Soumis par Revue Internationale le
Israël et Gaza depuis le 7 octobre 2023 : la guerre dans toute son abomination, une explosion de barbarie. Ce jour-là, au nom d’une « juste vengeance » contre « les crimes de l’occupation sioniste », des milliers de « combattants » fanatisés du Hamas et de ses alliés déferlaient sur les localités israéliennes entourant la bande de Gaza, répandant la terreur et commettant des crimes d’une sauvagerie sans aucune limite sur des civils sans défense. Les escouades d’assassins du Hamas à peine repoussées, Tsahal déchaînait à son tour toute sa puissance meurtrière sur la bande de Gaza au nom du combat de « la civilisation démocratique » contre « les forces des ténèbres » : « Nous combattons des animaux humains et nous agissons en conséquence » déclarait le ministre de la défense israélien Yoav Galant le 9 octobre[1]. Depuis plus de trois mois à l’heure où nous rédigeons ces lignes, l’aviation et l’artillerie israéliennes pilonnent jours et nuits l’enclave surpeuplée contrôlée par le Hamas, massacrant sans distinctions civils et terroristes, tandis que les colonnes blindées de Tsahal progressent au milieu des ruines, tirant sur tout ce qui bouge. Des villes entièrement dévastées, des hôpitaux éventrés par des missiles, une foule de civils errant sous les bombes, sans eau, sans nourriture, des familles cherchant des proches sous les ruines ou pleurant partout leurs morts, … « Carthago delenda est » (« Carthage doit être détruite ») répétait obsessionnellement Caton l’Ancien ; cette même idée fixe semble hanter l’esprit des factions dirigeantes de la bourgeoisie israélienne. Après seulement trois mois de conflit, Gaza compte déjà proportionnellement plus de morts et de bâtiments détruits que Marioupol en Ukraine ou que les villes allemandes bombardées lors de la Seconde Guerre mondiale. Ce paysage d’apocalypse, c’est celui du capitalisme du XXIe siècle.
Ces dizaines de milliers de civils gazaouis « éliminés », ces millions d’autres jetés sur des routes qui ne mènent nulle part, sont les victimes de l’État d’Israël, « la seule démocratie du Proche- et du Moyen-Orient », qui se prétend le dépositaire unique de la mémoire de l’Holocauste et de ses camps d’extermination. Depuis des décennies, les révolutionnaires le réitèrent : le capitalisme enfonce peu à peu l’humanité dans la barbarie et le chaos ! Au Moyen-Orient, le capitalisme dévoile l’avenir qu’il réserve à toute l’humanité ! La guerre de Gaza est l’illustration par excellence de l’intensification terrifiante de la barbarie que le capitalisme déchaîne dans sa phase ultime de sa décadence, la période de décomposition.
Le Moyen-Orient, illustration par excellence du pourrissement sur pied du capitalisme
L’histoire du Moyen-Orient illustre de manière frappante l’expansion terrifiante du militarisme et des tensions guerrières, plus spécifiquement depuis l’entrée en décadence du capitalisme au début du 20e siècle. De fait, l’effondrement de l’Empire ottoman allait situer la région au centre des appétits et des confrontations impérialistes[2].
En particulier, après la Seconde Guerre mondiale, la région est marquée par l’implantation du nouvel État d’Israël et les guerres israélo-arabes successives en 1948, 1956, 1967 et 1973 (sans oublier l’invasion du Liban par Israël en 1982) et elle a constitué une zone centrale pour la confrontation entre les blocs de l’Est et de l’Ouest. Des années 1950 aux années 1970, l’Union Soviétique et son bloc tenteront de manière persistante de s’implanter dans la région en soutenant le nationalisme arabe et en particulier les fedayin palestiniens et l’Organisation de Libération de la Palestine. Ces tentatives se sont heurtées à une forte opposition des États-Unis et du bloc occidental, qui ont fait de l’État d’Israël un des fers de lance de leur politique. À la fin des années 1970 et au cours des années 1980, le bloc américain s’assure progressivement du contrôle global du Moyen-Orient et réduit progressivement l’influence du bloc soviétique, même si la chute du Shah et la “révolution iranienne” en 1979 privent non seulement le bloc américain d’un bastion important mais annoncent, à travers la venue au pouvoir du régime rétrograde des mollahs, la décomposition croissante du capitalisme. Cette offensive du bloc américain « a pour objectif de parachever l’encerclement de l’URSS, de dépouiller ce pays de toutes les positions qu’il a pu conserver hors de son glacis direct. Cette offensive a pour priorité une expulsion définitive de l’URSS du Moyen-Orient, une mise au pas de l’Iran et la réinsertion de ce pays dans le bloc américain comme pièce importante de son dispositif stratégique »[3].
