Soumis par Revue Internationale le
C'est toujours avec une grande prudence que les révolutionnaires ont abordé la question de la période de transition. Le nombre, la complexité et surtout la nouveauté des problèmes que devra résoudre le prolétariat empêchent toute élaboration de plans détaillés de la future société, et toute tentative en ce sens risque de se convertir en carcan pour l'activité révolutionnaire de la classe, Marx, par exemple, s'est toujours refusé à donner des "recettes pour les marmites de l'avenir". Rosa Luxembourg de son côté, insiste sur le fait que sur la société de transition, nous ne disposons que de "poteaux indicateurs et encore de caractère essentiellement négatif".
Si les différentes expériences révolutionnaires de la classe (Commune de Paris, 1905, 191723) et l'expérience même de la contre-révolution ont pu permettre de préciser un certain nombre de problèmes que posera la période de transition, c'est essentiellement sur le cadre général de ces problèmes que portent ces précision et non sur la façon détaillée de les résoudre. C'est ce cadre qu'il s'agira de dégager ici.
1. Nature des périodes de transition.
A - L'histoire humaine se compose de différentes sociétés stables liées à un mode de production et donc à des rapports sociaux stables. Ces sociétés sont basées sur des lois économiques dominantes inhérentes à celles-ci, se composent de classes sociales fixes, et s'appuient sur des super structures appropriées. L'histoire écrite connaît comme sociétés fixes la société esclavagiste, la société "asiatique", la société féodale et la société capitaliste.
B – Ce qui distingue les périodes de transition de ces périodes de société stables, c'est la décomposition des anciennes structures sociale et la formation de nouvelles structures, toutes deux liées à un développement des forces productives et qu'accompagnent l'apparition et le développement de nouvelles classes, idées et institutions correspondant à ces nouvelles classes.
C – La période de transition n'a pas de mode de production propre mais un enchevêtrement de deux modes, l'ancien et le nouveau. C'est la période pendant laquelle se développent lentement, au détriment de l'ancien, les germes du nouveau mode de production jusqu'au point de le supplanter et de constituer le nouveau mode de production dominant.
D – Entre deux sociétés stables, et cela sera aussi vrai entre le capitalisme et le communisme que cela était dans le passé, la période de transition est une nécessité absolue. Cela est du au fait que l'épuisement des conditions de l'ancienne société ne signifie pas nécessairement et automatiquement le maturation et l'achèvement des conditions de la nouvelle société. En d'autres termes, le dépérissement de l'ancienne société n'est pas automatiquement maturation de la nouvelle mais seulement condition de cette maturation.
E – Décadence et période de transition sont deux choses bien distinctes. Toute période de transition présuppose la décomposition de l'ancienne société dont le mode et les rapports de production ont atteint la limite extrême de développement. Par contre, toute décadence ne signifie pas nécessairement période de transition, qui est un dépassement vers un mode de production plus évolué.
Par exemple la stagnation du mode asiatique de production n'a pas ouvert la voie au dépassement vers un nouveau mode de production. De même pour la Grèce antique qui ne disposait pas des conditions historiques au dépassement de l'esclavagisme. De même pour l'ancienne Egypte.
Décadence signifie épuisement de l'ancien mode de production social. Transition signifie surgissement des forces et conditions nouvelles permettant de dépasser et de résoudre les contradictions anciennes.
2. Différences entre la société communiste et les autres sociétés.
Pour pouvoir faire ressortir la nature de la période de transition qui va du capitalisme au communisme et ce qui distingue cette période de toutes les précédentes, il faut s'appuyer sur une idée fondamentale : toute période de transition relève de la nature même de la nouvelle société qui va surgir. Il faut donc d'abord mettre en relief les différences fondamentales qui distinguent la société communiste de toutes les autres.
A – Toutes les sociétés antérieures (à l'exception du communisme primitif qui appartient à la préhistoire) ont été divisées en classes.
- Le communisme est une société sans classes.
B – Les autres sociétés sont basées sur la propriété et l'exploitation de l'homme par l'homme.
- Le communisme ne connaît aucun type de propriété individuelle ou collective, c'est la communauté humaine unifiée et harmonieuse.
C – Les autres sociétés dans l'histoire ont pour fondement l'insuffisance du développement des forces productives par rapport aux besoins des hommes. Ce sont des sociétés de pénurie. C'est pour cela qu'elles sont dominées par des forces naturelles et économico-sociales aveugles. L'humanité est aliénée à la nature, et par suite, aux forces sociales qu'elle-même a engendrées dans son parcours.
