Soumis par Revue Internationale le
Le précédent article de cette série a présenté les "communisateurs" et montré leur parenté avec un courant apparu à la fin des années 1960 que le CCI appelle : le modernisme. L’article a démontré l’origine bourgeoise de l’idéologie moderniste à travers la genèse et l’évolution de ce courant. Cette deuxième partie va se concentrer sur l’une de ses premières expressions, la tendance Bérard, qui s’est constituée en 1973 au sein du groupe Révolution internationale (RI), la future section du CCI en France.
Bérard, nouveau prophète
Même s’il existait alors une surestimation de la dynamique vers la révolution, la plupart des groupes du milieu politique prolétarien présents à l’époque, avaient en général compris que Mai 68 en France et l’Automne chaud l’année suivante en Italie, ne pouvaient aucunement être compris comme expressions d'une situation révolutionnaire. La classe ouvrière, malgré sa combativité et sa prise de conscience, était encore dominée par les illusions sur le capitalisme et la démocratie bourgeoise. Il lui fallait encore longtemps pour se transformer en profondeur et être en mesure de lancer l’assaut révolutionnaire. Cependant, il fallait expliquer concrètement pourquoi l’effervescence ouvrière était retombée au milieu des années 1970 dans la plupart des pays.[1]
Pour tenter d’expliquer ce reflux, un militant de RI, Bérard (ou Hembé), mit en avant l’idée que les luttes de résistance menées jusqu’alors par le prolétariat avaient abouti à une impasse, que celui-ci était animé par l’illusion que de grandes réformes en faveurs des ouvriers étaient possibles, ce qui l'empêchait de radicaliser ses luttes. Pour que le prolétariat puisse reprendre sa marche en avant, il lui fallait, affirmait Bérard, rejeter non seulement ces illusions mais les luttes revendicatives elles-mêmes. Son article fut accepté comme contribution à la discussion et parut dans le journal RI (nouvelle série) n° 8 (mars-avril 1974) sous le titre : "Leçons de la lutte des ouvriers anglais". Il y défendait les mots d’ordre suivants : "Impasse des luttes partielles, impossibilité du réformisme, nécessité d’un saut qualitatif vers l’unification révolutionnaire de la classe". Tout le monde était d’accord sur la fin historique de la période des réformes lorsque éclate la Première Guerre mondiale. D’autre part, Marx avait bien souligné l’insuffisance des seules luttes de résistance mais sans pour autant nier leur nécessité. Or il y avait bien chez Bérard une négation des luttes de résistance. "Les luttes revendicatives ne deviennent pas révolutionnaires ; c’est la classe qui, en dépassant et niant sa lutte immédiate, devient révolutionnaire". Plus encore, le prolétariat devait nier non seulement ses luttes immédiates mais aussi son être de classe exploitée. Le prolétariat se présentait d’abord comme "classe-pour-le-capital", mais au cours de la lutte "la classe doit commencer à se poser comme négation de son rapport avec le capital, donc non plus comme une catégorie économique, mais comme une classe-pour-soi. Elle brise alors les divisions qui sont propres à son état antérieur et se présente non plus comme somme de travailleurs salariés, mais comme un mouvement d’affirmation autonome, c’est-à-dire de négation de ce qu’elle était auparavant". L’article de Bérard reprenait une position classique du marxisme : "le prolétariat est une classe exploitée et révolutionnaire", mais pour l’annuler immédiatement dans la phrase suivante : "C’est donc l’être même de la classe qui constitue le lien dynamique entre les différentes phases transitoires, le mouvement qui se pose et se nie à travers les divers moments de la lutte". Selon cette conception, les défaites répétées de ses luttes de résistance devaient faire comprendre au prolétariat la nécessité de nier celles-ci. "Il y a des défaites fécondes en ce qu’elles mettent à nu les institutions contre-révolutionnaires et sapent la crédibilité du réformisme". Et Bérard jubilait dès qu’une lutte ouvrière significative surgissait sans aucune revendication.
