Soumis par Revue Internationale le
Avant de faire une incursion dans les tentatives de l'anarchisme espagnol pour établir le "communisme libertaire" pendant la guerre d'Espagne de 1936-39, nous avions publié la contribution de la Gauche communiste de France sur "l'État dans la période de transition" 1, un texte basé sur les acquis des fractions de gauche italiennes et belges durant les années 1930, et qui constituait déjà, à plusieurs égards, une avancée par rapport à leurs propres conceptions. La GCF était l'expression d'une certaine résurgence des organisations politiques prolétariennes dans le sillage de la Seconde Guerre mondiale mais, au début des années 1950, le milieu prolétarien a été confronté à une grave crise alors qu'il devenait de plus en plus évident que la défaite profonde subie par la classe ouvrière n'avait pas été effacée par la guerre - au contraire, la victoire de la démocratie sur le fascisme avait encore aggravé la désorientation du prolétariat. Un long chemin était encore à parcourir avant que finisse la contre-révolution qui avait commencé dans les années 1920.
Dans notre livre La Gauche hollandaise, en particulier le chapitre 11, "Le Communistenbond Spartacus et le courant "conseilliste" (1942-1950)", nous avons examiné les développements importants qui ont eu lieu dans une partie de la gauche communiste hollandaise : la tentative du Communistenbond Spartacus d'ouvrir des discussions avec d'autres courants (tels que la GCF) et de se réapproprier certaines des anciennes positions du KAPD - ce qui constituait une distanciation vis-à-vis de ses idées antipartis développées dans les années 1930. Cependant, ces progrès étaient fragiles et les idées essentiellement anarchistes qui avaient été adoptées par la majorité de la gauche germano-hollandaise en réaction à la dégénérescence du bolchevisme revinrent bientôt en force, contribuant ainsi à un long processus de dispersion avec des groupes essentiellement locaux axés sur les luttes immédiates des travailleurs.
En 1952, la GCF éclatait : en partie à cause d'une prévision erronée concernant le cours historique, conduisant à la conclusion qu'une troisième guerre mondiale était imminente et au départ au Venezuela de Marc Chirik, le membre le plus influent du GCF ; et également en raison d'une combinaison de tensions personnelles et de divergences politiques non exprimées. Marc a lutté contre ces difficultés dans une série de "lettres de loin", dans lesquelles il a également tenté de décrire les tâches des organisations révolutionnaires dans les conditions historiques de l'époque, mais il a été incapable de mettre un terme à la désintégration du groupe. Certains de ses anciens membres ont rejoint le groupe Socialisme ou Barbarie autour de Cornelius Castoriadis, dont nous reparlerons dans un article ultérieur.
La même année, une scission majeure eut lieu entre les deux grandes tendances au sein du Parti Communiste Internationaliste en Italie - tendances qui existaient plus ou moins depuis le début, mais qui avaient été en mesure d'établir une sorte de Modus Vivendi alors que le parti se trouvait dans une phase euphorique de croissance. Alors que le recul de la lutte des classes était devenu de plus en plus évident et confrontée à la démoralisation de nombreux travailleurs qui avaient adhéré au Parti sur une base militante superficielle, l'organisation était inévitablement obligée de réfléchir à ses tâches et à son orientation future.
Les années 1950 et le début des années 60 constituèrent donc une autre période sombre pour le mouvement communiste qui faisait face à un véritable prolongement de la profonde contre-révolution qui s'était abattue sur la classe ouvrière dans les années 1930 et 40, mais cette fois dominée par l'image d'un capitalisme triomphant qui semblait avoir surmonté - peut-être définitivement - la crise catastrophique des années 1930. Ce fut le triomphe, en particulier, du capital américain, de la démocratie, d'une économie qui était passée assez rapidement de l'austérité d'après-guerre au boom de la consommation de la fin des années 1950 et du début des années 60. Certes, cette période "glorieuse" avait sa part d'ombre, en particulier la confrontation incessante entre les deux géants impérialistes avec sa prolifération des guerres locales et la menace globale d'un holocauste nucléaire. Parallèlement à cela, dans le bloc "démocratique", il y avait un véritable essor de la paranoïa vis-à-vis du communisme et de la subversion, illustrée par les chasses aux sorcières du Maccarthisme aux États-Unis. Dans cette atmosphère, les organisations révolutionnaires, là où il en existait, ont vu leur taille se réduire encore, et être encore plus isolées qu'elles ne l'avaient été dans les années 1930.
Cette période a ainsi marqué une rupture profonde dans la continuité du mouvement qui avait ébranlé le monde au lendemain de la Première Guerre mondiale, affectant même les courageuses minorités qui avaient résisté à l'avance de la contre-révolution. Comme le boom économique s'est maintenu, l'idée même que le capitalisme était un système transitoire, condamné par ses propres contradictions internes, paraissait beaucoup moins évidente qu'elle ne l'avait été dans les années 1914-1945, lorsque le système semblait être pris dans une succession de catastrophes gigantesques. Peut-être le marxisme lui-même avait-il échoué ? Ce fut clairement le message délivré par un certain nombre de sociologues et d'autres penseurs professionnels bourgeois, et de telles idées allaient bientôt pénétrer le mouvement révolutionnaire lui-même, comme nous l'avons vu dans notre récente série sur la décadence 2.
Malgré tout, la génération de militants qui avait été forgée par la révolution ou la lutte contre la dégénérescence des organisations politiques qu'elle avait fait surgir n'avait pas tout-à-fait disparu. Certaines des figures clés de la gauche communiste étaient restées actives après la guerre et dans la période de reflux des années 1950 et 60, et pour elles, malgré tout, la perspective du communisme était loin d'être morte et enterrée. Pannekoek, bien que n'étant plus rattaché à une organisation, publia son livre sur les conseils ouvriers et leur rôle dans la construction d'une nouvelle société 3; et jusque dans sa vieillesse, il est resté en contact avec un certain nombre de groupes qui sont apparus après la guerre, comme Socialisme ou Barbarie. Les militants qui avaient rompu avec le trotskisme pendant la guerre, comme Castoriadis et Munis, ont maintenu une activité politique et ont tenté d'esquisser une vision de ce qui se trouvait au-delà de l'horizon capitaliste. Et Marc Chirik, bien que "non organisé" depuis plus d'une décennie, n'avait en rien abandonné la pensée et la réflexion révolutionnaires ; quand il est revenu à la vie militante organisée au milieu des années 60, il avait précisé son point de vue sur un certain nombre de questions, notamment pas la moindre d'entre elles, les problèmes de la période de transition.
Nous reviendrons sur les écrits de Castoriadis, Munis et Chirik dans des articles à venir. Nous pensons qu'il est valable de parler de leurs contributions individuelles, même si le travail qu'ils ont effectué l'a été presque toujours été dans le contexte d'une organisation politique. Un militant révolutionnaire n'existe pas comme un simple individu, mais dans le cadre d'un organisme collectif qui, au bout du compte, est engendré par la classe ouvrière et sa lutte pour prendre conscience de son rôle historique. Un militant est par définition quelqu'un qui lui-même est engagé dans la construction et la défense d'une organisation politique. Mais - et là, comme nous le verrons ci-dessous, nous nous séparons des conceptions développées par Bordiga – une organisation révolutionnaire saine n'est pas celle dans laquelle l'individu sacrifie sa personnalité et abandonne ses facultés critiques ; au contraire, elle vise à exploiter plutôt qu'à supprimer l'individualité de différents camarades. Dans une telle organisation, il y a la place pour les contributions théoriques particulières de différents camarades et, bien sûr, pour le débat autour des objections soulevées par les militants individuels. Ainsi, comme nous l'avons constaté tout au long de cette série, l'histoire du programme communiste est non seulement l'histoire des luttes de la classe ouvrière, des organisations et des courants qui ont tiré les leçons de ces luttes et à partir desquelles un programme cohérent a été élaboré, mais aussi des militants individuels qui ont ouvert la voie dans ce processus d'élaboration.
Damen, et Bordiga en tant que militants révolutionnaires
Dans cet article, nous revenons au travail de la gauche communiste italienne qui, avant la guerre, sous la forme de la Fraction en exil, avait fait une contribution irremplaçable à notre compréhension des problèmes de la transition du capitalisme au communisme. Cette contribution avait également été construite sur les fondements marxistes élaborés par le courant de gauche en Italie au cours de la phase précédente, la phase de la Première Guerre impérialiste mondiale et de la vague révolutionnaire d'après-guerre ; et après la Deuxième Guerre impérialiste, l'héritage théorique de la gauche italienne n'avait pas disparu malgré les erreurs et les schismes qui affectaient le Parti Communiste Internationaliste. Si nous examinons la question de la période de transition ou d'autres questions, à travers toute cette période, il est impossible d'ignorer l'interaction et souvent l'opposition des deux principaux militants de ce courant : Onorato Damen et Amadeo Bordiga.
Pendant les jours de tempête de la guerre et de la révolution de 1914 à 1926, Damen et Bordiga ont démontré très clairement une capacité à s'opposer à l'ordre dominant, ce qui est la marque d'un militant communiste. Damen a été emprisonné pour agitation contre la guerre ; Bordiga a lutté sans relâche pour développer le travail de sa fraction au sein du Parti socialiste, pour faire pression pour une scission avec l'aile droite et les centristes et la formation d'un parti communiste sur des principes solides. Lorsque la nouvelle Internationale communiste elle-même a pris un cours opportuniste au début des années 1920, Bordiga était de nouveau sur la ligne de front de l'opposition à la tactique du Front uni et à la "bolchevisation" des PC ; à la réunion du Comité exécutif de l'IC à Moscou en 1926, il a eu l'immense courage de se lever et, face à Staline, de le dénoncer comme le fossoyeur de la révolution. Cette même année, Bordiga a lui-même été arrêté et exilé à l'île d'Ustica 4. Damen, quant à lui, a également été actif dans la résistance aux tentatives de l'IC visant à imposer sa politique opportuniste au parti italien, lequel avait initialement été dominé par la gauche. Avec Forticiari, Repossi et d'autres, il a formé le Comitato di Intesa en 1926 5. Au cours de la période fasciste, il a traversé plus d'un épisode de confinement et d'exil, mais il n'a pas été réduit au silence, prenant la tête d'une révolte des prisonniers dans Pianosa.
