Soumis par Revue Internationale le
Dans la première partie de cet article, nous avons rappelé les circonstances dans lesquelles a été fondée la Troisième Internationale (Internationale communiste). L'existence du parti mondial dépend avant toute chose de l’extension de la révolution à l’échelle mondiale, et sa capacité à assumer ses responsabilités dans la classe dépend de la manière dont s'effectue le regroupement des forces révolutionnaires dont il est issu. Or, comme nous l'avons mis en évidence, la méthode adoptée lors de la fondation de l'Internationale communiste (IC), privilégiant le plus grand nombre plutôt que la clarté des positions et des principes politiques, n’avait pas armé le nouveau parti mondial. Pire, elle le rendait vulnérable face à l’opportunisme rampant au sein du mouvement révolutionnaire. Cette deuxième partie vise à mettre en lumière le combat politique que les fractions de gauche vont alors engager contre la ligne de l’IC, consistant alors à s'accrocher aux vieilles tactiques rendues caduques par l’ouverture de la phase de décadence du capitalisme.
Cette nouvelle phase de la vie du capitalisme nécessitait de redéfinir certaines positions programmatiques et organisationnelles afin de permettre au parti mondial d’orienter le prolétariat sur son propre terrain de classe.
1918-1919 : la praxis révolutionnaire remet en cause les vieilles tactiques
Comme nous l’avons rapporté dans la première partie de cet article, le 1er congrès de l’Internationale Communiste avait mis en évidence que la destruction de la société bourgeoise était pleinement à l’ordre du jour de l’histoire. En effet, la période 1918-1919 voit une poussée de tout le prolétariat mondial[1], en Europe d’abord :
- Mars 1919 : proclamation de la République des Conseils en Hongrie ;
- Avril-mai 1919 : épisode la République des Conseils en Bavière ;
- Mai / juin 1919 : réactions ouvrières en Suisse et en Autriche.
La vague révolutionnaire s’étend ensuite sur le continent américain :
- Janvier 1919 : "semaine sanglante" à Buenos Aires en Argentine, où les ouvriers sont sauvagement réprimés ;
- Février 1919 : grève dans les chantiers navals à Seattle, aux Etats-Unis, qui s'étend par la suite à toute la ville en quelques jours. Les ouvriers parviennent à prendre le contrôle du ravitaillement et de la défense contre les troupes envoyées par le gouvernement ;
- Mai 1919 : grève générale à Winnipeg, au Canada.
Mais également Afrique et en Asie :
- En Afrique du Sud, en mars 1919, la grève des tramways s'étend à tout Johannesburg, avec assemblées et meetings de solidarité avec la Révolution russe ;
- Au Japon, en 1918, se déroulèrent les fameux "meetings du riz" contre l'expédition de riz aux troupes japonaises envoyées contre la révolution en Russie.
Dans ces conditions, bien qu’ils surestiment la réalité du rapport de force, les révolutionnaires de l’époque avaient de véritables raisons de dire que "la victoire de la révolution prolétarienne est assurée dans le monde entier. La fondation de la république internationale des Conseils est en marche".[2]
L’extension de la vague révolutionnaire en Europe et ailleurs, confirmait les thèses du Premier Congrès :
- "1) La période actuelle est celle de la décomposition et de l’effondrement de tout le système capitaliste mondial, et ce sera celle de l’effondrement de la civilisation européenne en général, si le capitalisme, avec ses contradictions insurmontables, n’est pas battu.
- 2) La tâche du prolétariat consiste maintenant à s’emparer du pouvoir d’Etat. La prise du pouvoir d’Etat signifie la destruction de l’appareil d’Etat de la bourgeoisie et l’organisation d’un nouvel appareil du pouvoir prolétarien".
La nouvelle période qui s’ouvrait, celle des "guerres et des révolutions", confrontait le prolétariat mondial et son parti mondial à de nouveaux problèmes. L’entrée du capitalisme dans sa phase de décadence posait directement la nécessité de la révolution et modifiait la forme que devait prendre la lutte de classes.