C’était en fait une vision volontariste qui ignorait les forces matérielles permettant la transformation des luttes partielles en luttes révolutionnaires. Rosa Luxemburg, qui a participé à la révolution de 1905 et qui sait de quoi elle parle, expliquait que la grève de masse est un enchevêtrement de luttes économiques et de luttes politiques, une dynamique faite d’allers et retours, où les ouvriers politisent et organisent leurs luttes, conquièrent une plus grande unité et une conscience plus profonde. En réalité, les ouvriers n’ont jamais repris leurs luttes à la fin des années 1970 selon le schéma de Bérard. En juillet 1980, c’est la suppression des subventions des prix à la consommation (la viande vendue directement aux ouvriers sur leur lieu de travail augmente brutalement de 60 %) qui provoque des grèves dans la banlieue de Varsovie et dans la région de Gdansk. Ainsi démarre la grève de masse en Pologne, la lutte la plus importante de la deuxième vague internationale de luttes ouvrières.
La discussion commence dans les sections de RI qui, les unes après les autres, prennent position contre les trouvailles de Bérard. Mais il faut alors répondre rapidement aux positions modernistes de Bérard qui représentent une rupture complète avec le marxisme. La réponse à son article paraît dans le n° 9 de RI (nouvelle série) de mai-juin 1974, sous le titre : Comment le prolétariat est la classe révolutionnaire. Elle réaffirme la position classique du marxisme : "Le processus à travers lequel la classe ouvrière s’élève à la hauteur de sa tâche historique n’est pas un processus distinct, extérieur à sa lutte économique quotidienne contre le capital. C’est au contraire dans ce conflit et à travers lui que la classe salariée forge les armes de son combat révolutionnaire". Il n’y a donc pas deux classes ouvrières mais une seule qui est à la fois exploitée et révolutionnaire. C’est la raison pour laquelle les luttes révolutionnaires sont toujours préparées par une longue période de luttes revendicatives, et c’est pourquoi celles-ci réapparaissent encore au cours de la période révolutionnaire.[2] "Et comment pourrait-il en être autrement puisqu’il s’agit de la lutte révolutionnaire d’une classe, donc d’un ensemble d’hommes économiquement déterminés, unis par leur situation matérielle commune ?"
Nouveau prophète de la communisation[3], Bérard affirmait dans RI n° 8 que dans les luttes révolutionnaires, "ce n’est pas le travail salarié qui s’affronte alors au capital, mais le travail salarié en train de devenir autre chose, de se dissoudre. L’affirmation du prolétariat n’est que ce mouvement de négation". Cette dissolution du salariat, présente dès la phase de généralisation internationale de la révolution, est typique des spéculations modernistes qui confondent le point de départ et l’aboutissement, le résultat final. Pour obtenir une dissolution de la valeur, il faut pouvoir disposer d’un organe politique suffisamment puissant à l’échelle internationale pour être en mesure de bouleverser de fond en comble le système, détruire les catégories économiques et remplacer la régulation du marché par une planification de la production. La réponse dans RI n° 9 est obligée de rappeler, "qu’étant donné que la production capitaliste se fait à l’échelle mondiale, qu’on trouve aujourd’hui dans chaque marchandise des biens venant des quatre coins du monde, l’abolition du salariat ne pourra devenir effective que lorsque l’échange marchand aura été éliminé sur toute la surface de la planète. Tant qu’il y aura des parties du monde auxquelles il faudra acheter et vendre les produits du travail, l’abolition du salariat ne pourra être réalisée nulle part intégralement". Pour les modernistes, l’abolition du travail salarié reste un vœu pieux puisqu’ils rejettent les trois conditions qui la rendent possible :
- La prise du pouvoir à l’échelle internationale ou dans les principaux pays de la planète, ce que le marxisme appelle la dictature du prolétariat, c’est-à-dire la destruction de l’État et de la nation comme condition de l’émergence du pouvoir international des conseils ouvriers.
- Le processus de collectivisation (ou socialisation) de la production qui permet de détruire la division du travail capitaliste et de réorienter la production vers la satisfaction des besoins humains.
- L'intégration progressive de tous les membres de la société dans le travail associé permettant ainsi de faire disparaître définitivement la division de la société en classes.