À ce stade, cependant, une différence dans l'attitude des deux militants devait avoir des conséquences à très long terme. Bordiga, placé en résidence surveillée et obligé d'abjurer toute activité politique (comme les fascistes semblaient doux alors !), évitait tout contact avec ses camarades et se concentrait entièrement sur son travail d'ingénieur. Il a reconnu que la classe ouvrière avait subi une défaite historique, mais n'en a pas tiré la même conclusion que les camarades qui formaient la Fraction en exil. Ces derniers avaient compris qu'il était plus que jamais nécessaire de maintenir une activité politique organisée, même si cela ne pouvait plus prendre la forme d'un parti. Ainsi, au moment de la formation de la Fraction italienne, et tout au long de la décennie très fertile qui a suivi, Bordiga a été entièrement coupé de ses développements théoriques 6. Damen, quant à lui, a maintenu des contacts et a regroupé un certain nombre de camarades de la Fraction à leur retour en Italie avec l'idée de contribuer à la formation du parti. Ces militants comptaient entre autres Stefanini, Danielis et Lecci, qui étaient restés fidèles aux positions essentielles de la Fraction, tout au long des années 1930 et de la guerre. En 1943, le Partito Comunista Internazionalista (PCInt) était proclamé dans le nord de l'Italie 7; il a ensuite été "refondé" en 1945, suite à un regroupement un peu hâtif avec des éléments autour de Bordiga dans le sud de l'Italie 8.
En conséquence, le parti unifié, formé autour d'une plate-forme écrite par Bordiga, était dès le début un compromis entre deux tendances. Celle autour Damen, était beaucoup plus claire sur de nombreuses positions de classe de base en grande mesure liées aux développements entrepris par la Fraction - par exemple, l'adoption explicite de la théorie de la décadence du capitalisme et le rejet de la position de Lénine sur l'autodétermination nationale.
En ce sens - et nous n'avons jamais caché notre critique de l'opportunisme profond qui sous-tendait la formation du parti dès le début - la tendance "Damen" a montré une capacité à assimiler certaines des avancées programmatiques les plus importantes faites par la Fraction italienne en exil, et même à adopter une position plus élaborée sur certaines des questions clés soulevées en son sein. Ce fut le cas avec la question syndicale : au sein de la Fraction, cette question avait donné lieu à un débat non résolu dans lequel Stefanini avait été le premier à défendre l'idée que les syndicats étaient déjà intégrés à l'État capitaliste. Bien qu'on ne puisse pas dire que la position de la tendance Damen était déjà complètement cohérente sur la question syndicale, elle était certainement plus claire que ce qui était devenu le point de vue dominant "bordiguiste" après la scission de 1952.
Ce processus de clarification a également englobé les tâches du parti communiste dans la révolution prolétarienne. Comme nous l'avons vu dans les articles précédents de la série 9, en dépit de quelques références persistantes au sujet du parti exerçant la dictature du prolétariat, la Fraction avait pour l'essentiel dépassé cette position en insistant sur le fait qu'une leçon clé de la révolution russe était que le parti ne devrait pas s'identifier à l'État de transition. La tendance Damen est allée encore plus loin et a précisé que la tâche du parti n'était pas d'exercer le pouvoir. Sa plate-forme de 1952, par exemple, affirme que "Jamais et sous aucun prétexte le prolétariat doit se départir de son rôle dans la lutte. Il ne doit pas déléguer son rôle historique à d'autres ou transférer son pouvoir à d'autres - même pas à son propre parti politique".
Comme nous le montrons dans notre livre La Gauche communiste italienne, ces idées étaient liées de façon tout à fait logique à certains développements sur la question de l'État : "Beaucoup plus hardie est la position que prend le parti internationaliste sur la question de l'État dans la période de transition, visiblement influencé par Bilan et Octobre. Damen et ses camarades rejettent l'assimilation de la dictature du prolétariat à celle du parti, et face à "l'État prolétarien" préconisent dans les conseils la démocratie la plus large. Ils n'écartent pas l'hypothèse, vérifiée à Kronstadt, d'affrontements entre "l'État ouvrier" et le prolétariat, dans lequel cas le parti communiste se retrouverait aux côtés de ce dernier : "La dictature du prolétariat ne peut en aucun cas se réduire à la dictature du parti, même s'il s'agit du parti du prolétariat, intelligence et guide de l'État prolétarien. L'État et le parti au pouvoir, en tant qu'organes d'une telle dictature, portent en germe la tendance au compromis avec le vieux monde, tendance qui se développe et se renforce, comme l'expérience russe l'a montré, par l'incapacité momentanée de la révolution dans un pays donné à s'élargir, en soudant d'autres pays au mouvement insurrectionnel. Notre parti devra : a) éviter de devenir l'instrument de l'État ouvrier et de sa politique ; défendre les intérêts de la révolution même dans les affrontements avec L'État ouvrier ; b) éviter de se bureaucratiser, en faisant de son centre directif, comme de ses centres périphériques un champ de manœuvre pour le carriérisme révolutionnaire ; c) donc éviter que sa politique de classe soit pensée et réalisée avec des critères formalistes et administratifs."" 10
Cependant, la vision la plus cruciale de la Fraction - la notion même de fraction, c'est-à-dire la forme et la fonction de l'organisation révolutionnaire dans une période de défaite de la lutte des classe, a été entièrement perdue dans la tendance Damen, comme ce fut aussi le cas concernant la notion connexe de cours historique, c'est-à-dire la nécessité de comprendre le rapport global de force entre les classes qui peut subir des modifications profondes durant l'époque de la décadence du capitalisme. Incapables de faire une réelle critique de l'erreur capitale de 1943 - la constitution d'un "parti" dans un seul pays dans une période de profonde contre-révolution - les Damenistes ont aggravé l'erreur en théorisant que le parti est une nécessité permanente et même une réalité permanente. Ainsi, malgré le rétrécissement rapide à un "mini-parti", s'est maintenu dans celui-ci l'accent original du regroupement de 1943-45 visant à la construction d'une présence au sein de la classe ouvrière et à donner à ses luttes une direction décisive, au prix de ce qui était vraiment nécessaire : la priorité de la clarification théorique sur les besoins et les possibilités de la période.
La tendance opposée autour de figures comme Bordiga et Maffi était, en général, beaucoup plus confuse au sujet des positions les plus importantes de la classe ouvrière. Bordiga ignorait plus ou moins les acquis de la Fraction et préconisait un retour aux positions des deux premiers congrès de la Troisième Internationale qui, pour lui, étaient fondés sur "la restauration" du programme communiste par Lénine. Une suspicion extrême vis-à-vis "d'innovations" opportunistes au marxisme (qui, il est vrai, commençaient à prospérer sur le sol de la contre-révolution) l'a conduit à la notion de programme "invariant" qui avait été celé dans la pierre en 1848 et qu'il suffisait de déterrer alors qu'il avait périodiquement été enterré par les opportunistes et les traîtres 11. Comme nous l'avons souvent souligné, cette notion d'invariance est basée sur une géométrie très "variable", de sorte que, par exemple, Bordiga et ses disciples pouvaient à la fois affirmer que le capitalisme était entré dans son époque de guerres et de révolutions (une position fondamentale de la Troisième Internationale) et aussi polémiquer contre la notion de déclin qu'ils estimaient fondée sur une idéologie pacifiste et gradualiste. 12
Cette remise en cause de la décadence a eu des répercussions importantes quand il s'est agi d'analyser la nature de la révolution russe (définie comme une révolution double, pas différemment de la vision conseilliste), et en particulier quand il s'est agi de caractériser les luttes de libération nationale qui se multipliaient dans les anciennes colonies. Mao, au lieu d'être vu pour ce qu'il était, une expression de la contre-révolution stalinienne et un véritable produit de décomposition capitaliste, a été salué comme un grand révolutionnaire bourgeois dans le moule de Cromwell. Plus tard, les bordiguistes devaient fournir le même type d'appréciation des Khmers rouges au Cambodge, et cette incompréhension profonde de la question nationale allait causer des ravages dans le parti bordiguiste à la fin des années 1970, avec un nombre important d'éléments qui abandonnaient l'internationalisme.
Sur la question du parti et des erreurs des bolcheviks dans le fonctionnement de l'État soviétique, ce fut comme si la Fraction n'avait jamais existé. Le parti prend le pouvoir, investit la machine d'État, impose la terreur rouge sans pitié ... même les nuances importantes de Lénine sur la nécessité pour la classe ouvrière de se méfier du danger que l'État de transition devienne une machine bureaucratique et s'autonomise semblent avoir été oubliées. Comme nous le soutenons dans un article précédent de cette série 13, la contribution de Bordiga la plus importante sur les leçons de la révolution russe dans la période de l'après Seconde Guerre mondiale, "Force, violence et la dictature dans la lutte des classes" (1946), contient assurément quelques idées sur le problème de la dégénérescence, mais son antidémocratisme plutôt dogmatique ne lui permettait cependant pas de reconnaître le problème du parti et de l'État se substituant au prolétariat.14
Cependant, même si la tendance Bordiga n'a également jamais mis en cause ouvertement la formation du parti en 1943, elle a été en mesure de comprendre que l'organisation était entrée dans une période beaucoup plus difficile et que des tâches différentes étaient à l'ordre du jour. Bordiga avait, dans un premier temps, été sceptique quant à la formation du parti. Sans montrer la moindre compréhension de la notion de fraction - en effet, il avait plutôt enterré sa propre expérience de travail de fraction avant la Première Guerre mondiale avec ses théorisations ultérieures sur le parti formel et le parti historique 15 - il avait une certaine compréhension du fait que le simple maintien d'une routine de l'intervention dans la lutte immédiate n'était pas la voie à suivre, et qu'il était essentiel de revenir aux fondements théoriques du marxisme. Ayant rejeté la contribution de la Fraction et d'autres expressions de la gauche communiste, ce travail n'a pas été terminé, ni même entrepris en ce qui concerne les positions programmatiques clés. Mais en ce qui concerne certaines questions théoriques plus générales, et en particulier celles relatives à la nature de la future société communiste, il nous semble que, pendant cette période, c'est Bordiga, plutôt que les "Damenistes", qui nous a laissé l'héritage le plus important.
