Le communisme n'est pas un bel idéal, il est à l'ordre du ‎jour de l'histoire [9° partie]‎

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1924-28 : le Thermidor du capitalisme d'État stalinien

 

Pendant l'été 1927, en réponse à une série d'articles parus dans la Pravda qui rejette toute possibilité de "dégénérescence thermidorienne" de l'URSS, Trotsky défend la validité de cette analogie avec la révolution française, situation dans laquelle c'était une partie du parti jacobin qui était devenu lui-même le véhicule de la contre-révolution. Malgré les différences historiques entre les deux situations, Trotsky développe l'idée que le régime prolétarien isolé de la Russie peut succomber à une "restauration bourgeoise", non seulement à travers son renversement violent par les forces du capitalisme mais aussi de façon plus insidieuse et graduelle.

"Thermidor, écrit-il, constitue une forme spéciale de la contre-révolution menée à bien au cours de plusieurs épisodes, qui a utilisé, au début, des éléments du parti dominant en les regroupant et en les opposant les uns aux autres ". ("Thermidor", traduit de l'anglais par nous, publié dans The challenge of the Left Opposition 1926-27, PathfinderPress, 1980). Et il souligne que Lénine lui-même avait tout à fait accepté qu'un tel danger puisse exister en Russie : "Lénine ne pensait pas qu'on puisse exclure la possibilité que des changements économiques et culturels en direction d'une dégénérescence bourgeoise puisse avoir lieu sur une longue période, même avec les bolcheviks au pouvoir; cela pouvait arriver via l'assimilation politique et culturelle inconsciente d'une certaine couche du parti bolchevik à une autre couche d'éléments petit-bourgeois qui se développait. "

Parallèlement, Trotsky développe immédiatement qu'au moment présent, Thermidor, tout en constituant un danger croissant posé par le développement de la bureaucratie et d'influences ouvertement capitalistes au sein de l'URSS, est bien loin d'avoir eu lieu. Dans la Plate-forme de l'Opposition unie qui est publiée peu de temps après cet article, lui et ses partenaires expriment l'idée que la perspective de la révolution internationale est loin d'être épuisée et qu'en Russie même se maintiennent des acquis considérables de la révolution d'octobre, en particulier le "secteur socialiste" de l'économie. L'Opposition reste donc engagée dans la lutte pour la réforme et la régénération de l'État soviétique et dans sa défense inconditionnelle vis-à-vis des attaques de l'impérialisme.

Avec le recul de l'histoire cependant, il est clair que les analyses de Trotsky sont en retard sur la réalité. Pendant l'été 1927, les forces de la contre-révolution bourgeoise ne font qu'achever leur annexion du parti bolchevik.

Pourquoi Trotsky sous-estime-t-il le danger ?

Il y a trois éléments clés qui expliquent la mauvaise interprétation par Trotsky de la situation à laquelle est confrontée l'Opposition en 1927.

l. Trotsky sous-estime la profondeur et l'étendue des avancées de la contre-révolution parce qu'il est incapable de revenir sur ses origines historiques, de reconnaître en particulier le rôle joué par les erreurs politiques du parti bolchevik dans l'accélération de la dégénérescence de la révolution. Comme nous l'avons vu dans de précédents articles de cette série, si la raison fondamentale de l'affaiblissement du pouvoir prolétarien en Russie réside dans l'isolement, dans l'échec de l'extension de la révolution et dans les dévastations causées par la guerre civile, le parti bolchevik lui-même aggrave les choses en se confondant avec l'appareil étatique et par sa volonté de substituer son autorité à celle des organes unitaires de la classe (les soviets, les comités d'usine, etc.). Ce processus est déjà discernable en 1918 et atteint un point particulièrement grave avec la répression de la révolte de Cronstadt en 1921. Et Trotsky trouve d'autant plus difficile de critiquer cette politique qu'il a souvent joué un rôle prééminent dans sa mise en oeuvre (comme par ses appels à la militarisation du travail en 1920-21).

2. Trotsky comprend clairement que la montée de la bureaucratie stalinienne a été grandement facilitée par la succession de défaites internationales subies par la classe ouvrière : Allemagne 23, Grande Bretagne 26, Chine 27. Mais il est incapable d'appréhender la dimension historique de cette série de défaites. En cela, il n'est pas tout seul : ce n'est qu'avant l'arrivée d'Hitler au pouvoir en Allemagne que, par exemple, les fractions de la Gauche italienne comprennent clairement que le cours de l'histoire est renversé et qu'il mène à la guerre. De, son côté, Trotsky n'est jamais capable de voir que ce renversement a eu lieu et, durant toutes les années 1930, il continue à voir des signes annonciateurs d'une révolution imminente alors qu'en fait les ouvriers sont de plus en plus dévoyés de leur terrain de classe et poussés sur la pente glissante de l’antifascisme et donc de la guerre impérialiste (Fronts populaires, guerre en Espagne...). Quoi qu'il en soit, "l'optimisme" infondé de Trotsky sur les possibilités de la révolution le conduit à mal interpréter les causes et les effets de la politique étrangère stalinienne ainsi que les réactions des grandes puissances impérialistes. La Plate-forme de l'Opposition unifiée de 1927 (influencée sans aucun doute par la propagande du moment sur "la menace de guerre" qui met en avant l'imminence d'une guerre entre la Grande Bretagne et la Russie) insiste sur l'idée que les puissances impérialistes seront contraintes de lancer une attaque contre l'Union soviétique puisque cette dernière, malgré la domination de la bureaucratie stalinienne, constitue toujours une menace pour le système capitaliste mondial. Dans ces conditions, l'Opposition de gauche reste engagée sincèrement dans la défense de l'URSS. Elle fait bien sûr beaucoup de critiques incisives contre la façon dont la bureaucratie stalinienne sabote les luttes ouvrières en Grande Bretagne et en Chine. En fait, les résultats désastreux de la politique de l'Internationale vis à vis de ces deux pays constituent un élément déterminant dans la décision de l'Opposition de 1926-27 de se regrouper et d'intervenir. Mais ce que Trotsky et l'Opposition unifiée ne saisissent pas c'est que la politique stalinienne en Grande Bretagne et en Chine où la lutte de classe est clairement sabotée au profit d'alliances avec des fractions bourgeoises `amies' de l'URSS (la bureaucratie syndicale en Grande Bretagne, le Kuomintang en Chine), marque une étape qualitative en comparaison du gâchis opportuniste mené par l'Internationale en Allemagne 1923. Ces événements expriment un tournant décisif dans le sens de l'insertion de l'État russe dans le jeu de pouvoir du capital à l'échelle mondiale. A partir de ce moment, l'URSS est amenée à agir sur l'arène mondiale en tant que nouvelle puissance impérialiste et sa défense d'un point de vue communiste est de moins en moins acceptable puisque la raison d'être de celle-ci -c'est-à-dire que l'URSS serve de bastion de la révolution mondiale- a été liquidée.