La formation des courants de gauche au sein de l’IC
La vague révolutionnaire avait consacré la forme enfin trouvé de la dictature du prolétariat : les conseils ouvriers. Mais elle avait également montré que les formes et les méthodes de luttes héritées du XIXe siècle, comme les syndicats ou la tribune parlementaire, étaient désormais révolues.
- "Dans la nouvelle période, c’est la praxis même des ouvriers qui remettait en cause les vieilles tactiques parlementaire et syndicale. Le parlement, le prolétariat russe l’avait dissout après la prise du pouvoir, et en Allemagne une masse significative d’ouvriers s’était prononcée en décembre 1918 pour le boycottage des élections. En Russie comme en Allemagne, la forme conseils était apparue comme la seule forme de lutte révolutionnaire en lieu et place de la structure syndicale. Mais la lutte en Allemagne avait révélé l’antagonisme entre prolétariat et syndicats."[3]
Le rejet du parlementarisme
Les courants de gauche dans l’Internationale vont se structurer sur une base politique claire : l’entrée du capitalisme dans sa phase de décadence imposait une seule et unique voie : la révolution prolétarienne et la destruction de l’Etat bourgeois en vue d’abolir les classes sociales et d’ériger la société communiste. Dès lors, la lutte pour des réformes et la propagande révolutionnaire dans les parlements bourgeois n’avait plus de sens. Dans plusieurs pays, pour les courants de gauche, le rejet des élections devient la ligne des véritables organisations communistes :
- En mars 1918, le parti communiste polonais boycotte les élections.
- Le 22 décembre 1918 est publié l’organe de la Fraction Communiste Abstentionniste du Parti Socialiste Italien (PSI), Il Soviet à Naples sous la direction d’Amedeo Bordiga. La fraction se fixait comme "but d’éliminer les réformistes du parti afin de lui assurer une attitude plus révolutionnaire". Selon elle, "tout contact devait être rompu avec le système démocratique", un véritable parti communiste n’étant possible que si l’on renonçait "à l’action électorale et parlementaire". [4]
- En septembre 1919, la Workers’ Socialist Federation en Grande-Bretagne se prononce contre le parlementarisme "révolutionnaire".
- Il en va de même en Belgique pour "De Internationale" en Flandres et le Groupe Communiste de Bruxelles. L’antiparlementarisme était également défendu par une minorité du parti communiste bulgare, par une partie du groupe des communistes hongrois exilés à Vienne, par la fédération de la jeunesse social-démocrate en Suède ainsi que par une minorité du Partido Socialista Internacional d’Argentine (futur Parti Communiste d’Argentine).
- Les Hollandais eux, restaient divisés sur la question parlementaire. Une majorité de Tribunistes restait en faveur des élections, alors que la minorité était indécise à l’image de Gorter. Alors que Pannekoek défendait une position antiparlementaire.
- Le KAPD s’opposera également à la participation aux élections.
Pour toutes ces organisations, le rejet du parlementarisme était désormais une question de principe. Il s’agissait en fait de mettre en pratique les analyses et les conclusions adoptées lors du premier congrès. Or, la majorité de l’IC ne l’entendait pas ainsi, à commencer par les bolcheviks. S’il n’y avait aucune ambiguïté sur le caractère réactionnaire des syndicats et de la démocratie bourgeoise, il ne fallait pas pour autant laisser tomber la lutte en leur sein. La circulaire du Comité exécutif de l’IC du 1er septembre 1919, entérinait ce pas en arrière en revenant à l’ancienne conception social-démocrate faisant du parlement un lieu de la conquête révolutionnaire : "(... les militants) vont au parlement pour s’emparer de cette machine et pour aider les masses, derrière les murs du Parlement, à le faire sauter."[5]
La question syndicale cristallise les débats
Les premiers épisodes de la vague révolutionnaire cités plus hauts avaient clairement montré que les syndicats étaient des organes de luttes dépassés, pire, ils étaient désormais contre la classe ouvrière[6]. Mais plus que partout ailleurs, c’est en Allemagne que ce problème fut posé de la façon la plus cruciale et que les révolutionnaires parvinrent à une compréhension la plus nette de la nécessité de rompre avec les syndicats et le syndicalisme. Pour Rosa Luxemburg, les syndicats n’étaient plus des "organisations ouvrières, mais les protecteurs les plus solides de l’Etat et de la société bourgeoise. Par conséquent, il va de soi que la lutte pour la socialisation ne peut pas être menée en avant sans entraîner celle pour la liquidation des syndicats."[7]
