Soumis par Revue Internationale le
Depuis le rapport sur la lutte de classe au dernier congrès, il n'y a pas eu de changements immédiats dans la situation d'ensemble à laquelle la classe est confrontée. Le prolétariat a montré, à travers diverses luttes, que sa combativité reste intacte et son mécontentement croissant (comme chez les employés des transports de New York, dans la "grève générale" en Norvège, dans les grèves qui ont touché de nombreux secteurs en France, celle des postiers en Grande Bretagne, les mouvements dans des pays de la périphérie comme le Brésil, la Chine, etc.). Mais ce qui continue à dominer la situation, ce sont les difficultés que rencontre la classe ouvrière - difficultés imposées par les conditions du capitalisme en décomposition et continuellement renforcées par les campagnes idéologiques de la bourgeoisie sur "la disparition de la classe ouvrière", la "nouvelle économie", la "mondialisation", et même "l'anti-capitalisme". En même temps, au sein du milieu politique prolétarien, se maintiennent des désaccords fondamentaux sur le rapport de forces entre les classes, certains groupes ayant prétexté comme raison à ne participer à aucune initiative conjointe contre la guerre au Kosovo la vision "idéaliste" du CCI sur le cours historique.
C'est pourquoi, plutôt que de centrer ce rapport sur les luttes de la période récente, nous le mettrons à profit pour approfondir notre compréhension du concept de cours historique tel que le mouvement ouvrier l'a développé. Pour pouvoir répondre de façon efficace aux critiques qui nous sont faites, nous devons évidemment aller à la racine historique des incompréhensions qui traversent le milieu prolétarien. Une autre raison en faveur d'un tel type de rapport est que l'une des faiblesses de nos analyses des luttes récentes a été une tendance à l'immédiatisme, une tendance à se concentrer sur des luttes particulières pour "prouver" notre position sur le cours, ou sur les difficultés de ces luttes comme base possible pour mettre en question nos conceptions. Ce qui suit est bien loin d'être une étude exhaustive ; le but est d'aider l'organisation à mieux connaître la méthode générale avec laquelle le marxisme a abordé cette question.
1re partie : 1848-1952
Du Manifeste communiste à la première guerre mondiale
Le concept de "cours historique", tel qu'il a été surtout développé par la Fraction italienne de la Gauche communiste, dérive de l'alternative historique posée par le mouvement marxiste au 19e siècle : l'alternative socialisme ou barbarie. En d'autres termes, le mode de production capitaliste contient en son sein deux tendances et possibilités contradictoires - la tendance à l'auto-destruction, et la tendance à l'association du travail à l'échelle mondiale et à l'émergence d'un ordre social nouveau et supérieur. Il faut insister sur le fait que, pour le marxisme, aucune de ces tendances ne s'impose de l'extérieur à la société capitaliste, contrairement aux théories bourgeoises qui expliquent par exemple les manifestations de barbarie telles que le nazisme ou le stalinisme comme des intrusions étrangères à la normalité capitaliste, contrairement aussi aux diverses visions mystiques ou utopistes de l'avènement d'une société communiste. Les deux issues possible de la trajectoire historique du capital sont la culmination logique de ses processus vitaux les plus profonds. La barbarie, l'effondrement social et la guerre impérialiste dérivent de la concurrence sans merci qui pousse le système de l'avant, à partir des divisions inhérentes à la production de marchandises et à la guerre perpétuelle de tous contre tous ; le communisme, lui, dérive de la nécessité pour le capital du travail associé et unifié, produisant ainsi son propre fossoyeur qu'est le prolétariat. Contre toutes les erreurs idéalistes qui essayaient de séparer le prolétariat du communisme, Marx a défini ce dernier comme l'expression de "son mouvement réel" et a insisté sur le fait que les ouvriers "n'ont pas d'idéal à réaliser, mais à libérer les éléments de la nouvelle société dont la vieille société bourgeoise qui s'effondre est elle-même enceinte." (La guerre civile en France)
Dans le Manifeste communiste, il existe une certaine tendance à supposer que cette grossesse aboutira automatiquement à une naissance saine - que la victoire du prolétariat est inévitable. En même temps, lorsqu'il parle des précédentes sociétés de classe, le Manifeste montre que lorsqu'aucune issue révolutionnaire n'a eu lieu, le résultat a été "la ruine mutuelle des classes en présence" - bref, la barbarie. Bien que cette alternative ne soit pas clairement annoncée pour le capitalisme, c'est la déduction logique qui vient de la reconnaissance que la révolution prolétarienne n'est en aucune façon un processus automatique et qu'elle requiert l'auto-organisation consciente du prolétariat, la classe dont la mission est de créer une société qui permettra pour la première fois à l'humanité d'être maître de son destin. De ce fait, le Manifeste communiste est axé sur la nécessité pour les prolétaires "de se constituer eux-mêmes en classe, et donc en parti politique". Quelles que soient les clarifications qui ont eu lieu plus tard sur la distinction entre parti et classe, le noyau de cette prise de position reste profondément vrai : le prolétariat ne peut agir comme force révolutionnaire et consciente d'elle-même que s'il s'affronte au capitalisme au niveau politique ; et pour le faire, il ne peut se dispenser de la nécessité de former un parti politique.
Encore une fois, il était clair que "la constitution du prolétariat en classe", armé d'un programme explicite contre la société capitaliste, n'était pas possible à tout moment. D'abord, le Manifeste insiste sur la nécessité que la classe traverse une longue période d'apprentissage où elle fera avancer sa lutte de ses formes "primitives" initiales (telles que le Luddisme) à des formes plus organisées et conscientes (formation des syndicats et des partis politiques). Et malgré "l'optimisme de jeunesse" du Manifeste sur les potentialités immédiates de la révolution, l'expérience de 1848-52 a démontré que les périodes de contre-révolution et de défaites faisaient aussi partie de l'apprentissage du prolétariat, et que, dans de telles périodes, les tactiques et l'organisation du mouvement prolétarien devaient s'adapter en conséquence. C'est tout le sens de la polémique entre le courant marxiste et la tendance Willich-Schapper qui, selon les termes de Marx, "avait substitué une conception idéaliste à une conception matérialiste. Au lieu de voir la situation réelle comme la force motrice de la révolution, elle ne voyait que la simple volonté." ("Adresse au Conseil général de la Ligue communiste", septembre 1850) Cette démarche a été à la base de la décision de dissoudre la Ligue communiste et de se concentrer sur les tâches de clarification et de défense des principes - les tâches d'une fraction - au lieu de gaspiller des énergies dans de grandioses aventures révolutionnaires. Pendant la phase ascendante du capitalisme, l'avant-garde marxiste a montré dans sa pratique qu'il était vain de chercher à fonder un parti de classe réellement efficace dans des périodes de reflux et de réaction : le schéma de formation des partis pendant les phases de lutte de classe montante et la reconnaissance de leur mort dans les phases de défaites a été par la suite suivi avec la Première internationale et la création de la Deuxième.
Il est vrai que les écrits des marxistes pendant cette période, tout en contenant beaucoup de points d'une importance capitale, ne développent pas une théorie cohérente du rôle de la fraction dans les périodes de reflux ; comme le souligne Bilan (publication de la Gauche italienne dans les années 1930), cela n'a été possible qu'à partir du moment où la notion de parti a elle-même été élaborée théoriquement, tâche qui ne pouvait être pleinement accomplie que dans la période de lutte directe pour le pouvoir, inaugurée par la décadence du système capitaliste (voir notre article sur les rapports entre fraction et parti dans la Revue internationale n° 61). De plus, les conditions de la décadence rendent encore plus aigus les contours de cette question puisque, dans la période d'ascendance, avec la lutte à long terme pour des réformes, les partis politiques pouvaient maintenir un caractère prolétarien sans être entièrement composés de révolutionnaires, alors que dans la décadence, le parti de classe ne peut être composé que de militants révolutionnaires et comme tel, ne peut se maintenir longtemps en tant que parti communiste - c'est-à-dire en tant qu'organe ayant la capacité de mener l'offensive révolutionnaire - en dehors des phases de lutte de classe ouverte.
De même, les conditions du capitalisme ascendant n'ont pas permis de faire pleinement évoluer le concept selon lequel, suivant le rapport de forces global entre les classes, la société capitaliste évolue soit vers la guerre mondiale, soit vers des soulèvements révolutionnaires. La guerre mondiale ne constituait pas alors une conséquence possible de la crise économique, le capitalisme ayant les moyens de surmonter ses crises périodiques à travers l'expansion du marché mondial ; et parce que la lutte pour des réformes n'étant pas encore épuisée, la révolution mondiale restait, pour la classe ouvrière, une perspective globale plutôt qu'une nécessité brûlante. L'alternative historique entre le socialisme et la barbarie ne pouvait pas encore être "condensée" en un choix plus immédiat entre la guerre et la révolution.
Néanmoins, dès 1887, l'émergence de l'impérialisme avait permis à Engels de prévoir d'une façon éclatante la forme précise que la tendance du capitalisme à la barbarie allait être forcée de prendre - une guerre dévastatrice au coeur même du système : "Il n'y a pas de guerre possible pour la Prusse-Allemagne sinon une guerre mondiale et une guerre mondiale d'une extension et d'une violence jusqu'ici inimaginable. Huit à dix millions de soldats en train de se massacrer les uns les autres et ce faisant dévorant toute l'Europe jusqu'à ce qu'ils l'aient dévastée plus que n'importe quel essaim de sauterelles ne l'a jamais fait. La dévastation de la Guerre de Trente ans comprimée en trois ou quatre années, et répandue à travers tout le continent ; la famine, l'empoisonnement, la chute générale dans la barbarie, à la fois des armées et des masses du peuple ; une confusion sans espoir de notre système artificiel de commerce, d'industrie et de crédit, aboutissant à la banqueroute générale, l'effondrement des anciens Etats et de leur sagesse élitiste traditionnelle à un point tel que les couronnes rouleront par douzaines sur le trottoir et il n'y aura personne pour les prendre ; l'impossibilité absolue de prévoir comment tout cela finira et qui sortira victorieux de la lutte ; un seul résultat est absolument certain : l'épuisement général et l'établissement des conditions de la victoire finale de la classe ouvrière." (15 décembre 1887) Il vaut la peine de noter aussi qu'Engels - se basant lui-même sans aucun doute sur l'expérience réelle de la Commune de Paris une décennie et demi plus tôt - prévoyait que cette guerre européenne donnerait naissance à la révolution prolétarienne.
Pendant la première décennie du 20e siècle, la menace croissante de cette guerre devint une grande préoccupation pour l'aile révolutionnaire de la social-démocratie, ceux qui ne se laissaient pas tromper par les chants de sirènes du "progrès perpétuel", du "super impérialisme" et d'autres idéologies qui avaient prise sur de grandes parties du mouvement ouvrier. Aux congrès de la Seconde Internationale, c'est l'aile gauche - Lénine et Rosa Luxemburg en particulier - qui insistait le plus fortement sur la nécessité que l'Internationale prenne une position claire face au danger de guerre. La résolution de Stuttgart de 1907 et la résolution de Bâle qui en a réaffirmé les prémisses en 1912, furent le fruit de ses efforts. La première stipule que "dans le cas d'une menace d'éclatement de la guerre, c'est le devoir de la classe ouvrière et de ses représentants au Parlement dans les pays y prenant part, fortifiés par l'activité unificatrice du Bureau international, de tout faire pour empêcher l'éclatement de la guerre par tous les moyens qui leur paraissent efficaces, qui sont naturellement différents selon l'intensification de la guerre de classe et la situation politique générale.