Après l’implosion du bloc soviétique fin 1989, les années 1990, sont marquées par l’expansion spectaculaire des manifestations de la période de décomposition du capitalisme et, dans ce cadre, le « rapport sur les tensions impérialistes » du 20e congrès du CCI constatait déjà en 2013 : « Le Moyen-Orient est une terrible confirmation de nos analyses à propos de l’impasse du système et de la fuite dans le “chacun pour soi ». Il les illustre effectivement de manière saisissante à travers les caractéristiques centrales de cette phase :
- l’explosion du « chacun pour soi » impérialiste à travers l’expression des appétits hégémoniques d’une multitude d’États. L’Iran a manifesté ses ambitions impérialistes, d’abord en Irak en appuyant les milices chiites principales, qui dominent un appareil étatique fragmenté, puis en Syrie en portant à bout de bras le régime de Bachar el-Assad sur le point d’être balayé par la révolte de la majorité sunnite. A travers ses alliés -des Hezbollah libanais aux Houthis yéménites, le pays des mollahs s’est imposé comme une puissance régionale redoutable. Mais la Turquie, avec ses interventions en Irak ou en Syrie, l’Arabie Saoudite et les Émirats Arabes Unis, présents au Yémen ou en Égypte, voire le Qatar, base arrière des groupes rattachés aux Frères Musulmans, ne cachent nullement à leur tour des ambitions impérialistes ;
- les réactions meurtrières de la superpuissance américaine pour contrer le déclin de sa domination. Les États-Unis ont provoqué et mené deux guerres meurtrières au Moyen-Orient (l’opération Desert Storm par Bush senior en 1991 et l’Operation Iraqi Freedom par Bush junior en 2003), qui n’ont eu finalement comme résultat que d’accroître le chaos et la barbarie ;
- le chaos terrifiant découlant de guerres civiles sanglantes (Syrie, Yémen) menant à l’effondrement des structures étatiques, des États fragmentés et déliquescents (Irak, Liban), des populations traumatisées et des millions de réfugiés.
Dans cette dynamique de confrontations croissantes au Moyen-Orient, Israël a joué un rôle capital. Premier lieutenant des Américains dans la région, Tel-Aviv était appelée à être la clé de voûte d’une région pacifiée à travers les accords d’Oslo et de Jéricho-Gaza de 1993, un des plus beaux succès de la diplomatie américaine dans la région, qui accordaient un début d’autonomie aux Palestiniens et les intégraient ainsi dans l’ordre régional conçu par l’Oncle Sam. Au cours de la seconde partie des années 1990 toutefois, après l’échec de l’invasion israélienne du Sud-Liban, la droite israélienne “dure” arrive au pouvoir (premier gouvernement Netanyahou de 1996 à 1999) contre la volonté du gouvernement américain qui soutenait Shimon Peres. La droite fera tout, à partir d’alors, pour saboter le processus de paix avec les Palestiniens :
- à travers l’extension des colonies de peuplement en Cisjordanie et le soutien aux colons qui se montraient de plus en plus arrogants et violents : en février 1994 déjà, un terroriste juif, un colon appartenant au mouvement raciste créé par le rabbin Meir Kahane, massacre 29 musulmans dans le Caveau des Patriarches à Hébron ; en novembre 1995, un jeune sioniste religieux assassine le premier ministre Yitzhak Rabin ;
- à travers la stimulation en secret du Hamas et ses attentats terroristes afin de miner l’autorité de l’OLP, de mener une politique de ‘diviser pour régner’ et de justifier le contrôle croissant sur les territoires palestiniens.
Dans cette perspective, le démantèlement unilatéral des colonies à Gaza par le gouvernement Sharon en 2004 n’était en rien un geste de conciliation, comme la propagande israélienne l’a présenté mais au contraire le produit d’un calcul cynique pour geler ultérieurement les négociations sur le règlement politique du conflit : le retrait de Gaza « signifie le gel du processus politique. Et lorsque vous gelez ce processus, vous empêchez la création d’un État palestinien et toute discussion sur les réfugiés, sur les frontières et sur Jérusalem »[4].