La passion pour le communisme: la défense par Bordiga des Manuscrits économiques et philosophiques de 1844
Le livre Bordiga et la passion du communisme, une collection d'écrits assemblés par Jacques Camatte en 1972, est le meilleur témoignage de la profondeur des réflexions de Bordiga sur le communisme, en particulier à travers deux grands exposés présentés lors des réunions du parti en 1959-60, qui sont dédiés aux Manuscrits économiques et politiques de 1844 de Marx : "Commentaires des Manuscrits de 1844 (1959-1960)", et "Tables immuables de la théorie communiste".
Voici comment Bordiga situe les Manuscrits de 1844 dans le corpus des écrits de Marx ! "Un autre lieu commun très vulgaire est que Marx est hégélien dans les écrits de jeunesse, que c'est seulement après qu'il fut théoricien du matérialisme historique, et que, plus vieux, il fut un vulgaire opportuniste. C'est une tâche de l'école marxiste révolutionnaire de rendre manifeste à tous les ennemis (qui ont le choix de tout prendre ou de tout rejeter) le monolithisme de tout le système depuis sa naissance jusqu'à la mort de Marx et même après lui (concept fondamental de l'invariance, refus fondamental de l'évolution enrichissante de la doctrine du parti)."("Commentaires …" p. 120).
Ici, nous avons à la fois dans un seul paragraphe les forces et les faiblesses de l'approche de Bordiga. D'une part, la défense intransigeante de la continuité de la pensée de Marx et la répudiation de l'idée que les Manuscrits de 1844 sont le produit d'un Marx qui était encore essentiellement idéaliste et hégélien (ou au moins Feuerbachien), une idée qui a été attribuée en particulier à l'intellectuel stalinien Althusser que nous avons déjà critiquée dans les articles précédents de cette série 16
Pour Bordiga, Les Manuscrits de 1844, avec leur exposé profond de l'aliénation capitaliste, et leur description inspirante de la société communiste qui la dépassera, indiquent déjà que Marx avait effectué une rupture qualitative avec les formes les plus avancées de la pensée bourgeoise. En particulier, Les Manuscrits de 1844, qui contiennent une grande partie consacrée à la critique de la philosophie hégélienne, sont la démonstration qu'ont lieu exactement à la même période l'assimilation complète de Hegel par Marx en matière de dialectique, sa rupture avec Hegel - ce qui signifiait renverser sa dialectique, "la remettre sur ses pieds" - et l'adoption d'une vision communiste du monde. Bordiga souligne en particulier le rejet par Marx du point de départ du système hégélien : l'individu avec un grand 'I'. "Ce qui est clair, c'est que pour Marx, l'erreur de Hegel est de faire reposer tout son colossal édifice spéculatif, avec son formalisme rigoureux, sur une base abstraite, la "conscience". Comme Marx le dira tant de fois, c'est de l'être qu'il faut partir, et non de la conscience qu'il a de lui-même. Hegel se renferme, dès le départ dans le vain dialogue éternel entre le sujet et l'objet. Son sujet est le "moi" entendu dans un sens absolu... " ("Commentaires …" p119).
D'autre part, il est évident que pour Bordiga Les Manuscrits de 1844 fournissent des preuves pour sa théorie de l'invariance du marxisme, une idée dont nous pensons qu'elle est contredite par le développement réel du programme communiste que nous avons tracé tout au long de cette série. Mais nous reviendrons sur cette question plus tard. Ce que nous partageons avec la vision de Bordiga à propos des Manuscrits de 1844 est, avant tout, la centralité de la conception de Marx de l'aliénation, non seulement dans Les Manuscrits de 1844 mais également dans l'ensemble de son œuvre ; nous partageons également un certain nombre d'éléments fondamentaux dans la conception de Bordiga de la dialectique de l'histoire de même qu'une vision exaltée du communisme qui, encore une fois, n'a jamais été répudiée par Marx dans son travail ultérieur (qu'il a au contraire, à notre avis, enrichie).
La dialectique de l'histoire
Les références de Bordiga à la notion d'aliénation dans Les Manuscrits de 1844 révèlent toute sa vision de l'histoire, car il insiste sur le fait que "le plus haut degré de l'aliénation de l'homme est atteint à l'époque capitaliste actuelle" ("Commentaires …" p. 124). Sans abandonner l'idée que l'émergence et le développement du capitalisme, et la destruction de l'ancien mode féodal d'exploitation, constituent une condition préalable à la révolution communiste, il méprise le progressisme facile de la bourgeoisie qui vante sa supériorité sur les modes de production antérieurs et leurs moyens d'appréhender le monde. Il suggère même que la pensée bourgeoise est d'une certaine manière vide en comparaison avec les points de vue précapitalistes tant tournés en dérision. Pour Bordiga, le marxisme a démontré que "… vos remontrances sont de vides et inconsistants mensonges, beaucoup plus caractérisés et plus nets que ne le sont les opinions plus anciennes de la pensée humaine que, vous, bourgeois, croyez avoir, pour toujours, submergées sous la fatuité de votre rhétorique illuministe." ("Commentaires …" p168). Par conséquent, même lorsque bourgeoisie et prolétariat formulent leur critique de la religion, il y a encore une rupture entre les deux points de vue de classe : "… que même dans les cas (non généraux) où les idéologues de la bourgeoisie moderne ont osé rompre ouvertement avec les principes de l'église chrétienne, nous, marxistes, nous ne définissons pas cette superstructure, l'athéisme, comme une plate-forme commune à la bourgeoisie et au prolétariat" ("Commentaires …" p. 117).
Avec de telles affirmations, Bordiga semble être en phase avec certains des critiques "philosophiques" du marxisme de la Deuxième Internationale (et, par extension, de la philosophie officielle de la Troisième), tels que Pannekoek, Lukacs et Korsch qui ont rejeté l'idée selon laquelle, tout comme le socialisme est la prochaine étape logique dans l'évolution historique qui ne nécessiterait que la "prise en charge" de l'État capitaliste et de l'économie, le matérialisme historique serait alors tout simplement la prochaine étape dans la progression du matérialisme bourgeois classique. Une telle vision est basée sur une sous-estimation profonde de l'antagonisme entre les conceptions bourgeoises et prolétariennes du monde, de la nécessité inévitable d'une rupture révolutionnaire avec les formes anciennes. Il y a continuité, bien sûr, mais elle est tout sauf progressive et pacifique. Cette façon d'aborder le problème est tout à fait conforme à l'idée que la bourgeoisie ne peut que voir le monde social et naturel à travers le prisme déformant de l'aliénation qui, sous son règne, a atteint son stade "suprême".
Le slogan "Contre l'immédiatisme" figure plus d'une fois dans les sous-titres de ses contributions. Pour Bordiga, il était essentiel d'éviter toute appréhension étroite du moment présent de l'histoire, et de regarder au-delà du capitalisme, vers l'arrière et vers l'avant. À l'époque actuelle, la pensée bourgeoise est peut-être plus immédiatiste que jamais, plus que jamais fixée sur le particulier, ici et maintenant, à court terme, car elle vit dans la peur mortelle que le fait de regarder la société actuelle avec l'œil de l'histoire permette de discerner sa nature transitoire. Mais Bordiga développe également une polémique contre les "grands écrits" classiques de la bourgeoisie dans sa période la plus optimiste : non pas à cause de leur grandeur, mais parce que le récit de la bourgeoisie déforme l'histoire véritable. Tout comme le passage de la pensée bourgeoisie à la pensée prolétarienne n'est pas qu'un pas en avant, l'histoire en général n'est pas une ligne droite allant de l'obscurité à la lumière, mais elle est une expression de la dialectique du mouvement : "le progrès de l'humanité et du savoir du tourmenté homo sapiens n'est pas continu, mais advient par de grands élans isolés parmi lesquels s'insèrent de sinistres et obscurs plongeons dans des formes sociales dégénérant jusqu'à la putréfaction" ("Commentaires …" p. 168). Ce n'est pas une formulation accidentelle : à un autre endroit du même texte, il dit "Les conceptions banales des idéologies dominantes voient ce chemin comme une ascension continue et constante ; le marxisme ne partage pas cette vision, et définit une série alternante de montées et de descentes, entrecoupées par de violentes crises" ("Commentaires …" p. 152). C'est là une réponse très claire, pourrait-on penser, à ceux qui rejettent le concept de l'ascendance et de la décadence des modes de production successifs.
La vision dialectique de l'histoire voit le mouvement comme résultant du conflit - souvent violent - des contradictions. Mais elle contient aussi la notion de spirale et de "retour à un niveau supérieur". Ainsi, le communisme de l'avenir est, dans une mesure importante, un retour de l'homme à lui-même, comme dit Marx dans les Manuscrits de 1844, car il est non seulement une rupture avec le passé, mais une synthèse de tout ce qui était humain en son sein : "l'homme retourne à lui-même et en lui-même non tel qu'il était parti à l'origine de sa longue histoire, mais disposant finalement de toutes les perfections d'un développement immense, mêmes acquises dans la forme de toutes les techniques, coutumes, religions, philosophies successives dont les côtés utiles étaient - s'il est permis de nous exprimer ainsi - captés dans la zone d'aliénation" ("Commentaires …" p. 125).
