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Première partie : La maturation souterraine de la conscience de classe
La CCI soutient que la vague de grèves au Royaume-Uni en 2022 a marqué une « rupture » après plusieurs décennies de résignation et d’apathie marquées par une perte croissante de l’identité de classe. Ce fut la première d’une série de mouvements de la classe ouvrière dans le monde entier, principalement en réponse à la détérioration du niveau de vie et des conditions de travail. (1) Notre analyse de l’ouverture d’une nouvelle phase de la lutte de classe internationale repose sur deux observations fondamentales :
– Cette nouvelle phase n’est pas simplement une réaction à des attaques immédiates contre les conditions de travail, qui pourrait être mesurée en nombre de grèves et de luttes à un moment donné, mais elle a une dimension historique plus profonde. Elle est le fruit d’un long processus de « maturation souterraine » de la conscience de classe qui a progressé malgré les énormes pressions exercées par la décomposition accélérée de la société capitaliste.
– Cette rupture, rayonnant vers l’extérieur à partir des centres les plus anciens du capitalisme mondial, confirme que les principaux bastions du prolétariat restent historiquement invaincus depuis le réveil initial de la lutte des classes en 1968, et conservent le potentiel de passer des luttes économiques défensives à une critique politique et pratique de l’ensemble de l’ordre capitaliste.
Ces arguments se sont heurtés à un scepticisme assez généralisé dans le camp politique prolétarien. Si nous prenons l’exemple de la Tendance communiste internationaliste (TCI), bien qu’elle ait initialement reconnu et salué certaines des luttes qui sont apparues après 2022, n’a en revanche pas vu la signification internationale et historique de ce mouvement, (2) et plus récemment, elle semble l’avoir soit oubliée (comme en témoigne l’absence de bilan publié du mouvement), soit l’avoir considéré comme un simple feu de paille, comme nous l’avons constaté lors de leurs récentes réunions publiques. Entre-temps, un site web parasite dédié à la « recherche », Controverses, a consacré un article complet3 à la réfutation de notre analyse, fournissant ainsi une justification « théorique » au scepticisme des autres.
Il est intéressant de noter que cet article qui est écrit par un ancien membre du CCI animé par l’hostilité envers une organisation qui n’a pas reconnu sa contribution « unique » au marxisme, s’est maintenant aligné sur la majorité de ceux qui font partie (ou prétendent simplement faire partie) de la tradition communiste de gauche, et rejette le concept même de maturation souterraine. Et ce n’est pas tout : dans un article sur les principaux développements de la lutte des classes au cours des 200 dernières années4, il embrasse même l’idée que nous vivons toujours dans la contre-révolution qui s’est abattue sur la classe ouvrière avec la défaite de la vague révolutionnaire de 1917-23. De ce point de vue, ce que le CCI affirme être le réveil historique du prolétariat mondial après 1968 et la fin de la contre-révolution, n’est au mieux qu’une simple « parenthèse » dans une chronique mondiale de la défaite.
Ce point de vue est largement partagé par les différents groupes bordiguistes et la TCI, dont les précurseurs n’ont vu dans les événements de Mai 68 en France ou de l'« automne chaud » en Italie, l’année suivante, qu’une vague d’agitation étudiante.
Dans les deux articles suivants, plutôt que d’entrer dans le détail des luttes de ces deux dernières années, nous voulons nous concentrer sur deux piliers théoriques clés pour comprendre notre notion de rupture : premièrement, la réalité de la maturation souterraine de la conscience, et deuxièmement, la réalité d’un prolétariat sortie de la contre-révolution et invaincu depuis.