C’est bien l’affirmation du prolétariat et non son auto-négation qui permet la dissolution des classes et la disparition de la loi de la valeur. Le conflit entre travail et capital est constamment présent dans la lutte de classe, depuis la plus petite lutte partielle où s’affirme timidement la solidarité ouvrière, jusqu’à la grève de masse où les ouvriers ont acquis une conscience politique et une unité qui leur permet d’imposer leurs revendications et cela y compris durant la période de transition où ils sont en train de modifier la production si radicalement que nous pouvons dire comme Marx et Engels : "Les prolétaires doivent, eux, pour faire valoir leur personnalité, abolir la condition d’existence qui fut jusqu’ici la leur, et qui est en même temps celle de toute l’ancienne société : ils doivent abolir le travail".[4]
Les ravages de l’individualisme
La discussion va très vite s’envenimer. La minorité, saisie d’un sentiment d’orgueil blessé, enrage de ne trouver aucun écho au sein de l’organisation. Dans le n° 9 de RI parait un nouvel article, "Luttes revendicatives et surgissement de la classe-pour-soi", qui, cette fois, est présenté comme un "texte de tendance". Cet article confirme quelle est la démarche de la minorité : face aux difficultés de la lutte de classe, il faut inventer une recette magique pour dépasser les divisions et renverser l’encadrement syndical. On s’éloigne toujours plus du monde réel. "Les luttes revendicatives existent et sont nécessaires. Nous l’avons assez rabâché pour ne plus avoir à le répéter. Mais notre tâche est de comprendre et d’exprimer [que la classe ouvrière] doit les dépasser en les niant et en détruisant l’organisation qui y correspondait (les syndicats)". Les syndicats resteront dans les pattes des ouvriers encore longtemps, jusqu’à la révolution, ce n’est pas en décrétant leur dissolution qu’on s’en débarrassera. L’article se trompe totalement sur la nature des syndicats : ils ne sont pas les défenseurs des revendications ouvrières, ou ceux qui négocient à bon prix la force de travail. Leur fonction est précisément d'encadrer et de saboter les luttes revendicatives en rejetant les moyens permettant leur victoire (même si celle-ci est toujours provisoire) : l’extension géographique et la politisation des luttes.
La démarche matérialiste de la minorité est singulière : "Ou bien il n’y a pas de revendication ou bien tout le monde se fout des “revendications” ; ce n’est pas que les besoins matériels ne s’expriment pas, au contraire, la révolte sociale, générale, exprime la seule véritable nécessité matérielle que peut ressentir la classe en tant que classe face à la dégradation de toute la vie sociale, c’est-à-dire la transformation des rapports sociaux". La contestation, la révolte, nous avons là tout l’horizon de la petite bourgeoisie en Mai 68. Pour nous la nécessité matérielle est représentée, il est vrai, par le besoin du communisme comme seule résolution possible des contradictions du capitalisme. Mais elle est aussi représentée par la volonté de vaincre dans les luttes immédiates, comme condition pour la généralisation du combat. Du fait de son idéalisme, la minorité est incapable de comprendre la dynamique décrite dans le Manifeste du Parti communiste : "Parfois, les ouvriers triomphent ; mais c’est un triomphe éphémère. Le véritable résultat de leurs luttes est moins le succès immédiat que la solidarité croissante des travailleurs."
Au cours de la discussion, la "tendance" adopte un ton de plus en plus agressif, elle intervient de façon irresponsable dans une réunion publique de RI et finalement publie à l’extérieur (elle se dénomme désormais "Une Tendance communiste") une brochure, La révolution sera communiste ou ne sera pas. La démarche est typique de gens qui cherchent à se sauver eux-mêmes individuellement et non pas à avancer collectivement dans la clarification des questions politiques.
La moitié de cette brochure est consacrée à répondre à l’article paru dans RI n° 9 (Comment le prolétariat est la classe révolutionnaire). La tendance essaie à nouveau de démontrer que c’est sa position qui est matérialiste. Voyons comment. "Personne ne peut nier que travail salarié et travail associé sont, d’un point de vue purement descriptif et statique, les deux faces de la situation du prolétariat en tant que “catégorie économique”. Mais justement, dans notre débat, cette “description” ne nous dit rien sur “comment la classe est révolutionnaire” (titre de l’article de [RI]) parce que, pour comprendre la constitution du prolétariat en sujet révolutionnaire par cette “activité humaine concrète” dont parle Marx, il faut comprendre la situation objective comme une contradiction et non comme une juxtaposition d’attributs figés. [RI] ne nous dit pas que la classe est contrainte de devenir révolutionnaire parce que les rapports matériels et sociaux objectifs dans lesquels elle vit sont entrés dans une contradiction, mais il nous explique qu’elle est révolutionnaire parce que 1) elle est exploitée (salariés) ; 2) elle est associée (par le capital)"[5]. On peut reprendre tel quel le jugement de Marx sur Proudhon : "Un tel petit bourgeois divinise la contradiction, car la contradiction est le fond de son être. Il n’est que la contradiction sociale mise en action."[6] La contradiction, telle qu’elle est conçue ici, est totalement stérile et les notions de saut qualitatif et de négation, si importantes dans la dialectique marxiste, sont ici utilisées dans un sens totalement métaphysique, ils sont une baguette magique que l’intellectuel va brandir pour prétendument résoudre les problèmes sociaux sur lesquels il se casse les dents.
