Soumis par Revue Internationale le
Début 2020, la crise mondiale du Covid-19 avait représenté le produit mais surtout constitué un puissant accélérateur de la décomposition du système capitaliste sur différents plans : déstabilisation économique importante, perte de crédibilité des appareils étatiques, accentuation des tensions impérialistes.
Aujourd’hui, la guerre en Ukraine exprime un palier supplémentaire de cette intensification à travers une caractéristique majeure de la plongée du capitalisme dans sa période de décadence et en particulier dans la phase de décomposition, l'exacerbation du militarisme.
La brutalité de cette accélération n’avait pas été anticipée dans les rapports précédents (cf. les rapport et résolution sur la situation internationale du 24e CICCI) et, même si le rapport sur les tensions impérialistes de novembre 2021 soulignait dans son dernier point l’expansion du militarisme et de l’économie de guerre (§ 4.3.) et l’extension du chaos, de l’instabilité et de la barbarie guerrière (§ 4.1.), leur brutale accélération en Europe à travers l’invasion massive russe en Ukraine a malgré tout surpris le CCI.
La guerre en Ukraine marque une accélération brutale du militarisme
D’un point de vue général, il faut rappeler que le développement du militarisme n’est pas propre à la phase actuelle de décomposition mais est inséparablement lié à la décadence du capitalisme : "En fait, le militarisme et la guerre impérialiste constituent la manifestation centrale de l'entrée du capitalisme dans sa période de décadence (…), à tel point que, pour les révolutionnaires d'alors, l'impérialisme et le capitalisme décadent deviennent synonymes. L'impérialisme n'étant pas une manifestation particulière du capitalisme mais son mode de vie pour toute la nouvelle période historique, ce ne sont pas tels ou tels États qui sont impérialistes, mais tous les États, comme le relève Rosa Luxemburg. En réalité, si l'impérialisme, le militarisme et la guerre s'identifient à ce point à la période de décadence, c'est que cette dernière correspond bien au fait que les rapports de production capitalistes sont devenus une entrave au développement des forces productives" ("Militarisme et décomposition", Revue internationale 64, 1991, pt3). Durant les 75 années qui séparent août 1914 de novembre 1989, le capitalisme a plongé l’humanité dans plus de dix ans de guerres mondiales et ensuite dans près de 45 ans de "guerre froide" et de "coexistence" armée entre blocs américain et soviétique, qui s’est concrétisée par des confrontations meurtrières à la périphérie des deux alliances (Vietnam, Moyen-Orient, Angola, Afghanistan) et par une folle "course aux armements", qui s’est finalement révélée fatale au bloc de l’Est.
Dans une situation où la bourgeoisie comme le prolétariat étaient incapables d’imposer une solution à la crise historique du capitalisme, l’effondrement du bloc soviétique a ouvert la phase de décomposition qui se caractérise par une explosion tous azimuts du chacun pour soi et du chaos, produits de l’éclatement des blocs et de la disparition de la discipline qu’ils imposaient. Le militarisme se manifestait alors par une myriade de conflits barbares, souvent sous la forme de guerres civiles, par l’explosion des ambitions impérialistes et la désintégration de structures étatiques : Somalie, Yougoslavie, Afghanistan, Irak, Syrie, Donbass et Crimée, État Islamique, Lybie, Soudan (du Nord et du Sud), Yémen, Mali. Ceux-ci tendaient aussi à se rapprocher de l’Europe (Yougoslavie, Crimée, Donbass) et à l’impacter fortement à travers des flots de réfugiés.
Cependant, la guerre actuelle en Ukraine ne constitue pas seulement la continuation du développement du militarisme dans la décomposition, décrite ci-dessus, mais représente sans nul doute un approfondissement qualitatif extrêmement important du militarisme et de ses concrétisations barbares et ceci pour plusieurs raisons :
- elle est le première confrontation militaire de cette ampleur entre États qui se déroule aux portes de l’Europe depuis 1940-45 et celle-ci engendre un chaos économique et un flot de millions de réfugiés dans les pays européens, de sorte que le cœur de l’Europe devient aujourd’hui le théâtre central des confrontations impérialistes ;
- cette guerre implique directement les deux pays les plus vastes d’Europe, dont l’un est doté d’armes nucléaires ou d’autres armes de destruction massive et l’autre est soutenu financièrement et militairement par l’OTAN. Cette opposition Russie – OTAN tend à raviver le souvenir de l’opposition entre les blocs des années ‘50 aux années ’80 et la terreur nucléaire qui en découlait, mais elle survient dans un contexte beaucoup plus imprédictible, vu justement l’absence de blocs constitués et de la discipline de bloc que cela implique (nous y reviendrons plus loin) ;
- l’ampleur des combats, les dizaines de milliers de morts, la destruction systématique de villes entières, l’exécution de civils, le bombardement irresponsable de centrales atomiques, les conséquences économiques considérables pour l’ensemble de la planète soulignent à la fois la barbarie et l’irrationalité croissance des conflits pouvant déboucher sur une catastrophe pour l’humanité.
Les fondements du conflit ukrainien
Le développement de la guerre en Ukraine ne peut se comprendre qu’en la saisissant comme le produit direct de deux tendances dominantes marquant les rapports impérialistes dans la présente période de décomposition et que le CCI a mises en évidence dans ses rapports précédents : d’une part la lutte des États-Unis contre le déclin irrémédiable de leur hégémonie mondiale, qui a pour résultat de stimuler le développement du chaos dans le monde, et d’autre part l’exacerbation des ambitions impérialistes tous azimuts, qui a ranimé en particulier l’agressivité de la Russie, ambitionnant de reprendre une place importante sur la scène impérialiste avec un esprit de revanche persistant.
La lutte des États-Unis contre le déclin de leur hégémonie
Depuis la présidence d’Obama, la bourgeoisie américaine s’est de plus en plus centrée d’un point de vue économique et militaire sur son challenger principal, la Chine. Sur ce point, il y a une continuité absolue entre la politique des administrations Trump et Biden. Cependant, sur la manière dans ce contexte de "neutraliser" la Russie, des divergences sont apparues : Trump visait plutôt à s’attacher les services de la Russie contre la Chine, mais cette option s’est heurtée à la résistance et l’opposition de larges pans de la bourgeoisie américaine ainsi que des structures de l’État (services secrets, armée, diplomatie, …), vu les liens troubles qui liaient Trump à la faction dirigeante russe mais surtout à cause de la méfiance envers une alliance avec un pays qui a été l’ennemi absolu pendant 50 ans. La stratégie de la partie dominante de la bourgeoise américaine, représentée aujourd’hui par l’administration Biden, vise plutôt à porter des coups décisifs à la Russie de sorte qu'elle ne constitue plus une menace potentielle pour les États-Unis :"Nous voulons que la Russie soit tellement affaiblie qu’elle ne puisse plus faire des choses comme envahir l’Ukraine" a déclaré le Ministre de la défense américain Lloyd Austin lors de sa visite à Kiev le 25.04[1].Cette politique d’affaiblissement de la Russie lui permet aussi de lancer un avertissement indirect à la Chine (voilà ce qui vous attend si vous décidiez d’envahir Taiwan) et de lui imposer un revers stratégique, puisque le conflit réduit drastiquement le potentiel militaire de Poutine et transforme dès lors son "alliance" avec Xi Jinping en fardeau pour ce dernier.