3. Etroitement liée à cette erreur est l'incapacité de Trotsky à identifier le véritable fer de lance de la contre-révolution. Sa défense de l'URSS se base sur un critère erroné : non pas, comme le fait la Gauche italienne, sur la prise en considération de son rôle international, ni sur le fait que la classe ouvrière y détienne réellement le pouvoir politique mais sur des critères purement juridiques : le maintien de formes nationalisées de propriété au centre de l'économie et le monopole de l'État sur le commerce extérieur. De ce point de vue, Thermidor ne peut prendre que la forme du renversement de ces formes juridiques et d'un retour à des expressions classiques de propriété privée. Les véritables forces "thermidoriennes", donc, ne peuvent être que ces éléments en dehors du parti qui poussent au retour à la propriété privée (ou plutôt individuelle), tels que les koulaks, les hommes de la NEP, les économistes politiques comme Ustryalov et ceux qui les soutiennent le plus ouvertement dans le parti, en particulier la fraction autour de Boukharine. Le stalinisme est caractérisé comme étant une forme de centrisme, sans véritable politique propre, balançant perpétuellement entre les ailes droite et gauche du parti. Parce qu'il est lui-même attaché à l'identification du socialisme avec des formes nationalisées de propriété, Trotsky est incapable de voir que la contre-révolution capitaliste peut s'établir sur la base de la propriété étatique. Ceci condamne le courant qu'il dirige à ne pas comprendre la nature du projet stalinien et à sans arrêt lancer des "avertissements" contre le retour aux formes de propriété privée qu'on ne verra jamais (en tout cas pas jusqu'à l'effondrement de l'URSS en 1991; et même, à ce moment là, cela va se faire partiellement seulement). Nous pouvons comprendre ainsi l'hésitation fatale dont a fait preuve l'Opposition face à la mise en avant par Staline de l'infâme théorie du "socialisme en un seul pays".

Le socialisme en un seul pays et
la théorie de "l'accumulation socialiste primitive"

A l'automne 1924, dans un long et pompeux ouvrage intitulé Problèmes du léninisme, Staline formule la théorie du "socialisme en un seul pays". Basant son argumentation sur une phrase unique de Lénine rédigée en 1915, phrase qui peut être interprétée de différentes manières de toutes façons, Staline rompt avec un principe fondamental du mouvement communiste depuis son origine : une société sans classe ne peut être établie qu'à l'échelle mondiale. Son affirmation ridiculise la révolution d'octobre elle-même puisque, comme Lénine et les bolcheviks l'ont inlassablement répété, l'insurrection ouvrière en Russie était apparue comme une réponse internationaliste à la guerre impérialiste, de même qu'elle n'était et ne pouvait être que la première étape d'une révolution prolétarienne à l'échelle mondiale.

La proclamation du "socialisme en un seul pays" ne constitue pas une simple révision théorique ; c'est la déclaration ouverte de la contre-révolution. Le parti bolchevik dans son ensemble est déjà pris dans la contradiction d'intérêts entre les principes prolétariens et les besoins de l'État russe qui représente de façon croissante les nécessités du capital contre la classe ouvrière. Staline résout cette contradiction d'un seul coup : dorénavant la loyauté ira seulement aux besoins du capital national russe ; et malheur à ceux qui, dans le parti, s'accrocheront à la mission prolétarienne originelle de celui-ci.

Deux événements cruciaux permettent à la fraction stalinienne de mettre en avant ouvertement ses véritables intentions : la défaite de la révolution allemande en octobre 1923 et la mort de Lénine en janvier 1924. Plus que tout autre revers dans la vague révolutionnaire d'après guerre, la défaite en Allemagne en 1923 a montré que le recul du prolétariat européen est plus qu'un problème temporaire, même si personne à cette époque ne peut deviner à quel point sera longue la nuit de la contre-révolution. Ce résultat ne peut que renforcer la position de ceux pour qui l'idée d'étendre la révolution sur tout le globe n'est pas seulement une plaisanterie mais un obstacle à l'objectif visant à faire de la Russie une grande puissance économique et militaire.

Comme nous l'avons vu dans le dernier article de cette série, Lénine a déjà commencé une lutte contre la montée du stalinisme et il n'aurait certainement pas approuvé l'abandon ouvert de l'internationalisme que la bureaucratie a proclamé avec une hâte indécente juste après sa mort. Il est sûr que Lénine seul n'aurait pas pu constituer une barrière suffisante à la victoire de la contre-révolution. Comme Bilan l'a écrit dans les années 30, étant données les limites objectives auxquelles était confrontée la révolution russe, son destin en tant qu'individu aurait sans aucun doute été le même que celui du reste de l'Opposition : "Devant Lénine, s’il avait survécu, le centrisme aurait eu la même attitude qu'il a prise envers les nombreux bolcheviks qui ont payé par la déportation, la prison et l'exil la fidélité qu'ils ont voulu garder au programme internationaliste d'octobre 1917". (Bilan n° 18, avril-mai 1935, p.610, "L'État prolétarien"). De même, sa mort a retiré un obstacle majeur au projet stalinien. Une fois Lénine mort, non seulement Staline a enterré son héritage politique, mais il a également créé le culte du "léninisme". Son célèbre discours "Nous te faisons le serment, camarade Lénine" lors des funérailles de ce dernier donne déjà le ton, modelé sur les rituels de l'église orthodoxe. De façon symbolique, Trotsky est absent à l'enterrement. Il est en convalescence dans le Caucase ; mais il s'est aussi fait avoir par une petite manœuvre de Staline qui a consisté à donner à Trotsky une information erronée sur la date de la cérémonie. Ainsi Staline peut se présenter au monde entier comme le successeur naturel de Lénine.