Si on veut poser correctement la contradiction et la résoudre, il est indispensable de faire la part entre ce qui est rejeté, ce qui est conservé et ce qui prend un sens nouveau. Sinon la continuité du mouvement d’ensemble est brisée. C’est ce que la dialectique marxiste appelle un dépassement. Écoutons Rosa Luxemburg sur le sens que le marxisme donne à la négation et au saut qualitatif : "Le socialisme est le premier mouvement populaire dans l’histoire mondiale qui se fixe comme but, et qui est chargé par l’histoire, d’introduire dans l’action sociale des hommes un sens conscient, une pensée méthodique et, par-là, une volonté libre. Voilà pourquoi Friedrich Engels qualifie la victoire définitive du prolétariat socialiste de bond de l’humanité du règne animal au règne de la liberté. Mais ce “bond” lui-même reste lié aux lois d’airain de l’histoire, aux milliers d’échelons d’une évolution antérieure très douloureuse et bien trop lente. Et il ne saurait jamais être accompli si, de toute la substance réunie par l’évolution des conditions matérielles, ne surgit pas l’étincelle stimulante de la volonté consciente de la grande masse du peuple".[7]
Bérard a commencé par rejeter les luttes revendicatives du prolétariat, puis sa nature de classe exploitée, la seule façon qu’il a de résoudre sa "contradiction" consiste tout simplement à nier le prolétariat lui-même. Il a beau vouloir se démarquer de Camatte (qui avait déjà ouvertement rejeté la "théorie du prolétariat") et réaffirmer le prolétariat comme sujet révolutionnaire, l’idée d’une communisation immédiate sans période de transition conduit forcément à rejeter l’autonomie de classe et à noyer le prolétariat dans les autres classes. "Il y a bien un noyau matériellement déterminé, une avant-garde pratique de la classe-pour-soi (ouvriers des grandes entreprises), mais ce noyau, en sortant du rapport capitaliste, tend, d’emblée, à précipiter “l’imminence du passage des classes moyennes au prolétariat” (Marx). […] Le “danger” de dissolution du prolétariat dans la population n’existe pas".[8] Depuis 1848, l’autonomie de classe est un principe intangible du combat prolétarien. Elle est le fil conducteur qui relie les luttes partielles des ouvriers à la dictature du prolétariat. Avec la perte de l’identité de classe que l’on peut constater aujourd’hui, le poison de l’interclassisme est d’autant plus dangereux. On peut voir ici comment le modernisme fait le travail de la bourgeoisie.
Les préjugés anti-organisationnels de la génération de 68
Les tendances ont été nombreuses dans l’histoire du mouvement ouvrier, mais la tendance Bérard est une fausse tendance dont la dynamique s’explique aisément. Parmi ses sept membres, tous (sauf un) venaient de l’organisation trotskiste Lutte ouvrière. Il s’agissait en fait d’un regroupement affinitaire autour d’un élément possédant un certain charisme, regroupement qui va représenter pour ses membres un véritable obstacle dans le processus de rupture avec le trotskisme.[9] Bérard, dans la foulée de sa rupture avec LO au début de l’année 1973, rédige la brochure : Rupture avec LO et le trotskisme, qui montre comment le trotskisme est passé dans le camp de la bourgeoisie après une longue dérive opportuniste et sa trahison de l’internationalisme durant la Deuxième Guerre mondiale. Cette brochure très efficace a connu un grand succès avec trois éditions successives. La dernière date de 1976 et comporte une introduction qui corrige certaines ambiguïtés du texte.[10] Mais il est certain que ce travail révélait les talents de son auteur. On peut également le constater à la lecture d’un article sur "La période de transition", en particulier la deuxième partie qui paraît dans Révolution internationale (nouvelle série) n° 8 (mars-avril 1974), et qui aborde la question des bons de travail. Emporté par la polémique contre les lassalliens, Marx envisage la possibilité d’utilisation des bons de travail[11] dans la période de transition du capitalisme au communisme comme moyen de rétribution individuelle en fonction du temps de travail fourni à la société.[12] Bérard démontre très bien que cette forme salariale qui ne dit pas son nom est une contradiction dans les termes et représente plus une entrave qu’autre chose sous la dictature du prolétariat. Sa démonstration s’appuie sur les critiques de Marx lui-même contre les bons de travail prônés par Proudhon (Misère de la philosophie) ou par Bray et Gray (Grundrisse). Dans les Grundrisse, Marx porte l’estocade à cette panacée : "Parce que le prix n’est pas égal à la valeur, l’élément qui détermine la valeur (le temps de travail) ne peut pas être l’élément en quoi s’expriment les prix"[13] Autrement dit, on ne peut mesurer le temps de travail par lui-même. Cette critique des illusions sur les bons de travail faite à l’époque par RI est aujourd’hui celle du CCI.[14] Bérard, intégré dans le travail de réappropriation des acquis historiques du courant de la Gauche communiste, va jouer un rôle souvent positif, également dans les discussions entre les différents groupes apparus au Royaume uni.
