L’État dans la période de transition (S. et M., Internationalisme, Mai 1977)

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Ce texte ne représente pas la position achevée du CCI sur la question de l'Etat dans la période de transition, mais une position dans le débat interne qu'il a eu sur cette question. Pour avoir la vision du CCI, il faut lire dans son ensemble notre brochure  sur la période de transition, ou encore notre article de la série "Le Communisme n'est pas un bel idéal..." sur cette question.

Introduction

Par ce texte nous voulons esquisser une réponse aux objections qui nous sont faites lorsque nous parlons “d’État-organe d’une classe”, “d’État-facteur progressif à certaines époques”et essayer de rendre plus claire et plus concrète notre compréhension de “l’État en général”. Cette dernière nous semble dé couler parfaitement des classiques du marxisme traitant de ce problème  l’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État d’une part, L’État et la révolution d’autre part, dont nous nous inspirons largement, étant en accord total sur le fond avec ces deux ouvrages.

Nous pensons que la conception défendue dans ce texte s’inscrit également -de manière critique- en continuité avec les analyses de “Bilan” sur la question de l’État (particulièrement celle intitulée “Parti-État Internationale”), Les conceptions de “Bilan” diffèrent de celles d’Internationalisme 46 -avec lesquelles nous sommes en désaccord- et entre ces deux groupes de la Gauche Communiste, en ce qui concerne la compréhension de l’État, il y a plus un lien d’intention -le souci commun de tirer les leçons de la défaite- qu’une convergence d’explication (réaffirme la doctrine marxiste de l’État qui fait de celui-ci “l’instrument et le prolongement d’une classe”).

Ce texte ne répond pas exactement au développement actuel de la discussion. Il définit cependant l’essentiel de notre position sur “l’État en général” à laquelle nous restons fermement attachés.

Ce texte ne traite pas non plus de la question centrale : l’analyse de l’État ouvrier. Néanmoins, nous pensons que sa discussion se justifie en ce qu’il pose les conditions de cette analyse (le général précède le particulier).

  • L’État en général

1. La genèse historique de l’État ;

Pour éclaircir le problème de l’État, il faut remonter à ses origines. Personne dans le CCI ne met en question l’existence de l’État comme résultat historique et, par conséquent, comme phénomène passager et transitoire. Néanmoins, pour aborder la genèse de l’État, d’autres considérations sont nécessaires. Certains camarades affirment que “l’État surgit spontanément” et donnent à cette approche un caractère d’automatisme (l’État émerge indépendamment de la volonté des classes). Pour eux, l’État “constitue la superstructure reflétant l’infrastructure de La société” (définition qui sera utilisée pour infirmer l’idée que l’État transitoire puisse être prolétarien). Cette conception est, à notre avis, étriquée. Elle ignore notamment ce fait essentiel que la classe précède l’État, que c’est une classe déterminée qui donne corps à la nécessité historique de l’État, conformément à ses intérêts.

Pour démontrer la thèse que l’État est le prolongement d’une classe et non simplement le “produit d’une société”, il nous faut remonter à la dernière phase de la barbarie. Cette dernière pourrait, à première vue, infirmer l’idée que la classe précède l’État (et à plus forte raison que l’État soit l’instrument d’une classe). En effet, à cette époque, la constitution gentilice ne coïncide pas encore avec l’existence d’une classe exploiteuse, bien qu’une certaine réglementation de la vie sociale soit déjà établie, qu’une certaine hiérarchie des fonctions existe au sein de la gens, et qu’il y ait une continuité manifeste dans l’attribution des tâches exercées par les membres de celle-ci. Les fonctions militaires et de direction du travail notamment tendent à se transmettre héréditairement, sans passer par la formalité de l’élection, cette évolution étant liée à la constitution progressive de collectivités familiales, certaines de celles-ci concentrant, grâce à l’accroissement des richesses matérielles, un pouvoir de plus en plus étendu. Il pourrait sembler que nous ayons affaire ici à l’existence d’une forme primaire de l’État, composée des individus qui assument des fonctions d’organisation et qui sont chargés de veiller à la défense et à la gestion de la société au nom de la communauté.