Aussi cruciale que soit la déclaration de Staline, le parti bolchevik n'en saisit pas immédiatement toute la portée. En partie parce qu'elle a été émise discrètement, quelque peu enfouie dans un indigeste morceau du travail "théorique" de Staline. Mais plus important encore parce que les bolcheviks sont insuffisamment armés théoriquement pour combattre cette nouvelle conception.

Nous avons déjà noté, au cours de cette série, que les confusions entre le socialisme et la centralisation par l'État des rapports économiques bourgeois avaient longtemps hanté le mouvement ouvrier, en particulier pendant la période de la social-démocratie ; et les programmes révolutionnaires de la vague révolutionnaire de 1917-23 n'avaient en aucune manière exorcisé ce fantôme. Mais le flux ascendant de la révolution avait renforcé la vision du socialisme authentique, et avant tout la nécessité de son établissement à l'échelle internationale. Par contre, dans la mesure où le reflux de la révolution mondiale laisse le poste avancé de celle-ci totalement isolé, il apparaît une tendance grandissante à la théorisation de l'idée qu'en développant le secteur "socialiste" étatisé de son économie l'Union soviétique va pouvoir accomplir des pas importants dans la construction d'une société socialiste. La Gauche italienne, dans le même article qu'on vient de citer, note cette tendance dans certains des derniers écrits de Lénine : "...les derniers articles de Lénine sur la coopération expriment le reflet de la nouvelle situation conséquente aux défaites du prolétariat mondial, et il n'est nullement étonnant qu'ils aient pu servir aux falsificateurs qui ont ébauché la théorie du «socialisme en un seul pays»...".

Ces idées sont théorisées ensuite par l'Opposition de gauche, en particulier par Trotsky et Préobrajensky, dans "le débat sur l'industrialisation" au milieu des années 20. Ce débat est provoqué par les difficultés rencontrées par la NEP qui a exposé la Russie à des manifestations plus ouvertes de la crise capitaliste telles que le chômage, l'instabilité des prix et le déséquilibre entre les différentes branches de l'économie. Trotsky et Préobrajensky critiquent la politique économique prudente de l'appareil du parti, son incapacité à adopter des plans à long terme, le fait qu'il se repose trop sur l'industrie légère et l'action spontanée du marché. Pour reconstruire l'économie soviétique sur une base saine et dynamique, disent-ils, il est nécessaire d'allouer plus de ressources au développement de l'industrie lourde, ce qui requiert une planification économique à long terme. Puisque l'industrie lourde constitue le cœur du secteur étatisé et que le secteur étatisé est défini comme "socialiste", la croissance industrielle est identifiée au progrès du socialisme et correspondrait donc aux intérêts du prolétariat. Les "industrialiseurs" de l'Opposition de gauche sont convaincus que ce processus peut être lancé dans une économie russe à prédominance agricole, non en développant une dépendance envers les importations de capital et de technologie étrangers, mais par une sorte "d'exploitation" des couches de la paysannerie (les plus riches en particulier) au moyen d'impôts et de manipulations des prix. Cela produirait assez de capital pour financer l'investissement dans le secteur étatique et la croissance de l'industrie lourde. Ce processus est décrit comme de "l'accumulation socialiste primitive", comparable dans son contenu, sinon par les méthodes proposées, à la période d'accumulation primitive du capital décrite par Marx dans Le capital. Pour Préobrajensky en particulier, "l'accumulation socialiste primitive" n'est rien moins que la loi fondamentale de l'économie de transition et doit être conçue comme un contrepoids à l'action de la loi de la valeur : "N'importe quel lecteur peut compter sur ses doigts les facteurs qui font contrepoids à la loi de la valeur dans notre pays : le monopole du commerce extérieur ; le protectionnisme socialiste ; un plan d'importations sévère établi dans l'intérêt de l'industrialisation ; l'absence d'échange équivalent avec l'économie privée qui assure l'accumulation pour le secteur étatique en dépit des conditions hautement défavorables créées par son bas niveau de technologie. Mais tout cela, étant données leurs bases dans l'économie étatique unifiée, constitue les moyens externes, les manifestations externes de la loi de l'accumulation socialiste primitive." ("Sur l'avantage de l'étude théorique de l'économie soviétique", traduit de l'anglais par nous, d'un recueil d'écrits de Préobrajensky édité par Donald A. Filtzer, The crisis of soviet industrialisation).

Cette théorie est fausse sur deux plans essentiels :

