Soumis par Revue Internationale le

L’élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis a fortement bouleversé l’ordre économique mondial qui tenait tant bien que mal depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, avec des institutions régulatrices du commerce et des monnaies, et une certaine cohérence dans les orientations des différents capitaux nationaux. Le virage américain vers un protectionnisme à outrance et son rejet de toute coopération internationale a, non seulement eu un impact immédiat sur l’ensemble des pays centraux du capitalisme mais a surtout ouvert une période d’incertitude liée à l’effacement brutal et sans doute définitif de tous les efforts produits jusque-là par la bourgeoisie internationale pour maintenir l’économie capitaliste le plus possible à l’écart du chaos et du chacun-pour-soi. Une telle politique participe fortement à fragiliser les grands équilibres, notamment sur les plans économique et politique, avec des conséquences inévitables sur la dynamique de la lutte de classe, dont l’ampleur future reste difficile à mesurer aujourd’hui.
Le marxisme n’est pas une théorie dogmatique qui aurait donné la réponse à tout il y a 150 ans. Il s’agit surtout d’une méthode qui emprunte à la science une démarche fondamentale : vérifier sans cesse la validité de la théorie à l’épreuve des faits. Prendre de la hauteur sur la situation ne signifie donc nullement se détacher des faits, bien au contraire. La première question que nous devions nous poser en tant que marxistes face à ces bouleversements est de savoir si notre cadre global d’analyse des tendances historiques du capitalisme doit être remis en cause ou si, au contraire, les événements actuels viennent le confirmer. Ensuite, à partir de ce cadre d’analyse, nous devions envisager quel impact la combinaison des différents facteurs combinés que sont les guerres, la crise économique, la déstabilisation commerciale, le changement climatique a sur le capitalisme, afin de fournir à notre classe une analyse la plus claire possible de ces bouleversements et des enjeux qu’ils posent pour le futur.
Les larges extraits du rapport sur la crise économique, ratifié par notre 26e congrès international au printemps de 2025, que nous publions ci-dessous, montrent la validité de notre cadre d’analyse et nous permettent de tracer des perspectives historiques. Cependant, le processus ne s’arrête jamais et dans une situation aussi mouvante que celle que nous connaissons aujourd’hui, il appartient plus que jamais aux organisations révolutionnaires d’approfondir sans cesse ce cadre.
Depuis l’écriture du rapport, l'évolution de la situation n’a fait que confirmer davantage les perspectives dégagées par le congrès. La mise en œuvre, aléatoire et versatile, mais en fin de compte fort brutale des droits de douane par l’administration Trump conduit à une accélération jusqu’alors inimaginable du chacun-pour-soi dans la sphère économique, à l’évaporation des “opportunités” de la mondialisation et à une désorganisation brutale et chaotique des circuits de production et de logistique à travers le monde, notamment en poussant chaque capital national à assurer pour lui-même la prise en charge de secteurs stratégiques de la production qui, par ailleurs, ne peuvent s’affranchir de la réalité des conditions de saturation du marché mondial. Cette exacerbation du chacun-pour-soi accentue lourdement la crise de surproduction.
La crise de surproduction ne fait donc que s’exacerber, sous le poids croissant de la déstabilisation du commerce mondial, des politiques protectionnistes et surtout de l’explosion des dépenses militaires. Loin de mettre fin aux conflits sanglants et interminables qui minent la planète, comme Trump s’en vante constamment, les États-Unis sont les premiers à mettre de l’huile sur le feu, comme l’illustre la situation à Gaza, le confit avec l’Iran ou, récemment encore, leur politique agressive envers le Venezuela, ce qui accentue la pression de l’économie de guerre sur les comptes publics et sur la propre santé globale du capital. Le divorce historique entre les États-Unis et l’Europe se traduit notamment par un chantage américain envers les autres pays de l’OTAN pour acheter et produire des armes pour l’Ukraine et pour augmenter leurs dépenses et production d’armement en vue de prendre en charge leur propre défense.
Le tout s’opère dans un contexte de perte de contrôle par les bourgeoisies nationales de leur jeu politique, affectant ainsi leur capacité à coopérer et à tenter de réguler un minimum un marché mondial sinistré. Aux États-Unis, les factions de la classe dominante s’entre-déchirent sur la politique à mener. En Europe, les États ont de plus en plus de difficultés à maintenir une cohérence en lien avec la défense du capital national et une stabilité permettant de dégager des orientations pour l’avenir.
Un tel panorama ne fait que confirmer l’état de pourrissement sur pied du capitalisme et le fait que la sphère économique qui, au travers d’artifices et de contournements des lois fondamentales du système, échappait encore globalement à ce pourrissement en devient aujourd’hui non seulement la proie, mais surtout un accélérateur du tourbillon infernal qui entraîne ce système en décomposition.
Aussi, comment peut-on continuer aujourd’hui à défendre l’idée que le capitalisme est encore capable de relancer de nouveaux cycles d’accumulation à travers la destruction du capital opérée par la guerre, comme continuent à le défendre des organisations du milieu politique prolétarien ?[1] La dette abyssale de l’ensemble des états capitalistes, les pertes gigantesques liées aux destructions et à l’économie de guerre, la désorganisation des marchés et la réalité de la surproduction chronique viennent infirmer toute idée de possibilité d’un développement éternel du système.
Comment défendre encore aujourd'hui la vision du 19e siècle d’un progrès technologique capable d’augmenter globalement la productivité ? Aujourd’hui les progrès technologiques sont certes sans commune mesure avec ceux de la période ascendante du capitalisme. Mais d’une part ils sont quasi-exclusivement dirigés vers la sphère militaire, une tendance enclenchée dès le début de la décadence, et surtout, les gains de productivité s’évaporent dans la surproduction du fait de l’impossibilité de vendre toutes les marchandises produites et donc de réaliser la totalité de la plus-value escomptée. Ils sont donc incapables de contribuer à un “nouveau cycle d’accumulation”, même si certains secteurs ou un certain nombre d’entreprises peuvent toujours tirer leur épingle du jeu, dès lors que les marchés susceptibles d’offrir les débouchés nécessaires à la réalisation de la plus-value sont, à une échelle globale, saturés depuis longtemps.
