Soumis par Revue Internationale le
Le 24 février 2022, la Russie a lancé une "opération spéciale" contre l'Ukraine, qui se voulait être un Blitzkrieg[1] à partir du nord et de l'est, avec l'intention de changer le gouvernement de Kiev et d'occuper le Donbass, Zaporijjia et Kherson. En réponse, l'État ukrainien a déclaré la mobilisation militaire de la population et une campagne démocratique a été lancée parmi les grandes puissances occidentales pour soutenir la défense de l'Ukraine. Tout cela laissait penser qu'il ne s'agissait que d'une opération "limitée", comme l'occupation de la Crimée en 2014.
Aujourd'hui, en revanche, la situation ressemble davantage à ce que Rosa Luxemburg décrivait au début de sa brochure de Junius sur la Première Guerre mondiale :
- "L'allégresse bruyante des jeunes filles courant le long des convois ne fait plus d'escorte aux trains de réservistes et ces derniers ne saluent plus la foule en se penchant depuis les fenêtres de leur wagon, un sourire joyeux aux lèvres …. La chair à canon, embarquée en août et septembre toute gorgée de patriotisme, pourrit maintenant en Belgique, dans les Vosges, en Mazurie ... Des villes se métamorphosent en monceaux de décombres, des villages en cimetières, des régions entières en déserts, des populations entières en troupes de mendiants, des églises en écuries.... Souillée, déshonorée, pataugeant dans le sang, couverte de crasse ; voilà comment se présente la société bourgeoise, voilà ce qu'elle est".
La guerre d'Ukraine présente les caractéristiques de la guerre impérialiste dans la décadence du capitalisme, et en particulier dans sa période de décomposition.
La guerre tend à devenir permanente et exprime ainsi la tendance de la guerre à devenir le mode de vie du capitalisme.
Depuis la Première Guerre mondiale (4 ans), et surtout après la Seconde Guerre mondiale (5 ans), la guerre n'a pas cessé, causant globalement bien plus de morts et de destructions que lors des deux guerres mondiales : Guerre de Corée (3 ans ; bien qu'elle ait été faussement arrêtée par un armistice signifiant une suspension provisoire et non un renoncement à la guerre) ; Vietnam (20 ans) ; Iran-Irak (8 ans) ; Afghanistan (20 ans) ; guerre d'Irak (8 ans) ; guerre d'Angola (13 ans) ; 1ère et 2ème guerre du Congo (1 an et 5 ans)... Aujourd'hui, on estime à 183 le nombre de conflits armés dans le monde depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.
La guerre en Ukraine dure depuis près de deux ans[2] et se trouve aujourd'hui dans un état de stagnation après l'échec de la contre-offensive ukrainienne, ce qui ne peut être que le prélude à une nouvelle escalade. En effet, depuis l'occupation russe de la Crimée en 2014, la guerre à Donetsk n'a pas cessé. Mais au-delà, à travers le clash entre l'extension de l'OTAN jusqu’aux portes de Moscou et la résistance de la Fédération de Russie à cette pression, la confrontation pose les bases pour une persistance et une escalade des combats : "L'Ukraine a développé une puissance de combat impressionnante avec des dizaines de milliards de dollars d'aide, un entraînement poussé et un soutien en matière de renseignement de la part de l'Occident. Les forces armées ukrainiennes seront en mesure de mettre en péril toute zone occupée par les Russes. En outre, Kiev conservera la capacité d'attaquer la Russie elle-même, comme cela a été constamment démontré au cours de l'année écoulée. Bien entendu, l'armée russe a également la capacité de menacer la sécurité de l'Ukraine. Bien que leurs forces armées aient subi d'importantes pertes humaines et matérielles dont il leur faudra des années pour se remettre, leurs capacités restent redoutables. Et comme elles l'ont démontré quotidiennement, même dans leur état déplorable actuel, elles peuvent encore causer des morts et des destructions considérables aux militaires et à la population civile ukrainiens"[3].
La guerre en Ukraine confirme également la tendance à une plus grande implication directe des pays centraux du capitalisme dans la guerre impérialiste. En effet, cette guerre signifie le nouveau retour de la guerre en Europe depuis 1945, déjà à l’œuvre à travers la guerre des Balkans dans les années 1990. Elle oppose en outre les deux plus grands pays d'Europe en termes de taille, dont la deuxième puissance nucléaire mondiale.