La crise ukrainienne a offert à l’administration Biden une opportunité de premier choix pour mettre en place de manière machiavélique une telle stratégie d’affaiblissement radical de la Russie et de prise au piège de la Chine.
Revendications impérialistes tous azimuts et ambitions russes
La faction dominante de la bourgeoisie russe pour sa part a fait une erreur capitale en confondant la débâcle tactique des États-Unis à Kaboul avec une défaite stratégique, alors qu’il s'agissait fondamentalement d’un repositionnement des forces américaines face à leur adversaire central, la Chine. Afin d’accentuer le retour à l’avant-plan de l’impérialisme russe depuis l’effondrement de l’URSS, elle a cru le moment opportun pour frapper un grand coup en reconquérant l’Ukraine (ou au moins de larges régions stratégiques de celle-ci). Alors que, pour la faction Poutine, celle-ci fait partie de la "Russie historique", elle échappait non seulement de plus en plus à sa zone d’influence mais risquait de devenir le fer de lance de l’OTAN à moins de 500 km de Moscou.
Ce faisant, Poutine est tombé dans le piège tendu par les États-Unis. Ceux-ci ont monté un traquenard machiavélique fort semblable à celui mis en place contre Saddam lors de la première guerre du Golfe à propos de l’invasion du Koweït par celui-ci : crier sur les toits que les troupes russes s’apprêtaient à envahir massivement l’Ukraine tout en spécifiant qu’eux-mêmes n’interviendraient pas, "l’Ukraine ne faisant pas partie de l’OTAN". En conséquence, Poutine pouvait difficilement en faire moins sans que cela ne soit interprété comme un recul face à la ligne dure de Biden, d’autant plus que la riposte américaine semblait initialement devoir se limiter globalement au type de mesures de rétorsion appliquées lors de l’occupation de la Crimée en 2014.
L’invasion russe profite à court terme aux États-Unis
En réussissant à attirer la Russie dans une guerre à grande échelle en Ukraine, la manœuvre machiavélique des États-Unis leur a indéniablement permis à court terme de marquer des points importants sur trois fronts cruciaux :
1. Restauration de l’OTAN
La guerre a permis d’imposer aux pays européens qui affichaient une certaine indépendance de rentrer dans le rang (alors que ceci n’avait pas du tout réussi au moment de l’invasion de l’Irak en 2003). De fait, l’OTAN a été restaurée dans toute sa splendeur sous contrôle américain, alors que Trump pensait même s’en retirer (contre la volonté de ses militaires). Les "alliés" européens contestataires ont été rappelés à l’ordre : ainsi, l’Allemagne ou la France ont rompu leurs liens commerciaux avec la Russie, et ont lancé dans la précipitation les investissements militaires que les États-Unis réclamaient depuis 20 ans. De nouveaux pays, tels la Suède ou la Finlande posent leur candidature à l'OTAN et l’UE deviendra même partiellement dépendante des États-Unis sur le plan énergétique. Bref, tout le contraire des espoirs illusoires de Poutine de voir les États européens se diviser sur la question ukrainienne.
2. Affaiblissement de la Russie
La guerre implique dès à présent un affaiblissement considérable de la Russie au niveau militaire mais également économique, affaiblissement qui s’intensifiera au fur et à mesure que la guerre se poursuivra. Les résultats sont, après près de trois mois d’"opération spéciale", d’ores et déjà dramatiques pour la Russie :
les forces armées russes ont subi de cuisantes défaites sur le terrain, avec les échecs de l’offensive éclair sur Kiev visant aussi l’élimination du régime de Zelenski, de la prise de contrôle de l’espace aérien sur l’ensemble de l’Ukraine, de la prise de Kiev et Kharkov, de l’offensive vers Odessa, coupant l’Ukraine des débouchés maritimes et opérant la conjonction avec la république de Transnistrie. Le retrait des troupes russes du Nord de l’Ukraine et un retour à des objectifs plus limités sur le Donbass et à une stratégie militaire moins ambitieuse mais tout aussi sanglante de grignotage du territoire kilomètre par km, ville par ville, avec un pilonnage intensif par l’artillerie (type Marioupol, comme à Alep en Syrie), est un aveu que les objectifs initiaux étaient trop ambitieux pour les capacités militaires de l’impérialisme russe.
L’armée russe se retrouve avec des milliers de chars et d’engins blindés hors de combat, des dizaines d’hélicoptères et d’avions abattus, le bateau amiral de la flotte de la mer noire (le Moskva) coulé, des attaques de plus en plus fréquentes de dépôts de carburant ou d’armement et de centres logistiques en Russie même. Au-delà de ces chiffres, c’est surtout la modernisation de l’armement russe qui montre ses limites avec des armes sophistiquées révélant pleins de défauts dans leur fonctionnement et dont les stocks s’épuisent, le chaos organisationnel au sein de l’armée, qui provoque des problèmes d’approvisionnement en nourriture et carburant, qui sont par ailleurs accrus par la corruption régnant dans l’armée et même par des sabotages en son sein.
Les troupes russes ont enregistré des pertes humaines très lourdes(selon des analystes militaires) : plus de 15.000 morts et près de 40.000 soldats hors de combats (morts, blessés, prisonniers et … déserteurs), soit environ 20% des forces initialement engagées, ce qui équivaut à celles subies en 8 années en Afghanistan dans les années 1980. Le moral des soldats, qui ne comprennent pas pourquoi ils sont là ou s’attendaient à être reçus en libérateurs, est bas et la guerre n’est pas populaire. Aussi, la bourgeoisie russe évite d’envoyer les appelés du contingent (ce serait même la raison pour laquelle la Russie parle d’"opération spéciale" et non pas de guerre) et à massivement recours à des mercenaires (organisation Wagner ou "Kadirovni" tchéchènes) ou place des milliers d’offres d’emploi sur les sites spécialisés pour des "kontraktniki" (des contrats courts pour militaires spécialisés), provenant en général des régions les plus pauvres de Russie. Si les "crimes de guerre" sont par définition un des "effets collatéraux" de toute guerre, les massacres de civils et la destruction de villes entières sont particulièrement saillants dans cette guerre-ci d’une part du fait de la démoralisation et du désespoir existant au sein des unités russes et d’autre part à cause du type de guerre "urbaine" recherché par les Ukrainiens vu la disparité de puissance militaire entre les protagonistes.