Afin de montrer pour quelles raisons la constitution gentilice ne put donner naissance à un appareil étatique, même rudimentaire, -que ce dernier surgit seulement de la désagrégation des liens consanguins- nous établirons rapidement quelle fut la signification de la constitution gentilice. La gens représentait une unité économique où l’attribution des travaux nécessaires à la collectivité se faisait par la dévolution des charges de direction à des individus qui, loin d’acquérir une position de privilège et d’aisance, se trouvaient exposés aux plus graves dangers alors que le mode de production restait régi par le principe de la propriété commune. Lafargue, dans son ouvrage sur les Origines de la propriété écrivait “qu’on serait dans l’erreur de croire que les fonctions du chef constituaient au début un privilège enviable : elles étaient au contraire des charges lourdes et dangereuses. Les chefs étaient rendus responsables de tout. Une disette était pour les Scandinaves le signe certain du courroux des dieux : ils en faisaient porter la faute au Roi qui était dé-posé et parfois mis à mort. Ces fonctions étaient si peu recherchées que l’élu de l’Assemblée populaire ne pouvait s’y soustraire sans encourir le bannissement et la peine grave de voir démolir sa maison, le bien sacré et inviolable de la famille”. (cité par Bilan qui fournit également les données essentielles de ce chapitre). On le voit, la constitution gentilice n’a rien à voir avec une organisation étatique qui présuppose l’utilisation de cette dernière dans le but de garder et d’accroître une certaine domination au sein de la société. État et organisation gentilice sont incompatibles et le premier ne se développe que sur les ruines de la seconde. Ainsi, lorsqu’avec le développement des forces productives, se développent les germes de destruction de la constitution gentilice, Engels montre que pour que celle-ci se réalise, “il ne manquait qu ‘une seule chose : une institution qui non seulement protégeât les richesses nouvellement acquises par les particuliers contre les traditions communistes de l’ordre gentilice (ndlr : remarquons que l’État ne se limite pas à “légaliser l’état économique existant”, mais, là où l’ordre gentilice oppose des résistances, le brise par la violence), qui non seulement sanctifiât la propriété privée si méprisée autrefois et proclamât cette consécration le but suprême de toute communauté humaine, mais qui mît aussi, sur les formes nouvelles successivement développées d’acquisition de propriété, autrement dit d ‘accroissement toujours plus rapide des richesses, l’estampille de la légalisation par la société en général; une institution qui non seulement perpétuât la naissante division de la société en classes, mais aussi le droit de la classe possédante à exploiter celle qui ne possédait rien, et la prépondérance de celle-là sur celle-ci. Et cette institution vint. L ‘État fut inventé”. (“Origine...”, Ed Soc. p116).

Pour illustrer la genèse de l’État, “nulle part mieux que dans 1’Athènes antique nous ne pouvons suivre, du moins dans sa première phase, comment l’État s’est développé du fait que les organismes de l’organisation gentilice furent soit transformer soit refoulés par l’introduction d’organismes nouveaux, et qu’enfin on les remplaça complètement par de véritables autorités d’État, tandis qu’au véritable “peuple en armes” se protégeant lui-même dans ses gentes, ses phratries et ses tribus se substituait une “publique” année, au service de ces autorités d’État, donc utilisable contre le peuple”. (“Origine...”, p. 117). Engels fait donc remarquer qu’un “caractère essentiel de l’État consiste dans une force publique distincte de la masse du peuple”. Par ailleurs, il montre aussi la nécessité, pour celui-ci, de prendre pour base d’organisation sociale la subdivision du territoire et non plus le groupe consanguin (nous reviendrons plus loin sur ces caractéristiques qui nous paraissent fondamentales). A Athènes, la naissance de l’État, la formation d’une armée et d’une police particulières, la répartition des citoyens selon le territoire, s’effectuèrent progressivement, au travers de codes législatifs successifs. Cette évolution est déterminée par le fait que “des familles puissantes […] par la richesse commençaient à se grouper en dehors de leurs genres en une classe privilégiée distincte” et par cet autre que “la division du travail entre les cultivateurs et les artisans était déjà assez marquée pour disputer le premier rang en importance sociale à l’ancien classement par gentes et par tribus”. (“Origine...”, p. 118/119). L’État apparaît comme constitué lorsque les classes ont acquis une formalisation définitive : “le rapide épanouissement de la richesse, du commerce et de l’industrie, montre combien 1’État dès lors parachevé dans ses traits essentiels, répondait à la nouvelle condition sociale des Athéniens. L’antagonisme de classes sur lequel reposaient les institutions sociales et politiques n’était plus 1’antagonisme entre nobles et gens du commun, mais entre esclaves et hommes libres, entre métèques et citoyens”. (“Origine...”, Ed. Soc. p127). Pour que l’État pût se développer il fallut donc briser les liens gentilices incompatibles avec une économie monétaire et avec la domination de groupes sur d’autres, et c’est à quoi aboutirent les différentes constitutions dans l’Athènes antique. L’époque de la barbarie se trouva ainsi dépassée et avec elle ce mode de production qui permettait de se relier directement aux moyens de travail. La propriété commune de l’époque barbare était le reflet direct de cette situation où le caractère encore primitif des moyens de production (chasse, pêche) ne laissait entrevoir aucun besoin dépassant les nécessités d’une alimentation rudimentaire. C’est en conséquence de l’apparition de l’industrie, de l’échange, de la monnaie, qu’une vision de besoins plus étendus apparut en correspondance avec l’impossibilité d’en faire bénéficier l’ensemble de la société; et parallèlement à la volonté (et à la capacité matérielle) de certaines familles d’abord, de classes ensuite, de monopoliser les moyens de production. Ainsi se fit jour la nécessité de l’État, d’un organe destiné à consacrer la domination de la classe maîtresse et d’assujettir toutes les autres formations sociales.