  • c'est une erreur fondamentale d'identifier la croissance de l'industrie aux besoins et aux intérêts du prolétariat et de développer que le socialisme surgirait de façon quasi automatique sur la base d'un processus d'accumulation qui, bien que dit "socialiste", comporte en réalité les caractéristiques essentielles de l'accumulation capitaliste, fondé qu'il l'est sur l'extraction et la capitalisation croissante de la plus-value. L'industrie, qu'elle soit propriété de l'État ou pas, ne peut être identifiée à la classe ouvrière ; et même, la croissance industrielle menée sur les bases du rapport de travail salarié ne peut signifier que l'exploitation grandissante du prolétariat. Cette fausse identification de la part de Trotsky va de pair avec son identification de la classe ouvrière à l'État de transition qu'il a théorisée pendant le débat sur les syndicats en 1921. Sa logique est de ne laisser au prolétariat aucune raison de se défendre contre les exigences du secteur "socialiste". Et comme pour le problème de l'État, la fraction de la Gauche italienne dans les années 30 réussit à montrer les profonds dangers inhérents à une telle identification. Bien qu'elle partage, à ce moment-là, certaines des illusions de Trotsky sur le fait que le secteur "collectivisé" de l'économie conférerait un caractère prolétarien à l'État soviétique, elle ne partage pas du tout l'enthousiasme de Trotsky pour le processus d'industrialisation en soi ; et elle met l'accent sur le fait que les progrès vers le socialisme ne se mesurent pas au taux de croissance du capital constant mais à la façon dont la production est gérée pour la satisfaction des besoins matériels immédiats du prolétariat (en mettant la priorité sur la production de biens de consommations plus qu'à celle des biens de production, sur le raccourcissement de la journée de travail, etc.). En poussant plus loin cet argument, nous pourrions dire que les progrès vers le socialisme demande un retournement complet de la logique du processus d'accumulation ;
  • deuxièmement, si la Russie est capable d'accomplir des pas décisifs vers le socialisme sur la base d'une vaste paysannerie, quel est le rôle véritable de la révolution mondiale ? Avec la théorie de "l'accumulation socialiste primitive", la révolution mondiale n’apparaît que comme un simple moyen d'accélérer un processus déjà en cours dans un seul pays, au lieu d'être une condition sine qua non pour la survie politique du bastion prolétarien. Dans certains de ses écrits, Préobrajensky arrive quasiment à cette conclusion périlleuse ; et ça va le laisser totalement vulnérable à la démagogie du "tournant à gauche" de Staline pris à la fin des années 20, lorsque ce dernier apparaît comme le maître d’œuvre du programme des industrialisateurs au sein du parti.

Comme il est lui-même porteur de ces confusions, ce n'est pas par hasard que le courant de gauche autour de Trotsky ne saisit pas immédiatement la signification totalement contre-révolutionnaire de la déclaration de Staline.

1925-27 : la dernière résistance de l'Opposition

En fait, la première attaque explicite contre la théorie du socialisme en un seul pays provient d'une personne inattendue : l'ancien allié de Staline, Zinoviev. En 1925, le triumvirat Staline-Zinoviev-Kamenev éclate. Le seul véritable facteur qui a fait son unité, était "la lutte contre le trotskisme", comme Zinoviev l'admettra plus tard; cette bête noire du trotskisme était vraiment l' oeuvre de l'appareil qui avait essentiellement pour but de préserver la position du triumvirat dans l'appareil du parti contre la figure qui, après Lénine, incarne de la façon la plus évidente l'esprit de la révolution d'octobre, Léon Trotsky. Mais, comme nous l'avons vu dans le dernier article de cette série, la position initiale de l'Opposition de gauche autour de Trotsky est brisée du fait de son incapacité à répondre à l'accusation de "factionalisme" que l'appareil lui a lancée, accusation soutenue par les mesures que toutes les principales tendances du parti ont votées au 10e congrès en 1921. Confrontée au choix de se constituer en un groupement illégal (comme le Groupe ouvrier de Miasnikov) ou de se retirer de toute action organisée au sein du parti, l'Opposition adopte cette dernière attitude. Mais au fur et à mesure que la politique contre-révolutionnaire de l'appareil devient de plus ou plus ouverte, ceux qui conservent une loyauté envers les principes internationalistes du bolchevisme -même si, dans certains cas, il s'agit d'une loyauté très fragile- sont contraints de montrer plus ouvertement leur opposition.

L'émergence de l'Opposition autour de Zinoviev en 1925 est une expression de cela, même si ce brusque tournant à gauche qu'il fait reflète également son souci de maintenir sa propre position personnelle au sein du parti ainsi que la base de son pouvoir sur l'appareil du parti à Leningrad. Assez naturellement Trotsky -qui en 1925-26 est entré dans une phase de semi-rétrait de la vie politique- est très soupçonneux envers cette nouvelle Opposition. Et au début, il reste très neutre dans les premiers échanges entre les staliniens et les zinovievistes, comme au 14e congrès par exemple durant lequel ces derniers admettent qu'ils se sont largement trompés dans leurs diatribes contre le trotskisme. Néanmoins, il existe un élément fondamental de clarté prolétarienne dans les critiques de Zinoviev envers Staline : comme nous l'avons dit, il dénonce en réalité la théorie du socialisme en un seul pays avant Trotsky et commence à parler du danger du capitalisme d'État. Et comme la bureaucratie renforce son emprise sur le parti et sur l'ensemble de la classe ouvrière, et qu'en particulier les résultats catastrophiques de sa politique internationale deviennent évidents, la poussée vers un front commun entre les différents groupements d'opposition devient de plus en plus urgente.

Malgré ses doutes, Trotsky et ses partisans joignent leurs forces aux zinovievistes dans l'Opposition unifiée en avril 1926. Au début, l'Opposition unifiée comprend aussi le groupe Centralisme démocratique (les "décistes") de Sapranov ; en fait Trotsky reconnait que "l'initiative de l'unification est venue des centralistes démocratiques. La première conférence avec les zinovievistes a eu lieu sous la présidence du camarade Sapranov" ("Nos différences avec les centralistes démocratiques", 11 novembre 1928, traduit de l'anglais par nous, du livre cité plus haut.) Cependant, il semble que les centralistes démocratiques sont exclus à un moment donné en 1926, probablement parce qu'ils appellent à la formation d'un nouveau parti bien que cela ne soit pas en accord avec les revendications contenues dans la plate-forme du groupe en 1927 sur laquelle nous reviendrons plus tard[1].

