme peut nous offrir, c’est le chaos généralisé, c’est la multiplication des foyers de tensions et des conflits qui secouent tous les continents, l’invasion par le militarisme et la guerre de toutes les sphères de la vie sociale, de la guerre commerciale au chantage aux approvisionnements dans le monde, des guerres qui sont une cause majeure de la dégradation de l’environnement, des guerres qui envahissent les communications (la désinformation est une arme de guerre), et surtout des guerres et un militarisme qui exigent de plus en plus d’attaques contre les conditions de vie de la population, plus particulièrement du prolétariat dans les grandes concentrations d’Europe et d’Amérique. Lorsqu’on a demandé à l’illustre Mark Rutte où il comptait trouver les milliards d’euros nécessaires à l’augmentation des dépenses militaires, sa réponse ne pouvait être plus arrogante et explicite : « Nous devons préparer la population à des coupes dans les retraites, les systèmes de santé et de sécurité sociale, afin d’augmenter le budget de l’armement à 3% du PIB de chaque pays »[22].
La principale victime de ce tourbillon de chaos, de guerres, de militarisme, de désastres environnementaux, de maladies est la classe ouvrière mondiale. En tant que principal fournisseur de chair à canon pour les armées des pays directement en guerre, mais aussi en tant que principale victime des sacrifices, de l’austérité et de la misère exigés par le maintien du militarisme. Dans l’article que nous avons publié à l’occasion du deuxième anniversaire de la guerre en Ukraine[23], nous avons souligné : « La bourgeoisie a exigé d’énormes sacrifices pour alimenter la machine de guerre en Ukraine. Face à la crise et malgré la propagande, le prolétariat s’est soulevé contre les conséquences économiques de ce conflit, contre l’inflation et l’austérité. Certes, la classe ouvrière a encore du mal à établir le lien entre militarisme et crise économique, mais elle a refusé de faire des sacrifices : au Royaume-Uni avec une année de mobilisations, en France contre la réforme des retraites, aux États-Unis contre l’inflation et la précarité ».
Ce climat de non-résignation face à la dégradation progressive de leurs conditions de vie continue à s’exprimer comme on l’a vu récemment dans les grèves au Canada, aux États-Unis, en Italie et plus récemment en Belgique[24] où les expressions de ras-le-bol se sont fait à nouveau entendre avant même que les nouveaux plans d’austérité ne soient mis en œuvre. Certes, cette rupture avec la passivité des années précédentes n’implique pas que le prolétariat dans son ensemble ait pris conscience du lien entre la dégradation de ses conditions de vie et la guerre, et encore moins de ses possibilités d’empêcher le destin guerrier vers lequel le capitalisme nous conduit inexorablement.
Il est vrai aussi qu’au niveau de minorités se posant quantité de questions, numériquement très faibles mais politiquement très importantes, cette réflexion se développe sur les perspectives que le capitalisme peut offrir et aussi sur le développement d’une alternative révolutionnaire du prolétariat. On l’a déjà vu, malgré toutes ses limites, lors la Semaine d’action de Prague[25]. Mais nous le voyons aussi, par exemple, dans la participation croissante à nos réunions publiques et permanences et dans les débats francs et fructueux qui s’y déroulent. Les armes avec lesquelles le prolétariat peut vaincre le capitalisme sont sa lutte, son unité et sa conscience. Dans la situation actuelle, nous assistons certes à une avancée du capitalisme vers la destruction, entraînant l’ensemble de l’humanité dans la barbarie, mais aussi à un développement lent et difficile vers l’autre pôle, celui de la révolution.
Hic Rhodes/Valerio.
30.01.2025
[1] Décadence du capitalisme guerre, militarisme et blocs impérialistes (2e partie) [788]. Revue internationale 53.
[2] Extrait du Monde du 15 janvier 2025.
[3]« Même les satellites russes de toujours sont devenus un casse-tête pour Poutine. Prenons le cas, petit mais spectaculaire, de l’Abkhazie, la région séparatiste de Géorgie : en novembre, face à un plan qui aurait donné à la Russie une influence encore plus grande sur son économie, les Abkhazes ont pris d’assaut son parlement et renversé son gouvernement. » The Cold War Putin Wants, Andrei Kolesnikov, in Foreign Affairs 23 janv. 2025
[4]« L 'Arménie –un pays sous la protection de Moscou et fortement dépendant de la Russie dans plusieurs secteurs économiques– autrefois “partenaire stratégique” de la Russie dans le Caucase a été abandonnée dans les cendres de sa récente guerre avec l’Azerbaïdjan : à l’automne 2023, la Russie n’a pu que s’écarter du chemin lorsque des forces azerbaïdjanaises bien armées se sont emparées de l’enclave arménienne du Haut-Karabakh et, apparemment du jour au lendemain, ont expulsé plus de 100.000 Arméniens karabakhis. Aujourd’hui, l’Arménie conclut un traité de partenariat stratégique avec les États-Unis et tente d’adhérer à l’Union européenne ». The Cold War Putin Wants, Andrei Kolesnikov, in Foreign Affairs 23 janvier 2025
[5]« La Russie a fourni […] un soutien matériel et diplomatique qui a permis à des officiers militaires de prendre le pouvoir par la force au Mali en 2021, au Burkina Faso en 2022 et au Niger en 2023 […] elle envoie également des armes au Soudan, prolongeant la guerre civile du pays et la crise humanitaire qui en résulte, et a fourni un soutien aux milices Houthi au Yémen » Putin's Point of No Return, Andrea Kendall-Taylor et Michael Kofman, in Foreign Affairs, 18 décembre 2024
[6]America Needs a Maximum Pressure Strategy in Ukraine, Alina Polyakova, in Foreign Affairs, 31 décembre 2024
[7]La sécurité de l’Ukraine dépend désormais de l’Europe, Elie Tenenbaum et Leo Litra, Foreign Affairs, 3 décembre 2024
[8] « 95% de tous les composants étrangers trouvés dans les armes russes sur le champ de bataille ukrainien proviennent de pays occidentaux », The Russian Economy Remains the Putin's Greatest Weakness, Theodore Bunzel et Elina Ribakova, Foreign Affairs, 9 décembre 2024.
[13] En février 2024, les États-Unis avaient fourni 43 milliards d’euros et l’Allemagne 10 milliards (deux fois plus que la Grande-Bretagne et presque quatre fois plus que la France).
[14] Discours du secrétaire général de l’OTAN, Mark Rutte, le 12 décembre, devant les chefs du Comité militaire de l’OTAN.
[15] Le très « pacifiste » gouvernement espagnol a augmenté son budget militaire de 67% au cours de la dernière décennie.
[16] « Pour prévenir la guerre, l’OTAN doit dépenser plus ». Une conversation avec le secrétaire général de l’OTAN Mark Rutte. carnegieendowment.org [792] 12.12.2024
[17] Christopher Steinmetz, Herbert Wulf : Quand est-ce que c’est assez ? Une comparaison des potentiels militaires de l’OTAN et de la Russie. Publié par Greenpeace. Voir aussi « Think big and do big ». Cité dans Le Temps de la mentalité de guerre.
[18] Voir le Triomphe de Trump : un pas de géant dans la décomposition du capitalisme [793], où nous expliquons pourquoi il est aussi un facteur actif de l’accentuation de ce processus autodestructeur.
[19] « Notre premier objectif est d’empêcher l’émergence d’un nouveau rival » (Extrait d’un document secret de 1992 du Département américain de la Défense attribué à Paul Wolfowitz – sous-secrétaire à la Défense néocon de 2001 à 2005 – publié par le New York Times et bien sûr démenti par tous les responsables de l’administration). Dans La géopolitique de Donald Trump, Le Monde Diplomatique, janvier 2025.
[20] Voir dans la Revue internationale 170 le « Rapport sur les tensions impérialistes [599]».
[21]« Le déploiement militaire de la coalition européenne nécessiterait une composante terrestre majeure d’au moins quatre ou cinq brigades de combat multinationales combinées sous une structure de commandement permanente. Les troupes seraient stationnées dans l’est de l’Ukraine et devraient être prêtes au combat, mobiles et adaptables aux conditions ukrainiennes. Une forte composante aérienne comprenant des patrouilles aériennes de combat, des radars aéroportés pour détecter les avions ou les missiles, des défenses aériennes au sol et des capacités de réaction rapide serait nécessaire pour empêcher les bombardements et les raids aériens russes. Certains de ces systèmes pourraient être exploités à partir de bases aériennes situées en dehors de l’Ukraine. Enfin, une composante maritime pourrait contribuer à sécuriser les lignes de communication outre-mer, mais en vertu de la convention de Montreux, qui régit le passage par les détroits du Bosphore et des Dardanelles, la Turquie devrait d’abord autoriser un nombre limité de navires de guerre occidentaux à pénétrer dans la mer Noire »(« La sécurité de l’Ukraine dépend désormais de l’Europe », Elie Tenenbaum et Leo Litra dans Foreing Affairs, 3 décembre 2024). En d’autres termes, l’occupation du Donbas par la Russie aurait finalement conduit à une occupation par des pays européens… de l’OTAN.
[22] « Le temps de la mentalité de guerre » sur https://www.german-foreign-policy.com/fr/news/detail/9801 [794]
[24] Voir Bilan de la réunion publique en ligne : Un débat international pour comprendre la situation mondiale. [796]
[25] Voir la Semaine d’action à Prague. [797] Quelques leçons [797]…
À la fin de l’année 1899, Lénine écrivait un article intitulé « À propos des grèves », relatif aux grèves qui se développaient alors en Russie[1]. Bien qu’il se soit écoulé plus d’un siècle depuis l’écriture de cet article, rendant inévitable que certaines des idées qu’il contient soient dépassées ou caduques du fait de l’évolution du monde, les autres non seulement conservent leur pleine validité mais encore présentent un intérêt certain pour assumer les potentialités de la dynamique de la lutte de classe dans la période actuelle. Il en est ainsi en particulier de cette partie de l’article répondant à la question « Quel est le rôle des grèves ? » que nous reproduisons ci-après.
Les grèves de la fin des années 1890 évoquées par Lénine s’inscrivent dans une dynamique de lutte en Russie et en Europe qui déboucheront sur la grève de masse de 1905 en Russie avec le surgissement des soviets. Rien que pour la Russie, on recense en particulier pour cette période : la grève générale des ouvriers du textile de Saint-Pétersbourg en 1896 et 1897 ; la grève de Batoum dans le Caucase, en mars 1902 ; la gigantesque grève générale, en décembre 1904, dans le Caucase, à Bakou.
Le texte de Lénine met en évidence les caractéristiques suivantes de ces luttes, politiquement transposables en grande partie dans la période actuelle :
Aujourd’hui, plus de douze décennies après les années 1890, la classe ouvrière doit à nouveau passer par l’école de la lutte pour la défense élémentaire de ses conditions de vie, alors que dans le passé elle a fait des expériences de lutte « historiques » lors de la première vague révolutionnaire mondiale de 1917-23.
Le problème est que la défaite de cette vague révolutionnaire a été suivie d’une contre-révolution mondiale, de presque un demi-siècle, qui a effacé momentanément, dans les grandes masses, la mémoire des hauts faits de son expérience historique.