- Le communisme est le plein développement des forces productives, par rapport aux besoins des hommes, l'abondance de la production capable de satisfaire les besoins humains. C'est la libération de l'humanité de la domination de la nature et de l'économie. C'est la maîtrise consciente de l'humanité sur ses conditions de vie. C'est le monde de la liberté, et non plus le monde de la nécessité de son histoire passée.
D – Toutes les sociétés traînent avec elles des vestiges anachroniques des systèmes économiques, des rapports sociaux, des idées et des préjugés des sociétés passées. Cela est dû au fait que toutes sont fondées sur la propriété privée et de l'exploitation du travail d'autrui. C'est pour cela que la nouvelle société de classe peut et doit naître et se développer au sein de l'ancienne.
C'est pour cette raison qu'elle peut, une fois triomphante, contenir et s'accommoder des vestiges de l'ancienne société défaite, des anciennes classes dominantes et même associer celles-ci au pouvoir.
C'est ainsi que dans le capitalisme il peut encore subsister des rapports esclavagistes ou féodaux, et que la bourgeoisie partage, pendant une longue période le pouvoir avec la noblesse.
- Toute autre est la situation dans la société communiste. Celle-ci ne supporte en son sein aucune survivance économico-sociale de la société antérieure. Tant que de telles survivances subsistent, on ne saurait parler de société pour des petits producteurs ou des rapports esclavagistes par exemple. C'est cela qui rend si longue la période de transition entre capitalisme et communisme. Telle le peuple hébreu devant errer quarante années dans le désert pour se libérer de l'esprit forgé par l'esclavagisme, l'humanité aura besoin de plusieurs générations pour se libérer des vestiges du vieux monde.
E - Toutes les sociétés antérieures, en même temps que fondée sur la division en classes, sont nécessairement basées sur des divisions géographiques régionales ou politiques nationales. Cela est dû surtout aux lois du développement inégal qui veulent que l'évolution de la société, tout en suivant partout une même orientation, se fasse de façon relativement indépendante et séparée dans ses différents secteurs avec des décalages de temps pouvant atteindre plusieurs siècles. Ce développement inégal est lui-même du au faible développement des forces productives : il existe un rapport direct entre ce degré de développement et l'échelle sur laquelle il se réalise. Seules les forces productives développées par le capitalisme à son apogée permettent pour la première fois dans l'histoire, une réelle interdépendance entre les différentes parties du monde.
- L'instauration de la société communiste a immédiatement le monde entier pour théâtre. Le communisme pour être fondé, exige une même évolution, dans le temps dans tous les pays à la fois. Il est universel d'emblée ou il ne peut pas être.
F – Pour être fondée sur la propriété privée, l'exploitation, la division en classes et en zones géographiques différentes, la production des sociétés antérieures tend nécessairement vers la production de marchandises avec tout ce qui s'ensuit de concurrence et d'anarchie dans la distribution et la consommation seulement régulée par la loi de la valeur à travers le marché et l'argent.
- Le communisme ne connaît pas l'échange ni la loi de la valeur. Sa production est socialisée dans le plein sens du terme. Elle est universellement planifiée selon les besoins des membres de la société et pour leur satisfaction. Une telle production ne connaît que des valeurs d'usage dont la distribution directe et socialisée exclut l'échange, marché et argent.
G – Pour être des sociétés divisées en classes et en intérêts antagoniques, toutes les sociétés antérieures ne peuvent exister et survivre que par la constitution d'un organe spécial, en apparence au-dessus des classes dans le cadre de sa conservation et des intérêts de la classe dominante : l'ETAT.
- Le communisme ne connaissant aucune de ces divisions n'a pas besoin d'Etat. Plus, il ne saurait supporter en son sein un organisme de gouvernement des hommes. Dans le communisme, il n'y a de place que pour l'administration des choses.
3. Caractéristiques des périodes de transition
La période de transition vers le communisme est constamment imprégnée de la société d'où elle sort (la préhistoire de l'humanité) et de celle vers quoi elle tend (l'histoire toute nouvelle de la société humaine). C'est ce qui va distinguer de toutes les périodes de transition antérieures.
A LES PERIODES DE TRANSITION ANTERIEURES
Les périodes de transition jusqu'à ce jour ont en commun leur déroulement dans l'ancienne société, en son sein. La reconnaissance et la proclamation définitive de la nouvelle société sanctionnée par le bond que constitue la révolution, se situe à la fin du processus transitoire proprement dit. Cette situation a deux causes essentielles :
1° - Les sociétés passées ont toutes un même fondement économico-social, la division en classe et l'exploitation qui font que la période de transition se réduit à un simple changement ou transfert de privilèges et non à la suppression des privilèges
2° - Toutes ces sociétés subissent aveuglément les impératifs des lois basées sur la pénurie des forces productives (règne de la nécessité). La période de transition entre deux d'entre elles connaît par conséquent un développement économique aveugle.