Ceci implique-t-il pour autant que la décadence du mode de production capitaliste, et a fortiori sa période de décomposition, est appréhendée par le CCI comme une dynamique inéluctable qui tracerait une voie naturelle vers le communisme. Rien de cela ! La décomposition trace une voie vers l’effondrement du système capitaliste, non pas pour ouvrir la voie au communisme mais pour entraîner la destruction massive de l’humanité, de son développement et de son environnement, si la classe ouvrière n’arrive pas à imposer sa perspective. Et cette perspective du communisme restera toujours le fruit d’un combat à mort contre le capital. C’est pourquoi il revient aux révolutionnaires d’être parfaitement clairs sur la responsabilité historique du prolétariat qui n’a pas l’éternité devant lui pour surmonter ses difficultés, pour se défaire du poids des idéologies bourgeoises et petites-bourgeoises et retrouver son identité de classe révolutionnaire porteuse du seul avenir viable et possible pour l’humanité, celui du communisme.
Dans ce contexte, le but d’un rapport de congrès est de permettre à l’organisation de se donner un cadre d’analyse solide pour comprendre la situation dans les années à venir. S’inscrivant ainsi dans le long terme, un rapport ne peut rester collé à l’actualité et doit prendre de la hauteur, comme c’était l’objectif de celui-ci, en particulier à travers deux questions centrales pour appréhender les événements récents sur le plan économique :
- celle de l'interaction croissante de la décomposition et de la crise économique, qui illustre le tourbillon dans lequel est entraîné la société bourgeoise du point de vue de l'économie,
- celle du caractère toujours plus implacable de l'impasse de la surproduction.
1. Le tourbillon croissant des interdépendances entre la décomposition et la crise économique
L’interdépendance entre la crise économique et les manifestations de la décomposition à différents niveaux se manifeste à travers une multitude de phénomènes :
- D’une part, la surproduction a continué de secouer l'économie mondiale : ainsi, par exemple, une crise majeure a éclaté dans l'industrie allemande, notamment dans l'industrie automobile, les problèmes économiques de l'Allemagne reflétant par ailleurs ceux de l'UE, tandis qu’aux États-Unis, une bulle boursière spéculative a également éclaté.
- D’autre part, la perturbation du commerce et de la production mondiaux a doublé en quelques mois. Par exemple, à cause des attaques des Houthis, 95% des navires qui auraient dû traverser la mer Rouge ont dû être déroutés. En 2023, la sécheresse a entraîné des retards dans le canal de Panama, augmentant le coût des marchandises et des matières premières circulant entre les États-Unis et la Chine, ainsi que sur d'autres routes maritimes mondiales.
- Et puis, les ravages causés par l'interaction du changement climatique et d'une économie capitaliste ravagée par plus de 50 ans de crise se font sentir partout dans le monde. Les inondations massives au Pakistan, les effets de la sécheresse en Europe et ailleurs, les inondations dévastatrices à Valence, troisième ville d'Espagne, ont tous détruit ou affaibli les économies locales et régionales.
L'augmentation du coût des vies, les destructions, les problèmes de transport et la pollution ont effectivement eu un impact croissant sur l'économie américaine. L'impact des incendies de Los Angeles ne se limite pas à la destruction de bâtiments : « AccuWeather a calculé son impact économique en examinant non seulement les pertes liées aux dommages matériels, mais aussi les salaires non perçus en raison du ralentissement ou de l'arrêt de l'activité économique dans les zones touchées, les infrastructures à réparer, les problèmes de chaîne d'approvisionnement et les difficultés de transport. Même lorsque les habitations et les entreprises ne sont pas détruites, les habitants peuvent être incapables de travailler en raison des évacuations ; les entreprises peuvent fermer en raison de la dispersion de leurs clients ou de l'incapacité de leurs fournisseurs à effectuer leurs livraisons. L'inhalation de fumée peut avoir des conséquences sanitaires à court, moyen et long terme, qui pèsent lourdement sur l'activité économique globale ». Ces effets peuvent encore être amplifiés par les vagues d'incendies de forêt qui font rage pendant la majeure partie de l'année aux États-Unis et au Canada.
Cette tourmente économique, impérialiste et « naturelle » est accélérée par le séisme politique provoqué par l'élection de Trump. Dès avant même son arrivée au pouvoir, la menace de droits de douane et de quatre années supplémentaires de chaos politique était imminente. « L'incertitude plane sur 2025, notamment les risques de tensions commerciales et les défis géopolitiques persistants. Les perspectives commerciales pour 2025 sont assombries par de potentiels changements de politique, notamment des droits de douane plus importants qui pourraient perturber les chaînes de valeur mondiales et impacter les principaux partenaires commerciaux. De telles mesures risquent de déclencher des représailles et des répercussions, affectant les industries et les économies tout au long des chaînes d'approvisionnement. La simple menace de droits de douane crée de l'imprévisibilité, affaiblissant le commerce, l'investissement et la croissance économique »[2].
Ce chaos et cette imprévisibilité d’une « terra incognita » secouent les trois principales puissances capitalistes rivales.
1.1. Les États-Unis
La principale économie mondiale est toujours en déclin. Une reprise a été observée après la pandémie, mais elle était en partie due au vaste plan de soutien mis en place par Biden, qui visait à inverser le déclin de l'industrie américaine. Les emplois manufacturiers, principale source de profits, ont chuté de 35% depuis 1979. En 2023, on comptait 12,5 millions d’emplois manufacturiers, soit le même nombre qu'en 1946 (il faut garder à l'esprit que la population américaine a plus que doublé depuis [1946 : 141,4 millions ; 2023 : 336,4 millions).