Par la suite, initiée par l'irruption de grèves massives et les grandes mobilisations de 1968 en France, une nouvelle dynamique de luttes de classe internationale a clos cette période de contre-révolution, ouvrant ainsi un cours aux affrontements de classe. Mais la nouvelle dynamique a fini par se heurter, 20 ans plus tard, aux limites constituées par les difficultés de la classe ouvrière à politiser davantage son combat. Aucune des deux classes antagoniques n’était alors en mesure d’imposer sa solution à la crise du capitalisme, la guerre mondiale pour la bourgeoisie, la révolution pour le prolétariat. Il en est résulté une situation de blocage entre les classes et l’ouverture de la phase de décomposition du capitalisme, impliquant des difficultés accrues pour le prolétariat.[2]
Le prolétariat n’ayant néanmoins pas subi de défaite décisive, confronté à des attaques économiques toujours plus massives, il a fini par s’extraire de la quasi passivité antérieure pour renouer avec une dynamique de développement de ses luttes dans les principaux pays industrialisés et dont la première expression fut la vague de luttes au Royaume Uni à l’été 2022. Ainsi « Ces luttes ne sont pas simplement une réaction à des attaques immédiates contre les conditions de travail mais ont une dimension historique plus profonde. Elle sont le fruit d’un long processus de « maturation souterraine » de la conscience de classe qui a progressé malgré les énormes pressions exercées par la décomposition accélérée de la société capitaliste »[3].
C’est justement dans cette situation nouvelle, où la classe ouvrière doit renouer avec ses méthodes de lutte, que les enseignements tirés par Lénine, il y a plus de 120 ans, constituent de précieux indicateurs pour la classe ouvrière aujourd’hui.[4] Ils viennent marteler fort à propos que le principal gain de la lutte c’est la lutte elle-même, ce qui est de la plus haute importance dans une situation où c’est en poussant à ses extrêmes la lutte pour la défense de ses conditions de vie que le prolétariat sera en mesure de développer sa conscience de la nécessité de renverser la dictature de la bourgeoisie. En effet, « nous nous dirigeons vers une situation où la crise économique sera la plus grave de l'histoire du capitalisme, exacerbée non seulement par les contradictions économiques centrales du capital (la surproduction et la baisse du taux de profit), mais aussi par la croissance du militarisme, la propagation des catastrophes écologiques et les politiques de plus en plus irrationnelles de la classe dirigeante » [5]
Quel est le rôle des grèves (ou débrayages) dans la lutte de la classe ouvrière ?
(Lénine – extrait de son article « A propos des grèves »[6])
Pour répondre à cette question, nous devons d'abord nous arrêter un peu plus longuement sur les grèves. Si, comme nous l'avons vu, le salaire de l'ouvrier est déterminé par un contrat entre celui-ci et le patron et si en l'occurrence l'ouvrier isolé se trouve totalement impuissant, il est évident que les ouvriers doivent nécessairement soutenir en commun leurs revendications, qu'ils doivent nécessairement organiser des grèves pour empêcher les patrons de réduire les salaires ou pour obtenir un salaire plus élevé. Et, en effet, il n'est pas un seul pays à régime capitaliste où il n'y ait des grèves ouvrières. Dans tous les pays d'Europe et en Amérique, les ouvriers se sentent partout impuissants quand ils agissent isolément, et ils ne peuvent résister au patronat qu'en agissant tous ensemble, soit en faisant grève, soit en en agitant la menace. Plus le capitalisme se développe, plus les grandes usines et fabriques se multiplient rapidement, plus les petits capitalistes sont évincés par les grands, et plus devient impérieuse la nécessité d'une résistance commune des ouvriers car le chômage s'aggrave, la concurrence devient plus âpre entre les capitalistes qui s'efforcent de produire leurs marchandises au plus bas prix possible (ce qui demande que les ouvriers soient payés le moins cher possible), les fluctuations dans l'industrie s'accentuent et les crises deviennent plus violentes[7]. Lorsque l'industrie prospère, les patrons de fabrique réalisent de gros profits, sans songer le moins du monde à les partager avec les ouvriers ; mais en période de crise ils cherchent à faire supporter les pertes par les ouvriers. La nécessité des grèves dans la société capitaliste est si bien reconnue par tout le monde dans les pays d'Europe que la loi ne les y interdit pas, c'est seulement en Russie que subsistent des lois barbares contre les grèves (nous reviendrons une autre fois sur ces lois et leur application).
Mais les grèves, qui relèvent de la nature même de la société capitaliste, marquent le début de la lutte menée par la classe ouvrière contre cette organisation de la société. Lorsque les riches capitalistes ont en face d'eux des ouvriers isolés et nécessiteux, c'est pour ces derniers l'asservissement total. La situation change quand ces ouvriers nécessiteux unissent leurs efforts. Les patrons ne tireront aucun profit de leurs richesses s'ils ne trouvent pas des ouvriers acceptant d'appliquer leur travail à l'outillage et aux matières premières des capitalistes et de produire de nouvelles richesses. Quand des ouvriers isolés ont affaire aux patrons, ils restent de véritables esclaves voués à travailler éternellement au profit d'autrui pour une bouchée de pain, à demeurer éternellement des mercenaires dociles et muets. Mais, lorsqu'ils formulent en commun leurs revendications et refusent d'obéir à ceux qui ont le sac bien garni, ils cessent d'être des esclaves, ils deviennent des êtres humains, ils commencent à exiger que leur travail ne serve plus seulement à enrichir une poignée de parasites mais permette aux travailleurs de vivre humainement. Les esclaves commencent à exiger de devenir des maîtres, de travailler et de vivre non point au gré des grands propriétaires fonciers et des capitalistes mais comme l'entendent les travailleurs eux-mêmes. Si les grèves inspirent toujours une telle épouvante aux capitalistes, c'est parce qu'elles commencent à ébranler leur domination. "Tous les rouages s'arrêteront si ton bras puissant le veut", dit de la classe ouvrière une chanson des ouvriers allemands. En effet : les fabriques, les usines, les grandes exploitations foncières, les machines, les chemins de fer, etc., etc., sont pour ainsi dire les rouages d'un immense mécanisme qui extrait des produits de toutes sortes, leur fait subir les transformations nécessaires et les livre à l'endroit voulu. Tout ce mécanisme est actionné par l'ouvrier, qui cultive la terre, extrait le minerai, produit des marchandises dans les fabriques, construit les maisons, les ateliers, les voies ferrées. Quand les ouvriers refusent de travailler, tout ce mécanisme menace de s'arrêter. Chaque grève rappelle aux capitalistes que ce ne sont pas eux les vrais maîtres mais les ouvriers, qui proclament de plus en plus hautement leurs droits. Chaque grève rappelle aux ouvriers que leur situation n'est pas désespérée, qu'ils ne sont pas seuls. Voyez quelle énorme influence la grève exerce aussi bien sur les grévistes que sur les ouvriers des fabriques voisines ou situées à proximité ou faisant partie d'une branche d'industrie similaire. En temps ordinaire, en temps de paix, l'ouvrier traîne son boulet sans mot dire, sans contredire le patron, sans réfléchir à sa situation. En temps de grève, il formule bien haut ses revendications, il remet en mémoire aux patrons toutes les contraintes tyranniques qu'ils lui ont infligées, il proclame ses droits, il ne songe pas uniquement à lui-même et à sa paie, il songe aussi à tous les camarades qui ont cessé le travail en même temps que lui et qui défendent la cause ouvrière sans craindre les privations. Toute grève entraîne pour l'ouvrier une foule de privations, et de privations si effroyables qu'elles ne peuvent se comparer qu'aux calamités de la guerre : la faim au foyer, la perte du salaire, bien souvent l'arrestation, l'expulsion de la ville qu'il habite de longue date et où il a son travail. Et malgré toutes ces calamités, les ouvriers méprisent ceux qui lâchent leurs camarades et qui composent avec le patron. Malgré les misères causées par la grève, les ouvriers des fabriques voisines éprouvent toujours un regain de courage en voyant leurs camarades engager la lutte. "Ceux qui supportent tant de misères pour briser la résistance d'un seul bourgeois sauront aussi briser la force de la bourgeoisie tout entière"[8], a dit un des grands maîtres du socialisme, Engels, à propos des grèves des ouvriers anglais. Il suffit souvent qu'une seule fabrique se mette en grève pour que le mouvement gagne aussitôt une foule d'autres fabriques. Tant est grande l'influence morale des grèves, tant est contagieux pour les ouvriers le spectacle de leurs camarades qui, fût-ce momentanément, cessent d'être des esclaves pour devenir les égaux des riches ! Toute grève contribue puissamment à amener les ouvriers à l'idée du socialisme, de la lutte de la classe ouvrière tout entière pour s'affranchir du joug du capital. Il est arrivé très souvent qu'avant une grève importante les ouvriers d'une fabrique, d'une industrie, d'une ville donnée ne sachent presque rien du socialisme et n'y pensent guère et qu'après la grève les cercles et les associations se multiplient parmi eux, tandis qu'un nombre sans cesse grandissant d'ouvriers devenaient socialistes.
La grève apprend aux ouvriers à comprendre ce qui fait la force des patrons et ce qui fait la force des ouvriers, elle leur apprend à penser non pas seulement à leur propre patron et à leurs camarades les plus proches mais à tous les patrons, à toute la classe des capitalistes et à toute la classe ouvrière. Lorsqu'un patron de fabrique, qui a amassé des millions grâce au labeur de plusieurs générations d'ouvriers, refuse la moindre augmentation de salaire ou tente même de le réduire encore plus et, en cas de résistance, jette sur le pavé des milliers de familles affamées, les ouvriers voient clairement que la classe capitaliste dans son ensemble est l'ennemie de la classe ouvrière dans son ensemble, qu'ils ne peuvent compter que sur eux-mêmes et leur union. Il arrive très souvent que le patron s'emploie le plus possible à tromper les ouvriers, à se faire passer pour leur bienfaiteur, à dissimuler son exploitation des ouvriers par une aumône dérisoire, par des promesses fallacieuses. Chaque grève détruit toujours, d'un coup, tout ce mensonge, elle montre aux ouvriers que leur "bienfaiteur" est un loup déguisé en mouton.
Mais la grève n'ouvre pas seulement les yeux des ouvriers en ce qui concerne les capitalistes, elle les éclaire aussi sur le gouvernement et sur les lois. De même que les patrons de fabrique s'efforcent de se faire passer pour les bienfaiteurs des ouvriers, les fonctionnaires et leurs valets s'efforcent de persuader ces derniers que le tsar et son gouvernement agissent en toute équité, avec un égal souci du sort des patrons et de celui des ouvriers. L'ouvrier ne connaît pas les lois, il n'a pas affaire aux fonctionnaires, surtout à ceux d'un rang supérieur, et c'est pourquoi il ajoute souvent foi à tout cela. Mais voilà qu'éclate une grève. Procureur, inspecteur de fabrique, police, souvent même la troupe se présentent à la fabrique. Les ouvriers apprennent qu'ils ont contrevenu à la loi : la loi autorise les patrons à se réunir et à discuter ouvertement des moyens de réduire les salaires des ouvriers mais elle fait un crime à ces ouvriers de se concerter en vue d'une action commune ! Ils sont expulsés de leurs logements ; la police ferme les boutiques où ils pourraient acheter des vivres à crédit ; on cherche à dresser les soldats contre les ouvriers, même quand ceux-ci restent bien calmes et pacifiques. On va jusqu'à faire tirer sur les ouvriers et, lorsque les soldats massacrent des ouvriers désarmés en tirant dans le dos de ceux qui s'enfuient, le tsar en personne adresse ses remerciements à la troupe (c'est ainsi que le tsar a remercié les soldats qui avaient tué des ouvriers en grève à Iaroslavl, en 1895). Chaque ouvrier se rend compte alors que le gouvernement du tsar est son pire ennemi, qu'il défend les capitalistes et tient les ouvriers pieds et poings liés. L'ouvrier commence à se rendre compte que les lois sont faites dans l'intérêt exclusif des riches, que les fonctionnaires aussi défendent l'intérêt de ces derniers, que la classe ouvrière est bâillonnée et qu'on ne lui laisse pas même la possibilité de faire connaître ses besoins, que la classe ouvrière doit de toute nécessité conquérir le droit de grève, le droit de publier des journaux ouvriers, le droit de participer à la représentation nationale, laquelle doit promulguer les lois et veiller à leur application. Et le gouvernement comprend fort bien lui-même que les grèves dessillent les yeux des ouvriers, c'est pourquoi il les craint tant et s'efforce à tout prix de les étouffer le plus vite possible. Ce n'est pas sans raison qu'un ministre de l'Intérieur allemand[9], qui s'est rendu particulièrement célèbre en persécutant avec férocité les socialistes et les ouvriers conscients, a déclaré un jour devant les représentants du peuple: "Derrière chaque grève se profile l'hydre [le monstre] de la révolution" ; chaque grève affermit et développe chez les ouvriers la conscience du fait que le gouvernement est son ennemi, que la classe ouvrière doit se préparer à lutter contre lui pour les droits du peuple.