B – LA PERIODE DE TRANSITION VERS LE COMMUNISME
1° - C'est parce que le communisme constitue une rupture totale de toute exploitation et de toute divisions en classes que la transition vers cette société exige une rupture radicale dans l'ancienne société et ne peut se dérouler qu'en dehors d'elle.
2° - Le communisme n'a pas un mode de production soumis à des lois économiques aveugles opposées aux hommes mais est basé sur une organisation consciente de la production que permet l'abondance des forces productives que l'ancienne société capitaliste ne peut atteindre.
C CE QUI DISTINGUE LA PERIODE DE TRANSITION VERS LE COMMUNISME
Comme conséquence de ce qui vient d'être vu, on peut tirer les conclusions suivantes :
- La période de transition au communisme ne peut s'ouvrir qu'en dehors du capitalisme. La maturation des conditions du socialisme exige au préalable la destruction de la domination politique, économique et sociale du capitalisme dans la société.
- La période de transition au communisme ne peut s'engager immédiatement qu'à l'échelle mondiale.
- A l'inverse des autres périodes de transition, les institutions essentielles du capitalisme : l'Etat, la police, l'armée, la diplomatie ne peuvent être utilisées telles quelles par le prolétariat. Elles sont immédiatement détruites de fond en comble.
- Par suite, l'ouverture de la période de transition se caractérise essentiellement par la défaite politique du capitalisme et par le triomphe de la domination politique du prolétariat.
"Pour convertir la production sociale en un large et harmonieux système de travail coopératif, il faut des changements sociaux généraux, changements dans les conditions générales de la société qui ne peuvent être réalisée que par le moyen de la puissance organisée de la société – le pouvoir de Etat – arraché aux mains des capitalistes et des propriétaires fonciers et transféré aux mains des producteurs eux-mêmes".
Marx, Instructions sur les coopératives aux délégués du Conseil Général au premier congrès de Genève de l'AIT.
"La conquête du pouvoir politique est devenu le premier devoir de la classe ouvrière".
Marx, Adresse Inaugurale de l'AIT.
4. Les problèmes de la période de transition
A - La généralisation mondiale de la révolution est la condition première de l'ouverture de la période de transition. A cette généralisation est subordonnée toute la question des mesures économiques et sociales dans lesquelles il faut particulièrement se garder de "socialisations" isolées dans un pays, une région, une usine ou un groupe d'hommes quelconque. Même après un premier triomphe du prolétariat, le capitalisme poursuit sa résistance sous forme de guerre civile. Dans cette période, tout est subordonné à la destruction de la force du capitalisme. C'est ce premier objectif qui conditionne toute évolution ultérieure.
B – Une seule classe est intéressée au communisme : le prolétariat. D'autres classes peuvent être entraînées dans la lutte que le prolétariat livre au capitalisme, mais ne peuvent jamais, en tant que classes, devenir les protagonistes et porteurs du communisme. C'est pour cela qu'il faut mettre en valeur une tâche essentielle : la nécessité pour le prolétariat de ne pas se confondre ou se dissoudre avec les autres classes. Dans la période de transition, le prolétariat, comme classe révolutionnaire investie de la tâche de créer une nouvelle société sans classe, ne peut assurer cette marche en avant uniquement qu’en s’affirmant comme classe autonome et politiquement dominante de la société. Lui seul a un programme du communisme qu’il tente de réaliser et comme tel, il doit conserver entre ses mains toute la force politique et toute la forme armée : il a le monopole des armes.
Pour ce faire, il se donne des structures organisées, les Conseils Ouvriers basés sur les usines, et le parti révolutionnaire.
La dictature du prolétariat peut donc se résumer les termes suivants :
- le programme (le prolétariat sait où il va)
- son organisation générale comme classe
- la force armée
C – Les rapports entre le prolétariat et les autres classes de la société sont les suivants :
1° Face à la classe capitaliste et aux anciens dirigeants de la société capitaliste (députés, hauts fonctionnaires, armée, police, église), suppression totale de tout droit civique et exclusion de toute vie politique.
2° Face à la paysannerie et le petit artisanat, constitués de producteurs indépendants et non salariés, et qui constitueront la majeure partie de la société, le prolétariat ne pourra pas les éliminer totalement de la vie politique, ni d’emblée de la vie économique. Il sera nécessairement amené à trouver un modus vivendi avec ces classes tout en poursuivant à leur égard une politique de dissolution et d’intégration dans la classe ouvrière.