Par ailleurs, les islamistes refusant l’existence d’un État juif en terre d’Islam, tout comme les sionistes messianiques un État palestinien en terre d’Israël, donnée par Dieu aux Juifs, ces deux factions sont donc des alliés objectifs dans le sabotage de la « solution à deux États ». Aussi, les fractions de droite de la bourgeoisie israélienne ont fait tout leur possible pour renforcer l’influence et les moyens du Hamas, dans la mesure où cette organisation était, comme eux, totalement opposée aux accords d’Oslo : les premiers ministres Sharon et Olmert ont interdit en 2006 à l’Autorité palestinienne de déployer à Gaza un bataillon supplémentaire de police pour s’opposer au Hamas et ont autorisé le Hamas à présenter des candidats aux élections en 2006. Lorsqu’en 2007, le Hamas a organisé à Gaza un coup de force pour « éliminer l’autorité palestinienne et asseoir leur pouvoir absolu, le gouvernement israélien a refusé d’épauler la police palestinienne. Quant aux fonds financiers qataris dont le Hamas avait besoin pour pouvoir gouverner, l’État hébreux a permis leur transfert régulier vers Gaza sous la protection de la police israélienne.
La stratégie israélienne est claire : Gaza offert au Hamas, l’Autorité palestinienne est affaiblie, avec un contrôle limité en Cisjordanie. Netanyahou lui-même a ouvertement revendiqué cette politique : « Quiconque veut contrecarrer la création d’un État palestinien doit soutenir le renforcement du Hamas et transférer de l’argent au Hamas. Cela fait partie de notre stratégie »[5] . La fuite en avant des fractions de droite de la bourgeoisie israélienne au pouvoir dans le suivi de leur propre politique impérialiste, en opposition avec les intérêts de Washington, en particulier avec les gouvernements Netanyahou successifs de 2009 à aujourd’hui, est une caricature de la gangrène de la décomposition qui ronge l’appareil politique de la bourgeoisie. L’État d’Israël et le Hamas, à des moments et avec des moyens différents, ont tous deux pratiqué la politique du pire qui devait déboucher sur les massacres atroces d’aujourd’hui.
Dans la perspective de la priorité accordée à l’endiguement de l’Iran, Trump a mené une politique d’appui inconditionnel à cette politique de la droite israélienne, en fournissant à l’État hébreu et à ses dirigeants respectifs des gages de soutien indéfectible sur tous les plans : fourniture d’équipements militaires dernier cri, reconnaissance de Jérusalem-Est comme capitale et de la souveraineté israélienne sur le plateau syrien du Golan. Il a appuyé la politique d’abandon des accords d’Oslo, de la solution des « deux États » (israélien et palestinien) en « terre sainte ». L’arrêt de l’aide américaine aux Palestiniens et à l’OLP et la négociation des « accords d’Abraham », une proposition d’un « big deal » impliquant l’abandon de toute revendication de création d’un État palestinien et l’annexion par Israël de larges parties de la Palestine en échange d’une aide économique américaine « géante », visait essentiellement à faciliter le rapprochement de facto entre les comparses saoudien et israélien : « Pour les monarchies du Golfe, Israël n’est plus l’ennemi. Cette grande alliance a débuté depuis bien longtemps en coulisses, mais n’a pas encore été jouée. Le seul moyen pour les Américains d’avancer dans la direction souhaitée est d’obtenir le feu vert du monde arabe, ou plutôt de ses nouveaux leaders, MBZ (Émirats) et MBS (Arabie) qui partagent la même vision stratégique pour le Golfe, pour qui l’Iran et l’islam politique sont les menaces principales. Dans cette vision, Israël n’est plus un ennemi, mais un potentiel partenaire régional avec qui il sera plus facile de contrecarrer l’expansion iranienne dans la région. […] Pour Israël, qui cherche depuis des années à normaliser ses relations avec les pays arabes sunnites, l’équation est simple : il s’agit de chercher une paix israélo-arabe, sans forcément obtenir la paix avec les Palestiniens. Les pays du Golfe ont de leur côté revu à la baisse leurs exigences sur le dossier palestinien. Ce “plan ultime” […] semble aspirer à établir une nouvelle réalité au Moyen-Orient. Une réalité fondée sur l’acceptation par les Palestiniens de leur défaite, en échange de quelques milliards de dollars, et où Israéliens et pays arabes, principalement du Golfe, pourraient enfin former une nouvelle alliance, soutenue par les États-Unis, pour contrecarrer la menace de l’expansion d’un empire perse moderne »[6].
Cependant, comme nous le soulignions déjà en 2019, ces accords, qui étaient une pure provocation au niveau international (abandon d’accords internationaux et de résolutions de l’ONU) comme régional, ne pouvaient que réactiver à terme la pomme de discorde palestinienne, instrumentalisée par tous les impérialismes régionaux (l’Iran bien sûr, mais aussi la Turquie et même l’Égypte) contre les États-Unis et leurs alliés. De plus, ils ne pouvaient qu’enhardir le comparse israélien dans ses propres appétits impérialistes et qu’intensifier les confrontations, par exemple avec l’Iran : « Ni Israël, hostile au renforcement du Hezbollah au Liban et en
Syrie, ni l’Arabie Saoudite ne peuvent tolérer cette avancée iranienne »[7]. Les accords d’Abraham ont irrémédiablement semé les graines de la tragédie actuelle de Gaza.