Ainsi les grèves apprennent aux ouvriers à s'unir ; elles leur montrent que c'est seulement en unissant leurs efforts qu'ils peuvent lutter contre les capitalistes ; les grèves apprennent aux ouvriers à penser à la lutte de toute la classe ouvrière contre toute la classe des patrons de fabrique et contre le gouvernement autocratique, le gouvernement policier. C'est pour cette raison que les socialistes appellent les grèves "l'école de guerre", une école où les ouvriers apprennent à faire la guerre à leurs ennemis, afin d'affranchir l'ensemble du peuple et tous les travailleurs du joug des fonctionnaires et du capital.
Mais "l'école de guerre", ce n'est pas encore la guerre elle-même. Lorsque les grèves se propagent largement parmi les ouvriers, certains d'entre eux (et quelques socialistes) en viennent à s'imaginer que la classe ouvrière peut se borner à faire grève, à organiser des caisses et des associations pour les grèves, et que ces dernières à elles seules suffisent à la classe ouvrière pour arracher une amélioration sérieuse de sa situation, voire son émancipation. Voyant la force que représentent l'union des ouvriers et leurs grèves, même de faible envergure, certains pensent qu'il suffirait aux ouvriers d'organiser une grève générale s'étendant à l'ensemble du pays pour obtenir des capitalistes et du gouvernement tout ce qu'ils désirent. Cette opinion a été également celle d'ouvriers d'autres pays, lorsque le mouvement ouvrier n'en était qu'à ses débuts et manquait tout à fait d'expérience. Mais cette opinion est fausse. Les grèves sont un des moyens de lutte de la classe ouvrière pour son affranchissement mais non le seul ; et si les ouvriers ne portent pas leur attention sur les autres moyens de lutte, ils ralentiront par-là la croissance et les progrès de la classe ouvrière. En effet, pour assurer le succès des grèves, il faut des caisses afin de faire vivre les ouvriers pendant la durée du mouvement. Ces caisses, les ouvriers en organisent dans tous les pays (généralement dans le cadre d'une industrie donnée, d'une profession ou d'un atelier) ; mais chez nous, en Russie, la chose est extrêmement difficile car la police les traque, confisque l'argent et emprisonne les ouvriers. Il va de soi que les ouvriers savent aussi déjouer la police, que la création de ces caisses est utile et nous n'entendons pas la déconseiller aux ouvriers. Mais on ne peut espérer que ces caisses ouvrières, interdites par la loi, puissent attirer beaucoup de membres ; or, avec un nombre restreint d'adhérents, elles ne seront pas d'une très grande utilité. Ensuite, même dans les pays où les associations ouvrières existent librement et disposent de fonds très importants, même dans ces pays la classe ouvrière ne saurait se borner à lutter uniquement par des grèves. Il suffit d'un arrêt des affaires dans l'industrie (d'une crise comme celle qui se dessine actuellement en Russie) pour que les patrons des fabriques provoquent eux-mêmes des grèves, parce qu'ils ont parfois intérêt à faire cesser momentanément le travail, à ruiner les caisses ouvrières. Aussi les ouvriers ne peuvent-ils se borner exclusivement aux grèves et aux formes d'organisation qu'elles impliquent. En deuxième lieu, les grèves n'aboutissent que là où les ouvriers sont déjà assez conscients, où ils savent choisir le moment propice, formuler leurs revendications, où ils sont en liaison avec les socialistes pour se procurer ainsi des tracts et des brochures. Or ces ouvriers sont encore peu nombreux en Russie et il est indispensable de tout faire pour en augmenter le nombre, pour initier la masse des ouvriers à la cause ouvrière, pour les initier au socialisme et à la lutte ouvrière. Cette tâche doit être assumée en commun par les socialistes et les ouvriers conscients, qui forment à cet effet un parti ouvrier socialiste. En troisième lieu, les grèves montrent aux ouvriers, nous l'avons vu, que le gouvernement est leur ennemi, qu'il faut lutter contre lui. Et, dans tous les pays, les grèves ont en effet appris progressivement à la classe ouvrière à lutter contre les gouvernements pour les droits des ouvriers et du peuple tout entier. Ainsi que nous venons de le dire, seul un parti ouvrier socialiste peut mener cette lutte, en diffusant parmi les ouvriers des notions justes sur le gouvernement et sur la cause ouvrière. Nous parlerons plus spécialement une autre fois de la façon dont les grèves sont menées chez nous, en Russie, et de l'usage que doivent en faire les ouvriers conscients. Pour le moment, il nous faut souligner que les grèves, comme on l'a dit ci-dessus, sont "l'école de guerre" et non la guerre elle-même, qu'elles sont seulement un des moyens de la lutte, une des formes du mouvement ouvrier. Des grèves isolées les ouvriers peuvent et doivent passer et passent effectivement dans tous les pays à la lutte de la classe ouvrière tout entière pour l'émancipation de tous les travailleurs. Lorsque tous les ouvriers conscients deviennent des socialistes, c'est-à-dire aspirent à cette émancipation, lorsqu'ils s'unissent à travers tout le pays pour propager le socialisme parmi les ouvriers, pour enseigner aux ouvriers tous les procédés de lutte contre leurs ennemis, lorsqu'ils forment un parti ouvrier socialiste luttant pour libérer tout le peuple du joug du gouvernement et pour libérer tous les travailleurs du joug du capital, alors seulement la classe ouvrière adhère sans réserve au grand mouvement des ouvriers de tous les pays, qui rassemble tous les ouvriers et arbore le drapeau rouge avec ces mots : "Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !".
[1] Cet article n’a malheureusement été publié la première fois qu’en 1924 dans le n° 8-9 de la revue Prolétarskaïa Révoloutsia.
[2] Immédiatement après l’effondrement du bloc de l’Est, le CCI avait mis en évidence la perspective de difficultés accrues pour la lutte de classe, à la fois comme conséquence de l’aggravation de la décomposition provoquée par cet évènement historique et aussi du fait des campagnes idéologiques de la bourgeoisie exploitant le mensonge de l’identité entre effondrement du stalinisme et effondrement du communisme. À ce propos, lire notre article Effondrement du bloc de l'Est [60] : des difficultés accrues pour le prolétariat (Revue internationale 60)
[3] Les racines historiques de la « rupture » dans la dynamique de la lutte des classes depuis 2022. (partie1) [804].
[4] Comme nous l’avons signalé précédemment, certaines caractérisations sont devenues caduques. Il en est ainsi de la manière dont le texte considère les fonctionnaires, comme des serviteurs de la classe capitaliste, qui n’est plus adaptée à notre époque où les fonctionnaires sont des salariés dont la majorité est exploités par la classe capitaliste. Seule une partie des fonctionnaires de l’État est directement au service de la défense de l’ordre capitaliste, les forces de répression en particulier.
De même, pour désigner l’ennemi de classe, le texte emploie souvent l’expression « la classe des patrons ». Depuis la Première vague révolutionnaire, si la classe ouvrière doit encore faire face dans beaucoup de secteur à des patrons, il n’empêche que c’est l’État capitaliste qui est le principal défenseur des intérêts de la bourgeoisie contre le prolétariat.
[5] « Les racines historiques de la « rupture » dans la dynamique de la lutte des classes depuis 2022 (partie 2) [805] - Deuxième partie : L'arrière-plan d'un prolétariat invaincu »
[6] La version intégrale de l’article de Lénine est publiée à cette adresse À propos des grèves [806] (Marxists.org)
[7] Des crises dans l'industrie et de leur signification pour les ouvriers nous parlerons plus en détail une autre fois. Pour l'instant, nous nous bornerons à faire remarquer que ces dernières années les affaires ont très bien marché pour l'industrie russe, elle a "prospéré" ; mais aujourd'hui (fin 1899) des symptômes évidents montrent que cette "prospérité" va aboutir à une crise : à des difficultés dans l'écoulement des marchandises, à des faillites de propriétaires de fabrique, à la ruine des petits patrons et à des calamités terribles pour les ouvriers (chômage, réduction des salaires, etc.) - (Note de Lénine).
[8] F. Engels, La situation de la classe laborieuse en Angleterre, Editions Sociales, Paris, 1975, p. 281. (N. Ed.)
[9] Il s'agit du ministre de l'Intérieur prussien, von Puttkamer. (N. Ed.)
Depuis maintenant plus de 35 ans, le CCI a mis en avant une analyse de la période présente de la vie du capitalisme que nous avons qualifiée de « phase ultime de la période de décadence », celle « où la décomposition devient un facteur, sinon le facteur, décisif de l’évolution de la société ». Cette analyse, à laquelle nous avons consacré de nombreux articles et rapports de congrès, a rencontré une franche hostilité de la part du milieu politique prolétarien sans toutefois que cette hostilité se base sur une réfutation sérieuse de nos arguments. La plupart du temps, c’est par un haussement d’épaules et sur le ton de la moquerie que cette analyse a été rejetée sans autre forme de procès.
En ce sens, il faut saluer les « Contre-thèses sur la décomposition » rédigées par Tibor, un camarade appartenant à la Gauche communiste. En effet, le camarade a produit un réel effort pour argumenter ses désaccords avec l’analyse du CCI, abordant un grand nombre d’arguments mis en avant dans nos Thèses. (1)
Certes, le camarade s’est lui aussi laissé entraîner par la démarche de nombre de nos détracteurs en prononçant à l’égard de nos analyses des jugements catégoriques. Qu’on en juge : nos Thèses sont déclarées par lui rien de moins que « dangereuses » ; pour le camarade, l’« analyse non-dialectique » de la décomposition représenterait une véritable dérive, une « impasse évidente » qui « désarme le prolétariat ». Ces élucubrations « inconséquentes » procéderaient d’une « méthode analytique visiblement défaillante » : « cette théorie du CCI pêche du fait de quatre principaux écueils : son dogmatisme schématique, son révisionnisme, son idéalisme et son impressionnisme ». Il serait à ce titre « de la plus grande importance que le prolétariat rejette, à la suite d’un examen scientifique, et non pas à la suite d’a priori ou de préjugés, la position erronée faisant de la décomposition une nouvelle phase historique » (2)… Nous voilà rhabillés pour l’hiver !
Cela-dit, le camarade Tibor, à la différence de ceux qui se sont satisfaits jusqu’à présent de balayer la théorie de la décomposition d’un paresseux revers de la main, (3) tente, au-delà de ses appréciations quelque peu péremptoires, de clarifier ses divergences en les confrontant aux positions du CCI. Il est, en effet, de la responsabilité de tous les révolutionnaires, particulièrement des organisations qui prétendent défendre les intérêts historiques de la classe ouvrière, de clarifier les conditions de son combat et de critiquer les analyses qu’elles jugent erronées. Le prolétariat et ses minorités d’avant-garde ont besoin d’un cadre global de compréhension de la situation à défaut duquel ils sont condamnés à être ballottés par les événements et ne pouvoir jouer leur rôle de boussole pour la classe ouvrière.