Un exemple plus concret de cela est donné dans un court article sur les habitants de l'île de Janitzio au Mexique 17, écrit en 1961, et inclus dans la collection de Camatte. Bordiga développe l'idée que "dans le communisme naturel et primitif" l'individu, toujours lié à ses frères humains dans une vraie communauté, ne connait pas la peur de la mort telle qu'elle a émergé avec l'atomisation sociale engendrée par la propriété privée et de la société de classes ; et cela nous donne une indication que dans le communisme de l'avenir, où le destin de l'individu sera lié à celui de l'espèce, la crainte de la mort personnelle de même que "tout culte de la vie et de la mort" seront dépassés. Bordiga confirme ainsi sa continuité avec ce fil central de la tradition marxiste qui affirme que, dans un certain sens, "les membres des sociétés primitives furent plus proches de l'essence humaine" ("Tables immuables …" p. 175) – et que le communisme du passé lointain peut aussi être compris comme préfiguration du communisme de l'avenir 18.
Ce que le communisme n'est pas
La défense par Bordiga des Manuscrits de 1844 est, dans une large mesure, une longue diatribe contre l'imposture du "socialisme vrai" dans les pays du bloc de l'Est, qui avait acquis un nouveau souffle de vie dans le sillage de la "guerre antifasciste" de 1939-45. Son attaque a été conçue à deux niveaux : la négation et l'affirmation ; négation de la revendication que ce qui existait dans les régimes soviétiques et similaires avait quelque chose à voir avec la conception de Marx du communisme, d'abord et avant tout sur le plan économique ; affirmation des caractéristiques fondamentales des relations de production communistes.
Selon une version d'une blague répandue dans l'ancienne URSS, un instructeur de l'école du parti donne une leçon à des membres du Jeune Komsomol sur la question clé suivante : Y-aura-t-il de l'argent dans le communisme ? : "Historiquement, camarades, il y a trois positions sur cette question. Il y a celle de la déviation proudhonienne-boukharinienne de droite : sous le communisme, tout le monde aura de l'argent. Ensuite, il y a celle de la déviation ultragauche infantile : sous le communisme, personne n'aura d'argent. Quelle est alors la position dialectique du marxisme-léninisme ? C'est très clair : sous le communisme, certaines personnes auront de l'argent, et d'autres n'en auront pas".
Que Bordiga ait connu ou non cette blague, sa réponse aux staliniens dans ses "Commentaires des manuscrits de 1844" va dans le même sens. Une préface à l'une des éditions staliniennes des Manuscrits de 1844 souligne que le texte de Marx contient une polémique contre la théorie de Proudhon des salaires égaux, ce qui implique que, pour le marxisme vrai pratiqué en URSS, sous le socialisme il doit y avoir des salaires inégaux. Mais, dans la section qui suit intitulée "Travail salarié ou socialisme", Bordiga souligne que dans les Manuscrits de 1844, ainsi que dans d'autres ouvrages tels que Misère de la philosophie et Le Capital, Marx "réfute la vacuité proudhonienne qui conçoit un socialisme conservant les salaires comme les conserve la Russie. Marx ne tape pas sur la théorie de l'égalité mais sur celle du salaire. Même si on veut le niveler, le salaire est la négation du socialisme. Mais non nivelé, il est à plus forte raison la négation du socialisme" ("Commentaires …" p. 129).
Et la section suivante est intitulée "Soit l'argent soit le socialisme" : tout comme le travail salarié persiste en URSS, il doit en être de même de son corollaire : la domination des rapports humains par la valeur d'échange, et donc par l'argent. Revenant sur la critique profonde de l'argent comme une expression de l'aliénation entre les êtres humains, que Marx, citant Shakespeare et Goethe, a développée dans les Manuscrits de 1844 et revenant au Capital, Bordiga insiste sur ce fait que "les sociétés où l'argent circule sont des sociétés de propriété privée ; elles restent dans la préhistoire barbare de l'espèce humaine …" ("Commentaires …" p. 137).
Bordiga, en fait, démontre que les staliniens ont plus en commun avec le père de l'anarchisme qu'ils veulent l'admettre. Proudhon, dans la tradition d'un "communisme brut" que Marx reconnaît déjà comme réactionnaire au point que lui-même a embrassé le communisme, envisage une société dans laquelle le "… le 'revenu annuel' fût socialement divisé en parties égales entre tous les membres de la société, devenus tous ouvriers salariés" (p. 132). En d'autres termes, ce type de communisme ou socialisme était celui dans lequel la misère de la condition prolétarienne a été généralisée plutôt que supprimée, et dans laquelle la "société" devient elle-même le capitaliste. Et en réponse à ceux - non seulement les staliniens, mais aussi leurs apologistes de gauche, les trotskystes - qui niaient que l'URSS pourrait être une forme de capitalisme parce qu'elle s'était (plus ou moins) débarrassée des propriétaires individuels de capital, Bordiga répond: "La question de savoir où sont les capitalistes n'a pas de sens. La réponse est écrite depuis 1844: la société est un capitaliste abstrait"("Commentaires …" p. 132).
La cible de la polémique dans ces essais ne se limite pas aux défenseurs manifestes de l'URSS. Si le communisme abolit la valeur d'échange, c'est parce qu'il a abolit toutes les formes de propriété 19 - non seulement la propriété d'État comme dans le programme du stalinisme, mais aussi la version anarchosyndicaliste classique (que Bordiga attribue également au groupe contemporain Socialisme ou Barbarie avec sa définition du socialisme comme étant la gestion de la production par les ouvriers) : "la terre aux paysans et les usines aux ouvriers et de semblables et piteuses parodies similaires du magnifique programme du parti communiste révolutionnaire" ("Tables immuables …" p. 178). Dans le communisme, l'entreprise individuelle doit être abolie en tant que telle. Si l'entreprise continue à être la propriété de ceux qui y travaillent, ou même de la communauté locale autour d'elle, elle n'a pas été vraiment socialisée, et les relations entre les différentes entreprises autogérées doivent nécessairement être fondées sur l'échange de marchandises. Nous reviendrons sur cette question lorsque nous nous pencherons sur la vision du socialisme développée par Castoriadis et le groupe Socialisme ou Barbarie.
Comme Trotsky dans les passages visionnaires à la fin de Littérature et Révolution 20- qui, en 1924, n'avait certainement pas eu connaissance des Manuscrits de 1844 - Bordiga s'élève alors de la sphère de la négation du capitalisme et de son aliénation, à une insistance sur ce que le socialisme n'est pas, et à l'affirmation positive de ce à quoi l'humanité ressemblera dans les stades supérieurs de la société communiste. Les Manuscrits de 1844, comme nous l'avons souligné dans un article au début de cette série 21, sont remplis de passages décrivant la façon dont les rapports entre les êtres humains et entre l'humanité et la nature seront transformés sous le communisme, et Bordiga cite abondamment les plus importants de ces passages dans ses deux textes, plus particulièrement là où ils traitent de la transformation des rapports entre les hommes et les femmes, et où ils insistent sur le fait que la société communiste permettra l'émergence d'un stade supérieur de la vie consciente.
La transformation des relations entre les sexes
Tout au long des Manuscrits de 1844, Marx répudie le "communisme vulgaire" qui, tout en attaquant la famille bourgeoise, continue de considérer la femme comme un objet et spécule sur une future "communauté des femmes". Contre ce "communisme vulgaire", Bordiga cite Marx mettant en évidence en quoi l'humanisation du rapport entre l'homme et la femme constitue un révélateur de l'avancée réelle de l'espèce. Mais en même temps, sous le capitalisme, la femme et le rapport entre les sexes, resteront prisonniers des rapports marchands.
Après avoir repris la pensée de Marx sur ces questions, Bordiga fait une digression momentanée sur le problème de la terminologie, de la langue.
"En citant ces passages, il est nécessaire d'adopter tour à tour le mot homme et le mot mâle dans la mesure où le premier mot indique tous les membres de l'espèce ... Quand on fit il y a un demi-siècle une enquête sur le féminisme dans les sociétés de propriété, l'estimable marxiste Filippo Turati répondit ces seuls mots : la femme ... est homme. Cela voulait dire : elle le sera dans le communisme, mais pour votre société bourgeoise c'est est un animal, un objet". ("Commentaires …" p. 150)
Le féminisme une déviation bourgeoise ? Cette position est fortement rejetée par ceux qui estiment qu'il peut y avoir un "féminisme socialiste" ou un "anarchoféminisme". Mais du point de vue de Bordiga, le féminisme a un point de départ bourgeois parce qu'il vise à "l'égalité" des sexes à l'intérieur des rapports sociaux existants ; et cela conduit logiquement à la revendication que les femmes devraient être "aussi" capables que les hommes de combattre dans les armées impérialistes ou de monter dans l'échelle sociale en devenant chefs d'entreprise et chefs d'État.