Le fondement marxiste du concept de maturation souterraine
Rappelons brièvement les circonstances dans lesquelles le CCI a abordé pour la première fois la question de la maturation souterraine dans ses propres rangs. En 1984, en réponse à une analyse de la lutte des classes qui révélait une sérieuse concession à l’idée que la conscience de classe ne peut se développer que par la lutte ouverte et massive des travailleurs, et en particulier à un texte qui rejetait explicitement la notion de maturation souterraine, notre camarade Marc Chirik (MC) a réagi par un texte dont les arguments ont été repris par la majorité de l’organisation, à l’exception du groupe qui allait finalement déserter le CCI lors de son 6e congrès et former la « Fraction externe du CCI » (ses « descendants » font partie aujourd’hui de Perspective Internationaliste). (5) MC soulignait qu’une telle conception tendait vers le conseillisme parce qu’elle considère la conscience non pas comme un facteur actif dans la lutte mais comme quelque chose de purement déterminé par des circonstances objectives, une forme de matérialisme vulgaire. Par ailleurs, elle sous-estimait ainsi gravement le rôle des minorités qui sont capables d’approfondir la conscience de classe même pendant les phases où l’étendue de la conscience de classe au niveau de l’ensemble du prolétariat peut avoir diminué. Une telle approche conseilliste n’a évidemment que faire d’une organisation des révolutionnaires qui, parce qu’elle est basée sur les acquis historiques de la lutte de classe, est en mesure d’orienter le cours de celle-ci à travers les phases de recul ou de défaite du mouvement de classe au sens large. Cette approche rejette également la tendance plus générale au sein de la classe à réfléchir sur son expérience, à discuter, à poser des questions sur les thèmes majeurs de l’idéologie dominante, etc. Un tel processus peut certes être qualifié de « souterrain » parce qu’il se déroule dans des cercles restreints de la classe ou même dans l’esprit de travailleurs individuels, qui peuvent donner voix à toutes sortes d’idées contradictoires, mais il n’en est pas moins une réalité. Comme l’écrivait Marx dans Le Capital : « Toute science serait superflue si l’apparence extérieure et l’essence des choses coïncidaient directement ». (6) C’est, en effet, une tâche spécifique de la minorité marxiste que de voir au-delà des apparences et d’essayer de discerner les développements plus profonds qui se déroulent au sein de leur classe.
Lorsque le CCI a publié des documents relatifs à ce débat interne, la Communist Workers Organisation (CWO) a salué ce qu’elle percevait comme une tentative du CCI de régler ses comptes avec les résidus conseillistes qui avaient encore du poids au sein de l’organisation. (7) Mais en ce qui concerne les questions de fond soulevées par le débat, elle s’est en fait rangée, de manière quelque peu ironique, du côté des conseillistes qui rejetaient eux aussi la notion de maturation souterraine comme non-marxiste, comme une forme de « jungianisme politique ». (8)
Nous disons ironiquement parce qu’à ce stade, la CWO avait adopté une version de la conscience de classe apportée à la classe de « l’extérieur » par « le parti », constitué d’éléments de l’intelligentsia bourgeoise (la thèse idéaliste de Kautsky que Lénine a adoptée dans Que faire, mais dont il a admis plus tard qu’il avait « poussé le bouchon trop loin » dans une polémique avec les proto-conseillistes de son époque, la tendance économiste en Russie). Mais l’ironie se dissipe si l’on considère que le matérialisme vulgaire et l’idéalisme peuvent souvent coexister. (9) Pour les conseillistes comme pour le CWO, une fois les luttes ouvertes terminées, la classe n’est plus qu’une masse d’individus atomisés. La seule différence est que pour le CWO, ce cycle stérile ne peut être brisé que par l’intervention du parti.