Par ailleurs, le camarade a cherché, tout au long de son texte, à s’appuyer sur de nombreux documents du mouvement ouvrier et sur la démarche marxiste : « L’une des nécessités de la dialectique est d’envisager les phénomènes observés dans leur globalité, dans un tout, comme soumis à une interaction permanente. Plutôt que d’isoler un phénomène pour l’observer in abstracto, la méthode dialectique implique de comprendre celui-ci par ses relations avec d’autres phénomènes, et se refuse à l’abstraire du milieu dans lequel il évolue ». Il faut, là aussi, saluer sa volonté d’ancrer ses critiques et sa réflexion, non pas sur de vagues préjugés, mais dans l’histoire du mouvement ouvrier.
Nous examinerons donc à notre tour les arguments et la méthode de ces « Contre-thèses » et nous verrons si elles contribuent, comme elles en ont le projet, « à la clarification des principaux problèmes politiques de notre temps ».
Le camarade Tibor l’affirme haut et fort : l’analyse de la décomposition est « révisionniste ». « Cette théorie sert [au CCI] à rompre avec des données essentielles du marxisme révolutionnaire ». L’analyse « visiblement défaillante » du CCI représente-t-elle réellement une innovation révisionniste ?
Avant de répondre à cette question, il vaut la peine de relever que le camarade Tibor nous fait une leçon de sémantique. En effet, il considère que les termes de « décadence », « obsolescence » ou « pourrissement » du capitalisme, « ne devraient être utilisés que comme synonymes d’une seule et même réalité » et que « la décomposition » n’est pas autre chose qu’un « synonyme supplémentaire servant à désigner le déclin capitaliste ». Nous n’aurons pas la cuistrerie de reporter ici les définitions de ces différents termes données par les dictionnaires afin de montrer qu’elles ne sont pas identiques mais puisque le camarade veut nous entraîner sur ce terrain, il nous faut quand même faire une précision : les termes de décadence, déclin, obsolescence peuvent effectivement être considérés comme proches, mais ceux de décomposition et pourrissement, qui eux aussi ont une proximité entre eux, sont fort éloignés des premiers et se rattachent plutôt à des notions de désagrégation ou de putréfaction. C’est pour cette raison que nos thèses de 1990 font bien la distinction entre les termes de décadence et de décomposition : « il serait faux d’identifier décadence et décomposition. Si l’on ne saurait concevoir l’existence de la phase de décomposition en dehors de la période de décadence, on peut parfaitement rendre compte de l’existence de la décadence sans que cette dernière se manifeste par l’apparition d’une phase de décomposition ».
Mais, au-delà de ces précisions linguistiques, qu’en est-il de notre “révisionnisme” ? Pour Tibor, la « “dislocation du corps social, pourrissement de ses structures économiques, politiques et idéologiques, etc.” […], ces éléments n’ont jamais été qualifiés par quiconque auparavant de phénomènes de décomposition ». Eh bien camarade, cette affirmation est erronée !
Avant de devenir un « renégat », Karl Kautsky qualifiait déjà certains phénomènes de la décadence de l’Empire romain de « décomposition ». Il affirmait ceci : « à l’époque de la formation du christianisme, les formes traditionnelles de la production et de l’État étaient en pleine décomposition. Cela correspondait également à une désagrégation complète des formes traditionnelles de pensée ». (4) Et il ne se limitait pas à ce mode de production puisque, concernant le féodalisme et son déclin, il développait la même idée : « Une recherche individuelle et tâtonnante de nouveaux modes de pensée et de nouvelles formes d’organisation a, par exemple, caractérisé l’époque de transition du féodalisme en décomposition au libéralisme, alors que celui-ci n’avait encore pas eu le temps de mettre en place un autre mode d’organisation ».
Engels, lui-même, parle de décomposition en distinguant la période de décadence du système féodal des phénomènes de décomposition en son sein : « Au XVe siècle, la féodalité était donc en pleine décadence dans toute l’Europe occidentale ; partout des villes aux intérêts anti-féodaux […] s’étaient déjà subordonnées en partie socialement les seigneurs féodaux par l’argent, et même, çà et là, politiquement ; à la campagne même […] les anciens liens féodaux commençaient à se décomposer sous l’influence de l’argent ».
Nous posons la question au camarade Tibor : considère-t-il que Kautsky (au temps où il était marxiste) et Engels se contentaient de « jouer avec les mots » comme il en accuse le CCI ?
La décadence des modes de production n’a jamais été un processus mécanique, sans évolution qualitative : la désagrégation croissante de l’État impérial, les coups d’État à répétition, les épidémies de plus en plus incontrôlables, l’abandon progressif des limes, les campagnes de pillages des tribus germaniques et tout ce que Kautsky désigne sous le terme de décomposition des « formes traditionnelles de la production et de l’État [et] de la pensée », relèvent bien de phénomènes de pourrissement des formes d’organisation de la société esclavagiste et du fait que la décadence d’un mode de production, comme son ascendance, connaît une évolution et plusieurs phases. Mieux, il identifiait très explicitement la décomposition du féodalisme à la période où le « libéralisme […] n’avait encore pas eu le temps de mettre en place un autre mode d’organisation », signifiant ainsi la possibilité de blocage momentané de la situation sociale.
Bien sûr, les révolutionnaires du passé ne pouvaient pas distinguer clairement la période de décadence et les phénomènes de décomposition, parce qu’ils ne pouvaient pas encore constater que l’accumulation et l’aggravation de ces phénomènes déboucheraient sur une phase spécifique et ultime de la décadence du capitalisme, la phase de décomposition. Surtout, à la différence du capitalisme dans laquelle la classe révolutionnaire ne peut transformer la société sans renverser au préalable la domination politique de la bourgeoisie, le développement de nouveaux rapports de production en leur sein a empêché que la décomposition des anciennes formes d’organisation ne devienne un facteur central dans la situation sociale. Sous la domination du féodalisme, par exemple, la bourgeoisie offrait une perspective nouvelle et un dynamisme économique : le développement des rapports sociaux capitalistes a ainsi empêché que le délitement du féodalisme n’imprègne tous les pans de la société et ne l’entraîne vers l’abyme.
De ce point de vue, parler de « phase de décomposition » et non plus de « phénomènes de décomposition », représente bel et bien une « nouveauté ». Mais est-ce là un péché mortel du point de vue du marxisme ?
Le marxisme est une méthode, une démarche scientifique et, à ce titre, ne peut en aucun cas se figer en un dogme invariant. Tout le combat politique de Marx et Engels témoigne de leur souci constant de développer, d’enrichir et même de réviser les positions qui se révélaient insuffisantes ou dépassées par une réalité toujours en mouvement. C’est ainsi que l’expérience de la Commune de Paris a profondément bouleversé leur vision de la révolution et de la prise du pouvoir, tout comme la révolution de 1848 leur avait permis de comprendre que les conditions objectives du renversement du capitalisme n’étaient alors pas réunies.
C’est aussi en s’appuyant sur cette méthode vivante que des révolutionnaires comme Lénine et Luxemburg ont pu identifier l’entrée du capitalisme dans une nouvelle période de sa vie, celle de sa décadence. Ils ont placé au cœur de leur analyse la notion d’impérialisme, devenu le mode de vie permanent du capitalisme, alors même que ce concept n’avait été théorisé ni par Marx, ni par Engels.
La Gauche communiste, à partir des années 1920, s’appuyant sur la méthode de Marx, de Lénine ou de Luxemburg, a également effectué tout un travail critique sur les problèmes inédits posés par la révolution russe et la période de décadence : la dictature du prolétariat, l’État dans la période de transition, les syndicats, la question nationale… En apparence, les positions développées par la Gauche communiste entraient en contradiction avec celles de Marx et Engels. Mais les leçons tirées par la Gauche communiste, bien qu’elles aient constitué des « nouveautés » jamais exprimées « par quiconque auparavant », représentent un patrimoine précieux qui s’inscrit pleinement dans la tradition du marxisme.
Si le camarade est à la recherche d’innovations réellement « révisionnistes », nous l’invitons donc à faire la critique implacable, « à la suite d’un examen scientifique », de « l’invariance du marxisme depuis 1848 », théorie élaborée par Bordiga, reprise par le courant bordiguiste (appartenant comme le CCI à la Gauche communiste) et qui imprègne de long en large ses « contre-thèses ». Contrairement à la vision sclérosée de « l’invariance », le marxisme n’est pas un « art achevé » dont les révolutionnaires n’auraient plus qu’à faire l’exégèse à la manière des théologiens.
Pour être nouveau, le cadre théorique de la décomposition est entièrement fondé sur la démarche marxiste. La perspective de désagrégation intérieure du capitalisme, au cœur de la théorie de la décadence, fait partie des « nouveautés » que le premier congrès de l’Internationale communiste (IC) a tracé en identifiant l’entrée du système dans sa période de décadence : « Une nouvelle époque est née : l’époque de désagrégation du capitalisme, de son effondrement intérieur. L’époque de la révolution communiste du prolétariat ». L’alternative « socialisme ou barbarie » était alors explicite : « L’humanité, dont toute la culture a été dévastée, est menacée de destruction totale […]. Le résultat final du mode de production capitaliste est le chaos, et ce chaos ne peut être vaincu que par la plus grande classe productive : la classe ouvrière ». Dans son Manifeste, l’IC précise encore : « Maintenant ce n’est pas seulement la paupérisation sociale, mais un appauvrissement physiologique, biologique, qui se présente à nous dans toute sa réalité hideuse ». Il était tout aussi clair que l’« effondrement intérieur » n’était pas un phénomène conjoncturel lié à la guerre mondiale, mais bien une tendance permanente et irréversible du capitalisme décadent : « l’humanité travailleuse tout entière deviendra-t-elle l’esclave tributaire d’une clique mondiale triomphante qui […], toujours et partout, enchaînera le prolétariat, dans le but unique de maintenir sa propre domination ? Ou bien la classe ouvrière d’Europe et des pays les plus avancés des autres parties du monde s’emparera-t-elle de la vie économique, même désorganisée et détruite, afin d’assurer sa reconstruction sur des bases socialistes ? ». L’histoire du monde a depuis pleinement confirmé ce tournant décisif dans la vie de la société capitaliste et en particulier la barbarie qu’a représenté la Deuxième Guerre mondiale. La crise de l’économie mondiale, désormais permanente, la spirale sans fin des convulsions guerrières, l’effondrement incontrôlable des écosystèmes… Le capitalisme offre aujourd’hui l’image d’un monde sans perspective, d’une agonie interminable faite de destructions, de misère et de barbarie.
Tibor reconnaît, à très juste titre, qu’il faut examiner l’histoire de façon dynamique et non photographique, nous reprochant même un « manque de compréhension dialectique de ce qu’est une dynamique de pourrissement ». Il soutient également la théorie de la décadence et la réalité de son évolution : « le capitalisme est un système pourrissant sur pied, et ce de façon toujours plus rapide et prononcée au fur et à mesure que cette période de décadence s’éternise ». Mais, en dépit de ses bonnes intentions, les principes du matérialisme dialectique qu’il accuse le CCI de ne pas appliquer, il les oublie constamment dans son article. La vision profondément historique de l’IC, loin d’un « catastrophisme » aux « racines psychologiques », est, en effet, à des années-lumière des plates démonstrations du camarade quand il affirme qu’« il n’existe pas de crise permanente de l’économie capitaliste ». Il écrit ainsi que « le capitalisme, par la logique même de l’accumulation, ne saurait connaître une phase de déclin économique définitif » et poursuit en affirmant qu’« il n’existe pas de crise finale », que « par la dévaluation récurrente du capital constant dans le cadre des crises, le capitalisme est en mesure de survivre à ses crises », voire que « le capitalisme, par son caractère cyclique, connaît successivement des périodes de prospérité suivies de périodes de crises, potentiellement éternellement ».