Si la guerre éclatait malgré tout, c'est leur devoir d'intervenir pour sa fin rapide et d'agir de toutes leurs forces pour utiliser la crise économique et politique violente amenée par la guerre pour soulever les masses et donc accélérer l'abolition de la domination de la classe capitaliste". Bref, face à la descente impérialiste vers une guerre catastrophique, non seulement la classe ouvrière devait s'y opposer mais, si la guerre éclatait, y répondre par l'action révolutionnaire. Ces résolutions devaient servir de base au slogan de Lénine pendant la Première guerre mondiale : "Transformation de la guerre impérialiste en guerre civile".
Lorsqu'on réfléchit à cette période, il est important de ne pas projeter en arrière une conscience de la part de chacune des classes antagoniques qu'elles n'avaient pas. A cette époque, ni le prolétariat ni la bourgeoisie ne pouvaient avoir pleinement conscience de ce que signifiait réellement la guerre mondiale. En particulier, il n'était pas possible d'envisager clairement le fait que la guerre impérialiste moderne étant une guerre totale et non plus un combat lointain entre armées professionnelles, elle ne pouvait plus être menée sans la mobilisation totale du prolétariat - à la fois des ouvriers en uniforme et des ouvriers sur le front intérieur . Il est vrai que la bourgeoisie avait compris qu'elle ne pourrait lancer une guerre que si la social-démocratie était assez corrompue pour ne pas s'y opposer, mais les événements de 1917-21, directement provoqués par la guerre, lui ont enseigné beaucoup de leçons qu'elle n'oubliera jamais, avant tout en ce qui concerne la nécessité de préparer totalement le terrain politique et social avant de lancer une guerre majeure, en d'autres termes, de parachever la destruction physique et idéologique de l'opposition prolétarienne.
Si on regarde le problème du point de vue du prolétariat, il est clair qu'il manque dans la résolution de Stuttgart, une analyse du rapport de forces entre les classes - de la force réelle du prolétariat, de sa capacité à résister à la descente dans la guerre. Du point de vue de la résolution, l'action de classe pouvait empêcher la guerre, ou pouvait l'arrêter après qu'elle ait commencé. En fait la résolution argumente que les diverses prises de position et interventions contre la guerre faites par les syndicats et les partis social-démocrates de l'époque "témoignent de la force croissante du prolétariat et de son pouvoir à assurer la paix à travers une intervention décisive." Cette prise de position optimiste représentait une totale sous-estimation du degré auquel la social-démocratie et les syndicats avaient déjà été intégrés dans le système et allait s'avérer plus qu'inutile pour une réponse internationaliste. Lorsque la guerre a éclaté, cette situation devait laisser les gauches dans un certain désarroi - comme en témoignent l'idée initiale de Lénine selon laquelle c'était le Haut commandement allemand qui avait réalisé le numéro du Vorwarts appelant les ouvriers à soutenir la guerre ; ou encore l'isolement du groupe Die Internationale en Allemagne, etc. Et il n'y a aucun doute sur le fait que c'est la trahison puante des anciennes organisations ouvrières, leur incorporation graduelle au capitalisme qui a fait pencher le rapport de forces contre la classe ouvrière et ouvert un cours à la guerre, et ceci malgré le très haut niveau de combativité que les ouvriers avaient manifesté dans de nombreux pays dans la décennie précédant la guerre et même juste avant.
Ce dernier fait a souvent ouvert la porte à la théorie selon laquelle la bourgeoisie aurait déchaîné la guerre comme mesure préventive contre la révolution imminente - une théorie qui, selon nous, est basée sur l'incapacité à faire la distinction entre la combativité et la conscience, et qui minimise l'énorme signification historique de la trahison des organisations que la classe ouvrière avait tant bataillé à construire et l'effet que cette trahison a produit. Ce qui est vrai, cependant, c'est que la façon dont la bourgeoisie a acquis sa première victoire décisive sur les ouvriers - "l'Union sacrée" proclamée par la social-démocratie et les syndicats - s'est avérée insuffisante pour rompre totalement la dynamique de la grève de masse qui avait mûri dans la classe ouvrière européenne, russe et américaine pendant la décennie précédente. La classe ouvrière s'est montrée capable de récupérer de la défaite principalement idéologique de 1914 et de lancer sa réponse révolutionnaire trois ans après. Ainsi le prolétariat, à travers sa propre action a changé le cours historique : le cours s'éloignait maintenant du conflit impérialiste mondial et allait vers la révolution communiste mondiale.
De la vague révolutionnaire à l'aube de la contre-révolution
Pendant les années révolutionnaires qui ont suivi, la pratique de la bourgeoisie a fourni sa propre "contribution" à l'approfondissement du problème du cours historique. Elle a montré que, face à un défi ouvertement révolutionnaire de la classe ouvrière, le cours vers la guerre passe au second plan par rapport à la nécessité de reprendre le contrôle des masses exploitées. Cela a été le cas non seulement dans la chaleur de la révolution elle-même, quand les soulèvements en Allemagne ont obligé la classe dominante à mettre fin à la guerre et à s'unir contre son ennemi mortel, mais aussi pendant les années qui ont suivi, parce que, alors que les oppositions inter-impérialistes n'avaient pas disparu (le conflit entre la France et l'Allemagne par exemple), elles ont été largement reléguées à l'arrière-plan pendant que la bourgeoisie cherchait à résoudre la question sociale. Tel est, par exemple, le sens du soutien apporté au programme d'Hitler de terreur contre la classe ouvrière de la part de beaucoup de fractions de la bourgeoisie mondiale dont les intérêts impérialistes ne pouvaient qu'être menacés par la résurgence du militarisme allemand. La période de reconstruction qui a suivi la guerre - bien que limitée en étendue et profondeur en comparaison de celle qui a suivi 1945 - a également servi à repousser temporairement le problème du repartage du butin impérialiste en ce qui concerne la classe dominante.
Pour sa part, l'Internationale communiste n'a eu que très peu de temps pour clarifier de telles questions bien que, dès le départ, elle ait clairement établi que si la classe ouvrière ne parvenait pas à répondre au défi révolutionnaire lancé par les ouvriers russes, le chemin vers une autre guerre mondiale serait ouvert. Le Manifeste du premier congrès de l'IC (mars 1919) avertit que si la classe ouvrière se laissait avoir par les discours des opportunistes, "le développement capitaliste célébrerait sa restauration sous des formes nouvelles plus concentrées et plus monstrueuses sur le dos de beaucoup de générations, avec la perspective d'une nouvelle et inévitable guerre mondiale. Heureusement pour l'humanité, ceci n'est plus possible." Pendant cette période, la question du rapport de forces entre les classes était en fait cruciale, mais moins par rapport au danger de guerre que vis-à-vis des possibilités immédiates de la révolution. La dernière phrase du passage qu'on vient de citer fournit matière à réflexion ici : dans les premières phases enivrantes de la vague révolutionnaire, il y avait une nette tendance à considérer la victoire de la révolution mondiale comme inévitable, et donc à imaginer qu'une nouvelle guerre mondiale n'était pas réellement possible. Cela représentait clairement une sous-estimation de la tâche gigantesque à laquelle la classe ouvrière est confrontée pour créer une société fondée sur la solidarité sociale et la maîtrise consciente des forces productives. Et, en plus de ce problème général, applicable à tout mouvement révolutionnaire de la classe, dans les années 1914-21, le prolétariat s'est trouvé confronté à "l'éruption" soudaine et brutale d'une nouvelle époque historique qui l'a contraint à se débarrasser très rapidement d'habitudes et de méthodes de lutte enracinées et à acquérir "du jour au lendemain" les méthodes appropriées à cette nouvelle époque.
Comme l'élan initial de la vague révolutionnaire faiblissait, l'optimisme quelque peu simpliste des premières années s'est avéré de plus en plus inadéquat, et il est devenu de plus en plus urgent de faire une évaluation sobre et réaliste du véritable rapport de forces entre les classes. Au début des années 1920, il y eut une polémique très forte en particulier entre l'IC et la Gauche allemande sur cette question, débat dans lequel la vérité ne résidait totalement ni d'un côté ni de l'autre. L'IC a plus rapidement vu la réalité du reflux de la révolution après 1921, et donc la nécessité de consolider l'organisation et de développer la confiance de la classe ouvrière en participant à ses luttes défensives. Mais, pressée par les besoins de l'Etat et de l'économie russes en plan à rechercher des points d'appui hors de Russie, l'IC a de plus en plus traduit cette perspective en un langage opportuniste (le Front unique, la fusion avec les partis centristes, etc.). La Gauche allemande a fermement rejeté ces conclusions opportunistes, mais son impatience révolutionnaire et la théorie de la crise mortelle du capitalisme l'ont empêchée de faire la distinction entre la période générale de déclin du capitalisme qui pose la nécessité de la révolution en termes historiques généraux, et les différentes phases au sein de cette période, phases qui ne présentent pas automatiquement toutes les conditions requises pour un renversement révolutionnaire. L'incapacité de la Gauche allemande à analyser le rapport de forces objectif entre les classes était couplée d'une faiblesse cruciale sur le plan organisationnel - son incapacité à comprendre les tâches d'une fraction luttant contre la dégénérescence du vieux parti. Ces faiblesses devaient avoir des conséquences fatales pour l'existence même de la Gauche allemande comme courant organisé.
La contribution de la Gauche italienne
C'est là que la Gauche italienne trouve sa justification comme pôle de clarté international. Au début des années 1920, ayant traversé l'expérience du fascisme, elle a su voir que le prolétariat reculait devant une offensive bourgeoise déterminée. Mais cela ne l'a pas entraînée dans le sectarisme puisqu'elle a continué à participer pleinement aux luttes défensives de la classe, ni dans l'opportunisme puisqu'elle a fait une critique très lucide du danger de l'opportunisme dans l'Internationale, en particulier à travers les concessions de cette dernière à la social-démocratie. Ayant déjà été éduquée aux tâches d'une fraction dans le combat politique au sein du parti socialiste italien avant la guerre, la Gauche italienne se rendait également tout à fait compte de la nécessité de lutter au sein des organes existants de la classe tant qu'ils conservaient un caractère prolétarien. Vers 1927-28 cependant, la Gauche avait reconnu que l'expulsion du parti bolchevik de l'Opposition de gauche et d'autres courants au niveau international, signifiait un développement qualitatif de la contre-révolution et elle a demandé la constitution formelle d'une fraction de gauche indépendante, même si elle laissait ouverte la possibilité de reconquérir les partis communistes.