De plus, cette guerre implique directement les grandes puissances européennes[4] et américaines, qui participent à son financement et à l'envoi d'armes et de formations militaires[5] . Il n'est donc pas surprenant que cette guerre fasse planer le spectre d'une guerre mondiale :
- "Avant l'invasion russe, beaucoup pensaient que les guerres entre grandes puissances du XXIe siècle, si elles devaient avoir lieu, ne ressembleraient pas à celles du passé. Elles seraient menées à l'aide d'une nouvelle génération de technologies avancées, y compris des systèmes d'armes autonomes. Elles se dérouleraient dans l'espace et le cyberespace ; la présence de soldats sur les lignes de front n'aurait probablement pas beaucoup d'importance. Au lieu de cela, l'Occident a dû admettre qu'il s'agissait d'une nouvelle guerre entre États sur le sol européen, menée par de grandes armées sur des territoires de plusieurs kilomètres carrés. Et ce n'est là qu'une des nombreuses façons dont l'invasion de la Russie rappelle les deux guerres mondiales. Comme ces dernières, celle-ci a été alimentée par le nationalisme et des attentes irréalistes quant à la facilité avec laquelle il serait possible de submerger l'ennemi. Les combats se sont déroulés à la fois dans les zones civiles et sur les lignes de front, ravageant les villes et faisant fuir les populations. La guerre a consommé d'énormes ressources et les gouvernements concernés ont été contraints de faire appel à des conscrits et, dans le cas de la Russie, à des mercenaires. Le conflit a conduit à la recherche d'armes nouvelles et plus meurtrières et comporte un risque d'escalade dangereuse. Cette situation est également ressentie dans de nombreux autres pays"[6].
Une guerre totale
Une autre caractéristique des guerres en décadence (et d’autant plus dans la phase finale actuelle de décomposition) est qu'elles nécessitent la mobilisation de toutes les ressources de la nation et l'enrôlement de toute la population au front ou à l'arrière. Les médias ont insisté sur le fait qu'en Russie comme en Ukraine, pendant que la guerre se déroulait sur le front, la vie à l'arrière se poursuivait normalement à Moscou ou à Kiev. Ce n'est qu’une demi-vérité. Il est vrai que, notamment en Russie, ce sont principalement des mercenaires Wagner et les Kadyrovtsi qui ont été envoyés au front[7] , et que la conscription a pour l'instant soigneusement évité les lieux de fortes concentrations du prolétariat : "Le Kremlin a eu recours de manière disproportionnée au recrutement de soldats dans les régions les plus pauvres de Russie, composées d'une large population de minorités ethniques, y compris celles provenant de républiques autrefois rebelles telles que la Tchétchénie, et de provinces telles que la Bouriatie et le Touva. À Touva, par exemple, un adulte sur 3.300 est mort en combattant en Ukraine (par rapport à Moscou, où le chiffre est de 1 sur 480.000 adultes)" [8].
Il est vrai aussi qu'il est nécessaire, autant que possible, de maintenir la production: par exemple en Ukraine, les entreprises ont le droit de "sauver" de la conscription jusqu'à 50% de leurs cadres et travailleurs qualifiés (en contrepartie, elles facilitent le recrutement des autres 50% en les menaçant de licenciement) et que les deux gouvernements ont intérêt à maintenir un semblant de "normalité" à l'arrière.
Mais la guerre se caractérise surtout comme une guerre totale, la barbarie fait rage sur les lignes de front et dans la population civile. Dès le premier jour de la guerre, Zelenski a interdit aux hommes adultes en âge de combattre de quitter le pays, ce qui n'a pas empêché des centaines de milliers d’entr’eux d’accompagner les 8 millions de réfugiés ukrainiens à l’étranger et des dizaines de milliers de fuir clandestinement la mobilisation. En Russie aussi, depuis la mobilisation partielle de septembre 2022, le gouvernement peut enrôler tout citoyen en âge de se battre, ce qui a immédiatement conduit à ce qu'environ 700.000 hommes ont fui le pays, et sans doute davantage par la suite.
Sur la ligne de front, "les agences de renseignement occidentales ont estimé qu'au cours de certains des combats les plus violents, la Russie a enregistré une moyenne de plus de 800 morts et blessés par jour, et les responsables ukrainiens ont reconnu des pics de 200 à 500 victimes par jour du côté ukrainien. La Russie a déjà perdu plus de soldats dans cette guerre qu'en dix ans de combats en Afghanistan"[9].
Selon des sources officielles américaines, le New York Times a estimé à la mi-août de cette année le nombre de morts, de blessés et de mutilés dans la guerre à environ 500.000 dont 70.000 morts et 120.000 blessés graves du côté ukrainien[10] , où l'on dispose de plus de données fiables. Selon des sources ukrainiennes, les troupes russes sont réapprovisionnées par des condamnés libérés qui ont fait l'objet d'un chantage à la guerre. Les officiers les méprisent et les envoient mourir sur la ligne de front sans s'occuper des blessés, et encore moins des morts.