Guerre de Gaza : irrationalité et barbarie croissantes des confrontations impérialistes
L’attaque suicidaire du Hamas et les représailles aveugles d’Israël apparaissent comme l’expression d’une dynamique d’affrontement impérialiste chaotique et imprévisible, dépourvue de toute rationalité : en effet, ces trois mois de destructions et de massacres autour de la bande de Gaza ne relèvent à l’évidence pas d’un processus graduel d’alignement derrière un chef de file dominant ou d’adhésion à un bloc impérialiste en formation, mais illustrent au contraire l’explosion du « chacun pour soi » impérialiste, en interrelation croissante avec une exacerbation du militarisme, une multiplication de secousses économiques et une perte de contrôle croissante de bourgeoisies nationales sur leur appareil politique. Ces confrontations sanglantes en sont le produit à la fois inévitable et irrationnel, car aucun des protagonistes ne peut réellement en tirer des avantages stratégiques durables (sans parler des conséquences économiques, qui risquent d’être catastrophiques pour tous).
Si nous considérons d’abord les belligérants directs, il est clair que le choix de la politique du pire ne bénéficiera en fin de compte à aucun d’entre eux, mais produira une extension terrifiante des destructions et de la barbarie :
- pour le Hamas, qui risquait de se retrouver totalement marginalisé par les conséquences des accords d’Abraham, frapper un grand coup était vital pour réorienter les projecteurs internationaux sur le « problème palestinien ». A l’évidence, l’attaque du 7 octobre n’a été possible que par un rapprochement avec l’Iran qui lui a fourni les armes adéquates, mais ce rapprochement a généré des tensions au sein de l’organisation entre les « militaires » (les commandants des brigades al-Qassam) et la direction « politique » qui a critiqué l’Iran pour son soutien à Assad lors de la guerre civile contre les groupes sunnites en Syrie. De plus, en envoyant un millier d’assassins massacrer des civils, le Hamas s’expose à un possible anéantissement à Gaza et en tout cas à une destruction massive de ses forces. Par ces actions, cette bande de « fous de Dieux » obscurantiste et sanguinaire, qui a remplacé les pourris et corrompus du Fatah à Gaza, exprime de manière caricaturale l’irrationalité dans laquelle a plongé la bourgeoisie palestinienne ;
- quant à l’État d’Israël, il s’est engagé dans des représailles sanguinaires qui vont générer une génération de Palestiniens ivres de vengeance et qui risquent en même temps d’accentuer la déstabilisation interne du pays, vu le chaos croissant qui règne dans l’appareil politique israélien : tensions entre factions de la bourgeoisie, corruption massive, magouilles législatives, tensions entre le gouvernement et l’appareil judiciaire qui dissimulent mal des règlements de comptes au sein de l’appareil d’État, délires suprémacistes des ultraorthodoxes… Tout cela dans un contexte d’explosion considérable de la pauvreté. Le déchaînement aveugle de la vengeance risque surtout de déstabiliser gravement toute la région, dans la mesure où les fractions de droite visent à liquider définitivement la « solution à deux États » en s’engageant dans un « nettoyage ethnique » de la Palestine de toute sa population arabe, ce qui ne peut qu’accentuer les oppositions avec le « parrain » américain.