L'année 1933 a constitué une nouvelle date significative pour la Gauche italienne : pas seulement parce que le premier numéro de Bilan est paru cette année-là, mais aussi parce que le triomphe du nazisme en Allemagne a convaincu la Fraction que le cours vers une deuxième guerre mondiale était maintenant ouvert. La façon qu'a eu Bilan de saisir la dynamique du rapport de forces entre les classes depuis 1917 était résumée dans le logo qu'elle a mis pendant un certain temps sur ses publications : "Lénine 1917, Noske 1919, Hitler 1933" : Lénine étant la personnification de la révolution prolétarienne ; Noske de la répression de la vague révolutionnaire par la social-démocratie, Hitler du parachèvement de la contre-révolution bourgeoise et des préparatifs à une nouvelle guerre. Ainsi, dès le départ, la position de Bilan sur le cours historique constituait une de ses caractéristiques spécifiques.
Il est vrai que l'article éditorial de Bilan n° 1 semble en quelque sorte hésiter sur la perspective qui se présentait au prolétariat, tout en reconnaissant la défaite profonde que la classe ouvrière avait traversée, et laisse la porte ouverte à la possibilité que ce dernier trouve les capacités de revitaliser sa lutte et donc d'empêcher l'éclatement de la guerre grâce au développement de la révolution (voir la Gauche communiste d'Italie). C'était peut-être dû en partie au fait que Bilan ne voulait pas rejeter totalement la possibilité que le cours de la contre-révolution pût être renversé. Mais dans les années qui ont suivi, toutes les analyses de la situation internationale qu'a faites Bilan - que ce soit celles des luttes nationales de la périphérie, le développement de la puissance allemande en Europe, le Front populaire en France, l'intégration de l'URSS sur l'échiquier impérialiste ou la soi disant révolution espagnole - se fondaient sur la reconnaissance mesurée que le rapport de forces avait nettement évolué en défaveur du prolétariat et que la bourgeoisie dégageait la voie pour un autre massacre impérialiste. Cette évolution est exprimée avec une sobre clarté dans le texte de Bilan n° 17 : "Défendre la constitution de fractions à une époque où l'écrasement du prolétariat s'accompagne de la concrétisation des conditions du déchaînement de la guerre, est l'expression d'un 'fatalisme' qui accepte l'inévitabilité que la guerre se déchaîne et l'impossibilité que le prolétariat se mobilise face à celle-ci." ("Projet de résolution sur la situation internationale")
Cette démarche idéologique différait profondément de la position de Trotsky qui était de loin le "représentant" le plus connu de l'opposition de gauche au stalinisme à l'époque (et encore aujourd'hui). Il faut dire que Trotsky aussi avait vu dans 1933 et la victoire du nazisme un tournant décisif. Comme pour Bilan, cet événement marquait aussi la trahison définitive de l'Internationale communiste ; vis-à-vis du régime en URSS, Trotsky comme Bilan continuait à en parler comme d'un Etat ouvrier, mais à partir de cette période, il n'a plus pensé que le régime stalinien pouvait être réformé mais qu'il devait être renversé de force par "une révolution politique". Cependant, derrière ces similitudes apparentes se maintenaient des différences fondamentales qui allaient aboutir à la rupture finale entre la Fraction italienne et l'Opposition de gauche internationale. Ces différences étaient profondément liées à la notion de la Gauche italienne sur le cours historique et, dans ce contexte, à la tâche d'une fraction. Pour Trotsky, la banqueroute du vieux parti signifiait la proclamation immédiate d'un nouveau parti. Bilan quant à lui rejetait cela comme une attitude volontariste et idéaliste, et insistait sur le fait que le parti, en tant que direction effective de la classe ouvrière, ne pouvait exister dans des moments de profonde dépression du mouvement de la classe. Les efforts de Trotsky pour réunir une organisation de masse dans une telle période ne pouvaient qu'aboutir à l'opportunisme, ce qui fut illustré par le tournant de l'Opposition de gauche vers l'aile gauche de la social-démocratie à partir de 1934. Pour Bilan, un véritable parti du prolétariat ne pouvait se former que lorsque la classe était dans un cours vers un conflit ouvert avec le capitalisme. Seule une fraction, qui définissait comme sa tâche primordiale celle de faire le "bilan" des victoires et des défaites passées, pouvait préparer une telle modification de la situation, établir les bases du futur parti.
Concernant l'URSS, la vision globale qu'avait Bilan de la situation qu'affrontait le prolétariat, l'a amené à rejeter la perspective de Trotsky d'une attaque par le capital mondial contre l'Etat ouvrier - d'où la nécessité que le prolétariat défende l'URSS contre cette attaque. Au contraire Bilan voyait dans la période de réaction la tendance inévitable à ce qu'un Etat prolétarien isolé soit entraîné dans le système des alliances capitalistes préparant le terrain à une nouvelle guerre mondiale. D'où le rejet de toute défense de l'URSS comme incompatible avec l'internationalisme.
Il est vrai que les écrits de Trotsky de l'époque montrent souvent une grande perspicacité sur les tendances profondément réactionnaires dominant la situation mondiale. Mais Trotsky manquait d'une méthode rigoureuse, d'une réelle conception du cours historique. Ainsi, en dépit du triomphe sur toute la ligne de la réaction, et tout en reconnaissant que la guerre approchait, Trotsky a constamment succombé à un faux optimisme qui voyait dans le fascisme la dernière carte de la bourgeoisie contre le danger de la révolution, et dans l'antifascisme une sorte de radicalisation des masses, ce qui lui faisait soutenir l'idée que "tout était possible" au moment des grèves sous le Front populaire en France en 1936, ou prendre pour argent comptant l'idée qu'une révolution prolétarienne avait souterrainement lieu en Espagne la même année. En somme, l'incapacité de Trotsky à saisir la nature réelle de la période a accéléré le glissement du Trotskysme vers la contre-révolution, tandis que la clarté de Bilan sur la même question lui a permis de tenir bon en défense des principes de classe, même au prix d'un isolement terrible.
Il est sûr que cet isolement a pris son dû sur la Fraction elle-même, sa clarté n'a pas été défendue sans des combats majeurs dans ses propres rangs. D'abord contre les positions de la minorité sur la guerre d'Espagne : la pression pour prendre part à l'illusoire "révolution espagnole" était immense et la minorité y a succombé par sa décision de lutter dans les milices du POUM. La majorité a su maintenir son intransigeance en grande partie parce qu'elle a refusé de considérer isolément les événements d'Espagne et les a vus comme une expression du rapport de forces mondial entre les classes. Ainsi, quand des groupes comme Union communiste ou la LCI dont les positions étaient similaires à celles de la minorité, ont accusé Bilan d'être incapable de voir un mouvement de classe s'il n'était pas dirigé par un parti, et de considérer le parti comme une sorte de deux ex machina sans lequel les masses ne pouvaient rien faire, Bilan a répondu que l'absence de parti en Espagne était le produit des défaites qu'avait subies internationalement le prolétariat, et tout en exprimant sa solidarité totale avec les ouvriers espagnols, a souligné le fait que cette absence de clarté programmatique avait conduit les réactions ouvrières spontanées à être dévoyées de leur propre terrain sur le terrain de la bourgeoisie et de la guerre inter-impérialiste.
Le point de vue de la fraction sur les événements en Espagne a été vérifié par la réalité mais, à peine cette épreuve passée, elle était plongée dans une seconde encore plus préjudiciable : l'adoption par Vercesi, l'un des principaux théoriciens de la Fraction, d'une conception remettant en question toute l'analyse passée de la période historique, la théorie de l'économie de guerre.
Cette théorie était le résultat d'une fuite dans l'immédiatisme. Constatant la capacité du capitalisme à utiliser l'Etat et ses préparatifs guerriers pour réabsorber partiellement le chômage de masse qui avait caractérisé la première phase de la crise économique des années 1930, Vercesi et ses adeptes en tirèrent la conclusion que, d'une certaine façon, le capitalisme avait connu une modification et avait surmonté sa crise historique de surproduction. Revenant à l'axiome marxiste élémentaire selon lequel la principale contradiction dans la société réside dans la contradiction entre la classe exploiteuse et la classe exploitée, Vercesi fit alors le saut qui l'amena à l'idée que la guerre impérialiste mondiale n'était plus une réponse du capitalisme à ses contradictions économiques internes, mais un acte de solidarité inter-impérialiste ayant pour but le massacre de la classe ouvrière. Ainsi, si la guerre approchait, cela voulait dire que la révolution prolétarienne devenait une menace grandissante pour la classe dominante. En fait, le principal effet de la théorie de l'économie de guerre pendant cette période a été de minimiser complètement le danger de guerre. Selon Vercesi, les guerres locales et les massacres sélectifs pouvaient jouer le même rôle pour le capitalisme que la guerre mondiale. Le résultat, ce fut la totale incapacité à se préparer à l'impact que la guerre allait inévitablement avoir sur le travail de l'organisation, ce qui se solda par la désintégration quasi totale de la Fraction au début de la guerre. Et les théorisations de Vercesi sur le sens de la guerre une fois que celle-ci eût éclaté, ont achevé sa déroute : la guerre voulait dire "la disparition sociale du prolétariat" et rendait inutile toute activités militante organisée. Le prolétariat ne pouvait retrouver le chemin de la lutte qu'après l'éclatement de "la crise de l'économie de guerre" (provoquée non par l'opération de la loi de la valeur mais par l'épuisement des moyens matériels nécessaires à la poursuite de la production de guerre). Nous examinerons rapidement les conséquences qu'a eues cet aspect de la théorie à la fin de la guerre, mais son effet initial a été de semer le désarroi et la démoralisation dans les rangs de la fraction.
Dans la période qui a suivi 1938, lorsque Bilan a été remplacé par Octobre dans l'attente de nouveaux assauts révolutionnaires de la classe ouvrière, l'analyse originelle de Bilan a été maintenue et développée par une minorité qui ne voyait pas de raison de remettre en cause le fait que la guerre était imminente, qu'il y allait avoir un nouveau conflit inter-impérialiste pour la division du monde, et que les révolutionnaires doivent maintenir leur activité dans l'adversité afin de maintenir vivant le flambeau de l'internationalisme. Ce travail a été avant tout mené par les militants qui ont fait revivre la Fraction italienne à partir de 1941 et qui ont contribué à la formation de la Fraction française dans les années de guerre suivantes.
La Gauche communiste de France poursuit le travail de Bilan
Ceux qui sont restés fidèles au travail de Bilan ont également maintenu son interprétation du changement de cours - dans le feu de la guerre elle-même. Ce point de vue s'enracinait profondément dans l'expérience réelle de la classe - celle de 1871, de 1905 et de 1917 ; et les événements de 1943 en Italie ont paru le confirmer. Ceux-ci ont constitué un authentique mouvement de classe avec une claire dimension contre la guerre, et ils ne furent pas sans écho dans les autres puissances européennes de l'Axe, en Allemagne même. Le mouvement en Italie produisit aussi une puissante impulsion vers le regroupement des forces prolétariennes éparpillées en Italie même. De cela, le noyau français de la Gauche communiste, ainsi que la Fraction italienne en exil et en Italie même conclurent que "le cours vers la formation du parti est maintenant ouvert." Mais tandis qu'une grande partie de militants en a déduit qu'il fallait constituer le parti immédiatement et sur des bases qui n'étaient pas bien définies programmatiquement, la Fraction française, en particulier le camarade Marco (MC qui était membre des deux Fractions - italienne et française) n'abandonna pas la rigueur de sa démarche. Opposée à la dissolution de la Fraction italienne et à la formation précipitée du parti, la Fraction française insistait aussi sur l'examen de la situation italienne à la lumière de la situation mondiale d'ensemble et refusa d'être embarquée dans un "italocentrisme" sentimental qui s'était emparé de beaucoup de camarades de la Fraction italienne. Le groupe en France (qui est devenu la Gauche communiste de France) fut aussi le premier à reconnaître que le cours n'avait pas changé, que la bourgeoisie avait tiré les leçons nécessaires de l'expérience de 1917 et avait infligé une autre défaite décisive au prolétariat.