Le communisme n'a pas besoin de l'additif du féminisme ou même du "féminisme socialiste" pour avoir été, dès le début, un défenseur de la solidarité des hommes et des femmes à l'instant présent, mais cela ne peut être réalisé que dans la lutte de classes, dans la lutte contre l'oppression et l'exploitation capitaliste et pour la création d'une société dans laquelle la "forme originelle de l'exploitation" - celle de la femme par l'homme - ne sera plus possible. Plus que cela : le marxisme a aussi reconnu que la femelle de l'espèce - en raison de sa double oppression et de son sens moral plus avancé (lié notamment à son rôle historique dans l'éducation des enfants) - est souvent à l'avant-garde de la lutte, par exemple dans la révolution de 1917 de Russie, qui a commencé avec des manifestations de femmes contre la pénurie de pain, ou plus récemment dans les grèves massives en Egypte en 2007. En effet, selon l'école anthropologique de Chris Knight, Camilla Power et d'autres, qui se revendique de la tradition marxiste dans l'anthropologie, la morale féminine et la solidarité ont joué un rôle crucial dans l'émergence même de la culture humaine, dans la "révolution humaine" primitive 22. Bordiga est en accord avec cette façon de voir les choses comme il le montre dans la section des "Commentaires des Manuscrits …" intitulée "L'amour, besoin de tous", alors qu'il fait valoir que la fonction passive assignée aux femmes est un pur produit des rapports de propriété et que, en fait, "l'amour étant, selon la nature, le fondement de la reproduction de l'espèce, la femme est le sexe actif et les formes monétaires, envisagées d'après ce critère, se révèlent contre nature" ("Commentaires …" p. 156). Et il poursuit avec un résumé de la façon dont l'abolition des rapports marchands transformera cette relation: "Dans le communisme non monétaire, l'amour aura, en tant que besoin, le même poids et le même sens pour les deux sexes et l'acte qui le consacre réalisera la formule sociale que le besoin de l'autre homme est mon besoin d'homme, dans la mesure où le besoin d'un sexe se réalise comme un besoin de l'autre sexe".
Bordiga explique ensuite que cette transformation sera basée sur les changements matériels et sociaux introduits par la révolution communiste: "On ne peut pas proposer cela uniquement en tant que rapport moral fondé sur un certain mode de rapport physique, parce que le passage à la forme supérieure s'effectue dans le domaine économique : les fils et leur charge ne concernent pas les deux parents qui s'unissent mais la communauté." C'est là l'étape à partir de laquelle l'humanité future sera en mesure de franchir les limites imposées par la famille bourgeoise.
La vie consciente à un autre niveau
Dans un article précédent de cette série 23, nous avons fait valoir que certains passages des Manuscrits de 1844 n'ont de sens que si nous les considérons comme des anticipations d'une transformation de la conscience, d'un nouveau mode d'être que les rapports sociaux communistes rendront possibles. L'article examinait longuement le passage du chapitre "Propriété privée et communisme" où Marx parle de la façon dont la propriété privée (comprise dans son sens le plus large) a servi à limiter les sens humains, à entraver - ou, pour utiliser un terme plus précis de la psychanalyse, réprimer – l'expérience sensuelle humaine ; par conséquent, le communisme apportera avec lui "l'émancipation des sens", un nouveau rapport corporel et mental avec le monde qui peut être comparé à l'état d'inspiration vécu par les artistes dans leurs moments les plus créatifs.
Vers la fin du texte de Bordiga "Tables immuables …" il y a une section intitulée "À bas la personnalité : voilà la clef". Nous aborderons plus tard cette question de la "personnalité", mais nous voulons d'abord examiner la façon dont Bordiga, dans sa façon d'interpréter les Manuscrits de 1844, envisage la modification de la conscience humaine dans le futur communiste.
Il commence par affirmer que, dans le communisme, on sera "sorti de la tromperie millénaire de l'individu seul face au monde naturel stupidement appelé externe par les philosophes. Externe à quoi ? Externe au moi, ce déficient suprême ; externe à l'espèce humaine, on ne peut plus l'affirmer, parce que l'homme espèce est interne à la nature, il fait partie du monde physique". Et il poursuit en disant que "dans ce texte puissant, l'objet et le sujet deviennent, comme l'homme et la nature, une seule et même chose. Et même tout est objet : l'homme sujet "contre nature" disparaît avec l'illusion d'un moi singulier" ("Tables immuables …" p. 191).
Il ne peut ici que faire référence au passage du chapitre "Propriété privée et communisme" où Marx dit "… à mesure que partout dans la société la réalité objective devient pour l'homme la réalité des forces humaines essentielles, la réalité humaine et par conséquent la réalité de ses propres forces essentielles, tous les objets deviennent pour lui l'objectivation de lui-même, les objets qui confirment et réalisent son individualité, ses objets, c'est-à-dire qu'il devient lui-même objet" 24
Bordiga continue : "Nous avons que lorsque d'individu il devient d'espèce, l'esprit, pauvre absolu, se dissout dans la nature objective. Aux cerveaux individuels, misérables machines passives, on a substitué le cerveau social. De plus Marx a, avec le sens humain collectif, dépassé les sens corporels singuliers" ("Tables immuables …" p. 191). Et il continue à citer les Manuscrits de 1844 sur l'émancipation des sens, en insistant que celle-ci aussi indique l'émergence d'une sorte de prise de conscience collective – ce que l'on pourrait appeler un passage du "sens commun" de l'ego isolé à la communisation des sens.
Que faisons-nous de ces conceptions ? Avant de les rejeter comme de la science-fiction, il faut se rappeler que, dans la société bourgeoise en particulier, bien que nous prenions souvent l'ego comme étant le centre absolu de notre être ("Je pense, donc je suis"), il y a aussi une longue tradition de pensée qui insiste sur le fait que l'ego est seulement une réalité relative, au mieux une partie spécifique de notre être. Ce point de vue est incontestablement au cœur de la théorie psychanalytique, pour laquelle l'ego adulte n'émerge qu'à travers un long processus de répression et de division entre la partie consciente et la partie inconsciente de nous-mêmes – ce qui, en outre, constitue le "siège unique de l'anxiété" 25 parce que, pris comme il est entre les exigences de la réalité extérieure et les pulsions inassouvies enfouies dans l'inconscient, l'ego est constamment préoccupé par son propre renversement ou son extinction.
C'est également une perspective qui a été mise en avant dans un certain nombre de traditions "mystiques" à l'est et à l'ouest, même si elle a probablement été développée de la façon la plus cohérente par la philosophie indienne, et surtout par le bouddhisme avec sa doctrine du "anatta" - l'impermanence du soi séparé. Mais toutes ces traditions ont tendance à s'accorder qu'il est possible, en pénétrant directement l'inconscient, de dépasser la conscience quotidienne de l'ego - et donc le tourment de l'anxiété perpétuelle. Dépouillées des distorsions idéologiques qui accompagnent inévitablement ces traditions, leurs idées les plus lucides soulèvent la possibilité que les êtres humains sont capables d'atteindre un autre type de conscience dans lequel le monde autour de nous n'est plus considéré comme un autre hostile, et où l'essentiel de la prise de conscience se déplace - non seulement intellectuellement, mais également à travers une expérience directe et très corporelle - depuis l'atome isolé jusqu'au point de vue de l'espèce - en fait, plus encore que le point de vue de l'espèce, à savoir la nature - un univers en évolution°- qui devient consciente d'elle-même.
Il est difficile de lire les passages ci-dessus de Bordiga et de conclure qu'il parle de quelque chose de totalement différent. Et il est important de noter que Freud, dans les parties introductives à Malaise dans la civilisation, a reconnu la réalité du "sentiment océanique", cette expérience d'unité érotique avec le monde, mais il ne pouvait la concevoir que comme une régression à l'état infantile antérieure à l'émergence de l'ego. Cependant, dans la même section du livre, il accepte également la possibilité que les techniques mentales du yoga peuvent ouvrir la porte à des "états archaïques, depuis longtemps ensevelis, de la vie psychique". La question théorique que cela nous pose - et peut-être celle d'une investigation pratique qui est posée aux générations futures - est de savoir si les techniques séculaires de la méditation ne peuvent conduire qu'à une régression, à un effondrement dans le passé, dans l'unité indifférenciée de l'animal ou du nourrisson ; ou bien si elles peuvent faire partie d'un "retour dialectique vers la conscience", d'une exploration consciente de notre propre esprit. Dans cette optique, les cas de "sentiment océanique" lorsqu'ils se produisent concernent non seulement le passé infantile, mais aussi l'horizon d'une conscience humaine plus avancé et plus universelle. C'était certainement le point de vue adopté par Erich Fromm dans son étude Bouddhisme Zen et psychanalyse, par exemple lorsqu'il écrit à propos de ce qu'il appelle "l'état de dé-refoulement" qu'il définit comme "un état où l'on retrouve cette emprise sur la réalité immédiate et non déformée, cette simplicité et cette spontanéité de l'enfance. Mais comme ce retour à l'innocence se produit après avoir passé par le processus de l'aliénation, du développement de l'intellect, il se place à un niveau supérieur. Retourner à l'innocence n'est possible après qu'après avoir perdu son innocence" 26.