Malgré son accord formel pour ne pas s'organiser en tant que fraction, l'Opposition de 1926 est obligée de se constituer comme organisation distincte, avec ses propres réunions clandestines, ses gardes du corps et ses courriers ; et en même temps, elle fait une tentative bien plus déterminée que l'Opposition de 1923 pour diffuser son message, pas seulement vers la direction du parti mais vers la base. Cependant à chaque pas qu'elle fait pour se constituer en fraction, l'appareil du parti multiplie les manœuvres, les calomnies, les rétrogradations et les expulsions. La première vague de ces mesures répressives a lieu après que les espions de l'appareil ont démasqué une réunion de l'Opposition dans les bois près de Moscou pendant l'été 1926. La première riposte de l'Opposition est de réitérer ses critiques de la politique intérieure et étrangère du régime et de défendre sa cause face à l'ensemble des membres du parti. En septembre et en octobre, des délégations de l'Opposition interviennent dans les réunions des cellules d'usine à travers tout le pays. La plus marquante est celle qui se déroule dans l'usine d'aviation de Moscou où Trotsky, Zinoviev, Piatakov, Radek, Sapranov et Smilga défendent le point de vue de l'Opposition contre les interpellations et les insultes des sbires de l'appareil. La réponse de l'appareil stalinien est en fait encore plus brutale. Elle évolue vers l'élimination des dirigeants de l'Opposition des postes les plus importants qu'ils occupent dans le parti. Ses avertissements contre l'Opposition deviennent de plus en plus explicites, faisant allusion non seulement à l'expulsion du parti mais à l'élimination physique. L'ex-oppositionnel Larin exprime tout haut les pensées cachées de Staline à la 15e conférence du parti en octobre novembre 1926 : "Soit l'Opposition doit être exclue et supprimée légalement, soit la question sera réglée à coups de pistolet dans les rues, comme l'ont fait les socialistes révolutionnaires à Moscou en 1918" (traduit de l'anglais par nous -cité dans Daniels, The Conscience of the Revolution : Communist Opposition in Soviet Russia).

Mais comme nous l'avons déjà dit, l'Opposition de Trotsky est aussi entravée par ses propres faiblesses fatales : sa loyauté obstinée par rapport au bannissement des fractions adopté au congrès du parti de 1921 et ses hésitations à voir la nature véritablement contre-révolutionnaire de la bureaucratie stalinienne. A la suite de la condamnation de ses manifestations dans les cellules d'usine en octobre, les leaders de l'Opposition signent une prise de position admettant qu'ils ont violé la discipline du parti et abjurant toute activité "fractionnelle" ultérieure. A la réunion plénière de l'Exécutif de PIC en décembre, la dernière fois où l'Opposition a l'autorisation de défendre son point de vue dans l'Internationale, Trotsky est de nouveau affaibli par sa volonté de ne pas mettre en question l'unité du parti. Comme l'écrit Anton Ciliga : "Cependant, malgré l'éclat polémique de son discours, Trotsky enveloppa de trop de prudence et de diplomatie l'exposé du débat. L'assistance ne put comprendre toute la profondeur, tout le tragique des divergences qui séparaient l'Opposition de la majorité (..). L'Opposition -j’en fus frappé- ne se rendait pas compte de sa faiblesse; elle allait de même sous-estimer l'importance de sa défaite et négliger d'en tirer les enseignements. Pendant que la majorité de Staline-Boukharine manœuvrait pour obtenir l'exclusion totale de l'Opposition, celle-ci recherchait constamment le compromis, l'arrangement à l'amiable. Cette timidité de l'Opposition décida sinon du fait même de sa défaite, du moins de la faiblesse de sa résistance." (Au pays du grand mensonge).

Le même schéma se répète vers la fin de 1927. Poussée à l'action par le fiasco de la bureaucratie en Chine, l'Opposition avance une plate-forme formelle pour le 15e congrès. Sa tentative rencontre une manœuvre typique de l'appareil. Il oblige l'Opposition à avoir recours à une imprimerie clandestine pour produire sa plate-forme ; et le guépéou qui y fait une descente découvre "par hasard" qu'un "officier de Wrangel" en lien avec des contre-révolutionnaires à l'étranger y joue un rôle actif. Bien que l'officier s'avère être un agent provocateur de la Guépéou, le discrédit jeté sur l'Opposition est exploité au maximum. Sous une pression croissante, l'Opposition décide une nouvelle fois de faire un appel direct aux masses, en prenant la parole dans différentes manifestations et réunions du parti, en intervenant en particulier dans les manifestations en l'honneur de la révolution d'octobre (novembre 1927) sous sa propre banderole. En même temps, elle fait finalement une tentative pour soulever la question du testament de Lénine. En fait, c'est trop peu et trop tard. La masse des ouvriers s'enlise dans l'apathie politique et ne comprend pas grand-chose aux différences entre l'Opposition et le régime. Comme Trotsky lui-même en prend conscience, contrairement à Zinoviev qui est aveuglé provisoirement par l'optimisme à ce moment-là, les masses sont lasses de la lutte révolutionnaire et sont plus probablement influencées par les promesses de socialisme en Russie faites par Staline que par n'importe quel appel à de nouveaux soulèvements politiques. Mais de toutes façons, l'Opposition est incapable de présenter une alternative révolutionnaire claire et distincte, ce que souligne la timidité des banderoles dans la manifestation de novembre quand elles lancent des slogans tels que "A bas l'Ustryalovisme", "Contre une scission", etc. ; en d'autres termes, elle souligne la nécessité d'une "unité léniniste" dans le parti au moment où le parti de Lénine est annexé par la contre-révolution ! Une fois de plus, les staliniens ne montrent pas la même timidité. Ses voyous tabassent beaucoup de manifestants ce jour-là et, peu après, Trotsky et Zinoviev sont grossièrement expulsés du parti. C'est le début d'une spirale d'expulsions, d'exils, d'emprisonnement et finalement de massacres contre les restes prolétariens du parti bolchevik.

Plus démoralisant que tout est l'effet que la répression grandissante a sur le moral de l'Opposition elle-même. Presque immédiatement après leur expulsion, l'alliance Trotsky-Zinoviev vole en éclat, la composante la plus faible rompant avec la première : Zinoviev, Kamenev et la majorité de leurs partisans capitulent de façon minable, confessent leurs "erreurs" et vont mendier leur réadmission dans le parti. Beaucoup de trotskistes de l'aile droite capitulent également à ce moment-là[2].

Ayant détruit la gauche au sein du parti, Staline se tourne rapidement vers ses alliés de droite, les disciples de Boukharine dont la politique est plus ouvertement favorable aux capitalistes privés et aux koulaks. Confronté à une série de problèmes économiques immédiats, en particulier la famine et la pénurie de biens, mais surtout poussé par la nécessité de développer les capacités militaires de la Russie dans un monde orienté vers de nouvelles conflagrations impérialistes, Staline annonce son "tournant à gauche" -un virage soudain vers une industrialisation rapide- et "la liquidation des koulaks comme classe" l'expropriation forcée des paysans riches et moyens.