Quant à la population civile, depuis le premier assaut russe, des charniers de meurtres et de tortures ont été découverts dans la banlieue de Kiev, puis à Bucha, avec des preuves de centaines d'exécutions sommaires, de viols de femmes et d'enfants, qui ont été exposés comme propagande de guerre antirusse. Les bombardements incessants détruisent les maisons et les infrastructures minimales des populations et font un nombre incessant de victimes. Des villes entières, comme Marioupol, ont été complètement détruites. La pluie de missiles ne s'arrête pas, non seulement sur le front oriental, mais aussi à Kiev. Des gares (Kramatorsk -avril 2022-), des cafés et des restaurants, des hôpitaux, des maternités, des centrales électriques et même des centrales nucléaires comme Zaporijjia ont été gravement menacés.
Chaque jour, les deux camps tirent des dizaines de milliers d'obus[11] , semant la terreur et la destruction lorsqu'ils explosent, mais aussi lorsqu'ils n'explosent pas, car ils restent une menace qui peut continuer à tuer et à mutiler. Les bombes à fragmentation fournies par les États-Unis ces derniers mois, comme leur nom l'indique, explosent en même temps qu'elles ensemencent toute la zone d'explosifs. L'Ukraine est aujourd'hui l'un des pays où l'on trouve le plus de mines terrestres au monde : des mines anti-personnelles et antichars, qui explosent lorsqu'on marche dessus, mais aussi au passage des voitures ou des bus de personnes en fuite. Les troupes russes en retraite posent des mines sur tous les terrains et tendent des pièges en laissant des explosifs sur les cadavres dans les maisons abandonnées, et l'armée ukrainienne mine la ligne de front pour empêcher les Russes d'avancer. Les mines sont larguées par des missiles ou des drones, partout :
"Quelques 174.000 kilomètres carrés de l'Ukraine sont soupçonnés d'être contaminés par des mines et des munitions non explosées. Il s'agit d'une zone de la taille de la Floride, soit environ 30 % du territoire ukrainien. Cette estimation tient compte des zones occupées par la Russie depuis son invasion totale, ainsi que des zones reconquises depuis la région de Kharkov à l'est jusqu'à la périphérie de Kiev, comme Bucha. Selon Human Rights Watch, des mines ont été recensées dans 11 des 27 régions de l'Ukraine[12].
Sans parler des conséquences écologiques de la guerre, que nous avons déjà évoquées : "Des usines chimiques ont été bombardées dans un pays particulièrement vulnérable. L'Ukraine occupe 6 % du territoire européen, mais contient 35% de sa biodiversité, avec quelque 150 espèces protégées et de nombreuses zones humides"[13].
C'est l'image qu'ont récemment donnée les journalistes de Kryvyi Rih, une importante concentration industrielle située près de Zaporijjia, la 7e ville du pays : "Les files d'attente devant les bureaux de recrutement ont disparu. Aujourd'hui, tout le monde sait ce qu'est la vie quotidienne d'un soldat. Il n'est plus rare de croiser des soldats mutilés par la guerre aux abords des gares routières des villes moyennes"[14].
Mais la principale victime de la guerre est la classe ouvrière. Les familles des travailleurs sont bombardées à l'arrière et ils sont recrutés dans les usines pour aller au front, soumis à un chantage au licenciement, un peu comme les bagnards russes. Mais en plus, une fois mobilisés, ils perdent leur salaire, qu'ils échangent contre la maigre solde de 500 euros mensuels octroyée aux soldats sur le front. De plus, l'État a abandonné l'assurance pour les blessés et les mutilés. Pour ceux qui restent au travail, la Rada (parlement ukrainien) a approuvé en juillet 2022 la suspension de la plupart des lois régissant le code du travail, attribuant arbitrairement une liberté de négociation salariale et les licenciements aux directions d’entreprises.
L'économie au service de la guerre
Dans les guerres impérialistes de la décadence (et aussi bien entendu dans sa phase finale actuelle de décomposition), la guerre n'est pas au service de l'économie, contrairement à la période ascendante de l'expansion capitaliste au 19e siècle, où les guerres coloniales permettaient l'expansion mondiale du capitalisme, ou encore lorsque les guerres nationales fournissaient un cadre au développement capitaliste. Dans la période présente, l'économie est au service de la guerre[15] et cela se confirme dans la guerre d'Ukraine, à commencer par la Russie.