Dans notre réponse, (10) nous avons insisté sur le fait que la notion de maturation souterraine de la conscience n’était pas une innovation du CCI, mais qu’elle découlait directement de la caractérisation de Marx selon laquelle la révolution est la vieille taupe qui s’enfouit sous la surface pendant de longues périodes pour remonter à la surface dans certaines conditions. Nous avons notamment cité un passage très lucide de Trotsky sur ce processus dans son étude magistrale, L’histoire de la révolution russe, où il écrit : « Dans une révolution, nous examinons avant tout l’interférence directe des masses dans les destinées de la société. Nous cherchons à découvrir derrière les événements les changements dans la conscience collective… Cela ne peut sembler déroutant que pour celui qui considère l’insurrection des masses comme “spontanée », c’est-à-dire comme une mutinerie de troupeau artificiellement utilisée par les dirigeants. En réalité, la simple existence de privations ne suffit pas à provoquer une insurrection ; si c’était le cas, les masses seraient toujours en révolte… Les causes immédiates des événements d’une révolution sont des changements dans l’état d’esprit des classes en conflit… Les changements dans la conscience collective ont naturellement un caractère semi-caché. Ce n’est que lorsqu’ils ont atteint un certain degré d’intensité que les nouveaux états d’âme et les nouvelles idées apparaissent à la surface sous la forme d’activités de masse ».
De même, la vague internationale de luttes qui a débuté en mai 1968 en France n’est pas venue de nulle part (même si elle a d’abord surpris la bourgeoisie qui commençait à penser que la classe ouvrière s’était « embourgeoisée » dans la « société de consommation ». Elle était le fruit d’un long processus de désengagement des institutions bourgeoises et des thèmes idéologiques (tels que les syndicats et les soi-disant partis ouvriers, les mythes de la démocratie et du « socialisme réel » à l’Est, etc), accompagné d’une détérioration des conditions matérielles (les premiers signes d’une nouvelle crise économique ouverte). Ce processus s’était également exprimé ici et là dans des mouvements de grève tels que les « wildcats » aux États-Unis et en Europe occidentale au milieu des années 1960.
Il en va de même pour la rupture de 2022, qui s’inscrit également dans le sillage d’un certain nombre de grèves aux États-Unis, en France, etc. Mais ce qui s’est passé après 2022 a révélé plus clairement ce qui était en gestation au sein de la classe ouvrière depuis plusieurs années :
– Le slogan largement répandu « trop c’est trop » exprimait le sentiment longtemps entretenu que toutes les promesses faites dans la période qui a suivi la « crise financière » de 2008 (promesses selon lesquelles une période d’« austérité » était nécessaire avant de pouvoir retrouver la prospérité) s’étaient révélées mensongères et qu’il était grand temps que les travailleurs commencent à faire valoir leurs propres revendications. C’est d’autant plus significatif que le mouvement en Grande-Bretagne a fait suite à des décennies d’atonies et de résignations suite à la défaite des luttes des années 1980, particulièrement celle des mineurs en 1985.
– Les slogans « nous sommes tous dans le même bateau » et « la classe ouvrière est de retour » exprimaient une tendance de la classe ouvrière à retrouver le sentiment d’être une classe avec sa propre existence collective et ses intérêts distincts, malgré des décennies d’atomisation imposée par la décomposition générale de la société capitaliste, aidée par le démantèlement délibéré de nombreux centres traditionnels de militantisme de la classe ouvrière (mines, sidérurgie, etc.). Dans les luttes en France contre la réforme des retraites, et ailleurs, les références fréquentes au mouvement britannique qui avait « donné le coup d’envoi » du renouveau de la classe témoignent de l’émergence d’une conscience que cette identité de classe ne s’arrête pas aux frontières nationales, malgré le poids énorme du nationalisme et du populisme.
– Dans le mouvement français, le slogan « Si tu nous mets 64, on te Mai 68 » exprimait un souvenir précis de l’importance des grèves de masse de 1968 (un phénomène que nous avions déjà noté dans les assemblées étudiantes du mouvement anti-CPE de 2006, où il y avait un puissant désir de tirer des leçons de ce qui s’était passé en 68).