Le nouveau tournant de Staline, suivi d'une campagne contre "le danger de droite" dans le parti, a pour effet de décimer encore plus les rangs de l'Opposition. Ceux qui, comme Préobrajensky, ont mis tant d'insistance sur l'industrialisation comme élément clé pour avancer vers le socialisme, sont rapidement mystifiés en croyant que Staline peut mettre objectivement en oeuvre le programme de la gauche et ils appellent les trotskistes à revenir dans le giron du parti. Tel est le destin politique de la théorie de "l'accumulation socialiste primitive".

Les événements de 1927-28 marquent clairement un virage. Le stalinisme a définitivement triomphé à travers la destruction de toute force d'opposition dans le parti ; il n'existe plus d'obstacle maintenant à la poursuite de son programme essentiel : la construction d'une économie de guerre sur la base d'un capitalisme d'État plus ou moins intégral. Ceci signifie effectivement la mort du parti bolchevik, sa fusion totale avec la bureaucratie capitaliste d'État. Avec son coup suivant, le stalinisme affirme sa domination finale sur l'Internationale, la transformation complète de cette dernière en un instrument de la politique étrangère russe. En adoptant la théorie du socialisme en un seul pays au 6e congrès en août 1928, l'IC signe son arrêt de mort en tant qu'Internationale aussi sûrement que l'Internationale socialiste l'avait fait en 1914. C'est vrai même si, comme dans la période qui avait suivi 1914, l'agonie mortelle de chaque parti communiste pris séparément en dehors de la Russie est un processus plus long, ne touchant à sa fin qu'au milieu des années 1930 avec la déroute de leurs propres oppositions de gauche et l'adoption ouverte d'une position de défense nationale dans la préparation au second holocauste mondial.

La rupture entre Trotsky et la Gauche communiste

Mais si la conclusion ci-dessus peut sembler claire comme de l'eau de roche avec le recul; cette question est encore chaudement débattue dans les cercles oppositionnels qui survivent alors. En 1928-29, cela prend en grande partie la forme d'un débat entre Trotsky et les centralistes démocratiques dont l'influence croissante sur ses partisans peut sans doute être évaluée à la mesure de l'énergie qu'il met à polémiquer contre leurs erreurs "sectaires ultra-gauchistes".

Les "décistes" existent depuis 1919 et ont critiqué de façon cohérente le danger de bureaucratisation du parti et de l'État. Ayant été expulsés de l'Opposition unifiée, ils présentent leur propre plate-forme signée "Le groupe des quinze[3]" au 15e congrès du parti (un crime pour lequel ils sont immédiatement expulsés de ses rangs). Selon Miaskovsky ce texte n'est pas en continuité directe avec le groupe désiste qui l'a précédé et montre que Sapropel s'est rapproché des analyses du Groupe ouvrier: "Dans ses principaux points, dans son estimation de la nature de l'État en URSS, ses idées sur l'État ouvrier, le programme des quinze est très proche de l'idéologie du Groupe ouvrier." (L'ouvrier communiste)

A première vue cependant, la plate-forme ne diffère pas fondamentalement de celle adoptée par l'Opposition unifiée, même si elle est peut-être plus complète dans sa dénonciation du régime oppressif auquel est confrontée la classe ouvrière dans les usines, de la croissance du chômage, de la disparition de toute vie prolétarienne dans les soviets, de la dégénérescence du régime interne du parti et des effets catastrophiques de la politique du "socialisme en un seul pays" au niveau international. En même temps, elle se situe encore dans la problématique de la réforme radicale, s'identifiant à l'appel à une industrialisation plus rapide et mettant en avant un certain nombre de mesures ayant pour but de régénérer le parti et de restaurer le contrôle du prolétariat sur l'État et l'économie. A aucun moment elle n'appelle à la création d'un nouveau parti ni à une lutte directe contre l'État. Mais ce qui est cependant notable, c'est que le texte tente d'aller à la racine du problème de l'État, réaffirmant la critique marxiste du côté faible de l'État en tant qu'instrument de la révolution prolétarienne et mettant en garde contre le danger que l'État ne s'autonomise totalement vis-à-vis de la classe ouvrière. De plus, dans sa façon de traiter la question de la propriété de l'État, il souligne qu'il n'y a rien de fondamentalement socialiste là-dedans : "...pour nos entreprises d'État, la seule garantie contre leur développement dans la direction capitaliste est l'existence de cette dictature prolétarienne. Seulement la chute de cette dictature ou bien sa dégénérescence peut changer la direction de leur développement. Dans ce sens, elles acquièrent dans tout notre système économique une pure base pour l'édification du socialisme. Ce qui ne veut pas dire qu'elles sont déjà socialistes.

(..) Caractériser de telles formes d'organisation de l'industrie, où la force de travail demeure encore une marchandise, comme du socialisme, même comme un mauvais socialisme, c'est enjoliver la réalité de toute manière, discréditer le socialisme aux yeux des travailleurs, c'est présenter comme solides des tâches qui ne le sont pas encore et faire passer la NEP pour le socialisme".

Bref, sans la domination politique du prolétariat, l'économie, y compris sa composante étatisée, ne peut aller que dans une direction capitaliste, point qui n'a jamais été clair chez Trotsky pour qui les formes de propriété nationalisée peuvent par elles-mêmes garantir le caractère prolétarien de l'État. Pour finir, la plate-forme des quinze paraît bien plus consciente de l'imminence d'un Thermidor. En fait, elle met en avant le point de vue que la liquidation finale du parti par la faction stalinienne signifierait la fin de tout caractère prolétarien du régime :