Et sur quoi le camarade fonde-t-il ses affirmations ? Sur des textes de Marx décrivant l’économie capitaliste dans sa période d’ascendance ! Comme si rien ne changeait jamais, comme si les conditions sociales et économiques étaient figées pour toujours et « potentiellement éternelles » suivant la formule qu’il emploie, comme si l’évolution de la situation n’imposait pas aux marxistes de remettre en cause leurs analyses devenues obsolètes. Et c’est le CCI « qui pêche » par « son dogmatisme schématique » et « son révisionnisme » ?
La décadence n’est-elle qu’une succession de crises cycliques « potentiellement éternelles », typique du XIXe siècle, ou représente-t-elle la crise historique du capitalisme, crise insurmontable, comme le prévoyait la IIIe Internationale ? À la lecture des écrits quelque peu contradictoires de Tibor, on est en droit de se demander quelle est exactement sa vision de la décadence. Sans aller jusqu’à la clarté de l’analyse de Rosa Luxemburg, est-ce que le camarade, qui se revendique de l’héritage de Lénine, est seulement d’accord avec la Plateforme de la IIIe Internationale ?
Ne tournons pas autour du pot : le camarade, bien qu’il reconnaisse la réalité de la décadence, n’en comprend clairement pas les fondements, pas plus qu’il ne comprend l’évolution de l’histoire en général. En fait, le camarade ne perçoit pas la différence qualitative entre les crises cycliques de l’ascendance du capitalisme et la crise chronique et permanente de surproduction de la décadence.
Pire, ses arguments remettent aussi en cause les bases matérielles pour la prise du pouvoir du prolétariat et donc la possibilité de renverser le capitalisme. Sur quelles bases matérielles, dans un système capable de prospérer « éternellement », le prolétariat pourrait-il développer son combat révolutionnaire ? Mystère… Il n’est, à ce titre, pas surprenant que Tibor ait, depuis la publication de son texte, tourné le dos à la théorie de la décadence en adoptant la démarche politique du bordiguisme qui rejette purement et simplement cette analyse. « L’invariance », qui est une déformation aberrante du marxisme, a conduit les bordiguistes à rejeter la notion de décadence, alors que ce concept est présent dès les origines du matérialisme historique. Ce sont, d’ailleurs, ces mêmes « innovations » qui amènent aujourd’hui ce courant à rejeter le concept de décomposition du capitalisme.
Outre son « dogmatisme schématique » et son « révisionnisme », le CCI serait en proie à deux autres péchés : « son idéalisme et son impressionnisme ». Tibor justifie cette condamnation par son maître-argument, celui qui structure ses « Contre-thèses » : « Toutes “les caractéristiques essentielles de la décomposition” avancées par le CCI dans sa septième thèse sont, soit fausses, soit ne sont en rien inédites et constitutives d’une période nouvelle ». Et le camarade d’énumérer longuement les « faits matériels » et « les preuves empiriques » guère « probants » pour démontrer que les guerres, les famines, les bidonvilles, la corruption et les accidents d’avion existaient bien avant la période de décomposition, parfois en pire… Il n’est visiblement pas venu à l’esprit de Tibor que ses stupéfiantes révélations n’en sont pas et que, peut-être, à travers ses « Contre-thèses », il démontre surtout une profonde incompréhension tant du cadre de la décomposition que de la méthode marxiste.
Les « Contre-thèses » affirment fort justement que « l’une des nécessités de la dialectique est d’envisager les phénomènes observés dans leur globalité, dans un tout, comme soumis à une interaction permanente. Plutôt que d’isoler un phénomène pour l’observer in abstracto, la méthode dialectique implique de comprendre celui-ci par ses relations avec d’autres phénomènes, et se refuse à l’abstraire du milieu dans lequel il évolue », mais sous la plume du camarade, ce n’est, là encore, qu’une formule creuse. Pour lui, l’histoire du capitalisme n’est qu’une succession de « différentes phases économiques » : « Dans sa phase progressiste, le capitalisme adopte successivement les formes du mercantilisme, de la manufacture, du capitalisme manchestérien et du capitalisme trustifié. Dans sa phase de déclin, il adopte successivement les formes du capitalisme trustifié et du capitalisme d’État (d’abord de type keynésien puis néo-libéral) ». En ce sens, il n’est pas inutile de souligner qu’aux yeux du camarade, le capitalisme d’État est réduit à une simple « phase économique », loin de la tendance dominante du capitalisme décadent aspirant tous les aspects de la vie sociale, bien au-delà de la seule sphère économique. Mais, cela Tibor ne peut le concevoir, persuadé que la « méthode dialectique » consiste à tout ramener aux « soubassements économiques des contradictions du capitalisme moderne ».
Contrairement à cette vision schématique, Engels expliquait dans sa lettre à Joseph Bloch (21-22 septembre 1890) que « d’après la conception matérialiste de l’histoire, le facteur déterminant dans l’histoire est, en dernière instance, la production et la reproduction de la vie réelle. Ni Marx, ni moi n’avons jamais affirmé davantage. Si, ensuite, quelqu’un torture cette proposition pour lui faire dire que le facteur économique est le seul déterminant, il la transforme en une phrase vide, abstraite, absurde. La situation économique est la base, mais les divers éléments de la superstructure – les formes politiques de la lutte de classes et ses résultats, […] les formes juridiques, et même les reflets de toutes ces luttes réelles dans le cerveau des participants, théories politiques, juridiques, philosophiques, conceptions religieuses et leur développement ultérieur en systèmes dogmatiques, exercent également leur action sur le cours des luttes historiques et, dans beaucoup de cas, en déterminent de façon prépondérante la forme. Il y a action et réaction de tous ces facteurs au sein desquels le mouvement économique finit par se frayer son chemin comme une nécessité à travers la foule infinie de hasards (c’est-à-dire de choses et d’événements dont la liaison intime entre eux est si lointaine ou si difficile à démontrer que nous pouvons la considérer comme inexistante et la négliger). Sinon, l’application de la théorie à n’importe quelle période historique serait, ma foi, plus facile que la résolution d’une simple équation du premier degré ».
Dans ce cadre, la critique que nous adressions au courant bordiguiste dans notre dernier « Rapport sur la décomposition » (5) s’applique également au texte du camarade Tibor qui a oublié en chemin ce pilier de la démarche marxiste qu’est l’évolution dialectique des sociétés humaines selon l’unité des contraires : « Pour le marxisme, la superstructure des formations sociales, c’est-à-dire leur organisation politique, juridique et idéologique, naît sur la base de l’infrastructure économique et est déterminée par cette dernière. C’est ce qu’ont compris les épigones [de Bordiga]. Cependant, le fait que cette superstructure puisse agir comme cause […] aussi bien que comme effet, leur échappe. Engels, vers la fin de sa vie, a dû insister sur ce point précis dans une série de lettres adressées dans les années 1890 au matérialisme vulgaire des épigones de l’époque. Sa correspondance est une lecture absolument essentielle pour ceux qui nient aujourd’hui que la décomposition de la superstructure capitaliste puisse avoir un effet catastrophique sur les fondements économiques du système ».
En fait, Tibor projette sur notre analyse de la décomposition sa propre démarche schématique typique du matérialisme vulgaire : comme il envisage l’histoire du capitalisme avec le filtre d’un économisme étriqué, sous la forme de cycles de production éternels qui n’augmenteraient qu’en taille, de catastrophes dont l’évolution ne serait jamais que quantitative et dont toute la vie sociale découlerait mécaniquement, il perçoit notre cadre de la décomposition de façon complètement déformée en termes d’accumulation de phénomènes empiriques. Et dans sa logique, il suffit de constater que ces phénomènes existaient avant la phase de décomposition pour en invalider les fondements.
D’ailleurs, l’analyse de Tibor n’explique jamais quel changement dans la période de décadence a pu produire cet événement majeur et inédit qu’a représenté l’implosion du bloc de l’Est. Pour lui, « prétendre que c’est la décomposition qui explique la chute du bloc de l’est, il faut faire preuve ici de la plus grande mauvaise foi ou de la plus grande méconnaissance de l’histoire. Si le bloc soviétique a implosé, du fait de ses contradictions, c’est suite à la conjonction d’un essoufflement économique manifeste aggravé par la stratégie poursuivie par la classe dominante américaine qui a consisté à pousser son adversaire plus faible dans une fuite en avant militariste qui ne pouvait qu’épuiser ce colosse aux pieds d’argile ». Mais où le CCI a-t-il nié que les pressions américaines n’avaient pas été un facteur décisif dans l’effondrement du bloc « soviétique » ? En revanche, Tibor passe complètement à côté de la question centrale : comment expliquer qu’un bloc s’effondre de lui-même pour la première fois dans l’histoire de la décadence ? À lire le camarade, il s’agit d’un simple aléa de l’histoire.
La démarche peu rigoureuse du camarade l’emmène ainsi à proférer des énormités telle que : « Le fait que la décomposition ait pu surgir sur une base non-économique devrait suffire à remettre en question une telle analyse. Alors même que la décadence surgit sur une base immédiatement économique, monopoles, capitalisme financier, unification capitaliste du monde, forces productives ayant atteint la limite de leur progressisme historique… il faut attendre plusieurs décennies pour que la décomposition prenne une forme économique. On reconnaît ici la méthode empiriste et impressionniste éloignée du marxisme, se mettant à la queue des événements plutôt que d’analyser les soubassements économiques des contradictions du capitalisme moderne ». Aucun texte du CCI, depuis les « Thèses sur la décomposition », n’a défendu une chose pareille ! Dans le numéro 61 de la Revue internationale nous écrivions même : « la cause première de la décomposition de ce bloc [celui de l’Est] est constituée par la faillite économique et politique totale, sous les coups de l’aggravation inexorable de la crise mondiale du capitalisme ». Mais Tibor croit déceler une anomalie dans nos récentes analyses sur l’« irruption des effets de la décomposition sur le plan économique ». Le tranchant dialectique des « Contre-thèses » est visiblement quelque peu émoussé, incapables qu’elles sont de concevoir que la décomposition peut surgir sur la base des contradictions économiques du capitalisme tout en alimentant ces mêmes contradictions…
Cette déformation des positions du CCI sous le poids de sa propre vision matérialiste vulgaire se confirme dans la confusion qu’entretiennent les « Contre-thèses » entre « phénomènes de décomposition » et « phase de décomposition », deux éléments liés mais bien distincts. Le CCI n’a pas été suffisamment aveuglé par son « dogmatisme schématique » pour ignorer que la Seconde Guerre mondiale a, jusqu’à présent, engendré des destructions sans commune mesure avec les conflits de la période de décomposition, ni que la corruption gangrène la bourgeoisie depuis des siècles, ni que la grippe espagnole et même la peste noire furent plus meurtrières que la pandémie Covid-19 ! Pas plus que nous n’avons prétendu que « les caractéristiques essentielles de la décomposition » ont surgi avec la phase de décomposition. Mais, de même que le phénomène de l’impérialisme existait dès la fin de la période d’ascendance avant de devenir le mode de vie du capitalisme décadent, il existait aussi des phénomènes de décomposition avant la phase de décomposition.
Et comme le prolétariat n’a toujours pas aboli le capitalisme, les éléments de décomposition, dont Tibor reconnaît au moins partiellement l’existence, n’ont fait que s’accumuler et s’amplifier sur tous les plans de la vie sociale : l’économie, d’une part, mais aussi la vie politique, la morale, la culture, etc. Ce processus n’est pas un phénomène propre à la phase de décomposition, comme ont pu en témoigner la folie irrationnelle du nazisme pendant la Seconde Guerre mondiale et le froid cynisme des Alliés pour justifier la destruction systématique de l’Allemagne et du Japon alors que ces pays étaient déjà vaincus. C’est ce que décrivait la Gauche communiste de France en 1947 : « La bourgeoisie, elle, se trouve devant sa propre décomposition et ses manifestations. Chaque solution qu’elle tente d’apporter précipite le choc des contradictions, elle pallie au moindre mal, elle replâtre ici, et là bouche une voie d’eau, tout en sachant que la trombe ne gagne que plus de force ». (6) Ce que nous entendons par « phase de décomposition », ce n’est donc pas l’apparition soudaine de phénomènes de pourrissement suite à l’effondrement du bloc de l’Est, pas plus que leur seule accumulation, mais l’entrée du capitalisme dans une nouvelle et ultime phase de sa décadence dans laquelle la décomposition est devenu un facteur central de la marche de la société.