– De même que le processus de maturation souterraine antérieur à 1968 devait donner naissance à une nouvelle génération d’éléments politisés tentant de redécouvrir l’histoire réelle du mouvement révolutionnaire (et donc de récupérer la tradition de la Gauche communiste), de même, dans la période actuelle, nous assistons au développement international de minorités tendant vers des positions internationalistes et communistes. Le fait que la majorité de ces éléments et leurs efforts de rassemblement aient été engendrés moins par la lutte de classe immédiate que par la question de la guerre est la preuve que les mouvements de classe actuels expriment quelque chose de plus que des préoccupations concernant la détérioration du niveau de vie. Il est ainsi significatif que les luttes de la rupture ont éclaté précisément au moment où l’on demandait aux travailleurs d’Europe occidentale d’accepter l’augmentation du coût de la vie et le gel des salaires au nom de la « défense de l’Ukraine » contre le tyran Poutine. De même, certaines minorités au sein des manifestations contre la réforme des retraites en France ont explicitement refusé les sacrifices au nom de la construction d’une économie de guerre.
– Un autre signe du processus de maturation peut également être observé dans les efforts de l’appareil politique de la bourgeoisie pour radicaliser les messages adressés à la classe ouvrière. Le succès du trumpisme aux États-Unis peut en grande partie être attribué à sa capacité à tirer parti des préoccupations réelles de la classe ouvrière américaine concernant la hausse des prix et l’effet des dépenses militaires sur les conditions de vie. Et du côté de l’aile opposée du spectre politique bourgeois, nous avons assisté à la nomination de dirigeants syndicaux plus radicaux, comme en Grande-Bretagne, et à un net mouvement vers la gauche du discours des trotskystes, avec des groupes comme Révolution permanente en France ou le Revolutionary Communist Party en Grande-Bretagne, qui délaissent la politique identitaire pour parler de communisme, d’internationalisme et de la nécessité de la révolution prolétarienne. L’objectif est avant tout de « récupérer » les jeunes éléments qui posent des questions sérieuses sur la direction prise par la société capitaliste.
Nous pourrions continuer avec ces exemples. Ils seront sans doute contrés par des arguments visant à prouver que la classe ouvrière aurait oublié plus qu’elle n’a appris de la vague de luttes après 1968, comme le démontrerait notamment le fait qu’il y a eu très peu de tentatives de remettre en question le contrôle syndical des grèves et de développer d’auto-organisation. Mais pour nous, les grandes tendances initiées par la « rupture » de 2022 n’en sont qu’à leurs débuts. Leur potentiel historique ne peut être compris qu’en les considérant comme les premiers fruits d’un long processus de maturation. Nous y reviendrons dans la deuxième partie de l’article.
Amos, janvier 2025.
1Voir notamment : « Le retour de la combativité du prolétariat mondial », Revue internationale n° 169 et « Après la rupture de la lutte des classes, la nécessité de la politisation », Revue internationale n° 171.
2« Les ambiguïtés de l’ICT sur la signification historique de la vague de grèves au Royaume-Uni », World revolution n° 396.
5Voir notre article : « La “Fraction externe” du CCI », Revue internationale n° 45.
6Le Capital Tome 3, partie VII, chapitre 48.
7Dans Workers Voice n° 20.
8C’était en réponse à notre citation de Rosa Luxemburg sur le fait que « l’inconscient précède le conscient » dans le développement du mouvement de classe, ce qui est en fait une application de la formule marxiste selon laquelle « l’être détermine la conscience ». Mais cette formule peut être mal interprétée par ceux qui ne saisissent pas la relation dialectique entre les deux : non seulement l’être est un processus de devenir, dans lequel la conscience évolue à partir de l’inconscient, mais la conscience devient également un facteur actif dans l’évolution et le progrès historique.
9Depuis lors, le CWO a cessé de défendre la thèse kautskyste, mais il n’a jamais ouvertement clarifié les raisons de son changement de position.
10« Réponse à la CWO : Sur la maturation souterraine de la conscience », Revue internationale n° 43.