Entre cet organe et la classe maîtresse devaient se nouer des liens étroits qui ne purent être brisés que par l’affaiblissement de cette classe. En effet, l’émergence de l’État n’est nullement un produit automatique de conditions économiques. “La structure sociale et l’État résultent constamment du processus vital d’individus déterminés ; mais de ces individus non point tels qu’ils peuvent s’apparaître dans leur propre représentation ou apparaître dans celle d’autrui, mais tels qu’ils sont en réalité, c’est-à-dire tels qu’ils œuvrent et produisent matériellement : donc tels qu’ils agissent sur des bases et dans des conditions et limites matérielles déterminées et indépendantes de leur volonté”. (Marx : l’Idéologie allemande Ed. Soc., p50). En d’autres termes, l’histoire ne fait rien ; ce sont les classes qui concrétisent la nécessité historique et qui créent des institutions. Cette précision est d’importance : elle s’inscrit en faux contre l’évolutionnisme vulgaire qui fait des superstructures d’une société la stricte réflexion de son infrastructure, et qui ne voit dans l’histoire qu’un processus indépendant de l’action des classes. Au contraire, le marxisme affirme que “1’histoire des sociétés jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire de la lutte des classes.” C’est la division de la société en classes qui impose l’émergence de l’État, et c’est une classe déterminée, la classe la plus puissante (qu’elle tire sa puissance d’une assise économique comme les classes exploiteuses, ou de sa conscience et de son organisation, comme le prolétariat), qui met en place une structure étatique appropriée à la défense de ses intérêts. Ainsi, à Athènes, la noblesse constitue et dirige elle-même l’État naissant, recrutant des mercenaires pour conforter son privilège économique. Et par après, avec la décadence de la puissance aristocratique, les propriétaires d’esclaves vont à leur tour se doter d’un État, non pas en détruisant l’ancien appareil fondé par les nobles, mais en s’en emparant par la corruption et en l’épurant par la violence des éléments restés fidèles aux anciens maîtres. Nous avons en vue ici les deux moyens par lesquels une classe peut conquérir le pouvoir d’État : soit elle créé celui-ci de toute pièce, soit elle “rachète” la structure étatique déjà existante et se l’assimile de l’intérieur.

Ces considérations historiques nous per mettent de fixer deux principes qui nous paraissent fondamentaux dans l’approche marxiste de l’État :

  • c’est l’instrument du travail (le développement des forces productives) qui pose les conditions de la division de la société en classes ;
  • ce sont ensuite les classes qui donnent vie à l’État.

C’est cette approche “hiérarchisée” que Marx avait en vue lorsqu’il abordait la question du droit et de l’État: “Mes recherches aboutirent à ce résultat que les rapports juridiques -ainsi que les formes de 1’État- ne peuvent être compris ni par eux mêmes, ni par la prétendue évolution générale de l’esprit humain, mais qu’ils prennent au contraire leurs racines dans les conditions d’existence matérielles dont Hegel, à l’exemple des Anglais et des Français du XVIIIème siècle, comprend l’ensemble sous le nom de “société civile” et que l’anatomie de la société civile doit être cherchée à son tour dans l’économie politique”. (Introduction à la Contribution… Ed. Soc., p.4). La filiation qui fait découler l’État de la classe n’est donc pas seulement une coïncidence ou une donnée accidentelle, mais, comme nous l’avons vu, la classe précède l’État, la première étant le résultat immédiat de cette phase de l’évolution sociale ou le monopole de production devient une nécessité et permet d’asseoir la domination d’une classe, le second émergeant ensuite pour conformer, dans le sens d’un renforcement de cette domination, l’organisation de la société toute entière. Ainsi, se précise la dé finition de l’État : celui-ci est un instrument qui sert à l’instauration et au maintien d’une classe au pouvoir.

Quelle classe ? C’est une question qu’il nous faut encore nous poser avant d’aller plus loin. Une confusion courante consiste à ne pas faire de distinction -lorsqu’on aborde le problème de la classe dans ses rapports avec l’État- entre les classes appelées à jouer un rôle historique par elles-mêmes et les classes sociales qui, malgré une configuration économique homogène, ne sont pas appelées à jouer un rôle autonome dans l’histoire. Cette confusion se dédouble quand on envisage le rapport de couches non-homogènes vis-à-vis de l’État.