Pour faire face à l'impact croissant de la crise économique, la bourgeoisie américaine a emprunté de plus en plus d'argent. Les États-Unis ont vu leur ratio dette/PIB passer de 32% en 1980 à 123% en 2024. Cela signifie qu'ils puisent des milliers de milliards de dollars dans le reste de l'économie mondiale pour rembourser leurs dettes. Chaque année, l'État américain dépense autant pour le remboursement de sa dette que pour sa défense. En 2023, l'écart entre les dépenses et les recettes des États-Unis était de 1,800 milliards de dollars, soit près du double du budget militaire ! Le déferlement des attaques de la nouvelle administration contre les fonctionnaires fédéraux constitue en partie une réponse à leur croissance galopante. La manière irresponsable et brutale dont elles sont menées va avoir un impact chaotique sur le capitalisme américain. L'arrêt soudain du financement public de services essentiels tels que la santé, la collecte des impôts, les cotisations de sécurité sociale, la recherche médicale essentielle, etc., aura des conséquences de plus en plus néfastes pour l'économie et la société.
À l'échelle internationale, le bouleversement des règles par Trump génère une grande incertitude et une grande instabilité au sein de l'économie mondiale. L'imposition de droits de douane à tous les concurrents des États-Unis, et la menace de tarifs encore plus draconiens si les gouvernements taxent « injustement » les produits américains, suscitent des tensions non seulement entre les États-Unis et leurs rivaux, mais aussi entre ces derniers.
Cette politique de la terre brûlée aura pour conséquence d'enfoncer davantage le capitalisme dans la crise : « … les politiques proposées par Trump ne permettent pas de réduire le déficit commercial global. Réduire le déficit bilatéral avec la Chine ne ferait qu'accroître les déficits avec les autres pays. C'est inévitable, compte tenu des pressions macroéconomiques persistantes. De plus, ses politiques commerciales discriminatoires, avec des droits de douane de 60% sur la Chine et de 10 à 20% sur les autres, sont vouées à se propager. Trump et ses acolytes constateront que les exportations d'autres pays remplacent celles de Chine par le biais de transbordements, d'assemblages dans d'autres pays ou d'une concurrence directe… il y aura sans aucun doute des représailles. Une telle propagation de droits de douane élevés aux États-Unis et dans le monde est susceptible d'entraîner un déclin rapide du commerce et de la production mondiaux »[3].
De plus, cette instabilité économique sera aggravée par la politique d'expulsion de l'administration Trump. Le Conseil américain de l'immigration a déclaré que l'expulsion de tous les sans-papiers pourrait coûter jusqu'à 315 milliards de dollars et nécessiter entre 220,000 et 409,000 nouveaux fonctionnaires et agents des forces de l'ordre. Il a également indiqué que l'expulsion d'un million de personnes par an coûterait 967 milliards de dollars sur dix ans. Cette quantité de migrants renvoyés, conjugué à la perte des transferts de fonds, déstabilisera aussi certaines régions d'Amérique centrale et d'Amérique latine et aggravera l'instabilité du capitalisme américain.
1.2. La Chine
La Chine n'est plus le « sauveur » de l’économie mondiale qu'elle était après 2007 : sa surcapacité industrielle est devenue un train fou qui entraîne l'économie mondiale dans une crise toujours plus profonde : « En termes simples, dans de nombreux secteurs économiques cruciaux, la Chine produit bien plus que ce qu'elle-même, ou les marchés étrangers, peuvent absorber durablement. Par conséquent, l'économie chinoise court le risque d'être prise dans un cercle vicieux de chute des prix, d'insolvabilité, de fermetures d'usines et, in fine, de pertes d'emplois. La baisse des profits a contraint les producteurs à augmenter encore leur production et à appliquer des rabais plus importants sur leurs produits afin de dégager des liquidités pour rembourser leurs dettes. De plus, alors que des usines sont contraintes de fermer et que des industries recherchent la consolidation, les entreprises qui survivent ne sont pas nécessairement les plus performantes ou les plus rentables. Les survivantes sont plutôt celles qui ont le meilleur accès aux subventions publiques et aux financements bon marché.
Pour l'Occident, le problème de surcapacité de la Chine représente un défi à long terme qui ne peut être résolu par la simple édification de nouvelles barrières commerciales. D'une part, même si les États-Unis et l'Europe parvenaient à limiter significativement la quantité de produits chinois arrivant sur les marchés occidentaux, cela ne résoudrait pas les inefficacités structurelles accumulées en Chine au fil des décennies de priorité accordée à l'investissement industriel et aux objectifs de production. Toute correction de cap pourrait nécessiter des années de politique chinoise soutenue pour être couronnée de succès. D'autre part, l'accent croissant mis par Xi Jinping sur l'autosuffisance économique de la Chine – une stratégie qui constitue elle-même une réponse aux tentatives perçues de l'Occident d'isoler économiquement le pays – a accru, plutôt qu'apaisé, les pressions conduisant à la surproduction. De plus, les efforts déployés par Washington pour empêcher Pékin d'inonder les États-Unis de produits bon marché dans des secteurs clés n’auront sans doute pour effet que de créer de nouvelles inefficacités au sein de l'économie américaine, tout en déplaçant le problème de surproduction de la Chine vers d'autres marchés internationaux »[4].
La citation précédente constitue une excellente description de l'impact de la crise de surproduction sur la Chine et l'économie mondiale.