Cependant, Poutine ne peut arrêter à ce stade les hostilités car il a besoin à tout prix de trophées pour justifier l’opération sur le plan intérieur et sauver ce qui peut l’être encore du prestige militaire de la Russie, ce qui entraînera encore plus de pertes militaires, humaines et économiques. D’autre part, comme plus la guerre se prolonge, plus la puissance militaire et l’économie russes s’effriteront, les États-Unis, cyniquement, n’ont également aucun intérêt à favoriser un arrêt des hostilités, quitte à sacrifier militaires, civils et centres urbains en Ukraine, car ils veulent saigner la Russie à blanc. Dans ce sens, les campagnes actuelles autour de la défense de l’Ukraine martyre, des crimes de guerre russes (Butcha, Kramatorsk, Marioupol, …) et de la mise en œuvre d’un "génocide des Ukrainiens", campagnes orchestrées par les États-Unis et la Grande-Bretagne en particulier et qui visent personnellement Poutine ("Poutine a perdu la raison" ; "la Russie ne fait pas partie de notre monde"), permettent de contrer toute perspective de négociation à court terme (parrainée par la France et Allemagne ou encore par la Turquie) et de pousser l’affaiblissement de la Russie à son maximum, voire de stimuler un changement de régime. Bref, dans les conditions actuelles, le carnage ne peut que continuer et la barbarie s’étendre, probablement pendant des mois, voire des années, et ceci sous des formes particulièrement sanglantes et dangereuses, comme par exemple la menace de l’utilisation d’armes nucléaires tactiques.
3.Mise sous pression de la Chine
Derrière la Russie, les États-Unis ciblent fondamentalement la Chine et la mettent sous pression car l’objectif de fond de la manœuvre machiavélique des États-Unis est bien d’affaiblir le couple russo-chinois et de lancer un avertissement à la Chine. Celle-ci a d’ailleurs réagi de manière réservée à l’invasion russe en déplorant "le retour de la guerre sur le continent européen" et en appelant au "respect de la souveraineté" et de "l’intégrité territoriale selon les principes de l’ONU" (Xi Jinping, 08.03.22). De fait, la Chine a aussi des liens étroits avec l’Ukraine (14,4% des importations et 15,,3% des exportations ukrainiennes) et elle a signé un "accord de coopération stratégique" avec le président Zelensky "consacrant le rôle pivot de son pays dans les projets eurasiatiques des nouvelles routes de la soie" (Le monde diplomatique (LMD, avril 2022, p.9). Or, le conflit ukrainien bloque précisément diverses branches de la "Silk Road", ce qui constitue sans nul doute un objectif non négligeable de la manœuvre américaine.
Dès lors, loin de sortir gagnante de la situation générée par la guerre en Ukraine, la Chine se retrouve face à un dilemme insoluble : la Russie, déjà fort affaiblie, est obligée de demander l'aide de la Chine, qui se montre cependant circonspecte et a évité jusqu’à présent de soutenir ouvertement "l’opération spéciale" de son alliée, car aider une Russie affaiblie risque d’affaiblir aussi la Chine : cela entraînerait des représailles économiques et mènerait à la perte de routes commerciales et de marchés vers l’Europe et même vers les États-Unis, autrement plus importants que les échanges (3% de ses importations et 2% de ses exportations) avec la Russie. D’autre part, l’effondrement de la puissance militaire russe et les difficultés immenses de son économie feront de la Russie une alliée qui ne pourra plus contribuer sur son point fort (son expertise militaire) et qui risque au contraire de constituer un fardeau embarrassant pour la Chine.
Aussi, Pékin, tout en les désapprouvant, applique, de manière plus symbolique que handicapante pour la Russie, les sanctions : la Banque asiatique pour l’investissement dans les infrastructures a suspendu ses opérations avec la Russie et la Biélorussie, les grandes raffineries d’État chinoises ont arrêté leurs achats de pétrole en Russie de peur de subir des mesures de rétorsion des pays occidentaux. De même, les grandes banques d’État refusent de financer des accords énergétiques avec la Russie parce qu’ils sont trop risqués. Dans les coulisses toutefois, ces mêmes entreprises d’État rachètent sur les marchés internationaux par le biais de sociétés-écrans et de contrats à long terme des stocks bon marchés de LNG et de pétrole russes dont personne ne veut.
Les conséquences de la guerre à plus long terme
Si à court terme, la guerre en Ukraine a pu favoriser une atmosphère de bipolarisation, en particulier à travers l’image propagée d’une confrontation entre le "bloc des autocraties" et le "bloc des démocraties", intensivement prônée d’ailleurs par les États-Unis, cette impression doit déjà être reconsidérée lorsqu’on analyse le positionnement de la Chine (cf. le point précédent). Et à plus long terme, les implications des hostilités guerrières actuelles, loin d’encourager un regroupement stable des impérialismes, accentueront au contraire des oppositions tous azimuts et les tensions entre vautours.
Malgré l’opposition américaine, une intensification du chacun pour soi
En poussant au jusqu'au-boutisme dans le conflit ukrainien, les USA attisent le développement du chacun pour soi, malgré l’unité imposée temporairement à l’Europe. Lors du vote à l’ONU sur l’exclusion de la Russie du Conseil des droits de l’homme, 24 pays ont voté contre et 52 se sont abstenus : l’Inde, le Brésil, le Mexique, l’Iran mais aussi l’Arabie Saoudite et les Émirats (UAE) développent leur propre positionnement impérialiste sans s’aligner derrière les États-Unis ou la Russie et ne participent pas au boycott de cette dernière : "Contrairement à la majorité des nations occidentales, États-Unis en tête, les pays du Sud adoptent une position prudente à l’égard du conflit armé qui oppose Moscou à Kiev. L’attitude des monarchies du Golfe, pourtant alliées de Washington, est emblématique de ce refus de prendre parti : elles dénoncent à la fois l’invasion de l’Ukraine et les sanctions contre la Russie. Ainsi s’impose un monde multipolaire où, à défaut de divergences idéologiques, ce sont les intérêts des États qui priment" (LMD, mai 2022, p.1). Le Japon, qui a entamé son réarmement et qui se montre agressif par rapport à la Russie et la Chine, affirme nettement ses ambitions impérialistes propres en refusant d’arrêter le projet de pipeline gazier avec la Russie. La Turquie, membre de l’OTAN, poursuit néanmoins ses propres objectifs impérialistes en maintenant de bonnes relations avec la Russie (encore qu’il y ait aussi des contentieux à propos de la Lybie et de la guerre Arménie/Azerbaïdjan). Même les pays européens ne coupent pas tous les contacts avec la Russie (la France ou l’Italie rechignent de fermer les filiales de leurs entreprises, le gazoduc Russie-Europe en passant par l’Ukraine fonctionne toujours, même si c’est avec des réductions ponctuelles, et fournit des revenus financiers aux deux belligérants, la Belgique exclut le secteur diamantaire des mesure de boycott, etc.) et la Hongrie lorgne même avec envie vers la Transcarpatie ukrainienne avec ses minorités hongroises. Cette tendance à l’exacerbation d’un chacun pour soi brutal sera encore accentuée par les lourdes retombées impérialistes et économiques de la guerre en Ukraine.