Dans le texte "La tâche de l'heure - formation du parti ou formation des cadres", publié dans Internationalisme d'août 1946 (republié dans la Revue internationale n° 32) il y a une polémique très mordante contre l'incohérence des autres courants du milieu prolétarien de l'époque. Le fond de la polémique a pour but de montrer que la décision de fonder le PCInt en Italie était basée sur une estimation erronée de la période historique et avait effectivement mené à l'abandon de la conception matérialiste de la fraction en faveur d'une démarche volontariste et idéaliste qui devait beaucoup au trotskisme pour qui les partis peuvent être "construits" à tout moment sans référence à la situation historique réelle à laquelle la classe ouvrière est confrontée. Mais - probablement parce que le PCInt lui-même pris dans une fuite en avant activiste n'a pas développé de conception cohérente du cours historique - l'article se centre sur les analyses développées par d'autres groupes du milieu, en particulier la Fraction belge de la Gauche communiste qui était liée organisationnellement au PCInt. Pendant la période qui a précédé la guerre, la Fraction belge, conduite par Mitchell, s'était vigoureusement opposée à la théorie de Vercesi sur l'économie de guerre. Ses vestiges qui s'étaient maintenus après la guerre étaient maintenant devenus son partisan le plus enthousiaste. La théorie contenait l'idée que la crise de l'économie de guerre ne pourrait vraiment éclater qu'après la guerre, donc "c'est dans la période d'après-guerre que la transformation de la guerre impérialiste en guerre civile se réalise... La situation présente doit donc être analysé comme celle d'une 'transformation en guerre civile'. Avec cette analyse centrale comme point de départ, la situation en Italie se montre particulièrement avancée, justifiant donc la constitution immédiate du parti, tandis que les troubles en Inde, Indonésie et dans d'autres colonies dont les rênes sont fermement tenus par les divers impérialismes en présence et par les bourgeoisies locales sont vus comme les signes du début d'une guerre civile anti-capitaliste." Les conséquences catastrophiques d'une lecture totalement erronée du véritable rapport de forces entre les classes étaient évidentes, amenant la fraction belge à voir les conflits inter-impérialistes locaux comme les expressions d'un mouvement vers la révolution.
Cela vaut aussi la peine de noter que l'article d'Internationalisme critiquait une théorie alternative du cours développée par les RKD (qui avaient rompu avec le trotskisme durant la guerre et pris des positions internationalistes). Pour Internationalisme, les RKD "de façon plus prudente se réfugient dans la théorie d'un double cours, c'est à dire d'un développement simultané et parallèle d'un cours vers la révolution et d'un cours vers la guerre impérialiste. Les RKD n'ont évidemment pas compris que le développement d'un cours à la guerre est avant tout conditionné par l'affaiblissement du prolétariat et du danger de la révolution."
Internationalisme en revanche était capable de voir très clairement que la bourgeoisie avait tiré les leçons de l'expérience de 1917 et avait pris des mesures préventives brutales contre le danger de soulèvements révolutionnaires provoqués par la misère de la guerre ; elle avait donc infligé une défaite décisive à la classe ouvrière, centrée en Allemagne : "QUAND LE CAPITALISME 'TERMINE' UNE GUERRE IMPERIALISTE QUI A DURE 6 ANS SANS AUCUNE FLAMBEE REVOLUTIONNAIRE, CELA SIGNIFIE LA DEFAITE DU PROLETARIAT, ET QUE NOUS NE VIVONS PAS A LA VEILLE DE GRANDES LUTTES REVOLUTIONNAIRES, MAIS DANS LE SILLAGE D'UNE DEFAITE. Cette défaite a eu lieu en 1945, avec la destruction physique du centre révolutionnaire que constituait le prolétariat allemand, et elle a été d'autant plus décisive du fait que le prolétariat mondial est resté inconscient de la défaite qu'il venait de subir."
Ainsi Internationalisme rejetait-il avec insistance tout projet de fonder un nouveau parti dans une telle période de reflux comme activiste et volontariste et mettait en avant que la tâche de l'heure restait à "la formation de cadres" - en d'autres termes, la poursuite du travail des fractions de gauche.
Cependant, il y avait une faiblesse sérieuse dans les arguments de la GCF - la conclusion, exprimée dans l'article mentionné, selon laquelle "le cours à une troisième guerre impérialiste est ouvert... Dans les conditions présentes, nous ne voyons aucune force capable d'arrêter ou de modifier ce cours." Une théorisation supplémentaire de cette position est contenue dans l'article L'évolution du capitalisme et la nouvelle perspective, publié en 1952 (Internationalisme, republié dans la Revue internationale n° 21). C'est un texte fécond parce qu'il résume le travail de la GCF pour comprendre le capitalisme d'Etat comme tendance universelle dans le capitalisme décadent, et pas seulement comme phénomène limité aux régimes staliniens. Mais il ne parvient pas à établir une claire distinction entre l'intégration des vieilles organisations ouvrières dans le capitalisme d'Etat et celle du prolétariat lui-même. "Le prolétariat se trouve maintenant associé à sa propre exploitation. Il est donc mentalement et politiquement intégré au capitalisme." Pour Internationalisme, la crise permanente du capitalisme à l'époque du capitalisme d'Etat ne prendra plus la forme de "crises ouvertes" qui éjectent les ouvriers de la production, et les pousse donc à réagir contre le système, mais atteindra au contraire son point culminant dans la guerre, et c'est seulement dans la guerre - que la GCF considérait comme imminente - que la lutte prolétarienne pourrait prendre un contenu révolutionnaire. Sinon, la classe "ne peut s'exprimer que comme catégorie économique du capital." Ce qu'Internationalisme ne parvenait pas à voir, c'est que les mécanismes mêmes du capitalisme, opérant dans une période de reconstruction après la destruction massive de la guerre, permettraient au capitalisme d'entrer dans une période de "boom" dans laquelle les antagonismes inter-impérialistes, bien que toujours très aigus, ne posaient pas une nouvelle guerre mondiale comme une nécessité absolue, et ceci malgré la faiblesse du prolétariat.
Peu de temps après que ce texte eut été écrit, la préoccupation de la GCF de maintenir ses cadres face à ce qu'elle considérait comme l'approche de la guerre mondiale (conclusion qui était loin d'être irrationnelle puisque la guerre de Corée venait d'éclater) a amené à "exiler" un de ses camarades dirigeants, MC, au Venezuela et à la dissolution rapide du groupe. Elle a donc payé un lourd tribut à cette faiblesses en ne voyant pas assez clairement la perspective. Mais la dissolution du groupe confirmait aussi le diagnostic de la nature contre-révolutionnaire de la période. Ce n'est pas par hasard si le PCInt a connu sa scission la plus importante la même année. Toute l'histoire de cette scission doit encore être racontée à une audience internationale, et il semble que peu de clarté en ait émergé. En quelques mots, la scission a eu lieu entre la tendance autour de Damen d'un côté, et la tendance inspirée par Bordiga de l'autre. La tendance de Damen était plus proche de l'esprit de Bilan du point de vue des positions politiques - c'est à dire qu'elle partageait la volonté de Bilan de mettre en question les positions de l'Internationale communiste dans ses premières années (sur les syndicats, la libération nationale, le parti et l'Etat, etc.). Mais elle penchait fortement vers l'activisme et n'avait pas la rigueur théorique de Bilan. C'était vrai en particulier sur la question du cours historique et des conditions de formation du parti, puisque tout retour à la méthode de Bilan aurait amené à remettre en cause la fondation même du PCInt. Cela, la tendance de Damen ou plus précisément le groupe Battaglia Communista n'a jamais voulu le faire. Le courant de Bordiga, en revanche, semble avoir été plus conscient du fait que la période était une période de réaction et que la démarche de recrutement activiste du PCInt s'était avérée stérile. Malheureusement, le travail théorique de Bordiga pendant cette période après la scission - tout en ayant une grande valeur au niveau général - était presque totalement coupé des avancées faites par la Fraction pendant les années 1930. Les positions politiques de son nouveau "parti" ne constituaient pas une avancée mais une régression vers les analyses les plus faibles de l'IC, par exemple sur les syndicats et sur la question nationale. Et sa théorie du parti et de ses rapports avec le mouvement historique était basée sur des spéculations semi-mystiques sur "l'invariance", et sur la dialectique entre "le parti historique" et "le parti formel". En somme, avec ces points de départ, aucun des groupes issus de la scission ne pouvaient contribuer en quoi que ce soit qui ait une valeur réelle pour la compréhension par le prolétariat du rapport de forces historique, et cette question est toujours restée depuis l'une de leurs principales faiblesses.
2e partie : 1968-2001
La fin de la contre-révolution
Malgré les erreurs qu'elle a commises dans les années 1940 et 1950 - en particulier l'idée que la troisième guerre mondiale était imminente - la loyauté foncière de la GCF envers la méthode de la Gauche italienne a permis à son successeur, le groupe Internacionalismo au Vénézuéla dans les années 1960, de reconnaître que le boom de la reconstruction d'après-guerre ainsi que la longue période de contre-révolution touchaient à leur fin. Le CCI a déjà cité à maintes reprises les termes pénétrants d' Internacionalismo n° 8 en janvier 1968, mais cela ne fera pas de mal de les citer encore une fois puisqu'ils constituent un bel exemple de la capacité du marxisme - sans lui accorder des pouvoirs prophétiques - à anticiper le cours général des événements :
- "Nous ne sommes pas des prophètes et nous ne prétendons pas prédire quand ni comment les événements se dérouleront dans le futur. Mais une chose est sûre et certaine : le processus dans lequel le capitalisme est plongé aujourd'hui ne peut être stoppé... et il mène directement à la crise. Et nous sommes également certains que le processus inverse de développement de la combativité dont nous sommes témoins aujourd'hui, mènera la classe ouvrière à une lutte directe et sanglante pour la destruction de l'Etat bourgeois."
Le groupe vénézuélien exprime ici sa compréhension que non seulement une nouvelle crise économique était sur le point d'éclater, mais aussi qu'elle rencontrerait une nouvelle génération de prolétaires n'ayant pas subi de défaite. Les événements de mai 1968 en France et la vague internationale de luttes qui ont suivi pendant 4 ou 5 ans ont fourni une confirmation éclatante de ce diagnostic. Evidemment, une partie de ce diagnostic reconnaissait que la crise allait aiguiser les tensions impérialistes entre les deux blocs militaires qui dominaient la planète ; mais le grand élan de la première vague internationale de luttes a montré que le prolétariat n'accepterait pas de marcher dans un nouvel holocauste mondial. En somme, le cours de l'histoire n'allait pas vers la guerre mondiale mais vers des confrontations de classe massives.