1.3. L’U.E.
Le géant économique et politique européen allemand s'est enfoncé dans une crise économique et politique ces deux dernières années. L'instabilité politique de la bourgeoisie allemande rend la gestion de la crise économique, qui s'est accélérée en 2024, encore plus difficile. L'aggravation spectaculaire de la crise de surproduction en Allemagne, avec l'annonce d'une vague de licenciements et de fermetures d'entreprises à l'automne 2024, a révélé la fragilité de ce géant industriel face à l'aggravation de la crise économique mondiale. Il est particulièrement touché par la crise chinoise. Ce déclin est accéléré par la nécessité pour l'État allemand d'augmenter ses dépenses de défense et, par conséquent, de réduire ses dépenses publiques.
Les turbulences économiques du capitalisme allemand sont fondamentalement l'expression des profonds problèmes auxquels l'UE est confrontée dans son ensemble : « L'UE a également bénéficié d'un environnement mondial favorable. Le commerce mondial a prospéré grâce aux règles multilatérales. La sécurité assurée par le parapluie sécuritaire américain a libéré des budgets de défense pour d'autres priorités. Dans un monde géopolitique stable, nous n'avions aucune raison de nous inquiéter d'une dépendance croissante envers des pays dont nous pensions qu'ils resteraient nos amis. Mais les fondements sur lesquels nous avons bâti notre pays sont aujourd'hui ébranlés. L'ancien paradigme mondial s'estompe. L'ère de la croissance rapide du commerce mondial semble révolue, les entreprises européennes étant confrontées à la fois à une concurrence internationale accrue et à un accès limité aux marchés étrangers. L'Europe a brutalement perdu son principal fournisseur d'énergie, la Russie. Parallèlement, la stabilité géopolitique s'affaiblit et nos dépendances se sont révélées être des vulnérabilités…
L'UE entre dans la première période de son histoire récente où la croissance ne sera pas soutenue par la croissance démographique. D'ici 2040, la population active devrait diminuer de près de 2 millions de travailleurs par an. Nous devrons nous appuyer davantage sur la productivité pour stimuler la croissance. Si l'UE maintenait son taux de croissance moyen de la productivité depuis 2015, cela ne suffirait qu'à maintenir le PIB constant jusqu'en 2050, alors même qu'elle est confrontée à une série de nouveaux besoins d'investissement qui devront être financés par une croissance plus forte.
Pour numériser et décarboner l'économie et accroître notre capacité de défense, la part des investissements en Europe devra augmenter d'environ 5 points de pourcentage du PIB pour atteindre des niveaux jamais observés depuis les années 1960 et 1970. C'est sans précédent : à titre de comparaison, les investissements supplémentaires prévus par le plan Marshall entre 1948 et 1951 représentaient environ 1 à 2% du PIB par an »[5].
On estime que le développement des économies de l'UE pour relever ce défi, notamment en matière d'armement, demandera 750 à 800 milliards d'euros : un fort investissement en armements de toute sorte, compensé par une réduction inévitable des dépenses sociales.
Ce bourbier de plus en plus instable, composé de contradictions économiques fondamentales, de manifestations de la décomposition sur divers plans et de tensions impérialistes de même que de l’interdépendance de tous ces facteurs, sème clairement le chaos dans l'économie mondiale. À cela s'ajoute l'impact croissant de la barbarie guerrière.
Le capitalisme russe semble apparemment avoir résisté à l'impact de la guerre et des sanctions. En vérité, cette illusion repose sur l'augmentation des dépenses militaires, la hausse des prix de l'énergie, l'essor des investissements dans l'économie de guerre (la classe capitaliste russe ne peut investir qu’en Russie en raison des sanctions) et l'augmentation des déficits publics. Comme nous l'avons déjà dit, cette situation masque la profondeur de l'affaiblissement du capitalisme russe par la guerre. Le poids écrasant du militarisme en est la preuve la plus flagrante. La domination du militarisme sur l'économie replonge la Russie dans l'instabilité de l'ex-URSS : « En bref, 40 ans après le début du règne de Mikhaïl Gorbatchev, Moscou est confronté à une résurgence des problèmes rencontrés par ce dernier et ses prédécesseurs. L'armée dominera l'économie russe pendant des années. Même après la conclusion d'un accord dans la guerre actuelle, le Kremlin devra reconstituer ses stocks militaires, maintenir la course aux armements et recycler l'armée. Le complexe militaro-industriel continuera de drainer les investissements, les ressources humaines et les capacités du secteur civil ».
Quant à la bourgeoisie israélienne, elle est confrontée à une dynamique similaire. Les guerres à Gaza, en Cisjordanie et au Liban ont eu un impact phénoménal sur le déficit de l'État israélien. Avant le début de la guerre, le ministère des Finances prévoyait un déficit de 1,1% du PIB en 2024 ; il est désormais estimé à 8%. Le budget de la sécurité d'Israël est le deuxième plus élevé au monde. Les guerres ont eu un impact dramatique sur l'activité économique dans le sud et le nord du pays. La perte de travailleurs palestiniens dans certains secteurs et l'impact de la conscription ont eu des conséquences néfastes. La cote de crédit du capitalisme israélien a chuté pour la première fois de son histoire. Tout cela a accru sa dépendance au soutien des États-Unis.
L'idée qu'Israël et les États-Unis procéderont à un nettoyage ethnique de Gaza et construiront une station balnéaire méditerranéenne est aussi illusoire que révoltante. Pour déblayer les décombres, il faudrait 100 camions travaillant 24 heures sur 24 pendant 21 ans. Il reste au moins 14,000 corps sous les décombres et 7,500 tonnes de munitions non explosées. La barbarie militaire, le chaos économique et l’arrivée au pouvoir de fractions populistes de la bourgeoisie créent un niveau d’instabilité sans précédent au niveau du système capitaliste.
2. L’agonie d’un monde dominé par les rapports capitalistes
Lorsque le stalinisme s’est effondré en 1989, après plus de 40 ans d’un retour de la crise ouverte depuis le milieu des années 60, le CCI a mis en avant que les contradictions et les manifestations de la décadence du capitalisme moribond, qui avaient marqué l’histoire de cette décadence, n’avaient non seulement pas disparu avec le temps, mais s’étaient maintenues en s’accumulant et s’approfondissant pour déboucher sur la phase de décomposition, qui chapeaute et parachève trois quarts de siècle d’agonie d’un mode de production capitaliste condamné par l’histoire.