La Russie saignée à blanc
Pour la Fédération de Russie, les conséquences de cette "opération spéciale" seront lourdes et risquent de constituer une seconde déstabilisation profonde après la fragmentation découlant de l’implosion de son bloc (’89-92) : sur le plan militaire, elle perdra probablement son rang de deuxième armée mondiale ; son économie déjà affaiblie tombera encore plus en déliquescence (un recul de 12% de l’économie selon le ministère russe des finances, le recul le plus important depuis 1994). La campagne autour des crimes de guerres russes et la mise en place de structures d’investigation et de jugement au niveau international visent en fin de compte à faire juger Poutine et ses conseillers par une cour internationale pour "crime de guerre", voire pour "génocide". De cette manière, les tensions internes entre factions de la bourgeoisie russe ne peuvent que s’intensifier, tandis que la faction Poutine se trouve acculée à se battre avec l’énergie du désespoir pour survivre. Des membres de la faction dirigeante (cf. Medvedev) avertissent déjà des conséquences : un possible effondrement de la Fédération de Russie et le surgissement de diverses mini Russies avec des dirigeants imprévisibles et des armes nucléaires.
La Chine confrontée à une accumulation de problèmes
Les conséquences de la crise ukrainienne sont dangereusement déstabilisatrices pour le principal challenger des États-Unis, la Chine. Cela concerne d’abord le dilemme de son attitude envers la Russie face à la crainte des sanctions pour son économie, mais aussi du blocage d’artères importantes de sa route de la soie : "Pour l’heure, le grand œuvre du président chinois –des routes de la soie tissant leur toile jusqu’à l’Europe via l ‘Asie centrale– se trouve menacé. Tout comme son espoir de voir les liens se resserrer avec l’Union européenne, en contrepoids aux États-Unis" (LMD, avril 2022, p.9). La guerre russo-ukrainienne tombe très mal pour Xi Jinping à quelques mois du congrès du PCC qui devrait le reconduire pour un troisième mandat, d’autant plus que la pandémie recommence à sévir et que les perspectives économiques sont médiocres[2].
L’économie chinoise souffre lourdement encore de la pandémie, avec en mars et avril les 27 millions d’habitants de sa métropole industrielle et commerciale Shanghai en lock-down et à présent également de larges parties de la capitale Pékin. La population manifeste de plus en plus ouvertement sa panique et son mécontentement face à des semaines de lock-down inhumain. Cependant, le gouvernement peut difficilement revoir sa politique de zéro Covid : (a) à cause du taux de vaccination extrêmement bas chez les personnes âgées et la mauvaise qualité des vaccins chinois face aux variants actuels ; (b) et surtout vu l’impact politique que le changement de stratégie aurait à la veille du XXe congrès du PCC sur la faction Xi qui s’en est fait le champion acharné. Ainsi, à Shanghai, Xi a imposé un lock-down drastique contre le "sabotage" des cadres locaux, provoquant un fort mécontentement dans la population. Il a envoyé 50.000 membres des forces de police armées spéciales du Shandong sous la responsabilité du gouvernement central pour "prendre le contrôle de la situation". Pour Xi, "Il faut que la stratégie "zéro Covid" fonctionne, il faut que Shanghai soit "nettoyée". Échouer serait donner raison, par défaut et en partie du moins, à l’opposition qui tente de s’opposer à sa réélection" ("Zéro Covid à Shanghai : la bataille politique de Xi Jinping", A. Payette, Asialyst, 14.04.22). Et ceci à tout prix : les experts de la banque d’investissement japonaise Nomura ont calculé début avril que 45 villes chinoises, représentant 40% du PNB chinois, subissaient un lock-down total ou partiel. Ces mesures drastiques entraînent des problèmes importants pour le transport routier et dans les ports (plus de 300 navires attendaient fin avril d’être déchargés à Shanghai, (le triple de 2020, lorsque la situation était déjà critique), ainsi que des perturbations au niveau de la production industrielle et des chaines d’approvisionnement nationales et internationales.
En conséquence, le ralentissement de l’économie, accentué par les lock-down à répétition depuis 2 ans dans le cadre de la politique "zéro covid" et par la guerre en Ukraine, devient de plus en plus manifeste, avec une croissance évaluée pour le moment à 4,5% du PIB - le gouvernement chinois prévoyait une hausse de 5,5% mais les pronostics les plus pessimistes parlent de 3,5% (cf. "Zéro covid à Shanghai : la bataille politique de Xi Jinping", A. Payette, Asialyst, 14.04.22) - et ceci l’année même où le Congrès du Peuple doit se réunir pour élire un nouveau président. Ce qui préoccupe particulièrement la bourgeoisie chinoise, ce sont différents chiffres exécrables en mars : ainsi, les ventes de détail ont baissé de 3,5%, le chômage a augmenté de 5,8% (chiffres officiels sous-estimés) et les importations se sont quasiment arrêtées. Enfin, le secteur immobilier, radicalement encadré par l’État l’année dernière pour accompagner l’effondrement de certaines grandes compagnies, continue à s’enfoncer : la vente d’habitations a reculé de 26,7%, le recul le plus important depuis février 2020. "Selon un rapport de l’Institute of International Finance dans un rapport publié fin mars, "les flux financiers qui quittent la Chine sont sans précédent. L’invasion russe de l’Ukraine va probablement placer les marchés chinois sous un nouveau jour." Cette fuite de capitaux est "très inhabituelle", ajoute le rapport. Les obligations chinoises détenues par des investisseurs étrangers ont chuté de 80,3 milliards de yuans pour le seul mois de février, la chute la plus vertigineuse enregistrée depuis janvier 2015, date à laquelle ces statistiques ont commencé à être recensées. (…) Des sanctions occidentales contre son pays entraîneraient une chute des investissements étrangers tout comme une fuite des capitaux chinois. (…) Ces menaces économiques et financières sont graves car elles traduisent une méfiance croissante des investisseurs étrangers à l’égard de la Chine" ("guerre en Ukraine : le double langage de la Chine pourrait lui coûter cher", P.-A. Donnet, Asialyst, 16.04.22).