La situation n’est guère différente pour les autres protagonistes impliqués dans ce conflit :
- l’Iran semble à court terme tirer un certain avantage de la situation, mais c’est, pour elle, une victoire à la Pyrrhus ! Le régime des mollahs est en réalité obligé de choisir la fuite en avant dans les provocations parce qu’il subit de fortes pressions des sanctions économiques imposées par les États-Unis, mais aussi des tensions sociales au sein de la société iranienne même subissant la misère et les pénuries de biens vitaux, le résultat de quarante années d’économie de guerre. De plus, l’Iran s’expose à des représailles très dures contre ses positions au Liban et en Syrie, voire à des attaques destructrices sur son territoire, comme les attentats récents à Kerman. Israël bombarde déjà régulièrement des installations du Hezbollah ou de la brigade iranienne al-Qods au Liban, en Syrie et même en Irak et demeure toujours prêt à attaquer les centrales nucléaires iraniennes, comme en juillet 2019, où des explosions « mystérieuses » avaient détruit une usine de construction de centrifugeuses à Natanz ;
- la Turquie fait partie de la nébuleuse des « frères musulmans » avec le Qatar et le Hamas et se positionne donc en première ligne pour condamner Israël : Erdogan a comparé Netanyahou à Hitler et la police turque a arrêté 33 personnes soupçonnées d’espionnage au profit d’Israël. D’autre part, Ankara ne se prive pas de critiquer la tiédeur des monarchies du Golfe : « l’émergence d’une brutale opposition entre l’axe Ankara-Doha et l’axe Riyad-Abou Dhabi. En juillet 2013, cette opposition était déjà perceptible sur le théâtre égyptien à l’occasion du coup d’État contre le président Mohamed Morsi »[8] ;
- du point de vue de la Russie, les confrontations à Gaza détournent certes l’attention des États-Unis et des Européens de l’Europe de l’Est et réduisent la pression sur le front ukrainien. Mais le conflit de Gaza place aussi Moscou dans une position délicate, tiraillée entre le soutien traditionnel à la cause palestinienne et le rapprochement stratégique avec l’Iran (qui lui fournit des drones) d’une part et les bonnes relations que Poutine entretient avec Israël et en particulier avec Netanyahou d’autre part (Israël ne participe pas au programme de sanctions économiques contre la Russie et s’est par ailleurs abstenu de condamner l’occupation de la Crimée en 2014). Par ailleurs, une possible extension des confrontations et des interventions d’autres puissances dans le conflit pourraient mettre en danger les positions russes en Syrie ;
- la Chine profite également de la réorientation momentanée de l’attention de Washington, qui ne place plus la Mer de Chine et Taïwan au centre de ses préoccupations immédiates. Cependant, alors que la diplomatie chinoise en réconciliant les frères ennemis iraniens et saoudiens et en intégrant ces pays ainsi que l’Égypte dans les BRICS était arrivée à relancer une branche des « routes de la soie » à travers le Moyen-Orient, qui devait aboutir en Israël, l’actuelle flambée de chaos et d’atrocités risque non seulement de fragiliser son approvisionnement en hydrocarbures, mais aussi de constituer une entrave considérable à la mise en œuvre des « routes de la soie », dont l’économie chinoise en difficulté a grand besoin ;
- concernant la première puissance mondiale enfin, les États-Unis, la réaction pour le moins fébrile de l’administration Biden, avec une visite expresse de Biden à Tel-Aviv et une présence quasi-hebdomadaire du Secrétaire d’État Blinken ou du ministre de la défense Austin dans la région, souligne amplement que la guerre de Gaza perturbe lourdement leur politique impérialiste. Les États-Unis ont opéré, sous l’ère Obama, un « pivot asiatique », une politique de réorientation de leurs moyens économiques et militaires pour endiguer le challenger chinois, poursuivie et amplifiée par Trump et Biden. En même temps, ils promouvaient un système d’alliance entre Israël et plusieurs pays arabes, en particulier l’Arabie Saoudite, pour contenir les aspirations impérialistes de l’Iran, déléguant à l’État hébreu la responsabilité du maintien de l’ordre au Moyen-Orient. C’était sans compter avec la dynamique d’instabilité croissante des alliances et la tendance profonde au « chacun pour soi » et surtout avec la tendance toujours plus marquée de la bourgeoisie israélienne à faire passer ses propres intérêts impérialistes avant ceux des États-Unis.
Les États-Unis se retrouvent aujourd’hui mis au pied du mur par Israël, contraints de soutenir la politique irresponsable de Netanyahou de « nettoyage ethnique ». Biden lui-même l’a reconnu lors de sa conférence de presse du 12 décembre dernier : « Ils veulent non seulement se venger de ce que le Hamas a fait, mais aussi de tous les Palestiniens. Ils ne veulent pas d’une solution à deux États ». L’administration américaine accorde peu de confiance à la clique de Netanyahou qui risque de mettre le feu à la région, tout en comptant sur le soutien militaire et diplomatique américain en cas d’aggravation du conflit. Aussi, Biden insiste régulièrement sur le fait que « ces bombardements aveugles font perdre à Israël son soutien international ». La guerre à Gaza est donc un nouveau point de pression sur la politique impérialiste des États-Unis, qui pourrait s’avérer calamiteux en cas d’élargissement du conflit. Washington devrait alors assumer une présence militaire considérable et un soutien à Israël qui ne pourraient que peser, non seulement sur l’économie américaine, mais également sur son soutien à l’Ukraine et, plus encore, sur sa stratégie pour endiguer l’expansion de la Chine.