Une conséquence directe de la reprise de la lutte de classe fut l'apparition de nouvelles forces politiques prolétariennes après une longue période durant laquelle les idées révolutionnaires avaient quasiment disparu de la scène. Les événements de mai 1968 et leurs suites ont engendré une pléthore de nouveaux groupements politiques marqués par bien des confusions mais qui voulaient apprendre et étaient avides de se réapproprier les véritables traditions communistes de la classe ouvrière. L'insistance sur la "nécessité du regroupement des révolutionnaires" de la part d'Internacionalismo et de ses descendants - RI en France et Internationalism aux Etats-Unis - résumait cet aspect de la nouvelle perspective. Ces courants furent donc aux avant-postes pour pousser au débat, à la correspondance et à la tenue de conférences internationales. Cet effort reçut une réel écho parmi les plus clairs des nouveaux groupements politiques parvenant le plus facilement à comprendre qu'une nouvelle période s'était ouverte. Cela s'applique en particulier aux groupes qui se sont alignés sur "la tendance internationale" formée par RI et Internationalism, mais cela s'applique également à un groupe comme Revolutionary Perspectives dont la première plate-forme reconnaissait clairement la reprise historique du mouvement de la classe : "Parallèlement au retour de la crise, une nouvelle période de lutte de classe internationale s'est ouverte en 1968 avec les grèves massives en France, suivies de bouleversements en Italie, Grande Bretagne, Argentine, Pologne, etc. Sur la génération actuelle d'ouvriers ne pèsent plus le réformisme comme après la Première guerre mondiale, ni la défaite comme dans les années 1930, et cela nous permet d'avoir un espoir dans le futur et dans celui de l'humanité. Ces luttes montrent toutes, n'en déplaise aux modernistes dilettantes, que le prolétariat ne s'est pas intégré au capitalisme malgré cinquante ans de défaite presque totale : avec ces luttes, il fait revivre la mémoire de son propre passé, de son histoire et se prépare pour sa tâche ultime." (RP n° 1 ancienne série, 1974)
Malheureusement, les groupes "établis" de la Gauche italienne, ceux qui étaient parvenus à maintenir une continuité organisationnelle pendant toute la reconstruction d'après-guerre, l'avaient fait au prix d'un processus de sclérose. Ni Battaglia comunista ni Programma n'attribuèrent beaucoup de signification aux révoltes de la fin des années 1960 et du début des années 1970, y voyant principalement les caractéristiques étudiantes/petites-bourgeoises qui sans aucun doute s'y mêlaient. Pour ces groupes qui avaient commencé, rappelons-le, par voir un cours à la révolution dans une période de profonde défaite, la nuit de la contre-révolution ne s'était pas dissipée et ils voyaient peu de raison de sortir du splendide isolement qui les avait "protégés" si longtemps. Le courant de Programma passa en fait par une période de croissance considérable dans les années 1970, mais c'était un monument construit sur le sable de l'opportunisme, en particulier sur la question nationale. Les conséquences désastreuses de cette sorte de croissance devaient apparaître avec l'explosion du PCI au début des années 1980. Pour sa part, Battaglia, pendant longtemps regarda à peine plus loin que les frontières italiennes. Cela prit presque une décennie avant qu'il ne lance son propre Appel aux conférences internationales de la Gauche communiste et, quand il le fit, ses raisons n'étaient pas claires du tout ("la social-démocratisation des partis communistes").
Les groupes qui formèrent le CCI eurent à combattre sur deux fronts durant cette période. D'un côté, ils devaient argumenter contre le scepticisme des groupes existants de la Gauche communiste qui ne voyaient rien de nouveau sous le soleil. De l'autre, ils devaient aussi critiquer l'immédiatisme et l'impatience de bien des nouveaux groupes, certains d'entre eux étant convaincus que mai 1968 avait brandi le spectre de la révolution immédiate (c'était en particulier le cas de ceux qui étaient influencés par l'Internationale situationniste qui ne voyaient pas de lien entre la lutte de classe et l'état de l'économie capitaliste). Mais, tout comme "l'esprit de mai 1968", l'influence des préjugés étudiants, conseillistes et anarchistes avaient un poids considérable sur le jeune CCI en ce qui concerne la compréhension des tâches et du fonctionnement de l'organisation révolutionnaire, et ces influences s'exprimaient également dans sa conception du nouveau cours historique, de la reprise prolétarienne et tendaient à aller de pair avec une sous-estimation des immenses difficultés que doit affronter la classe ouvrière internationale. Cela s'exprimait de différentes façons :
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une tendance à oublier que le développement de la lutte de classe est par nature un processus inégal qui passe par des avancées et des reculs, et donc à attendre une avancée plus ou moins ininterrompue vers les luttes révolutionnaires - perspective contenue dans une certaine mesure dans le passage d'Internacionalimo cité plus haut ;
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la sous-estimation de la capacité de la bourgeoisie à ralentir la crise économique, à utiliser les divers mécanismes du capitalisme d'Etat pour réduire la férocité de ses effets, en particulier sur les concentrations ouvrières centrales ;
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la définition du nouveau cours comme "cours à la révolution", sous-entendant que la reprise de la classe culminerait inévitablement dans une confrontation révolutionnaire avec le capital ;
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lié à cela, la polarisation - très forte dans le milieu à l'époque - sur la question de la période de transition du capitalisme au communisme. Ce débat n'était en aucune façon hors de propos, en particulier parce qu'il faisait partie de l'effort du nouveau milieu pour se réapproprier les leçons et les traditions du mouvement passé. Mais les passions qu'il générait (menant par exemple à des scissions entre différents éléments du milieu) exprimaient aussi une certaine naïveté sur la difficulté du processus nécessaire pour atteindre une période où des questions telles que la forme de l'Etat de la période de transition constitueraient une question brûlante pour la classe ouvrière.
Dans la décennie qui a suivi, les analyses du CCI furent affinées et développées. Il a commencé un travail d'examen des mécanismes utilisés par la bourgeoisie pour "contrôler" la crise, et donc d'explication des raisons pour lesquelles la crise suivrait inévitablement un processus long et inégal. De même, après les expériences des reflux du milieu des années 1970 et du début des années 1980, il a été contraint de reconnaître plus clairement que, dans le contexte d'une courbe historique généralement ascendante de la lutte de classe, il y aurait certainement d'importants moments de reflux. De plus, en 1983, le CCI avait explicitement reconnu qu'il n'y avait pas d'automatisme dans le cours historique. C'est ainsi que, à son 5e Congrès, il a adopté une résolution qui critiquait l'expression "cours à la révolution" : "L'existence d'un cours à des confrontations de classe signifie que la bourgeoisie n'a pas les mains libres pour déchaîner une nouvelle boucherie mondiale : elle doit d'abord confronter et battre la classe ouvrière. Mais ceci ne préjuge pas de l'issue de cette confrontation, dans un sens ou dans l'autre. C'est pourquoi il est préférable de parler de 'cours à des confrontations de classe' plutôt que de 'cours à la révolution'." (Résolution sur la situation internationale, publiée dans la Revue internationale n° 35)
Au sein du milieu révolutionnaire, cependant, les difficultés et les revers rencontrés par le prolétariat ont renforcé les visions sceptiques et pessimistes qui ont pendant longtemps été épousées par les groupes "italiens". Ceci s'est particulièrement exprimé dans les Conférences internationales à la fin des années 1970, lorsque la CWO s'est alignée sur le point de vue de Battaglia, rejetant celui du CCI selon lequel la lutte de classe constituait une barrière à la guerre mondiale. La CWO variait dans son explication des raisons pour lesquelles la guerre n'avait pas éclaté, l'attribuant un moment au fait que la crise n'était pas assez profonde, le moment suivant à l'idée que les blocs n'étaient pas formés ; plus récemment, en invoquant la rationalité de la bourgeoisie russe qui reconnaissait qu'elle ne pouvait pas gagner la guerre. Il y eut aussi des échos de ce pessimisme au sein du CCI lui-même : ce qui allait devenir la tendance GCI, et en particulier RC qui a adopté un point de vue similaire, traversèrent une phase où ils étaient "plus Bilan que Bilan" et argumentèrent que nous étions dans un cours à la guerre.
A la fin des années 1970, donc, le premier texte majeur du CCI sur le cours historique, adopté au 3e congrès et publié dans la Revue internationale n° 18 devait définir notre position contre l'empirisme et le scepticisme qui commençaient à dominer le milieu.
Le texte croise le fer avec toutes les confusions existant dans le milieu :
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l'idée enracinée dans l'empirisme selon laquelle les révolutionnaires ne peuvent pas faire de prédiction générale sur le cours de la lutte de classe. Contre cette notion, le texte réaffirme que la capacité à définir une perspective pour le futur - et pas seulement l'alternative générale socialisme ou barbarie - est l'une des caractéristiques qui définit le marxisme et qui en a toujours fait partie. Plus spécifiquement, le texte insiste sur le fait que les marxistes ont toujours basé leur travail sur leur capacité à saisir la spécificité du rapport de forces entre les classes à un moment donné, comme nous l'avons encore vu dans la première partie de ce rapport. De même, le texte montre que l'incapacité à saisir la nature du cours a amené les révolutionnaires à commettre de sérieuses erreurs dans le passé ;
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une extension de cette vision agnostique du cours historique a été le concept défendu en particulier par le BIPR d'un cours "parallèle" vers la guerre et vers la révolution. Nous avons déjà vu comment la démarche adoptée par Bilan et la GCF excluait cette notion ; le texte du troisième congrès poursuit en argumentant qu'un tel concept est le résultat de la perte de vue de la méthode marxiste elle-même : "D'autres théories ont également surgi plus récemment suivant lesquelles 'avec l'aggravation de la crise du capitalisme, ce sont les deux termes de la contradiction qui se renforcent en même temps : guerre et révolution ne s'excluraient pas mutuellement mais avanceraient de façon simultanée et parallèle sans qu'on puisse savoir laquelle arriverait à son terme avant l'autre'. L'erreur majeure d'une telle conception est qu'elle néglige totalement le facteur lutte de classe dans la vie de la société. La conception développée par la Gauche italienne péchait par une surestimation de l'impact de ce facteur. Partant de la phrase du Manifeste communiste suivant laquelle 'l'histoire de toute société jusqu'à nos jours est l'histoire de la lutte de classes', elle en faisait une application mécanique à l'analyse du problème de la guerre impérialiste en considérant celle-ci comme une réponse à la lutte de classe, sans voir au contraire qu'elle ne pouvait avoir lieu qu'en l'absence de celle-ci ou grâce à sa faiblesse. Mais pour fausse qu'elle fût, cette conception se basait sur un schéma correct, l'erreur provenant d'une délimitation incorrecte de son champ d'application. Par contre, la thèse du 'parallélisme et de la simultanéité du cours vers la guerre et la révolution' fait carrément fi de ce schéma de base du marxisme car elle suppose que les deux principales classes antagonistes de la société puissent préparer leurs réponses respectives à la crise du système - la guerre impérialiste pour l'une et la révolution pour l'autre - de façon complètement indépendante l'une de l'autre, du rapport entre leurs forces respectives, de leurs affrontements. S'il ne peut même pas s'appliquer à ce qui détermine toute l'alternative historique de la vie de la société, le schéma du Manifeste communiste n'a plus de raison d'exister et on peut ranger tout le marxisme dans un musée au rayon des inventions farfelues de l'imagination humaine."