Dans son interview de fin d'année, M. Poutine s'est vanté d'une augmentation de 3,5% de la production en Russie, mais ce chiffre ne fait que refléter en grande partie l'augmentation de la production de guerre :
- "Le Kremlin jette le mobilier de la maison par la fenêtre en augmentant son budget militaire de 68% d'ici à 2024. L'industrie de la défense s'apprête à rapidement approvisionner la ligne de front. Une enquête du média ukrainien Skhemy, basée sur des observations satellitaires, montre la construction ou l'expansion de plusieurs usines clés du système militaro-industriel russe. Dans le secteur aéronautique, il s'agit de l'usine Gorbunov de Kazan (production de bombardiers Tu-16, Tu-22 et TU-160), de l'usine d'Irkoutsk (chasseurs Su-30) et de l'usine d'Ekaterinbourg (moteurs et boîtes de vitesse pour les hélicoptères militaires Mi-24 et Ka-52). D'autres, spécialisées dans le génie mécanique à Doubna (missiles Kh-22, Kh-55 et Kh-101) et Kronstadt (drones militaires Orion et Helios), ainsi que Kalashnikov (munitions pour maraudeurs Zala, Lancet et Italmas), ont également développé leurs installations industrielles".[16]
Les revenus de la population ont baissé de 10% au cours de la dernière décennie, selon les chiffres officiels, et la situation économique du pays rappelle celle de l'URSS stalinienne au moment de l'effondrement du bloc de l'Est, dont la stagnation et le retard économiques furent précisément une cause majeure :
- "L'économie du pays est stagnante, avec peu de sources de valeur autres que l'extraction et l'exportation de ressources naturelles. L'ensemble du système est gangrené par la corruption et dominé par des entreprises publiques ou contrôlées par l'État, toutes inefficaces, et les sanctions internationales limitent l'accès aux capitaux et à la technologie. La Russie a du mal à développer, à retenir et à attirer les talents ; l'État ne finance pas suffisamment la recherche scientifique et la mauvaise gestion bureaucratique entrave l'innovation technologique. En conséquence, la Russie accuse un retard important par rapport aux États-Unis et à la Chine sur la plupart des indicateurs de développement scientifique et technologique. Les dépenses militaires ont stagné au cours des quatre dernières années et la population devrait diminuer de dix millions de personnes d'ici à 2050. [17]"
La guerre a également eu un impact majeur sur les économies des grandes puissances européennes. Les Etats-Unis ont utilisé la guerre, qu'ils ont contribué à déclencher, non seulement pour "saigner" la Russie et rendre plus difficile une éventuelle alliance avec la Chine[18] , mais aussi pour imposer aux puissances européennes leur politique de sanctions à l'égard de la Fédération de Russie et de financement de la guerre en Ukraine.
Jusqu'à présent, nous avons dressé le bilan de presque deux ans de cette guerre sans différencier les caractéristiques des guerres en décadence ou de leur dernière phase de décomposition ; mais à ce stade, il existe une différence importante à pointer, à savoir la tendance au "chacun pour soi", la difficulté des États-Unis à imposer une discipline à leurs alliés et, dans le même temps, l'impossibilité pour ces derniers de se libérer de la tutelle américaine, et donc l'impossibilité de consolider un bloc impérialiste. Ce que les médias appellent l'"Occident", par opposition au "Global South", n'est pas la continuation de ce que fut le bloc américain face au bloc de l'Est pendant la guerre froide, mais un jeu de dupes où chacun défend ses intérêts contre les autres ; ce n’est rien de moins que ce qui se passe en réalité aussi dans le "Global South".
Au début de la guerre, la France et l'Allemagne en particulier ont essayé de maintenir un dialogue avec Poutine et de se soustraire à la politique américaine consistant à entraîner le Kremlin dans une guerre à l’usure ; mais en fin de compte, ils ont dû se conformer aux sanctions et au financement de la guerre. Au total, le montant dépensé par l'UE pour l'aide militaire à la seule Ukraine est estimé à 5 milliards d'euros. Macron a dû passer d'une affirmation de "mort cérébrale" de l'OTAN à une contribution d'environ 3 milliards d'euros pour financer la guerre et envoyer des armes à l'Ukraine, non sans résistance, car son aide militaire se situe au cinquième rang, même derrière la Finlande ou la Slovaquie.