En ce qui concerne la crise du capitalisme d’état que l’effondrement de l’URSS exprimait, notre organisation a ensuite mis en évidence
- que l’effondrement du capitalisme d’état stalinien démontrait l’impuissance des mesures capitalistes d’état à court-circuiter éternellement les lois du marché et marquait l’impuissance de la bourgeoisie mondiale face à la crise de surproduction,
- que l’absence de perspective déterminait au sein de la classe dominante et surtout de son appareil politique une tendance croissante à la l’indiscipline et au sauve qui peut,
- que la banqueroute du stalinisme, après celle du tiers monde, annonçait la banqueroute du capitalisme dans ses pôles plus développés.
Le CCI a également analysé que, dans le cadre chaotique de cette nouvelle phase historique et dans un monde capitaliste profondément altéré par les effets de la décadence, la disparition des blocs a offert une opportunité pour maintenir la profitabilité du capital et pour prolonger la survie du capitalisme grâce à la « mondialisation » par une extension de l’exploitation capitaliste et des rapports sociaux capitalistes jusqu’aux moindres recoins de la planète, jusque-là inaccessibles en raison de l’existence des blocs impérialistes[6]. Ces mêmes conditions ont permis l’envolée de la Chine[7]. Cependant, nous avons indiqué que la « globalisation » n’a formé qu’un intermède permettant au système capitaliste de relativement préserver son économie des effets de la décomposition : l’aggravation de l’état réel de l’économie, l’affaiblissement de la dynamique de la mondialisation, affaiblissant la réalisation de l’accumulation élargie, le poids des dépenses militaires et l’impasse de la surproduction ont fait voler en éclat l’échafaudage de la finance mondiale basé sur un endettement faramineux ; la crise de 2008, la plus grave depuis 1929 marque un tournant dans l’histoire de l’enfoncement du mode de production capitaliste dans sa crise historique. Elle a confirmé que le système capitaliste se retrouve encore plus complètement enfermé dans une situation où (en raison de l’épuisement des derniers marchés extra-capitalistes) l’hégémonie universelle des rapports de classe capitalistes rend la réalisation de l’accumulation élargie de plus en plus difficile[8].
Dans ces conditions d’impasse et de décomposition de la société, les phénomènes existants déjà dans la décadence prennent une qualité nouvelle, du fait de l’incapacité de la bourgeoisie à offrir une perspective autre que de « résister pas à pas, mais sans espoir de réussite, à l’avancée de la crise c’est pour cela que la situation actuelle de crise ouverte se présente en des termes radicalement différents de la précédente crise du même type, celle des années 30 » (Thèses sur la décomposition). Après 2008, la fermeture des ‘opportunités’ de la mondialisation et l’incapacité de plus en plus manifeste à surmonter sa crise de surproduction se sont traduites pour la classe dominante par l’explosion du chacun pour soi dans les rapports entre nations capitalistes mais aussi au sein de chaque nation, tandis que les effets de la décomposition prenaient dès le début des années 2020 une ampleur nouvelle puissamment destructrice sur l’économie capitaliste. Ils s’accélèrent et reviennent frapper le cœur du capitalisme alors que les effets combinés de la crise économique, de la guerre et de la crise climatique interagissent et démultiplient leur effet en déstabilisant l’économie et son infrastructure de production. « Alors que chacun des facteurs alimentant cet effet "tourbillon" de la décomposition représente par lui-même et à lui seul un sérieux facteur de risque d’effondrement pour les États, leurs effets combinés dépassent sans commune mesure la simple somme de chacun d’entre eux pris isolément. » Parmi les différents facteurs de l’effet tourbillon, celui de la guerre constitue un effet accélérateur d’aggravation de la crise.
2.1. La décomposition attise la fuite en avant dans le militarisme
Ce "changement d’époque", qui amène le retour de la guerre de haute intensité,
- alimente l’onde de choc des conflits militaires sur l’économie mondiale (Ukraine, Moyen-Orient, Mer rouge) ; la perspective d’éclatement de conflits majeurs (Taiwan), ou ‘régionaux’ (Inde/Pakistan, Maroc/Algérie) expose l’économie à d’incalculables et imprévisibles perturbations ; la guerre affaiblit et épuise les économies nationales (Russie, Ukraine, Israël) ;
- produit dans le monde entier une remarquable unanimité des différentes fractions de chaque bourgeoisie dans chaque capital national pour prioriser la hausse des dépenses d’armement : lors du 1er mandat Trump, au sein de l’OTAN, 3 pays (dont un seul européen – la Grèce) sur une trentaine affectaient 2% du PIB à la défense ; aujourd’hui seuls 8 pays, dont 7 européens, n’ont pas atteint cet objectif. Depuis le sommet de l’OTAN de juin 2025, il est prévu d’affecter 5% du PIB à la défense, dont 3,5% à l’achat de matériel militaire. Pour y parvenir tous les états s’engagent dans le renforcement de l’économie de guerre, adaptent leur appareil de production, ce qui passe par la reconstitution de stocks stratégiques alimentaires et militaires (munitions), par un effort considérable pour accélérer la production militaire (par ex. le passage de toute cette industrie en 3x 8-h en France afin d’obtenir des réductions majeures des délais de production – divisés par 2 pour les canons Caesar), par la recherche de la standardisation des équipements militaires entre alliés pour permettre à l’industrie d’augmenter ses capacités de production et par la relocalisation de capacités militaires de production (poudre en France) sur le territoire pour celles qui peuvent l’être.