Notre compréhension de cette dernière phase de la vie du capitalisme n’est pas tant fondée sur l’accumulation bien réelle de phénomènes que sur une analyse historique du rapport de force entre les deux classes fondamentales de la société. (7) À aucun moment, le camarade Tibor ne pose le problème de l’absence de perspective, pourtant au cœur de notre analyse de la décomposition, comme s’il s’agissait pour lui d’un aspect, au mieux secondaire, au pire totalement inconséquent. Pourtant, si dans une société de classe, les individus n’ont pas nécessairement conscience des conditions qui déterminent leur existence, cela ne signifie pas que la société puisse fonctionner sans qu’une perspective ne l’oriente. De ce point de vue, bien que la Seconde Guerre mondiale ait représenté un sommet de barbarie, la bourgeoisie et ses États, à travers la logique des blocs impérialistes, encadraient tout de même la société d’une main de fer, mobilisant la classe ouvrière dans une confrontation sanglante et la perspective d’une reconstruction. Même dans les années 1930, il existait une perspective, celle de la guerre mondiale, aussi catastrophique soit-elle, pour mobiliser la société. En revanche, depuis l’ouverture de la phase de décomposition, la barbarie n’a plus rien d’« organisé » : l’indiscipline, l’anarchie et le « chacun pour soi » dominent les relations internationales, la vie politique et toute l’existence sociale, s’aggravant toujours plus.
C’est cette démarche, et non une approche phénoménologique (ou « impressionniste » comme l’écrit le camarade), qui a permis au CCI d’identifier, à travers l’éclatement du bloc de l’Est, la fin de la politique des blocs qui structuraient jusque-là les rapports impérialistes, rendant hautement improbable la marche du capitalisme vers un nouveau conflit mondial. C’est cette même démarche qui nous a permis d’analyser que l’effondrement du stalinisme allait porter un immense coup à la conscience de classe et à la perspective révolutionnaire, sans que la classe n’ait pourtant été vaincue. C’est parce qu’aucune des deux classes fondamentales n’est, pour le moment, en mesure d’apporter sa réponse décisive à la crise du capitalisme (la guerre ou la révolution) que les phénomènes de décomposition sont devenus centraux dans l’évolution de la situation, ont acquis une dynamique propre, s’alimentant les uns les autres de façon croissante et incontrôlable.
Le cadre de la décomposition s’appuie, pour le résumer en une formule, sur un principe élémentaire de la dialectique qu’ignorent les « Contre-thèses » : « la transformation de la quantité en qualité ». De même, contre les impasses de l’économisme étroit, notre analyse prend en compte le caractère déterminant des facteurs subjectifs comme force matérielle qui, loin d’une « analyse non-dialectique », constitue une approche véritablement matérialiste. Engels critiquait, dans l’Anti-Dühring, les raisonnements qui ne perçoivent que la dimension économique de la crise du capitalisme en évacuant totalement sa dimension politique et historique.
Tibor ne cesse d’invoquer la « dialectique », mais en a-t-il compris sa signification et ses implications ? Rien n’est moins sûr.
La critique la plus virulente que Tibor porte à notre analyse est que celle-ci se révélerait non pas seulement erronée mais également « dangereuse », en ce qu’elle désarmerait le prolétariat. Et il poursuit : « il est intéressant de voir comment le CCI sous-estime la dangerosité de la guerre mondiale. Ainsi, celle-ci est présentée comme pouvant facilement être empêchée par l’action du prolétariat ». Que dit réellement le CCI ? Dans la thèse 11, nous écrivons : « “Révolution communiste ou destruction de l’humanité” […] s’impose au lendemain de la Seconde Guerre mondiale avec l’apparition des armements atomiques. Aujourd’hui, après la disparition du bloc de l’Est, cette perspective terrifiante reste tout à fait valable. Mais il importe de préciser qu’une telle destruction de l’humanité peut provenir de la guerre impérialiste généralisée ou de la décomposition de la société ». Dans la Revue internationale n° 61 (1990), nous précisons : « Même si la guerre mondiale ne saurait, à l’heure actuelle, et peut-être de façon définitive, constituer une menace pour la vie de l’humanité, cette menace peut très bien provenir, comme on l’a vu, de la décomposition de la société. Et cela d’autant plus que si le déchaînement de la guerre mondiale requiert l’adhésion du prolétariat aux idéaux de la bourgeoisie, phénomène qui n’est nullement à l’ordre du jour à l’heure actuelle pour ses bataillons décisifs, la décomposition n’a nul besoin d’une telle adhésion pour détruire l’humanité ». L’actualité confirme tragiquement cette analyse comme nous l’avons récemment signalé dans un tract sur la guerre à Gaza : « Le capitalisme, c’est la guerre. Depuis 1914, elle n’a pratiquement jamais cessé, touchant telle partie du monde puis telle autre. La période historique devant nous va voir cette dynamique mortifère se répandre et s’amplifier, avec une barbarie de plus en plus insondable ».
Nous pourrions multiplier les exemples à l’infini tant chacune de nos publications, chacune de nos réunions publiques alertent avec la plus grande des constances sur le danger majeur que représente l’approfondissement du chaos guerrier qui pourrait finir par anéantir l’humanité si le prolétariat ne renversait assez tôt le capitalisme. Tibor, lui, ne perçoit pas ce danger, il n’entrevoit de menaces que dans une hypothétique et lointaine guerre mondiale. Et encore, quand le CCI souligne qu’une troisième guerre mondiale pourrait se solder par la fin de l’espèce humaine (à cause des armes nucléaires, entre autres choses), Tibor voit dans celle-ci un terrain favorable à la révolution parce que ce fut le cas en 1917. Pire, avec sa vision d’un capitalisme « éternel », il ouvre même la porte à l’idée qu’une nouvelle guerre mondiale pourrait représenter une « solution à la crise » en enclenchant un nouveau cycle d’accumulation ! Rien ne change ni n’évolue, il suffit d’appliquer les schémas du passé !
Mais que la classe ouvrière puisse ne pas être en mesure de défendre la perspective révolutionnaire tout en ne se laissant pas embrigader dans la guerre mondiale, cela paraît inconcevable pour le camarade. Le passage des « Contres-thèses » sur la lutte de classe dans les années 1970-1980 est très confus, (8) mais il semble au moins reconnaître que le début des années 1970 ont marqué un développement de la lutte, avant un recul à partir de 1975. Il n’aura pas échappé au camarade que, même durant ce qu’il appelle cette « parenthèse à l’échelle historique », la classe ouvrière n’a jamais pu développer sa lutte révolutionnaire. Pourtant, durant cette même période, la bourgeoisie américaine s’est trouvée confronté à un refus de l’embrigadement pour la guerre du Vietnam, aux manifestations pacifistes, aux troupes totalement démotivées, etc. La classe ouvrière ne s’est pas révoltée sur son terrain de classe, mais la bourgeoisie n’a jamais pu mobiliser pleinement la société pour la guerre, au point de devoir retirer ses troupes du Vietnam de manière humiliante. La fuite en avant guerrière n’a pas cessé depuis : guerre des étoiles, guerre de l’URSS en Afghanistan, deux guerres en Irak, puis une nouvelle occupation, cette fois américaine, de l’Afghanistan, etc. Loin de l’autoroute vers la guerre qui a caractérisé les années 1930, plusieurs décennies de conflits n’ont jamais débouché sur un conflit mondial. Pourquoi ? Les « Contre-thèses » ne perçoivent pas cette réalité et l’impact bien concret et matérialiste du rapport de force entre les classes et de la question de la perspective.
Tibor voudrait également voir une prétendue sous-estimation du danger de la guerre en ce que « le reste de la thèse est consacrée à prouver l’impossibilité d’une reconstitution des blocs ». Là encore, le camarade est pour le moins approximatif. Le CCI n’a jamais parlé d’impossibilité des blocs impérialistes dans la phase de décomposition, ni que le contexte historique de leur formation était derrière nous. En revanche, nous avons montré que des contre-tendances croissantes font obstacle à leur reformation. Dans les « Thèses sur la décomposition » nous écrivons ainsi que « la reconstitution d’une structure économique, politique et militaire regroupant ces différents États [en blocs impérialistes] suppose l’existence de leur part et en leur sein d’une discipline que le phénomène de décomposition rendra de plus en plus problématique ». C’est ce qu’a confirmé l’évolution de la situation mondiale : plus de trois décennies d’instabilité des alliances et de montée en puissance du chaos ont jusqu’à présent confirmé les affirmations « extrêmement péremptoires » du CCI. Le camarade est même d’accord pour reconnaître qu’aujourd’hui il n’y a pas de blocs constitués.
Alors pourquoi insinue-t-il ce que le CCI ne dit pas ? Parce que, bien que « l’idéalisme » et « l’abstraction » le répugnent, le camarade spécule sur l’avenir : la formation de nouveaux blocs pourrait survenir, la guerre mondiale pourrait surgir… La méthode marxiste n’est pas faite de spéculations de laborantin testant en éprouvette ce qui est théoriquement possible et ce qui ne l’est pas ! Les révolutionnaires ont la responsabilité d’orienter politiquement leur classe et, pour ce faire fondent leurs analyses sur la réalité présente et les dynamiques qu’elle contient. La dynamique actuelle du « chacun pour soi » est plus forte que jamais, elle a acquis une qualité nouvelle, n’en déplaise aux partisans du dogme religieux de « l’invariance ». Et ce que nous indique cette dynamique, c’est l’incapacité croissante de la bourgeoisie à reconstituer un nouvel « ordre » mondial en blocs impérialistes disciplinés. Le divorce historique entre les États-Unis et leurs « alliés » auquel on assiste depuis la prise de fonction de Donald Trump en constitue une illustration spectaculaire. Les conflits actuels au Moyen-Orient en sont également un témoignage stupéfiant : les affrontements d’une sauvagerie inouïe se répandent dans la région dans une logique de terre brûlée qui interdit, pour tous les belligérants, l’espoir de rétablir un ordre régional. La guerre se présente donc aujourd’hui sous la forme d’une multiplication de conflits incontrôlables et extrêmement chaotiques, plutôt que comme un conflit « organisé » entre deux blocs rivaux. Mais cela n’invalide en rien la menace, certes plus difficile à discerner, que ces conflits font peser sur l’humanité.
Dès les premières pages du Manifeste du Parti communiste, Marx écrivait : « Homme libre et esclave, patricien et plébéien, baron et serf, maître de jurande et compagnon, en un mot oppresseurs et opprimés, en opposition constante, ont mené une guerre ininterrompue, tantôt ouverte, tantôt dissimulée, une guerre qui finissait toujours soit par une transformation révolutionnaire de la société tout entière, soit par la destruction des deux classes en lutte ». Que pourrait bien signifier aujourd’hui une « destruction des deux classes en lutte » ? Rien d’autre que la fin de l’humanité si le prolétariat n’était plus capable de défendre son alternative révolutionnaire. Sans affirmation d’une telle perspective, l’aboutissement du processus de décomposition ne pourrait que conduire, à terme, à une généralisation des conflits, à une destruction du tissu social, sans compter les risques technologiques et climatiques. C’est pour cela que le prolétariat a besoin d’une méthode marxiste vivante et militante, pas de son avatar sclérosé, non historique et « invariant ».