Bref, non seulement aucun État n’a quelque chose à gagner dans ce conflit sans issue, mais la poursuite du conflit ne peut mener qu’à une extension de celui-ci et à encore plus de destructions et de barbarie.
Ceci vaut en premier lieu pour Israël, comme le souligne M. Steinberg, l’un des meilleurs experts israéliens du dossier palestinien : « En poussant leur principal ennemi à surréagir, les organisations terroristes cherchent à le délégitimer aux yeux de l’opinion internationale. Cela leur accorde en retour une forme de légitimité. Si Israël ne se retire pas de Gaza, il va faire face à une forme de guérilla omniprésente, dont l’objectif sera de l’embourber dans une situation identique à celle qu’il a connue dans le Sud du Liban. Cela représenterait une menace pour les relations avec l’Égypte et la Jordanie, pouvant aller jusqu’à remettre en question les traités de paix avec ces pays. Le Hamas en sortira renforcé »[9]. Si pour Israël, le risque de rester « bloqué dans l’engrenage infernal des années Netanyahou » peut mener à « l’isolement, l’effondrement économique et social »[10], pour le Moyen-Orient, une telle perspective d’extension du conflit à l’ensemble de la région engendrerait une nouvelle spirale de barbarie, un embrasement de la guerre dominée par le « chacun pour soi », la déstabilisation de nombreux États, voire de régions toujours plus étendues de la planète, avec des pénuries, des famines, des millions de réfugiés, des conséquences immédiates particulièrement dévastatrices pour l’ensemble de l’économie mondiale, compte tenue de l’importance de la zone dans la production d’hydrocarbures et dans le transport naval mondial, et enfin l’importation du conflit en Europe, avec une série d’attentats meurtriers et d’affrontements communautaires.
Le risque d’un embrasement généralisé du Moyen-Orient n’est pas négligeable et s’accroît avec l’installation de la guerre dans la durée. Et le danger d’extension du conflit se précise : les tirs du Hezbollah sont quotidiens et, face à ces vagues de missiles, le ministre de la défense israélien a menacé d’envahir le Sud-Liban ; Israël a « liquidé » un des chefs du Hamas par une attaque de drones sur un quartier de Beyrouth contrôlé par le Hezbollah ; des attentats à la bombe sont perpétrés en Iran; les Houthis du Yémen attaquent les navires de commerce et les pétroliers à l’entrée de la Mer Rouge, provoquant la constitution d’une « coalition internationale » impliquant les États-Unis, la Grande-Bretagne et d’autres États européens pour « garantir la libre circulation » dans cette artère vitale pour l’économie mondiale.
Loin de toute « cohérence de blocs » qui prévalait jusqu’à l’effondrement de l’URSS, tous les acteurs locaux sont prêts à appuyer sur la gâchette. Surtout, le conflit risque d’ouvrir un nouveau front, avec l’Iran et ses alliés en embuscade, susceptible d’affaiblir davantage le leadership américain. Les tensions politiques au sein de la bourgeoisie américaine et les difficultés qui en découlent pour la maîtrise du jeu politique sont elles-mêmes d’ailleurs un facteur puissant qui ravive l’instabilité. Elles limitent la liberté d’action de l’administration Biden et poussent les factions israéliennes au pouvoir (comme Poutine d’ailleurs pour le conflit en Ukraine) à temporiser dans l’espoir d’un retour de Donald Trump à la présidence. Washington tente bien sûr d’empêcher que la situation échappe à tout contrôle…, ambition parfaitement illusoire à terme, compte tenu de la dynamique funeste dans laquelle sombre le Moyen-Orient.
Quelles que soient les actions entreprises, la dynamique de déstabilisation est inéluctable. Il s’agit donc bien fondamentalement d’une nouvelle étape significative dans l’accélération du chaos mondial. Ce conflit montre à quel point chaque État applique de plus en plus, pour défendre ses intérêts, une politique de « terre brûlée », en cherchant, non plus à gagner en influence ou conquérir des intérêts, mais à semer le chaos et la destruction chez ses rivaux. Cette tendance à l’irrationalité stratégique, aux visions à court terme, à l’instabilité des alliances et au « chacun pour soi » n’est pas une politique arbitraire de tel ou tel État, ni le produit de la seule stupidité de telle ou telle fraction bourgeoise au pouvoir. Elle est la conséquence des conditions historiques, celles de la décomposition du capitalisme, dans lesquelles s’affrontent tous les États. Avec le déclenchement de la guerre en Ukraine, cette tendance historique et le poids du militarisme sur la société se sont profondément aggravés. La guerre de Gaza confirme à quel point la guerre impérialiste est désormais le principal facteur de déstabilisation de la société capitaliste. Produit des contradictions du capitalisme, le souffle de la guerre nourrit en retour le feu de ces mêmes contradictions, accroissant, par le poids du militarisme, la crise économique, le désastre environnemental, le démembrement de la société. Cette dynamique tend à pourrir tous les pans de la société, à affaiblir toutes les nations, à commencer par la première d’entre elles : les États-Unis.