Mais c'est sans aucun doute pour l'Allemagne que les sanctions et la guerre ont eu le plus d'impact : "Avant l'invasion de l'Ukraine, l'Europe importait 45% de son gaz de Russie, l'Allemagne ayant particulièrement résisté à des décennies d'avertissements américains selon lesquels une telle dépendance à l'égard d'une seule puissance idéologiquement hostile était une folie. Comme on pouvait s'y attendre, une fois la guerre commencée, Vladimir Poutine a eu recours à l'approvisionnement en gaz comme arme de guerre. À partir de juin 2022, les livraisons de gaz via Nord Stream-1, le gazoduc de 1.200 km reliant la côte russe près de Saint-Pétersbourg au nord-est de l'Allemagne, ont été réduites à 40% de la normale. En juillet, l'approvisionnement avait encore baissé, à 20%. Gazprom a mis en cause "la maintenance de routine et les équipements défectueux". À la fin du mois d'août, alors que les prix du gaz montaient en flèche, NordStream-1 ne transportait plus du tout de gaz[19]". À cela s'ajoute le sabotage de NordStream-2, d'abord sur le plan politique par l'UE, puis en le faisant exploser[20]. L'Allemagne a dû réorganiser ses sources d'énergie avec des menaces de rationnement. En représailles, Scholz a déclaré un Zitenwenden (changement d'époque) dans la politique de sécurité du pays, ce qui signifie une politique de réarmement intensif. Cette politique est suivie par tous les pays de l'UE avec une augmentation de 30% des dépenses de défense à partir de février 2022.
Pour leur part, les États-Unis ont dépensé environ 250 milliards de dollars dans le monde pour l'armement et le financement de la guerre, et l'administration Biden tente actuellement d'économiser à tout prix un budget de 60 milliards de dollars supplémentaires. Néanmoins, l'État américain a bénéficié économiquement des sanctions et des coupures d'énergie qui lui ont permis d’exporter ses propres ressources.
Au niveau international, le blocus des exportations de céréales de l'Ukraine (l'un des quatre principaux producteurs de céréales au monde) et du trafic maritime dans la mer Noire ont provoqué des famines en Afrique et, avec les dépenses d'armement et d'autres dépenses improductives, ont contribué à la hausse de l'inflation, en particulier des prix des denrées alimentaires. Tout cela, en plus de la hausse des prix de l'énergie et de l'augmentation considérable des budgets militaires, est répercuté sur les travailleurs sous la forme de sacrifices et d'une nette détérioration des conditions de vie qui leur sont imposées.
L'irrationalité de la guerre en période de décomposition
Les groupes du milieu politique prolétarien de tradition bordiguiste (les différents Partis Communistes Internationalistes) et daméniste (la Tendance Communiste Internationaliste) défendent que la guerre impérialiste permet le début d'un nouveau cycle d'accumulation ; la Gauche communiste de France, dont nous nous réclamons, avait pourtant tiré à la fin de la Seconde Guerre mondiale la conclusion que, dans la décadence du capitalisme, la guerre ne débouche que sur la destruction des forces productives :
- "La guerre a été le moyen indispensable pour le capitalisme d'ouvrir les possibilités de développement ultérieur, à une époque où ces possibilités existaient et ne pouvaient être ouvertes qu'au moyen de la violence. De même, l'effondrement du monde capitaliste, ayant historiquement épuisé toutes les possibilités de développement, trouve dans la guerre moderne, la guerre impérialiste, l'expression de cet effondrement qui, sans ouvrir aucune possibilité de développement ultérieur pour la production, ne fait qu'engloutir les forces productives dans l'abîme et accumuler ruine sur ruine à un rythme accéléré."[21]
Et cette guerre en est la pleine confirmation :
- "Aujourd'hui, la guerre en Ukraine ne saurait avoir des objectifs directement économiques. Ni pour la Russie qui a déclenché les hostilités le 24 février 2022, ni pour les États-Unis qui, depuis plus de deux décennies, ont profité de l'affaiblissement de la Russie à la suite de l'effondrement de son empire en 1989 pour pousser l'extension de l'OTAN jusqu'aux frontières de ce pays. La Russie, si elle parvient à établir son contrôle sur de nouvelles portions de l'Ukraine, sera confrontée à des dépenses pharamineuses pour reconstruire des régions qu'elle est en train de ravager. Par ailleurs, à terme, les sanctions économiques qui se mettent en place de la part des pays occidentaux, vont affaiblir encore son économie déjà peu florissante. Du côté occidental, ces mêmes sanctions vont avoir un coût considérable également, sans compter l'aide militaire à l'Ukraine qui se chiffre déjà en dizaines de milliards de dollars. En réalité, la guerre actuelle constitue une nouvelle illustration des analyses du CCI pour ce qui concerne la question de la guerre dans la période de décadence du capitalisme et plus particulièrement dans la phase de décomposition qui constitue le point culminant de cette décadence".[22]
En effet, comme vient de le déclarer Poutine lui-même, "l'Ukraine est incapable de produire quoi que ce soit" ; en fait, l'économie ukrainienne était déjà très faible avant la guerre. Par exemple, après l'indépendance de l'URSS en 1991, la production a chuté de 60% et le PNB par habitant de 42% ; à l'exception précisément de l'Est - qui est maintenant le principal théâtre de la guerre - de Kiev et des oblasts du Nord, la principale production est agricole. Aujourd'hui, des infrastructures comme le pont de Crimée sont détruites, des villes entières sont en ruine, et dans certains lieux qui étaient d'importantes concentrations ouvrières, les usines ne produisent plus qu'à 25% de leur capacité.