Si la classe ouvrière doit tenir compte de ces autres classes dans la vie économique et administrative, elle ne devra pas leur donner la possibilité d’une organisation autonome (presse, partis, etc.). Ces classes et couches nombreuses seront intégrées dans un système d’administration soviétique territorial. Elles seront intégrées dans la société comme citoyens et non comme classes.
A l’égard des couches sociales qui dans le capitalisme actuel occupent une place particulière dans la vie économique comme les professions libérales, les techniciens, les fonctionnaires, les intellectuels (ce qu’on appelle la "nouvelle classe moyenne") l’attitude du prolétariat sera basée sur les critères suivants :
- Ces classes ne représentent pas une homogénéité : dans leurs couches supérieures ; elles sont fondamentalement intégrées à une fonction et à une mentalité capitalistes, alors que dans leurs couches inférieures, elles ont la même fonction et intérêts que la classe ouvrière.
- Le prolétariat devra agir avec ces couches dans le sens du développement de cette séparation.
D - La société transitoire est encore une société divisée en classes et comme telle, elle fait surgir nécessairement en son sein cette institution propre à toutes les sociétés divisées en classes : l'ETAT
Avec toutes les amputations et mesures de précautions dont on peut entourer cette institution (fonctionnaires élus et révocables, rétributions égales à celles d’un ouvrier, unification entre le délibératif et l'exécutif, etc.) qui font de cet état un demi-état, il ne faut jamais perdre de vue sa nature historique anti-communiste et donc anti-prolétarienne et essentiellement conservatrice. L’Etat reste le gardien du statu quo.
Si nous reconnaissons l'inévitabilité de cette institution dont le prolétariat aura à se servir comme d'un mal nécessaire
- pour briser la résistance de le classe capitaliste déchue
- pour préserver un cadre administratif et politique uni à la société à une époque où elle est encore déchirée par des intérêts antagoniques
Nous devons rejeter catégoriquement l’idée de faire de cet état le drapeau et le moteur du communisme. Par sa nature d’état ("nature bourgeoise dons son essence" Marx), il es essentiellement un organe de conservation du statu quo et un frein au communisme. A ce titre, il ne saurait s'identifier ni au communisme, ni à la classe qui le porte avec elle : le prolétariat qui, par définition, est la classe la plus dynamique de l'histoire puisqu'elle porte la suppression de toutes les classe y compris elle-même. C’est pourquoi tout en se servant de l'Etat, le prolétariat exprime sa dictature non pas par l'Etat, mais sur l’Etat. C'est pourquoi également, le prolétariat ne peut reconnaître aucun droit à cette institution à intervenir par 1a violence au sein de la classe ni à arbitrer les discussions et l’activité des organismes de la classe : Conseils et parti révolutionnaire.
E - Sur le plan économique, la période de transition consiste en une politique économique (et non plus une économie politique) du prolétariat en vue d'accélérer le processus de socialisation universelle de la production et de la distribution. Ce programme du communisme intégral à tous les niveaux, tout en étant le but affirmé et poursuivi par la classe ouvrière, sera encore dans la période de transition, sujet dans sa réalisation à des conditions immédiates, conjoncturelles, contingentes, qu’il serait du pur volontarisme utopique de vouloir ignorer. Le prolétariat tentera immédiatement d'obtenir le maximum de réalisations possibles tout en reconnaissant la nécessité d'inévitables concessions, qu'il sera obligé de supporter. Deux écueils menacent une telle politique :
- l’idéaliser : en la présentant comme communiste alors qu'elle n'en a rien.
- nier sa nécessité au nom d'un volontarisme idéaliste.
5. Quelques mesures de la période de transition
Sans vouloir établir un plan détaillé de ces mesures, Nous pouvons dès maintenant en établir les grandes lignes :
A - Socialisation immédiate des grandes concentrations capitalistes et des centres principaux pour l'activité productive.
B - Planification de la production et de la distribution, les critères de la production devant être la satisfaction maximum des besoins et non plus l’accumulation.
C - Réduction massive de la journée de travail
D - Elévation substantielle du niveau de vie.
E - Tentative vers la suppression des rémunérations salariales et de leur forme argent.
F - Socialisation de la consommation et de la satisfaction des besoins (transports, loisirs, repos, etc.)
G - Orientation des rapports entre secteurs collectivisés et secteurs de production encore individuels (et tout particulièrement à la compagne) vers un échange organisé et collectif au travers de coopératives supprimant ainsi le marché et l'échange individuel.
REVOLUTION INTERNATIONALE