La puissance industrielle étant à la base de la puissance militaire, chaque capital national tente un effort de réindustrialisation qui passe essentiellement par :
- des investissements dans les secteurs-clés de la puissance militaire, telles la robotisation, la numérisation ou l’IA. Ainsi, les USA ont engagé le rapatriement sur leur sol de la production de semi-conducteurs de dernière génération afin de s’en garantir le monopole ;
- l’intégration d’autres aspects qui conditionnent l’essor de ces secteurs : l’effort de formation d’une main d’œuvre qualifiée et l’adaptation de l’éducation (victime des réductions des coûts), la capacité à produire de l’électricité abondante et la moins chère possible ;
- le fait de maintenir artificiellement en vie par l’intervention de l’État des secteurs stratégiques comme la sidérurgie (en surcapacité de 25 à 30% dans le monde et jusque 60% en France), ce qui renforce de façon irrationnelle la surproduction.
Même sur un plan stratégique, la réindustrialisation se heurte cependant aux causes mêmes de la désindustrialisation : l’insuffisante rentabilité qui a motivé la disparition de branches ou leur délocalisation, le poids de l’endettement qui s’est envolé depuis 2020 et qui restreint la marge de manœuvre de chaque capital national.
La montée en flèche des dépenses improductives grève fortement le capital national et impulse l’inflation.
De plus, le développement général du chacun pour soi et des tensions guerrières sur la toile de fond de la rivalité États-Unis-Chine :
- renforce la compétition entre nations et entraîne une réorganisation mondiale de la production industrielle en fonction des lignes de fracture impérialistes. L’impossible découplage des économies US et chinoise a fait place à la « réduction des risques » que les États-Unis veulent imposer à ses alliés. Cette dynamique s’accompagne de la tendance à la cartellisation des filières d’approvisionnement des matières ou des productions stratégiques en vue de leur « sécurisation », qui sont utilisées comme moyen de pression et de chantage pour se mettre en position de force. C’est particulièrement le cas pour les métaux et minerais rares compte tenu de la difficulté d’y accéder à grande échelle pour faire fonctionner l’ensemble des chaînes de valeur –leur raffinage étant pour plus de la moitié sous contrôle chinois-, ainsi que des sources d’énergie.
- bouleverse le commerce mondial par les restrictions à l’exportation et par les subventions publiques aux industries jugées vitales pour la sécurité et la souveraineté nationale (ceci affecte 12,7% des importations des pays du G20 et 10% au niveau mondial).
- pousse à l’accroissement de l’utilisation des technologies numériques et de la fabrication additive permettant aux entreprises de déplacer leur production auprès du lieu de vente afin d’accélérer le rythme de la réorientation des chaînes d’approvisionnement mais aussi de réduire l’attrait de la localisation de la production en Chine.
- modifie profondément et déstabilise les conditions intérieures de la production nationale pour chaque capital national : comme le résume le ministre de la défense Lecornu pour la France, par exemple, à propos de la zone grise de la guerre hybride que se livrent de façon permanente les puissances : « sans être en guerre il n’est plus possible d’affirmer que nous sommes pour autant en paix » ; « les attaques cyber se multiplient et ciblent énormément d’entreprises, d’établissements publics et même des collectivités territoriales. Les armées mettent en œuvre des capacités pour identifier, déjouer et résister à ces attaques au sein de l’État, mais chaque chef d’entreprise, chaque responsable administratif et chaque élu local doit également protéger sa structure contre cette menace qui touche tout le monde. » ; « les sauts technologiques, la militarisation de l’espace, du numérique, la guerre informationnelle et l’exploitation des fragilités économiques permettent à des compétiteurs d’imaginer et de mettre en œuvre des menaces nouvelles dont l’effet peut être gravissime. L’un de ces risques aujourd’hui pour la France est d’être défaite sans avoir été envahie. »
- entraîne une hausse générale des prix (entre 2 et 6 fois plus cher), ainsi qu’une modification des conditions de leur établissement ; la détermination par coût le plus faible n’est plus l’unique critère ; il s’y ajoute le prix de la « rareté » et de la « sécurité » ainsi que les capacités financières du plus offrant.
2.2 La décomposition aggrave la crise du capitalisme d’État dans les pays centraux
Dans toutes les parties centrales du capitalisme, L’État, garant des intérêts du capital national, est l’acteur central dans l’économie : dans un environnement économique, social et impérialiste profondément modifié et changeant, son intervention reste prépondérante. Cependant, la gravité de la situation d’impasse du capitalisme, ainsi que les nécessités de la construction de l’économie de guerre attisent les affrontements au sein de chaque bourgeoisie nationale, et ceci dans un contexte où chaque capital national est profondément affaibli :
- par le poids des dettes qui bride sévèrement la capacité des États à investir et qui réduit les marges de manœuvre de chaque capital national pour soutenir l’économie nationale,
- par la disparition de la concertation entre puissances pour faire face aux contradictions et aux convulsions (prévisibles) du système toujours menacé de crises financières.
Face aux enjeux de la « souveraineté nationale » et aux effets chaotiques de la décomposition, notamment ses répercussions sur l’économie, face à la question de la dette cumulée (dépassant ou représentant plusieurs fois le PNB), l’équilibre des budgets d’État et de la balance des paiements (déficitaires la plupart du temps) prend une importance cruciale nouvelle pour chaque capital national, avec en jeu sa résilience face à ses rivaux, et représente une vulnérabilité et une fragilité nouvelle en raison de l’aggravation du contexte de la décomposition. La question de l’équilibre budgétaire se pose, alors que chaque économie nationale est de plus en plus enfermée dans les contradictions inhérentes de la difficulté à réaliser l’accumulation, tandis que les tricheries avec la loi de la valeur ont pris une ampleur historiquement inédite depuis la pandémie.