La situation dans le secteur de la production et de la fourniture d'énergie est significative de l'état du pays. Quatre centrales nucléaires sont à l'arrêt et le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) estime à 10 milliards d'euros le coût des destructions dans ce seul secteur, ce qui a plongé 12 millions de personnes dans la pauvreté énergétique : "L'hiver dernier, l'Ukraine a souffert de pannes d'électricité et de coupures de chauffage dans tout le pays. Les hôpitaux ont été privés d'électricité ou ont dû recourir à leurs propres générateurs. En avril, la capacité de production d'électricité de l'Ukraine avait été réduite de 51 % par rapport à ce qu'elle était juste avant l'invasion russe, selon le PNUD des Nations unies"[23].
Il y a un manque de main-d'œuvre de base, notamment dans le domaine de la technologie et de la recherche, dont la plupart a fui le pays ou a été enrôlée sur le front : "De nombreux professeurs et étudiants de sexe masculin ont rejoint l'armée. Quelque 2.000 professeurs et chercheurs n'ont pas pu poursuivre leurs travaux. Dans certaines universités, 30% des professeurs sont partis à l'étranger ou à l'autre bout du pays. Soixante-trois institutions font état d'une pénurie de personnel enseignant"[24].
Dans ces conditions, il est difficile d'imaginer une reconstruction qui initierait un nouveau cycle d'accumulation, et encore moins dans la perspective d'une installation durable de la guerre en Ukraine. La guerre impérialiste dans la décadence du capitalisme présente déjà, en elle-même, cet aspect de destruction permanente comme mode de vie du capitalisme ; mais dans sa phase de décomposition, et particulièrement ces dernières années, cette irrationalité prend un caractère plus élevé, de terre brûlée, de la part des différentes parties impérialistes.
Ainsi, dans cette guerre, la Russie détruit les infrastructures et la production et est en train d’exterminer la population du territoire qu'elle revendique (le Donbass). Alors que l'un de ses principaux objectifs était d'empêcher la présence de l'OTAN aux portes de ses frontières, d'une part elle a poussé la Suède et la Finlande à présenter leur candidature pour la rejoindre, et d'autre part, au lieu de la "neutralité" de l'Ukraine, elle se trouve confrontée à un pays militarisé et armé jusqu'aux dents, doté de la technologie la plus moderne fournie par l'ensemble des pays de l'OTAN.
Les États-Unis, qui ont poussé Poutine à déclencher la guerre afin de "saigner la Russie à blanc" et d'affaiblir son éventuelle alliance avec la Chine, sont confrontés à la perspective d'accepter une possible défaite de l'Ukraine (soutenue par l'OTAN et en premier lieu par les États-Unis eux-mêmes), ce qui signifierait un affaiblissement de leur image en tant que première puissance mondiale auprès de ses alliés, ou d'entraîner une escalade de la guerre aux conséquences imprévisibles en cas d'implication directe de l'OTAN dans le conflit, ou de l'utilisation d'armes nucléaires. En même temps, au lieu que la guerre soit une démonstration de force qui aurait imposé une discipline à tous ses rivaux et aux puissances de deuxième et troisième ordre, les Etats-Unis sont confrontés à la guerre du Moyen-Orient, à l’attitude de défi d’Israël et à la possibilité de l'implication dans le conflit d'autres puissances régionales telles que l'Iran. Et si elle a pu pour l'instant imposer ses intérêts en Europe, les différentes puissances de l'UE ont entamé une course aux armements qui leur permettra peut-être un jour de résister à ces pressions. Cette situation n'échappe pas aux analystes américains :
- "Un conflit prolongé maintiendrait le risque d'escalade - soit le recours de la Russie aux armes nucléaires, soit une guerre entre l'OTAN et la Russie - à un niveau d'alerte élevé. L'Ukraine deviendrait complètement dépendante militairement et économiquement du soutien occidental, ce qui finirait par poser des problèmes budgétaires aux pays occidentaux et des problèmes de préparation à leurs armées. Les conséquences économiques mondiales persisteraient et les États-Unis seraient incapables de consacrer leurs ressources à d'autres priorités, tandis que la dépendance de la Russie à l'égard de la Chine s'accentuerait. Une longue guerre affaiblirait également la Russie, mais les avantages ne l'emportent pas sur les coûts"[25].