Contre la destruction de l'environnement
Mais les écrits théoriques de Bordiga au cours de cette période ne posent pas seulement la question du rapport de l'homme avec la nature à ce niveau très "philosophique". Bordiga a également soulevé cette question dans ses réflexions perspicaces sur les catastrophes capitalistes et le problème de l'environnement. En écrivant sur les catastrophes contemporaines comme l'inondation de la vallée du Pô en 1957 et le naufrage du paquebot Andrea Doria l'année précédente, Bordiga met à profit ses connaissances de spécialiste comme ingénieur et surtout son profond rejet du progrès bourgeois en montrant comment sa volonté d'accumuler contient les germes de ces catastrophes et, finalement, de la destruction du monde naturel lui-même 27. Bordiga est particulièrement véhément dans ses articles sur la frénésie d'urbanisation qu'il pouvait déjà discerner dans la période de reconstruction d'après-guerre, dénonçant l'entassement des êtres humains dans des espaces urbains de plus en plus limités et la philosophie qui va avec, le "verticalisme" dans la construction. Il fait valoir que cette réduction des êtres humains au niveau de fourmis est un produit direct des besoins de l'accumulation et sera inversée dans le communisme futur, réaffirmant la revendication de Marx et Engels pour surmonter la séparation entre ville et campagne: "Quand, après avoir écrasé par la force cette dictature chaque jour plus obscène, il sera possible de subordonner chaque solution et chaque plan à l'amélioration des conditions du travail vivant, en façonnant dans ce but ce qui est du travail mort, le capital constant, l'infrastructure que l'espèce homme a donnée au cours des siècles et continue de donner à la croûte terrestre, alors le verticalisme brut des monstres de ciment sera ridiculisé et sera supprimé, et dans les immenses étendues d'espace horizontal, les villes géantes une fois été dégonflées, la force et l'intelligence de l'animal-homme tendront progressivement à rendre uniforme sur les terres habitables la densité de la vie et celle de travail ; et ces forces seront désormais en harmonie, et non plus farouchement ennemies comme dans la civilisation difforme d'aujourd'hui, où ils ne sont réunies que par le spectre de la servitude et de la faim" 28. Il est également intéressant de noter que lorsque Bordiga, en 1952, a formulé une sorte de "programme révolutionnaire immédiat 29, il a inclus les revendications pour mettre un terme à ce qu'il a déjà vu comme l'engorgement inhumain et le rythme de vie provoqués par l'urbanisation capitaliste (un processus qui a atteint depuis lors des niveaux beaucoup plus élevés en irrationalité). Ainsi, le septième point des neuf que comporte ce programme appelle à "l'Arrêt de la construction d'habitations et de lieux de travail à la périphérie des grandes villes et même des petites, comme mesure d'acheminement vers une répartition uniforme de la population sur tout le territoire. Réduction de l'engorgement, de la rapidité et du volume de la circulation en interdisant celle qui est inutile" (dans un futur article nous avons l'intention de revenir sur les autres revendications de ce "programme" car elles contiennent un certain nombre de formulations qui peuvent, à notre avis, être fortement critiquées).
Il est intéressant de noter que, quand vient le moment de démontrer pourquoi tout ce que l'on appelle le progrès de la ville capitaliste n'a rien de cela, Bordiga a recours à un concept de décadence qu'il tend à jeter par la fenêtre dans d'autres polémiques - par exemple dans le titre "Le sinistre roman noir de la décadence sociale moderne" 30. Un tel terme est par ailleurs tout à fait conforme à l'idée générale de l'histoire que nous avons relevée ci-dessus, où les sociétés peuvent "dégénérer au point de putréfaction" et passer par des phases d'ascension et de déclin. C'est comme si Bordiga, une fois retiré du monde "étroit" de la confrontation des positions politiques, et obligé de revenir aux bases de la théorie marxiste, n'avait pas d'autre choix que de reconnaître que le capitalisme, comme tous les modes de production antérieurs, doit également entrer dans une époque de déclin ; et que nous sommes depuis longtemps dans cette époque, quelles que soient les merveilles de la croissance du capitalisme en décadence qui étouffent l'humanité et qui menacent son avenir.
Le problème avec "l'invariance"
Nous devons maintenant revenir à la notion de Bordiga selon laquelle les Manuscrits de 1844 fournissent des preuves pour sa théorie de "l'invariance du marxisme". Nous avons fait valoir à plusieurs reprises que cela est une conception religieuse. Dans une polémique cinglante 31 avec le groupe bordiguiste qui publie Programma Comunista, Mark Chirik a noté la similitude réelle entre le concept bordiguiste de l'invariance et l'attitude islamique de soumission à une doctrine immuable.
La cible de cet article était principalement, il est vrai, les épigones de Bordiga, mais que dit Bordiga lui-même au sujet de la relation entre le marxisme et les sources de la doctrine de "l'invariance" dans le passé ? Dans un texte fondateur intitulé précisément "L'invariance historique du marxisme", il écrit :
"Bien que le patrimoine théorique de la classe ouvrière révolutionnaire ne soit plus une révélation, un mythe, une idéologie idéaliste comme ce fut le cas pour les classes précédentes, mais une "science" positive, elle a toutefois besoin d'une formulation stable de ses principes et de ses règles d'action, qui joue le rôle et possède l'efficacité décisive qu'ont eu dans le passé les dogmes, les catéchismes, les tables, les constitutions, les livres-guides tels que les Védas, le Talmud, la Bible, le Coran ou la Déclaration des droits de l'homme. Les profondes erreurs, dans la substance ou dans la forme, contenues dans ces recueils ne leur ont rien ôté de leur énorme force organisatrice et sociale - d'abord révolutionnaire, puis contre-révolutionnaire, en succession dialectique - et même ce sont souvent ces "écarts" qui y ont précisément contribué". 32
Dans ses "Commentaires …", Bordiga était déjà conscient de l'accusation que de telles idées le ramenaient à une vision religieuse du monde :
"Quand, à un certain point, notre banal contradicteur (qui ne sait que rabâcher, sans originalité et sans vie, d'anciennes inepties que notre doctrine a, depuis longtemps, liquidées en puisant à la seule source dans laquelle, à certains moments, la vie porte sur son cours torturé le souffle original et nouveau ; et c'est mourir que de le perdre au moment de son irruption) nous dira que nous construisons ainsi notre mystique, se posant lui, le pauvre, comme l'esprit qui a dépassé tous les fidéismes et les mystiques, nous tournera en dérision en nous traitant de prosternés devant les tables mosaïques, ou talmudiques, de la Bible, ou du Coran, des évangiles ou des catéchismes, nous lui répondrons que même avec ça il ne nous a pas induits à prendre la position de ·défense requise à l'inculpé et même en mettant à part l'utilité de causer des ennuis au philistin de tout temps renaissant - nous lui répondrons également que nous n'avons pas de motifs de considérer comme une offense l'affirmation qu'on peut encore attribuer à notre mouvement - tant qu'il n'a pas triomphé dans la réalité (qui précède dans notre méthode toute conquête ultérieure de la conscience humaine) - une mystique et, si l'on veut, un mythe.
Le mythe, dans ses formes innombrables, ne fut pas un délire des esprits qui avaient leurs yeux physiques fermés à la réalité - naturelle et humaine de façon inséparable comme chez Marx - mais c'est une étape irremplaçable dans l'unique voie de conquête réelle de la conscience …" ("Commentaires …" p. 169).
Bordiga a raison de considérer que la pensée mythique a en effet été une "étape irremplaçable" dans l'évolution de la conscience humaine, et que la Bible, le Coran ou la Déclaration des droits de l'homme ont été, à un certain stade de l'histoire, véritablement des produits révolutionnaires. Il est également juste de reconnaître que l'adhésion à ces "tables de la loi" est devenue contre-révolutionnaire, à une autre étape de l'histoire. Mais si elle est devenue contre-révolutionnaire dans de nouvelles circonstances historiques c'est précisément du fait de la conception selon laquelle elles étaient immuables et inchangeables. L'Islam, par exemple, estime sa révélation plus pure que celle de la Torah juive, car soutient-il, alors que cette dernière a été soumise à la révision et à la rédaction ultérieure, pas un seul mot du Coran n'a été modifié à partir du moment où l'ange Gabriel l'a dicté à Mahomet. La différence entre le point de vue marxiste du programme communiste et le mythe ou le dogme religieux est que le marxisme voit ses concepts comme le produit historique des êtres humains et donc qu'ils sont soumis à la confirmation ou l'infirmation à travers le développement historique ou l'expérience, et non pas comme la révélation, une fois pour toutes, d'une source surhumaine. En effet, il insiste sur le fait que les révélations mythiques ou religieuses sont elles-mêmes des produits de l'histoire humaine, et donc limitées dans leur portée et leur clarté, même à leurs plus hauts points de réalisation. En acceptant l'idée que le marxisme est lui-même une sorte de mythe, Bordiga perd de vue la méthode historique qu'il est capable d'utiliser si bien ailleurs.
Bien sûr, il est vrai que le programme communiste lui-même n'est pas infiniment malléable et qu'il possède un noyau immuable de principes généraux tels que la lutte des classes, la nature transitoire des sociétés de classes, la nécessité de la dictature du prolétariat et le communisme. En outre, il y a un sens dans lequel ce schéma général peut apparaître comme un éclair d'inspiration. Ainsi Bordiga peut écrire:
"Une nouvelle doctrine ne peut apparaître à un moment quelconque de l'histoire. Il y a certaines époques de l'histoire, bien caractéristiques - et même rarissimes - où elle peut apparaître, comme un faisceau de lumière éblouissante, et si l'on n'a pas reconnu ce moment crucial et fixé la terrible lumière, il est vain de recourir ensuite aux bouts de chandelle avec lesquels le pédant universitaire ou le combattant de peu de foi tentent d'éclairer leur chemin." 33
Très probablement Bordiga a en tête la période incroyablement riche des travaux de Marx qui a donné naissance aux Manuscrits de 1844 et à d'autres textes fondamentaux. Mais Marx ne considérait pas ces textes comme ses derniers mots sur le capitalisme, la lutte des classes, ou le communisme. Même si, à notre avis, il n'a jamais abandonné le contenu essentiel de ces écrits, il les considérait comme des "premières ébauches" qui devaient être mises au point et auxquelles il fallait donner une base plus solide par d'autres recherches, en lien étroit avec l'expérimentation pratique / théorique réalisée par le mouvement réel du prolétariat.