La direction de l’IC n’était pas aussi clairvoyante. Si elle dénonçait les syndicats dominés par la social-démocratie elle n’en conservait pas moins l’illusion de pouvoir les réorienter sur une voie prolétarienne : Les syndicats reprendront-ils à nouveau la vieille voie éculée, réformiste, c’est à dire effectivement bourgeoise ? [...] Nous sommes fermement convaincus que cela ne se produira pas. Un courant d’air frais a pénétré dans les bâtiments étouffants des vieux syndicats. La décantation a déjà commencé dans les syndicats. [...]La nouvelle époque produira une nouvelle génération de dirigeants prolétariens dans les syndicats renouvelés."[8]
C’est pour cette raison qu’à ses débuts l’IC acceptait dans ses rangs des syndicats nationaux et régionaux de métiers ou d’industrie. On pouvait notamment y retrouver des éléments syndicalistes- révolutionnaires comme les IWW. Or, si ces derniers rejetaient aussi bien le parlementarisme que l’activité dans les anciens syndicats, ils n’en restaient pas moins hostiles à l’activité politique et donc à la nécessité d’un parti politique du prolétariat. Ce qui ne pouvait que renforcer les confusions au sein même de l’IC, sur la question organisationnelle puisqu’elle comprenait en son sein des groupes qui étaient déjà "anti-organisation".
Le groupe le plus lucide sur la question syndicale restait sans ambiguïté la majorité de gauche du KPD qui allait se faire exclure du parti par la centrale dirigée par Levi et Brandler. Celle-ci n’était pas seulement contre les "syndicats réactionnaires" aux mains des sociaux-démocrates mais hostiles à toute forme de syndicalisme comme le syndicalisme révolutionnaire antipolitique et l’anarcho-syndicalisme. Cette majorité allait fonder le KAPD en avril 1920 dont le programme affirmait clairement qu’ "à côté du parlementarisme bourgeois les syndicats forment le principal rempart contre le développement ultérieur de la révolution prolétarienne en Allemagne. Leur attitude pendant la guerre est connue. [...] Ils ont conservé leur tendance contre-révolutionnaire jusqu’à aujourd’hui, pendant toute la période de la révolution allemande." Face à la position centriste de Lénine et de la direction de l’IC, le KAPD rétorquait que "la révolutionnarisation des syndicats n’est pas une question de personne : le caractère contre-révolutionnaire de ces organisations se trouve dans leur structure et dans leur système spécifique eux-mêmes. Ceci entraîne la sentence de mort pour les syndicats ; seule la destruction même des syndicats peut libérer le chemin de la révolution sociale."[9]
Certes, ces deux importantes questions ne pouvaient pas être tranchées du jour au lendemain. Mais les résistances qui s’exprimaient au sujet du rejet du parlementarisme et du syndicalisme démontraient les difficultés de l’IC à tirer toutes les implications de la décadence du capitalisme dans le programme communiste. L’exclusion de la majorité du KPD, puis le rapprochement entre le KPD expurgé et les Indépendants (USPD) – ces derniers contrôlant l’opposition dans les syndicats officiels - constituaient un signe supplémentaire de la montée de l’opportunisme programmatique et organisationnel au sein du parti mondial.
Le IIe congrès commence à faire machine arrière
Au début de l’année 1920, l’IC préconise la formation de partis de masses. Soit par la fusion des groupes communistes avec les courants centristes, comme c’est le cas en Allemagne entre le KPD et l’USPD. Soit par l’entrisme des groupes communistes dans des partis de la IIe Internationale, comme par exemple en Angleterre où l’IC préconise l’entrée du parti communiste dans le Labour Party. Cette nouvelle orientation tourne totalement le dos aux travaux du premier congrès qui avait acté la faillite de la social-démocratie. Cette décision opportuniste est justifiée par la conviction que la victoire de la révolution passe inexorablement par le plus grand nombre d’ouvriers organisés. Cette position était combattue par le bureau d’Amsterdam composé par la gauche de l’IC[10].