Si nous avons intitulé cet article « “Contre-thèses” ou “contre-sens” sur la décomposition ? » c’est bien parce que la réfutation par le camarade Tibor de l’analyse du CCI est fondamentalement basée sur des contre-sens :
contre-sens sur les mots lorsqu’il considère que les termes de décomposition et de décadence sont synonymes ;
contre-sens sur ce qu’affirme réellement le CCI, comme nous l’avons montré citations à l’appui ;
contre-sens sur la méthode marxiste.
Le camarade se revendique de la méthode dialectique et nous saluons ce souci. Bien qu’il manifeste une certaine vision matérialiste vulgaire combattue par Engels en son temps, il nous présente un certain nombre d’éléments de la dialectique avec lesquels nous sommes tout à fait d’accord. Le problème c’est que lorsqu’il est nécessaire de passer de la théorie à la pratique, il oublie ce qu’il a écrit précédemment. Il souligne le caractère éminemment dynamique de la vie du capitalisme, son changement perpétuel mais une grande partie de sa démonstration peut se résumer par la phrase « il n’y a rien de nouveau sous le soleil ». Il rend compte à la fois de l’existence de plusieurs phases dans la décadence du capitalisme et du fait que celle-ci ne fait que s’aggraver en permanence sur tous les plans, mais il refuse d’en tirer la conséquence. Pour lui cette aggravation n’est que quantitative et ne saurait aboutir à une qualité nouvelle : l’entrée de la décadence du capitalisme dans une phase « où la décomposition devient un facteur, sinon le facteur, décisif de l’évolution de la société ».
Nous connaissons assez le camarade Tibor et son honnêteté pour affirmer que ces contre-sens ne proviennent pas d’une volonté délibérée de falsifier nos analyses et le marxisme. C’est pour cela que nous l’encourageons, sans vouloir l’offenser, à changer de lunettes lorsqu’il lit nos documents ou les classiques du marxisme.
EG, mars 2025
1 « La décomposition, phase ultime de la décadence capitaliste [47] » [47]. Ces Thèses ont été écrites en mai 1990 et publiées dans la Revue internationale n° 62 (puis republiées dans la Revue n° 107). Nous invitons nos lecteurs à lire attentivement ce texte pour s’en faire une idée précise et mieux évaluer la validité des critiques du camarade Tibor.
2 Dès le deuxième paragraphe de son texte, Tibor décrète que notre théorie est « visiblement erronée ». On peut alors se demander pourquoi le camarade se croit obligé de convoquer de nombreux arguments pour rejeter « à la suite d’un examen scientifique » notre théorie. Si notre erreur est à ce point « visible », à quoi bon en faire la démonstration. La Lune et le Soleil sont « visibles » dans le ciel et il ne viendrait à l’idée de quiconque de sensé de s’engager dans de longs discours pour démontrer l’existence de ces astres. Cela dit, nous saluons la volonté de Tibor de rendre encore plus visible ce qui l’est déjà.
3 Tout le marigot des contempteurs du CCI, à commencer par les voyous du GIGC, se sont jetés sur ce texte comme des grenouilles de bénitier au pied des Saintes-Écritures, trouvant là matière à dénigrer une nouvelle fois le CCI. Nul doute que ce petit milieu parasitaire jurera la main sur le cœur ne s’intéresser qu’à la clarification et à l’analyse de la situation : on pourra juger la valeur de leurs vœux pieux au seul fait qu’ils ont accueilli ces « Contre-thèses » sans la moindre critique ni aucun argument supplémentaire. On a vu démarche plus sérieuse, mais ces gens n’en sont plus à une bassesse près pour attaquer le CCI. Il n’y a guère que la revue Controverse pour présenter, avec une avalanche de tableaux et de graphiques, le texte de Tibor. Nous y reviendrons dans un prochain article.
4 Kautsky, L’origine du christianisme (1908).
5 Revue Internationale n° 170 (2023).
6 « Instabilité et décadence capitaliste », Internationalisme nº 23 (1947).
7 On rappellera au camarade que « l’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire des luttes de classes », pas des forces économiques dont les classes sociales seraient les marionnettes. Nous ne pouvons que conseiller la lecture du Manifeste du Parti communiste de Marx et Engels, ouvrage d’une grande clarté sur la question.
8 On notera des formulations qui posent question comme : « L’incapacité de la classe ouvrière à rompre radicalement avec la période de contre-révolution et à imposer son alternative, la révolution communiste, a conduit à ce que le capitalisme, pour mettre un terme à la crise profonde des années 1970, n’ait pas besoin d’avoir recours à la solution ultime, mais extrêmement coûteuse et risquée, de la guerre mondiale ». Est-ce à dire que la bourgeoisie déclencherait les guerres mondiales pour faire face au prolétariat révolutionnaire ?
La CCI soutient que la vague de grèves au Royaume-Uni en 2022 a marqué une «rupture» après plusieurs décennies de résignation et d’apathie marquées par une perte croissante de l’identité de classe. Ce fut la première d’une série de mouvements de la classe ouvrière dans le monde entier, principalement en réponse à la détérioration du niveau de vie et des conditions de travail[1]. Notre analyse de l’ouverture d’une nouvelle phase de la lutte de classe internationale repose sur deux observations fondamentales :
– Cette nouvelle phase n’est pas simplement une réaction à des attaques immédiates contre les conditions de travail, qui pourrait être mesurée en nombre de grèves et de luttes à un moment donné, mais elle a une dimension historique plus profonde. Elle est le fruit d’un long processus de «maturation souterraine» de la conscience de classe qui a progressé malgré les énormes pressions exercées par la décomposition accélérée de la société capitaliste.
– Cette rupture, rayonnant vers l’extérieur à partir des centres les plus anciens du capitalisme mondial, confirme que les principaux bastions du prolétariat restent historiquement invaincus depuis le réveil initial de la lutte des classes en 1968, et conservent le potentiel de passer des luttes économiques défensives à une critique politique et pratique de l’ensemble de l’ordre capitaliste.
Ces arguments se sont heurtés à un scepticisme assez généralisé dans le camp politique prolétarien. Si nous prenons l’exemple de la Tendance communiste internationaliste (TCI), bien qu’elle ait initialement reconnu et salué certaines des luttes qui sont apparues après 2022, n’a en revanche pas vu la signification internationale et historique de ce mouvement[2], et plus récemment, elle semble l’avoir soit oubliée (comme en témoigne l’absence de bilan publié du mouvement), soit l’avoir considéré comme un simple feu de paille, comme nous l’avons constaté lors de leurs récentes réunions publiques. Entre-temps, un site web parasite dédié à la «recherche», Controverses, a consacré un article complet[3] à la réfutation de notre analyse, fournissant ainsi une justification «théorique» au scepticisme des autres.
Il est intéressant de noter que cet article qui est écrit par un ancien membre du CCI animé par l’hostilité envers une organisation qui n’a pas reconnu sa contribution «unique» au marxisme, s’est maintenant aligné sur la majorité de ceux qui font partie (ou prétendent simplement faire partie) de la tradition communiste de gauche, et rejette le concept même de maturation souterraine. Et ce n’est pas tout : dans un article sur les principaux développements de la lutte des classes au cours des 200 dernières années[4], il embrasse même l’idée que nous vivons toujours dans la contre-révolution qui s’est abattue sur la classe ouvrière avec la défaite de la vague révolutionnaire de 1917-23. De ce point de vue, ce que le CCI affirme être le réveil historique du prolétariat mondial après 1968 et la fin de la contre-révolution, n’est au mieux qu’une simple «parenthèse» dans une chronique mondiale de la défaite.
Ce point de vue est largement partagé par les différents groupes bordiguistes et la TCI, dont les précurseurs n’ont vu dans les événements de Mai 68 en France ou de l'«automne chaud» en Italie, l’année suivante, qu’une vague d’agitation étudiante.
Dans les deux articles suivants, plutôt que d’entrer dans le détail des luttes de ces deux dernières années, nous voulons nous concentrer sur deux piliers théoriques clés pour comprendre notre notion de rupture : premièrement, la réalité de la maturation souterraine de la conscience, et deuxièmement, la réalité d’un prolétariat sortie de la contre-révolution et invaincu depuis.
Rappelons brièvement les circonstances dans lesquelles le CCI a abordé pour la première fois la question de la maturation souterraine dans ses propres rangs. En 1984, en réponse à une analyse de la lutte des classes qui révélait une sérieuse concession à l’idée que la conscience de classe ne peut se développer que par la lutte ouverte et massive des travailleurs, et en particulier à un texte qui rejetait explicitement la notion de maturation souterraine, notre camarade Marc Chirik (MC) a réagi par un texte dont les arguments ont été repris par la majorité de l’organisation, à l’exception du groupe qui allait finalement déserter le CCI lors de son 6e congrès et former la «Fraction externe du CCI» (ses «descendants» font partie aujourd’hui de Perspective Internationaliste[5). MC soulignait qu’une telle conception tendait vers le conseillisme parce qu’elle considère la conscience non pas comme un facteur actif dans la lutte mais comme quelque chose de purement déterminé par des circonstances objectives, une forme de matérialisme vulgaire. Par ailleurs, elle sous-estimait ainsi gravement le rôle des minorités qui sont capables d’approfondir la conscience de classe même pendant les phases où l’étendue de la conscience de classe au niveau de l’ensemble du prolétariat peut avoir diminué. Une telle approche conseilliste n’a évidemment que faire d’une organisation des révolutionnaires qui, parce qu’elle est basée sur les acquis historiques de la lutte de classe, est en mesure d’orienter le cours de celle-ci à travers les phases de recul ou de défaite du mouvement de classe au sens large. Cette approche rejette également la tendance plus générale au sein de la classe à réfléchir sur son expérience, à discuter, à poser des questions sur les thèmes majeurs de l’idéologie dominante, etc. Un tel processus peut certes être qualifié de «souterrain» parce qu’il se déroule dans des cercles restreints de la classe ou même dans l’esprit de travailleurs individuels, qui peuvent donner voix à toutes sortes d’idées contradictoires, mais il n’en est pas moins une réalité. Comme l’écrivait Marx dans Le Capital : «Toute science serait superflue si l’apparence extérieure et l’essence des choses coïncidaient directement»[6]. C’est, en effet, une tâche spécifique de la minorité marxiste que de voir au-delà des apparences et d’essayer de discerner les développements plus profonds qui se déroulent au sein de leur classe.
Lorsque le CCI a publié des documents relatifs à ce débat interne, la Communist Workers Organisation (CWO) a salué ce qu’elle percevait comme une tentative du CCI de régler ses comptes avec les résidus conseillistes qui avaient encore du poids au sein de l’organisation[7]. Mais en ce qui concerne les questions de fond soulevées par le débat, elle s’est en fait rangée, de manière quelque peu ironique, du côté des conseillistes qui rejetaient eux aussi la notion de maturation souterraine comme non-marxiste, comme une forme de «jungianisme politique»[8].
Nous disons ironiquement parce qu’à ce stade, la CWO avait adopté une version de la conscience de classe apportée à la classe de «l’extérieur» par «le parti», constitué d’éléments de l’intelligentsia bourgeoise (la thèse idéaliste de Kautsky que Lénine a adoptée dans Que faire, mais dont il a admis plus tard qu’il avait «poussé le bouchon trop loin» dans une polémique avec les proto-conseillistes de son époque, la tendance économiste en Russie). Mais l’ironie se dissipe si l’on considère que le matérialisme vulgaire et l’idéalisme peuvent souvent coexister[9]. Pour les conseillistes comme pour le CWO, une fois les luttes ouvertes terminées, la classe n’est plus qu’une masse d’individus atomisés. La seule différence est que pour le CWO, ce cycle stérile ne peut être brisé que par l’intervention du parti.