La classe ouvrière confrontée à la barbarie d’un système en décomposition
Depuis des années, la situation de la population en général et de la classe ouvrière est dramatique dans la région, surtout en Irak, en Syrie, au Liban ou en Égypte. En Palestine, le Hamas a réprimé dans le sang des manifestations contre la misère, comme en mars 2019, alors que ses dirigeants mafieux se gavent d’aides internationales (le Hamas est une des plus riches organisations terroristes de la planète). Aujourd’hui, partout dans le monde, les travailleurs sont appelés par la bourgeoisie à choisir un camp : la « résistance palestinienne » ou la « démocratie israélienne ». Comme s’il n’y avait d’autres choix que de soutenir l’une ou l’autre de ces cliques bourgeoises sanguinaires.
D’un côté, le gouvernement israélien justifie le carnage en affirmant venger les victimes du 7 octobre et empêcher les terroristes du Hamas d’attenter à nouveau à la « sécurité de l’État hébreu ». Tant pis pour les dizaines de milliers de victimes innocentes ! La sécurité d’Israël vaut bien un massacre ! De l’autre côté, on affirme : « Nous ne défendons pas le Hamas, nous défendons le droit du « peuple palestinien » à disposer de lui-même », espérant faire oublier que « le droit du peuple palestinien à disposer de lui-même » n’est qu’une formule destinée à dissimuler la défense de ce qu’il faut bien appeler l’État de Gaza ! Les intérêts des prolétaires en Palestine, en Israël ou dans n’importe quel autre pays du monde ne se confondent en rien avec ceux de leur bourgeoisie et leur État. Une bande de Gaza « libérée » ne signifierait rien d’autre que consolider l’odieux régime du Hamas ou de toute autre faction de la bourgeoisie gazaouie.
Mais certains argumenteront que « la lutte d’un pays colonisé pour sa libération » porte atteinte à « l’impérialisme des États colonisateurs ». En vérité, comme cet article le montre tout au long du texte, l’attaque du Hamas s’inscrit dans une logique impérialiste qui dépasse largement ses seuls intérêts. « Toutes les parties de la région ont les mains sur la gâchette », affirmait, fin octobre, le ministre des Affaires étrangères iranien. Aussi faible soit-il face à la puissance de Tsahal, le Hamas, comme toute bourgeoisie nationale depuis l’entrée du capitalisme dans sa période de décadence, ne peut nullement, comme par magie, se soustraire aux rapports impérialistes qui régissent toutes les relations internationales. Soutenir l’État palestinien, c’est se ranger derrière les intérêts impérialistes de Khamenei, de Nasrallah et encore de Erdogan ou même Poutine qui se frotte les mains. Il n’y a pas à choisir entre cette bande gazaouie de fous furieux assoiffés de fric et de sang et la clique d’illuminés et de corrompus de Netanyahou.
Pour parachever le carcan nationaliste dans lequel la bourgeoisie cherche à enfermer la classe ouvrière, il y a enfin les campagnes pacifistes : « Nous ne soutenons aucun camp ! Nous réclamons un cessez-le-feu immédiat ! » Les plus naïfs s’imaginent sans doute que l’enfoncement accéléré du capitalisme dans la barbarie vient du manque de « bonne volonté » des assassins à la tête des États, voire d’une « démocratie défaillante ». Les plus malins savent parfaitement quels sordides intérêts ils défendent. Il en est ainsi, par exemple, du président Biden, fournisseur de missiles à sous-munitions en Ukraine, « horrifié » par les « bombardements aveugles » à Gaza tout en continuant à fournir les indispensables munitions. Et si Biden a haussé le ton face à
Netanyahou, ce n’est pas pour « préserver la paix dans le monde », c’est pour mieux concentrer ses efforts et ses forces militaires en direction de son rival chinois dans le Pacifique, comme face à l’encombrant allié russe de Pékin en Ukraine. Il n’y a donc rien à espérer de la « paix » sous la férule du capitalisme, pas plus qu’après la victoire de tel ou tel camp. La bourgeoisie n’a pas de solution à la guerre !