Le deuxième congrès de l’IC qui se déroula du 17 juillet au 7 août 1920 laissait présager une rude bataille entre la majorité conduite par les bolcheviks d'une part et, d'autre part, les courants de gauche sur les questions de tactique mais aussi sur les principes organisationnels. Le congrès se déroula en pleine "guerre révolutionnaire"[11] où l’Armée rouge marchait sur la Pologne et laissait croire à la jonction avec la révolution en Allemagne. Tout en demeurant conscient du danger de l’opportunisme, puisqu’il reconnaissait que le parti restait menacé par "l’envahissement de groupes indécis et hésitants qui n’ont pas encore su rompre avec l’idéologie de la IIe Internationale"[12], ce deuxième congrès commençait à faire des concessions par rapport aux analyses du premier congrès puisqu’il acceptait l’intégration partielle de certains partis sociaux-démocrates encore fortement marqués par les conceptions de la IIe Internationale[13].
Pour se prémunir d’un tel danger, avaient été rédigées les 21 conditions d’admission à l’IC contre les éléments droitiers et centristes. Lors de la discussion sur les 21 conditions, Bordiga, qui reprenait la position qui avait été celle des bolcheviks lors du deuxième congrès du POSDR en 1903, se distingua par sa détermination à défendre le programme communiste et mit en garde l’ensemble du parti face à toute concession dans les modalités d’adhésions : "La réalisation révolutionnaire de Russie nous ramenait ainsi sur le terrain du marxisme, et le mouvement révolutionnaire qui avait été sauvé des ruines de la IIe Internationale s'orientait sur ce programme. Et le travail qui commençait donnait lieu à la constitution officielle d'un nouvel organisme mondial. Je pense que dans la situation actuelle - qui n'a rien de fortuit, mais qui est déterminée par la marche de l'histoire, nous courons le danger de voir s'introduire parmi nous des éléments, tant de la première que de la seconde catégorie, que nous avions éloignés[14]. Ce serait donc un grand danger pour nous, si nous commettions la faute d'accepter ces gens dans nos rangs. (...) Les éléments de droite acceptent nos thèses, mais d'une façon insuffisante. Ils les acceptent avec des réticences ; nous autres, communistes, nous devons exiger que cette acceptation soit entière et sans restriction, tant dans le domaine de la théorie que dans celui de l'action. (...) Je pense, camarades, qu'il faut que l'Internationale Communiste soit intransigeante et qu'elle maintienne fermement son caractère politique révolutionnaire. Contre les sociaux-démocrates il faut dresser des barrières infranchissables. (...) Le programme est une chose commune à tous, ce n'est pas une chose qui est établie par la majorité des militants du parti. C'est cela qui doit être imposé aux partis qui veulent être admis dans la IIIe Internationale. Enfin, c'est seulement aujourd'hui qu'on vient d'établir qu'il y a une différence entre le désir d'entrer dans la IIIe Internationale et le fait d'y être accepté. (...) Je pense qu'il faut, après ce Congrès, donner au Comité Exécutif le temps de faire exécuter toutes les obligations imposées par la IIIe Internationale. Après cette période d'organisation, pour ainsi dire, la porte devrait être close, il n'y devrait être autre voie d'admission que l'adhésion personnelle au Parti communiste du pays. Il faut combattre l'opportunisme partout. Mais cette tâche sera rendue très difficile si, au moment où l'on prend des mesures pour épurer la IIIe Internationale, on ouvre les portes pour faire rentrer ceux qui sont restés dehors. (...) Au nom de la gauche du Parti Socialiste Italien, je déclare que nous nous engageons à combattre et à chasser les opportunistes en Italie, mais nous ne voudrions pas que s'ils sortent de chez nous, ils rentrent dans la III° Internationale par un autre chemin. Nous vous disons : ayant ici travaillé ensemble, nous devons rentrer dans nos pays et former un front international unique contre les socialistes traîtres, contre les saboteurs de la Révolution Communiste."[15]
Certes, les 21 conditions servaient d’épouvantails contre les éléments opportunistes susceptibles de frapper à la porte du parti. Mais, même si Lénine pouvait affirmer que le courant de gauche était "mille fois moins dangereux et moins grave que l’erreur représentée par le doctrinarisme de droite...", les multiples pas en arrière sur la question de tactique fragilisaient fortement l’Internationale, tout particulièrement face à la période à venir caractérisée par le repli et l’isolement, contrairement à ce que pensait la direction de l’IC. Inexorablement, ces gardes fous ne permettront pas à l’IC de résister à la pression de l’opportunisme. En 1921 le troisième congrès succombait définitivement au mirage du nombre en adoptant les Thèses sur la tactique de Lénine, qui préconisaient le travail au parlement et dans les syndicats ainsi que la constitution de partis de masses. Par ce virage à 180°, le parti jetait par la fenêtre le programme du KPD de 1918, une des deux bases de fondation de l’IC.