Dans notre réponse[10], nous avons insisté sur le fait que la notion de maturation souterraine de la conscience n’était pas une innovation du CCI, mais qu’elle découlait directement de la caractérisation de Marx selon laquelle la révolution est la vieille taupe qui s’enfouit sous la surface pendant de longues périodes pour remonter à la surface dans certaines conditions. Nous avons notamment cité un passage très lucide de Trotsky sur ce processus dans son étude magistrale, L’histoire de la révolution russe, où il écrit : «Dans une révolution, nous examinons avant tout l’interférence directe des masses dans les destinées de la société. Nous cherchons à découvrir derrière les événements les changements dans la conscience collective… Cela ne peut sembler déroutant que pour celui qui considère l’insurrection des masses comme “spontanée», c’est-à-dire comme une mutinerie de troupeau artificiellement utilisée par les dirigeants. En réalité, la simple existence de privations ne suffit pas à provoquer une insurrection ; si c’était le cas, les masses seraient toujours en révolte… Les causes immédiates des événements d’une révolution sont des changements dans l’état d’esprit des classes en conflit… Les changements dans la conscience collective ont naturellement un caractère semi-caché. Ce n’est que lorsqu’ils ont atteint un certain degré d’intensité que les nouveaux états d’âme et les nouvelles idées apparaissent à la surface sous la forme d’activités de masse».
De même, la vague internationale de luttes qui a débuté en mai 1968 en France n’est pas venue de nulle part (même si elle a d’abord surpris la bourgeoisie qui commençait à penser que la classe ouvrière s’était «embourgeoisée» dans la «société de consommation». Elle était le fruit d’un long processus de désengagement des institutions bourgeoises et des thèmes idéologiques (tels que les syndicats et les soi-disant partis ouvriers, les mythes de la démocratie et du «socialisme réel» à l’Est, etc.), accompagné d’une détérioration des conditions matérielles (les premiers signes d’une nouvelle crise économique ouverte). Ce processus s’était également exprimé ici et là dans des mouvements de grève tels que les «wildcats» aux États-Unis et en Europe occidentale au milieu des années 1960.
Il en va de même pour la rupture de 2022, qui s’inscrit également dans le sillage d’un certain nombre de grèves aux États-Unis, en France, etc. Mais ce qui s’est passé après 2022 a révélé plus clairement ce qui était en gestation au sein de la classe ouvrière depuis plusieurs années :
– Le slogan largement répandu «trop c’est trop» exprimait le sentiment longtemps entretenu que toutes les promesses faites dans la période qui a suivi la «crise financière» de 2008 (promesses selon lesquelles une période d’»austérité» était nécessaire avant de pouvoir retrouver la prospérité) s’étaient révélées mensongères et qu’il était grand temps que les travailleurs commencent à faire valoir leurs propres revendications. C’est d’autant plus significatif que le mouvement en Grande-Bretagne a fait suite à des décennies d’atonies et de résignations suite à la défaite des luttes des années 1980, particulièrement celle des mineurs en 1985.
– Les slogans «nous sommes tous dans le même bateau» et «la classe ouvrière est de retour» exprimaient une tendance de la classe ouvrière à retrouver le sentiment d’être une classe avec sa propre existence collective et ses intérêts distincts, malgré des décennies d’atomisation imposée par la décomposition générale de la société capitaliste, aidée par le démantèlement délibéré de nombreux centres traditionnels de militantisme de la classe ouvrière (mines, sidérurgie, etc.). Dans les luttes en France contre la réforme des retraites, et ailleurs, les références fréquentes au mouvement britannique qui avait «donné le coup d’envoi» du renouveau de la classe témoignent de l’émergence d’une conscience que cette identité de classe ne s’arrête pas aux frontières nationales, malgré le poids énorme du nationalisme et du populisme.
– Dans le mouvement français, le slogan «Si tu nous mets 64, on te Mai 68» exprimait un souvenir précis de l’importance des grèves de masse de 1968 (un phénomène que nous avions déjà noté dans les assemblées étudiantes du mouvement anti-CPE de 2006, où il y avait un puissant désir de tirer des leçons de ce qui s’était passé en 68).
– De même que le processus de maturation souterraine antérieur à 1968 devait donner naissance à une nouvelle génération d’éléments politisés tentant de redécouvrir l’histoire réelle du mouvement révolutionnaire (et donc de récupérer la tradition de la Gauche communiste), de même, dans la période actuelle, nous assistons au développement international de minorités tendant vers des positions internationalistes et communistes. Le fait que la majorité de ces éléments et leurs efforts de rassemblement aient été engendrés moins par la lutte de classe immédiate que par la question de la guerre est la preuve que les mouvements de classe actuels expriment quelque chose de plus que des préoccupations concernant la détérioration du niveau de vie. Il est ainsi significatif que les luttes de la rupture ont éclaté précisément au moment où l’on demandait aux travailleurs d’Europe occidentale d’accepter l’augmentation du coût de la vie et le gel des salaires au nom de la «défense de l’Ukraine» contre le tyran Poutine. De même, certaines minorités au sein des manifestations contre la réforme des retraites en France ont explicitement refusé les sacrifices au nom de la construction d’une économie de guerre.
– Un autre signe du processus de maturation peut également être observé dans les efforts de l’appareil politique de la bourgeoisie pour radicaliser les messages adressés à la classe ouvrière. Le succès du trumpisme aux États-Unis peut en grande partie être attribué à sa capacité à tirer parti des préoccupations réelles de la classe ouvrière américaine concernant la hausse des prix et l’effet des dépenses militaires sur les conditions de vie. Et du côté de l’aile opposée du spectre politique bourgeois, nous avons assisté à la nomination de dirigeants syndicaux plus radicaux, comme en Grande-Bretagne, et à un net mouvement vers la gauche du discours des trotskystes, avec des groupes comme Révolution permanente en France ou le Revolutionary Communist Party en Grande-Bretagne, qui délaissent la politique identitaire pour parler de communisme, d’internationalisme et de la nécessité de la révolution prolétarienne. L’objectif est avant tout de «récupérer» les jeunes éléments qui posent des questions sérieuses sur la direction prise par la société capitaliste.
Nous pourrions continuer avec ces exemples. Ils seront sans doute contrés par des arguments visant à prouver que la classe ouvrière aurait oublié plus qu’elle n’a appris de la vague de luttes après 1968, comme le démontrerait notamment le fait qu’il y a eu très peu de tentatives de remettre en question le contrôle syndical des grèves et de développer d’auto-organisation. Mais pour nous, les grandes tendances initiées par la «rupture» de 2022 n’en sont qu’à leurs débuts. Leur potentiel historique ne peut être compris qu’en les considérant comme les premiers fruits d’un long processus de maturation. Nous y reviendrons dans la deuxième partie de l’article.
Amos, janvier 2025.
[1] Voir notamment : «Le retour de la combativité du prolétariat mondial [812]», Revue internationale n° 169 et «Après la rupture de la lutte des classes, la nécessité de la politisation [813]», Revue internationale n° 171.
[2] «Les ambiguïtés de l’ICT sur la signification historique de la vague de grèves au Royaume-Uni [814]», World revolution n° 396.
[5] Voir notre article : «La “Fraction externe” [817] du CCI», Revue internationale n° 45.
[6] Le Capital Tome 3, partie VII, chapitre 48.
[7] Dans Workers Voice n° 20.
[8] C’était en réponse à notre citation de Rosa Luxemburg sur le fait que «l’inconscient précède le conscient» dans le développement du mouvement de classe, ce qui est en fait une application de la formule marxiste selon laquelle «l’être détermine la conscience». Mais cette formule peut être mal interprétée par ceux qui ne saisissent pas la relation dialectique entre les deux : non seulement l’être est un processus de devenir, dans lequel la conscience évolue à partir de l’inconscient, mais la conscience devient également un facteur actif dans l’évolution et le progrès historique.
[9] Depuis lors, le CWO a cessé de défendre la thèse kautskyste, mais il n’a jamais ouvertement clarifié les raisons de son changement de position.
[10] «Réponse à la CWO : [818] Sur la maturation souterraine de la conscience [818]», Revue internationale n°43.
Liens
[1] https://fr.internationalism.org/tag/structure-du-site/revue-internationale
[2] https://fr.internationalism.org/tag/5/56/moyen-orient
[3] https://fr.internationalism.org/tag/questions-theoriques/imperialisme
[4] https://fr.internationalism.org/tag/vie-du-cci/critique-livres-films
[5] https://fr.internationalism.org/tag/personnages/marie-monique-robin
[6] https://fr.internationalism.org/tag/evenements-historiques/2020-22-pandemie-covid-19
[7] https://www.globalsecurity.org/military/world/int/csto.htm
[8] https://en.wikipedia.org/wiki/International_North%E2%80%93South_Transport_Corridor
[9] https://www.diploweb.com/Le-chantier-tres-geopolitique-des-Routes-de-la-soie.html
[10] https://www.capital.fr/economie-politique/nouvelles-routes-de-la-soie-les-projets-de-pekin-1264479
[11] https://fr.internationalism.org/revue-internationale/201612/9489/limperialisme-asie-au-21eme-siecle
[12] https://www.scmp.com/week-asia/geopolitics/article/2154053/mahathirs-date-beijing-shows-china-cant-be-ignored-malaysia
[13] https://en.wikipedia.org/wiki/Eurasian_Economic_Union
[14] https://en.wikipedia.org/wiki/Collective_Security_Treaty_Organization
[15] https://www.aalep.eu/sino-russian-relations-2018
[16] https://en.internationalism.org/international-review/201807/16486/report-on-imperialist-tensions-june-2018
[17] https://fr.internationalism.org/content/9737/rapport-tensions-imperialistes-juin-2018
[18] https://classe-internationale.com/
[19] https://fr.internationalism.org/rinte84/organisation.htm
[20] https://fr.internationalism.org/rinte85/organisation.htm
[21] https://fr.internationalism.org/rinte87/parasitisme.htm
[22] https://fr.internationalism.org/rinte88/organisation.htm
[23] https://fr.internationalism.org/french/rint/116_1903.htm
[24] https://fr.internationalism.org/rinte88/allemagne.htm
[25] https://fr.internationalism.org/tag/personnages/marx
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[39] https://fr.internationalism.org/french/rint/118_syndicalisme_revolutionnaire.htm
[40] https://fr.internationalism.org/rint124/iww_syndicalisme_revolutionnaire.htm
[41] https://fr.internationalism.org/revue-internationale/201304/6966/1914-23-dix-annees-qui-ebranlerent-monde-echos-revolution-russe-191
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[242] https://fr.wikipedia.org/wiki/The_New_York_Times
[243] https://www.lemonde.fr/planete/article/2021/05/14/origines-du-covid-19-la-divulgation-de-travaux-inedits-menes-depuis-2014-a-l-institut-de-virologie-de-wuhan-alimente-le-trouble_6080154_3244.html
[244] https://en.internationalism.org/forum/16901/internal-debate-icc-international-situation
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[249] https://fr.internationalism.org/content/crise-alimentaire-emeutes-faim-seule-lutte-classe-du-proletariat-peut-mettre-fin-aux-famines
[250] https://fr.internationalism.org/content/10139/covid-19-malgre-tous-obstacles-lutte-classe-forge-son-futur
[251] https://en.internationalism.org/content/16907/protests-health-sector-putting-national-unity-question
[252] https://fr.internationalism.org/rinte43/polemique.htm
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[804] https://fr.internationalism.org/content/11523/racines-historiques-rupture-dynamique-lutte-des-classes-depuis-2022-partie-i
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[806] https://www.marxists.org/francais/lenin/works/1899/00/greves99.htm#:~:text=Toute%20gr%C3%A8ve%20entra%C3%AEne%20pour%20l,o%C3%B9%20il%20a%20son%20travail.
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[815] https://www.leftcommunism.org/spip.php?article548
[816] https://www.leftcommunism.org/spip.php?article549
[817] https://en.internationalism.org/ir/45_eficc
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