Finalement le texte traite aussi les arguments de ceux qui parlaient ouvertement d'un cours à la guerre - un point de vue qui a connu une courte vogue mais qui a perdu du punch depuis l'effondrement de l'un des camps qui devait mener cette guerre.
Sous bien des aspects, le débat sur le cours historique dans le milieu prolétarien n'a pas beaucoup avancé depuis que ce texte a été écrit. En 1985, le CCI a écrit une autre critique du concept de cours parallèles qui avait été défendu dans un document émanant du 5e Congrès de Battaglia comunista (Revue internationale n° 36, "Les années 80 ne sont pas les années 30"). Dans les années 1990, les textes du BIPR ont réaffirmé à la fois le point de vue "agnostique" qui met en cause la capacité des marxistes à faire des prédictions générales sur la dynamique de la société capitaliste, et la notion étroitement liée d'un cours parallèle. Ainsi dans la polémique sur la signification de mai 1968 dans Revolutionary perspectives n° 12, la CWO cite un article de World Revolution n° 216 qui résume une discussion sur ce thème qui avait eu lieu à l'une de nos réunions publiques à Londres. Notre article souligne que "le rejet apparent par la CWO de la possibilité de prévoir le cours global des événements est aussi un rejet du travail mené sur cette question vitale par les marxistes durant toute l'histoire du mouvement ouvrier." La réponse de la CWO est tout à fait bouffonne : "Si c'est le cas, alors les marxistes ont un pauvre résultat. Laissons de côté l'exemple habituel (mais non valable) de Marx après les révolutions de 1848 et regardons la Gauche italienne des années 30. Tout en ayant accompli un bon travail pour faire face à la terrible défaite de la vague révolutionnaire après la première guerre mondiale, elle a fondamentalement mis en cause elle-même théoriquement sa propre existence juste avant le deuxième massacre impérialiste." Laissons de côté l'incroyable condescendante envers l'ensemble du mouvement marxiste : ce qui est vraiment frappant ici, c'est la façon dont la CWO ne parvient pas à saisir que c'est précisément parce qu'elle a abandonné sa clarté précédente sur le cours historique qu'une partie de la Gauche italienne "a mis elle-même en cause théoriquement sa propre existence" à la veille de la guerre, comme nous l'avons vu dans la première partie de ce rapport.
Quant aux groupes bordiguistes, ce n'est pas leur style de participer à des débats avec les groupes du milieu, mais dans la récente correspondance avec un contact commun à nos organisations en Australie, le groupe Programma a rejeté comme hors de portée la possibilité que la classe ouvrière puisse barrer la route à la guerre mondiale, et leurs spéculations pour savoir si la crise économique aboutira dans la guerre ou dans la révolution ne diffère pas substantiellement de celles du BIPR.
Si quelque chose a changé dans les positions défendues parle BIPR, c'est la virulence de leur polémique contre le CCI. Alors que dans le passé, une des raisons pour rompre les discussions avec le CCI était notre vision "conseilliste" du parti, dans la dernière période, les raisons pour rejeter tout travail en commun avec nous se sont centrées de façon critique sur nos divergences sur le cours historique. Notre point de vue sur la question est considéré comme la principale preuve de notre méthode idéaliste et de notre divorce total d'avec la réalité. De plus selon le BIPR, c'est le naufrage de nos perspectives historiques, de notre conception des "années de vérité" qui est la véritable cause de la récente crise du CCI, tout le débat sur le fonctionnement étant au fond une diversion par rapport à cette question centrale.
L'impact de la décomposition
En fait, bien que le débat dans le milieu ait peu avancé depuis la fin des années 1970, la réalité, elle, a avancé. L'entrée du capitalisme décadent dans la phase de décomposition a profondément modifié la manière dont il faut aborder la question du cours historique.
Le BIPR nous a longtemps reproché de défendre que les "années de vérité" voulaient dire que la révolution éclaterait dans les années 1980. Que disions-nous en réalité ? Dans l'article original Années 80, années de vérité (Revue internationale n° 20), nous défendions que face à l'approfondissement de la crise et à l'intensification des tensions impérialistes concrétisées par l'invasion de l'Afghanistan par les troupes russes, la classe capitaliste serait de plus en plus contrainte de bazarder le langage du confort et de l'illusion, et d'utiliser le "langage de la vérité", à appeler le sang, la sueur et les larmes, et nous nous sommes engagés sur la perspective suivante : "Dans la décennie qui commence aujourd'hui, sera décidée l'alternative historique : soit le prolétariat poursuivra son offensive, continuera à paralyser le bras meurtrier du capitalisme à l'agonie et ramassera ses forces pour détruire le système, soit il se laissera piéger, épuiser, démoraliser par les discours et la répression et alors la voie sera ouverte pour un nouvel holocauste posant le danger de l'élimination de toute société humaine."
Il y a certaines ambiguïtés, en particulier lorsqu'on suggère que la lutte prolétarienne est déjà à l'offensive, une mauvaise formulation qui vient de la tendance, déjà identifiée, à sous-estimer les difficultés auxquelles est confrontée la classe ouvrière pour passer d'une lutte défensive à une lutte offensive (en d'autres termes, à une confrontation avec l'Etat capitaliste). Mais en dépit de cela, la notion d'années de vérité contient vraiment une vision profonde. Les années 1980 devaient s'avérer une décennie décisive, mais pas de la façon envisagée dans le texte. Car ce dont cette décennie fut témoin, ce ne fut pas de l'avancée majeure d'une des deux classes, mais d'un blocage social qui a résulté dans un processus de décomposition jouant un rôle central et déterminant dans l'évolution sociale. Ainsi, cette décennie a commencé par l'invasion russe de l'Afghanistan qui a provoqué une réelle exacerbation des tensions impérialistes ; mais cet événement fut rapidement suivi par la lutte de masse en Pologne qui a démontré clairement la quasi impossibilité du bloc russe à mobiliser ses forces pour la guerre. Mais la lutte en Pologne a également éclairé les faiblesses politiques chroniques de la classe ouvrière. Et bien que les ouvriers polonais aient eu à faire face à des problèmes particuliers dans la politisation de leur lutte dans le sens prolétarien à cause de la profonde mystification venant du stalinisme (et de la réaction contre lui), les ouvriers de l'ouest, tout en ayant fait des avancée considérables dans leurs luttes pendant les années 1980, ont aussi été incapables de développer une perspective politique claire. Leur mouvement a donc été "submergé" par les retombées de l'effondrement du stalinisme ; plus généralement, l'ouverture définitive de la phase de décomposition devait dresser face à la classe des difficultés considérables, renforçant presque à chaque tournant le reflux de la conscience qui a résulté des événements de 1989-91.
En somme, l'ouverture de la décomposition est un résultat du cours historique identifié par le CCI depuis les années 1960, puisqu'elle est partiellement conditionnée par l'incapacité de la bourgeoisie à mobiliser la société pour la guerre. Mais elle nous a aussi contraints à soulever le problème du cours historique d'une façon nouvelle qu'on n'avait pas prévue :
- d'abord, l'éclatement des deux blocs impérialistes formés en 1945, et la dynamique du chacun pour soi que cela a déclenché - tous deux produits et expressions de la décomposition - sont devenus un nouveau facteur obstruant la possibilité d'une guerre mondiale. Tout en exacerbant les tensions militaires sur toute la planète, cette nouvelle dynamique l'a de loin emporté sur la tendance à la formation de nouveaux blocs. Sans blocs, sans un nouveau centre capable de défier directement l'hégémonie américaine, une précondition vitale pour déchaîner la guerre mondiale est absente.
- en même temps, cette évolution n'apporte aucune consolation quelle qu'elle soit à la cause du communisme puisqu'elle a créé une situation dans laquelle les bases d'une nouvelle société pourraient être sapées sans guerre mondiale et donc sans la nécessité de mobiliser le prolétariat en faveur de la guerre. Dans le précédent scénario, c'est une guerre nucléaire mondiale qui aurait définitivement compromis la possibilité du communisme, en détruisant la planète ou au moins une part majeure des forces productives mondiales, y compris le prolétariat. Le nouveau scénario envisage la possibilité d'un glissement plus lent mais non moins mortel dans un état où le prolétariat serait fragmenté au delà de toute réparation possible et les bases naturelles et économiques pour la transformation sociale également ruinées à travers un accroissement des conflits militaires locaux et régionaux, les catastrophes écologiques et l'effondrement social. De plus, tandis que le prolétariat peut lutter sur son propre terrain contre les tentatives de la bourgeoisie de le mobiliser pour la guerre, c'est bien plus difficile par rapport aux effets de la décomposition.
C'est particulièrement clair par rapport à l'aspect "écologique" de la décomposition : bien que la destruction par le capitalisme de l'environnement naturel soit devenu en lui-même une véritable menace pour la survie de l'humanité - question sur laquelle le mouvement ouvrier n'a eu qu'un aperçu partiel jusqu'aux toutes dernières décennies - c'est un processus contre lequel le prolétariat ne peut pas faire grand chose tant qu'il n'assume pas lui-même le pouvoir politique à l'échelle mondiale. Les luttes sur les questions de la pollution sur une base de classe sont possible, mais elles ne seront probablement pas le facteur principal pour stimuler la résistance du prolétariat.
Nous pouvons donc voir que la décomposition du capitalisme place la classe ouvrière dans une situation plus difficile qu'auparavant. Dans la situation précédente, il fallait une défaite frontale de la classe ouvrière, une victoire de la bourgeoisie dans une confrontation classe contre classe, avant que ne soient pleinement remplies les conditions pour une guerre mondiale. Dans le contexte de la décomposition, la "défaite" du prolétariat peut être plus graduelle, plus insidieuse, et bien moins facile à contrecarrer. Et par dessus tout ça, les effets de la décomposition, comme nous l'avons maintes fois analysé, ont un impact profondément négatif sur la conscience du prolétariat, sur son sens de lui-même comme classe, puisque dans tous ses différents aspects - la mentalité de gang, le racisme, la criminalité, la drogue, etc. - ils servent à atomiser la classe, à accroître les divisions en son sein, et à le dissoudre dans une foire d'empoigne sociale généralisée.
Face à cette profonde altération de la situation mondiale, la réponse du milieu prolétarien a été totalement inadéquate. Bien qu'ils soient capables de reconnaître les effets de la décomposition, les groupes du milieu sont incapables d'en voir ni les racines - puisqu'ils rejettent la notion de blocage entre les classes - ni ses dangers véritables. Ainsi, le rejet par le BIPR de la théorie de la décomposition par le CCI comme n'étant rien de plus qu'une description du "chaos" l'amène à rechercher dans la pratique des possibilités de stabilisation capitaliste. C'est visible par exemple dans sa conception du "capital international" qui cherche la paix en Irlande du nord afin de pouvoir jouir de façon pacifique des bénéfices de l'exploitation ; mais c'est aussi perceptible dans sa théorie selon laquelle de nouveaux blocs sont en formation autour des pôles actuellement en concurrence (Union européenne, Etats Unis, etc.). Bien que cette vision, avec son refus de faire des "prévisions" à long terme, puisse inclure l'idée d'une guerre imminente, elle est plus souvent liée à une fidélité touchante à la rationalité de la bourgeoisie : puisque les nouveaux "blocs" sont plus économiques que militaires et puisque nous sommes maintenant entrés dans une période de "mondialisation", la porte est au moins à moitié ouverte à l'idée que ces blocs, agissant pour les intérêts du "capital international", pourraient parvenir à une stabilisation mutuellement bénéfique du monde pour un futur indéterminé.