L’IC, malade du gauchisme[16] ou de l’opportunisme ?
C’est en opposition à la politique opportuniste du KPD que naquit le KAPD en avril 1920. Bien que son programme s’inspirait davantage des thèses de la gauche en Hollande plutôt que de celles de l’IC, il demanda d’emblée à être rattaché immédiatement à la IIIe Internationale.
Lorsque Jan Appel et Franz Jung[17] arrivèrent à Moscou, Lénine leur remit le manuscrit de ce qui deviendra La maladie infantile du communisme : le gauchisme qu’il avait rédigé en vue du deuxième congrès pour exposer ce qui a ses yeux prouvait les "inconséquences" des courants de gauche.
La délégation hollandaise avait eu l’occasion de prendre connaissance de la brochure de Lénine au cours du IIe congrès de l’IC. Herman Gorter fut chargé de rédiger la Réponse à Lénine sur "la maladie infantile du communisme" qui parut en juillet 1920. Gorter s’appuyait beaucoup sur le texte rédigé par Pannekoek quelques mois plus tôt intitulé Révolution mondiale et tactique communiste. Il ne s’agit pas ici de revenir en détails sur cette polémique.[18] Cependant, il faut faire remarquer que les différents éléments soulevés font parfaitement écho à la question de fond : l’entrée dans l’ère des guerres et des révolutions imposait-elle de nouveaux principes dans le mouvement révolutionnaire ? Ou les "compromis" étaient-ils encore possibles ?
Pour Lénine, le "doctrinarisme" des gauches constituait une "maladie de croissance". Ces "jeunes communistes" encore "inexpérimentés" cédaient à l’impatience et se laissaient aller à des "enfantillages d’intellectuels" au lieu de défendre "la tactique sérieuse d’une classe révolutionnaire" en fonction de la "particularité de chaque pays", tout en prenant en compte le mouvement général de la classe ouvrière.
Pour Lénine, rejeter le travail dans les syndicats et dans les parlements, s’opposer à des alliances entre les partis communistes et les partis sociaux-démocrates relevaient d’une pure absurdité. Selon lui, l’adhésion des masses au communisme ne dépendait pas seulement de la propagande révolutionnaire. Il considérait que ces mêmes masses devaient faire "leur propre expérience politique". Pour cela, il était indispensable d’en enrôler le plus grand nombre dans les organisations révolutionnaires, quel que soit leur niveau de clarté politique. Les conditions objectives étaient mûres, la voie de la révolution était toute tracée...
Seulement voilà, comme le fit remarquer Gorter dans sa réponse, la victoire de la révolution mondiale dépendait surtout des conditions subjectives, autrement dit de la capacité de la classe ouvrière mondiale à étendre et approfondir sa conscience de classe. La faiblesse de cette conscience de classe générale s’illustrait par la quasi-absence de véritables avant-gardes du prolétariat en Europe occidentale comme le signalait Gorter. Par conséquent, l’erreur des bolcheviks dans l’IC fut "de vouloir rattraper ce retard en cherchant des raccourcis tactiques qui se sont exprimés par le fait de sacrifier la clarté et le processus de développement organique au forcing de la croissance numérique à tout prix." [19]
Cette tactique, reposant sur la quête du succès instantané, était animée par le constat que la révolution ne se développait pas assez vite, que la classe mettait trop de temps à étendre sa lutte et que, face à cette lenteur, il fallait faire des "concessions" en acceptant un travail dans les syndicats et dans les parlements.