Bordiga, dans les "Commentaires…" (Page 161) souligne également un passage spécifique des Manuscrits de 1844 qui viendrait prouver leur invariance. Dans ce passage, Marx écrit que "Le mouvement entier de l'histoire est donc, d'une part, l'acte de procréation réel de ce communisme - l'acte de naissance de son existence empirique - et, d'autre part, il est pour sa conscience pensante, le mouvement compris et connu de son devenir" 34
Et Bordiga ajoute que le sujet de cette conscience ne peut pas être le philosophe individuel : il ne peut être que le parti de classe du prolétariat mondial. Mais si, comme le dit Marx, le communisme est le produit de l'ensemble du mouvement de l'histoire, alors il doit avoir commencé à émerger bien avant l'apparition de la classe ouvrière et de ses organisations politiques, de sorte que la source de cette conscience doit être plus ancienne que la conscience elle-même - tout comme, dans la société capitaliste, le communisme est également plus vaste que les organisations politiques de la classe, même si ces dernières sont généralement son expression la plus avancée. En outre, étant donné que le communisme ne peut devenir clair pour lui-même, "compris et connu" que lorsqu'il devient le communisme prolétarien, c'est assurément une preuve supplémentaire que le communisme et la conscience communiste sont quelque chose qui évolue, qui n'est pas statique, mais est un processus en devenir - et donc ne peut pas être invariant.
Individu et espèce
La critique de l'individualisme a une longue histoire dans le marxisme, qui remonte aux critiques de Hegel par Marx, et en particulier à leur assaut contre Max Stirner ; et en argumentant contre le point de vue philosophique du penseur isolé, Bordiga est sur un terrain solide, citant la remarque tranchante de L'Idéologie allemande sur Saint Max dont "la philosophie se trouve dans la même relation à l'étude du monde réel que la masturbation à l'amour sexuel". Et comme nous l'avons vu, l'idée que l'ego est dans un certain sens une construction illusoire a aussi une longue histoire. Mais Bordiga va plus loin que cela. Comme nous l'avons également vu, la partie des "Tables immuables …" que nous citions plus haut, où Bordiga prédit que l'humanité communiste sera en mesure d'accéder à une sorte d'espèce ou de conscience cosmique, est intitulée "À bas la personnalité, c'est la clé". C'est comme si Bordiga voulait que l'être humain soit fondu dans l'espèce plutôt que réalisé à travers elle.
L'expérience d'un état de conscience qui va au-delà de l'ego a tendance à être une expérience de pointe plutôt qu'un état permanent, mais en tout cas, elle ne supprime pas nécessairement la personnalité. On pourrait dire que, dans l'avenir, cette forme de la personnalité en tant que masque, en tant que sorte de propriété privée, de face extérieure à l'illusion d'un moi absolu sera peut-être transcendée. Mais la nature elle-même a besoin de diversité pour pouvoir aller de l'avant, ce qui n'est pas moins vrai pour la société humaine. Même les bouddhistes ne prétendent pas que l'illumination fait disparaître l'individu. Il y a une histoire zen qui raconte comment un étudiant, approchant son professeur après avoir entendu que ce dernier avait atteint le "satori", le flash de l'éclair d'illumination, demande au maître "comment vous sentez-vous d'être illuminé ?" Ce à quoi maître répond" : "aussi misérable que d'habitude."
Et dans la même partie des "Tables immuables …", Bordiga cite la "splendide expression" des Manuscrits de 1844 qui dit que l'humanité est un être qui souffre, et que s'il ne souffre pas, il ne peut pas connaître la joie. Cet être charnel, mortel, être humain individu existera toujours dans le communisme, qui, pour Marx est "la seule société dans laquelle le développement original et libre des individus n'est pas un vain mot cesse d'être une simple phrase" (Idéologie allemande, "Le communisme comme tâche humaine". Ed La pléiade, p. 1321)
Ce sont bien sûr des questions pour l'avenir lointain. Mais les soupçons de Bordiga sur la personnalité individuelle ont des implications beaucoup plus immédiates sur la question de l'organisation révolutionnaire.
Nous savons que Bordiga a fait une critique acerbe du fétichisme bourgeois de la démocratie, parce que cette dernière est basée sur la notion fausse du citoyen isolé et sur le fondement réel d'une société atomisée par l'échange des marchandises. Les idées qu'il a développées dans le principe démocratique et ailleurs nous permettent de mettre en lumière la vacuité fondamentale des structures les plus démocratiques de l'ordre capitaliste. Mais il arrive un moment dans la pensée de Bordiga où il perd de vue ce qui était authentiquement "progressiste" dans la victoire de l'échange des marchandises sur toutes les formes plus anciennes de la société : la possibilité de critique, la pensée individuelle sans laquelle la "science positive" - que Bordiga revendique encore comme étant le point de vue du prolétariat - n'auraient pas vu le jour. Appliquée à la conception de Bordiga du parti, cette manière de penser conduit à la notion d'organisation "monolithique", "anonyme" et même "totalitaire" - termes qui ont tous été utilisés et approuvés dans les canons bordiguistes. Elle conduit à théoriser la négation de la pensée individuelle et donc des divergences internes et des débats. Et comme avec tous les régimes totalitaires, il y a toujours au moins une personne qui devient tout sauf anonyme - qui devient l'objet d'un culte de la personnalité. Et ceci est précisément ce qui a été justifié dans le Parti communiste Internationaliste dans la période d'après-guerre par ceux qui ont vu dans Bordiga le "leader brillant", le génie qui pourrait trouver des réponses à tous les problèmes théoriques posés à l'organisation (même quand il n'était pas membre du parti). C'est cette façon aberrante de penser qui est attaquée dans l'article de la GCF "Contre la conception du chef génial" 35
La contribution de Bordiga
Nous avons parfois critiqué l'idée de Bordiga qu'un révolutionnaire est quelqu'un pour qui la révolution est déjà arrivée. Dans la mesure où elle implique l'inévitabilité du communisme, ces critiques sont valables. Mais il y a aussi quelque chose de vrai dans l'affirmation de Bordiga. Les communistes sont ceux qui représentent l'avenir dans le présent, comme le pose le Manifeste communiste, et en ce sens ils mesurent le présent - et le passé - à la lumière de la possibilité du communisme. "La passion pour le communisme" de Bordiga - son insistance sur la démonstration de la supériorité du communisme sur tout ce que la société de classe et le capitalisme avait engendré - lui a permis de résister aux fausses visions du progrès capitaliste et "socialiste" qui ont été serinées à la classe ouvrière durant les années 1950 et 60 et, peut-être plus important encore, de démontrer dans la pratique que le marxisme n'est en fait pas un dogme invariant, mais une théorie vivante, car il n'y a aucun doute que les contributions de Bordiga sur le communisme enrichissent notre compréhension de celui-ci.
Plus tôt dans cet article nous nous sommes référés à la nécrologie de Damen de 1970, qui visait à évaluer la contribution politique globale de Bordiga. Damen commence par la liste de toutes les choses "que nous devons à Bordiga", par-dessus tout l'immense contribution qu'il a faite dans sa période "classique" sur la théorie de l'abstentionnisme et la relation entre le parti et la classe. Mais, comme nous l'avons vu, c'est à juste titre qu'il n'épargne aucune critique à Bordiga concernant son retrait de l'activité politique entre la fin des années 1920 et le début des années 1940, son refus de se prononcer sur tous les drames économiques et politiques qui emplissent cette période. En examinant son retour à la vie politique à la fin de la guerre, Damen est encore cinglant sur les ambiguïtés de Bordiga concernant la nature capitaliste de l'URSS. Il aurait pu aller encore plus loin en montrant comment le refus de Bordiga de reconnaître les acquis de la Fraction a conduit à une claire régression politique sur des questions clés telles que la question nationale, les syndicats et le rôle du parti dans la dictature du prolétariat. Mais ce qui manque dans le texte de Damen est une évaluation de la contribution réelle à notre compréhension du communisme que Bordiga a entreprise dans ses dernières années - une contribution que la gauche communiste doit encore assimiler, notamment parce qu'elle a, par la suite, été reprise par d'autres aux programmes douteux, tels que le courant "communisateur" (dont Camatte a été l'un des pères fondateurs), qui l'ont utilisée pour produire des résultats que Bordiga lui-même aurait certainement désavoués. Mais cela exigera un autre article, et avant cela, nous voulons nous pencher sur les autres "théories de la révolution prolétarienne" qui ont été élaborées dans les années 50, 60 et 70.
C D Ward
1 "Après la Seconde Guerre mondiale: débats sur la manière dont les ouvriers exerceront le pouvoir après la révolution". https://fr.internationalism.org/icconline/201401/8873/apres-seconde-guerre-mondiale-debats-maniere-dont-ouvriers-exerceront-pouvoir
2 Revue internationale n° 147. "Décadence du capitalisme : le boom d'après-guerre n'a pas renversé le cours du déclin du capitalisme". https://fr.internationalism.org/rint147/decadence_du_capitalisme_le_boom_d_apres_guerre_n_a_pas_renverse_le_cours_du_declin_du_capitalisme.html
3 https://www.marxists.org/francais/pannekoek/works/1936/00/pannekoek_19360000.htm. Voir aussi l'article référencé dans la note 1.
4 À Ustica, il a rencontré Gramsci qui avait joué un rôle central pour imposer la ligne de l'IC dans le parti italien en écartant Bordiga du leadership. À ce moment, Gramsci était déjà malade et, en dépit de leurs divergences considérables, Bordiga n'a pas hésité à prendre la défense de ses besoins de base et de travailler avec lui à la formation d'un cercle éducatif marxiste.