La solution ne viendra pas des prolétaires de Gaza, écrasés sous les bombes ou de ceux d’Israël, atterrés par les massacres barbares du Hamas et entraînés dans les campagnes chauvines, tout comme c’est le cas des prolétaires d’Ukraine ou de Russie. Elle ne peut venir que de la classe ouvrière internationale, dans le rejet de l’austérité et des sacrifices que le développement des secousses économiques et du militarisme entraîne.
A travers la série inédite de luttes dans de nombreux pays, au Royaume-Uni avec une année de mobilisations, en France contre la réforme des retraites, aux États-Unis contre l’inflation notamment, au Canada, en Scandinavie ou au Bangladesh récemment, la classe ouvrière montre qu’elle est capable de se battre, si ce n’est contre la guerre et le militarisme eux-mêmes, du moins contre les conséquences économiques de la guerre, contre les sacrifices exigés par la bourgeoisie pour alimenter son économie de guerre. C’est une étape fondamentale dans le développement de la combativité et, à terme, de la conscience de classe. La guerre au Moyen-Orient, avec l’approfondissement de la crise et les besoins supplémentaires en armements qu’elle va engendrer aux quatre coins de la planète, ne fera qu’accroître les conditions objectives de cette rupture avec les décennies passées dans les réactions du prolétariat[11].
La classe ouvrière n’est pas morte ! À travers ses luttes, le prolétariat se confronte aussi à ce qu’est la véritable solidarité de classe. Or, face à la guerre, la solidarité des ouvriers ne va ni aux Palestiniens, ni aux Israéliens. Elle va aux ouvriers de Palestine et d’Israël, comme elle va aux ouvriers du monde entier. La solidarité avec les victimes des massacres, ce n’est certainement pas entretenir les mystifications nationalistes qui ont conduit des ouvriers à se placer derrière une clique bourgeoise. La solidarité ouvrière passe avant tout par le développement du combat contre le système capitaliste, responsable de toutes les guerres. La Gauche Communiste l’affirmait déjà clairement dans les années 1930 : « Pour le vrai révolutionnaire, naturellement, il n'y a pas de question « palestinienne », mais uniquement la lutte de tous les exploités du Proche-Orient, arabes ou juifs y compris, qui fait partie de la lutte plus générale de tous les exploités du monde entier pour la révolte communiste »[12]. La lutte révolutionnaire ne peut surgir d’un claquement de doigts. Elle ne découlera certainement pas de l’adhésion aux camps nationalistes ou impérialistes prônés par la bourgeoisie ; elle ne peut, aujourd’hui, que passer par le développement des luttes ouvrières, contre les attaques économiques de plus en plus dures que lui assène la bourgeoisie. Les luttes d’aujourd’hui préparent la révolution de demain !
07.01.2024 / R. Havanais
[1] « Un journal non aligné », Le Monde diplomatique, novembre 2023.
[2] Pour un aperçu plus détaillé des rapports impérialistes dans la région jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, cf. les “ Notes sur l’histoire des conflits impérialistes au Moyen-Orient, 1e partie et Notes sur l’histoire des conflits impérialistes au Moyen-Orient, 2e partie ”, Revue internationale n°115, 2003 et n°117, 2004.
[3] “Résolution sur la situation internationale, 6e congrès du CCI”, Revue internationale n° 44, 1986.
[4] Dov Weissglas, conseiller proche du premier ministre Sharon, dans le quotidien Haaretz, le 8 octobre 2004. Cité dans Ch. Enderlin, «L’erreur stratégique d’Israël», Le Monde diplomatique, janvier 2024.
[5] Netanyahou aux députés du Likoud le 11 mars 2019, propos rapportés par le quotidien israélien Haaretz du 9 octobre dernier.
[6] Extrait du quotidien libanais L’Orient-Le Jour, 18 juin 2019.
[7] « 23e congrès international du CCI, Résolution sur la situation internationale », Revue internationale n° 164, 2019.
[8] Le Monde diplomatique, juin 2020.
[9] Citation reprise de Ch. Enderlin, « L’erreur stratégique d’Israël », Le Monde diplomatique, janvier 2024.
[10] Le chercheur T. Persico, dans Ch. Enderlin, « L’erreur stratégique d’Israël », Le Monde diplomatique, janvier 2024.
[11] Pour développer la réflexion sur la réalité de la rupture qui s’opère actuellement au sein de la classe ouvrière, lire le « Rapport sur la lutte de classe pour le 25e congrès du CCI », Revue internationale n°170, 2023.
[12] « Le conflit Juifs/ Arabes : la position des internationalistes dans les années 1930 » (repris de Bilan n°30 et 31, 1936), Revue internationale n°110, 2002.