Alors que l’IC voyait en quelque sorte la révolution comme un phénomène inéluctable, les courants de gauche considéraient que "la révolution en Europe de l’Ouest [serait] un processus de longue durée" (Pannekoek) qui serait parsemé de reculs et de défaites pour reprendre les termes de Rosa Luxemburg. L’histoire a confirmé les positions développées par les courants de gauche au sein de l’IC. Le "gauchisme" n’était donc pas une maladie de jeunesse du mouvement communiste mais au contraire une saine réaction à l’infection opportuniste qui gagnait les rangs du parti mondial.
Conclusion
Quelles leçons peut-on donc tirer de la création de l’Internationale Communiste ? Si le premier congrès avait montré la capacité du mouvement révolutionnaire à rompre avec la 2ème Internationale, les congrès suivants marquaient un véritable recul. En effet, alors que le congrès de fondation avait reconnu le passage de la social-démocratie dans le camp de la bourgeoisie, le troisième congrès la réhabilitait ou faisait oublier son rôle anti-ouvrier en prônant une tactique d’alliance avec celle-ci dans le "Front unique". Ce changement de cap confirmait que l’IC était incapable de répondre aux nouvelles questions posées par la période de décadence. Les années qui suivent sa fondation, sont marquées par le recul et la défaite de la vague révolutionnaire internationale et donc par l’isolement croissant du prolétariat en Russie. Cet isolement est la raison déterminante de la dégénérescence de la révolution. Dans ces conditions, mal armée, l’IC était incapable de résister au développement de l’opportunisme. Elle aussi devait se vider de son contenu révolutionnaire et devenir un organe de la contre-révolution œuvrant pour les seuls intérêts de l’État soviétique.
C’est au sein même de l’IC que sont apparues les fractions de gauche afin de lutter contre sa dégénérescence. Exclues l’une après l’autre au cours des années 20, elles ont poursuivi le combat politique afin d’assumer la continuité entre l’IC dégénérescente et le "parti de demain" en tirant les leçons de l’échec de la vague révolutionnaire. Les positions défendues et élaborées par ces groupes répondaient aux problèmes soulevés dans l’IC par la période de décadence. Outre les questions programmatiques, les gauches s’accordaient sur le fait que le parti doit "rester un noyau aussi résistant que l’acier, aussi pur que le cristal" [Gorter]. Cela implique une sélection rigoureuse des militants au lieu de regrouper d’énormes masses au détriment de l’édulcoration des principes. C’est justement cela que les bolcheviks avaient laissé tomber en 1919 lors de la création de l’Internationale Communiste. Ces transigeances sur la méthode de la construction de l’organisation constitueront également un facteur actif de la dégénérescence de l’IC. Comme le soulignait Internationalisme en 1946 : "On peut aujourd'hui affirmer que de même que l'absence des partis communistes lors de la première vague de la révolution de 1918-20 fut une des causes de son échec, de même la méthode de formation des Partis de 1920-21 fut une des causes principales de la dégénérescence des PC et de l'IC."[20] En privilégiant la quantité au détriment de la qualité, les bolcheviques remettaient en partie en cause le combat qu’ils avaient mené en 1903 lors du deuxième congrès du POSDR. Pour les gauches qui se battaient pour la clarté programmatique et organisationnelle comme préalable à l’adhésion à l’IC, le "petit nombre" n’était pas une vertu éternelle mais une étape indispensable : "Si...nous avons le devoir de nous renfermer pour un temps encore dans le petit nombre, ce n’est pas parce que nous éprouvons pour cette situation une prédilection particulière, mais parce que nous devons en passer par là pour devenir forts" [Gorter].