Enfin, la situation difficile de l’économie pèse lourdement sur le maintien du financement gigantesque du projet des nouvelles routes de la soie, par ailleurs fortement entravé par le blocage de plusieurs de ses branches à cause du conflit ukrainien, mais aussi par le chaos croissant lié à la décomposition, comme la déstabilisation de l’Éthiopie qui devait constituer un "hub" central pour la branche africaine, ou encore l’incapacité de pays endettés envers la Chine de rembourser leurs dettes (Le Sri Lanka).
Les États-Unis ne se privent pas d’accentuer ces difficultés et de les exploiter dans leur confrontation avec Pékin, dans un contexte difficile pour la bourgeoisie chinoise, soumise à une pression de plus en plus forte sur les plans économique, politique et social.
Affirmation des ambitions impérialistes des pays européens malgré les pressions américaines.
En Europe, la décision de l’Allemagne de réarmer massivement en doublant son budget militaire pourrait constituer une donnée impérialiste majeure à moyen terme. Au début de la période de décomposition, notre analyse mettait en évidence que le seul pôle capable de faire face aux États-Unis était l'Allemagne ("Militarisme et décomposition", Revue internationale 64, 1991) et, même si aujourd’hui il faut prendre en compte la montée en puissance de la Chine, que nous avions négligée, le réarmement massif de l'Allemagne devrait représenter un facteur capital pour l’expansion des confrontations impérialistes futures en Europe et dans le monde.
De fait, ce réarmement doit être appréhendé dans un contexte où, avec le prolongement du conflit ukrainien, les dissensions s’expriment de plus en plus nettement non seulement entre les pays d’Europe de l’Est (la Pologne fanatiquement antirusse face à la Hongrie qui reste proche de Moscou), mais aussi entre puissances européennes (France, Allemagne, Italie) et les États-Unis à propos du maintien de la politique de jusqu’auboutisme guerrier envers la Russie. Face à la possibilité d’un retour aux commandes de la faction Trump aux États-Unis, et la constitution d’un pôle "intransigeant" États-Unis – Grande Bretagne - Pologne envers la Russie, l’autonomie militaire des puissances européennes à travers le développement d’un pôle de l’Union Européenne hors OTAN s’impose de plus en plus comme une nécessité impérieuse.
Intensification par la bourgeoisie US d’une politique agressive stimulant le chaos malgré les divisons en son sein.
Enfin, la situation intérieure aux États-Unis, et en particulier les tensions au sein de la bourgeoisie, sont elles-mêmes un puissant facteur d’imprédictibilité. Quelle sera la marge de manœuvre de Biden après les élections de mi-mandat en novembre et qui sera le prochain président des États-Unis, peut-être à nouveau Trump ? De fait, la popularité de Biden a chuté ces derniers mois alors qu’une flambée des prix à la consommation, jamais vue depuis quatre décennies, touche l’essence, l’alimentation, les loyers et d’autres dépenses. "Les taux d’approbation de Joe Biden oscillent désormais autour de 42,2 %, selon l’agrégateur de sondages Five Thirty Eight. Avec les élections de mi-mandat dans sept mois, on s’attend de plus en plus à ce que les élus démocrates perdent leur mince contrôle d’une, voire peut-être des deux chambres du Congrès" (20 minutes et agences, 15.04.22). Les européens savent parfaitement que les engagements de Biden et le "retour en grâce" de l’OTAN ne valent que pour deux ans au maximum.
Mais quelle que soit la faction de la bourgeoisie au gouvernement, il est clair que depuis le début de la période de décomposition (cf. les guerres en Irak de 1991 et 2003), ce sont les États-Unis qui, dans leur volonté de défendre leur suprématie en déclin, sont la principale force d’extension du chaos par leurs interventions et leurs manœuvres : ils ont créé le chaos en Afghanistan, en Irak et favorisé l’éclosion d’Al Qaeda comme de IS. Pendant l’automne de 2021, ils ont consciemment fait mousser les tensions avec la Chine autour de Taiwan dans le but de regrouper les autres puissances asiatiques derrière eux, mais dans ce cas-là avec un succès plus mitigé que dans le cas de l’Ukraine. Leur politique n’est pas différente aujourd’hui, même si leur manœuvre machiavélique leur permet d’apparaître comme une nation pacifique qui s’oppose à l’agression russe. Cette fomentation du chaos guerrier par les États-Unis constitue pour eux la barrière la plus efficace contre le déploiement de la Chine comme challenger : "Cette crise ne sera certainement pas le dernier chapitre de la longue bataille engagée par Washington pour s’assurer une position dominante sur un monde instable" (LMD, mars 2022, p.7).En même temps, la guerre en Ukraine est exploitée pour lancer un avertissement sans ambages à Pékin concernant une éventuelle invasion de Taiwan.
Caractéristiques de l’exacerbation actuelle du militarisme
La phase de décomposition accentue fortement toute une série de caractéristiques du militarisme et appelle à examiner de plus près les formes que prennent les confrontations guerrières actuelles.
L’irrationalité de la guerre prend des dimensions hallucinantes.
L’absence de toute motivation ou avantage économique pour les guerres était patent dès l’entrée en décadence du capitalisme : "La guerre fut le moyen indispensable au capitalisme lui ouvrant des possibilités de développement ultérieur, à l'époque où ces possibilités existaient et ne pouvaient être ouvertes que par le moyen de la violence. De même, le croulement du monde capitaliste ayant épuisé historiquement toutes les possibilités de développement, trouve dans la guerre moderne, la guerre impérialiste, l'expression de ce croulement qui, sans ouvrir aucune possibilité de développement ultérieur pour la production, ne fait qu’engouffrer dans l'abîme les forces productives et accumuler à un rythme accéléré ruines sur ruines" ("Rapport à la Conférence de juillet 1945 de la Gauche Communiste de France", repris dans le "rapport sur le Cours Historique" adopté au 3e congrès du CCI, Revue internationale 18, 3e trim. 1979) .
La guerre en Ukraine illustre de manière éclatante combien la guerre a perdu non seulement toute fonction économique mais même ses avantages sur un plan stratégique : La Russie s’est lancée dans une guerre au nom de la défense des russophones mais elle massacre des dizaines de milliers de civils dans les régions essentiellement russophones tout en transformant ces villes et régions en champs de ruines et en subissant elle-même des pertes matérielles et infrastructurelles considérables. Si dans le meilleur cas, au terme de cette guerre, elle s’empare du Donbass et du Sud-Est de l’Ukraine, elle aura conquis un champ de ruines, une population la haïssant et subi un recul stratégique conséquent au niveau de ses ambitions de grande puissance. Quant aux États-Unis, dans leur politique de ciblage de la Chine, ils sont amenés ici à mener (littéralement même) une politique de la "terre brûlée", sans gains économiques ou stratégiques autres qu'une explosion incommensurable du chaos sur les plans économique, politique et militaire. L’irrationalité de la guerre n’a jamais été aussi éclatante.
Cette irrationalité croissante des confrontations guerrières va de pair avec une irresponsabilité croissantes des fractions dirigeantes arrivant au pouvoir, comme l’illustrent l’aventure irresponsable de Bush junior et des "néo-cons" en Irak en 2003, celle de Trump de 2018 à 2021 ou encore la faction Poutine en Russie. Elles sont l'émanation de l'exacerbation du militarisme et de la perte de contrôle de la bourgeoisie sur son appareil politique, pouvant mener à un aventurisme catastrophique à terme pour ces factions mais périlleux aussi pour l’humanité.
L’économie au service de la guerre
Plus que jamais, l’économie est au service de la guerre et l’ineptie de l’ampleur des dépenses militaires en pleine crise économique et pandémique éclate au grand jour : "Aujourd'hui, les armes cristallisent le nec plus ultra du perfectionnement technologique. La fabrication de systèmes de destruction sophistiqués est devenue le symbole d'une économie moderne et performante. Pourtant, ces "merveilles" technologiques qui ont montré leur efficacité meurtrière au Moyen-Orient ne sont, du point de vue de la production, de l'économie, qu'un gigantesque gaspillage., Les armes, contrairement à la plupart des autres marchandises, ont ceci de particulier qu'une fois produites elles sont éjectées du cycle productif du capital. En effet, elles ne peuvent servir ni à élargir ni à remplacer le capital constant (contrairement aux machines par exemple), ni à renouveler la force de travail des ouvriers qui mettent en œuvre ce capital constant. Non seulement les armes ne servent qu'à détruire, mais elles sont déjà en elles-mêmes une destruction de capital, une stérilisation de la richesse" ("Où en est la crise ? Crise économique et militarisme", Revue internationale 65, 1991). Depuis 1996, les dépenses militaires dans tous les pays ont doublé, montrant une tendance à la hausse de la militarisation. Selon le Stockholm Institute for Peace Studies (SIPRI) en 2021, 2 Billions de dollars ont été dépensés en armement, un nouveau record. Sur ce total, les États-Unis ont dépensé 34 %, la Chine 14 %, la Russie 3 %. La guerre en Ukraine va faire exploser les budgets militaires en Europe, alors que les crises pandémique, économique et écologique exigent des investissements massifs.
Par ailleurs, l’arme économique est massivement utilisée au service du militarisme : déjà la Chine avait menacé l’Australie de mesures de rétorsion économique parce que le pays critiquait la politique chinoise à Hong Kong ou dans le Sin-Kiang et l’Algérie en conflit avec le Maroc a coupé les livraisons de gaz à ce pays, mais la guerre en Ukraine donne encore une autre dimension à ce type de politique : les États-Unis et les pays européens l’utilisent pour mettre à genoux la Russie et les États-Unis menacent la Chine de mesures de rétorsion si elle soutient la Russie ; ces derniers l’utilisent aussi pour faire pression sur l’Europe (gaz américain en remplacement du gaz russe). Le cancer du militarisme pèse de plus en plus sur les échanges commerciaux et les politiques économiques des États.
Guerre locale, conséquences mondiales
Les conséquences de la guerre pour la situation économique de nombreux pays s’annoncent dramatiques : la Russie est un grand fournisseur d’engrais et d’énergie, le Brésil dépend de ces engrais pour ces récoltes. L’Ukraine est un grand exportateur de produits agricoles, et les prix des denrées comme le blé risquent de flamber ; des États comme l’Égypte, la Turquie, la Tanzanie ou la Mauritanie dépendent à 100% du blé russe ou ukrainien et sont au bord de la crise alimentaire ; Le Sri Lanka ou Madagascar, déjà surendettés, sont en faillite. Selon le secrétaire général de l’ONU, la crise ukrainienne risque "de faire basculer jusqu’à 1,7 milliard de personnes – plus d’un cinquième de l’humanité – dans la pauvreté, le dénuement et la faim" (ONU info, 13 avril 2022) ; les conséquences économiques et sociales seront mondiales et incalculables : paupérisation, misère, faim, révoltes, ...
L’expansion des confrontations guerrières actuelles accentuent l’imprédictibilité
L’importante accélération du militarisme exige des révolutionnaires de spécifier la dynamique guerrière en cours et d’être précis sur les défis et les dangers de la période présente. Il ne s’agit nullement de disserter sur le "sexe des anges", mais d’appréhender toutes les conséquences de cette dynamique pour la détermination du rapport de force, du lien entre guerre et lutte de classe et de la dynamique des luttes ouvrières aujourd’hui, ainsi que pour notre intervention par rapport à celles-ci.
Quelle est la signification de la polarisation au niveau des confrontations impérialistes ?
Depuis une dizaine d’années, une polarisation s’est effectivement développée entre les États-Unis et la Chine. Cette polarisation est avant tout le fruit d’un changement de politique US qui s’est affirmée dans le courant de l’administration Obama. "En 2011, les dirigeants américains étaient arrivés à la conclusion que leur guerre obsessionnelle contre le terrorisme –bien que toujours populaire au Congrès et dans l’opinion– avait affaibli leur statut de superpuissance. Au cours d’une réunion secrète cet été-là, l’administration de M. Barack Obama décida de faire marche arrière et d’accorder une importance stratégique plus élevée à la compétition avec la Chine qu’à la guerre contre le terrorisme. Cette nouvelle approche, appelée "pivot" asiatique, fut annoncée par le président américain au cours d’un discours prononcé devant le parlement australien à Canberra le 17 novembre 2011" (LMD, mars 2022, p.7). Cette prise de conscience croissante que le challenger le plus dangereux pour le maintien du leadership déclinant des États-Unis était la Chine a poussé à repositionner les moyens économiques et militaires pour confronter ce danger principal. La résistance des Talibans en Afghanistan et l’émergence de l’Organisation de l’État Islamique retarda et ralentit la mise en œuvre de cette politique par l’administration Obama, de sorte qu’elle ne se déploya pleinement qu’avec l’administration Trump et sera formulée dans la "stratégie de défense nationale" élaborée par le ministre de la défense d’alors, James Mattis.