La structure productive donnera naissance à différentes classes et couches sociales, celles-ci résultant à la fois de la division du travail et des formes d’appropriation des instruments de travail. La classe est un produit direct, automatique de l’organisation sociale et des conflits qui en découlent pour le contrôle et la possession des moyens de production. Mais parmi toutes les classes, il en existe qui sont destinées spécifiquement à réaliser une révolution alors que d’autres sont sans destinée particulière. Ainsi les luttes d’esclaves furent sans conséquence au niveau de la succession des formes sociales et c’est l’inutilité économique de l’esclavage qui entraîna sa disparition et son remplacement par le servage. La classe vouée à jouer un rôle dans l’histoire est un produit synthétique où se retrouvent à la fois un élément économique et historique. Économique pour ce qui est de l’identité des positions occupées en face du mécanisme productif par ses composants, historique pour ce qui est de la forme particulière de ses rapports envers l’organisation économique. La bourgeoisie, le prolétariat sont de telles classes parce qu’elles synthétisent une position particulière au point de vue économique et qui correspond avec un type de rapports pour ce qui est des moyens de production: la propriété privée capitaliste ou la socialisation réelle de ceux-ci. C’est donc de telles classes pouvant réaliser la synthèse indiquée qui sont appelées à accéder au stade de classe agissante dans l’évolution historique. Aussi la lutte de classes est-elle avant tout la lutte entre de telles classes fondamentales. A chaque époque historique, la lutte se livre entre deux formes de société radicalement opposées et non entre des classes luttant dans le cadre exclusif limité par leurs intérêts économiques spécifiques. Les deux classes fondamentales antagoniques d’une société ne se disputent pas la domination politique parce qu’une fois conquise, elle leur permettrait d’assurer l’expansion de leurs besoins économiques particuliers, mais la bataille se mène sur un front plus large : la construction d’une nouvelle société ou le maintien de l’ancienne. L’expérience de la domination capitaliste en est la meilleure confirmation:

Sa société ne résulte pas d’une simple coordination des multiples intérêts économiques des composants de sa classe, mais d’une coordination qui embrasse toute la société et qui oblige des éléments de la classe exploiteuse dominante à refréner 1’expansion de leurs intérêts contingents en vue de la survivance de la société dans son ensemble. Les interventions de 1’État dans le domaine économique ont précisément pour but de sauvegarder la société capitaliste toute entière en contrôlant, pour la discipliner, la liberté d’action économique de certains groupes -et non des moindres- du capitalisme.” (Bilan)

Dans la lutte impitoyable autour du maintien d’une société ou de la fondation d’une nouvelle, les formations intermédiaires, fussent-elles des classes, sont inévitablement balayées et adjointes à l’un des camps en présence. Ainsi, chaque société peut se résumer dans l’idée maîtresse de la classe dominante au point de vue historique, et qui va faire refluer autour d’elle toutes les manifestations de la vie sociale, et cela sur l’échelle mondiale. Envisagée dans ce cadre, la position de l’État ressort de manière limpide : comme l’affirmait Engels, “l’État était le représentant officiel de toute la société, sa synthèse en un corps visible, mais cela, il ne l’était que dans la mesure où il était 1’État de la classe qui, pour son temps, représentait elle même toute la société”. Comme l’on ne peut parler de “classe fondamentale” que là où existe la possibilité historique pour une classe d’identifier son évolution, ses intérêts économiques et sociaux, avec le développement de la société elle-même, l’État qui surgit dans le milieu historique des luttes de classes, comme expression d’une telle identité, est et sera toujours l’organe d’une classe jouant un rôle historique et jamais d’une formation intermédiaire. (Ainsi, on ne pourra jamais accoler le qualificatif de “paysan” à un État, quel qu’il soit. Le fait que l’État soit invariablement le prolongement d’une classe fondamentale donne également une idée du niveau d’incompréhension auquel on se hausse en parlant de l’État “facteur réactionnaire par essence”.)