Le rejet de la théorie de la décomposition ne peut qu'aboutir à une sous-estimation des dangers auxquels la classe ouvrière fait face. Il sous-estime le degré de barbarie et de chaos dans lequel le capitalisme s'est déjà enfoncé ; il tend à minimiser la menace d'un affaiblissement progressif du prolétariat par la désintégration de la vie sociale, et il ne parvient pas à saisir clairement que l'humanité pourrait être détruite sans qu'ait lieu une troisième guerre mondiale.
3e partie : où en sommes-nous?
L'ouverture de la période de décomposition a donc changé la façon dont nous posons la question du cours historique mais elle ne l'a pas rendue caduque, au contraire. En fait, elle tend à poser de façon encore plus aiguë la question centrale : est-ce trop tard ? Le prolétariat a-t-il déjà été battu ? Existe-t-il un obstacle à la chute dans la barbarie totale ? Comme nous l'avons dit, il est plus difficile de répondre à cette question aujourd'hui qu'à l'époque où la guerre mondiale constituait plus directement une option pour la bourgeoisie. Ainsi, Bilan par exemple fut capable de mettre en évidence non seulement la défaite sanglante des soulèvements prolétariens et la terreur contre-révolutionnaire qui s'en est suivi dans les pays où la révolution avait atteint son point le plus haut, mais aussi, derrière, la mobilisation idéologique vers la guerre, l'adhésion "en positif" de la classe ouvrière aux drapeaux guerriers de la classe dominante (fascisme, démocratie, etc.). Dans les conditions d'aujourd'hui où la décomposition du capitalisme peut engloutir le prolétariat sans qu'aient eu lieu ni défaite frontale ni ce type de mobilisation "positive", les signes d'une défaite insurmontable sont par définition plus difficiles à discerner. Néanmoins, la clé de la compréhension du problème se trouve au même endroit qu'en 1923, ou qu'en 1945, comme nous l'avons vu dans l'analyse de la GCF - dans les concentrations centrales du prolétariat mondial et avant tout en Europe occidentale. Ces secteurs centraux du prolétariat mondial ont-ils dit leur dernier mot dans les années 1980, (ou comme certains le pensent, dans les années 1970), ou gardent-ils assez de réserves de combativité, et un potentiel suffisant pour le développement de la conscience de classe, afin d'assurer que des confrontations de classes majeures soient encore à l'ordre du jour de l'histoire ?
Pour répondre à cette question, il est nécessaire d'établir un bilan provisoire de la dernière décennie - de la période qui a suivi l'effondrement du bloc de l'est et l'ouverture définitive de la phase de décomposition.
Là, le problème réside dans le fait que, depuis 1989, le "schéma" de la lutte de classe a changé par rapport à ce qu'il avait été durant la période qui a suivi 1968. Pendant cette dernière, il y a eu des vagues de lutte de classe clairement identifiables dont l'épicentre se trouvait dans les principaux centres capitalistes même si leurs ondes de choc ont traversé toute la planète. De plus, il était possible d'analyser ces mouvements et d'évaluer les avancées de la conscience de classe en leur sein - par exemple sur la question syndicale ou concernant le processus vers la grève de masse.
De plus, ce n'est pas seulement les minorités révolutionnaires qui menaient cette réflexion. Pendant les différentes vagues de lutte, il était évident que les luttes dans un pays pouvaient être un stimulant direct pour les luttes dans d'autres pays ( par exemple le lien entre mai 1968 et l'Italie 1969, entre la Pologne 1980 et les mouvements qui ont suivi en Italie, entre les grands mouvements des années 1980 en Belgique et les réactions ouvrières dans les pays voisins. En même temps, on pouvait voir que les ouvriers tiraient des leçons des mouvements précédents - par exemple, en Grande Bretagne où la défaite de la grève des mineurs a provoqué une réflexion dans la classe sur la nécessité d'éviter d'être piégé dans de longues grèves d'usure isolées, ou encore en France et en Italie, en 1986 et 1987, où des tentatives de s'organiser en dehors des syndicats se sont mutuellement renforcées l'une l'autre.
La situation depuis 1989 ne s'est pas caractérisée par des avancées aussi facilement discernables dans la conscience de classe. Cela ne veut pas dire que pendant les années 1990, le mouvement n'ait eu aucune caractéristique. Dans le Rapport sur la lutte de classe pour le 13e Congrès du CCI, nous avons mis en évidence les principales phases que le mouvement a traversées :
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le puissant impact de l'effondrement du bloc de l'Est, accentué par les campagnes sans merci de la bourgeoisie sur la mort du communisme. Cet événement historique a mis une fin brutale à la troisième vague de luttes et inauguré un profond reflux tant sur le plan de la conscience que sur celui de la combativité de classe, dont nous subissons toujours les effets, en particulier sur le plan de la conscience;
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la tendance à une reprise de la combativité à partir de 1992 avec les luttes en Italie, suivies en 1993 par des luttes en Allemagne et en Grande Bretagne ;
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les grandes man?uvres de la bourgeoisie en France en 1995 qui ont servi de modèle à des opérations similaires en Belgique et en Allemagne. A ce moment là, la classe dominante se sentait assez confiante pour provoquer des mouvements à grande échelle visant à restaurer l'image des syndicats. En ce sens, ces mouvements étaient à la fois le produit du désarroi dans la classe et d'une reconnaissance par la bourgeoisie que ce désarroi ne durerait pas éternellement et que des syndicats crédibles constitueraient un instrument vital pour contrôler de futures explosions de la résistance de la classe ;
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le développement lent mais réel du mécontentement et de la combativité au sein de la classe ouvrière confrontée à l'approfondissement de la crise s'est confirmé avec une vigueur supplémentaire à partir de 1998 avec les grèves massives au Danemark, en Chine et au Zimbabwe. Ce processus s'est illustré encore plus durant l'année passée avec les manifestations des employés des transports new yorkais, les grèves des postiers en Grande Bretagne et en France, et, en particulier, par l'explosion importante de luttes en Belgique à l'automne 2000 où nous avons vu certains signes réels non seulement d'un mécontentement général, mais aussi d'un mécontentement envers la "direction" syndicale de la lutte.
Aucun de ces mouvement cependant n'a eu ni l'échelle ni l'impact capables de fournir une véritable riposte aux campagnes idéologiques massives de la bourgeoisie sur la fin de la lutte de classe ; rien de comparable aux événements de mai 68 ou à la grève de masse en Pologne, ni à certains mouvements suivis des années 1980. Même les luttes les plus importantes semblent avoir peu d'écho au sein du reste de la classe : le phénomène des luttes dans un pays "répondant" à des mouvements ayant lieu ailleurs semble quasiment inexistant. Dans ce contexte, il est difficile même aux révolutionnaires de voir clairement un type de lutte ni des signes définis de progrès de la lutte de classe dans les années 1990.
Pour la classe en général la nature fragmentée des luttes non reliées entre elles fait peu, en surface tout au moins, pour renforcer ou plutôt restaurer la confiance du prolétariat en lui-même, sa conscience de lui-même comme force distincte dans la société en tant que classe internationale ayant le potentiel de défier l'ordre existant.
Cette tendance d'une classe ouvrière désorientée à perdre de vue son identité de classe spécifique, et donc à se sentir au fond impuissante face à la situation mondiale de plus en plus grave est le résultat d'un certain nombre de facteurs entremêlés. Au niveau le plus fondamental - et c'est un facteur que les révolutionnaires ont toujours eu tendance à sous-estimer, précisément parce qu'il est si basique - se trouve la position première de la classe ouvrière en tant que classe exploitée subissant tout le poids de l'idéologie dominante. En plus de ce facteur "invariant" dans la vie de la classe ouvrière, il y a l'effet dramatique du 20e siècle - la défaite de la vague révolutionnaire, la longue nuit de la contre-révolution, et la quasi-disparition du mouvement politique prolétarien organisé pendant cette période. Ces facteurs, par leur nature même, restent extrêmement puissants pendant la phase de décomposition, en fait même ils renforcent tous deux leur influence négative et sont eux-mêmes renforcés par celle-ci. C'est particulièrement clair avec les campagnes anti-communistes : elles dérivent historiquement de l'expérience de la contre-révolution stalinienne qui, la première, a établi le grand mensonge selon lequel le stalinisme équivaut au communisme. Mais l'effondrement du stalinisme - produit par excellence de la décomposition - est ensuite utilisé par la bourgeoisie pour renforcer encore plus le message selon lequel il ne peut y avoir d'alternative au capitalisme, et que la guerre de classe est terminée.
Cependant, afin de comprendre les difficultés particulières que rencontre la classe ouvrière dans cette phase, il est nécessaire de se centrer sur les effets plus spécifiques de la décomposition sur la lutte de classe. Sans entrer dans les détails puisque nous avons déjà écrit beaucoup d'autres textes sur ce problème, nous pouvons dire que ces effets opèrent à deux niveaux : le premier sont les effets matériels, réels du processus de décomposition, le second est la manière dont la classe dominante utilise ces effets pour accentuer la désorientation de la classe exploitée. Quelques exemples :
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le processus de désintégration apporté par un chômage massif et prolongé, en particulier parmi les jeunes, par l'éclatement des concentrations ouvrières traditionnellement combatives de la classe ouvrière dans le c?ur industriel, tout cela renforce l'atomisation et la concurrence entre les ouvriers. Ce processus objectif directement lié à la crise économique est ensuite renforcé par les campagnes sur "la société post-industrielle" et la disparition du prolétariat. Ce dernier processus en particulier a été décrit par divers éléments du milieu prolétarien ou du marais comme une "recomposition" du prolétariat ; en fait, une telle terminologie, tout comme la tendance à considérer la mondialisation comme un nouveau stade du développement du capitalisme, provient d'une sérieuse sous-estimation des dangers auxquels la classe ouvrière est confrontée. La fragmentation de l'identité de classe dont nous avons été témoins durant la dernière décennie en particulier ne constitue en aucune façon une avancée mais est une claire manifestation de la décomposition qui comporte de profonds dangers pour la classe ouvrière.
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Les guerres qui prolifèrent à la périphérie du système et qui se sont rapprochées du c?ur du capital sont évidemment une expression directe du processus de décomposition et contiennent une menace directe contre le prolétariat de ces régions qui sont dévastées et par le poison idéologique déversé sur les ouvriers mobilisés dans ces conflits : la situation au Moyen Orient témoigne amplement de ce dernier aspect en particulier. Mais la classe dominante des principaux centres du capital utilise aussi ces conflits - pas seulement pour développer ses propres intérêts impérialistes mais aussi pour augmenter ses assauts contre la conscience des principaux bataillons prolétariens, aggravant le sentiment d'impuissance, de dépendance envers l'Etat "humanitaire" et "démocratique" pour résoudre les problèmes mondiaux, etc.