Sur le champ de bataille lui-même, cette tendance à l'irrationalité s'est exprimée dans la tendance à reproduire à petite échelle des sièges tels que Stalingrad pendant la Seconde Guerre mondiale ou Verdun pendant la Première Guerre mondiale[26], comme à Bakhmout ou Marioupol, où, sous prétexte de la valeur plus ou moins stratégique de la place, on procède à des destructions systématiques avec leur cortège de morts et de blessés (à Bakhmout, on estime à des centaines de milliers le nombre de blessés graves et à plus de 50.000 le nombre de tués).
La situation de la classe ouvrière
La classe ouvrière ukrainienne est très affaiblie par la désindustrialisation qui a suivi la désintégration de l'URSS et par le poids des campagnes idéologiques qui ont cherché à l'entraîner dans les luttes entre fractions de la bourgeoisie lors de la "révolution orange"[27] (2004), des protestations de l'Euromaïdan (fin 2013) et de la guerre de Crimée (2014). La déclaration de guerre de février n'a pas été combattue par des mobilisations de travailleurs, mais par la fuite massive de réfugiés. Bien qu'il y ait eu récemment des manifestations de femmes à Kiev appelant au retour des soldats du front, et que le gouvernement Zelenski ait de sérieuses difficultés à recruter des soldats, il ne faut pas s'attendre à une réponse des ouvriers à la guerre.
En ce qui concerne la Russie, malgré le black-out des informations, il semble que le prolétariat des principales concentrations industrielles souffre moins directement de la conscription et des bombardements, mais de plus en plus de l'intensification de l'exploitation et de la répression sur le lieu de travail, ainsi que de la perte de pouvoir d'achat. Sa réponse à la situation demeure pour le moment une inconnue ; mais ce qui est clair, d'après les faits jusqu'à présent, c'est qu'elle aura besoin d'un certain temps pour mûrir.
Il est donc déplacé d'attendre de la part du prolétariat de l'un ou l'autre des deux pays concernés une réponse qui mettrait fin à la guerre.
D'autre part, les luttes actuelles du prolétariat mondial dans les principaux pays ne sont pas non plus le produit d'une protestation contre la guerre. Le prolétariat mondial a pu arrêter la Première Guerre mondiale, mais sa lutte révolutionnaire en Russie et en Allemagne n'était pas directement le produit d'une réponse à la guerre, mais du développement de ses luttes revendicatives et de sa conscience face à l'effondrement du capitalisme. Dès que la bourgeoisie allemande a réussi à séparer la lutte contre la guerre de la lutte révolutionnaire à l'arrière, la paix a été utilisée contre la révolution.
Aujourd'hui les travailleurs des principaux pays, depuis l'été de la colère en Grande-Bretagne[28], ont entamé une dynamique de luttes pour la défense de leurs conditions de vie, qui s'est confirmée notamment par les luttes contre la réforme des retraites en France et les luttes aux Etats-Unis (automobile, santé, éducation, etc.). Les luttes se sont développées malgré la guerre en Ukraine, et l'implication de différents pays dans le financement et l'envoi d'armes pour la guerre commence à nourrir la réflexion sur le rapport entre sacrifices et guerre au sein du prolétariat.
Hic Rhodes
29.12.2023
[1] Blitzkrieg ; terme allemand désignant une campagne militaire rapide et énergique ayant pour objectif une victoire claire qui évite la possibilité d'une guerre totale (Wikipedia).
[2] Selon une étude de l'université d'Uppsala (Suède) basée sur les conflits entre 1946 et 2021, 26 % des guerres entre États se terminent en moins d'un mois, et 25% en un an ; mais elle montre aussi que si le conflit dure plus d'un an, il a tendance à s'éterniser pendant au moins une décennie.
[3] An Unwinnable War, article de Samuel Charap, (RAND Corporation), publié dans Foreign Affairs, juillet/août 2023. L’auteur a fait partie de l'équipe de planification politique du département d'État américain pendant l'administration Obama.
[4] "Le bloc a fourni une aide militaire à l'Ukraine - c'est la première fois que les institutions européennes fournissent directement une aide militaire (même létale) à un État, et met fin à sa réticence à s'impliquer militairement pour soutenir un État tiers en guerre" (« How the Ukraine war made the EU rethink everything », article publié dans The Guardian weekly, du 6 octobre 2023.