2. Le rôle et la signification de l’État.

Nous avons déjà indiqué que “l’État était l’organe d’une classe”. Il nous reste à prouver et systématiser cette définition. Dans son livre “l’État et la Révolution” Lénine, s’appuyant sur les enseignements d’Engels, précisait l’idée fondamentale du marxisme touchant à la signification de l’État : “l’État est le produit et la manifestation de ce fait que les contradictions de classes sont inconciliables. L’État surgit là, au moment et dans la mesure où, objectivement, les contradictions de classes peuvent être conciliées. Et inversement : 1’existence de 1’État prouve que les contradictions de classes sont inconciliables.” (Œuvres choisies Ed. Moscou, p.292). Comment un système qui secrète de si fortes contradictions internes peut-il subsister ? Autrement dit, qu’est- ce qui rend possible la stabilité d’une société fondée sur la scission de la totalité sociale en classes irréconciliables ? La réponse est claire : si une telle société existe, il faut aussi qu’existe quelque chose qui cimente les divisions et étouffe le heurt des classes entre elles (d’une façon “rude” sur le plan physique et “subtile” sur le plan idéologique). Bref, une organisation qui domine non seulement les choses, mais surtout les hommes, indispensable à la conservation de cette société. Cette organisation, c’est l’État. Préserver la société de l’explosion, tel est précisément le rôle de l’État. Ceci ne nous donne pas encore la manière dont il va s’y prendre. Favorisera-t-il le dialogue entre les classes ? Cette hypothèse est exclue puisque l’État ne pourrait ni surgir, ni se maintenir, si la conciliation, le “dialogue” des classes étaient possibles. S’érigera-t-il en organisme “neutre”, extérieur à la société, arbitrant par la force les classes antagoniques ? Cette hypothèse mérite un peu plus d’attention que la première. Bien sûr, qui raisonne un tant soit peu en matérialiste, n’admet pas l’existence d’éléments placés au-dessus de la société et au-dessus des classes. Mais certains camarades ne vont-ils pas dégager cette possibilité pour une forme d’État, pour l’État qui succède à l’État capitaliste ? Ainsi cette affirmation selon laquelle il serait “parfaitement vain de vouloir trouver pour l’État transitoire, un qualificatif: populaire, multi-classiste ou prolétarien” (texte proposé en discussion dans Internationalisme -comme l’éventualité que l’État transitoire soit bourgeois a été écartée précédemment- n’avons-nous pas là, la parfaite expression d’un État au dessus des classes. Du point de vue de l’abstraction pure, une “troisième force” pourrait effectivement discipliner les classes en lutte. Mais d’où cette “troisième force” tirerait-elle sa force matérielle, où puiserait-elle ses ressources et sa conscience d’un point de vue déterministe et historique, c’est ce que l’abstraction pure ne pourrait jamais nous dire. A moins de rompre toute référence au marxisme, l’hypothèse d’une “troisième force” est insoutenable. Engels fait justice de “l’État extérieur aux classes” à plusieurs reprises. Et ce n’est pas ce passage, tiré de l’Origine de la famille qui nous démentira : “mais pour que les antagonistes, les classes aux intérêts économiques opposés ne se consument pas, elles et la société, en une lutte stérile, le besoin s’impose d’un pouvoir qui, placé en apparence au-dessus de la société, doit estomper le conflit, le maintenir dans les limites de l’“ordre”; et ce pouvoir, né de la société, mais qui se place au-dessus d’elle et lui devient de plus en plus étranger, c’est l’État”. (Ed. Soc., p.l78)

Engels dit clairement que l’État est placé au dessus de la société seulement “en apparence”, il lui devient “de plus en plus étranger” seulement en apparence. Dans un certain sens, l’État devient également “de plus en plus étranger à la société” d’une manière très réelle. Si on a en vue l’ensemble de la population, si le terme “société” est employé pour désigner cette dernière, l’État lui devient “de plus en plus étranger” dans la mesure où il se fait, avec l’État bourgeois, l’organisation d’une fraction de plus en plus restreinte de la population, contre une majorité de plus en plus large de la population. En aucun cas cependant, Engels ne tend à accréditer l’idée d’une “troisième puissance”. Cette affirmation est vérifiée par l’extrait suivant, situé quelques pages plus loin: “comme l’État est né du besoin de réfréner des oppositions de classes, mais comme il est né, en même temps, au milieu du conflit de ces classes, il est, en règle générale, l’État de la classe la plus puissante, de celle qui domine du point de vue économique, et qui, grâce à lui devient aussi classe politiquement dominante et acquiert ainsi de nouveaux moyens pour mater et exploiter la classe opprimée” (Origine..., Ed. Soc., p.l80).

Bien que cette formulation soit insuffisante pour définir “l’État en général”, elle montre suffisamment le sens de la pensée d’Engels pour qu’il ne soit pas utile de nous étendre sur ce point. L’État est clairement défini comme l’organisation de l’une des classes en lutte qui réprime par tous les moyens la classe adverse -depuis l’utilisation directe de la violence jusqu’à la mise en place d’un tissu idéologique complexe, pourrions-nous ajouter.