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Un autre exemple important est le processus de "gangstérisation" qui a pris beaucoup d'ampleur durant la dernière décennie. Ce processus englobe à la fois les plus hauts échelons de la classe dominante - la mafia russe étant une caricature d'un phénomène plus vaste - et les couches les plus basses de la société, y compris une proportion considérable de la jeunesse prolétarienne. Qu'on regarde des pays comme la Sierra Leone où les rivalités de gangs s'inscrivent dans un conflit inter-impérialiste ou le centre des villes de pays plus développés où les bandes de rue semblent offrir la seule "communauté" et même la seule source de vie aux secteurs les plus marginalisés de la société. En même temps, la classe dominante tout en utilisant ces bandes pour organiser le côté "illicite" de son commerce (de drogues, d'armes, etc.) n'hésite pas à "emballer" l'idéologie de "bande" à travers la musique, le cinéma ou la mode, la cultivant comme une sorte de fausse rébellion qui oblitère toute signification d'appartenance à une classe pour exalter l'identité de la bande, que cette dernière se définisse en termes locaux, raciaux, religieux ou autre.
On pourrait donner d'autres exemples : ici la question est de souligner la portée et l'impact considérables des forces qui agissent actuellement comme contrepoids à ce que le prolétariat "se constitue lui-même en tant que classe". Néanmoins, contre toutes ces pressions, contre toutes les forces qui proclament que le prolétariat est mort et enterré, les révolutionnaires doivent continuer d'affirmer que la classe ouvrière n'a pas disparu, que le capitalisme ne peut pas exister sans le prolétariat, et que le prolétariat ne peut pas exister sans lutter contre le capital. Pour un communiste, c'est élémentaire. Mais la spécificité du CCI, c'est qu'il est prêt à s'engager dans une analyse du cours historique et du rapport de forces global entre les classes. Et ici, il faut affirmer que le prolétariat mondial au début du 21e siècle, malgré toutes les difficultés auxquelles il s'affronte, n'a pas dit son dernier mot, représente toujours l'unique barrière au plein développement de la barbarie capitaliste et contient toujours en lui-même la potentialité de lancer des confrontations de classe massives au c?ur du système.
Il ne s'agit pas d'une foi aveugle, ni d'une vérité éternelle ; nous n'excluons pas la possibilité que nous puissions dans le futur réviser notre analyse et reconnaître qu'un changement fondamental dans ce rapport a eu lieu au détriment du prolétariat. Nos arguments se basent sur une observation constante des processus au sein de la société bourgeoise qui nous a menés à conclure :
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que malgré les coups portés à sa conscience pendant la dernière décennie, la classe ouvrière conserve d'énormes réserves de combativité qui ont fait surface dans un nombre considérable de mouvements pendant cette période. C'est d'une importance vitale parce que même s'il ne faut pas confondre combativité et conscience, le développement de la résistance ouverte aux attaques du capital constitue dans les conditions d'aujourd'hui une condition plus cruciale que jamais pour que le prolétariat redécouvre son identité en tant que classe ce qui est une précondition à une évolution plus générale de la conscience de classe,
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qu'un processus de maturation souterraine s'est poursuivi et s'exprime entre autres par l'émergence "d'éléments en recherche" dans le monde entier, une minorité croissance qui se pose sérieusement des questions sur le système existant et est à la recherche d'une alternative révolutionnaire. Ces éléments gravitent en grande partie dans le marais, autour de diverses expressions d'anarchisme etc. Le récent développement de protestations "anticapitalistes" - tout en étant sans aucun doute manipulées et exploitées par la classe dominante - exprime aussi un développement massif du marais, cette zone toujours mouvante de transition entre la politique de la bourgeoisie et celle de la classe ouvrière. Mais plus significatif encore dans la période la plus récente, c'est l'expansion considérable d'un nombre d'éléments qui se relient directement aux groupes révolutionnaires, en particulier au CCI et au BIPR. Cet influx d'éléments qui vont plus loin que le vague questionnement du marais et cherchent une cohérence communiste authentique, constitue la partie visible de l'iceberg, l'expression d'un processus plus profond et plus étendu au sein du prolétariat dans son ensemble. Leur arrivée sur la scène aura un effet considérable sur le milieu prolétarien existant, transformant sa physionomie et le contraignant à rompre avec ses habitudes sectaires établies depuis longtemps.
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La permanence de la menace prolétarienne peut aussi se mesurer, dans une certaine mesure, "en négatif" - en examinant les politiques et les campagnes de la bourgeoisie. Nous pouvons voir cela à différents niveaux - idéologique, économique et militaire. Au niveau idéologique, la campagne sur "l'anticapitalisme" est un bon exemple. Plus tôt dans la décennie, les campagnes de la bourgeoisie visaient à accentuer le désarroi d'une classe qui avait été frappée récemment par l'effondrement du bloc de l'Est, et les thèmes en étaient ouvertement bourgeois : la campagne Dutroux par exemple était entièrement axée sur la démocratie. L'insistance d'aujourd'hui sur "l'anticapitalisme" est au contraire une expression de l'usure de la mystification sur le "triomphe du capitalisme", de la nécessité que le capitalisme récupère et dévoie le potentiel d'un questionnement réel au sein de la classe ouvrière. Le fait que les protestations anticapitalistes n'aient mobilisé les ouvriers que d'une façon marginale ne diminue pas leur impact idéologique général. On pourrait dire la même chose de la tactique de la gauche au gouvernement. Bien que la plus grande partie de l'idéologie des gouvernements de gauche dérive directement des campagnes sur la faillite du socialisme et la nécessité d'une nouvelle et troisième voie pour le futur, ces gouvernements ont été dans une grande mesure mis en place pas seulement pour maintenir la désorientation existante de la classe ouvrière mais comme mesure de précaution pour l'empêcher de relever la tête, pour donner (vent) à tous les mécontentements qui se sont accumulés dans ses rangs pendant dix ans.
Au niveau économique, nous avons montré ailleurs que la bourgeoisie des grands centres continuera d'utiliser tous les moyens à sa disposition pour empêcher l'économie de s'effondrer, de "s'ajuster" à son niveau réel. La logique derrière est à la fois économique et sociale. Elle est économique dans le sens où la bourgeoisie doit à tous prix continuer à faire tourner son économie et même maintenir ses propres illusions sur les perspectives d'expansion et de prospérité. Mais elle est aussi sociale dans le sens où la classe dominante vit toujours dans la terreur qu'un plongeon dramatique de l'économie ne provoque des réactions massives du prolétariat qui serait capable de voir plus clairement la banqueroute réelle du mode de production capitaliste.
De façon peut-être encore plus importante, dans tous les conflits militaires majeurs impliquant les puissances impérialistes, centrales pendant cette dernière décennie (les conflits du Golfe, des Balkans, d'Afrique), nous avons assisté à une grande prudence de la classe dominante, à sa répugnance à utiliser d'autres hommes que des soldats professionnels dans ces opérations, et même dans ce cas, à son hésitation à risquer la vie de ces soldats de peur de provoquer des réactions "au retour au pays".
Il est certainement significatif qu'avec le bombardement de la Serbie par l'OTAN, la guerre impérialiste a accompli un nouveau pas vers le c?ur du système. Mais la Serbie n'est pas l'Europe occidentale. Il n'est pas du tout évident aujourd'hui que la classe ouvrière des grands pays industriels soit prête à marcher derrière les drapeaux nationaux, à s'enrôler dans des conflits impérialistes majeurs (et même dans un pays comme la Serbie, on a vu les limites du sacrifice même si le mécontentement massif y a été dévoyé en cirque démocratique). Le capitalisme est toujours contraint de masquer ses divisions impérialistes derrière une façade d'alliances pour une intervention humanitaire. Cela révèle en partie l'incapacité des puissances secondaires à défier la domination américaine comme nous l'avons vu, mais cela exprime aussi le fait que le système n'a pas de base idéologique sérieuse pour cimenter de nouveaux blocs impérialistes - un fait qu'ignorent totalement les groupes prolétariens qui réduisent l'essence de tels blocs à une fonction économique. Les blocs impérialistes ont une fonction plus militaire qu'économique, mais pour agir au niveau militaire, il faut aussi qu'ils soient idéologiques. Pour le moment il est impossible de voir quels thèmes idéologiques pourraient être utilisés pour justifier la guerre entre les principales puissances impérialistes aujourd'hui - elles ont toutes la même idéologie démocratique et aucune ne peut pointer le doigt contre un "Empire du mal" qui représenterait la menace numéro un à son mode de vie : l'anti-américanisme encouragé dans un pays comme la France n'est qu'un pâle reflet des idéologies passées d'antifascisme et d'anti-communisme. Nous avons dit que le capitalisme devait toujours infliger une défaite majeure et ouverte à la classe ouvrière des pays avancées avant de pouvoir créer les conditions pour la mobiliser directement dans une guerre mondiale. Mais il y a beaucoup de raisons de penser que ceci s'applique également à des conflits limités entre des blocs en formation qui prépareraient le terrain à un conflit plus généralisé. C'est une réelle expression du poids "négatif" d'un prolétariat non défait sur l'évolution de la société capitaliste.
Nous avons évidemment reconnu que dans le contexte de la décomposition, le prolétariat pourrait être englouti sans une telle défaite frontale et sans une guerre majeure entre les puissances centrales. Il pourrait succomber à l'avancée de la barbarie dans les pays centraux, un processus d'effondrement social, économique et écologique comparable mais encore plus cauchemardesque que ce qui a déjà commencé à arriver dans des pays tels que le Rwanda ou le Congo. Mais bien que plus insidieux un tel processus ne serait pas invisible et nous en sommes encore loin - ce fait s'exprime lui aussi "en négatif" dans les récentes campagnes sur les "demandeurs d'asile" qui se basent dans une grande mesure sur la reconnaissance que l'Europe occidentale et l'Amérique du Nord restent des oasis de prospérité et de stabilité par rapport aux parties d'Europe de l'est et du tiers-monde les plus affectées par les horreurs de la décomposition.
On peut donc dire sans hésitation que le fait que le prolétariat n'ait pas été défait dans les pays avancés continue de constituer une barrière au plein déchaînement de la barbarie dans les centres du capital mondial.
Mais pas seulement : le développement de la crise économique mondiale décape lentement l'illusion qu'un brillant avenir se profile - un futur fondé sur la "nouvelle économie" où tout le monde serait dépositaire d'enjeux. Cette illusion s'évaporera encore plus quand la bourgeoisie sera contrainte de centraliser et d'approfondir des attaques contre les conditions de vie de la classe ouvrière afin de "s'ajuster" à l'état réel de son économie. Et bien que nous soyons encore loin d'une lutte ouvertement politique contre le capitalisme, nous ne sommes probablement pas très loin d'une série de luttes défensives dures et même à grande échelle quand le mécontentement du prolétariat qui couve prendra la forme d'une combativité directe. Et c'est dans ces luttes que les graines d'une politisation future pourront être semées. Il va sans dire que l'intervention des révolutionnaire sera un élément clé de ce processus.
C'est donc en reconnaissant de façon claire et sobre les difficultés et les dangers terribles qui font face à notre classe que les révolutionnaires peuvent continuer à affirmer leur confiance : le cours historique ne s'est pas tourné contre nous. La perspective de confrontations de classe massives reste devant nous et continuera à déterminer notre activité présente et future.
Décembre 2000