"La bureaucratisation du parti, la dégénérescence de ses éléments dirigeants, la fusion de l'appareil du parti avec l'appareil bureaucratique du gouvernement, l'influence diminuée de la partie prolétarienne du parti, l'introduction de l'appareil gouvernemental dans les luttes intérieures du parti -tout cela montre que le comité central a déjà dépassé dans sa politique les limites du bâillonnement du parti et commence la liquidation- et la transformation de ce dernier en un appareil auxiliaire de l'État. L'exécution de cette liquidation du parti signifierait la fin de la dictature prolétarienne dans l'Union des Républiques socialistes soviétiques. Le parti est l'avant-garde et l'arme essentielle dans la lutte de la classe prolétarienne. Sans cela, ni sa victoire, ni le maintien de la dictature prolétarienne ne sont possibles. "

Donc même si la Plate-forme des quinze apparaît encore sous-estimer le degré de triomphe auquel le capitalisme a déjà abouti en Russie, il est bien plus facile pour les “décistes” ou au moins une partie importante d'entre eux, de tirer des conclusions rapides des événements de 1927-28 : la destruction de l'Opposition entre les mains de la terreur d'État de Staline signifie que le parti bolchevik est devenu un “cadavre puant", comme le déciste V. Smirnov le décrit et qu'il ne reste plus rien à défendre dans le régime. C'est certainement le point de vue que combat Trotsky dans sa lettre "Nos différences avec les centralistes démocratiques" dans laquelle il écrit au déciste Borodai que "Vos amis de Kharkov, d'après ce que je sais, ont adressé aux ouvriers un appel basé sur l'idée fausse que la révolution d'octobre et la dictature du prolétariat sont déjà liquidées. Ce manifeste, faux dans son essence, a fait le plus grand tort à l'Opposition". Sans aucun doute Trotsky définit-il comme "tort" le fait qu'une aile croissante de l'Opposition s'approche des mêmes conclusions.

De même, les “décistes” sont capables de saisir qu'il n'y a rien de socialiste dans le soudain "tournant à gauche" de Staline et de résister à la vague de capitulations qu'il a provoquée. Mais ils ne les laissent en aucune façon indemnes et ces événements provoquent des scissions dans leurs rangs également. Selon Ciliga et d'autres, Sapranov lui-même capitule en 1928, croyant que l'offensive contre les koulaks exprime un tournant vers la politique socialiste. Cependant, il existe aussi des indications selon lesquelles il a rapidement conclu que le programme d'industrialisation de Staline est de nature capitaliste d'État. Entre autres choses, Miasnikov écrit dans L'ouvrier communiste en 1929 que Sapranov a été arrêté cette année-là et annonce aussi un regroupement entre le Groupe ouvrier, le Groupe des quinze et les restes de l'Opposition ouvrière. Smirnov, pour sa part, a perdu la boussole d'une autre façon :

"Le jeune déciste Volodia Smirnov en arriva même à dire : "Il n'y a jamais eu en Russie de révolution prolétarienne, ni de dictature du prolétariat. Il y a eu simplement une "révolution populaire" par le bas et une dictature bureaucratique par le haut. Lénine n'a jamais été un idéologue du prolétariat. Du début à la fin, il a été un idéologue de l'intelligentsia. "Ces concepts de Smirnov étaient liés à l'idée générale que, par des voies directes, le monde va vers une nouvelle forme sociale : le capitalisme d'État, avec la bureaucratie pour nouvelle classe dirigeante. Il mettait sur le même plan la Russie soviétique, la Turquie kemaliste, l'Italie fasciste, l'Allemagne en marche vers l'hitlérisme et l’Amérique de Hoover-Roosevelt. "Le communisme est un fascisme extrémiste, le fascisme est un communisme modéré" écrivait-il dans son article "Le comfascisme". Cette conception laissait quelque peu dans l'ombre les forces et les perspectives du socialisme. La majorité de la fraction déciste, Davidov, Shapiro, etc., estima que l'hérésie du jeune Smirnov dépassait les bornes, et celui-ci fut exclu à grand fracas du groupe. " (Ciliga, op.cit.)

Ciliga ajoute qu'il n'est pas difficile de considérer l'idée de Smirnov d'une "nouvelle classe" comme précurseur de Burnham, de même que son point de vue sur Lénine comme idéologue de l'intelligentsia sera plus tard reprise par les communistes de conseils. Ce qui a pu commencer comme une vision valable -la tendance universelle au capitalisme d'État à l'époque de la décadence du capitalisme- est devenue, dans les circonstances de défaite et de confusion, une voie vers l'abandon du marxisme.

De même, ceux qui dans le milieu de la Gauche communiste russe appellent à la formation immédiate d'un nouveau parti, quoique leur préoccupation soit juste, ont perdu de vue les réalités de la période. Un nouveau parti ne peut pas être créé par un acte de volonté dans une période de défaite de plus en plus profonde du prolétariat mondial. Ce qu'il faut faire avant tout, c'est formé des fractions de gauche capables de préparer les bases programmatiques d'un nouveau parti quand les conditions de la lutte de classe internationale le permettront ; mais c'est une conclusion que seule la Gauche italienne a été capable de tirer de façon vraiment cohérente.

Tout ceci témoigne des difficultés extrêmes auxquelles sont confrontés les groupes d'opposition à la fin des années 1920 qui sont de plus en plus contraints de développer leurs analyses depuis les prisons du Guépéou qui, ironie de l'histoire, constituent un oasis de débat politique dans un pays qui est contraint au silence par une terreur étatique sans précédent. Mais à travers tout le traumatisme des capitulations et des scissions, un réel processus de convergence a lieu autour des positions les plus claires de la Gauche communiste, impliquant les “décistes”, les survivants du Groupe ouvrier et de l'Opposition ouvrière et les "intransigeants" de l'Opposition trotskiste. Ciliga lui-même appartient à l'extrême-gauche de l'Opposition trotskiste et décrit sa rupture avec Trotsky pendant l'été 1932, après qu'il a reçu un important texte programmatique de Trotsky intitulé "Les problèmes de développement de l'URSS : projet de programme pour l'Opposition de gauche internationale face à la question russe" :