Mais ces qualités militantes peuvent se transformer de facteur de renforcement de l’organisation en facteur de destruction de celle-ci. Très rapidement, Bérard et ses acolytes vont exprimer les plus grandes confusions et préjugés sur la question organisationnelle.
Au printemps 1973, après cinq ans d’existence, après le regroupement réalisé en France[15], le groupe RI considère qu’un nouveau pas en avant est nécessaire dans la construction de l’organisation avec la réappropriation du principe prolétarien de la centralisation. Jusqu’ici existait une Commission internationale chargée de coordonner les discussions qui allaient aboutir à la formation du CCI, la création d’une Commission d’organisation, chargée de structurer et d’orienter les activités du groupe, est proposée. Les débats vont être très vifs, une importante minorité étant encore marquée par les conceptions contestataires et conseillistes de Mai 68. C’est pourquoi la nouvelle Commission va être nommée à une courte majorité à la rencontre nationale de novembre 1973. Ceci dit, la discussion a permis de clarifier un principe central du marxisme : la question organisationnelle est une nécessité vitale et une question politique à part entière.
C’est sur cette question que la tendance de Bérard s’est constituée (donc très vite après l’intégration à RI), criant au danger de la bureaucratisation et demandant des garde-fous pour se protéger contre ce danger diabolique. Elle exprimait ainsi une réelle hostilité envers la continuité du mouvement ouvrier et se méprenait totalement sur les mesures organisationnelles proposées en les confondant avec les pratiques (réellement) staliniennes des trotskistes. À l’opposé du caractère désintéressé et du dévouement des militants de la classe du travail associé, la tendance ex-LO était profondément marquée par l’individualisme. "Il suffit de signaler le fait que quelques jours après le vote instaurant la Commission d’organisation, auquel Bérard s’était opposé, le même Bérard est allé trouver MC pour lui proposer le marché suivant : “Je change mon vote en faveur de la CO si tu me proposes pour en faire partie, sinon je la combattrai”. Autant dire que Bérard s’est fait envoyer sur les roses, MC s’étant seulement engagé à ne pas faire état de cette proposition afin de ne pas “enfoncer” Bérard publiquement et de permettre au débat d’être mené sur le fond. Ainsi la CO ne présentait de “danger de bureaucratisation” que parce que Bérard n’en faisait pas partie… Sans commentaires !".[16]
Passé, présent et futur du prolétariat
Après l’article "Luttes revendicatives et surgissement de la classe-pour-soi" publié dans RI nouvelle série n° 9 (mai-juin 1974), la tendance publia "Fractions et parti" dans le n° 9 du Bulletin d’étude et de discussion (septembre 1974). Elle y dévoilait sa propre vision du prolétariat et de l’organisation d’avant-garde communiste. La rupture dans la continuité du mouvement ouvrier y est d’emblée annoncée. "Pour comprendre ce qu’ont été les fractions communistes au cours de cette période [de contre-révolution], il ne faut pas partir d’une “continuité” organique qui n’existe pas ; il faut repousser toutes les images “d’héritage”, “d’acquis” qui embrouillent la question. Il faut cesser de chercher une continuité purement idéologique (des idées produisant des idées). Il faut partir de l’expérience réelle que vit le prolétariat, la nécessité pour la classe d’épuiser pratiquement toutes les conséquences de la crise historique du salariat. Nous disons bien pratiquement car les ouvriers se battent, sont “organisés” à l’intérieur du rapport capitaliste et ils se heurtent très concrètement, à travers des défaites sanglantes, à une réalité nouvelle qu’ils ne parviennent pas encore à saisir : le prolétariat ne peut plus s’affirmer en restant travail salarié". On reconnaît bien Proudhon qui rejetait les grèves ouvrières qui, d’après lui, conduisaient à reconnaître une légitimité au patron. Et la tendance conclut à la façon des conseillistes : "L’ancien mouvement ouvrier est mort".