Cette vérité parait élémentaire. Pourtant c’est précisément sur une “vérité” aussi simple que se développent les plus grandes confusions. Ainsi la définition suivante : “l’État n’est pas seulement un instrument de violence et de répression […] il est aussi un instrument de médiation entre les classes” (World Révolution: “La question de l’État”, Revue Internationale n°1, p. ou encore : “1’Origine de la famille, de la propriété et de l’État” montre que l’État surgit au sein des autres sociétés de classes et qu’il a deux fonctions fondamentales. La première est de violence […] ; deuxièmement, 1’État a pour fonction de préserver le statu-quo, d’empêcher la société de s’entre déchirer et se désintégrer sous le poids des antagonismes de classes qui existent en son sein. Il est important d’insister, comme Engels l’a fait, sur le fait que l’État est un organe conservateur, l’institution conservatrice par excellence, tout à fait à côté de ses fonctions coercitives.” (Texte de Mc Intosh ci-inclus).

Ainsi, sous la pression de faits historiques incontestables, tout le monde est bien obligé de reconnaître que l’État est un organe de domination de classe, un instrument de violence aux mains d’une classe, destiné à mater les adversaires de cette classe, mais d’autre part, on s’efforce d’atténuer la portée de cette reconnaissance par l’adjonction d’une seconde définition qui, en pratique, est la négation pure et simple de la première. Avec bien des nuances, tous les textes écrits à ce jour dans le C.C.I. qui s’efforcent de démontrer la nature anti-prolétarienne de l’État transitoire, procèdent de la même manière, en donnant une double définition de l’État, d’une part instrument d’une classe, d’autre part organe “médiateur” et “réactionnaire par essence”. Que les deux axes de cette définition soient incompatibles, cela ne semble venir à l’idée de personne. L’État pourrait donc à la fois être l’organe d’une classe et servir de “médiateur” entre les classes ? Or, qu’est-ce qu’un “médiateur” ? Par définition, un médiateur est celui qui s’interpose entre les combattants, les réconcilie, atténue les contradictions et favorise l’établissement d’un compromis. La fonction de médiateur suppose l’extériorité vis-à-vis des camps en présence. Nous avons déjà montré toute l’absurdité de cette façon de voir à propos de l’État. Mais World Revolution semble abonder dans le même sens lorsqu’il dit que l’État ne peut être “neutre au-dessus des classes”. Pour World Revolution, cette contradiction manifeste se résout comme suit : “1’État n’a jamais surgi par la seule volonté d’une classe dirigeante, mais a été l’émanation de la société en général, et par ce fait est devenu 1’instrument de la classe dominante.” (Internationale n°6, “La question de l’État” p.46). Que signifie que l’État soit “l’émanation de la société en général” ? Comme la société est divisée en classes, cela ne peut signifier que ceci : toutes les classes apportent leur contribution à l’État, se retrouvent pour une part dans l’État qui représente en quelque sorte l’“unité de la société”, qui vise à préserver la “société en général”. Ainsi la fonction de l’État serait de protéger cette “société en général”... “de préserver les rapports sociaux existants, de maintenir l’équilibre des forces entre les classes, en un mot le statu-quo”. (R.Int. n°6, p.51)

Or, que sont cette “société en général” et cet “équilibre des forces entre les classes” ? Ce sont précisément une société particulière, qui connaît la prépondérance d’une classe, et un déséquilibre de force entre les classes. Seule la compréhension de ces données nous permet de dégager la signification de l’État et l’on ne peut ignorer dès lors qu’il soit “l’instrument d’une classe”. Quant à 1’“unité de la société”, ce ne peut être qu’une unité illusoire. Du moment qu’il existe des intérêts opposés et des conflits de classes, il n’y a pas d’unité d’organisation possible de tous les citoyens dans l’intérêt de tous les citoyens. La démocratie bourgeoise, par exemple, prétend réaliser cette “unité”. En réalité, elle n’est introduite qu’en tant que forme convenant au pouvoir spécifique de la bourgeoisie et à sa dictature réelle sur la majorité, aux fins de conservation de ses privilèges. Dès qu’on introduit la notion de “médiateur”, on retombe forcément sur la conciliation des classes, même si on s’en défend avec acharnement.