Hélas, l’IC avait vu le jour dans la précipitation et le feu des combats révolutionnaires. Dans ces conditions, il lui était impossible de clarifier du jour au lendemain l’ensemble des questions auxquelles elle devait se confronter. Le parti de demain ne devra pas tomber dans les mêmes travers. Il devra être fondé avant que la vague révolutionnaire ne déferle, en s’appuyant sur de solides bases programmatiques mais également sur des principes de fonctionnement réfléchis et clarifiés auparavant. Ce qui ne fut pas le cas de l’IC en son temps.
Narek, le 8 juillet 2019.
[1] Lire notre article Enseignements de 1917-23 : La première vague révolutionnaire du prolétariat mondial, Revue internationale n° 80, 1995
[2] Lénine, discours de clôture du 1er congrès de l’Internationale Communiste.
[3] La gauche hollandaise. Contribution à une histoire du mouvement révolutionnaire, CCI.
[4] La Gauche Communiste d’Italie. Contribution à une histoire du mouvement révolutionnaire, CCI, p.19.
[5] Op. Cit., La gauche hollandaise, p105.
[6] Voir "Leçons de la vague révolutionnaire 1917-1923", Revue Internationale n°80.
[7] Cité par Prudhommeaux, Spartacus et la Commune de Berlin, 1918-1919, Spartacus, p. 55.
[8] "Adresse aux syndicats de tous les pays", Du 1er au 2ème Congrès de l'IC, Ed. EDI.
[9] "Programme du KAPD", in Ni parlement ni syndicats : les Conseils ouvriers ! Le communisme de gauche dans la Révolution allemande (1918-1922), Les nuits rouges, 2003.
[10] À l’automne 1919, l’IC mit en place un secrétariat provisoire siégeant en Allemagne composé de la droite du KPD. Et un bureau provisoire en Hollande qui regroupait les communistes de gauche hostiles au virage à droite du KPD.
[11] Cette "guerre révolutionnaire" avait constitué un choix politique catastrophique puisque la bourgeoisie polonaise avait pu l’utiliser pour dresser une partie de la classe ouvrière polonaise contre la République des soviets
[12] Préambule aux conditions d’admission des Partis dans l’Internationale Communiste.
[13] Voilà ce que stipulait le point 14 des "Tâches principales de l’Internationale Communiste" : "Le degré de préparation du prolétariat des pays les plus importants, au point de vue de l'économie et de la politique mondiales, à la réalisation de la dictature ouvrière se caractérise avec le plus d'objectivité et d'exactitude, par le fait que les partis les plus influents de la IIe Internationale, tels que le Parti Socialiste Français, le Parti Social-Démocrate Indépendant Allemand, le Parti Ouvrier Indépendant Anglais, le Parti Socialiste Américain sont sortis de cette Internationale Jaune et ont décidé, sous condition, d'adhérer à la IIIe Internationale. [...] L'essentiel maintenant est de savoir achever ce passage et solidement affermir par l'organisation ce qui a été obtenu, afin qu'il soit possible d'aller de l'avant sur toute la ligne sans la moindre hésitation."
[14] Respectivement les social-patriotes et les sociaux-démocrates, "ces socialistes de la IIe Internationale qui voyaient la possibilité de l'émancipation du prolétariat, sans une lutte de classes poussée jusqu'au recours aux armes, sans la nécessité de réaliser la dictature du prolétariat après la victoire, dans la période insurrectionnelle". (Voir note 15)
[16] Ce terme correspond ici au courant communisme de gauche qui est apparu au sein même de l’IC en opposition au centrisme et à l’opportunisme qui gagnait peu à peu le parti. Il n’a rien à voir avec le terme actuel qui correspond aux organisations appartenant à la gauche du capital.
[17] Ce sont les deux délégués mandatés par le KAPD au IIe congrès de l’IC pour exposer le programme du parti.
[18] Pour plus de précisions, voir : Op. Cit., La gauche hollandaise, chapitre IV : "La gauche hollandaise dans la 3e Internationale".
[19] Op. Cit., La gauche hollandaise, p 119.
[20] Internationalisme n° 7, À propos du Premier Congrès du Parti communiste internationaliste d’Italie Republié dans la Revue internationale n° 162.