Dans sa réponse,[17] le camarade MC commence par rétablir toute l’importance de la continuité. "Pas très fiers de leurs géniteurs, ils préfèrent encore se dire bâtards, aussi bien organiquement que politiquement. Et pour être tout à fait à l’aise, ils souhaiteraient que le prolétariat et tout le mouvement communiste en fassent autant. Cette hantise de la “continuité”, du “passé”, de “l’acquis” est le cauchemar de ces camarades qui sans cesse y reviennent pour y mettre encore et encore des garde-fous. Ils enveloppent le tout, comme c’est leur habitude, dans un fatras de mots, où il y a du “pour” et du “contre”, un peu pour tous les goûts, mais ne parviennent pas à cacher complètement toute l’aversion qu’ils éprouvent à la seule évocation du mot “acquis”, presqu’autant que pour le mot “organisation”. Cela se comprend : continuité, acquis, organisation imposent des cadres et des frontières rigoureuses qui conviennent fort mal aux bavards et aux bavardages, à ceux qui touchent à tout et connaissent peu, aux fantaisies de “chasseurs d’originalité”. “Ne rien avoir à faire avec le passé” était le cri de ralliement de tous les contestataires de France et de partout, et ce n’était pas pour rien ! Parler d’une nouvelle cohérence sans préciser d’où elle vient, sur quelles positions acquises elle se fonde et parler d’une nouvelle cohérence “sans passé” est le propre d’une prétention mégalomane digne d’un Dühring. Les sages paroles sur les “dépassements nécessaires” ne servent en l’occurrence que de feuilles de vigne ; le dépassement n’est jamais un effacement, il contient toujours un passé. Parler de dépassement sans d’abord répondre à la question “quelle partie du passé conserver et pourquoi” n’est qu’escamotage et le pire des empirismes".
Il aborde ensuite la question de la contribution vitale de la Gauche communiste et de la tradition bien vivante qu’elle incarne malgré les divergences qui existent entre les groupes qui s’en réclament aujourd’hui. Cette question de l’héritage de la Gauche communiste, les scissions ou les éléments provenant du gauchisme ont toujours eu énormément de mal à la comprendre et ne voient que des Gauches communistes hétérogènes et confuses.[18] Ils révèlent ainsi leur aveuglement par rapport à l’immense pas en avant représenté par l’Internationale communiste (IC) et l’immense contribution apportée par tous ceux qui, tout en se réclamant de l’IC, ont pu déceler sa dérive opportuniste et en tirer des leçons. Les conditions de l’époque ont rendu impossible l’unification des Gauches, mais elles étaient en réalité unies, par-delà les frontières et les divergences, dans le travail de fraction contre l’opportunisme et la liquidation de l’ancien parti. C’est pourquoi il existe aujourd’hui une tradition de la Gauche communiste, c’est-à-dire une méthode, une combativité, une série de positions qui la distinguent et qui forment comme un pont lancé sur l’abîme du temps vers le futur parti communiste mondial. "Hembé se trompe de maison. Il croit parler encore dans et à LO. Les différents courants de communistes de gauche ont eu bien des faiblesses et des insuffisances. Ils ont souvent tâtonné et balbutié. Mais ils ont eu le mérite impérissable d’avoir les premiers sonné l’alarme contre la dégénérescence de l’IC, d’avoir défendu, diversement mais avec force, les principes fondamentaux du marxisme révolutionnaire, d’avoir été à la pointe du combat du prolétariat révolutionnaire, et leurs balbutiements étaient et demeurent toujours une immense contribution à la théorie et à la pratique du prolétariat, répondant aux problèmes et tâches de la révolution prolétarienne".
En publiant sa brochure à l’extérieur de RI et en refusant de participer à la Rencontre nationale de novembre 1974, qui devait faire le point sur l’état des divergences, la tendance ex-LO se plaçait d’elle-même en dehors de l’organisation. Cependant, étant donnée l’importance de la question organisationnelle et du rôle destructeur joué par la "tendance", cette réunion générale de RI a décidé d’exclure formellement ses membres. On retrouve Bérard à la fin des années 1980 avec les Cahiers du doute puis il disparaît dans le néant après avoir été pendant un moment un adepte des thèses primitivistes. Trajectoire somme toute logique, le doute ici invoqué n’étant pas le doute scientifique créateur mais le reflet d’une grande faiblesse dans la conviction révolutionnaire.