L’endettement - ou plutôt son ampleur - divise les fractions bourgeoises : aux États-Unis, pour l’adoption du budget, Trump a revendiqué un relèvement sans limite du plafond d’endettement de l’État, une proposition finalement rejetée y compris avec l’appoint d’une partie des républicains. En Allemagne la question de fonds spéciaux hors budget et la nécessité défendue par une partie de la bourgeoisie d’abandonner « le frein à l’endettement » (inscrit dans la Constitution), vu comme un « frein à l’avenir », a été une cause essentielle de l’implosion de la coalition gouvernementale. En Chine le PC remet le secteur de la finance au pas, en le sommant de se mettre plus au service de l’économie et de contribuer plus à la richesse nationale.
La tendance à la perte de contrôle par la classe dominante sur son jeu politique en raison des effets de la décomposition sur la bourgeoisie et la société, l’instabilité et le chaos qui en résultent, affectent la cohérence, la vision à long terme et la continuité de la défense des intérêts globaux du capital national :
- La crise politique en France empêche l’adoption d’un budget ; les divisions entre factions bourgeoises en Allemagne affectent la capacité de l’UE à se préparer aux conséquences économiques de l’arrivée de Trump au pouvoir.
- La venue au pouvoir de fractions populistes irresponsables (aux programmes peu réalistes pour le Capital national) affaiblit l’économie et les dispositions imposées par le capitalisme depuis 1945 pour éviter la contagion incontrôlée de la crise économique. Trump arrive au pouvoir avec un projet, diamétralement opposé à la politique précédemment menée par l’État américain, visant à favoriser les crypto-monnaies et la dérégulation financière à tout-va.
La camarilla autour de Trump veut localiser ces projets crypto aux États-Unis et faire des actifs digitaux et d’autres innovations un instrument crucial pour « rendre l’Amérique plus puissante que jamais. » Produits spéculatifs par excellente, (dont Trump espère une source de revenus juteux) adossées aux principales valeurs de la tech US ou au dollar et portées en bourse par de nouveaux produits (ETF), les cryptos, utilisées comme moyen de paiement alternatif, ne peuvent que concurrencer et affaiblir les monnaies émises et garanties par les banques centrales. En raison de leur volatilité congénitale (leur solidité est égale à celle de la société qui les émet –bien loin de celle d’une banque centrale) en échappant au système bancaire et sans système de supervision, la généralisation de l’usage des cryptos ne peut qu’affecter la stabilité financière du système capitaliste, en affaiblissant le contrôle exercé par les pays sur le taux de change et la masse monétaire.
L’arrivée de Trump au pouvoir et sa politique économique agressive forment un autre facteur de division et de déstabilisation de chaque bourgeoisie quant à la politique et à la marche à suivre pour y faire face (Cf. les tensions avec le Canada et la démission de Trudeau, les divisions au sein de l’UE). Et les mesures proposées par le populisme ne font qu’augmenter le chaos et l’incertitude.
Plus généralement, la tendance à perdre de vue les intérêts généraux du capital se confirme, en raison des profondes divisions de la classe dominante à propos de la gestion de la crise économique, une bourgeoisie fragmentée par des conflits qui dépassent les simples relations de concurrence, où des fractions jouent leur survie, face aux dilemmes et contradictions insolubles auxquels chaque capital national fait face, où chaque option générera son lot de perdants. Ces conflits débouchent sur la tendance de plus en plus nette à la domination de l’État par des clans/cliques d’abord animés par la défense de leurs propres intérêts et où l’obsession du contrôle de leur position passe par la mise à l’écart de tout potentiel rival : ils peuplent d’hommes-liges les organes de décisions, voire remettent à cette fin ouvertement en cause les principes de fonctionnement de l’État, comme, la séparation des pouvoirs, l’indépendance de la justice, les résultats des élections. Cette tendance est particulièrement marquée avec l’arrivée du populisme au pouvoir : ainsi, Trump arrive avec un staff de 4000 affidés sélectionnés pour le nettoyage en profondeur du ‘deep state’, la gestion de l’État prend un caractère nettement oligarchique, les géants de la tech, Musk et Zuckerberg entre autres, finançant et appuyant Trump, avec la volonté affichée d’en tirer parti.
Cela ne pourra se traduire à terme que par l’incompétence, la gabegie et l’abaissement du sens de responsabilité et finalement, par un recul de l’efficience et de l’efficacité sur le plan économique, sans compter d’inévitables conflits et convulsions résultant de la volonté de conserver coûte que coûte le pouvoir par la violence et les coups d’état, qui ne peuvent qu’affaiblir en fin de compte le capital national, comme l’illustrent l’appel à marcher sur le Capitole par Trump à la fin de son premier mandat, la tentative de coup d’État par Bolsonaro au Brésil, et celle du président Yoon Suk-yeol en Corée du Sud en décembre 2024.
« Si le capitalisme d’État occidental a pu survivre à son rival stalinien c’est à la manière dont un organisme de plus solide constitution résiste plus longuement à la même maladie. (…) le capitalisme présente aujourd’hui des tendances analogues à celles qui ont causé la perte du capitalisme d’État stalinien. Concernant le capitalisme d’État chinois, marqué par l’arriération stalinienne malgré l’hybridation de son économie avec le secteur privé, et traversé de nombreuses tensions au sein de la classe régnante, le raidissement de l’appareil d’État constitue un signe de faiblesse et la promesse d’une instabilité à venir. »
2.3. L’impasse de la surproduction devient toujours plus implacable
« Le tableau qu’offre le système capitaliste confirme les prévisions de Rosa Luxemburg : le capitalisme ne connaîtra pas un effondrement purement économique mais sombre dans le chaos et les convulsions :
- l’absence quasi-complète de marchés extra-capitalistes modifie désormais les conditions dans lesquelles les principaux États capitalistes doivent réaliser l’accumulation élargie : de plus en plus celle-ci ne peut s’opérer, comme condition de leur propre survie, qu’au détriment direct de rivaux de même rang en affaiblissant leur économie. De plus en plus se concrétise la prévision faite dans les années 1970 par le CCI d’un monde capitaliste ne pouvant se maintenir en vie qu’en se réduisant à un petit nombre de puissances encore capables de réaliser un minimum d’accumulation. »
- Expression de cette impasse, en raison en particulier du poids croissant des dépenses improductives militaires, l’inflation va rester une donnée permanente perturbatrice pour la stabilité de l’économie.