5 Cette plateforme a été récemment republiée en anglais sous forme d'une brochure de la Tendance Communiste Internationaliste. https://www.leftcom.org/en/adverts/2011-11-01/the-platform-of-the-committee-of-intesa-of-1925-is-now-available-once-again
6 Les problèmes pratiques auxquels Bordiga a été confronté au cours de cette période étaient incontestablement considérables : il était suivi par deux agents de police partout où il allait. Néanmoins, il y a eu un aspect volontaire dans la démarche d'isolement de Bordiga vis-à-vis de ses camarades et de Damen. Une sorte de nécrologie, écrite peu après la mort de Bordiga en 1970, est très critique concernant son comportement politique : "Son comportement politique, son refus constant de prendre une attitude politiquement responsable, doivent être pris en compte au regard de ce climat particulier. Ainsi, de nombreux événements politiques, dont certains d'une grande importance historique, comme le conflit Trotsky-Staline et le stalinisme lui-même ont été dédaigneusement ignorés et sont restés sans réaction de sa part. Il en allait de même concernant notre Fraction à l'étranger, en France et en Belgique, concernant l'idéologie et la politique du parti de Livourne, la Seconde Guerre mondiale et, enfin, l'alignement de l'URSS avec le front impérialiste. Pas un mot, pas une ligne de la part de Bordiga ne sont apparus tout au long de cette période historique qui était d'une dimension plus vaste et complexe que la Première Guerre mondiale". https://www.leftcom.org/en/articles/2011-01-21/amadeo-bordiga-beyond-the-myth-and-the-rhetoric-0. (Traduit par nous). Une étude des "années d'obscurité" de Bordiga a été publiée en italien par Arturo Peregalli et Sandro Saggioro, intitulée Amadeo Bordiga. - La sconfitta e gli anni Oscuri (1926-1945). Edizioni Colibri, Milan, Novembre 1998.
7 Lire à ce propos deux articles de la Revue internationale, respectivement les numéros 36 et 90,"Le deuxième congrès du parti communiste internationaliste (Internationalisme n°36, juillet 1948)" ; https://fr.internationalism.org/rinte36/pci.htm et "Polémique : à l'origine du CCI et du BIPR, I - La fraction italienne et la gauche communiste de France" ; https://fr.internationalism.org/rinte90/bipr.htm.
8 Voir l'article suivant de la Revue internationale n° 36, Le deuxième congrès du parti communiste internationaliste (Internationalisme n°36, juillet 1948). https://fr.internationalism.org/rinte36/pci.htm
9 Voir en particulier dans la Revue internationale n° 127, l'article "Les années 1930 : le débat sur la période de transition". https://fr.internationalism.org/rint127/communisme_periode_de_transition.html
10 La Gauche communiste d'Italie. Chapitre "Le Partito Comunista Internazionalista d'Italie". P 220. Ces aperçus sur les dangers potentiels émanant de l'État "prolétarien" semblent avoir été perdus, à en juger par la surprise exprimée par le délégué du PCInt / Battaglia Comunista, lors du deuxième congrès du CCI, après avoir pris connaissance d'une proposition de résolution sur l'État de la période de transition qui était basée sur les acquis de la Fraction et de la GCF. Cette résolution a finalement été adoptée lors du Troisième Congrès: https://fr.internationalism.org/rint11/periode_de_transition.htm. Voir aussi la Revue internationale n° 47, "La période de transition : polémique avec le PCInt Battaglia Comunista". https://fr.internationalism.org/rinte47/polem.htm.
11 Dans sa préface à Russie et Révolution dans la Théorie Marxiste (Éditions Spartacus 1975), Jacques Camatte montre que le Bordiga des années révolutionnaires après la Première Guerre mondiale ne défendait pas la notion d'invariance, se référant notamment pour cela au premier article de la collection, "Les leçons de l'histoire récente", qui fait valoir que le mouvement réel du prolétariat peut enrichir la théorie, et qui critique ouvertement certaines des idées de Marx sur la démocratie et quelques-unes des prescriptions tactiques du Manifeste communiste : "le système du communisme critique doit naturellement être compris en liaison avec l'intégration de l'expérience historique postérieure au Manifeste et à Marx, et, s'il le faut, dans un sens opposé à certaines comportements tactiques de Marx et d'Engels qui se sont révélés être erronés". (p. 71)
12 Lire dans la Revue Internationale n°147, "Décadence du capitalisme : le boom d'après-guerre n'a pas renversé le cours du déclin du capitalisme". https://fr.internationalism.org/rint147/decadence_du_capitalisme_le_boom....
13 Lire l'article : "Après la Seconde Guerre mondiale: débats sur la manière dont les ouvriers exerceront le pouvoir après la révolution". https://fr.internationalism.org/icconline/201401/8873/apres-seconde-guer....
14 Comme souligné dans un récent article de C Derrick Varn sur le blog Symptomatic Commentary, "The brain of society: notes on Bordiga, organic centralism, and the limitations of the party form" (), Bordiga semblait réticent à abandonner la notion de parti non seulement se maintenant durant la phase la phase supérieure du communisme mais également y agissant comme l'incarnation du cerveau social. https://symptomaticcommentary.wordpress.com/2014/08/19/the-brain-of-society-notes-on-bordiga-organic-centralism-and-the-limitations-of-the-party-form/.
15 Amadeo Bordiga. 1965. "Considérations sur l'activité organique du parti lorsque la situation générale est historiquement défavorable". https://www.quinterna.org/lingue/francais/historique_fr/consid%C3%A9rati...
16 Voir en particulier dans la Revue internationale n° 70, " Le communisme n'est pas un bel idéal mais une nécessite matérielle. L'aliénation du travail constitue la prémisse de son émancipation ". https://fr.internationalism.org/rinte70/communisme.htm ; dans la Revue internationale n° 75 "L'étude du Capital et des fondements du communisme".
17 Intitulé, "À Janitzio, ils n'ont pas peur de la mort."
18 Voir également un article précédent de la Revue internationale n° 81 dans la série "Le communisme n'est pas un bel idéal, mais une nécessite matérielle. Marx de la maturité : communisme du passe, communisme de l'avenir". https://fr.internationalism.org/rinte81/comm.htm.
19 Une exposition assez claire de la conception de Bordiga du socialisme peut être trouvée dans un article d'Adam Buick du Parti socialiste de Grande-Bretagne qui, malgré ses nombreux défauts, a toujours très bien compris que le socialisme signifie l'abolition du travail salarié et de l'argent. https://libcom.org/library/bordigism-adam-buick
20 Voir dans la Revue internationale n° 111, dans la série "Le communisme est à l'ordre du jour de l'histoire", l'article "Trotski et la "culture prolétarienne"".
21 Voir dans la série "Le communisme une nécessité matérielle", l'article de la Revue internationale n° 71, "Le communisme : véritable commencement de la société humaine" ; https://fr.internationalism.org/rinte71/communisme.htm.
22 Lire dans la Revue internationale n° 150, "Le communisme primitif et le rôle de la femme dans l'émergence de la culture" et dans la Revue internationale n° 151, l'article "le communisme primitif et le rôle de la femme dans l'émergence de la solidarité" ; https://fr.internationalism.org/revue-internationale/201304/6967/a-propos-du-livre-communisme-primitif-nest-plus-ce-quil-etait-ii-co.
23 Revue internationale n° 71. https://fr.internationalism.org/rinte71/communisme.htm;
24 Manuscrits économiques et politiques de 1844. "Propriété privée et communisme". 3. https://classiques.uqac.ca/classiques/Marx_karl/manuscrits_1844/Manuscri...
25 Freud, New Introductory Lectures, London 1973, p 117. Notre traduction.
26 Erich Fromm, Bouddhisme Zen et psychanalyse, 1960, chapitre "Dé-refoulement et illumination". Éditions Quadrige / PUF. Fromm, un descendant de l'école de Francfort qui a également beaucoup écrit sur les premiers écrits de Marx, considère aussi que le véritable but de la psychanalyse (qui ne pourrait être atteint à grande échelle que dans une "société saine"), n'est pas seulement de soulager les symptômes névrotiques ou de subordonner les instincts au contrôle intellectuel, mais de rendre l'inconscient conscient et d'accéder ainsi à la vie non réprimée. Il définit ainsi la méthode de la psychanalyse par rapport à cet objectif : "elle examine le développement psychique d'un individu depuis son enfance et s'efforce de faire revivre en lui les premières afin de l'aider à expérimenter ce qui est, pour le moment, maintenant refoulé. Elle procède en découvrant pas à pas les illusions sur le monde qui habitent l'individu, pour diminuer les distorsions parataxiques et les intellectualisations aliénantes. L'individu qui suit ce processus, en devenant de moins en moins un étranger à lui-même, devient moins de moins en moins étranger au monde ; puisqu'il est entré en contact avec son univers intérieur, il est entré en contact avec l'univers extérieur. La fausse conscience disparaît, et avec elle la polarité conscient-inconscient" (Chapitre "Dé-refoulement et illumination". Ailleurs (un peu avant le passage cité), il compare cette méthode avec celle du Zen, qui utilise différents moyens, mais aussi passe par une série de petites réalisations ou "satoris" vers un niveau qualitativement plus élevé d'être dans le monde.
27 Voir la collection Murdering the Dead : Amadeo Bordiga sur le capitalisme et d'autres catastrophes, Antagonisme Press, Revue 2001. Voir aussi notre article sur les inondations en Grande-Bretagne qui se penche sur la notion de Bordiga du rôle de la destruction dans l'accumulation capitaliste: http: //en.internationalism. org / Révolution Inte / 201403/9567 / inondation-forme-choses-vient
28 Espèce Humaine et Croûte Terrestre, Petite Bibliothèque Payot, p168
29 Le programme révolutionnaire immédiat. https://www.sinistra.net/lib/upt/prolac/muue/muueapebuf.html.
31 Revue internationale n°°14. "Une caricature de parti : le parti bordiguiste". https://fr.internationalism.org/rinte14/pci.htm.
32 "L'invariance historique du Marxisme". https://www.sinistra.net/lib/bas/progco/qioe/qioennobef.html.
33 Idem.
34 Manuscrits économiques et politiques de 1844. Propriété privée et communisme. 1.
35 Lire dans la Revue internationale n° 33, l'article "Problèmes actuels du mouvement ouvrier - Extraits d'Internationalisme n°25 (août-1947) - La conception du chef génial" ; https://fr.internationalism.org/rint33/Internationalisme_chef_genial.htm