Leçons de ces premiers combats contre le modernisme
La première des leçons à tirer est donc la nécessité d’une discussion approfondie avec les éléments qui posent leur candidature sur le sens profond de la culture du débat dans les organisations communistes, à l’opposé du démocratisme qui prône le bavardage et adore la divergence comme un fétiche.
La deuxième leçon à tirer est l’importance de la question organisationnelle et des principes qui doivent nous guider dans la construction de l’organisation et la perspective du futur Parti mondial. Une compréhension en profondeur de la question organisationnelle doit permettre, en particulier, d’éviter lors des discussions des regroupements, même informels, entre un certain nombre de camarades sur la base, non pas d’un accord politique, mais sur des critères hétéroclites comme les affinités personnelles, le mécontentement vis-à-vis de telle orientation de l’organisation ou la contestation d’un organe central. L’organisation des communistes est basée sur la loyauté envers l’organisation, envers les principes révolutionnaires et non pas sur la loyauté envers les copains.
La troisième leçon découle de l’erreur commise par RI à l’époque, le manque d’attention face à des éléments rompant collectivement avec une organisation gauchiste. Une telle rupture n’est pas destinée à échouer systématiquement, mais l’expérience a montré qu’elle est très difficile à mener à son terme. La rupture avec une cohésion contre-révolutionnaire ne conduit pas automatiquement à comprendre et rejoindre la cohérence des positions révolutionnaires.
Il faut encore mentionner une dernière leçon. Le militantisme communiste s’appuie sur le dévouement à la cause, sur la vigilance théorique et sur une conviction révolutionnaire qui nous préservent contre les sirènes de l’empirisme et de l’immédiatisme. Le modernisme et son avatar communisateur aujourd’hui représentent au contraire un immense danger de dissolution du prolétariat dans les eaux glacées du doute et de l’ignorance, reflet du monde actuel de la décomposition capitaliste.
L’article de RI n° 3 (ancienne série), "De l’organisation", qui avait été préparé pour une rencontre organisée par Informations et correspondance ouvrières en 1969, ne pouvait que poser les prémisses de la question organisationnelle, en rappelant notamment cette banalité : de la dégénérescence et de la trahison des organisations révolutionnaires du passé ne découlent nullement l’inutilité ou le danger de celles-ci. En 1973-74 la question organisationnelle se repose beaucoup plus crûment et concrètement avec le processus de construction de l’organisation en cours (regroupements dans différents pays, création du CCI). C’est face à cet enjeu pratique que s’élevèrent différentes oppositions comme la tendance Bérard. Du fait d’une rupture inachevée avec le trotskisme et d’une dérive affinitaire, la tendance Bérard a levé l’étendard de la révolte contre la centralisation et contre la nécessité vitale de passer d’un cercle d’amis à un groupe politique, de passer de l’esprit de cercle à l’esprit de parti. Elle était ainsi l’expression classique de la pénétration de l’idéologie bourgeoise et petite-bourgeoise au sein du prolétariat, ce qui s’est concrétisé chez elle par une explosion de l’individualisme et une impatience opportuniste cherchant des raccourcis vers le but communiste. La rage des communisateurs contre l’organisation révolutionnaire et le programme communiste les rend aujourd’hui bien plus dangereux que ces intellectuels en mal d’originalité qui ont empoisonné le mouvement durant les années 1970.
Laissons la parole au camarade MC pour la conclusion : "Que penser des petits messieurs qui se promènent avec cette désinvolture dans l’histoire du mouvement ouvrier comme s’ils étaient au café du commerce. De toutes ces proclamations gratuites et fanfaronnes, la seule chose à retenir est cette conclusion : “La nécessité désormais de rompre de façon critique avec le passé”. RI a toujours énoncé la nécessité, après cinquante ans de réaction et de contre-révolution, de renouer, de continuer, et de dépasser de façon critique le passé, ce point culminant de l’assaut révolutionnaire du prolétariat. [Il mettait] aussi l’accent sur l’unité fondamentale du mouvement historique de la classe, [alors que] les contestataires “rénovateurs” de tous bords n’ont, eux, d’autre désir que de rompre, effacer, faire table rase du passé, afin de partir d’un présent vierge, d’un nouveau “commencement”, c’est-à-dire d’eux-mêmes".([19])
Elberg.