- pour ces raisons, l’ensemble du système capitaliste reste fortement exposé à la survenue de crises financières de forte magnitude ; ainsi qu’à la déstabilisation des monnaies.
Le degré d’impasse de la surproduction combiné à l’anarchie propre à la production capitaliste, ainsi qu’aux répercussions des conflits impérialistes comme de la destruction croissante des écosystèmes déstabilisent profondément la production capitaliste et exposent de plus en plus la société à la probabilité de pénuries et de ruptures des chaînes d’approvisionnement, aux conséquences sociales et économiques incalculables, en raison de la survenue de chocs mettant en péril la capacité à poursuivre la production. Mais aussi, il se profile, comme c'est déjà le cas pour certains produits de base dans certains domaines -agriculture, pharmacie et dans d’autres segments de production-, que l'enfoncement dans la décomposition signifie l'arrêt de la production de certaines denrées en raison de leur insuffisante rentabilité pour continuer à les produire. Ainsi, la surproduction et la difficulté d’accumuler qu’elle induit conduisent paradoxalement à des pénuries.
La surproduction s’exprime aussi dans la grave crise du secteur agricole, qui a donné lieu à des mouvements de révolte de paysans au niveau mondial comme dans les pays centraux. Plombées par la crise (les hausses de l’énergie et des intrants), elle-même aggravée par ex. en Europe par la baisse historique de la production à cause du climat, de la multiplication historique des épizooties menant à des abattages massifs, de nombreuses exploitations agricoles sont vouées à la disparition (par ex. en France, on prévoit la perte de 84,000 équivalents temps pleins d’ici à 2050 et la disparition de 200,000 (la moitié !) des exploitations). En réponse les États (en particulier dans l’UE) poussent à une industrialisation accrue des productions animales et végétales, assortie de l’abandon de tout objectif « d’écologisation ». Cette intensification du productivisme agricole, dans laquelle tout le capitalisme mondial s’engouffre, (une cause majeure de la destruction environnementale) favorise la fabrique des zoonoses, telle celle qui incube sur le territoire américain et qui pourrait, potentiellement, avoir des conséquences analogues à la grippe espagnole de 1918.
Enfin, l’introduction de l’IA dans la production le capitalisme cherche à augmenter la croissance du PIB mondial et à inverser la tendance de la baisse générale de la productivité du travail depuis deux décennies : « L’automatisation touchera une part croissante de la main d’œuvre. Au cours des deux dernières décennies, elle a surtout remplacé des professions moyennement qualifiées, comme les opérateurs de machines, les ouvriers métallurgiques et les employés de bureau. L’automatisation touchera désormais des professions à hauts revenus : médecins, avocats, ingénieurs et professeurs d’université. Bien que de nouveaux emplois apparaissent, une inadéquation entre les emplois perdus et les emplois nouvellement créés va apparaître. Cette inadéquation pourrait prolonger la période de chômage pour de nombreux travailleurs… »[9] « L’automatisation pourrait éliminer 9% des emplois existants et en modifier radicalement environ un tiers au cours des 15 à 20 prochaines années. »[10]. 40% des heures travaillées pourraient disparaître dans les pays centraux. Cette ‘4e révolution industrielle’, énième tentative d’échapper momentanément aux contradictions de la surproduction, réduit les dimensions du marché solvable alors que l’élévation de la composition organique du Capital qui correspond à sa généralisation, réclame une accumulation encore plus large. En fin de compte, l’IA ne peut donc qu’en renforcer encore l’impasse.
De plus, la montée en puissance de l’IA, fortement consommatrice d’eau pour refroidir les infrastructures parfois localisées dans les zones arides (!) et d’électricité, (consommation multipliée par dix en 2026 aux États-Unis), a d’énormes répercussions environnementales. Elle stimule la consommation d’énergies fossiles, comme par ex. dans le cas des États-Unis qui prévoient d’augmenter de 18% les forages, ou comme en Chine où elle dépend du charbon. L’IA devrait aussi causer des pénuries dans certaines régions aux États-Unis !
L’économie capitaliste est donc de plus en plus marquée par l’incertitude, la déstabilisation et le chaos, la fragilisation et l’affaiblissement du système, l’accroissement sans fin de sa crise. La disparition de la coordination internationale pour faire face à la crise et le repli sur soi national expriment aussi l'incapacité du capitalisme à produire de nouvelles locomotives capables de relancer l’économie sur le plan mondial, alors que les États-Unis dans les années 1980, et la Chine après 2008 arrivaient encore à jouer ce rôle. Du fait de l’affaiblissement général du système capitaliste, tous les États s’enfoncent dans la crise : l’absence de marchés extra-capitalistes suffisants modifie désormais les conditions dans lesquelles les principaux États capitalistes doivent réaliser l’accumulation élargie : de plus en plus celle-ci ne peut s’opérer, comme condition de leur propre survie, qu’au détriment direct de rivaux de même rang en affaiblissant leur économie.
CCI
[1] La Tendance Communiste Internationale par exemple : Affiner le concept de décadence
[3] Why Trump’s trade war will cause chaos. 19.11.2024
[5] The Future of European competitiveness. The EU, September 2024
[6] Voir « Cette crise va devenir la plus grave de toute la période de décadence », Revue Internationale 172, 2024, pp 43-44.
[7] Idem pp 45-46.
[8] Idem pp 45-46.
[9] « Le Monde en 2040 vu par la CIA », p102
[10] Idem, p101