Selon Engels et Lénine, l’État est un organisme d’oppression d’une classe par une autre ; c’est la création d’un “ordre” qui légalise et affermit cette oppression en modérant les conflits de classes. Ce qui se dégage des conceptions de World Revolution, c’est que l’“ordre”, c’est précisément la conciliation des classes, et non l’oppression d’une classe par une autre. Modérer le conflit, c’est concilier et non “retirer certains moyens et procédés aux classes opprimées en lutte pour le renversement des oppresseurs” (Lénine). Que l’État soit l’organisme de domination d’une classe déterminée qui ne peut pas être conciliée avec son antipode (avec la classe qui lui est opposée), que la domination de classe exclut catégoriquement la conciliation des classes, qu’un organe qui permet à une classe de dominer la société ne peut être en même temps un “médiateur” entre les classes, c’est ce que World Revolution refuse d’admettre. Les camarades en arrivent finalement à croire que dans l’État se font jour les intérêts de toutes les classes que l’État aurait pour fonction d’“équilibrer”. De là découle également la notion de “défense du statu-quo”. Comme l’État n’a jamais un pur caractère de classe, mais qu’il présente la “société en général”, il défend forcément “l’état économique existant”. En effet: dans le processus économique, les classes nouent des rapports déterminés; ces rapports se répercutent en rapports politiques, reflet direct des positions économiques respectives des classes. Et pour préserver l’équilibre politique de la société (“stabiliser le conflit entre les classes”), il faut donc bien défendre le “statu-quo économique”. C’est ainsi que l’État est un facteur “réactionnaire par essence”. Si la société progresse néanmoins, c’est malgré l’État. Comme l’infrastructure détermine en dernière instance les superstructures, 1’État est forcé de légaliser chaque modification économique, et particulièrement la progression d’une classe “dans l’infrastructure”. C’est ainsi que l’État ne peut jouer un rôle progressif. Voilà ce que semble nous dire World Revolution. Dans le texte déjà évoqué d’internationalisme, sur la base d’une réflexion identique quant au fond, et tout en se revendiquant d’une résolution qui affirme exactement le contraire, on va jusqu’à admettre que: “1’État peut jouer un rôle progressif [...], mais cela, il ne le fait que dans la mesure où il légalise un état économique existant, où il exprime la progression de la position privilégiée d’une classe dans 1’économie aux dépens d’une autre”.

Que la fonction d’un organe constitue également, pour le marxisme, son essence, qu’un organe qui joue un rôle progressif ne peut être “réactionnaire par nature”, cela semble échapper aux camarades d’Internationalisme. Mais finalement, il ne s’agit pas vraiment d’adopter l’idée que l’État puisse jouer un rôle progressif. Ce dernier est limité à une “légalisation”, une “expression”, c’est-à-dire une réflexion purement passive, non un rôle actif. Quant à l’essentiel, les camarades partagent la vision d’Internationalisme 46 : “...au cours de l’histoire, l’État […] est une entrave à laquelle se heurtent constamment l’évolution et le développement des forces productives”. (Bulletin d’Étude et de Discussion de R.I. n°1, p. 2)

A cette conception, nous opposerons cette autre : dans toute société divisée en classes, la classe dominante exerce une dictature ouverte ou camouflée sur les autres classes de la société, en vue de préserver ses intérêts de classe et de garantir ou développer les rapports de production qui lui sont liés. Tels sont les fondements et les conditions de la dictature : une classe déterminée domine par l’intermédiaire de l’État et s’en sert pour défendre ses intérêts contre les intérêts antagoniques des autres classes, pour assurer l’extension, le développement, la conservation de rapports de production spécifiques contre les dangers de restauration ou de destruction. Dans ce cadre, l’État peut jouer, à certaines phases historiques, un rôle éminemment progressif (et non seulement de manière “passive”, mais également et surtout de manière active). L’État bourgeois, par exemple, est à un moment historique donné, un instrument progressif aux yeux des marxistes : lorsqu’il représente la force organisée contre la réaction féodale intérieure et ses alliés de l’extérieur et favorise la mise en place de structures modernes sur les débris des sociétés pré-capitalistes. II était non seulement utile mais indispensable que la bourgeoisie, au moyen de décrets étatiques et de l’usage de la violence (qui fut celle de l’État) abattit les obstacles institutionnels qui retardaient l’apparition de grandes fabriques et d’une méthode plus moderne d’exploitation du sol. Si le marxisme a cette vision dialectique de l’État, révolutionnaire à certaines époques, conservateur ou contre-révolutionnaire à d’autres, c’est qu’il en fait le prolongement et l’instrument des classes sociales qui prennent naissance, mûrissent et disparaissent. L’État est étroitement lié au cycle de la classe et s’avère donc progressif ou contre-révolutionnaire selon l’action historique de la classe sur le développement des forces productives de la société (selon qu’elle concourt à favoriser ou freiner leur développement).