Ainsi, cette tendance à la polarisation émane essentiellement des États-Unis et constitue la stratégie actuelle de la superpuissance déclinante en vue de maintenir son hégémonie. Après l’échec de son positionnement en tant que "gendarme du monde", elle se concentre à présent sur une politique visant à contrer son challenger le plus dangereux. Pour la Chine au contraire, une telle polarisation est hautement dérangeante pour le moment[3] : malgré ses investissements massifs actuels dans son armée, son retard dans le développement de son équipement militaire est immense et son développement technologique et économique (route de la soie) requiert pour le moment un maintien de la globalisation et de la multipolarité. Comme c’est le cas depuis 1989 avec la politique impérialiste américaine, l’actuelle politique de polarisation ne fera qu’exacerber le chaos et le chacun pour soi impérialiste. Cela se concrétise aujourd’hui clairement à travers l’invasion russe en Ukraine, le réarmement massif de l’Allemagne, l’agressivité croissante de l’impérialisme japonais, le positionnement spécifique de l’Inde, les manœuvres de la Turquie, etc.
Est-ce que cette polarisation induit une dynamique d’alliances stables, voire de reconstitution de blocs ?
Rappelons d’abord la position du CCI concernant la formation de blocs après 1990 : "Alors que la formation des blocs se présente historiquement comme la conséquence du développement du militarisme et de l'impérialisme, l'exacerbation de ces deux derniers dans la phase actuelle de vie du capitalisme constitue, de façon paradoxale, une entrave majeure à la reformation d’un nouveau système de blocs prenant la suite de celui qui vient de disparaître". ("Militarisme et décomposition", 1991, Revue internationale 64, pt 9). Dans quelle mesure les conflits actuels favorisent-ils les facteurs avancés pour engendrer une dynamique vers la constitution de blocs ?
(a) la force des armes étant devenue un facteur prépondérant pour limiter le chaos mondial et pour s’imposer comme chef de bloc et les États-Unis ayant une puissance militaire équivalant au total des forces militaire des autres puissances majeures, aucun pays ne dispose pour le moment d’un "potentiel militaire lui permettant de prétendre au poste de chef d'un bloc pouvant rivaliser avec celui qui serait dirigé par cette puissance", ce qui est encore illustré par la guerre en Ukraine. Comme "les enjeux et l'échelle des conflits entre blocs acquièrent un caractère de plus en plus mondial et général (plus il y a de gangsters à contrôler, plus le "caïd" doit être puissant), (…) plus la crise historique, et sa forme ouverte, exercent des ravages, plus une tête de bloc doit être forte pour contenir et contrôler les tendances à sa dislocation entre les différentes fractions nationales qui le composent" ("Militarisme et décomposition", pt.11).
(b) Vu que "la constitution de blocs impérialistes correspond au besoin d'imposer une discipline similaire entre différentes bourgeoisies nationales afin de limiter leurs antagonismes réciproques et de les rassembler pour l'affrontement suprême entre les deux camps militaires" ("Militarisme et décomposition", pt 4), voyons-nous aujourd’hui une tendance à renforcer cette discipline ? L’imposition par les États-Unis aux États européens d’une discipline au sein de l’OTAN dans le cadre de la guerre en Ukraine est temporaire et révèle déjà des fissures : la Turquie joue "cavalier seul", la Hongrie ne coupe pas les ponts avec la Russie, l’Allemagne qui traîne des pieds, la France pousse à la constitution d’un pôle européen. Pour sa part, l’alliance entre la Chine et la Russie est de portée limitée et la Chine se garde bien de ne pas trop s’engager aux côtés de la Russie, alors que les autres pays dans le monde se montrent très réservés en ce qui concerne un engagement aux côtés des puissances en conflit.
Bref, s’il y a bien volonté de polarisation de la part en particulier de la superpuissance américaine ; si, dans ce cadre, des alliances ponctuelles peuvent se constituer (États-Unis-Japon-Corée ; Turquie-Russie en Syrie ; Chine-Russie) ou des anciennes alliances temporairement réactivées (OTAN), les tendances dans les confrontations impérialistes actuelles n’indiquent pas de dynamique vers la constitutions de deux blocs antagoniques, telles que nous avons pu l’observer avant la première ou seconde guerre mondiale ou lors de la "guerre froide" : "(…) dans l’ère de l’après-guerre froide, les États n’ont plus d’amis ni de parrains permanents, mais des alliés fluctuants, vacillants, à durée limitée" (LMD, mai 2022, p.8).
La constitution de blocs était une tendance dominante jusqu’à la phase de décomposition. Dans cette dernière, la tendance est plutôt, vu les caractéristiques exacerbées pendant cette phase, à l’intensification de la tendance vers la guerre sans constitution de blocs : "Dans la nouvelle période historique où nous sommes entrés, et les événements du Golfe viennent de le confirmer, le monde se présente comme une immense foire d'empoigne, où jouera à fond la tendance au "chacun pour soi", où les alliances entre États n'auront pas, loin de là, le caractère de stabilité qui caractérisait les blocs, mais seront dictées par les nécessités du moment. Un monde de désordre meurtrier, de chaos sanglant dans lequel le gendarme américain tentera de faire régner un minimum d'ordre par l'emploi de plus en plus massif et brutal de sa puissance militaire" ("Militarisme et décomposition", pt 11).
La dynamique actuelle est-elle orientée vers une guerre mondiale, c’est-à-dire une confrontation généralisée entre des ensembles de pays regroupés derrière leurs "caïds" respectifs ?
Les guerres mondiales que nous avons connues en décadence capitaliste étaient toutes liées à l’existence de coalitions derrière un "chef", dont l’architecture était déterminée bien avant l’explosion du conflit, qui, de par la logique de bloc, débouchait sur des confrontations mondiales : deux grandes alliances s’opposaient en 1914 : l’ Entente (la Triple-Entente Angleterre, France et Russie, dès 1907 et plus tard la Quadruple Entente après le ralliement de l’Italie en 1915) face à la Triplice (la Triple-Alliance entre l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie et l’Italie, fondée en 1882, prolongée en 1887 et confirmée en 1991/ 1996) ; deux axes d’alliance s’affrontaient en 1939 : l’Axe Rome-Berlin-Tokyo (conclu en 1936 et complété par le Pacte Germano-Soviétique en août ’39) et le pacte d’alliance entre la France et la Grande-Bretagne combiné avec deux alliances tripartites (France-Grande-Bretagne-Pologne et France-Grande-Bretagne-Turquie) ainsi qu’une "politique d’entente" entre la Grande-Bretagne et les États-Unis ; enfin, les deux blocs de l’Ouest et de l’Est (l’OTAN et le Pacte de Varsovie) se faisaient face entre 1945-1989. Par ailleurs, de telles guerres impliquaient une mobilisation massive d’armées gigantesques alors que les bourgeoisies évitent aujourd’hui des mobilisations massives de populations (sauf partiellement en Ukraine) et que les armées des impérialismes majeurs ont été reconfigurées depuis les années 1990 (réduction de leur massivité, mise en place de forces professionnelles spécialisée et développement de technologies liées à la robotique et la cybernétique militaire dans le cas des armées américaine, chinoise, russe et européennes) et utilisent largement des mercenaires et des ‘contractuels’ privés.