“Depuis 1930, ils attendaient que leur chef prit position et déclarât que l’État soviétique actuel n'était pas un État ouvrier. Or, voici que dès le premier chapitre du "Programme", Trotsky le définissait nettement comme un "État prolétarien". Une déception encore plus grave attendait l'aile gauche dans l'analyse du plan quinquennal : son caractère socialiste, le caractère socialiste des buts et même des méthodes était affirmé avec insistance dans le "Programme". (..) Il était désormais vain d'espérer que Trotsky ferait jamais la distinction entre bureaucratie et prolétariat, entre capitalisme d'État et socialisme. Ceux d'entre les "négateurs" de gauche qui n’arrivait pas à trouver du socialisme dans ce qu'on édifiait en Russie n'avaient rien de mieux à faire qu'à rompre avec Trotsky et à quitter le "collectif trotskiste". Il s'en trouva une dizaine -dont j'étais- qui s'y résolurent en effet. (..) Ainsi, après avoir pris part à la vie idéologique et aux luttes de l'Opposition russe, j'aboutissais -ainsi que bien d'autres avant et après moi– à la conclusion suivante : Trotsky et ses partisans sont trop intimement liés au régime bureaucratique en URSS pour pouvoir mener la lutte contre ce régime jusqu'à ses conséquences extrêmes. (..)Pour lui, la tâche de l'Opposition était d'améliorer le système bureaucratique, non de le détruire, de lutter contre l'"exagération des privilèges" et l'"extrême inégalité des niveaux de vie" -non pas contre les privilèges ou l'inégalité en général. (..)

"Opposition bureaucratique ou prolétarienne" tel est le titre que je donnai à l'article dans lequel j'exposais, en prison, ma nouvelle attitude envers le trotskisme. Je passais désormais dans le camp de l'Opposition russe d'extrême gauche : "Centralisme démocratique", "Opposition ouvrière", "Groupe ouvrier ".

Ce qui séparait cette Opposition du trotskisme, ce n'était pas seulement la façon déjuger le régime et de comprendre les problèmes actuels. C'était avant tout la façon de comprendre le rôle du prolétariat dans la révolution. Pour les trotskistes, c'était le parti, pour les groupes d'extrême gauche, c'était la classe ouvrière qui était le moteur de la révolution. La lutte entre Staline et Trotsky concernait la politique du parti, le personnel dirigeant du parti; pour l'un comme pour l'autre le prolétariat n'était qu'un objet passif. Les groupes de l'extrême gauche communiste au contraire s'intéressaient avant tout à la situation et au rôle de la classe ouvrière, à ce qu'elle était en fait dans la société soviétique et à ce qu'elle devait être dans une société qui se donnerait sincèrement pour tâche d'édifier le socialisme. Les idées et la vie politique de ces groupes m'ouvraient une perspective nouvelle et posaient des problèmes inconnus de l'Opposition trotskiste : comment le prolétariat doit-il s'y prendre pour conquérir les moyens de production enlevés à la bourgeoisie, pour contrôler efficacement le parti et le gouvernement, pour instaurer la démocratie ouvrière et préserver la révolution de la dégénérescence bureaucratique ?..."

Les conclusions de Ciliga peuvent avoir eu une certaine tonalité conseilliste et des années plus tard, lui aussi allait être désillusionné par le marxisme. Néanmoins, il décrit un processus réel de clarification prolétarienne dans les conditions les plus difficiles. Evidemment, il est particulièrement tragique que bien des fruits de ce processus aient été perdus et qu'ils n'aient pas eu d'impact immédiat sur le prolétariat russe démoralisé. En fait certains rejettent ces efforts comme inutiles et témoignant de la nature sectaire et abstentionniste de la Gauche communiste. Mais le travail des révolutionnaires à l'échelle de l'histoire et la lutte des communistes de gauche russes pour comprendre la terrible défaite qui les a frappés, garde une importance théorique qui est toujours très valable pour le travail des révolutionnaires d'aujourd'hui. Et cela vaut la peine de réfléchir à l'impact négatif du fait que ce ne sont pas les thèses des intransigeants mais les tentatives de Trotsky de réconcilier l'irréconciliable, de trouver quelque chose de prolétarien dans le régime stalinien qui devait prédominer dans le mouvement oppositionnel hors de Russie. Cette incapacité à reconnaître que Thermidor avait eu lieu devait avoir des conséquences désastreuses et contribuer à la trahison ultime du courant trotskiste à travers l'idéologie de "la défense de l'URSS" dans la deuxième guerre mondiale.

Avec la mise au silence de la Gauche communiste russe, la recherche pour résoudre "l'énigme russe" pendant les années 1930 et 1940 fut essentiellement prise en charge par les révolutionnaires hors de Russie. Ce sont leurs débats et leurs analyses sur lesquels nous reviendrons dans le prochain article de cette série.

CDW.

[1] En fait, il y a bien des choses qui restent obscures dans l'histoire des “décistes” et d'autres courants de gauche en Russie, et il y a encore beaucoup de recherches à faire. Le sympathisant du CCI, Ian, qui est décédé en 1997, s'était engagé dans une longue recherche sur la gauche communiste russe, et était en particulier convaincu de l'importance du rôle joué par le groupe de Sapranov. On ne peut que regretter qu'il n'ait pas pu achever ces recherches. Le CCI tente de reprendre certains des fils de ce travail ; nous espérons aussi que la réémergence d'un milieu politique prolétarien en Russie permettra de faciliter l'avancée de cette recherche.

[2] Ce n'étaient pas les premiers des vieux Oppositionnels à faire la paix avec le régime. L'année précédente, les chefs de l'Opposition ouvrière, Mevdiev, Chliapnikov et Kollontai, et même Ossinski qui avait été un centraliste de gauche démocratique et communiste résolu, ainsi que la femme de Lénine, Kroupskaïa, avaient renoncé à toute activité oppositionnelle.

[3] La plateforme du “Groupe des quinze” fut initialement publiée hors de Russie par la branche de la Gauche italienne qui publiait le journal Réveil communiste à la fin des années 1920. Elle parut en allemand et en français sous le titre A la veille de Thermidor, révolution et contre-révolution dans la Russie des soviets -Plate-forme de l'Opposition de gauche dans le parti bolchevique (Sapranov, Smirnov, Obhorin, Kalin, etc.) au début de 1928. Le CCI a l'intention de publier une version anglaise de ce texte dans un futur proche.

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