[1] La "Résolution sur le rapport de forces entre les classes" adoptée au 23e congrès du CCI en 2019, décrit et analyse à la fois le marais politique apparu à la fin des années 1960 et les trois vagues de luttes ouvrières qui se sont succédé jusqu’à 1989.
[2] Y compris durant la période de transition, alors que les antagonismes de classe n'ont pas encore disparu. La nécessité pour la classe de défendre ses intérêts immédiats durant la dictature du prolétariat a été mise en lumière par Lénine lors du débat au sein du parti bolchevik sur la question syndicale en 1921. Cette position a été reprise et développée par la Gauche communiste d’Italie dans les années 1930 et par la Gauche communiste de France (GCF) après la Deuxième Guerre mondiale. Voir notre article "Comprendre la défaite de la révolution russe, II. 1921 : le prolétariat et l’État de transition", dans la Revue internationale n° 100, 1er trimestre 2000.
[3] Proudhon était, d’après certains doctrinaires, le père de l’anarchisme. Le père de la communisation n’est pas Bérard mais plutôt Jacques Camatte, de la revue Invariance, qui s’était séparé du Parti communiste international en 1966. Nous y reviendrons dans les prochains articles.
[4] Marx et Engels, L’Idéologie allemande (1845-1846).
[5] La brochure de la tendance ex-Lutte ouvrière (la plupart des membres de cette "tendance" étaient d’anciens militants trotskistes) a été republiée dans l’anthologie de François Danel, Rupture dans la théorie de la révolution. Textes 1965-1975 (2003).
[6] Marx, lettre du 28 décembre 1846 à Annenkov.
[7] Luxemburg, La Crise de la social-démocratie (1915).
[8] Article de la tendance, "Luttes revendicatives et surgissement de la classe-pour-soi", Révolution internationale n° 9, (mai-juin 1974).
[9] Voir la Revue internationale nos 161 (2e semestre 2018) et 162 (1er semestre 2019) : "Castoriadis, Munis et le problème de la rupture avec le trotskisme".
[10] Le CCI a depuis publié une autre brochure sur le même sujet, Le trotskisme contre la classe ouvrière.
[11] L’hypothèse de Marx se situe dans le cadre du processus de socialisation qui suit la prise du pouvoir par le prolétariat, dans le cadre non pas de la société communiste mais d’une société "qui vient d’émerger de la société capitaliste". Elle n’a rien à voir avec la position de Proudhon sur les bons du travail.
[12] Marx, Critique du programme du parti ouvrier allemand (1891). Ce texte est plus connu sous le nom de Critique du programme de Gotha.
[13] Marx, Manuscrits de 1857-1858, dits "Grundrisse".
[14] Le Groupe des communistes internationalistes (GIC), dans les années 1930, avait repris cette position en faveur des bons de travail, en particulier dans la brochure Principes de la production et de la distribution communiste. Voir nos critiques dans la Revue internationale n° 152, (2e semestre 2013) : "Bilan, la Gauche hollandaise et la transition au communisme, II".
[15] Trois groupes communistes ont fusionné en 1973 sous le nom de Révolution internationale. À cette occasion, une nouvelle plateforme politique a été adoptée et parait dans le numéro 1 de RI (nouvelle série).
[16] "La question du fonctionnement de l’organisation dans le CCI", Revue internationale n° 109 (2e trimestre 2002).
[17] "En réponse à l’article “Fractions et parti”", dans le même numéro du Bulletin d’étude et de discussion, la deuxième revue publiée par RI. Elle sera bientôt remplacée par la Revue internationale lors de la création du CCI en 1975.
[18] L’un des meilleurs exemples est celui de l’Éveil internationaliste qui participa à la 3e conférence des groupes de la Gauche communiste en 1980. Après avoir rompu avec le maoïsme, il a voulu conserver une cohérence ex-maoïste, pour finalement sombrer dans le néant. Pour tenter encore de gommer leur passé stalinien, certains de ses éléments n’ont pas trouvé d’autres solutions que de rejoindre l’anarchisme ou la Ligue des droits de l’homme, le tout assaisonné du verbiage situationniste habituel.
[19] Marc Chirik, "En réponse à l’article “Fractions et parti”", Bulletin d’étude et de discussion n° 9, septembre 1974, p. 9.