[5] 18 États membres de l'UE forment des soldats ukrainiens (selon The Guardian weekly, idem).
[6] How wars Don't End, article de Margaret MacMillan, professeur émérite d'histoire internationale à Oxford, publié dans Foreign Affairs, juillet/août 2023.
[7] Les soldats du dirigeant tchétchène Kadyrov
[8] The Treacherous Path to a Better Russia, article de Andrea Kendall-Taylor et Erica Frantz, paru dans Foreign Affairs juillet/août 2023. Andrea Kendall est attachée supérieure et directrice du programme de sécurité transatlantique au Center for a New American Security. De 2015 à 2018, elle a été responsable nationale adjointe du renseignement pour la Russie et l'Eurasie au National Intelligence Council, au sein de la direction des services fédéraux américains du renseignement. Erica Frantz est professeur associé de sciences politiques à l'université de l'État du Michigan.
[9] Voir note 3
[10] Loin du front, la société ukrainienne coupée en deux, Le Monde Diplomatique, Novembre 2023
[11] L'un des journalistes qui a assisté au siège de Marioupol jusqu'à la fin raconte qu'"à un moment donné, les gens ne savaient pas qui blâmer pour les bombardements, les Russes ou les Ukrainiens" (A harrowing film exposes the brutality of Russia's war in Ukraine, Vox-Voxmedia, à propos d'un documentaire sur la prise de Marioupol).
[12] "Il y a aujourd'hui plus de mines terrestres en Ukraine que presque partout ailleurs sur la planète", Vox (Voxmedia)
[13] Voir : La guerre d'Ukraine, un pas de géant vers la barbarie et le chaos général, Revue internationale 168. La citation est d'Iryna Stavchuk, ministre ukrainienne de l'environnement et des ressources naturelles, publiée dans "Les guerres contre nature", Le Monde 11 juin 2022.
[14] Voir note 7
[15] Voir : Rapport à la Conférence de la gauche communiste de France de juillet 1945, dans Il y a 50 ans : les véritables causes de la 2eme guerre mondiale, Revue internationale 59.
[16] L'industrie d'armement russe monte en puissance, Le Monde du 4 novembre 2023.
[17] The Myth of Russian decline, par Michael Kofman et Andrea Kendall-Taylor (Center for a New American Security), Foreign Affairs, novembre/décembre 2021.
[18] Voir : Signification et impact de la guerre en Ukraine ; Revue Internationale 169, 2022.
[19] Référence mentionnée dans la note 3
[20] Il est à présent avéré que ce sabotage était d'origine Ukrainienne, sans qu'il soit clairement établi si ce fut avec l'assentiment du gouvernement (cf. Le Figaro international)
[21] Voir note 15, Rapport sur la situation internationale, Gauche Communiste de France, juillet 1945, également cité dans "Militarisme et décomposition (mai 2022)". Revue internationale 168, 2022.
[22] Militarisme et décomposition, Revue internationale 168, mai 2022.
[23] L'Ukraine craint une nouvelle plongée dans le froid et l'obscurité, titre du Washington Post , mercredi 11 octobre 2023.
[24] Ukraine, le système éducatif fait front, article de Qubit, revue scientifique hongroise, publié dans Courrier International 1275, du 23 au 29 novembre 2023
[25] Voir note 2 : selon une étude de l'université d'Uppsala (Suède) basée sur les conflits de 1946 à 2021, 26% des guerres entre États se terminent en moins d'un mois, et 25% en un an ; mais elle montre aussi que si le conflit dure plus d'un an, il a tendance à s'éterniser pendant au moins une décennie
[26] L'expression "saigner à blanc", utilisée par Hillary Clinton pour désigner l'objectif des Etats-Unis vis-à-vis de la Russie dans cette guerre, a été utilisée par Erich von Falkenhayn, chef d'état-major allemand, lors du siège de la forteresse de Verdun pendant la Première Guerre mondiale face à la France, qu'il voulait contraindre à l'épuisement de ses forces. L'échec de l'offensive allemande s'est soldé par un carnage causant la perte de 750.000 hommes (tués, blessés et disparus) dont 143.000 tués allemands et 163.000 français.
[27] Élections aux Etats-Unis et en Ukraine - L'impasse croissante du capitalisme mondial ; Revue internationale 120, 1er trimestre 2005
[28] Les luttes de l'été 2022 en Grande-Bretagne, qui, sous le slogan "trop c'est trop", ont marqué une rupture avec 40 ans de passivité après la défaite des grèves de mineurs de 1983, ont été appelées l'été de la colère ; ce terme fait référence aux luttes de 1978-1979 qui étaient désignées du nom d'hiver du mécontentement.