Une telle analyse conduit-elle à sous-estimer la dangerosité des guerres actuelles ?
L’analyse exposée ci-dessus ne doit nullement nous rassurer en ce qui concerne le danger de guerre en phase de décomposition malgré l’absence de dynamique de blocs. En effet, il faut être conscient qu’un tel contexte ne signifie absolument pas qu’un conflit guerrier d’importance soit exclu, et que le danger d’une confrontation militaire directe entre puissances majeures serait négligeable, bien au contraire : "En effet, ce n'est pas la constitution de blocs impérialistes qui se trouve à l'origine du militarisme et de l'impérialisme. C'est tout le contraire qui est vrai : la constitution des blocs n'est que la conséquence extrême (qui, à un certain moment peut aggraver les causes elles-mêmes), une manifestation (qui n'est pas nécessairement la seule) de l'enfoncement du capitalisme décadent dans le militarisme et la guerre" ("militarisme et décomposition", Revue internationale 64, 1991, pt 5).
L’absence de blocs rend paradoxalement la situation plus dangereuse dans la mesure où les conflits sont caractérisés par une plus grande imprédictibilité : "En annonçant qu’il plaçait sa force de dissuasion en état d’alerte, le président russe Vladimir Poutine a contraint l’ensemble des états-majors à mettre à jour leurs doctrines, le plus souvent héritées de la guerre froide. La certitude de l’annihilation mutuelle – dont l’acronyme en anglais MAD signifie "fou" - ne suffit plus à exclure l’hypothèse de frappes nucléaires tactiques, prétendument limitées. Au risque d’un emballement incontrôlé" (LMD, avril 2022, p.1). En effet, paradoxalement, on peut soutenir que le regroupement en blocs limitait les possibilités de dérapage
- à cause de la discipline de bloc ;
- à cause aussi de la nécessité d’infliger au préalable une défaite décisive au prolétariat mondial dans les centres du capitalisme (cf. l’analyse du cours historique dans les années 1980).
Ainsi, même s’il n’y a pas actuellement de perspective de constitution de blocs ou de 3e guerre mondiale, en même temps, la situation est caractérisée par une plus grande dangerosité, liée à l’intensification du chacun pour soi et à l’irrationalité croissante : l’imprévisibilité du développement des confrontations, les possibilités de dérapages de celles-ci, qui est plus forte que dans les années 50 à 80, marquent la phase de décomposition et constituent une des dimensions particulièrement préoccupante de cette accélération qualitative du militarisme.
Quel impact sur la classe ouvrière ?
En conclusion, nous devons comprendre que les conditions de la guerre entre d’une part la première et la deuxième guerre mondiale et d’autre part celles d’aujourd'hui sont fondamentalement différentes et, en conséquence, aussi les perspectives pour le prolétariat. Si le glissement dans la barbarie en Ukraine est destructeur et brutal, la signification de tels conflits est aussi plus difficile à appréhender par la classe ouvrière. Alors que les fraternisations étaient devenues techniquement et politiquement possibles au cours de la première guerre mondiale -les travailleurs étant toujours capables de communiquer à travers les tranchées- aujourd'hui, un tel potentiel n'existe pas. Il n'y a pas non plus des centaines de milliers de personnes massées ensemble sur les fronts, avec des possibilités de discussions, de réactions massives contre leurs supérieurs et de révolte.
Nous ne pouvons donc pas nous attendre pour le moment à une quelconque réaction de classe sur le front de la guerre, même si les soldats russes peuvent déserter ou refuser d'être enrôlés pour l'Ukraine. Aujourd’hui, la classe ouvrière n'a pas la capacité d'offrir une résistance de classe contre la guerre impérialiste -ni en Ukraine, ni en Russie- ni en ce moment en Occident. Quant aux perspectives plus générales pour le développement de la lutte de classe aujourd’hui, elles sont abordées dans le rapport sur la situation de la lutte de classe.
CCI, 09.05.2022
[1] La fraction Biden veut aussi « faire payer la Russie » pour son immixtion dans les affaires intérieures américaines par exemple à travers les tentatives de manipulation des récentes élections présidentielles.
[2]« Xi n’a que 50% de chances d’être réélu pour un troisième mandat de président car il a commis trois grandes erreurs, explique une source anonyme citée par le journaliste britannique Mark O’Neill, un fin connaisseur de la Chine installé à Hong Kong. La première est celle d’avoir ruiné les relations diplomatiques de la Chine depuis 2012. Lorsqu’il est arrivé au pouvoir, la Chine entretenait de bonnes relations avec la plupart des pays du monde. Maintenant, de son fait, ses relations sont endommagées avec beaucoup de ces pays, tout particulièrement en Occident ainsi que ses alliés en Asie. La deuxième est la politique du « zéro Covid » qui a porté un grand tort à l’économie chinoise, laquelle ne parviendra pas au taux de croissance du PIB de 5,5 % attendue cette année. Près de 50 villes sont placées sous confinement et il n’y a pas de fin en vue. La troisième est son alignement avec [Vladimir] Poutine. Ceci a eu pour effet d’endommager encore davantage des relations déjà mauvaises avec l’Europe et l’Amérique du Nord. Des entreprises chinoises ont maintenant pour consigne de ne pas signer de nouveaux contrats avec des firmes russes car cela pourrait susciter des sanctions. Où est le bénéfice pour la Chine ? » (cité dans « « Zéro Covid » en Chine : Xi Jinping droit dans ses bottes, sourd à l’alerte économique », P.-A. Donnet, Asialyst, 07.05.22)
[3]Des fuites provenant du Pentagone ont révélé qu’à la fin du mandat Trump, le haut-commandement militaire chinois avait pris contact en secret avec le Pentagone pour s’inquiéter d’un danger d’attaque atomique de la Chine par Trump.