Ainsi, à chaque phase ascendante d’un mode de production, et particulièrement à la naissance d’une société (lorsqu’elle vient juste d’émerger de l’ancienne), l’État va s’immiscer activement dans l’activité économique, contribuant à détruire les entraves au développement sous une nouvelle forme, participant à l’épanouissement de nouveaux rapports (ainsi que nous l’avions déjà mis en évidence au moment de sa genèse). On peut trouver un exemple extrême de cette situation dans le développement du capital japonais:

…à l’instar des grands pays industriels d’Europe, le Japon moderne s’est développé à partir d’une structure féodale. Mais tandis que la transformation des nations européennes a duré des siècles, elle ne s’étendit au Japon que sur quelques dizaines d’années. Ce n’est qu’après la Restauration Meiji en 1868 que le Japon commença à abolir la féodalité et à se donner une structure politique et sociale moderne. L’État Japonais lui-même créa la base de l’industrialisation en accélérant, en forçant même son développement. Le Japon n’a jamais traversé une période de capitalisme libéral […]. Dans le cadre de la structure de la société japonaise ainsi caractérisée par la position dominante de l’État, par le degré très élevé de concentration industrielle ainsi que par les survivances féodales dans l’agriculture, l’armée occupait une position clé, l’armée dont l’élément dirigeant tirait son origine des principales familles industrielles, des vieilles couches des seigneurs féodaux et des samouraïs. [...] Les armées japonaises eurent elles aussi un rôle bien plus grand et bien plus direct dans l’expansion impérialiste de leur pays que les armées des impérialismes européens. […] Ainsi le développement précoce du capitalisme d’État et celui de 1’impérialisme japonais se poursuivirent de concert.” (Sternberg : Le conflit du siècle p.266 à 271) -(Nous aurons l’occasion de revenir sur le rôle progressif de l’armée, institution étatique par excellence, dans le développement des rapports de production, lorsque nous examinerons le problème de la violence).

Nous pouvons maintenant synthétiser l’essentiel de notre approche de l’État, au point de vue général.

Un principe essentiel du marxisme est que le heurt des classes se décide non sur le terrain du droit, mais sur celui de la force. L’État est un organe spécial de répression : c’est l’exercice centralisé de la violence par une classe contre une autre. L’État politique, même et surtout démocratique et parlementaire, est un outil de domination violente. L’appareil d’État utilise en permanence des moyens coercitifs pour mater la classe dominée, même si apparemment ils consistent non dans l’usage implacable d’une force matérielle, policière ou autre, mais dans la simple menace de sanctions violentes, dans un simple article de loi (même non codifié), sans le fracas des armes et sans effusion de sang.

Stirner fait d’abord de l’État une personne, “celle qui détient la force”” Le fait que la classe dominante constitue sa domination collective en force publique, en État, il l’interprète à tort, tout à fait dans le style du petit-bourgeois allemand : il fait de “1’État” vis-à-vis de la classe dominante, une troisième force qui, face à cette classe, absorbe en elle toute puissance.” (Marx : L’idéologie Allemande Ed. Soc.,p.39l). A cette conception, nous opposons celle-ci : “L’État (est) la forme par laquelle les individus d’une classe dominante font valoir leurs intérêts communs et dans laquelle se résume toute la société civile d’une époque”. (Ibid. p106). Et sur l’État bourgeois : “Du fait que la propriété privée s’est émancipée de la communauté, l’État a acquis une existence particulière à côté de la société civile et en dehors d’elle ; mais cet État n’est pas autre chose que la forme d’organisation que les bourgeois se donnent par nécessité, pour garantir réciproquement leur propriété et leurs intérêts, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur” (ibid. p. 105).

La principale caractéristique de l’organisation de la classe exploiteuse dominante, grâce à laquelle cette organisation se distingue d’autres organisations de la même classe, est son universalité. L’organisation d’État est l’organisation de classe la plus large dans laquelle se concentre toute sa force, dans laquelle sont rassemblés les instruments d’oppression et de répression, c’est-à-dire dans laquelle la classe dominante est organisée précisément en tant que classe et non comme fraction ou petit groupe d’une classe. Par suite, si l’État est l’instrument d’une classe, le prolongement de cette classe, un comité de gestion des affaires communes de cette classe toute entière, s’il est précisément cette classe érigée en classe dominante, il s’avère progressif ou réactionnaire, suivant que celle-ci est révolutionnaire ou contre-révolutionnaire, suivant que la classe organisée en classe pour soi dans l’État, contribue à développer les forces productives ou au contraire s’oppose par la violence à l’expansion de l’humanité.

Cette définition globale n’est qu’en partie valable pour l’État prolétarien transitoire (en raison de ses spécificités historiques) : appliquée à l’État ouvrier et plus générale ment à la dictature du prolétariat, elle devient insuffisante pour nous donner la clé de cette institution et de ce régime politique.

S. et M. Internationalisme (Mai 1977)

 

Heritage de la Gauche Communiste: